Marie-Antoinette

 

D’APRÈS LES PAPIERS SECRETS DE MERCY

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

L. PINGAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, avec les lettres de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, publiée par MM. le chevalier Alfred d’Arreth et A. Geffroy, 3 vol., 2e édition, 1875. (Didot.)

 

 

Marie-Antoinette a eu de nos jours deux sortes d’ennemis : les biographes de science légère et de plume facile, et ensuite les faussaires anonymes, auteurs de correspondances apocryphes. On ne songe plus, Dieu merci, à ressusciter contre elle les accusations inventées par la haine révolutionnaire ; on n’en a pas moins défiguré trop souvent ses traits, soit par des esquisses incomplètes, soit par des apologies sentimentales. Le temps paraît venu de substituer à ces images d’une fidélité conventionnelle ou d’une couleur romanesque un portrait que la postérité puisse adopter de confiance. La dernière reine de France a tout droit d’être traitée comme sa mère, la grande Marie-Thérèse, en roi.

Dans la nouvelle publication de MM. d’Arneth et Geffroy, c’est Marie-Antoinette elle-même qui se montre à nous, qui nous raconte sa vie pendant les premières années de son séjour en France, ou qui la laisse raconter par des témoins d’une sincérité et d’une autorité incontestables. Nous l’entendons d’abord confier à sa mère ses impressions multiples sur sa famille et son pays d’adoption ; Marie-Thérèse lui répond par des avis qui, pour être parfois minutieux, n’en sont pas moins pleins de fermeté et de sens. Entre les deux princesses, apparaît le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche à Versailles, déjà connu en France par la Correspondance de Mirabeau et du comte de La Morck ; chaque mois il envoie à l’impératrice, sur les actes de Marie-Antoinette, trois rapports, l’un ministériel, un second ostensible, un troisième secret. C’est un surveillant discret et pourtant infatigable. « Je me suis assuré, dit-il, de trois personnes du service en sous-ordre de Mme l’archiduchesse ; c’est une de ses femmes et deux garçons de chambre, qui me rendent un compte exact de ce qui se passe dans l’intérieur ; je suis informé, jour par jour, des conversations de l’archiduchesse avec l’abbé de Vermond, auquel elle ne cache rien ; j’apprends par la marquise de Durfort jusqu’au moindre propos de ce qui se dit chez Mesdames, et j’ai plus de monde et de moyens encore à savoir ce qui se passe chez le roi, quand Mme la dauphine s’y trouve. À cela je joins encore mes propres observations, de façon qu’il n’est pas d’heure de la journée de laquelle je ne fusse en état de rendre compte sur ce que Mme l’archiduchesse peut avoir dit ou fait ou entendu 1. »

Ces lettres et ces rapports, qui se complètent les uns par les autres, constituent en quelque sorte les Mémoires de Marie-Antoinette pendant la première partie de sa vie. Le nom des éditeurs garantit leur parfaite authenticité. M. Alfred d’Arneth, directeur des archives impériales d’Autriche, avait déjà publié à Vienne, il y a quelques années, la correspondance de Marie-Antoinette avec sa mère et ses frères : il la présente aujourd’hui au public français, commentée et éclaircie par les papiers du comte de Mercy, et il ne pouvait trouver à Paris de meilleur auxiliaire que M. Geffroy, dont la critique habile et pénétrante a, sur cette époque et sur Marie-Antoinette elle-même, déjà fait brillamment ses preuves 2. Leur publication se complète par une substantielle introduction, et des notes pour lesquelles ils ont encore puisé largement dans plusieurs séries de pièces inédites. Elle offre à qui veut l’étudier dans son ensemble un double intérêt ; car elle nous montre d’une part la dauphine de France sous son vrai jour, avec sa grâce ingénue et fière, ses imprudences inévitables au milieu d’une cour où les pièges se multipliaient d’eux-mêmes sous ses pas ; elle nous révèle d’autre part la grande impératrice, aussi active et aussi sensée dans sa sollicitude maternelle qu’expérimentée dans ses vues politiques, également empressée jusqu’au dernier jour au gouvernement de sa famille et de son État. Aussi l’Autriche comme la France a-t-elle à profiter de ces précieuses révélations.

Pour ce qui regarde Marie-Antoinette, on n’aura plus à rechercher désormais au prix de quels sacrifices, de quels froissements secrets du cœur, elle fut, si l’on peut s’exprimer ainsi, naturalisée Française. Formée au milieu de sa famille à des habitudes simples, presque patriarcales, elle entre, à l’âge de quatorze ans et demi, dans un pays où elle est absolument étrangère, dans une cour qui songera à exploiter plutôt qu’à guider son inexpérience. « Versailles, écrit Mercy, est devenu le séjour des perfidies, des haines et des vengeances ; tout s’y opère par des intrigues et des vues personnelles, et il semble qu’on ait renoncé à tout sentiment d’honnêteté 3. » Il faut donc que l’influence de Schönbrunn corrige celle de Versailles ; il faut donc que Marie-Thérèse reste pour sa fille sacrifiée aux nécessités de la politique un guide clairvoyant, un conseiller de tous les jours et de toutes les situations, et elle ne faillira pas jusqu’à la mort à ce devoir.

Le recueil de MM. d’Arneth et Geffroy s’ouvre par un règlement de vie que l’impératrice confia à sa fille le jour du départ, en lui recommandant de le lire tous les mois et d’y rester fidèle. Devoirs envers Dieu et envers le monde, envers la famille qu’elle quitte et la famille qui l’attend, rien n’est oublié, et toutes les lettres de Marie-Thérèse en seront le commentaire, varié à l’infini par l’inépuisable éloquence du cœur maternel. Celle-ci, en témoin bien informé des moindres pas de sa fille, s’efforce de la conduire par la main pour ainsi dire, avec un tact et une expérience incomparables, dont la dauphine de France ne connut peut-être pas tout le prix. Certes elle avait pour sa mère la plus grande vénération et la tendresse la plus confiante ; elle s’ouvrait à elle, surtout dans les premiers temps de leur séparation, avec un complet abandon : puis ses lettres deviennent moins expansives, sinon plus rares ; à ses questions, Marie-Thérèse n’obtient que des réponses évasives, quelquefois même les réponses n’arrivent pas. Elle confie à Mercy que le style de sa fille « dit bien peu », et elle lui en envoie la preuve. Tout alarmée de cette sécheresse qu’elle croit préméditée, elle n’en veut rien laisser paraître, et se contentera dans ses réponses de marquer délicatement plus de réserve. « Comment, écrit-elle à son ambassadeur, saurais-je donc compter sur les assertions qu’elle vous fait de sa tendresse pour moi, sans les voir constatées par des faits ? Ne dois-je pas craindre qu’elle ne cherche des subterfuges dans la vue de tout un plan qu’elle s’est une fois fixé ?... Quoi qu’il en soit, je continuerai à tâcher de lui être utile autant qu’il sera possible par mes avis, sans lui marquer de l’humeur par ma lettre... dont je vous communique ci-jointe la copie, mais en même temps la plus indifférente que je lui ai écrite encore. Vous ne la relèverez pas ; je suis curieuse si elle s’en apercevra ou si elle est si enfant ou distraite de n’en faire cas 4. »

C’était le cœur de Marie-Thérèse qui lui faisait faire cette dernière restriction à ses reproches, et son cœur avait raison. Enfant, c’est bien le mot qui convient à la dauphine, et qui ne lui conviendra que trop longtemps. Sen éducation et sen instruction étaient fort incomplètes ; son précepteur français, l’abbé de Vermond, avoue-que l’ignorance était le malheur des princes de son temps. « On travaille souvent à les subjuguer, écrit-il à Mercy, rarement à les éclairer et à les diriger. » Du moins lui-même, s’il avait peu d’autorité sur son élève, se sentait-il soutenu par la surveillance lointaine, mais active, de Marie-Thérèse. Celle-ci eût voulu achever, perfectionner dans tous les sens une éducation trop longtemps négligée. Si elle recommande à la dauphine d’avoir soin de ses dents, de son teint, de sa taille, c’est qu’elle sait combien ce laisser-aller dans les habitudes extérieures peut être un indice de nonchalance, de légèreté d’esprit. Elle la voit incapable d’accepter une suite constante d’occupations sérieuses, « accoutumée à se contenter d’amusements momentanés, sans songer aux suites », se trahissant même par le griffonnage incorrect et capricieux de son écriture juvénile. La dauphine cessera-t-elle de se dissiper dans des promenades sans but et dans des visites sans fin, dans des courses à cheval qui à tous les points de vue peuvent lui nuire ? La verra-t-on songer à son intelligence, et nourrir et fortifier son esprit par des lectures faites avec assiduité et méthode ? Marie-Thérèse avait espéré d’abord recevoir chaque mois un journal mentionnant les livres qui avaient passé entre les mains de sa fille. Malgré ses instances, elle dut bien en rabattre ; le beau temps, les visites, les chasses réduisaient sans cesse la lecture à n’être qu’une distraction de quelques instants, et sur ce sujet, Marie-Antoinette, écrivant à sa mère, était condamnée à s’excuser ou à se taire. « Lorsque Mme l’archiduchesse est embarrassée, écrit Mercy, le silence est toujours sa ressource ; elle en est quitte à trop bon marché, et il serait peut-être à désirer que Votre Majesté daignât, d’un ton d’amitié et sans réprimande, réitérer quelquefois les questions qui sont restées sans réponse ; je suis assuré que cela produirait un fort bon-effet 5. » L’impératrice-reine eut beau insister ; à en juger par les livres dont il est fait mention dans les rapports de Mercy, on ne voit pas que le goût des études un peu sérieuses se soit emparé de Marie-Antoinette ; elle étudie sa religion dans les homélies élégantes du Petit Carême, et son histoire de France dans les romans anecdotiques de Mme de Lussan ; çà et là pourtant on suit la trace d’occupations plus graves : elle se sait gré un jour de trouver de l’intérêt à l’Histoire d’Angleterre de Hume, et Mercy lui rend ce témoignage qu’elle ne marque jamais aucune curiosité pour les romans ou autres livres frivoles.

Marie-Thérèse devait d’autant plus tenir à voir sa fille sans reproche de ce côté qu’à d’autres égards elle connaissait d’avance sa supériorité sur tout ce qui l’entourait. Mercy, qui n’est pas suspect d’esprit de dénigrement, ne lui avait laissé au sujet de la famille royale aucune illusion. Le roi vieilli, usé, est incapable de tout effort sérieux et de toute affection profonde ; ses filles, Mme Adélaïde, Victoire et Sophie joignent à des vertus réelles un caractère sans consistance et un goût trop prononcé pour l’intrigue ; le dauphin, qui eût dû être le guide, le protecteur naturel de Marie-Antoinette, est un enfant timide, gauche, d’une éducation négligée, qui dépense à la chasse tout ce qu’il a d’activité corporelle et intellectuelle ; ses frères, les comtes de Provence et d’Artois sont, l’un un bel esprit égoïste, l’autre une tête frivole et légère, et leurs femmes, le jour où elles apparaîtront à côté de Marie-Antoinette, ne feront que mieux ressortir, par leur insignifiance et leur froideur, les grâces et l’esprit de la future reine de France.

Il était tout naturel, dans de semblables circonstances, que Marie-Thérèse rêvât pour sa fille la première place, celle qui lui permit de déployer à chaque instant au profit des autres tout ce qu’elle avait de qualités sérieuses et solides. Honnête au fond de l’âme, d’une franchise de caractère qui devait lui nuire, douée d’une irrésistible séduction de manières et de langage, on pouvait lui demander en outre plus de condescendance envers les exigences de l’étiquette, moins d’affectation à distinguer certaines personnes au détriment de certaines autres, un penchant moins grand à la raillerie, plus de réserve à recommander les gens, sur les sollicitations de son entourage. Encore quelques efforts, et elle aura gagné toutes les sympathies. Tel est le sens des recommandations générales de Marie-Thérèse ; elles montrent avec quelle pénétration l’impératrice savait juger à distance les choses et les hommes, et quel désir sincère elle avait de voir sa fille vraiment élevée, par ses qualités, au-dessus du monde maussade ou frivole dont elle était entourée.

En ce qui concerne ses devoirs particuliers envers chacun des membres de sa nouvelle famille, Marie-Antoinette, dans sa conduite comme dans sa correspondance, paraît avoir montré un tact, une pénétration au-dessus de son âge ; moins politique cependant que sa mère, reculant moins volontiers qu’elle la limite des concessions à faire à la paix domestique ou à l’opinion mondaine. Je ne fais qu’indiquer en passant la froideur incompréhensible du dauphin à son égard. Marie-Antoinette en souffrit certainement, mais l’accent de sa plainte, quelque confidentielle qu’elle soit, est exempt d’amertume ; elle est résignée, pleine de confiance, ne cessant jamais de croire qu’elle recueillera un jour dans sa plénitude le témoignage d’une tendresse dont elle n’a jamais douté. Sa mère lui a dit avec une noble fierté : « Le seul vrai bonheur dans ce monde est un heureux mariage ; j’en peux parler 6 », et en dépit des apparences contraires, Louis XVI comme Marie-Antoinette pourront un jour, en face de la mort, faire le même aveu. Tout le mérite en revient à la fille de Marie-Thérèse ; c’est à elle, nous en recueillons ici de nombreux témoignages, que revient la principale part dans l’éducation intellectuelle de son mari. Elle estima tout d’abord son caractère, sa douceur, sa complaisance, elle reconnut la droiture et la justesse de son jugement, et ce fut pour cela même qu’elle s’appliqua à lui donner ce qui lui manquait. Les papiers de Mercy nous signalent plusieurs scènes curieuses d’intérieur où l’on voit le dauphin s’apprivoiser en quelque sorte, s’assouplir sous le regard, sous la parole vive et tendre de sa jeune épouse. Celle-ci voudrait modérer son goût exclusif pour la chasse et pour les ouvrages mécaniques. Bouderies, reproches, elle met tout en usage, sans qu’aucune mésintelligence s’ensuive entre eux. Un jour « M. le dauphin crut abréger la réprimande en se retirant dans son appartement, mais Mme la dauphine l’y suivit, et continua à lui représenter un peu fortement tous les inconvénients de sa façon d’être. Ce langage causa à M. le dauphin tant d’émotion qu’il se mit à pleurer. Mme la dauphine mêla ses larmes aux siennes, et le raccommodement fut fort tendre ». Quel autre charmant tableau que celui de Marie-Antoinette venant se jeter au cou de son mari et lui disant : « Je sens que je vous aime tous les jours davantage. Votre caractère d’honnêteté et de franchise me charme ; plus je vous compare avec d’autres, plus je connais combien vous valez mieux qu’eux 7. »

Qu’étaient-ils donc ces autres, dont la dauphine s’écartait comme par instinct, quoique condamnée à vivre auprès d’eux ? C’étaient ses beaux-frères, les comtes de Provence et d’Artois. Sous sa politesse compassée, sous ses allures circonspectes et ses propos de bel esprit, le futur Louis XVIII cache une ambition dont il est embarrassé, un esprit d’intrigue qui ne sait où se prendre, un désir ardent de ménager les uns et les autres à son profit. Duplicité et bassesse, voilà ce que sa belle-sœur a découvert derrière ses empressements étudiés pour elle, et ce qu’elle ne peut lui pardonner. Il est même violent parfois, car à deux reprises elle a assisté à des querelles entre le dauphin et lui, que Mercy nous raconte, et où les coups de poing ont joué un rôle. Quant au comte d’Artois, l’ambassadeur l’a saisi sur le vif avec son « caractère hautain, ardent et inconsidéré... Le jeune prince traite mal les ministres, auxquels il annonce ses ordres d’un ton absolu et violent ; il n’a d’égards pour personne... On a remarqué qu’il était enclin à l’intempérance dans la boisson, qu’il aimait les jeux de hasard, et que, tout récemment, il avait permis et même provoqué un très gros jeu chez lui 8 ». Quant à la dauphine, elle sourit à ses manières pétulantes ; tantôt elle lui donne des leçons mortifiantes et tantôt elle répare ses étourderies ; elle s’est dit à elle-même qu’on pouvait lui demander d’être un agréable compagnon de plaisir, et rien de plus.

Trouva-t-elle un appui plus sûr, des conseils plus sérieux auprès de Mesdames, filles de Louis XV ? Sa mère, qui connaissait leurs vertus solides sans pouvoir juger de loin leur esprit étroit et versatile, parut d’abord vouloir la mettre sous leur direction ; mieux valait pour elle cet entourage que celui de la Dubarry. Mais bientôt Mercy s’aperçut qu’une intimité avec ces princesses aboutirait à une complète dépendance ; il avertit Marie-Thérèse, et celle-ci change de ton : « Elles n’ont jamais su, va-t-elle jusqu’à dire de Mesdames, ni se faire aimer ni estimer, ni de leur père ni du public. » Marie-Antoinette s’excuse comme elle peut ; ces princesses sont sa seule ressource du côté de la société. Triste ressource en vérité, car bientôt elle entendra venir de ce côté les propos désobligeants, elle subira de mesquines critiques, elle se sentira victime d’une jalousie tracassière, qui agit sans raison et sans but. Ainsi, dans sa nouvelle famille, de quelque côté qu’elle jette les yeux, elle se voit délaissée ou en butte au soupçon, à la défiance. Quelle terrible éducation donnée par l’expérience, à côté des enseignements théoriques de Vermond et des serments confidentiels de Marie-Thérèse !

L’épreuve à la fois la plus lourde et la plus délicate qui l’attendait est celle qui la mit en présence de la favorite en titre, Mme Dubarry. « La plus sotte et impertinente créature qui soit imaginable », voilà son premier mot en parlant d’elle, et bientôt il lui faudra non-seulement ne pas détourner la tête en la voyant passer, mais lui adresser la parole. Elle devait cela, lui dira-t-on, au roi son grand-père, mais elle ne se sentait pas portée pour lui au moindre sacrifice. Elle savait n’avoir à attendre de ce prince indolent et égoïste que des témoignages d’affection banale ; et elle éprouvait même de l’embarras et de la crainte à lui parler. Ici encore Marie-Thérèse intervient ; elle réclame pour la favorite, de la part de la dauphine, le bénéfice d’une indifférence qui ne passe pas pour du dédain affecté. Il est curieux de constater à quels subterfuges Marie-Antoinette a recours pour satisfaire et sauvegarder ce qu’elle juge être sa dignité. Il lui faut, du haut de sa pureté et de sa fierté juvéniles, regarder le vice en face, et ne pas lui faire sentir son mépris ; il lui faut éviter de blesser le roi, et aussi de laisser croire qu’elle pactise avec le scandale vivant et honoré. Elle se retranche derrière l’étiquette, ce joug qui lui pesait d’ordinaire, et qui servait de rempart cette fois à sa vertu effarouchée. Le jour de l’an 1772, elle se résigne à prononcer, en passant devant Mme Dubarry, une phrase insignifiante que celle-ci peut prendre pour elle. La seule pensée de se trouver en sa présence l’effraye, le moindre mot lui coûte : « Je me rendis chez Mme la dauphine, écrit Mercy, elle revenait de la messe : – J’ai bien prié, me dit-elle, j’ai dit : Mon Dieu, si vous voulez que je parle, faites-moi parler ; j’agirai suivant ce que vous daignerez m’inspirer ! Je répondis à Mme l’archiduchesse que la voix de son auguste mère était la seule qui pût lui interpréter la volonté de Dieu en matière de conduite... La comtesse Dubarry vint un moment avant le dîner, accompagnée de la duchesse d’Aiguillon ; Mme la dauphine parla d’abord à cette dernière ; elle dit, en regardant la favorite, qu’il faisait mauvais temps, qu’on ne pourrait pas se promener dans la journée. Ce propos n’était pas adressé bien directement à la personne, et soit par le ton, soit par la contenance, la réception ne fut pas des meilleures. Heureusement, M. le dauphin s’était trouvé présent dans cette occasion : je rejetai sur cette circonstance l’air de froideur et d’embarras de Mme l’archiduchesse 9. » Et il en sera ainsi jusqu’à la mort de Louis XV. Marie-Antoinette s’interdira les propos mortifiants et les attitudes méprisantes, mais qu’on ne lui demande ni de subir la présence de la Dubarry à ses bals, ni d’oublier, même en face du roi, sa dignité d’épouse et de future reine de France.

La cour entière acceptait cette fière leçon ; peut-être ne la comprenait-elle plus ? On serait tenté de le croire, en voyant le comte de Provence se composer une attitude presque sympathique à la favorite, et dresser ouvertement sa femme à des manèges semblables aux siens ; en assistant, aux singulières intrigues de Mme Adélaïde travaillant à réconcilier sa famille avec la maîtresse de son père. Marie-Thérèse n’en demandait pas tant à sa fille, elle qui estimait aussi haut la sainteté du foyer que la dignité du trône, et nous avons ici même la preuve qu’elle n’avait jamais accordé à la Pompadour cette expression amicale qui est devenue un des lieux communs de l’histoire de notre temps. Toutefois, avec sa longue expérience des hommes et des cours, elle voulait éviter des froissements inutiles ; et elle s’évertuait, avec plus de bon sens que de succès, à montrer à sa fille qu’il y a place, dans la conduite envers autrui, pour une attitude également éloignée de la bienveillance et du dédain.

Elle-même dans cette occasion se réfugiait comme elle l’a toujours fait, sur un terrain neutre ; elle savait admirablement concilier ses scrupules de mère et ses intérêts comme souveraine. Le mariage de Marie-Antoinette avait un double caractère à ses yeux ; il flattait son orgueil et il servait sa politique. Sa fille habitait, suivant le mot d’un de ses ancêtres, le plus beau royaume après celui du ciel ; elle était en même temps dans ce royaume le plus naturel et le plus sûr des ambassadeurs. Elle put espérer un moment lui voir prendre quelque influence sur le vieux roi ; enfin, « vu le caractère et la façon d’être de M. le dauphin, il est presque infaillible que Mme la dauphine soit réservée un jour à gouverner la France 10 ». Et pourtant, quelque flatteuse que cette perspective fût pour elle, Marie-Thérèse ne s’y livrait pas sans appréhensions ; elle pressent, elle démêle presque l’avenir, et de toute façon elle est assez prudente pour ne pas engager trop avant Marie-Antoinette sur le terrain des affaires. « Je connais la jeunesse et la légèreté de ma fille, écrit-elle à Mercy ; ........ ce qui me ferait d’autant plus craindre pour la réussite dans le gouvernement d’une monarchie aussi délabrée que l’est à présent celle de France ; et si ma fille ne pouvait la relever, ou que l’état de cette monarchie venait encore empirer de plus en plus, j’aimerais mieux qu’on en inculpât quelque ministre que ma fille et qu’un autre eût la faute. Je ne saurais donc me résoudre à lui parler politique et affaires d’État, à moins que vous ne le trouviez à propos et que vous ne me marquiez même nommément ce que je devrais lui en écrire 11. »

L’attitude de Marie-Antoinette entre les factions qui se disputent la direction de la politique française sera donc, de par la volonté maternelle, purement passive. Elle est arrivée en France sous le ministère du promoteur même de l’alliance autrichienne, le duc de Choiseul ; elle a pour instruction de le ménager, de se taire même absolument sur l’article délicat des jésuites. Elle voit son crédit menacé, sa chute prochaine, et elle sait adroitement le défendre auprès de son mari, sans trop témoigner l’intérêt qu’elle lui porte : on lui a recommandé la réserve, tout en lui prescrivant la reconnaissance. À Mercy d’agir, de travailler de tout son pouvoir pour soutenir avec Choiseul les intérêts de l’Autriche : quant à elle, tout ce qu’on lui demande, c’est de ne pas oublier, dans cette cour où l’étiquette donne le ton à la politique, qu’elle est née princesse allemande ; c’est d’être étrangère aux coteries, d’avoir confiance en Mercy, d’écouter et de respecter en lui l’interprète des volontés de sa mère, la voix vivante de sa première patrie. « On avait raison, lui écrit l’impératrice, d’être étonné du peu d’empressement et de protection que vous avez pour les Allemands. Croyez-moi : le Français vous estimera plus et fera plus de compte sur vous s’il vous trouve la solidité et la franchise allemande. Ne soyez pas honteuse d’être Allemande jusqu’aux gaucheries... Faites un accueil distingué aux premiers, et des bontés à tous les Allemands. Vous n’en serez jamais blâmée, mais bien plus estimée, hors de ceux qui n’ont jamais eu le bonheur de se faire aimer de personne : unique ressource et bonheur de notre état 12. »

Lorsqu’elle donnait ces sages conseils, Marie-Thérèse pouvait-elle penser que la reine de France, pour n’avoir pas renié son origine allemande, s’entendrait appeler un jour, avec l’accent de la haine, l’Autrichienne ? La dauphine du moins ne fut mêlée que d’une façon indirecte aux incidents politiques résultant de l’alliance entre les deux cours. C’est dans la correspondance particulière entre Mercy et l’impératrice que nous pouvons les suivre. Elle contient des pages très-curieuses sur l’état des petites cours de Naples et de Parme, où régnaient, au milieu d’intrigues futiles, deux archiduchesses, mais elle est surtout précieuse en ce qui concerne le partage de la Pologne.

Qui eut la première pensée de cette grande iniquité ? Le débat se continue encore : en Prusse on accuse la Russie, en Russie, et avec plus de raison, on accuse la Prusse et la « rabbia d’ambizione 13 » de son roi. Personne du moins n’a jamais contesté la répugnance de Marie-Thérèse à s’associer au partage ; cette répugnance se trouve confirmée ici par une série de pièces de la plus haute importance. L’impératrice nous livre le secret de son âme de souveraine, les inquiétudes, les scrupules, les capitulations de sa conscience au moment de commettre ce « péché mortel » dont l’Europe porte encore le poids. Dans ces notes, ces lettres confidentielles, sorties seulement après un siècle des archives de Vienne, on sent tout à la fois une chrétienne qui s’effraie, une souveraine qui plie et faiblit sous le double aiguillon de la nécessité et de l’intérêt. Qu’on est loin de l’impassibilité cynique affichée par Frédéric II, dans des Mémoires qu’il destinait à la publicité !

Elle eût voulu pouvoir compter sur la France ; puis les évènements se précipitent, son propre fils Joseph II, comme fasciné par Frédéric, est prêt à tendre les mains vers un lambeau de la Pologne. Marie-Thérèse, entre l’indifférence des uns et la pression des autres, triomphe de ses propres hésitations, elle se laisse aller dans la voie d’où l’écartait sa conscience, et elle ira jusqu’au bout, de moins en moins expansive dans l’expression de ses scrupules, de plus en plus portée à obtenir la meilleure récompense possible de sa complicité ; mais elle ne cessera de protester contre elle-même, pour écarter ensuite, au nom de la raison d’État, ses propres protestations : « J’ai été toujours contraire à cet inique partage, si inégal », écrit-elle un jour, résumant ainsi en deux mots la double pensée qui l’obsède. Frédéric II trouvait là matière à raillerie ; l’histoire a mieux à faire, et, sans excuser l’impératrice-reine, elle doit préférer des âmes comme la sienne, accessibles aux scrupules et aux remords, à ces esprits froids et implacables, infatués de la fameuse maxime, vieille comme le monde et le cœur humain : La force prime le droit 14.

Il y aurait plus d’une autre révélation intéressante à extraire de la collection publiée par MM. d’Arneth et Geffroy. Quel fut le rôle de Marie-Antoinette dans l’affaire de la succession de Bavière ? Quelle part prit-elle à la disgrâce de Turgot ? Jusqu’à quel point, devenue reine, laissa-t-elle abuser des amitiés particulières où elle se laissa entraîner ? Toutes ces questions, auxquelles les Mémoires du temps n’ont donné que des réponses vagues ou incomplètes, sont ici entourées d’une lumière toute-puissante. Jusqu’en 1780, date de la mort de Marie-Thérèse, nous avons une chronique minutieuse des occupations de Marie-Antoinette, une revue détaillée des intrigues, des manèges plus ou moins frivoles de son entourage. Cette esquisse de la vie de la dauphine suffit à montrer quel intérêt varié et profond s’échappe de toutes les parties de cette triple série de correspondances. Mercy, Marie-Thérèse, Marie-Antoinette y apparaissent chacun avec leur caractère et leur style.

Mercy était le moins connu ; ce diplomate étranger, d’origine française il est vrai, comptera désormais parmi nos auteurs de journaux et de mémoires ; il est de son temps, pour la cour de France, ce qu’était, avec infiniment moins de dignité et de distinction, Bachaumont pour la ville et le théâtre. On ne peut néanmoins traiter ce courtisan comme un curieux vulgaire, comme un émule de Dangeau ou de Luynes, placé qu’il est entre deux reines, confident de l’une, surveillant de l’autre, serviteur respectueux et dévoué de toutes deux. Après les fameuses relations des ambassadeurs vénitiens, je ne connais rien de plus intéressant que ses rapports, ostensibles ou secrets. Il est fâcheux seulement que la précision lui fasse défaut, et que, parlant d’une femme à une autre femme, d’une reine à une autre reine, il s’égare parfois dans les petits détails et dans les formules convenues du dévouement et du respect.

Quant à Marie-Thérèse, elle vient aussi ajouter un chapitre à l’histoire de la littérature française à l’étranger. Elle n’a pas, comme le roi de Prusse, cultivé, cajolé, singé par ambition d’auteur nos écrivains ; parfois lourde et incorrecte comme lui, elle arrive sans effort à l’éloquence telle que la comportent les confidences épistolaires, grâce à l’élévation de son esprit et à la tendresse de son cœur. Après tant d’expériences suivies du haut du trône, tant d’illusions tombées, elle s’est préservée de l’indolence et du scepticisme particulier aux souverains de son temps. Elle parle à sa fille avec une autorité deux fois sacrée ; la flamme héroïque qui l’animait aux jours de sa jeunesse, quand elle allait chercher au-milieu des sabres hongrois le salut de l’Autriche, n’est pas éteinte ; elle nous arrive encore, non pas assoupie, mais apaisée et adoucie en quelque sorte dans le doux rayonnement du cœur maternel.

Enfin Marie-Antoinette, qui doit être ici pour nous la figure la plus en vue, le principal objet d’étude, se montre, la plume à la main, sans prétentions, sans éclat, non sans finesse et avec toute la vivacité de son esprit alerte et plein de ressources. Nous n’aurons plus pour introducteurs nécessaires auprès d’elle Weber et Mme Campan ; nous n’en serons plus réduits à l’admirer uniquement elle-même dans cette fameuse lettre datée de la Conciergerie, de cette nuit funèbre qui fut sa veille des armes avant le martyre. Elle cesse ici d’apparaître sous cette couronne dont la pitié respectueuse, mais imprudente, de certains historiens lui a fait une auréole, dès les premiers jours de son règne. C’est une jeune princesse, parée de tous les dons de la beauté et de l’esprit, condamnée par sa situation au milieu d’une foule de nullités ou de médiocrités envieuses, à des légèretés et à des imprudences fâcheuses : on s’explique désormais parfaitement comment, en dépit des avertissements et de la surveillance inquiète d’une mère, elle a fini par soulever ici la défiance, là la jalousie, et par porter plus que personne le poids des haines populaires, au jour de la grande catastrophe. Elle pose ici devant nous à tout instant, en tout lieu ; une mémoire comme la sienne ne peut que gagner à de semblables révélations. Voyez Marie Stuart à qui on l’a comparée, Marie Stuart, plus riche sans doute par les dons de l’esprit, mais aussi plus mêlée de son plein gré à la triste politique de son temps ; accusée avec violence, défendue à tout prix, elle n’a commencé à se révéler sous ses véritables traits que le jour où des mains amies ont recueilli à travers l’Europe les pages éparses de son immense correspondance. De même Marie-Antoinette a reçu de MM. d’Arneth et Geffroy un service signalé ; grâce à eux, elle nous apparaît, pour employer un langage tout moderne, sur une photographie en triple épreuve ; plus de savant clair-obscur, mais une lumière qui n’atténue ni ne dérobe rien. C’est l’incontestable reproduction de ses traits, dans ses heures de jeunesse et d’espérance, attristées déjà par tant de déceptions et de luttes cachées : l’historien que la postérité lui réserve devra la consulter tout d’abord, et la garder constamment sous ses yeux, quand il tracera son portrait.

 

 

L. PINGAUD.

 

Paru dans la Revue de France en 1875.

 

 

 

 

 



1  T. I, p. 97-98.

2  On se rappelle peut-être encore la polémique qui divisa le monde savant il y a quelques années, à l’occasion des lettres de Marie-Antoinette, éditées par MM. d’Hunolstein et Feuillet de Conches. M. Geffroy a eu l’honneur de clore irrévocablement le débat par une dissertation qu’on peut lire au second volume de son ouvrage intitulé : Gustave III et la cour de France.

3  T. I, p. 154.

4  T. I. p. 424. Cf. T. I. p. 408.

5  T. I. p. 311-312.

6  T. I, p. 6.

7  T. I, p. 189, 254.

8  T. I, p. 94, 128.

9  T. I, p. 370-371.

10  T. I, p. 349.

11  T. I, p. 159.

12  T. II, p. 35.

13  Lettre de Frédéric II à d’Alembert, 26 octobre 1776.

14  T. I, Introduction, p. XXVI-XXXI.

 

 

 

 

 

 

 

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