Urbain Grandier
par
Adrien PÉLADAN
M. Louis Figuier, dont nous honorons la science, mais dont nous ne saurions partager les préventions plus ou moins sceptiques et les inexactitudes en histoire, a prétendu faire un honnête homme d’Urbain Grandier, et osé affirmer que des juges iniques avaient condamné un innocent dans ce sorcier 1]. Nous sommes aise de réfuter une de ces mille sottises que de nombreux écrivains de nos jours accréditent au nom même des lumières qu’ils disent répandre, alors qu’ils sont en plus d’un point des enfants de ténèbres. Cette rectification historique, nous la trouvons dans le Dictionnaire des sciences occultes, publié dans la Bibliothèque universelle ou Encyclopédie de l’abbé Migne. Cet extrait de l’ouvrage de M. Collin de Plancy ne fait que précéder l’analyse que nous en donnerons très prochainement.
A. P.
– L’histoire d’Urbain Grandier est encore une de ces intrigues dont nous n’avions pas eu jusqu’ici la clef. La relation des possessions où il fut impliqué a été entreprise par plusieurs écrivains, presque tous ignorants ou malintentionnés, surtout le calviniste Saint-Aubin, dont l’Histoire des diables de Loudun est un roman qui a trompé beaucoup de monde. Aujourd’hui nous avons d’autres guides. On a publié en 1839, du bon et pieux père Surin, un livre jusque-là resté inédit 2, et qui, laissé par un témoin irréprochable des faits, nous permettra d’être plus véridiques.
Un couvent d’Ursulines avait été établi à Loudun en 1626. Sept ans après, il y éclata de sinistres symptômes. Il y avait eu de grands procès entre deux chanoines de la collégiale de Sainte-Croix de Loudun. L’un était l’abbé Mignon, homme sage et vertueux, et l’autre Urbain Grandier, homme lettré, spirituel, caustique et plus dissipé que ne comportait sa condition, comme disent les écrits du temps. Il se répandait dans le monde, n’affectait pas des mœurs rigoureuses, et faisait, sous le voile de l’anonyme, des chansons et des pamphlets.
On lui attribue la brochure politique intitulée la Cordonnière de Loudun, petit écrit dirigé contre Richelieu.
Mignon, généralement reconnu homme de bien, fut choisi par les religieuses pour la direction des consciences. Grandier, qui eût voulu avoir accès auprès de ces dames, échoua dans tous ses efforts. La haine qu’il porta dès lors à Mignon et le dépit qu’il conçut contre les Ursulines l’entraînèrent dans une manœuvre dont on ne le croyait pas capable. Le procès qui survint l’en convainquit, bien qu’il n’ait jamais avoué que son fait fût une œuvre de magie noire.
Citons ici une réflexion de l’éditeur du P. Surin :
« Le principal motif qui faisait nier la possession de Loudun était l’impossibilité ou l’absurdité prétendue des phénomènes allégués comme preuves. Cette impossibilité, ou cette absurdité, peut être légitimement expliquée, maintenant que les plus incrédules reconnaissent, ou du moins n’osent pas contester la réalité de tant d’autres phénomènes analogues, tout aussi extraordinaires, tout aussi bizarres, tout aussi prodigieux, qui se produisent chaque jour par le moyen du magnétisme. »
Urbain Grandier résolut dont, non pas de magnétiser les Ursulines (le mot n’existait pas encore), mais de leur donner des diables, de les ensorceler, de les rendre possédées, de les livrer à des convulsions, et d’amener surtout cet effet qu’elles devinssent éprises de lui, quoiqu’elles ne le connussent pas. Il exécuta son dessein de cette sorte : une branche de rosier chargée de plusieurs roses charmées (les magnétiseurs comprendront parfaitement ce fait) fut jetée dans le couvent. Toutes celles qui le flairèrent furent saisies d’esprits malins et livrées à un ensorcellement qui les faisait soupirer après Urbain Grandier qu’elles n’avaient jamais vu, Dieu permettant cette plaie et cette perturbation de leurs sens, pour des raisons que nous n’avons ni le droit ni le besoin d’approfondir. Elles étaient comme en démence, se retiraient dans des lieux écartés, appelaient Grandier ; et lorsque, soit par une hallucination, soit par un acte de Satan, la figure imaginaire ou réelle de Grandier paraissait devant elles subitement, elles le fuyaient avec horreur ; car le cœur de ces pauvres filles restait pur ; leurs sens étaient seuls assiégés. Aucune d’elles ne consentit jamais aux suggestions qui les éprouvaient.
Mignon, assisté d’un sage curé, exorcisa la prieure, qui était en proie à d’étranges crises, et dont le corps parfois restait élevé de terre par une puissance occulte. La chose fit bientôt tant de bruit, qu’on dut la déférer aux magistrats ordinaires. Le roi même, instruit de ce qui se passait, ordonna à Martin de Laubardemont, intendant de la justice dans la province, de prendre la conduite du procès.
Cet homme, trop noirci, mit dans l’instruction la lenteur et la modération la plus louable. Il assembla pour juger un cas si grave quatorze juges de divers présidiaux voisins ; Poitiers, Angers, Tours, Orléans, Chinon, La Flèche, etc. Un bon religieux récollet, le Père Lactance, exorcisait les possédées, en présence de l’évêque de Poitiers et d’un grand concours d’hommes éclairés, pendant que les juges recueillaient les dépositions à la charge de Grandier. On trouva sur son corps, chose singulière, les marques dont les sorciers ne manquaient jamais d’être tatoués. Il fut démontré qu’il était l’auteur de la possession des pauvres sœurs ; et quand même il n’eût pas été sorcier, l’enquête eût prouvé du moins sa mauvaise vie et ses mauvaises mœurs. On saisit dans ses papiers un livre scandaleux qu’il écrivait contre le célibat des prêtres. Mais on ne trouva pas, comme l’ont dit de mauvais plaisants, l’original du pacte qu’il avait fait avec le diable, et les pièces qu’on a publiées dans ce genre ont été fabriquées après coup.
Grandier fredonnait dans sa prison une chanson du temps : L’heureux séjour de Parthénice et d’Alidor, lorsqu’on vint lui annoncer qu’il était condamné au feu ; ce qui fut exécuté sur le grand marché de Loudun.
Une bande de corbeaux, dont quelques-uns ont fait une troupe de pigeons, voltigeait autour du bûcher. Il paraît qu’il mourut mal.
Après sa mort, la possession n’étant pas vaincue, les exorcismes continuèrent. Les démons qu’il fallait chasser sont nommés : Asmodée, Léviathan, Béhémoth, Élimi, Grésil, Aman, Easas, Astaroth, Zabulon, etc. Le Père Lachance mourut de fatigue ; il fut remplacé par le Père Dupin ; et enfin le roi chargea les jésuites de dompter cette hydre. Un très saint homme et très instruit, le Père Surin, qui prêchait avec grand succès à Marennes, fut délégué à cette opération difficile. C’était un homme frêle et maladif, mais d’une grande pitié. Il finit par obtenir une victoire complète. Toutefois il ne sortit pas de cette lutte sans en porter de rudes cicatrices ; car pendant de longues années, par la permission de Dieu, dont les secrets ne nous sont pas tous connus, le Père Surin vécut obsédé, et souffrit des peines qui ont fait de sa vie un martyre. Voyez son livre que nous avons indiqué.
P.
Adrien PÉLADAN, Urbain Grandier.
Paru dans La France littéraire, artistique, scientifique en 1860.