Naissance

des puissances d’argent

anonymes et irresponsables

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Michel de PENFENTENYO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Reconnaissons la vérité : l’humanité va mal, et les raisons de ce mal

ne sont pas dans des circonstances insurmontables sur lesquelles

elle n’aurait aucun pouvoir. Elles sont le fait d’un vouloir délibéré

et malhonnête, et d’une création faite de toutes pièces. »

« Cette création, c’est notre système monétaire moderne. »

V.C. VICKERS 1         

ancien directeur de la Banque d’Angleterre

 

« Donnez-moi le pouvoir d’émettre et de contrôler

la monnaie d’une nation et je n’aurai plus

à me préoccuper de savoir qui fait ses lois. »

Amschel ROTHSCHILD (1790) 2

 

 

 

Nous ne le répéterons jamais trop : le mal que nous dénonçons n’a rien à voir avec la fortune industrielle, ni avec les capitaux normalement investis, ni avec la banque 3, lorsqu’elle fonctionne comme un « service de placement, ni avec les techniques monétaires, tant qu’elles ont pour objet d’améliorer les échanges commerciaux de biens réels.

Le mal que nous dénonçons est l’activité abusive des mécanismes financiers dont la finalité n’est plus de s’associer à la vie industrielle pour en favoriser le développement, mais la conquête de la puissance économique, la domination politique et parfois la subversion sociale.

Cette distinction, nous devrons la faire à propos de presque tous les concepts économiques actuels, car ils sont pour la plupart devenus ambigus. Exemple : le capitalisme.

 

 

Il y a capitalisme et capitalisme.

 

« Le régime capitaliste en soi, c’est-à-dire en tant que système fondé sur la propriété privée et sur la libre initiative et comportant des bénéfices dans la mesure permise par la morale, est légitime et ne peut être confondu avec les abus auxquels il a été sujet dans beaucoup d’endroits », écrit Mgr de Castro Mayer 4.

Il y a par contre le capitalisme anonyme, c’est-à-dire le système usurier qui organise la recherche du profit dans l’anonymat et l’irresponsabilité. Nous empruntons à E. Malynski 5 son excellente définition :

« Le capitalisme (anonyme) 6, c’est l’industrie de l’argent, c’est la production de l’argent pour l’argent et par l’argent, où la terre et le travail, la production et la consommation ne sont que des moyens employés pour arriver à cette fin, seule importante en soi. »

Le même mot « capitalisme » sert à désigner deux réalités tout à fait opposées.

Le capitalisme anonyme ne garde de la propriété privée que les apparences, et en confisque la réalité au profit « d’un pouvoir économique discrétionnaire » (Pie XI) anonyme et invisible, l’aspect le plus important de la propriété, du point de vue social, à savoir l’exercice personnel, nominatif et responsable du pouvoir économique.

Ce capitalisme anonyme, disait É. Drumont, « ressemble à la propriété comme l’œuvre d’un faussaire habile ressemble à une pièce authentique (...). La propriété est le droit à la possession d’une chose. La possession séparée de ce droit a un air de famille avec la propriété. Parfois on serait tenté de les confondre (...) mais la relation entre les deux est exactement celle du voleur avec sa victime : le point commun entre eux : c’est précisément le fruit du travail de la victime, son bien, qui n’a fait que changer de maître ».

Remarquons bien ici à quel point les formules de Malynski et de Drumont recoupent les définitions de « l’usure dévorante qui ne cesse d’être pratiquée dans les temps modernes, mais sous d’autres formes (Pie XI. Quadragesimo Anno) : le capitalisme s’identifie à cette « usure des temps modernes » dès lors qu’il organise l’activité des capitaux sans engager la responsabilité personnelle de leurs propriétaires. Le capital devient alors une puissance anonyme manipulée par des financiers moralement irresponsables. Le pouvoir économique cesse d’être personnalisé et décentralisé. À la limite, cette séparation de la propriété et du pouvoir économique trouvera son point d’aboutissement logique dans la technocratie économique, avant-dernière étape avant l’absorption totalitaire des pouvoirs économiques dans la sphère du pouvoir politique.

Le totalitarisme politico-économique sort du capitalisme anonyme comme le poussin sort de l’œuf. Il est parfaitement logique que les théoriciens de l’« ère économique nouvelle » : J. Burnham, Mendès-France, F. Bloch-Lainé, Capitant, Loichot, de Woot, J. Fourastié, etc., fassent tous commencer leur « solution sociale » par une séparation définitive de la propriété et du pouvoir économique... « Il faut aligner le droit sur les faits... » disait Bloch-Lainé. Le collectivisme n’a rien d’autre à faire que de légaliser et d’étatiser ce que le capitalisme anonyme avait commencé à faire 7.

Ces considérations préliminaires étaient utiles, pensons-nous, pour rappeler le fil directeur que nous avons suivi dans la série des articles que nous avons consacrés, dans les quatre derniers Permanences, au rôle joué par le catholicisme dans la naissance de l’économie d’expansion.

Il nous faut maintenant en venir à la question de savoir comment, pratiquement, cette « usure dévorante des temps modernes » a pu prendre naissance.

 

 

Naissance d’un pouvoir ploutocratique.

 

Pour montrer ce mécanisme à l’état simple, il suffit de le considérer à son origine.

Nous avons vu 8 qu’à partir du XIVe siècle, les grosses banques, qui n’étaient jusque-que l’activité auxiliaire de la grande industrie et du grand commerce, commencent à se spécialiser, à se grouper en compagnies. Ce fut le début de l’autonomie financière et la naissance d’un pouvoir financier indépendant. Voici comment.

Banques et joailliers avaient rendu de très grands services au commerce en apportant un élément décisif dans la vulgarisation de l’argent fiduciaire : la confiance.

Confiance dans leur honorabilité... et donc dans la valeur de leur signature. Confiance dans la qualité de leurs chambres fortes dans lesquelles on pouvait laisser, en toute sûreté, les espèces métalliques or et argent, des bijoux, etc.

Confiance donc dans les « récépissés », billets payables à vue, que ces banquiers proposaient d’émettre en échange des dépôts. Quel avantage que ces billets transmissibles ! C’étaient de véritables titres de créances, nominatifs, mais aisément acceptés en règlement de toutes factures, du moment que la signature du joaillier ou du banquier était connue. Ainsi naquit la monnaie fiduciaire (de fides : la confiance). Ce fut un progrès réel.

Plus grande était la confiance dont jouissait le banquier, plus importante aussi l’accroissement des dépôts... Et moins grande, finalement, la masse des valeurs métalliques réclamées aux guichets (puisque le public se contentait des « récépissés » en papier).

Dans bien des banques, la masse des dépôts qui devait être tenue disponible pour faire face aux demandes de remboursement ne dépassait pas 10 % des dépôts en stock 9.

La tentation devint grande d’émettre de tels récépissés (ou « promesses » de paiement) pour une valeur supérieure au montant des espèces réellement confiées en dépôt.

« Les joailliers et banquiers, écrit Sir Reginald Row 10 découvrirent qu’ils pouvaient prêter beaucoup plus d’argent qu’ils n’en avaient réellement, c’est-à-dire qu’ils pouvaient émettre beaucoup plus de promesses de payer en or qu’ils ne pourraient le faire, même en réunissant tout l’or de leurs coffres. Et ceci parce qu’ils s’aperçurent qu’en fait, les promesses de paiement” n’étaient jamais présentées simultanément aux guichets ; pratiquement, exception faite des périodes de crise, le montant des remboursements ne dépassait jamais le 1/10e des papiers mis en circulation. »

Ces financiers du XIVe siècle avaient tout simplement découvert la loi qui régit la « monnaie fiduciaire » sur laquelle sont fondés les systèmes monétaires modernes. Ils eurent l’idée d’offrir aux emprunteurs des sommes allant jusqu’à 10 fois le montant des 9/10e de leur stock métallique réel, sans pour autant priver leurs clients de l’illusion que chacun pourrait obtenir le remboursement à vue de leur « récépissé ».

Et ce faisant, ils ne manquaient pas de se féliciter de l’essor accru qu’ils offraient au commerce et à l’industrie. En « injectant » du numéraire dans les circuits économiques, ne leur communiquaient-ils pas un élan nouveau ? Ne créaient-ils pas des emplois ? Comment ces joailliers et banquiers n’auraient-ils pas été considérés comme des bienfaiteurs de l’humanité, des hommes de progrès ?

Bien sûr, il arrivait parfois qu’un « incident de parcours » sème le doute dans la clientèle d’un banquier ; que les « déposants » se ruent alors aux guichets... et qu’une magistrale déconfiture vienne rappeler aux braves gens que 2 et 2 font toujours 4. Ces évènements préfiguraient exactement les grands effondrements modernes : celui du « système Law » en 1720, celui de la Banque d’Angleterre en août 1914 et tant d’autres...

Rien n’empêcha pourtant que le principe de ce que les Anglais appellent le « making money out of nothing » (faire de l’argent à partir de rien) entre dans les mœurs.

On organisa bien des contrôles ; en certains endroits l’exercice de la profession de banquier fut soumis à une autorisation officielle, des cautions furent exigées, ailleurs les banquiers devaient prêter serment mais, trop souvent, les États, eux-mêmes avides d’argent et débiteurs des banquiers, avaient trop besoin de favoriser le « making money out of nothing » pour s’opposer, à la racine du mal, à la pratique de cette « forme moderne de l’usure dévorante ».

 

 

 

 

Une technique d’appropriation clandestine du bien des autres.

 

Nous emprunterons aux excellentes pages de l’économiste britannique Joffrey Mark le schéma de l’expansion de cette puissance nouvelle, autonome, « la finance dominatrice ».

Considérant l’art de « faire de l’argent à partir de rien », chez notre joaillier du XIVe siècle, J. Mark suppose qu’il y ait eu, à l’origine, des déposants apportant ensemble dans les coffres du banquier 10 unités d’or 11. Ce banquier met en circulation, comme nous l’avons dit plus haut, non pas 10 unités-billets, mais 100 ; 10 unités sont réellement la propriété de ses clients, et 90 autres unités sont utilisées comme son bien propre ; il les prête à des emprunteurs à un taux d’intérêt qui sera, disons, 5 % l’an (soit la moitié du montant des dépôts-or initiaux) « si nous ajoutons à ce qui précède que ces prêts fictifs (pour reprendre la formule bien adaptée du Professeur Soddy) n’étaient accordés qu’à ceux qui pouvaient déposer chez le banquier une caution sûre et tangible, d’une valeur toujours supérieure au montant du prêt, et que cette caution était confisquée par le banquier si les prêts n’étaient pas remboursés au moment convenu, nous avons, en miniature, la description exacte du système financier sous la domination duquel nous sommes contraints de vivre. La finance moderne même si ses mécanismes confus et compliqués se parent des titres sonores de Haute Finance et de Finance internationale est un vaste développement et une mystification entièrement fondés sur ces principes... ».

Bien entendu, ce schéma n’exprime pas des chiffres et des proportions uniformément pratiquées lors des premières émissions de papier monnaie. Que la marge de l’émission abusive ait été de 9 fois ou seulement 2 fois ou même 1,5 fois les dépôts, la progression géométrique du phénomène permet d’expliquer l’ascension extrêmement rapide de la puissance des banques à partir de la Renaissance.

Ce schéma, pour simplifié qu’il soit, ne montre-t-il pas clairement comment ont pu se constituer des « puissances d’argent » par des procédés qui reviennent tout simplement à émettre abusivement de la monnaie en dehors du contrôle de l’État et sans aucune corrélation avec la production réelle des richesses. C’était, en ses tout débuts, le phénomène inflationniste qui commençait avec toutes ses séquelles sociales inévitables. M. Jacques Rueff fait comprendre le mensonge et le vice fondamental de ce phénomène dans une page plaisante que voici 12 :

« C’est Goethe qui, dans le second Faust, a montré clairement que l’inflation était et ne pouvait être qu’une invention du démon.

« Méphistophélès, temporairement déguisé en fou du roi, inspire au chancelier la formule grosse de destinées” qui convertit tout mal en bien et fait savoir à tout un chacun que ce papier vaut mille couronnes et a, pour garantie certaine, un nombre défini de biens, encore enfouis dans le sol de l’empire ».

La théorie du change et celle du plein emploi sont complètement exposées : « Il sera impossible d’arrêter le papier dans son vol ; les billets se dispersent avec la rapidité de l’éclair. La boutique des changeurs est toute grande ouverte : on y honore chaque effet par l’or et l’argent, avec quelques rabais à la vérité (déjà la dépréciation monétaire. De là on se rend chez le boucher, chez le boulanger, chez l’aubergiste. La moitié du monde ne rêve que festins, tandis que l’autre se pavane dans des habits neufs. Le mercier coupe, le tailleur coud (le plein emploi). Le vin jaillit dans les tavernes aux cris de “Vive l’Empereur”. » (Les avantages politiques de l’inflation.)

 

 

L’inflation respecte les apparences, mais détruit les réalités.

 

Mais le héraut, qui commente la fête, en dénonce déjà les graves conséquences : « Comme cela happe tout, la chère multitude. Le donneur en est assailli. Il pleut des bijoux, comme dans un rêve, et chacun veut en avoir quelque chose. Mais ce qu’ils saisissent avec tant d’avidité ne leur profite guère, les trésors leur échappent aussitôt. Le collier de perles se brise et le pauvre diable n’a plus dans la main que des scarabées ; il les secoue et les voilà qui bourdonnent autour de sa tête. Les autres, au lieu de biens solides, n’ont attrapé que de frivoles papillons. Oh ! le fripon, qui promet tout et ne donne rien ! »

Et M. Jacques Rueff de résumer la vérité de toute inflation (de toute « création de monnaie à partir de rien ») :

« Elle donne aux salariés des revenus croissants, mais dès qu’elle les a fait goûter au niveau de vie qu’ils promettent, elle l’amenuise sournoisement par la hausse des prix. »

On peut dire de toute création de monnaie faite sans tenir compte d’un accroissement de biens ou de services (présents ou très prochainement disponibles) qu’elle est une technique de détournement invisible des richesses, puisqu’elle enrichit ceux qui produisent cette monnaie en appauvrissant les honnêtes producteurs. Elle mérite bien, à ce titre, l’épithète que lui réservait Pie XI (Quadragesimo Anno) : « l’usure dévorante qui ne cesse d’être pratiquée dans les temps modernes mais sous d’autres formes ».

 

 

Nous nous proposons de montrer dans un prochain article que la montée des pouvoirs ploutocratiques n’a cessé de se manifester depuis le XVIIIe siècle. Nous montrerons également que ces puissances d’argent ont presque toujours été liés aux puissances de subversion sociale ; nous prendrons notamment l’exemple de la chute du trône catholique de Jacques II d’Angleterre en 1688, sous la poussée du Stathouder allié aux banques juives de Hollande, l’exemple des intrigues politiques des Rothschild dans l’histoire européenne et américaine du XIXe siècle, l’exemple du financement de la Révolution soviétique de 1917 par les banques américaines, Kuhn Loeb et Jacob Schiff, etc.

 

 

Michel de PENFENTENYO.

 

Paru dans Permanences en février 1970.

 

 

 

 

 

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1  « Économie tribulation ». Omnia-publication (Calif.) 1960.

2  Cité par J. EIsom, Lightning over the Treasury Building. Forum publ. C° Boston, 1941.

3  La fonction sociale de la banque n’a jamais été minimisée par le catholicisme, quoiqu’en pensent certains... « L’influence et la responsabilité des banques est énorme, disait Pie XII. Elles sont les intermédiaires du crédit et les fournisseurs des fonds de commerce, à l’agriculture et à l’industrie. Elles tirent de là une haute importance sociale. L’ordre économique actuellement en vigueur est inconcevable sans le facteur argent. Les banques en dirigent le cours : il importe donc que celui-ci ne soit pas dirigé vers des entreprises économiquement malsaines, violant la justice, funeste au bonheur du peuple, pernicieuse pour la vie civile, mais soit en harmonie avec la saine économie publique et avec la vraie culture » (Pie XII, 20.6.1948).

4  Catéchisme des Vérités Opportunes qui s’opposent aux erreurs contemporaines.

5  Éléments de l’histoire contemporaine, p. 112.

6  La parenthèse est de nous.

7  On ne méditera jamais trop sur deux textes qui expriment la même réalité économique, l’un de Pie XI (Quadragesimo Anno), l’autre du soviétique Rappoport (le 1er pour la déplorer, le second pour l’approuver). Pie XI définissait ainsi la puissance anonyme du capitalisme manchestérien : « L’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. »

Un texte célèbre de Rappoport l’explique clairement : « Sur le terrain économique, la société moderne tend à la concentration de la production. Les grandes entreprises, plus viables et plus profitables, absorbent de plus en plus les petites et moyennes entreprises. L’usine gigantesque supprime le petit atelier, le grand commerce domine la petite boutique, la haute banque triomphe de la petite banque. LE COMMUNISME EST LA CONCLUSION DE CETTE CONCENTRATION. »

8  Permanences 66, Janvier 1970.

9  Cf. Les travaux de Sir Reginald Rew (The Root of an Evil) ; Professor O’Rahilly (Money Creators) ; Jeffrey Mark (Modern Idolatry).

10  The Root of an Evil, p. 13.

11  The Modern Idolatry, pp. 66-67, cité par le Rév. P. Denis Fahey : The Mystical Body of Christ and the Reorganization of Society, 1945, The Forum Press, Cork.

12  L’âge de l’inflation, Payot, Paris, 1963, pp. 79, 80.

 

 

 

 

 

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