Un soir, Dieu m’a donné la foi
par
PITIGRILLI
Né à Turin en 1893, Dino Segre a publié de très nombreux romans traduits dans les principales langues sous le pseudonyme de Pitigrilli. Il a retracé sa conversion dans la « Piscine de Siloé ».
J’ai retrouvé la foi. Que ce soit sous l’influence des âmes de désincarnés ou sous l’effet des manœuvres du démon, cela m’indiffère totalement. L’essentiel, c’est le résultat ! Que ce soit par des voies défendues et des moyens illicites, j’ai retrouvé la foi. Jusqu’ici, je croyais que Dieu, l’immortalité de l’âme, les génies maléfiques, l’efficacité de la prière, la communion des saints, étaient des affirmations imaginaires passées d’un livre à l’autre, redorées selon l’évolution des temps, décorées par la complaisance des commentateurs. À partir de ce jour-là, en croyant à une partie de cela, j’ai commencé à croire à tout : à Dieu, à l’immortalité de l’âme, aux génies maléfiques, à la communion des saints, à l’efficacité de la prière. Avant, je considérais la mort comme une redistribution de calcium, d’azote, d’hydrogène, de carbone dans les petits pots et les ballons où notre corps a emprunté provisoirement ces ingrédients. Depuis, je me suis convaincu que la mort est un commencement et une continuation. À partir de ce moment, j’ai enfin compris le sens de la vie. Nous ne sommes pas sur cette terre pour filtrer des boissons et faire cuire des aliments, selon l’expression de Sénèque, mais pour contribuer au perfectionnement de notre âme, car nous pourrons rester dans l’au-delà au moins pendant une certaine période à nous tourmenter de ne pas avoir été meilleurs et à ne pouvoir compter que sur la pensée et sur les prières de ceux que nous aurons laissés sur la terre.
Je prévois l’objection : Dieu ne choisit pas de tels moyens. Et qu’en savons-nous ? Dans une conférence à Notre-Dame, le P. Lacordaire a affirmé : « Souvent Dieu, mes frères, pour parvenir à ses fins, emploie des moyens vraiment diaboliques 1. »
Je n’examine point les procédés dont s’est servi Dieu, je ne cherche pas non plus à interpréter sa pensée, mais en regardant en moi-même je sens que je n’aurais pas pu être différemment conduit vers lui. Il n’aurait pas pu m’amener à lui à l’aide de la pauvreté, parce que je sais vivre de peu et que ce peu qui me suffit pour vivre, je sais le gagner, et en admettant que je ne sache pas, je trouverais toujours à qui le demander : je connais quatre ou cinq personnes très bonnes tout près de moi, même si elles en sont géographiquement éloignées. Il ne l’aurait pas pu non plus en me faisant souffrir l’injustice des hommes parce que je suis un vieux joueur et que je ne m’étonnerais jamais si je tombais sur une série de mauvais numéros dans la suite des bons et mauvais numéros de toutes les vicissitudes humaines. Il ne l’aurait pas pu davantage par la douleur physique, car la maladie m’aurait fait tendre la main, non point vers Dieu, mais vers un flacon de pantopon. Pour m’accorder d’une autre façon le don de sa grâce, il aurait dû commencer par me donner l’indifférence, par supprimer en moi le besoin de considérer les choses sous un autre angle et de retourner les idoles pour regarder leur marque de fabrique. Il aurait dû me guérir de cette manie enfantine qui m’est restée de démonter les réveils. Mais Dieu n’accorde pas cette indifférence. Il veut que nous soyons « comme des enfants », mais des enfants qui vont à l’école. « Les pas de l’homme sont guidés par le Seigneur », mais il lui a donné des yeux afin qu’il puisse voir où il met les pieds. On ne peut dire que pour avoir utilisé les moyens qu’il interdit, Dieu ait été en contradiction avec lui-même. Chercher la contradiction dans ses œuvres, c’est appliquer les pointes de notre compas et nos schémas standards à ce qui est illimité et sans lignes bien établies, c’est mesurer l’incommensurable à l’aide de notre système métrique décimal. Dieu ne se contredit pas. Seul un mécréant peut trouver de l’incohérence dans ses actes. Il y a bien des années, moi-même je voyais cette incohérence, mais je n’apercevais point les rapports dans les contrastes et ne devinais pas l’ordre dans le contraste apparent, et je ne voyais pas non plus l’évidente coopération dans l’indépendance. Jésus répond de façon évasive à ses contradicteurs qui lui demandent de changer la pierre en pain, au soldat et au voleur qui lui disent : « Si tu es Roi de Juda, si tu es vraiment le Christ, sauve-toi et sauve-nous aussi. » Il ne répond pas, mais il montre les marques des clous à Thomas, car rien autre n’aurait pu convaincre cet esprit positif.
Dieu qui dans ses desseins impénétrables, jour par jour, en les persuadant peu à peu, a communiqué la foi à Huysmans, à François Coppée, à Paul Bourget, à Brunetière, me l’a donnée à moi en un seul soir. J’étais de ces simples qui par une déficience visuelle ne s’aperçoivent pas que tout ce qui nous entoure est miracle. J’emploie ce mot, non point dans le sens des théologiens, mais dans celui des poètes : l’étincelle sous le marteau, le cristal du flocon de neige, l’instinct qui guide l’anguille à travers un océan jamais parcouru, la symétrie des étoiles de mer, la grande attraction qui nous attire au centre de la terre, le souffle qui devient voix, la voix qui devient parole, le tympan qui vibre en entendant vibrer une corde de guitare, le cadavre qui se change en herbe, l’herbe qui se transforme en chair, la chair qui retourne à la terre... Le cycle merveilleux de l’azote. L’anhydride carbonique qui sort de nos poumons et se transforme en arbre, l’arbre qui devient du charbon fossile, du diamant... Le cycle fabuleux du carbone. Cette onde unique qui, selon sa longueur, donne les couleurs aux choses, rend un thorax transparent, allume une lampe, arrache une chanson d’une boîte. Et avant tout, l’idée qui dicte le poème, déchire les horizons, entraîne les foules. Et avant tout aussi, la vie. La vie ! Le miracle des miracles. J’étais l’homme de la foule qui s’étonnait devant le veau à deux têtes, cet incident stupide qui n’est pas plus prodigieux que le veau qui n’a qu’une tête et qui ne fait que rompre nos habitudes par son étrangeté insignifiante.
J’avais besoin de cette étrangeté insignifiante. Blasé sur la splendeur de ce qui est normal, il me fallait du super-normal. Dieu savait que pour moi, homme de la masse, il n’était pas assez étonnant que le grain se change en épi et que l’on fasse du pain avec de l’eau et de la farine. Pour moi, il a transformé la pierre en pain, il a fait pour moi l’expérience qu’il a refusée aux sadducéens qui dans le village de Magedan, dans la région de Dalmanata, avides d’avoir un témoignage spectaculaire de sa divinité, lui en demandaient un signe céleste. Personne ne pourra me démontrer sur des textes de théologie que cela n’est pas faisable, car j’oppose à l’autorité de la doctrine celle de ma foi. Le P. Laurent, un vieux frère qui restera parmi les plus purs souvenirs de ma vie, une âme non flétrie à démêler les écheveaux philosophiques, me disait en latin avec son accent grison : Quod est, est. Quod est, est, c’est vrai, mais mon cas ne se discute pas, il se constate. Tous les docteurs de l’école de Tübingen, ressuscités, pourront me montrer à la loupe les empreintes digitales, les réactifs chimiques, les chroniques incontestables de l’époque, la fausseté des « Synoptiques ». Je répondrai : mais ces paroles-là sont celles de Dieu. Les naturalistes de Princeton et de Leningrad pourraient fabriquer sous mes yeux avec deux cuillerées d’argile maigre et une étincelle électrique une « amibe », un insecte, un ver, je répondrais : Dieu est dans cette argile, dans cette étincelle, et qui sait si le souffle dont parle le Livre des livres ne serait pas simplement cela ?
Si j’avais à définir la grâce, je l’appellerais capacité de réception à la foi et nature réfractaire au doute. Quant à moi, je suis désormais dans la condition de l’esprit simple que le matérialisme sceptique se donne l’illusion de corrompre avec ses cinq sophismes classiques : ou en déchaînant son hilarité au sujet du soleil qui s’arrête pendant un jour sur la ville de Gabaon et de la lune qui marque un temps au-dessus de la vallée d’Aialon, ou bien en s’attaquant à son amour-propre en lui montrant tout ce qu’il y a d’idolâtrie dans le morceau de pierre sur lequel s’est appuyé un bienheureux, ou dans le fil de la robe d’un saint, soit en faisant pression sur son esprit d’observation en lui démontrant que dans son compte rendu de la création Moïse a confondu le jeudi avec le mercredi et a classé le lièvre parmi les ruminants. Ou aussi en lui ouvrant les yeux sur la fausseté historique d’une relique réputée malgré son authenticité proclamée par la photographie. Ou encore en lui soumettant le cas du prêtre assailli d’inquiétudes. J’ai acquis le don de « l’imperméabilité » contre ces cinq arguments et contre d’autres de la même force. Lorsque je lis le Vieux Testament, mélange de sublime et de détails anecdotiques, de grandiose et de puéril, de divin et de familier, d’éternel et de quotidien, de surnaturel et d’humain, ce qui a été dit par Dieu devient clair à mes yeux comme si des lampes s’allumaient aux passages inspirés. Le reste ? Chronologie, souvenirs venus d’où ? Les hommes ne savent pas répéter l’après-midi ce qu’ils ont entendu le matin, et ils font des non-sens et des contresens en traduisant du français en italien.
Mes objections de jadis se sont effilochées comme des nuages. Le jour où j’ai cru en Dieu, mon raisonnement s’est retourné sans heurt, tout seul, comme si je n’avais jamais raisonné autrement. J’ai compris que les livres de mathématiques et de physique ne sont que la transposition en nombres de la science divine et que les lois physiques sont l’harmonieuse et immuable exécution dans les siècles des siècles de sa volonté qui était déjà parfaite quand la vie de l’univers reprit dans le Fiat lux.
Je ne suis pas encore entièrement soumis. J’ai encore des intolérances religieuses que je cherche à vaincre. Mais au moment où je commence à m’exalter, je vois les trois cent cinquante mille prêtres qui chaque jour célèbrent le Sacrifice, et si je ferme les yeux, le monde se ponctue à chaque seconde des quatre Hosties pâles qui s’élèvent çà et là dans les ténèbres. Alors mes impatiences se calment à l’idée qu’aux mots : Hoc est Corpus meum, la modeste matière va devenir le corps du Seigneur et que toutes les autres choses ne sont plus que des points de repère pour l’esprit modeste des hommes.
Je ne suis pas encore un chrétien parfait. Mais la communion reçue tous les premiers vendredis pendant neuf mois consécutifs, selon la demande faite à Marguerite Alacoque, m’a donné la tranquillité et la certitude de ne pas mourir sans la grâce de Notre-Seigneur.
En cette troisième partie de ma vie que je descends à une vitesse vertigineuse et où les mois semblent se chevaucher, les saisons se superposer, dans cette dernière partie de ma vie où je vois le vocabulaire de mon fils s’enrichir d’heure en heure et ses phrases s’ordonner convenablement, et sa pensée prendre forme, je sens que mes erreurs auront servi à le sauver, lui au moins, des mêmes erreurs. Je saurai trouver les mots pour lui expliquer que Dieu est partout et que nous ne sommes jamais seuls...
Gustave COHEN.
Recueilli dans : Giovanni Rossi, Traqués par Dieu,
Bonne Presse, 1951.
Traduit de l’italien par Marcelle Bourrette-Serre.