« Noces de sang »

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Christian PÉRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La pièce de Lorca 1, mi-dramatique, mi-lyrique, ne se prête pas à des analyses subtiles, à des jeux d’ombres et de lumières dans les méandres de la conscience. On la reçoit de plein fouet, elle vous submerge et vous écrase par la violence des passions sommaires qu’elle met en jeu, par la fulguration d’un style débordant d’images, mais aussi par l’affrontement de forces élémentaires dont les individus sont la proie, et qui les emportent comme des fétus. C’est à cet arrière-plan obscur que s’attachera notre présentation et notre commentaire, car c’est là que les personnages, leurs sentiments dévorants et leurs actes insensés, prennent leur vraie dimension.

 

Le drame aboutit à un écartèlement chez la Fiancée, à une tuerie entre le Fiancé (qui n’a pas d’autre nom) et Léonard, le seul personnage individualisé par son prénom. Mais chacun des trois est le dernier rejeton d’une lignée ; chacun hérite d’une tradition, d’un « sang », et c’est cela qu’il faut d’abord comprendre. Car « le sang » dont il est question n’est pas celui qui coule quand on tue, c’est avant tout celui qui court dans les veines, et qui charrie avec lui des passions, tantôt pures, tantôt pourries, dont on se rend maître parfois pendant un moment, mais qui ressurgissent toujours. Une « noce de sang » n’est pas celle qui finit dans le sang, c’est celle qui se noue quand les sangs s’attirent. Tel est le sens profond du titre de Lorca.

Le sang ancestral coule donc dans le Fiancé et dans Léonard. Mais ce sont deux sangs ennemis. La famille de Léonard, la tribu des Félix, a assassiné autrefois le père et le frère du Fiancé ; on ignore pour quelles raisons, mais cela a peu d’importance ; selon Lorca, tout s’explique par la contradiction des sangs. Le témoin tragique de cet évènement, c’est la Mère (la mère du Fiancé), qui reste hantée, obsédée par la disparition de son mari et de son fils (surtout de son mari, semble-t-il), et qui se dresse au-dessus du drame actuel comme une figure de légende, un mythe, l’incarnation de la Vengeance. Certes, les assassins ont été châtiés par la justice humaine, mais au bagne ils sont restés vivants, et la Mère ne leur pardonne pas d’avoir survécu. Elle poursuit les Félix d’une haine sans merci, et le simple énoncé de leur nom la met dans les transes : « Quand on nomme ces Félix, c’est comme si ma bouche se remplissait de boue, et il faut que je crache, que je crache pour ne pas tuer. »

La Mère a pourtant fait trêve à sa haine pour accepter les fiançailles du fils survivant. Mais un couteau traverse son cœur : la jeune fille, avant d’être la fiancée de ce fils, a été celle de Léonard. Certes, tout cela est fini : Léonard n’avait que huit ans quand les Félix tuaient le mari et le premier fils de la Mère, et les fiançailles avec Léonard ont été rompues depuis plus de trois ans. Léonard lui-même s’est marié de son côté, et il a eu un enfant : tout est donc terminé.

Non, tout n’est pas terminé : tout dort, et tout va se réveiller.

Car ni Léonard n’a oublié la Fiancée, malgré son propre mariage ; ni la Fiancée n’a oublié Léonard... On ne le sait pas encore au début de la pièce. Mais on apprend vite que Léonard, la nuit, chevauche pendant des lieues à travers la montagne, déferre son cheval sur la pierraille, le crève de fatigue, pour venir se dresser, immobile, devant la porte de la Fiancée. Et de son côté, celle-ci ne marque de grand enthousiasme ni pour le mariage ni pour son futur mari ; elle est vraiment trop sérieuse, trop raisonnable. Et pourtant, Dieu sait si la vieille servante lui souffle de ravissantes et poétiques pensées !

 

La Servante.   – Heureuse, toi qui vas serrer un homme dans tes bras.

La Fiancée.     – Tais-toi.

La Servante.   – Ce qu’il y a de plus beau, c’est le réveil : lorsque tu sentiras son souffle effleurer ton épaule comme la plume d’un rossignol.

La Fiancée.     – Veux-tu te taire ?

La Servante.   – Mais, ma fille, qu’est-ce qu’une noce ? Les fleurs ? Les gâteaux ? Non, c’est un grand lit brillant, avec un homme et une femme.

La Fiancée.     – On ne doit pas le dire.

La Servante.   – D’accord, mais n’empêche : c’est bien agréable.

La Fiancée.     – Ou bien amer.

 

*

 

Il y a du mystère dans cette jeune fille. Droite et sincère, certes, parfaitement honnête dans le don qu’elle fait d’elle-même à ce garçon clair, souriant, confiant, qui n’accorde guère d’importance aux fiançailles rompues d’autrefois (et il a tort, ce gentil naïf). Mais en même temps, elle est tourmentée d’on ne sait quoi, – d’elle ne sait quoi.

Et brusquement, le matin même des noces, voici Léonard devant elle. Un Léonard qui n’est pas amoureux, qui est dur, violent, l’injure à la bouche. Cette scène est l’une des trois que nous citerons, parce qu’elle transcende la condition médiocre et commune des sentiments humains :

 

La Fiancée.     – Que viens-tu faire ici ?

Léonard.         – Je viens à ta noce.

La Fiancée.     – J’ai bien été à la tienne.

Léonard.         – Arrangée par toi, faite de tes deux mains... Moi, on peut me tuer, mais pas me cracher dessus. Et l’argent, tout brillant qu’il est, peut être un crachat.

La Fiancée.     – Menteur !

Léonard.         – J’aime mieux me taire ! Au cas où les montagnes auraient des oreilles...

La Fiancée.     – Je crierai plus fort que toi ! [...]

Léonard.         – Après mon mariage, je me suis demandé pendant des jours et des nuits à qui la faute ? Chaque fois que j’y pense, une nouvelle faute m’apparaît qui mange les autres. Mais toujours il y a faute ! [...]

                        – Brûler et se taire sont la pire des damnations. À quoi l’orgueil m’a-t-il servi, à moi ? Je n’ai pas cherché à te voir, je t’ai laissée passer des nuits et des nuits sans sommeil : cela n’a servi qu’à me faire brûler vif. Tu crois que le temps guérit, que les murs protègent : pas vrai. Quand les choses arrivent à nos centres, rien ne peut les arracher !

La Fiancée.     – Je ne peux pas t’entendre ! Je ne peux pas entendre ta voix ! C’est comme si je buvais de la liqueur d’anis, et je m’endors sur un matelas de roses. Ta voix me tire, je sais que je vais me noyer, mais je la suis.

 

Il semble donc que la Fiancée ait rompu elle-même son premier accord avec Léonard. Pourquoi ? Pour des questions d’intérêt, d’argent ? Peut-être, et quand on écoute le père de la Fiancée, on a bien l’impression que l’intérêt – le goût d’étendre ses terres – est le premier but qu’il donne au mariage de sa fille. Mais pour elle, n’y avait-il pas d’autre raison ? Nous le saurons, nous le soupçonnerons, plus tard. Pour l’instant, nous voyons ces deux êtres, pleins d’une haine apparente l’un pour l’autre, attachés à un devoir qu’ils subissent et qu’ils estiment à la fois, mais en même temps ravagés par la passion irrésistible qui les entraîne l’un vers l’autre. Le destin est en marche, et va les broyer.

Pourtant, la Fiancée s’est retournée vers celui qui va être son mari, elle lui a crié au secours :

 

La Fiancée.     – Allons-nous en vite à l’église !

Le Fiancé.       – Tu es pressée ?

La Fiancée.     – Oui, j’ai hâte d’être ta femme, de rester seule avec toi, de ne plus entendre d’autre voix que la tienne.

Le Fiancé.       – Je le veux aussi.

La Fiancée.     – Je voudrais ne plus voir d’autres yeux que tes yeux. Puisses-tu me serrer si fort que même si ma mère morte m’appelait, il me soit impossible de m’arracher à toi !

Le Fiancé.       – Mes bras sont forts. Je vais t’étreindre pendant quarante ans.

La Fiancée.     – Toute la vie !

 

Mais ce cri n’a rien pu. Le même soir, après la bénédiction nuptiale, la « Fiancée » (qui est en fait la mariée) s’enfuit à cheval avec Léonard.

Et c’est, pour les deux fugitifs traqués, le refuge illusoire dans une forêt maudite, où les attendent deux étranges Figures : celle de la Mendiante, personnifiant la Mort, et celle de la Lune, froide mais non pas indifférente, malheureuse au contraire et quêtant la chaleur d’une poitrine humaine

 

La Lune.         – Ouvrez-moi ! J’ai froid quand je traîne

                        Sur les murs et sur les cristaux.

                        Ouvrez des poitrines humaines

                        Où je plonge pour avoir chaud.

                        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

                        Pas d’abri ni d’ombre qui tienne

                        Pour qu’ils puissent m’échapper :

                        Je veux une poitrine humaine

                        Où pouvoir me réchauffer.

                        J’aurai un cœur pour moi,

                        Tout chaud, qui jaillira

                        Sur les monts de ma poitrine...

                        Laissez-moi entrer, laissez-moi...

 

Dans cette ombre menaçante, au bruit tout proche des chevaux qui les poursuivent, Léonard et la Fiancée vont avoir un dialogue poignant, où leurs amours s’affrontent en mots lourds de sens

 

La Fiancée.     – ...Je t’aime ! Je t’aime ! Écarte-toi ! Si je pouvais te tuer, je t’ensevelirais dans un linceul bordé de violettes. Quel feu monte à ma tête ! Quel feu !

Léonard.         – Quels éclats de verre s’enfoncent dans ma langue ! Pour t’oublier j’avais mis un mur de pierre entre ta maison et la mienne. C’est vrai. Tu t’en souviens ? Quand je t’ai aperçue, je me suis jeté du sable dans les yeux. Mais je montais à cheval et le cheval m’emportait vers toi. Mon sang était noir d’épingles d’argent, et le sommeil aussi m’infusait de mauvaises herbes dans le sang. Ça n’est pas ma faute : la ferre a fait le mal, et ce parfum qui monte de tes seins, de tes nattes.

La Fiancée.     – Ah ! quelle folie ! Je ne veux partager ni ton lit, ni ton pain. Pourtant, je voudrais être avec toi toute la journée. Tu me traînes et je te suis. Tu me dis : « Va-t’en » et je te suis dans l’air, comme un brin d’herbe. La couronne d’oranger sur la tête, j’ai laissé un homme dur et tous ses descendants au beau milieu des noces. Je ne veux pas que ce sois toi qu’on punisse. Laisse-moi ! Sauve-toi ! Tu n’as personne, ici, pour te défendre !

Léonard.         – Les oiseaux du matin se cognent aux arbres. La nuit se meurt au tranchant de la pierre. Allons vers le coin d’ombre où je t’aimerai. Qu’importe les gens et leur poison ?

La Fiancée.     – À tes pieds, pour veiller tes rêves je dormirai nue et regardant les arbres comme une chienne que je suis. Car je te regarde et ta beauté me brûle.

Léonard.         – La lumière étreint la lumière. La même petite flamme tue deux épis à la fois. Viens !

La Fiancée.     – Où m’emmènes-tu ?

Léonard.         – Là où ceux qui nous cernent ne pourront pas aller. Dans un endroit où je puisse te regarder !

La Fiancée.     – Emmène-moi de foire en foire, opprobre des honnêtes femmes, avec, comme étendard, les draps de ma noce au vent !

Léonard.         – Il faudrait que je puisse partir, mais je ne puis, moi aussi, que te suivre... Essaie... Fais un pas... Des clous de lune rivent tes hanches et ma taille.

La Fiancée.     – Sauve-toi ! Il est juste que je meure ici, les pieds dans l’eau, des épines sur la tête. Les feuilles me pleureront, catin et pucelle. [...]

Léonard.         – Silence ! Qu’ils ne nous entendent pas. Allons, viens ! Toi devant.

La Fiancée.     – Non, ensemble.

Léonard.         – Comme tu voudras ! S’ils nous séparent c’est que je serai mort.

La Fiancée.     – Et moi, morte.

 

Dans ce dialogue violent, passionné, désespéré, on voit bien s’unir et s’opposer les deux volontés : pour Léonard, il faut que l’amour s’accomplisse, et que la mort les trouve ensemble ; pour la Fiancée, c’est elle seule qui doit mourir, et Léonard doit être sauvé. Son amour est d’une autre sorte. De plus, elle ne veut pas se donner à lui ; par tout un côté d’elle-même, elle reste fidèle à celui avec qui elle a engagé sa foi. Elle n’a rien d’Yseult : elle accepte la mort, mais pour sauver celui qu’elle a suivi, et en restant pure pour celui qu’elle a quitté.

Le reste, rapide comme l’éclair, se passe dans la coulisse. On apprendra que le Fiancé et Léonard se sont entre-tués. Pendant que les deux corps sont ramenés au village, la Fiancée qui a survécu, affronte la Mère, qui vient de perdre son dernier enfant, son dernier sang, sa raison de vivre. Et c’est l’occasion encore d’une très grande scène, où la Fiancée tour à tour accepte le châtiment, mais aussi se défend contre les accusations fausses :

 

La Fiancée.     – ...Je suis venue pour que la Mère me tue et qu’on m’emporte avec eux deux. (A la Mère :) Mais pas avec les mains, avec une fourche, avec une faux, et fort, jusqu’à ce que le fer se casse sur mes os. Laisse-là ! Qu’elle sache que je suis honnête. Folle peut-être ! Mais on m’enterrera sans qu’un homme se soit jamais miré dans la blancheur de mes deux seins.

La Mère.         – Tais-toi. Qu’est-ce que cela peut me faire ?

La Fiancée.     – Je suis partie avec l’autre. Je suis partie. Toi aussi, tu l’aurais suivi ! J’étais brûlée, couverte de plaies en dedans et au-dehors. Ton fils était l’eau fraîche dont j’attendais des enfants, la santé. Mais l’autre était un fleuve obscur sous la ramée. Il apportait vers moi la rumeur de ses joncs, sa chanson murmurante. Je courais avec ton fils qui, lui, était tout froid comme un petit enfant de l’eau. Et l’autre, par centaines, m’envoyait des oiseaux qui m’empêchaient de marcher, et qui laissaient du givre sur mes blessures de pauvre femme flétrie, de jeune fille caressée par le feu... je ne voulais pas, entends-moi bien, je ne voulais pas... Ton fils était mon salut, et je ne l’ai pas trompé, mais le bras de l’autre m’a entraînée comme un paquet de mer, comme vous pousse le coup de tête d’un mulet. Et même si j’avais été une vieille femme avec tous les enfants nés de ton fils accrochés à mes cheveux, il m’aurait emportée...

La Mère.         – Ce n’est pas de sa faute à elle ! La mienne non plus ! (Sarcastique) La faute à qui, alors ? Paresseuse, maniérée, femme au mauvais sommeil, qui jette sa couronne d’oranger dans un lit encore chaud d’une autre femme !

La Fiancée.     – Tais-toi ! Tais-toi ! Venge-toi, me voici ! Mon cou est tendre, moins dur à cueillir qu’un dahlia de ton verger. Mais ne m’insulte pas. Je suis honnête comme un petit enfant nouveau-né. Et forte à te le démontrer. Allume un feu, nous allons y mettre les mains. Toi pour ton fils, moi pour mon corps : tu seras forcée de les retirer avant moi.

 

*

 

« Il était écrit qu’avec un petit couteau, entre deux et trois heures, un certain jour, les deux hommes de l’amour s’entre-tueraient. » Ces mots de la Mère, à la fin de la pièce, tirent la signification du drame. C’est sur eux que nous voudrions réfléchir, d’abord pour mettre au jour ce qui reste un peu noyé dans le débordement des passions et du lyrisme, ensuite pour le confronter avec notre expérience humaine et chrétienne, afin d’en tirer une leçon – non certes tant de morale que de vie.

« Il était écrit... » Une fatalité pèse en effet sur tous les personnages ; ils sont conduits par une sorte de prédestination maléfique, contre laquelle leur liberté ne peut rien ou peu de chose, car elle est inscrite dans leur sang. Cette fatalité peut prendre plusieurs noms. Elle s’appelle d’abord l’Hérédité, la Race, le Sang au sens le plus biologique du terme ; chez la Mère, dont la haute stature domine toute la pièce, ce respect du sang s’élève à la hauteur d’un véritable culte :

 

La Mère.         – C’est si terrible de voir couler le sang de ses enfants. Une minute et c’en est fait de ce qui nous a coûté des années. Quand je suis arrivée auprès de mon fils, il était écroulé au milieu de la rue. J’ai trempé mes mains dans son sang et je l’ai léché à pleine langue ! C’était aussi mon sang à moi. Tu ne peux pas savoir ce que c’est : la terre qui a bu ce sang-là, je la mettrai dans un ostensoir en topazes et en cristal.

 

Et il y a des bons et des mauvais sangs. Celui de Léonard, par exemple, est mauvais :

 

Le Père.          – Ce gars cherche un malheur : il a le sang mauvais.

La Mère.         – Le sang de sa famille. Cela a commencé avec son bisaïeul, ce premier de la lignée qui ait tué un homme, et ça se perpétue dans sa maudite engeance. Manieurs de couteaux, gens au rire sournois...

 

De même, la faute de la Fiancée sera attribuée à son hérédité : sa mère n’aimait pas son mari, elle-même est « fruit de mauvaise mère ».

L’amour, l’amour qui vient justement du sang, qui attire deux sangs, est lui aussi une fatalité. C’est celle qui entraîne l’un vers l’autre Léonard et la Fiancée. Mais il est étrange, et d’une beauté tragique, que l’un et l’autre aient tenté de s’en libérer. La Fiancée, en particulier, a bien le sentiment qu’elle se perdrait en y succombant : « Ta voix me tire, je sais que je vais me noyer, mais je la suis » ; et elle est écartelée entre cet amour de perdition et l’autre amour, celui de salut ; l’appel désespéré qu’elle jette au Fiancé (« Je voudrais ne plus voir d’autres yeux que tes yeux. Puisses-tu me serrer si fort que même si ma mère morte m’appelait, il me soit impossible de m’arracher à toi ! ») sonne comme la révolte d’une âme fière et pure contre le désarroi et le vertige de tout son être en face de Léonard. Elle dira à la Mère avec une admirable clarté : « Ton fils était l’eau fraîche dont j’attendais des enfants, la santé. Mais l’autre était un fleuve obscur sous la ramée... Ton fils était mon salut, et je ne l’ai pas trompé (effectivement, elle n’a jamais livré son corps à Léonard), mais le bras de l’autre m’a entraînée comme un paquet de mer... »

« Ton fils était mon salut » : il y a dans ce cri une lucidité parfaite ; et elle rend d’autant plus terrible la fatalité qui a arraché cette âme aux amarres où elle s’était volontairement rivée.

À cette double fatalité conjointe du sang et de l’amour de sang, vient s’ajouter une troisième, qui en est le complément inévitable : la Mort. La Mort, dans « Noces de Sang » comme dans l’œuvre de Lorca, est elle aussi une force maléfique. Elle n’est pas seulement, comme pour Tristan et Yseult, la seule issue possible d’un problème sans solution. Elle est vraiment une puissance à l’œuvre parmi les hommes : la Mendiante, la Lune, sont assoiffées de sang, de ce beau sang qui coule clair hors d’une chair humaine, et qui réjouit la méchanceté de l’une, l’avide besoin de chaleur de l’autre.

On voit comment, à la fin, ce drame apparemment simple, linéaire, est en réalité complexe : il y a d’un côté des êtres élémentaires, tout entiers livrés à une passion unique et obsédante : la Mère et Léonard ; il y a des êtres moins fixés dans leur destin, un peu flottants, généreux et victimes : le Fiancé et la Fiancée ; il y a enfin des forces non-humaines, mi-biologiques, mi-démoniques qui mènent les humains à leur perte.

 

*

 

Il y aurait à méditer sur cette trilogie. D’abord à propos de la nature de ces forces, et de leur pouvoir. En elles-mêmes, elles sont revêtues d’une sorte de divinisation : pour la Mère, le Sang prend place dans un ostensoir, et cette allusion est significative. On rejoint par là l’Anagkè ou le Fatum des Anciens, divinité aveugle et sourde, divinité tout de même ; on rejoint aussi la jalousie des dieux, toujours hostiles dès que les hommes se haussent à leur niveau, en usant de la liberté. Mais au service de cette Volonté lointaine sont mobilisées des forces qui sont mi-extérieures, mi-intérieures à l’homme, comme la Race ou le Sang ; ces forces créent, au plus intime des hommes, une complicité qui les rend, parfois malgré eux, dociles à leurs impulsions instinctives : la Mère, Léonard, incarnent cette docilité, doublée chez la première par une sorte de code d’Honneur, fondé sur la loi du talion.

L’homme ne peut-il donc se révolter contre ces forces et les dominer ? La Fiancée s’y est essayée. Elle s’est arrachée à l’empire de Léonard une première fois, elle s’est tournée de tout son être vers le Fiancé : qu’on se rappelle l’admirable chant de son espérance. Mais pour qu’elle fût réellement sauvée, il aurait fallu qu’une force égale et supérieure l’emportât sur l’autre. Or, si l’on compare Léonard et le Fiancé, celui-ci, visiblement, ne fait pas le poids. Il n’a pour lui que son innocence, sa candeur ; il ne se préoccupe même pas de savoir quel écartèlement déchire le cœur de sa future femme. Le cri qu’elle lance vers lui tombe dans le vide. Dès lors, comment ne serait-elle pas vaincue, emportée ? Il y a déséquilibre entre les forces en présence.

Et c’est là, pour un esprit chrétien, le nœud du problème. Ce drame antique vécu à l’espagnole, est un drame païen, le drame même du paganisme, – qui ne fut pas seulement le tranquille Logos sous la lumière attique, mais aussi la terreur sacrée des Mystères d’Éleusis et de la tragédie : celle des hommes broyés par le Destin, et contraints d’adorer ce qui les détruisait. Il ne fallait pas moins qu’une force divine, – une rédemption, – pour répondre à l’espoir désespéré des hommes égorgés par les dieux. Que la Fiancée de Lorca, que le Fiancé, aient eu conscience de cette grâce, et ils étaient sauvés, eux et leur amour.

Ils pouvaient même, par elle, non seulement maîtriser, mais aussi plier à leur gré cette force instinctive qui tenait à leur être le plus intime (« Quand les choses arrivent à nos centres, rien ne peut les arracher ! » disait aussi Léonard). Alors il eût été possible, d’abord, que Léonard, le possédé, offrît à la Fiancée, au temps de leurs accordailles, un amour qui n’épouvantât pas la jeune fille. Il eût été possible, ensuite, que le Fiancé fût assez fort, non seulement pour contrebalancer l’attirance de Léonard, mais pour donner à sa femme, avec le salut qu’elle espérait, un amour viril et vrai, digne de son attente.

Dans cette perspective, les personnages de Lorca, ces êtres de chair et de sang, qui se débattent en eux-mêmes ou qui s’égorgent entre eux, sont les témoins d’une humanité d’avant le Christ ou hors du Christ. Leur leçon ne nous en est pas moins utile, ne fût-ce que pour nous apprendre à ne pas traiter par l’ignorance ou le dédain « les puissances du sang ». Elles sont hors de nous et en nous ; elles peuvent œuvrer puissamment pour notre salut, mais à condition d’être sauvées, baptisées dans un autre Sang. Sinon, l’espoir humain est d’avance vaincu ; il n’a d’autre refuge que la mort.

 

 

Christian PÉRY.

 

Paru dans L’Anneau d’or en 1963.

 

 

 

 

 

 



1 Théâtre de Federico Garcia Lorca, traduit de l’espagnol par Marcelle Auclair avec la collaboration de Jean Prévost, Michel Prévost et Paul Lorena. T. II. Éditions Gallimard, 1959.

 

 

 

 

 

 

 

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