Péguy

1873 – 1914

LE BON PÉCHEUR

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles PFLEGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Il faut des créatures de toute sorte pour faire une création.

Il faut des paroissiens de toute sorte pour faire une paroisse.

Il faut des chrétiens de toute sorte pour faire une chrétienté. »

Charles Péguy.

 

 

Sous le nom de Péguy se cachent une personnalité et une œuvre difficiles à bien juger. Le lecteur qui, d’aventure et sans connaître les faits récents de l’histoire de France, aborde un de ses nombreux volumes se demande avant un quart d’heure si lui ou l’auteur est bien normal, ou tout au moins, avec un bon vouloir héroïque, à quel genre littéraire appartient l’ouvrage.

C’est, par exemple, Victor Marie, comte Hugo. Il s’agit évidemment, d’après le titre, d’une étude littéraire. Sans doute, pense aussi Péguy, mais, tout d’abord, « solvuntur objecta ». Tel est le premier mot, ou plutôt le premier sujet annoncé au début de la première page. Péguy y discute les griefs et les difficultés qui faillirent aboutir à une rupture d’amitié entre lui et Halévy, un de ses collaborateurs aux Cahiers de la Quinzaine. Cela se déchaîne comme un ouragan : souvenirs communs, travaux, souffrances, soucis, colères et indignations, enthousiasmes, succès et échecs, surtout et toujours la lutte ardente dans le domaine des idées sans trêve ni repos depuis le jour où il s’y est jeté. Puis, tout à coup, avoir ainsi vociféré, exulté, pleuré tout le long de cent-cinquante pages, voici, sans transition, au beau milieu de ces confessions, les observations les plus précieuses, les plus judicieuses, les plus techniques et les moins conventionnelles, sur Victor Hugo. Toujours entremêlées pourtant de traits intimement personnels. Péguy ne peut faire autrement. Pour lui,

 

il est certain qu’il n’y a point de réalité sans confessions, et qu’une fois qu’on a goûté à la réalité des confessions, tout autre essai paraît bien littéraire 1.

 

Chacun de ses livres constitue donc une documentation autobiographique passionnée, ou, pour mieux dire, entame tous les sujets, critique littéraire, étude de la civilisation, politique, poésie, histoire, philosophie, philosophie de l’histoire, parmi les explosions continuelles d’une personnalité débordante.

Incontestablement la lecture n’en est pas toujours facile. La disposition typographique en est bizarre et le style d’une originalité si extravagante que Péguy, malgré l’appui de Barrès, ne put se concilier les faveurs de l’Académie Française :

 

Opus cuique suum... Il y en a beaucoup de plus beaux et de plus purs que nous. Il y en a, dit-on, de plus heureux. Il en est, dit-on, qui sont heureux. Il y en a innombrablement de plus saints. Il y en a de plus héroïques. Mais nous sommes des êtres réels, des hommes réels, assaillis de soucis, battus des vents, battus d’épreuves, rongés de soucis, acheminés à coups de lanières dans cette garce de société moderne 2.

 

On écrit comme on le peut et comme on le doit. Agréablement ou non, au lecteur d’en juger. Péguy écrit comme sous une dictée. Le mot est de lui. « Pour dire qu’une chose lui semblait bien venue, il ne disait pas : c’est bien. Il disait : c’est dicté 3. » Entièrement dicté par son tempérament, son caractère, son hérédité, par le rythme vital de ses ancêtres, paysans et petits artisans. Qu’à la longue sa façon d’écrire paraisse fatigante et même agaçante, rien de plus explicable. Car il parle, il parle, interminablement. Quasi à la manière d’un paysan, avec une prolixité, avec une verbosité qui ne s’embarrasse pas des redites, qui s’y complaît au contraire. Comme un paysan doué par Dieu d’un magnifique talent oratoire. Le rythme ancestral de la vie qui bat en ses veines rappelle les coups monotones du forgeron sur l’enclume, les cahots de la charrette de ferme, le piétinement du cheval pendant des heures sur la route à travers la campagne déserte.

La langue de Péguy abonde en formules frappantes, en mots magnifiques. Si, pourtant, l’impression qui s’en dégage est plutôt celle d’une forêt, une forêt touffue d’idées, d’images, de mots s’entrelaçant et s’enchevêtrant sans fin ni commencement, par contre, dans cette brousse, quelle spontanéité, quelle vigueur naturelle, quelle sève de sage raison, d’esprit incroyablement réel et inhérent à la vie, de pur et profond héroïsme ! Même sans les aimer, force est de reconnaître que les écrits de Péguy ne pourraient être autrement. Ce n’est pas seulement une puissante et volontaire personnalité qui s’y exprime ; par Péguy c’est le peuple qui parle, le génie même de la France, incarnation de la vieille sagesse, des aspirations sociales, religieuses et mystiques de la race.

Voilà pourquoi, entre autres raisons, Péguy, plus de vingt ans après sa mort, est encore aussi actuel en son pays, plus actuel même que durant sa vie.

Vingt ans, longue étape ! Et on aurait pu prévoir qu’aujourd’hui il appartiendrait au passé ; d’autant plus que son œuvre est intimement liée à sa vie, et sa vie à son époque. Ses amis, ses collaborateurs des Cahiers de la Quinzaine sont aujourd’hui plus que sexagénaires. Sa voix, sa figure spirituelle, le chant héroïque de son existence survivent encore comme un charme en leur mémoire. Eux disparaissant, ne sera-ce pas sa seconde mort, définitive ? Cela ne semble pas 4. Le nom de Péguy revient aussi souvent dans la presse française de nos jours qu’en 1913. Les jeunes catholiques destinés à participer à la direction spirituelle de la France s’intéressent aussi passionnément à lui que leurs devanciers du temps de la guerre de 1914. Pour leur programme de révolution spirituelle, entendue en un sens sacré et profondément religieux, ils ne croient pas pouvoir trouver de symbole plus impressionnant et plus suggestif que le nom de Péguy. Et voici que s’accomplit ce qu’il pressentait, ce qu’il prophétisait un jour à son ami Lotte en lui parlant des catholiques de son temps :

 

Ils se méfient : quand je serai mort ils commenceront à avoir confiance 5.

 

*     *     *

 

Il ne nous importe pas ici en premier lieu de savoir en quelle mesure Péguy a contribué à la vie spirituelle de la France, ni même quelles valeurs positives il peut offrir à la vie religieuse, bien que la jeune élite dont nous venons de parler en bénéficie manifestement.

Ce qui nous intéresse, c’est le cas de Péguy comme chapitre, extraordinaire mais représentatif pourtant, de l’histoire de l’âme chrétienne. Cet authentique homme du peuple représente éminemment la France déchristianisée par son destin intellectuel, mais qui conserve inconsciemment tout au fond d’elle-même la nostalgie insatiable du catholicisme, la vocation du catholicisme, fruit d’une tradition chrétienne dix-neuf fois séculaire.

Ce qui nous émeut, c’est l’aventure religieuse de Péguy. En luttant par ses pamphlets d’une originalité si personnelle pour les idéals du socialisme, il combat sans le savoir pour le christianisme. En voulant sanctifier le socialisme il se sanctifie lui-même. En cherchant à faire du socialisme une mystique et une religion de la terre, il trouve la mystique et la religion de l’autre monde, il trouve le Christ, la Mère de Dieu et les saints du ciel.

Et il écrit avec des larmes de joie – car Dieu lui a accordé le don des larmes –, il écrit dans ses Cahiers de la Quinzaine pour les libres penseurs, les juifs et les protestants, des mystères sur les divines vertus d’espérance et de charité, sur sainte Jeanne d’Arc, sur les Saints Innocents, sur Ève et même sur Dieu le Père.

Il se range parmi les grands prophètes chrétiens. Et il ne va pas à la messe, quelque brûlant désir qu’il en ait. Il lutte pendant de longues années à la recherche du Christ ; l’ayant trouvé, il lutte pour lui sur les champs de bataille intellectuels du monde et sur les champs de bataille plus ardus encore de son propre cœur. Mais il n’approche pas des sacrements, il reste en dehors de l’Église en laquelle il croit ardemment.

Il lutte pour le Christ à sa façon, en franc-tireur. C’est là le tragique de sa grande aventure religieuse. À Dieu de juger ; à nous de comprendre.

 

Charles Péguy était né pour la lutte.

Fils d’une pauvre rempailleuse de chaises d’Orléans, déjà au lycée où il est entré grâce à l’intercession de son maître d’école primaire, il ne fait point mystère de ses sympathies socialistes. Une grève éclate-t-elle quelque part, on voit le petit homme robuste et trapu, chaussé de gros souliers ferrés, aller d’un camarade à l’autre quêter pour les ouvriers.

Jamais il n’eut de haine, et encore moins de mépris, pour les bourgeois et les aristocrates dont les fils sont ses camarades de classe. Mais ce sont des gens auxquels il n’appartient pas, auxquels il ne peut appartenir. Des gens qui ne savent pas ce qu’est la pauvreté, et qui ne s’imaginent même pas qu’ils pourraient être pauvres ! Et il décide de travailler plus tard non pas à l’abolition de la pauvreté – ce qui ne peut et ne doit pas être, car elle lui semble un grand bien –, mais à l’abolition de l’injustice, du manque de compréhension et de charité à l’égard du pauvre.

Les classes et les différences sociales doivent exister ; mais il rêve d’une société où la condition du paysan et de l’ouvrier occuperait la première place parce qu’eux seuls constituent par leur travail dans la pauvreté et l’austérité la plus noble base de la société humaine. Il rêve d’une révolution prochaine, mais d’une révolution qui s’opérera avec « un cœur pur », avec la passion de la justice et de la vérité. Il y voit la tâche, la grande, l’unique tâche de sa vie. Déjà il met à contribution amis et camarades, car il lui faut recueillir des milliers de francs pour fonder le journal, Le Journal Vrai, destiné à préparer la bonne, la vraie révolution. Et déjà il a constitué avec ses amis le noyau d’un nouveau groupe révolutionnaire, La Recherche de la Vérité, qu’il essaie d’affilier au parti officiel. À peine en a-t-il prononcé le nom en public qu’on entend un grand éclat de rire dans la salle : « Pourquoi ce nom stupide, la Recherche de la Vérité ? La vérité, il y a longtemps que nous l’avons trouvée ! »

C’était la voix du socialisme orthodoxe, admis, officiel. La voix de Karl Marx. Et Péguy, bien qu’il soit capable de citer Karl Marx de mémoire avec indication de la page, depuis longtemps déjà ne lui appartient plus. Que sait Karl Marx de la pauvreté, qu’en sait Jaurès, le grand chef du socialisme français ? Ils n’ont jamais été pauvres ! Aussi ne savent-ils rien du véritable socialisme. Ils vont au peuple ; lui, il en vient ! Il sait ce qu’est la pauvreté et le travail ; il en connaît le caractère glorieux et sacré. C’est précisément une des expériences fondamentales de sa jeunesse. La véritable connaissance du socialisme, il l’a puisée près des gens de métier d’Orléans, près de sa mère, rempailleuse de chaises :

 

Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaite que ce qu’on voyait. C’était le principe même des cathédrales 6.

 

Ces vertus naturelles du peuple, le socialisme banal qu’en savait-il ? S’en souciait-il ? Il les détruisait. Péguy s’en rendait compte de plus en plus. Socialiste alors, il le resta toute sa vie ; non toutefois à la façon des « prolétaires », des politiques ou des intellectuels, mais bien comme le furent un saint François d’Assise ou sa Jeanne d’Arc.

 

Sa Jeanne d’Arc ! Seconde expérience de sa jeunesse, l’expérience décisive qui informa définitivement sa vie spirituelle, religieuse et mystique.

« Toute route, menant au cœur de l’être français, a écrit Friedrich Sieburg, doit partir de Jeanne 7. » Pour comprendre l’être de Péguy, il faut partir de cette extraordinaire petite paysanne.

La Pucelle d’Orléans, qu’a-t-elle de commun avec Péguy ? Orléans seulement. Mais, qui dit Orléans, dit Jeanne d’Arc. Et Jeanne d’Arc, c’est pour lui son enfance, l’âme de sa paroisse, St-Aignan.

Fils de paysans et d’ouvriers, Péguy n’oublie pas son enfance. Il oublie sa paroisse, devient farouche anticlérical, renie son christianisme. Non seulement le christianisme, mais toute croyance en Dieu. Aucun de ses camarades révolutionnaires ne déblatère avec plus d’éloquence que lui contre la foi. À son gré Renan lui-même, l’antéchrist, est trop religieux parce qu’il lorgne toujours la métaphysique. La foi en l’immortalité n’est pour Péguy qu’un « banal paradis de catéchisme », « une croyance de célibataire », et toutes les sublimes aspirations de l’humanité que de folles élucubrations. « Une seule survie, une seule immortalité importe, celle des groupes sociaux dont nous faisons partie. »

Péguy est donc bien un athée, un athée convaincu. Ce qui ne l’empêche pourtant pas, encore élève de l’École Normale, de conserver dans sa petite malle un mystérieux manuscrit auquel il travaille secrètement et qu’il dérobe jalousement aux regards mêmes de ses amis. Ce manuscrit repose, soigneusement serré, au fond du coffre portant cette recommandation sur le couvercle : « Prière de ne pas toucher. » Péguy a raison de le cacher : c’est le secret de sa vie intime, Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc, tel est en effet le titre du manuscrit. La sainte et le révolutionnaire ! Le révolutionnaire sous le charme de la sainte. Comment cela finira-t-il ?

 

Naturellement le révolutionnaire ne s’en rend pas compte. La raison est toujours un peu myope. Rappelons-nous le mot de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Il est des « connaissances du cœur » qui échappent à l’intelligence. Le cœur de Péguy, c’est Jeanne d’Arc, et c’est le cœur qui le sauvera. L’essentiel n’est pas qu’il en comprenne les plus intimes tendances, mais qu’il les suive.

Les deux frères Jérôme et Jean Tharaud expliquent ainsi ce rapport dans l’émouvante biographie qu’ils ont consacrée à leur ami de jeunesse : « Cette fille d’une audace ingénue, qui ne tenait compte de rien, ni des obstacles matériels, ni des autorités régulières, qui refusait de se soumettre à l’expérience des capitaines, aux conseils des politiques, aux avertissements des gens d’Église, bref qui n’obéissait qu’à son inspiration profonde, représentait à ses yeux toutes les dispositions de l’esprit et du cœur qu’il fallait apporter dans la lutte sociale pour que la bataille fût gagnée. Le temps n’y faisait rien. Jeanne restait le type du héros socialiste, et tout simplement du héros 8. »

Et Péguy veut glorifier en Jeanne d’Arc l’héroïne socialiste. Afin de le sanctifier, il donne pour patronne au socialisme la Pucelle d’Orléans. Tâche qui l’accapare tout entier. Il quitte l’École Normale, se réfugie à Orléans pour y mûrir son projet. Finalement l’œuvre paraît, sortant d’une imprimerie socialiste, un drame de huit cents pages en trois parties : À Domrémy, – Les batailles, – À Rouen, avec cette singulière dédicace :

 

À toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,

À toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine,

Pour l’établissement de la République socialiste universelle.

 

Un monstre, naturellement injouable, froidement accueilli par les socialistes, et qui, faute de publicité, reste absolument ignoré.

Tant pis pour le socialisme et pour le public ! Péguy continue de croire en Jeanne d’Arc, qui incarne ce qu’il y a en lui de meilleur, de plus profond et de plus intime.

Ce meilleur, en quoi consiste-t-il ?

Péguy est encore incapable de bien s’en rendre compte. Provisoirement il l’appelle socialisme, pour désigner son idéal de fraternité et de justice ; plus tard il l’appellera, d’un mot emprunté au vocabulaire chrétien, « mystique », jusqu’au jour où il constatera qu’il s’agit tout simplement du christianisme.

Un grand homme est toujours plus qu’il ne se croit ; l’essentiel de son être est toujours au delà de ce qu’il en sait. Lorsque chez lui la pensée claire aura en quelque sorte rejoint le cœur, Péguy écrira :

 

Je serais un grand sot de ne pas me laisser faire, de ne pas me laisser redevenir, reconquérir paysan... Il m’a été donné de commencer, de mettre tout ce qu’un homme peut mettre de son être à représenter les quatorze ou quinze mystères, le mystère unique de la vie et de la vocation et de la sainteté et du martyre de la plus grande sainte je crois qu’il y ait jamais eu 9.

 

Péguy écrira ces lignes en 1910, lorsque son grand cœur tumultueux aura enfin été rejoint par l’intelligence à la poursuite, quand les parasites de la lutte des classes l’auront convaincu, par le simple fait d’être ce qu’ils sont, que le socialisme, en dehors de l’esprit chrétien, est une illusion fatale ; quand il sera tout à fait un « des êtres réels, des hommes réels, assaillis de soucis, battus des vents, battus d’épreuves, rongés de soucis, acheminés à coups de lanières dans cette garce de société moderne ». Rien ne l’intéressera plus alors que le mystère de la sainteté, de la sainteté de Jeanne d’Arc et de la sienne. « Il n’y a qu’une façon d’être chrétien, il n’y a qu’une façon d’être un saint, et le drame est toujours pareil ; il suffit de regarder en soi-même. »

 

Présentement Péguy n’a pas le temps de regarder en lui-même : il regarde devant lui et autour de lui. Il s’agit de se frayer un chemin à travers le désert contemporain vers la Terre Promise. Il s’agit de se munir de provisions, d’armes, de compagnons, et, avant tout, de lutter. Sous la conduite de Jeanne il doit vaincre et il vaincra. Il n’a qu’à suivre son étoile intérieure. Si cette étoile, la sainte héroïne, se refuse à luire à travers son drame, elle brille en son cœur ! Il n’a pas autre chose à faire qu’à la suivre. Et dès maintenant.

Un de ses amis meurt à la caserne, victime, selon lui, du militarisme. La mère et la sœur du défunt restent seules. Un véritable devoir de solidarité socialiste lui impose d’épouser la jeune fille. D’ailleurs on n’est pas sur la terre pour son plaisir ; il faut même savoir prendre ses responsabilités le plus tôt possible. Fonder une famille est une aventure encore plus risquée que se faire moine, et Péguy aime le risque. Entre deux solutions, il penche toujours pour la plus difficile. Plus tard, conscient d’être toujours demeuré égal à son héroïque vouloir, il ne pourra supporter qu’on parle de sa « conversion ». Il se fait un point d’honneur de rester fidèle à lui-même, de ne point changer :

 

Je n’aime pas ce qu’on appelle les convertis. Je ne suis pas un converti. J’ai toujours été catholique. J’ai toujours été sage, moi. Je n’ai jamais eu de maîtresse, moi. J’ai toujours travaillé, moi, mené une vie dure, sévère. Et l’on veut me faire la leçon !... Ah ! les convertis !...

 

Péguy se marie donc. De même qu’il avait quitté l’École Normale une première fois pour achever sa Jeanne d’Arc, il lui dit de nouveau adieu, définitivement. La fondation d’un foyer importe plus que l’étude. Plus encore, la régénération du parti socialiste.

 

Le mouvement socialiste se fige et dégénère en coteries et en formules de parti : c’est ce qui l’effraie. L’affaire Dreyfus avait été son espoir. La réhabilitation d’un officier juif innocent, déporté à l’île du Diable pour espionnage, prend en son imagination ardente les proportions d’un drame destiné à ranimer le goût somnolant de la vérité, de la justice, sans quoi il n’est pas de révolution possible. C’était là l’aurore de la révolution sociale, de la grande révolution mystique et morale, du retour intégral à la justice. Oui, pour lui, Péguy. L’heure était venue où il allait, lui, l’hérétique du parti, sauver le socialisme comme mouvement spirituel.

Il fonde en 1900 ses Cahiers de la Quinzaine bientôt célèbres et dont il continuera la publication jusqu’à sa mort, au début de la guerre de 1914. Il achète à cette fin une imprimerie et un local comme librairie. Ce doit être une cellule de « véritable travail socialiste », un modèle de l’alliance du travail intellectuel et manuel. Elle l’est en effet, du moins pour ce qui est de lui : il écrit, commande les articles, contrôle les manuscrits, règle la mise en page, corrige les épreuves et tient la comptabilité. Avec ses collaborateurs, – dont plusieurs, les frères Tharaud, André Suarès, Romain Rolland, se sont fait un nom en France et par delà les frontières –, et ses cinq cents abonnés, il entend constituer l’élite du socialisme pur et spirituel. On accueillera dans les Cahiers tout ce qui en intéresse l’édifice, mais, avant tout, on en exaltera la « mystique ».

 

N’allons pas prendre ce mot, quelque peu énigmatique, pour une simple lubie de Péguy. Il ne s’agit pas seulement d’une idée fondamentale de sa conception de la vie, qui s’inspire en ses traits essentiels de la philosophie de Bergson. C’est pour lui l’expression du plus intime dynamisme de la vie spirituelle. De la sienne surtout. Si la philosophie bergsonienne de l’élan vital lui sied si bien, c’est qu’il y trouve la généralisation géniale d’une loi essentielle dont il a fait personnellement l’épreuve. Cet élan vital, ce dynamisme intense qui l’agite sans cesse, qui le pousse de la surface vers les profondeurs, de l’isolement vers l’ensemble, de l’individuel vers le social et du social vers l’universel, l’éternel et le divin, la sainteté, le salut, c’est la « mystique ». Il n’y a pas d’autre mot. L’idéalisme ? Le terme est trop pâle, trop fade, trop usé ; surtout il est décevant, donnant à croire que l’esprit peut se sauver indépendamment du temporel. La mystique existe là où, par le moyen d’un processus créateur incessant chez l’homme, « l’éternel est inséré dans le temporel ». Devenu chrétien, Péguy sera surpris et ravi de reconnaître dans le mystère central de l’Incarnation la justification absolue de cette mystique dont l’efficace vitale d’ailleurs l’aura ramené au christianisme. L’histoire spirituelle de Péguy, si sincère, si palpitante de réalité, illustre d’un témoignage nouveau et unique cette constatation que c’est le plus ardent dynamisme spirituel qui mène au Christ, tandis que l’inertie n’arrive pas même à soupçonner les profondeurs charismatiques du monde chrétien.

Provisoirement le mot « mystique » signifie pour lui la tension spirituelle que porte en soi toute idée ou tout homme supérieur, vivant, héroïque. Jeanne d’Arc appartenait à cette humanité, à cette humanité réelle. « Nous sommes des êtres réels. Nous sommes des pauvres êtres, de très pauvres êtres. » Mais qu’on veuille bien ne pas « confondre précisément l’homme, l’être de l’homme, avec ces malheureux personnages que nous jouons ». Jeanne d’Arc était « réelle » parce qu’elle était une mystique, parce qu’elle était tout imprégnée, corps et âme, de mystique. Péguy se tient de même pour un homme réel, parce qu’il est imprégné du projet mystique de rassembler les hommes autour de l’étendard de Jeanne en une nouvelle unité sociale que n’avait pas encore réalisée le christianisme lui-même.

Mais alors, s’il n’est d’hommes réels que les mystiques héroïques, il y en a bien peu, et Péguy se trouve en mauvaise posture. Il commence à s’en apercevoir clairement. L’avilissement de la société moderne lui apparaît de plus en plus évident. Ces gens-là pensent tous par idées toutes faites, sentent par sentiments tout faits, s’expriment par formules toutes faites, ont une volonté et une vérité de parti toutes faites. Comment trouver avec cela du nouveau, ce nouveau réel et original qui vient de l’inspiration de l’esprit, de la mystique, et non pas de la « politique » ?

Et Péguy entreprend une âpre lutte contre ce qu’il appelle la « politique ». S’il avait su quelle noblesse Aristote donne à ce mot, il en eût cherché un autre à opposer à celui de « mystique ». En disant « politique » Péguy vise ce qui en est la contrefaçon, ce système de dégradation universelle en laquelle la politique dégénère dès que lui manque le souffle mystique. À quoi a donc abouti le magnanime mouvement spirituel inauguré par l’affaire Dreyfus ? Périsse la patrie, périsse la France plutôt qu’elle se sauve par une infamie envers un innocent ! C’est ainsi que Péguy comprend la mystique du dreyfusisme.

C’est exactement ainsi que sa Jeanne d’Arc, la sainte socialiste, comprend la mystique du patriotisme : problème moral, conflit entre l’absolu et le relatif. Elle va à la guerre, mais seulement « pour tuer la guerre ». Quand elle entend l’aventurier Gilles de Rais déclarer que pour les troupes la guerre n’a qu’un sens, lequel n’est pas de sauver la chrétienté d’un interminable carnage mais de trouver « l’or et l’argent, les belles étoffes, les grandes et les bonnes ripailles », alors son cœur se brise :

 

S’il fallait pour sauver la France, prononcer les paroles que monsieur de Rais a prononcées devant moi,... j’aimerais mieux... que la France ne fût pas sauvée.

 

La révolution rêvée par Péguy est une révolution spirituelle et morale. Un rêve, mais la réalité, qu’est-elle ?

Comme Jeanne dans son drame il en a le cœur brisé. Au lieu du retour universel à la justice et à la liberté, voici que commence, après la défaite du militarisme et du cléricalisme, une vile exploitation matérielle de la victoire par le vainqueur avec la spoliation des églises et l’expulsion des ordres religieux ; voici que commence un interminable attentat contre la liberté individuelle, la prétention révoltante de régenter, de subjuguer, de violenter par l’école et par une sorte de nouvelle philosophie d’Etat des cerveaux qu’on prétendait affranchir. Illusions sur illusions ! À quoi bon pour Péguy épancher sa colère dans les Cahiers ; à quoi bon s’y arroger toujours ce droit de justicier sur les criminels agresseurs de l’esprit et de la liberté, les politiciens de métier et les intellectuels enlisés dans la politique, qui assassinent la mystique du nouveau mouvement ? À quoi bon leur intenter un retentissant procès ? Les politiciens triomphent. La mystique est vaincue.

Impossible de continuer plus longtemps. Ni pour Péguy, ni pour ses Cahiers. Le ton de la revue devient par trop mystique au gré d’un bon nombre de lecteurs. Une sorte de souffle mystique n’en gonfle-t-il pas déjà les voiles ? Les abonnés diminuent. Privé de l’aide financière de ses puissants amis politiques, Péguy est à peu près incapable de résister aux difficultés croissantes. Vaincu par le surmenage, il tombe malade, accablé surtout de tourments intérieurs dont nul autour de lui n’a le moindre soupçon.

 

En septembre 1908, son ami de jeunesse, Joseph Lotte, écrivain et professeur de philosophie, le trouve dans un état d’épuisement complet, présage imminent de la ruine totale de ses forces physiques et intellectuelles. Péguy lui dit sa lassitude, son besoin de repos, son désir d’être nommé professeur dans quelque lycée de province où il pourrait, délivré de tous soucis, produire ce qu’il porte en lui. Puis soudain, les yeux pleins de larmes : « Je ne t’ai pas tout dit. J’ai retrouvé la foi. Je suis catholique. »

Il se produit alors une chose remarquable qui nous permet de comprendre l’extraordinaire ascendant de Péguy sur autrui, aujourd’hui encore, longtemps après sa mort : à peine s’est-il donné au Christ qu’il lui conquiert des âmes. « Ce fut soudain, continue Lotte à qui nous devons ce récit 10, comme une grande émotion d’amour, mon cœur se fondit, et pleurant à chaudes larmes, la tête dans les mains, je lui dis presque malgré moi : « Ah ! pauvre vieux, nous en sommes tous là. » Nous en sommes tous là ! d’où me venait ce mot, puisque l’instant d’avant j’étais encore incroyant. De quel travail, de quel lent, obscur et profond travail révélait-il l’action ? À cette minute, je sentis que j’étais chrétien. »

Lotte était un incrédule endurci. Ni la mort, coup sur coup, de sa petite fille et de sa jeune femme, ni celle du fils du grand romancier catholique, Émile Baumann, de cet enfant de quinze ans qu’il aimait comme un frère, ne l’avaient ébranlé. « Lotte, lui avait-dit le jeune homme un quart d’heure avant sa mort, mettez-vous à genoux, faites le signe de la croix, jurez-moi de vous convertir. »

En vain. Mais Péguy convertit son ami sans l’en prier. Conversion subite, entière, formelle. Dans son Bulletin des professeurs catholiques de l’Université fondé en 1910 Lotte se fit l’apôtre intrépide de la vie strictement catholique et eucharistique. Mais que devient Péguy, premier-né de la grâce en cette sainte aventure ?

 

*     *     *

 

Hic incipit tragædia, ou, si l’expression semble un peu trop sinistre, disons : c’est maintenant que commence le vrai drame de la lutte de Péguy avec le Christ. Jusqu’ici il a lutté pour le Christ, pour le trouver. La plupart du temps sans le savoir. Il finit par pressentir, par comprendre que ce qu’il cherche, lui, le socialiste intégral, c’est au fond le christianisme.

Pour un homme qui déclarait naguère, avec une superbe indifférence, que « les treize ou quatorze siècles introduits chez ses aïeux avaient passé sur lui sans laisser de trace », quelle émouvante découverte ! Toute sa vie il cherche un gîte pour son âme sérieuse et profonde et pour ses héroïques désirs. Un asile et non quelqu’une de ces humides cavernes, quelqu’un de ces cabanons branlants du lourd positivisme ou du frivole individualisme, absolument inhabitables pour la grande communauté mystique de l’humanité. Sans du tout le connaître et sans autre marque de parenté spirituelle avec lui, Péguy possède de commun avec Soloviev ce trait essentiel de ne pouvoir penser que dans les catégories de la solidarité humaine. L’histoire de sa vie témoigne indubitablement que pour lui l’écueil contre lequel vint échouer la foi ne fut pas la légèreté de l’esprit et des mœurs, mais le dogme catholique de l’enfer :

 

Nous sommes solidaires des damnés éternels... Nous n’admettons pas qu’il y ait des hommes qui soient repoussés du seuil d’aucune cité 11.

 

Il importe de ne jamais perdre de vue que cet intrépide lutteur dans le champ des idées était en même temps un profond méditatif pour qui les idées n’étaient pas un simple jeu stérile de l’esprit mais représentaient le cœur même de la réalité. En vain voudrait-on rendre sa pensée plus accessible en le classant dans quelque catégorie facile, celle des anti-intellectuels par exemple.

Mais pourtant, sa fameuse campagne contre « le parti intellectuel » ?

Ces attaques ne furent jamais dirigées contre ceux qui « font profession de cultiver la philosophie entendue en son sens propre, si honorable et si moralement noble », mais contre ces scientistes modernes qui haïssent la philosophie éternelle de l’humanité, dessèchent et appauvrissent l’esprit, et le réduisent à cette odieuse misère fière de se proclamer « indépendance de l’esprit moderne » :

 

Le débat n’est pas entre les héros et les saints ; le combat est contre les intellectuels, contre ceux qui méprisent également les héros et les saints 12...

Tout ce qui était chargé, officiellement chargé de maintenir la culture, tout ce qui a été institué pour maintenir la culture et les humanités trahit la culture et les humanités. Et la culture et les humanités ne sont défendues que par nous, qui n’en avons point reçu le mandat... Une fois de plus la Sorbonne est tombée dans la scholastique. Et dans la scholastique du matérialisme, la pire de toutes 13.

 

Tel est l’anti-intellectualisme de Péguy. Il s’agit simplement d’antirationalisme, d’une attitude intellectuelle qui soumet les choses au critère non seulement de l’intelligence mais aussi du cœur. Seul un antirationaliste, et non un dénigreur de l’intelligence, pouvait écrire les lignes que voici :

 

Quand nous voyons et quand nous constatons qu’une métaphysique, – une religion, – et qu’une philosophie est perdue, ne disons pas seulement qu’elle est seule perdue.

Sachons voir et constater, osons dire qu’en face et par contre, ensemble et en même temps, c’est nous aussi, qui d’autant, sommes perdus... Quand une métaphysique et une religion, quand une philosophie disparaît de l’humanité, c’est tout autant, c’est peut-être bien plus l’humanité qui disparaît de cette métaphysique et de cette religion, de cette philosophie... Un esprit qui commence à dépasser une philosophie est tout simplement une âme qui commence à se désaccorder du ton et du rythme, du langage et de la résonance de cette philosophie. Quand nous ne consonons plus, alors nous disons que nous commençons à nous sentir libérés 14.

 

Quel regard intuitif et profond sur les lois fondamentales de la nature humaine ! Seul peut parler ainsi un homme qui sait par sa propre expérience, qui a pu constater par lui-même qu’il disparaît, qu’en lui l’être réel disparaît, lorsque de lui disparaît la philosophie, la métaphysique, la religion. Mais Péguy est trop profondément, trop essentiellement réel pour persévérer longtemps dans l’illusion d’être « libéré » alors qu’il n’a fait que cesser de « consoner » avec son héritage chrétien.

Mais, au reste, y a-t-il jamais renoncé ? D’esprit, oui ; de cœur, non. Qu’était-ce en effet que sa mystique, laquelle, Dieu le sait ! n’avait rien de commun avec un vague romantisme, qu’était-ce que sa mystique sinon l’écho jamais mourant de l’éternelle et humaine consonance ? Qu’était, chez ce socialiste, cette singulière prédilection pour Jeanne d’Arc sinon un pont jamais coupé entre lui et la Communion des Saints ? Plus encore : durant tout le temps de son incrédulité, qui commença vers sa vingtième année, jamais Péguy ne renonça à ce culte, gage prometteur pour lui de son admission à la société des saints. Car, encore une fois, il n’était aucune idée au monde, dans le temps et l’éternité, qui lui fût plus chère que celle-là. La vie est sans but, sans la moindre signification, s’il n’y a pas communauté.

Mais pourquoi, comprenant si profondément le mystère de la communion, pourquoi, né et baptisé dans la religion catholique, Péguy n’y resta-t-il pas fidèle ? Nous touchons avec cette question au mystère central du drame de sa vie. Si nous arrivons à comprendre pourquoi il abandonna l’Église, nous aurons aussi quelque chance de pouvoir répondre à cette seconde question : pourquoi, malgré tous ses tourments inouïs, pourquoi malgré son indiscutable héroïsme chrétien, ne revint-il jamais à la communion extérieure de l’Église ?

 

À partir de septembre 1908, du jour de sa conversion (malgré son inexactitude, admettons le mot pour plus de concision), la conduite de Péguy semble absolument incompréhensible pour autant que nous la jugions dans le miroir de son activité extérieure. « Je suis catholique », dit-il. Aucune profession de foi ne peut être, en aucune circonstance, plus sincère et plus convaincue que ce cri de malade, monté d’un cœur mûri par l’expérience et l’épreuve. Mais que fait Péguy ? Que va-t-il faire ?

En tous cas certainement pas ce que ses amis catholiques attendent de lui. Des amis, il en est...

Il y a Baillet qui, lorsqu’ils étaient tous deux étudiants, l’avait fait nommer, bien que athée, président d’honneur d’une conférence de St-Vincent de Paul – avec dispense de réciter la prière au début des séances –, Baillet, qui, sur le point de partir en voyage pendant ses vacances, était allé passer quelques jours dans un monastère bénédictin pour n’en plus revenir. Dom Baillet n’a cessé, sa vie durant, de célébrer la messe chaque matin pour Péguy, avec la ferme conviction qu’une âme aussi noble ne pouvait être perdue pour Dieu.

Il y a Jacques Maritain, le célèbre apôtre du néo-thomisme. Maritain ne s’est pourtant pas toujours connu cette vocation ; il fut un temps où il se tenait à l’extrême pôle opposé de la philosophie. Au point de vue mystique la France est un pays de possibilités illimitées. Maritain était protestant, et seulement par son acte de baptême. Pratiquement il était un libre-penseur forcené, et sa sœur dirigea pendant quelque temps, d’un coin de l’imprimerie de Péguy, un petit journal pour les enfants dont le programme consistait à les dégoûter des curés et des militaires. Mais en France les choses évoluent souvent à l’encontre des espérances de la libre pensée. Qui aurait cru que le suave pontife de la pensée philosophique, le juif Bergson, allait provoquer de si extraordinaires revirements de pensée parmi le public mondain qui fréquentait ses cours du vendredi après-midi au Collège de France ? Ce juif qui n’en vint que plus tard à croire en un Dieu personnel, a facilité l’acheminement de Péguy et de Maritain, entre beaucoup d’autres, vers le catholicisme en renversant les barrières matérialistes, positivistes et intellectualistes, qui en obstruaient la voie. Maritain avec son naturel enthousiaste brûlant les étapes arrive d’un bond à la pratique religieuse et quitte Bergson pour saint Thomas, tandis que Péguy... Oui, que fait Péguy ?

Maritain n’y comprend plus rien. Dieu lui ayant accordé la grâce de revenir à la foi, il ne reste plus à Péguy qu’à se confesser, communier, régulariser son union matrimoniale et faire baptiser ses enfants. Ainsi pense Maritain. Il n’eût pas hésité, lui, à trancher d’un seul coup le nœud gardien de toutes ces difficultés familiales. Obstacles insurmontables pour Péguy. Comment pourrait-il, ne pouvant admettre « l’autorité de commandement », forcer la volonté de sa femme et la déterminer à accepter leur mariage devant l’Église et le baptême de leurs enfants ? Que Maritain s’y essaie si le cœur lui en dit ! Maritain a en effet le courage de tenter l’aventure. Sans succès. Alors, que Péguy se décide au moins à faire baptiser ses enfants, – cela ne dépend que de lui –, pour affirmer publiquement son changement de sentiment et pouvoir recevoir les sacrements ! Péguy est ébranlé, mais à quelques jours de là il écrit à Maritain :

 

J’ai beaucoup médité ce que vous m’avez dit l’autre jour. J’ai beaucoup prié. Ce que vous me dites me paraît non seulement à contretemps pour un temps, mais à contre-voie pour l’épreuve présente... N’ajoutez point à mes peines qui sont immenses, j’ai fait mon examen de conscience, je n’ai trouvé en tout ceci que des épreuves terribles, dont je sortirai Dieu aidant.

 

Le plus terrible c’est que la conduite adoptée par Péguy se trouve encore plus « à contre-voie » : c’est l’éternisation de l’épreuve.

La sœur de Maritain, récemment convertie aussi et pleine de sollicitude pour l’ami commun, vient prendre de ses nouvelles.

« Comment allez-vous ? lui demande-t-elle.

– Fort mal. Ma maladie de foie me dévore. Je n’en ai plus pour longtemps.

– N’y a-t-il que cette maladie qui vous ronge ?

– Ah ! vous le savez bien, tout s’en mêle, je souffre atrocement, je souhaite de mourir.

– Avant d’avoir vécu comme Notre-Seigneur vous le demande ?

– Je suis las, à bout, épuisé, ma vie temporelle est manquée.

– Vous pouvez la changer si vous changez votre cœur. Vous ne pouvez rien sans Jésus.

– Je prie sans cesse, malgré cela je suis horriblement malheureux. »

La jeune femme lui dit alors qu’elle n’en est pas surprise, qu’il ne fait rien pour développer sa vie chrétienne.

« J’ai des grâces que vous ne soupçonnez pas », s’écrie-t-il passionnément.

– Justement, à cause de ces grâces, vous devriez avoir pour Dieu une gratitude infinie, et vous devriez la lui montrer...

– Ma vie est dure, je suis écrasé. Et puis, chez moi, c’est la guerre. Je souffre atrocement.

– C’est votre faute, mon cher Péguy. Vous pouvez réparer ce mal. Comment votre femme changerait-elle, alors que vous êtes triste, troublé et certainement nerveux, injuste dans la vie commune.

– Ah !, fait-il les yeux pleins de larmes, si je pouvais communier ! »

C’est la lutte de Péguy avec le Christ en qui non seulement il croit, vers qui il aspirera insatiablement jusqu’à la fin sans pouvoir le trouver là où il serait le plus sûr de le trouver selon ce qu’affirme sa croyance.

En le voyant blême, abîmé en ses tristes réflexions, la jeune femme adresse une prière à la Vierge et le ciel lui inspire des paroles : « Je crains, mon ami, que vous vous complaisiez dans votre douleur... Vous n’aimez pas Dieu comme il faut. Vous êtes dans l’abattement et le trouble. Or vous savez que Dieu nous a créés par amour afin que nous vivions dans la joie. » Et Péguy de se reprendre à pleurer : « Mon péché, c’est vrai, dit-il, c’est le manque de confiance... Oui, connaître la paix, la paix avec Jésus. »

Il importe de nous bien souvenir de cette scène pour ne point juger la conduite incohérente de Péguy plus sévèrement que ne la juge Celui dont le cœur est affamé d’amour et pour qui peut-être la plus belle merveille que lui puisse offrir cette terre est une âme brûlante d’amour, bien que désemparée et tragiquement déchirée. Et pour Péguy, soupirer après la paix avec Jésus ce n’était pas, comme pour beaucoup de fidèles, une formule tirée des livres de piété et jamais personnellement réalisée, mais, nuit et jour et jusqu’à la fin de sa vie, un véritable tourment vécu, une blessure ouverte toujours saignante, comme le font pressentir ces paroles que rapporte Henri Massis :

 

Je ne vais jamais à la messe ; je ne pourrais assister à la messe, au sacrifice de la messe. Cela serait trop violent pour moi, je ne pourrais pas, je me trouverais mal. J’entre à l’église, dans une église, pour prier, mais c’est toujours avant la messe, avant l’heure de la messe.

 

Pourquoi Péguy, quelque grand désir qu’il en ait, reste-t-il éloigné des sacrements, spécialement institués par le Christ pour nous unir à lui ? Il est difficile d’en voir l’unique raison dans la crainte des objections de sa femme. Madame Péguy, après la mort de son mari, d’elle-même et sans aucune sollicitation extérieure entrera dans l’Église avec ses enfants. Ce tragique mystère cache quelque raison plus profonde ; une âme de pareille trempe ne sombre pas dans le tragique pour des circonstances purement extérieures. Seules des raisons tout intimes l’empêchent de trouver la paix. Il s’agit pour Péguy d’un problème tout personnel qu’il est incapable, spirituellement et intellectuellement, de résoudre.

La sœur de Maritain en avait entrevu quelque chose lorsqu’elle disait à Péguy récalcitrant, comme sous le coup d’une soudaine inspiration : « Je crains que vous vous complaisiez dans votre douleur. » C’était bien cela. Péguy ne voulait pas sortir de ses difficultés intérieures. Mais, s’il ne le voulait, c’est qu’il ne le pouvait pas. Il ne le pouvait pas encore. La sœur de Maritain n’en comprenait pas la raison. Maritain, le logicien, moins encore. Péguy rompit avec lui. « Maritain, pensait-il, ne sait pas attendre. Dieu n’est pas impatient. Dieu a le temps pour une pauvre âme égarée ; il en use avec une meilleure méthode que celle du syllogisme. » Sa conversation avec la sœur de Maritain a pour unique résultat de la convaincre que son vrai, son grand péché est le manque de confiance en Dieu. Péguy est ainsi fait : il lui paraît de plus en plus évident que nul autre que Dieu ne peut lui venir en aide. Dieu seul sait et comprend l’obstacle qui le retient et comment cet obstacle le retient. « Les prêtres ne sauraient pas me parler », pense-t-il.

Ce qui n’est pas orgueil de sa part ; tout au plus une erreur. De même, lorsque Maritain croit reconnaître en son christianisme sans sacrements une transposition du bergsonisme dans la mystique chrétienne et lui conseille de lire saint Thomas, ce n’est pas un anti-intellectualisme de principe qui lui dicte cette boutade :

 

Laissez-moi donc tranquille avec votre saint Thomas... Je donnerais toute la Somme pour l’Ave Maria et le Salve Regina. On n’atteint pas la certitude par des raisonnements... Votre thomisme est une algèbre où je ne trouve rien pour mon âme.

 

Mais, si ce n’est pas là méconnaître les droits de l’intelligence, une mise en garde de la raison critique à l’égard du thomisme, qu’est-ce donc ? – Le cri d’une âme en détresse. D’une âme qui n’a que faire de considérations philosophiques et théologiques pour rassurer sa foi. Pourquoi ?

 

Nous croyons intégralement ce qu’il y a dans le catéchisme et c’est devenu et c’est resté notre chair 15.

 

C’est le cri d’une âme qui possède la foi et qui la possède beaucoup plus par une expérience vécue que par le raisonnement, à tel point qu’un dogme de cette foi la touche jusqu’à la moelle et la jette dans une angoissante perplexité. Aussi Péguy sent-il qu’il n’a, personnellement, que faire du raisonnement, si adroit fût-il, que la Foi, l’Espérance et la Charité seules lui importent :

 

Il importe extrêmement de ne pas m’affubler en père de l’Église. C’est déjà bien assez d’en être le fils.

 

C’est bien là ce qui lui manque, « son grand péché », il lui faut donc se jeter dans l’abîme de l’amour divin en faisant un suprême appel à sa foi et à son espérance. Il lui faut simplement s’y abandonner en renonçant à tout secours, à tout appui humain, sans autre soutien que la foi et l’espérance. Il lui faut aller jusqu’à risquer, jusqu’à sacrifier son bonheur éternel. Mais voici précisément quel est l’enjeu de la terrible gageure qui deviendra l’idée fixe de ses dernières années : vaincre l’abîme de l’enfer toujours béant devant ses yeux et intolérable à sa sensibilité, en y précipitant l’abîme encore plus profond, plus éternel, plus puissamment efficace de l’amour divin !

 

*     *     *

 

Péguy lutta avec le Christ au sujet de l’enfer ! Entreprise singulière et plutôt rare chez les chrétiens. Bernanos représente dans ses célèbres romans mystiques Sous le soleil de Satan et l’Apostat des hommes qui croyaient avoir pour mission de délivrer une âme de l’enfer au prix de l’entier sacrifice de leur vie. Le cas existe ailleurs que dans les romans : il se rencontre dans la réalité. Nous connaissons par l’histoire des mystiques qui auraient consenti à leur perte éternelle pour le salut d’un réprouvé. Libre au, logicien de s’en indigner. L’absurde au regard de la logique peut cacher un sens interne et être un indice de pure et profonde humanité au regard du cœur. Péguy ne voulait pas seulement sauver de l’enfer une seule âme, il les voulait sauver toutes. Erreur prodigieuse qui témoigne de l’insuffisance de sa théologie, mais, en même temps, de la générosité de son cœur.

Il faut distinguer en effet. Certains protestent contre l’existence de l’enfer pour dissimuler leur bassesse, inquiets de soustraire aux sanctions de la justice divine le plein assouvissement de leurs instincts. Cette indignation peut aussi révéler la noblesse d’une âme affligée comme par une indicible angoisse personnelle à la pensée que des membres vivants de la grande communauté humaine en soient éternellement retranchés. Tel fut le cas de Péguy. À vouloir lui opposer les arguments froids et limpides de la logique, on n’eût fait que l’enfermer plus inaccessiblement dans son tourment. Le problème n’était pas d’ordre scientifique, c’était une angoisse morale personnelle.

La conscience d’une telle détresse aboutit à l’isolement. De là la défiance de Péguy à l’égard des prêtres ; de là sa rupture avec Maritain. Seul sans doute aurait été capable de le soulager un théologien instruit et apte, pour avoir passé par les mêmes épreuves, à charitablement le comprendre. Péguy ne l’a pas trouvé ; vraisemblablement parce qu’il ne l’a pas cherché. La douleur, la conscience surtout de l’universelle douleur, rend solitaire.

Nous voudrions ici, nous l’avouons sincèrement, arriver à faire comprendre un homme dont la raison semble avoir été jusqu’à un certain point obnubilée par l’aspect le plus atroce de la souffrance humaine, par la pensée des supplices éternels de l’enfer. L’enfer est un mystère dont seuls les saints ont le droit de ne pas s’effrayer.

Rien ne saurait mieux nous permettre de juger en son vrai jour le cas de Péguy que ces lignes si compréhensives d’Aloys Wurm sur la douleur humaine en général :

 

« Ce qui est affreux et horrible dans notre vie ici-bas (le spectacle, par exemple, d’un père qui, dans un accès de folie, vient de tuer ses enfants) doit laisser place à une considération intérieure qui en modifie la signification. Le sentiment du tragique, qui enferme tout au fond de lui-même quelque chose d’admissible, est le symptôme, épandu à travers toute l’humanité, de cet état de choses. Les évènements les plus épouvantables de la vie humaine recèlent un sens ultime, une connexion qui nous les rend acceptables, un aspect interne où se perd l’image sensible de leur atrocité. Tels ils apparaissent au regard de Dieu. Parce qu’il en voit tous les aspects, ce qui nous impressionne surtout de l’unique point de vue qui nous est accessible, prend à ses yeux une importance secondaire. Si les choses n’étaient que ce qu’elles sont pour nous, si Dieu les voyait seulement comme nous, c’en serait fait de sa béatitude. Mais il les voit dans leur intégralité. Par une sorte d’intuition pour ainsi dire, l’homme empli de Dieu participe, – et donc en un sens plus positif que ce que comporte la conscience du tragique –, à cette vision intérieure divine dont, espérons-le, nous connaîtrons la pleine clarté avec la félicité du ciel... Et si nous sommes de ceux qui jamais n’appartiendront ici-bas à ces âmes remplies de Dieu, nous restons d’autant plus fatalement exposés au sombre torrent de la douleur du monde, mais, par contre, nous nous trouvons, plus que ces privilégiés, unis par le cœur, par le sang, par la sensibilité, à nos frères humains 16. »

C’est exactement cela. Il fut donné à Péguy de ressentir intensément le mystère de l’enfer ; non pas, toutefois, en homme rempli de Dieu, mais du côté humain, du point de vue d’une solidarité humaine pour ainsi dire exacerbée contre Dieu, et d’un esprit de famille et de parenté jaloux. La chose apparaît clairement dans sa première Jeanne d’Arc. La sainte qu’il donne pour patronne à la nouvelle société socialiste ne peut s’empêcher de discuter avec Dieu de la question de l’enfer :

 

Quand je pense, à présent que je vous parle, que toutes mes paroles vous trouvent à damner des âmes.

 

Elle est prête à tout accepter, à tout souffrir, pourvu seulement que prenne fin l’horreur de l’enfer :

 

Ô s’il faut, pour sauver de la flamme éternelle

Les corps des morts damnés s’affolant de souffrance,

Abandonner mon corps à la flamme éternelle,

Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle.

 

Et s’il faut, pour sauver de l’Absence éternelle

Les âmes des damnés s’affolant de l’Absence,

Abandonner mon âme à l’Absence éternelle,

Que mon âme s’en aille en l’Absence éternelle.

 

C’est chose très significative que Péguy ait conservé intégralement ce texte dans sa seconde version de 1910, Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Durant tout cet intervalle de plusieurs années, le problème de l’éternelle damnation n’a jamais cessé de le préoccuper. Au contraire, cette inquiétude le tourmente encore plus depuis son retour à la foi. Si la première Jeanne d’Arc traduisait originairement une lutte contre le mal universel de l’humanité, la seconde ne constitue du commencement à la fin qu’un débat sur ce qui en est la forme métaphysique, éternelle : la damnation.

N’oublions jamais le caractère autobiographique de l’œuvre écrite de Péguy, réaction directe à l’égard des problèmes de son existence personnelle. Renie-t-il les disciplines intellectuelles du jour, chez lui l’idée de patrie s’éveille-t-elle en pleine conscience, aperçoit-il dans les puissances d’argent l’insidieux poison du monde moderne, sa découverte se décharge comme une explosion dans un livre. En 1908 il revient au catholicisme, non par une conversion, mais, comme il le dit, « par un approfondissement du cœur ». La véritable société humaine existe seulement dans la « communion des saints ». Cette découverte le ravit. Il exulte, il en verse des larmes de joie. Mais voici que la vieille angoisse métaphysique le ressaisit ; l’enfer est toujours là, cette limitation incompréhensible, terrible, de la douce solidarité humaine.

Le doit-il nier ? Non certes. On a la foi ou on ne l’a pas. Il ne peut exister de position intermédiaire entre la foi et l’incrédulité. Péguy admet « intégralement » l’enseignement du catéchisme ; et, puisqu’il croit, il doit croire à l’enfer.

Mais quelle est alors la situation des siens, de sa femme, de ses enfants, de ses amis ? Quelles belles âmes parmi ces protestants, parmi ces juifs et ces libres penseurs ! « Je connais des juifs, dit-il, qui ont des grâces étonnantes, et des catholiques qui n’en ont point. » Il écrit à une libre penseuse : « Grande amie, vous êtes plus chrétienne dans votre petit doigt que tous ces imbéciles dans tout leur appareil. » Que deviendront tous ces gens-là ? Doit-il voguer seul en sûreté vers la rive dans la barque des sacrements et abandonner les autres à l’incertitude de leur destin ? Si la première attitude répond à l’enseignement de l’Église, la seconde répugne à sa conscience, à son sentiment le plus intime.

Péguy hésite. Évidemment c’est une erreur. Rien ne l’obligeait à se désintéresser des autres si, docile à la logique de sa foi, il recevait les sacrements et professait extérieurement sa soumission à l’Église. Mais, tel qu’il était, il ne pouvait s’y résoudre. Comme la sœur de Maritain en avait eu l’intuition, il se complaisait en sa douleur. Le besoin de vivre dans des situations tragiques répondait à cet héroïsme inné qui le portait à assumer le plus ardu, à se solidariser, au risque de son propre salut, avec ceux dont le salut était le plus en péril. Exemple magnanime et émouvant d’une conscience invinciblement erronée, comme disent les théologiens.

En tout cas, nous tenons pour certain que c’est là la racine la plus profonde de la conduite contradictoire de Péguy croyant 17.

Cette incohérence, Péguy n’a point permis à ses contemporains et à leurs successeurs d’en trouver aisément la clef, n’ayant jamais explicitement révélé le mystère de sa vie. Ce pamphlétaire a toujours chéri la plus grande discrétion sur les secrets de son for intérieur. Ses plus lourds soucis, il les a dissimulés dans ses poèmes, dans ses « mystères », et les a placés dans le cœur et sur les lèvres de ses héros. Ainsi, dans le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, c’est son propre débat à propos de l’enfer que soutient la future sainte, la petite bergère. L’ouvrage (on ne peut l’appeler un drame : le sujet comporte trois personnages seulement, aucune action, et ne constitue, somme toute, que le développement d’une longue méditation dans une suite d’épisodes visionnaires), l’ouvrage reste impénétrable, chaotique et informe, tant qu’on n’en a pas reconnu le pivot véritable en cette idée précise, qui éclaire aussi l’énigme du titre. Il est peut-être possible, on ne l’affirme pas, que la damnation soit abrogée par le mystère de la charité.

Pour la petite Jeanne, toute la misère, visible et cachée, de la guerre de Cent ans entre la France et l’Angleterre se trouve concentrée dans le problème de la damnation éternelle. Les victimes de la guerre, les morts, ne perdent pas seulement leurs biens et la vie mais la foi en Dieu et la vie éternelle :

 

Et ainsi, de quelque côté qu’on se tourne, des deux côtés c’est un jeu où, comment qu’on joue, quoi qu’on joue, c’est toujours la perdition qui gagne. Tout n’est qu’ingratitude, tout n’est que désespoir et perdition.

 

Jeanne cherche-t-elle à rencontrer Gervaise, la nonne mystique, c’est surtout avec l’espoir d’en être un peu rassurée, qu’une lueur illuminera les ténèbres solitaires de sa désolation, l’angoisse de l’abandon de Dieu :

 

Je ne peux plus, je ne peux plus aller.

Ô que vienne au plus tôt, mon Dieu, ma mort humaine.

Ô mon Dieu j’ai pitié de notre vie humaine où ceux que nous aimons sont à jamais absents.

 

Comme un oiselet captif, elle tourne, elle tourne sans cesse autour du cercle fermé de cette pensée de la damnation. Elle voudrait être damnée par Dieu si, par cette damnation volontaire, elle pouvait délivrer les autres de leur damnation involontaire. Elle serait seule à souffrir alors, et sa souffrance ne serait pas inutile. Mais dans l’univers de Dieu c’est donc la souffrance perdue, la souffrance éternellement stérile. En vain sœur Gervaise s’efforce-t-elle de l’apaiser en évoquant la sublime vision de la Communion des saints, fondée sur la passion et la mort du Christ. Comme une blessure incurable arrache un malade à son laborieux sommeil, l’insoluble question revient toujours harceler Jeanne au cours de ces rassurantes considérations :

 

Se peut-il qu’il y ait tant de souffrance perdue.

 

À quoi il n’existe qu’une réponse : oui, puisqu’il en est ainsi.

 

Il existe une souffrance dont le Christ, le Sauveur lui-même ne put nous délivrer. Son cri sur la Croix, cette « clameur qui sonna faux comme un divin blasphème », n’est-ce pas la connaissance de cette souffrance devant laquelle la Rédemption s’arrête qui le lui arracha. Gervaise elle-même, la consolatrice, est obligée d’admettre que l’enfer est un mystère :

 

C’est un grand mystère, enfant, le plus grand mystère de la création. C’est un plus grand mystère que l’Incarnation même et que la Rédemption. Car la Passion de Jésus, au moins on voit à quoi ça sert.

 

Si elle ignore à quoi sert la souffrance des damnés, elle sait que la Passion du Christ constitue un trésor de grâces, éternel, inépuisable. Nous sommes dans la main de Dieu. Nous n’avons pas de comptes à demander à Dieu, et nous devons avoir confiance en lui. Madame Gervaise chante le cantique de la confiance en l’amour tout-puissant, à travers tout le livre, sur tous les tons et toue les modes, comme Jeannette ne fait, de la première page à la dernière, que répéter la petite formule du grand désespoir qui l’obsède :

 

Et quand nous voyons, quand vous voyez que la chrétienté même, que la chrétienté tout entière s’enfonce graduellement et délibérément, s’enfonce régulièrement dans la perdition.

 

À quoi Madame Gervaise réplique pour la dixième fois :

 

On verra, on verra, mon enfant. Qu’est-ce que tu en vois. Qu’est-ce que tu en sais. Qu’est-ce que tu sais. Qu’est-ce que nous en savons. On verra voir. Laissons courir, laissons venir la volonté de Dieu. Le monde se perd, le monde s’enfonce dans la perdition. Tu t’en aperçois, tu le vois, depuis quand ? mettons depuis huit ans. Tu l’entends dire, aux vieux, depuis quand ? mettons depuis quarante, depuis cinquante ans. Mettons de père en fils depuis cinquante et cent ans. Et puis après. Que sont quarante, que sont cinquante et cent ans auprès de ce qui est promis à l’Église. Et quand ce serait depuis les treize siècles que ça dure. Que sont des siècles de jours et des siècles d’années. Que sont des siècles de minutes ? Il y aura des siècles de siècles. Nous sommes de l’Église éternelle. Nous sommes dans la chrétienté éternelle. Nous sommes de la chrétienté éternelle. Ces temps sont venus, il y aura d’autres temps. Ces temps sont venus, il y aura, il y a l’éternité. Que pèsent des siècles de siècles du temps en face de l’éternité.

De la véritable, de la réelle éternité.

En face des promesses éternelles. De la promesse d’éternité. De la promesse faite à l’Église.

En face des promesses.

En face des promesses que pèse l’évènement ; le pauvre, le misérable évènement ; tout ce qui arrive.

Qu’est-ce que nous savons.

Qu’est-ce que nous voyons.

Et quand cela serait, c’est affaire au Bon Dieu : la chrétienté même est à lui, l’Église est à lui. Quand j’ai fait ma prière et bien fait ma souffrance, il m’exauce à sa volonté : ce n’est pas à nous, ce n’est à personne à lui en demander raison.

Nous sommes dans la main de Dieu.

Les voies de Dieu sont insondables.

 

Et Dame Gervaise congédie Jeanne sur ces mots :

 

Adieu, ma fille. Que Jésus le Sauveur sauve à jamais ton âme.

 

Et, par le fait, il n’y a rien de plus à répondre. Sur le sujet de la béatitude et de la damnation, il n’est pas d’autre lumière pour le croyant que la confiance absolue en l’amour divin.

C’est ce que Jeanne a appris, et Péguy avec elle, de la mystique Gervaise. Le Mystère de la charité est la puissance, l’unique puissance qui triomphe de l’enfer. Pensée assez stérile pour qui ne s’est jamais laissé troubler par le problème de la damnation ; quintessence pour Péguy d’une continuelle méditation de deux ans, dont l’aboutissement concret apparut avec sa Jeanne d’Arc.

 

Jusqu’où, se demande-t-on, cette obsession lui fit-elle approfondir le problème de la damnation ?

Déjà la constatation s’impose qu’il a, intérieurement, approché de la solution autant que cela se peut : l’unique solution est une foi, intime et complète, en l’universalité de la Rédemption. Extérieurement pourtant, dans ses rapports externes avec l’Église, cette discussion ardente et prolongée ne l’a pas fait progresser d’un pas. Nous constatons même que c’est à partir du moment où le mystère de la charité de Jeanne d’Arc (cette charité obstinée à ne se désintéresser pas même des damnés) lui hante si assidûment l’esprit qu’il se décide à suivre la voie de la confiance et non celle des sacrements.

Le dernier mot de dame Gervaise à Jeanne d’Arc : « Que Jésus le Sauveur sauve à jamais ton âme », exprime le vœu le plus fervent de son cœur. Mais ce désir est inséparable d’un autre, véritable axiome de sa pensée et de son sentiment le plus personnel, dont l’expression surgit dès les premières pages du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc :

 

Il faut se sauver ensemble. Il faut arriver ensemble chez le bon Dieu. Il faut se sauver ensemble. Il ne faut pas arriver trouver le bon Dieu les uns sans les autres. Il faudra revenir tous ensemble dans la maison de notre père. Il faut aussi penser un peu aux autres ; il faut travailler un peu les uns pour les autres. Qu’est-ce qu’il nous dirait si nous arrivions, si nous revenions les uns sans les autres.

 

Toute sa vie, Péguy resta rigoureusement fidèle à cette conception de la solidarité. Cette façon de comprendre la solidarité, après l’avoir détourné de l’Église pour qui l’enfer est un dogme de foi, lui dicte encore, redevenu chrétien, celle dont il interprète la communion des Saints. Quiconque appartient par la prière, par la grâce et les bonnes œuvres, à la communion des Saints, est sauvé, même sans les sacrements. Principe incontestable, selon la doctrine même de l’Église, pour ceux qui ignorent, sans en être responsables, les sacrements. Péguy les connaît, il les désire, il pleure d’en entendre parler, mais il renonce à les recevoir tant que la grâce n’y amène pas aussi les siens. « Il faut se sauver ensemble ». Solidaire avec eux, il s’en remet entièrement à la grâce pour son propre salut et le leur.

 

*     *     *

 

Le philosophe et théologien George Fonsegrive a écrit à propos de la conduite de Péguy catholique : « On a dit de lui qu’il apportait dans l’Église le tempérament d’un hérésiarque. C’était étrangement le méconnaître 18. »

Péguy lui-même a beaucoup souffert de ce reproche tacite ou ouvertement exprimé. Apprenant que dom Baillet est gravement malade, il répond à Lotte :

 

J’ai pour lui une tendresse que je n’ai eue pour personne. Lui aussi m’aime. Mais il se méfie de moi. Il a peur que je fasse un hérétique. C’est fou. Les moines ne comprennent pas ce que c’est que la vie... Ils ne peuvent pas comprendre ma vie. Toi non plus, tu es trop innocent. Je suis un pécheur. Mais je prie tant et j’ai tant de grâces 19 !

 

Oui, Péguy a bien des grâces ; on le croit volontiers, on le sent, on le constate. Mais pourquoi reste-t-il à mi-chemin en ce miracle évident de la grâce, comme un âne rétif à quelques pas du but ? Les meilleurs de ses amis s’en indignent. Un de ceux qu’il a convertis par ses écrits, Ernest Psichari, le petit-fils de Renan, s’écrie : « Vous êtes un lâche, Péguy ! Je préfère à l’homme que vous êtes le dernier des misérables qui se convertit in extremis. »

Aussi la solitude se fait-elle autour de lui. Certes on a beaucoup parlé de sa dernière Jeanne d’Arc. André Gide l’admire, et Maurice Barrès veut même lui faire attribuer le grand prix de littérature de l’Académie. Dans le clan des intellectuels qu’il harcèle depuis dix ans on ne se sent pourtant aucun goût pour ce « bedeau qui met du vitriol dans son eau bénite ». Parmi les abonnés des Cahiers de la Quinzaine, les non-catholiques sont fort mécontents de cette foi du charbonnier qu’il y affiche avec une assurance provocante, tandis que les catholiques, à l’exception du fidèle Lotte qui lui prête tout son appui, se détournent de ce nouvel adepte et apologiste de la foi par trop original.

Vie triste et solitaire que la sienne ! On croirait qu’il n’a retrouvé la foi que pour voir redoubler toutes ses difficultés intérieures et extérieures. Lui faut-il donc désespérer de la vie ? Péguy ne se le demande pas. Depuis longtemps pareille question n’a plus aucun sens pour lui ; il sait que la vie est faite pour la confiance absolue. En avant donc pour « cette énorme aventure » ! Il ne reste plus, il ne peut plus rester qu’à avoir confiance quand on connaît

 

... la plus grande histoire de la terre.

Et aussi la plus grande histoire des cieux.

La plus grande histoire du monde.

La plus grande histoire de jamais.

La seule grande histoire de jamais.

La plus grande histoire de tout le monde.

La seule histoire intéressante qui soit jamais arrivée 20.

 

Qu’on y songe ! Un Dieu qui personnellement s’est fait homme, et qui est mort pour nous !

 

Villes cathédrales, vous n’avez point vu cela. Vous enfermez dans vos églises cathédrales des siècles de prière, des siècles de sacrements, des siècles de sainteté, la sainteté de tout un peuple, montant de tout un peuple, mais vous n’avez pas vu cela 21.

 

Dieu fait homme, Dieu qui nous a sauvés par la Croix ! C’est une chose prodigieuse qui s’est accomplie là ! Dès lors tout doit cesser ; ce doit être en ce monde la fin du progrès du mal, et dans l’autre l’extinction des flammes éternelles. Quelque chose de nouveau a commencé, « l’infini, l’éternel pardon », et la confiance que le mal fini ne limite pas la toute-puissance de la rédemption divine.

Confiance, confiance ! Et c’est le vide autour de Péguy. Comme un homme tombé dans un gouffre inextricable, il délibère, égaré dans l’abîme de sa détresse, avec lui-même. Ou plutôt avec Dieu. Et sans rester inactif. Il agit, il se défend, il lutte, il se creuse un tunnel sous la masse écrasante de ses soucis vers la lumière, vers le suprême triomphe de la confiance. Il le sent bien : son vrai péché est encore et toujours le manque de confiance. Et cette expérience intime, cette nostalgie lui inspire deux nouveaux mystères : Le Porche de la Deuxième Vertu et le Mystère des Saints Innocents, deux œuvres qui ne représentent pas autre chose qu’une sorte d’entraînement mystique vers les cimes de l’espérance.

Non sans succès. Il peut écrire, en 1912 :

 

Voilà, je m’abandonne. Je ne tiens plus à rien. La gloire qui m’intéressait, il y a deux ans, je m’en f... Je m’abandonne. Je suis les conseils que Dieu donne dans mes Innocents. Les Innocents c’est une anticipation. Ce que j’y exprimais, je ne l’avais jamais pratiqué. Maintenant, je m’abandonne 22.

 

De fait, vient un jour où, comme s’il l’avait prévu, il répète le geste de son bûcheron lorrain dans le Porche. Le pauvre hère a trois enfants malades. Que peut-il pour eux ? Mais la mère de Dieu est bien capable d’en prendre soin ; à elle de s’en charger ! Ainsi fait Péguy, quand un de ses enfants tombe malade. Il part pour le sanctuaire de Chartres. Comme ses vieux ancêtres paysans, avant le temps des chemins de fer, comme un pèlerin du moyen-âge, il franchit les quatre-vingts kilomètres qui séparent du sanctuaire de Notre-Dame la boutique des Cahiers de la Quinzaine. À pied, le rosaire à la main, s’arrêtant aux croix des carrefours pour dire quelque Ave Maria, haltes plus précieuses que les rosaires qu’il a coutume depuis longtemps d’égrener en parcourant les grandes rues de la capitale ; rêvant, le cœur plein d’un indicible espoir, il arrive au but le troisième jour. Singulier pèlerin, ce saint moins la sainteté ! Et il répète la prière de son bûcheron, suprême appel au cœur de la Mère de Dieu que les frères Tharaud restituent ainsi :

 

Je n’en peux plus, je n’y comprends plus rien, j’en ai par-dessus la tête, je ne veux plus rien savoir. Je ne peux pas m’occuper de tout. J’ai un office, vous le savez bien, les Cahiers, c’est une affaire énorme ! Je n’ai pas une vie ordinaire. Ma vie est une gageure ! Nul n’est prophète en son pays. Mes petits ne sont pas baptisés. À vous de vous en occuper. Je n’ai pas le temps. Je n’en peux plus. Prenez-les. Je vous les donne 23...

 

Voilà bien Péguy tout entier, sa façon d’agir et de prier. Homme de génie par l’esprit mais par le cœur aussi, non sans un grain de folie aussi. Brave insensé mystique qui risque son salut éternel pour l’amour de son prochain ; qui s’inquiète plus des soucis des autres que des siens. Au jugement des frères Tharaud on eût pu lui appliquer parfaitement la définition comique qu’il donnait de l’épopée : « Se mêler frénétiquement de tout ce qui ne vous regarde pas. » Mais il semble que pareils insensés ne désagréent pas à la Vierge. L’enfant malade recouvra promptement la santé. Les deux aînés, puis le troisième, né après la mort de Péguy, recevront ensemble – plus tard – le baptême, et même sa femme.

Et lui, celle qu’il honore d’un culte si fervent ne l’a-telle pas guéri ?

 

Extérieurement Péguy ne revint jamais au sein de l’Église ; mais qu’intérieurement il soit demeuré exclu de la communion des saints, cette pensée est simplement incroyable. Vivre, penser, sentir et écrire comme Péguy sans appartenir au corps mystique du Christ, c’est un contresens, une pure impossibilité.

Combien de fidèles, combien de prêtres même sont capables de cette expérience ardente et charismatique de la communauté chrétienne, dont déborde son mystère de Jeanne d’Arc ? Consentiraient-ils à lire cette œuvre, ils n’y reconnaîtraient pas même sans doute, offusqués seulement par l’étrangeté de la forme, l’expression authentique d’une miraculeuse intuition pénétrant jusqu’aux profondeurs essentielles du mystère chrétien.

Ainsi pourtant. Impossible de n’y voir qu’un prétexte littéraire. C’est une chose d’exposer avec une exacte précision théologique et un grand charme poétique des vérités révélées ; c’en est une autre de communiquer autour de soi un climat de spiritualité surnaturellement implorée et acquise. Au prix d’un débat de combien de jours et de combien de nuits avec Dieu peut-on parvenir à avoir ainsi le cœur débordant d’une telle ardeur mystique qu’on en parle sans cesse, qu’on ne puisse se retenir d’en parler, de s’efforcer sans fin d’en balbutier.

Mais l’irrégularité de sa conduite à l’égard de l’Église visible ne pourra jamais infirmer cette vérité, qu’au fond et essentiellement Péguy fut extraordinairement chrétien. Et personne ne pourra mettre en doute ce témoignage de Lotte : « La vision de Péguy est si pénétrante qu’elle nous semble plonger au cœur même des réalités spirituelles. Aussi on aura beau extraire et éparpiller tout le contenu d’une telle œuvre, on n’aura rien fait. Le mouvement intérieur échappera toujours à notre prise ; et c’est ce mouvement qui est tout, puisqu’il traduit le courant spirituel, qui unit le poète à Dieu 24. »

Personne ne connaît mieux la situation religieuse de Péguy que Lotte, le plus intime confident de ce lutteur solitaire, de ce franc-tireur du Christ durant ses dernières années. L’ami Lotte sait avec quelle héroïque persévérance Péguy poursuit son travail de « l’approfondissement du cœur », combien il n’aspire uniquement, de plus en plus, qu’à mieux pénétrer le mystère du christianisme. Péguy n’est pas resté inactif au point du développement spirituel où il se trouvait en cet automne de 1908 quand, pour la première fois, la grâce lui fit prendre pied dans le religieux. Ses « mystères » marquent les étapes de la transformation spirituelle qui s’opérait en lui. Il écrit à Lotte, en 1912 :

 

Mon vieux, j’ai beaucoup changé depuis deux ans. Je suis un homme nouveau. J’ai tant souffert et tant prié... Je vis sans sacrements. C’est une gageure. Mais j’ai des trésors de grâces, une surabondance de grâce inconcevable 25.

 

Pareille affirmation ne saurait paraître outrée de la part d’un homme persuadé comme lui, par expérience, qu’il n’existe que deux catégories essentiellement différentes d’hommes : ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas la grâce, – et pour qui l’œuvre de la grâce constitue « la seule histoire intéressante et essentielle au monde ». L’intelligence et la foi, la culture et la grâce représentent à ses yeux deux unités inséparables, non seulement en un sens très général mais dans le sens le plus strictement chrétien.

 

Toutes les questions spirituelles et temporelles, fait-il remarquer dans ses derniers temps à Stanislas Fumet, toutes les questions spirituelles et temporelles, éternelles et charnelles, gravitent autour d’un point central auquel je ne cesse de penser et qui est la clef de voûte de ma religion. Ce point, c’est l’Immaculée Conception.

 

Nouvelle preuve que pour Péguy le problème capital de l’histoire du monde est le rachat du péché : il se proposait de composer sous le titre de Véronique une philosophie de l’histoire du point de vue de la foi comme pendant à sa profane Clio. La mort l’en a empêché, et sans doute eût-elle anéanti d’autres projets si le pressentiment de sa fin prochaine n’avait de plus en plus incité Péguy à une activité fébrile :

 

Il faut produire, disait-il à Tharaud. Je subordonne tout à cela. Plus je vais, plus je m’aperçois que je ne suis rien et que mon œuvre est tout. À nos âges on ne remet pas. Tu n’imagines pas tout ce que j’ai à écrire encore. Je couvrirai dans le chrétien la même surface que Goethe dans le païen.

 

Dans le chrétien... Péguy en revient toujours là. Son dernier et suprême souci, son unique souci en ce monde est de comprendre et faire connaître « l’énorme aventure » du christianisme, la seule importante pour son âme et pour toutes les âmes.

Actuellement il a l’esprit et le cœur tout occupés d’une idée, ou plutôt d’une figure en qui s’incarne tout le grand drame surnaturel de l’humanité : Ève. Drame dont toute âme humaine, l’âme en rapport avec toutes les forces métaphysiques de l’univers, est le théâtre. Quels conteurs de balivernes que les romanciers ! Combien il est ridicule de faire une affaire d’État d’une histoire de mariage ou de divorce, alors que l’unique question est de savoir si l’homme avec ses complexités infinies accepte ou rejette le royaume de Dieu. Beau sujet pour une nouvelle Divine Comédie, songe Péguy. Non pourtant sur le modèle de Dante, comme il l’explique à Tharaud :

 

Dante, vois-tu, c’est un touriste. Un touriste de génie, mais un touriste tout de même. Il fait du pittoresque, il raconte des histoires, il regarde tout le temps ce qui se passe autour de lui. Moi, je ne lève pas la tête, je ne vais pas me balader dans le ciel et dans l’enfer, je ne raconte pas des histoires, je ne travaille pas sur les pécheurs qui ont leur nom dans le Larousse illustré. Ève, c’est toi, c’est moi, tu comprends, c’est le pécheur de la plus commune espèce. Et il s’agit tout le temps de savoir, pendant dix ou douze mille vers, comment ce bougre-là sera sauvé ou damné.

 

Mais où trouver des gens capables de se passionner encore pour la perte ou le salut d’une âme ? Péguy s’en inquiète tellement qu’il écrit du sang de son cœur cette Ève... à laquelle personne ne s’intéressa. Pour cette question de style dont nous avons parlé ? Surtout parce que Péguy est presque inévitablement ennuyeux dès lorsqu’on ne se sent aucun goût bien marqué, aucun attrait naturel pour ce qui est pur et saint :

 

Je suis un pécheur. Mais il n’y a pas un péché dans mon œuvre. Je ne travaille pas dans le péché.

 

Mauvaise recette pour un auteur qui rêve de grands tirages. Péguy rêve du Royaume de Dieu. Il sent que pour lui le Royaume de Dieu approche, et secrètement il en exulte. À défaut de l’audience de la terre il a celle du ciel :

 

On ne s’imagine pas ce que sainte Geneviève, saint Aignan, saint Louis, Jeanne d’Arc font pour moi !

 

Sans nul doute les saints, – qui le comprennent, car « les saints n’étaient pas des messieurs tranquilles », comme se l’imaginent la plupart des catholiques –, ses saints lui obtiennent l’unique objet de ses désirs : entrer dans la céleste compagnie des bienheureux.

Le 4 août 1914, Péguy part pour le front, « pour le désarmement général et la dernière des guerres. » C’est aussi, il en a le pressentiment, sa dernière guerre, sa dernière lutte charnelle après tant de luttes spirituelles. En hâte il organise une troupe d’assaut pour lui porter le secours de la prière en ce moment critique. Troupe étrange, comme lui seul sur cent mille la pouvait constituer en pareille circonstance : une catholique, une protestante, une juive, une libre penseuse. Toutes lui promettent de faire chaque année le pèlerinage de Chartres s’il ne revenait pas.

On sait, par une lettre adressée à la sœur de Maritain, qu’il assista à la messe le jour de l’Assomption, la première et la dernière qu’il entendit depuis son retour à la foi.

Le 4 septembre, il cantonnait dans un vieux monastère abandonné. Il y passe la nuit à orner de fleurs l’autel de la Vierge, en l’honneur de qui il eût sacrifié tout saint Thomas pour le Salve Regina. Le lendemain il tombe en montant à l’assaut.

N’avait-il pas raison de dire : « Je ne suis pas un saint. Je suis un pécheur, un bon pécheur. »

 

 

Charles PFLEGER, Aux prises avec le Christ,

Salvator, 1949.

 

Traduit par L. BREVET.

 

 

 

 

 



1  Victor Marie, Comte Hugo.

2  Ib.

3  Jérôme et Jean Tharaud : Notre cher Péguy, II, p. 6.

4  Les Documents de la Vie intellectuelle, 20 octobre 1929 : L’actualité de Charles Péguy. – Comme preuve de cette actualité, citons encore quelques-uns des principaux ouvrages consacrés à Péguy au cours de ces dix dernières années :

Paul Archambault : Charles Péguy – Images d’une vie héroïque (Bloud et Gay, 1939) ; – Marcel Péguy : Le Destin de Charles Péguy (Perrin, 1941) ; – Roger Secrétan : Péguy soldat de la vérité (Le Sagittaire, 1941) ; – A. Mabille de Poncheville : Jeunesse de Péguy (Alsatia, 1943) et Vie de Péguy (La Bonne Presse, 1943) ; Jean Delaporte : Connaissance de Péguy (Plon, 1944) ; – Romain Rolland : Péguy, 2 vol. (Albin Michel, 1944).

5  Joseph Lotte, Entretiens avec Péguy, publiés dans Un Compagnon de Péguy : Joseph Lotte, par Pierre Pacary. Gabalda. 1916.

6  L’argent, III.

7  Dieu est-il français ? – P. 28. – (Grasset 1930).

8  Op. cit., I, p. 107-108.

9  Victor Marie, Comte Hugo.

10  Bulletin des professeurs catholiques de l’Université.

11  Cahiers de la Quinzaine, 5 avril, 1900.

12  Notre jeunesse.

13  Victor Marie, Comte Hugo.

14  Cahiers de la Quinzaine, VIII-11., 3 février 1907.

15  L’argent.

16  Seele, juin 1933.

17  Telle est la thèse soutenue par Daniel-Rops, Péguy (Flammarion, 1933), p. 223 et Préface à l’édition de 1935.

18  De Taine à Péguy, P. 313.

19  J. Lotte, op. cit.

20  Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc.

21  Ib.

22  J. Lotte. Op. cit.

23  Op. cit., II. p. 168-169.

24  J. Lotte. Op. cit., Article sur Péguy, p. 301.

25  Id., entretiens avec Péguy.

 

 

 

 

 

 

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