LA VIE

 

 

 

CONTINUÉE

 

 

 

De Damlle.

 

 

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

 

Reprise depuis sa naissance,

et suivie jusqu’à sa mort.

 

 

 

AVIS SUR LA VIE CONTINUÉE.

 

Après ce que l’on a dit dans la Préface Apologétique touchant l’ouvrage suivant, l’on supplie les Lecteurs de bonne volonté, de quelque état, lieu, Religion, Société et condition qu’ils puissent être, séculiers, Ecclésiastiques, Religieux, et de quelque genre de vie qu’ils fassent profession, de ne pas prendre pour eux les choses qui ne sont dites que des méchants et de ceux de mauvaise volonté, dont l’on découvre quelques-fois les maux avec des paroles qui en font concevoir de l’aversion et du mépris. Le mal et la mauvaise volonté opiniâtrement endurcie dans la malice contre le bien et les bons, ne doivent et ne peuvent être traités autrement selon Dieu et avec justice. Or l’on n’a eu, dans ces rencontres, occasion ni intention que de parler des méchants seulement, comme le sujet y mène assez de soi-même, puisqu’il ne s’agit presque partout que des personnes qui ont blâmé et persécuté la vérité et l’innocence, que l’on a toujours eues en vue : et ainsi quelque généralement et indéterminément que l’on parle du mal de quelques personnes de certain lieu, de certaine Société, Religion, état, ou profession, c’est toujours à l’exclusion des gens de bien et de bonne volonté d’entre eux, que Dieu se réserve encore par tout et en tout état, quoi qu’assez faibles, qui ignorent, ou gémissent, ou dissimulent par faiblesse le mal des mauvais qu’ils ne peuvent amender. On les discernera dans les occasions très-facilement par cette marque ; c’est que les bons, bien loin de s’opposer avec haine à la vérité qui reprend le mal et à ceux qui la proposent, les en aimeront plutôt et chercheront à les favoriser, convaincus qu’ils seront que le mal ne domine que trop partout, et que l’on n’a dessein que d’en avertir et d’en éloigner charitablement les bons, qui, quand même ils n’auraient pas encore assez de lumières pour se reconnaître coupables, feront paraître leur humilité par se taire, et leur charité par vouloir et procurer du bien à ceux-là même dont ils pourraient s’imaginer d’avoir été injuriés, se montrant en cela observateurs du précepte de Jésus Christ, et correspondants à l’intention de celui qui en vérité n’a travaillé à cet ouvrage que pour le bien de tous, et qui voudrait pouvoir procurer toutes sortes de biens et le salut même, aux plus méchants et aux plus grands persécuteurs de la vérité et de l’innocence lorsqu’ils voudraient s’en rendre susceptibles par chercher Dieu et se convertir à lui : au lieu que ceux qui voudront s’emporter aux outrages et aux persécutions, se déclareront par là du nombre de ces mauvais. Qu’ils prennent donc d’ici, s’ils veulent, sujet de tempêter et de persécuter à leur mode. Ils n’en auraient pas moins fait sans cela, sinon peut-être de demeurer plus hypocrites et plus couverts, et partant plus nuisibles ; car d’ailleurs ils doivent combler la mesure de leurs pères, qui ont été persécuteurs des bons et des justes. Et par effet, la fraude et l’hypocrisie couverte des iniques a plus contribué aux persécutions de cette innocente personne et à la mettre dans le tombeau, que la violence ouverte de ses ennemis déclarés : et on pourrait bien (sans y changer que peu de mots) lui graver sur son tombeau pour Épitaphe ces vers qu’un auteur célèbre 1 fit à l’occasion des persécutions et de la mort qui fut infligée au plus saint des hommes par un Tyran scélérat à la sollicitation de son impie Hérodiade :

 

            Tandem liver et impiis

            Accentus furiis dolus

            Vires savitiae suae

            Contra banc exeruit piam

            Illinc sava calumnia

            Dira juncta Tyrannidi

            Pugnat fraude nefaria :

            Hinc innoxia veritas

            Nullo fulta satellite

            Spernit terrificas minas.

            Unum, tot pariter doli

            Intentant Virgini necem

            Illa, ut tonsa furentibus

            Ilex dura Aquilonibus,

            Aut rupes remeabili

            Quam fluctu mare verberat,

            Nullo concutitur metu.

            O Numen vénérabile

            Cunctis candida Veritas!

            Quam nec bellica vis metu,

            Nec vis infidiis potest.

            Firmo pellere de gradu.

            Sola non metuis graves

            Fortuna instabilis vices.

            Non obnoxia casibus

            Ullis, pectora robore

            Armas insuperabili :

            Et vita Dominam et necis

            Parcarum indomitam manum,

            Nobis esse vetas gravem.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA VIE

 

CONTINUÉE,

 

De Damlle

 

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

Reprise depuis sa naissance, et suivie jusqu’à sa mort.

 

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Chapitre I.

 

Les maximes, les voies et la conduite des hommes, sont contraires à celles de Dieu sur les siens, et particulièrement sur Madlle Bourignon. L’Histoire de sa vie, commencée par elle-même, mais non continuée, pourquoi. Sa continuation, et pourquoi on la reprend dès sa naissance. De quelle manière on y procédera. Sa naissance ; et comment elle a dès lors été en péril de perdre la vie pour une chose par laquelle Dieu voulait la garantir de la méchante éducation que l’on fait ordinairement des enfants.

 

1. Qui pourrait admirer avec assez de touchements les jugements de Dieu sur les mortels, et combien sa conduite et ses conseils sont différents de ceux de tous les esprits humains ! Jamais rien ne fut si opposé de part et d’autre : car comme il condamne leurs principes et leurs voies, et qu’il leur veut marcher à la rencontre, aussi sa sagesse leur est folie ; ses lumières leur sont ténèbres ; son choix est leur réprobation, et ses vertus les plus solides sont ce qui passe auprès d’eux pour des vices les plus choquants. Mais aussi comment serait-il possible qu’il en allât autrement, puisque les hommes s’étant détournés de Dieu pour se tourner vers eux-mêmes, Dieu n’est pas variable pour s’accommoder à l’inconstance de leur changement ? Cela est si véritable que Dieu même n’en peut sauver un seul d’entre eux que par la voie d’embrasser des maximes et une conduite toutes contraires à leurs propres pensées, à la raison propre, et aux inclinations de leur cœur. C’est là la voie Royale, la nécessaire et l’unique voie, que le Maître des Maîtres a tant de fois recommandée. Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même.

2. Pour la faire pratiquer aux hommes il l’a non seulement pratiquée lui-même lorsqu’il était sur la terre ; mais il continue ensuite dans la conduite qu’il a sur eux, dans les diverses dispensations de la justice et de la miséricorde, dans la découverte de ses châtiments et dans celle de ses grâces, de ses vérités, de ses mystères ; il continue, dis-je, toujours à y procéder par des voies justement opposées à celles que tous les esprits du monde les plus sages et les plus prudents auraient devinées ou prescrites si l’on s’en était rapporté à leur avis ou à leur direction : parce qu’il veut engager par là tous les esprits humains, dont la perte est l’attachement à eux-mêmes et à leurs semblables, il veut, dis-je, les engager à se renoncer et à se convaincre d’aveuglement et de folie, en leur présentant partout la matière de ce renoncement.

3. Il a vu que dans leur dérèglement l’impression de leurs esprits et la pente de leurs cœurs les attachaient à leurs parents, à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs amis, à leurs Conducteurs, à des hommes étudiés, savants, éloquents, grands, honorés, autorisés et suivis ; et que tout cet appareil, dans lequel la corruption s’est glissé, ne faisait qu’appuyer l’inclination de nos cœurs et s’accorder parfaitement avec les voies que suggèrent la chair et le sang : c’est pourquoi il a résolu d’en choisir des toutes contraires. Il veut des organes formés sur des moules tout-différents. Il ne veut pas qu’ils prennent la peine d’aller prendre congé de leurs Pères et de leurs Mères ou de les enterrer lorsqu’ils sont sur le bord de leur fosse. Il les engage à quitter femmes et enfants, ou à ne pas se lier lorsqu’ils sont libres ; il leur ordonne de quitter leur Patrie et leurs amis sur sa parole, sans savoir où aller ; il prend des enfants, des personnes les plus faibles, des personnes sans lettres : il leur défend d’étudier, d’écouter ni les hommes, ni leur conduite, ni leur sagesse : il les veut petits, faibles, simples, naïfs, sans ornement, sans pouvoir, sans autorité, sans approbation, sans bruit, sans suite, le plus souvent dans la solitude, soit pour s’y entretenir avec Dieu, soit pour s’y cacher des persécutions que le monde et même la pluralité de ceux qui se flattent de la qualité d’Église de Dieu, leur procurent continuellement : et lorsqu’il les en tire, il les fait chasser d’un côté et d’autre dans le monde, sans aucun repos : et enfin les laisse mourir dans des angoisseuses afflictions et misères. Ô Dieu, que voilà une conduite bien impertinente au jugement de la raison humaine et de Messieurs les gens d’esprits ! et néanmoins c’est selon ces sottes règles que Dieu a employé à son ministère les uns plus, les autres moins, Abraham, Jacob, Moïse, David, Élisée, Jérémie, Amos, Jésus Christ, tous les Apôtres et les vrais Saints qui les ont suivis. Et s’il se trouve des hommes si sages à leurs yeux que de condamner cette impertinente conduite dans la personne dont j’ai entrepris de parler, qui est Madlle BOURIGNON, qu’ils sachent que par cela même ils condamnent la conduite de Dieu dans ses Saints, et qu’ils préfèrent leurs pensées et leur voies à la Sagesse incompréhensible et infinie du Grand Dieu, et aux conseils selon lesquels il a résolu de se conduire malgré tous les sentiments de leurs petites têtes. C’est bien à faire à ces misérables de vouloir régler Dieu selon leurs caprices. Dieu veut être le tout des siens, et il les veut purs et dégagés de tout ce qui est étranger. Voilà le fondement invariable sur lequel il établit sa conduite et la leur : et c’est sur cela même qu’est aussi établie celle de la personne dont nous venons de lire la vie en partie, de laquelle je tâcherai de faire voir la suite jusqu’à sa mort, avec autant de vérité et de fidélité qu’il me sera possible, aidé des mémoires qu’elle a laissés, de ceux de ses amis et du souvenir que j’en puis avoir moi-même, qui ai été quelques années avec elle, qui l’ai souvent portée à me raconter presque toute sa vie, et qui l’ai accompagnée dans quelques-unes de ses fuites et de ses persécutions.

4. Il serait, ce me semble, superflu de redire ici les choses qu’elle a déjà écrites elle-même ou que d’autres en ont publiées. On les peut voir par la lecture de ses ouvrages imprimés, et particulièrement dans le TÉMOIGNAGE DE VÉRITÉ, par une soixantaine d’attestations tant publiques que particulières des personnes qui l’ont presque toutes pratiquée et connue, et qui font mention en gros d’une bonne partie des évènements les plus remarquables de sa vie : ce qu’elle a fait aussi elle-même dans les deux traités qui viennent de précéder, savoir celui de LA PAROLE DE DIEU, et celui de sa VIE EXTÉRIEURE. Elle eût bien pu pousser ces deux derniers écrits plus avant qu’elle n’a fait, et ainsi suppléer à une partie de ce qui reste, beaucoup mieux qu’aucun autre, puisqu’elle a encore vécu dix-sept ans après la composition du premier, qui contient la déduction la plus avancée de sa vie : mais on n’a pu obtenir cela d’elle. Car lorsqu’on la priait de vouloir continuer cet écrit de la Parole de Dieu, elle avait coutume de répondre : Ne pressez pas sur ce que j’ai à faire. Laissez disposer de tout à Dieu : lorsqu’il verra qu’il sera nécessaire ou expédient, il saura bien m’y porter. Je veux bien croire que vous m’y incitez par le motif d’un bon zèle ; mais, croyez-moi, Dieu n’a pas besoin de ces avis. Et quoique les exhortations des hommes soient souvent des occasions à recommander une chose à Dieu et à l’obtenir de lui, néanmoins le plus parfait est de se laisser simplement à sa conduite : car alors il ne manque pas d’inspirer ce qu’il juge nécessaire pour les uns et pour les autres, convenable à leurs dispositions : et tout cela mieux et plus à propos qu’ils ne le sauraient choisir ou désirer eux-mêmes. Lorsque les lumières et mêmes les grâces de Dieu sont obtenues par importunité et hors de la disposition d’en profiter, le plus souvent elles sont dommageables. L’on a déjà tant de lumières d’ailleurs dont l’on profite si peu, que je m’étonne que l’on en ose souhaiter davantage. Il vaudrait mieux n’en avoir point tant. Je crains que ce ne soit par pure curiosité qu’on les désire. Voyez tels et tels, à qui l’on a fait voir contre mon sentiment cet écrit même, de la Parole de Dieu. Maintenant qu’ils se font relâchés, il n’y a plus rien qui les puisse ranimer ou leur redonner courage ; parce qu’on leur a d’abord communiqué le plus fort ; et ce qui leur aurait pu redonner vigueur dans leur chute leur est maintenant inutile par cette anticipation précipitée. On lui a aussi quelques-fois demandé, sur ce sujet, si dans la continuation qu’elle pourrait faire de la parole de Dieu, elle avait bien des choses aussi extraordinaires, aussi grandes et merveilleuses à dire, que celles qu’elle avait déjà rapportées dans cet écrit ? À quoi elle répondit, Que ce qu’elle en avait écrit dans ce traité n’était que très-peu de choses en comparaison de ce qu’elle avait à dire ensuite, et qui s’était fait dans elle et par elle depuis ce temps-là : qu’elle avait à dire des choses sans comparaison plus admirables et en plus grand nombre que les premières touchant les merveilles de Dieu et ses divins colloques avec elle : parce qu’autrefois Dieu ne s’était communiqué à elle que comme goutte à goutte à proportion de ce qu’il avait fait ensuite, lui ayant versé du depuis comme à plein seau, par manière de dire, ses divines grâces et inspirations. Elle accomparait les derniers entretiens de Dieu avec elle à une grosse pluie qui tomberait continuellement sur elle, et qui augmenterait à mesure qu’elle continuerait à tomber. Cependant elle ne nous en a presque rien communiqué ni par écrit, ni de bouche, sinon très-rarement et lorsqu’elle avait interrogé Dieu sur certains cas particuliers de conduite ; encore avait-elle coutume de dire ce qu’elle proposait comme des avis venant d’elle-même, sans se prévaloir de l’inspiration de Dieu sinon lorsqu’elle s’y voyait pressée par la nécessité de porter ceux à qui elle parlait, à obéir à Dieu sans l’incrédulité et sans l’opiniâtreté à quoi elle les sentait inclinés. Elle tenait tout le reste dans le silence. Et Dieu n’a pas voulu qu’elle l’ait laissé par écrit pour de mêmes raisons, sans doute, que celles qu’elle alléguait elle-même lorsqu’on lui disait de nous en écrire la continuation. Ce ne peut être donc que très-imparfaitement que l’on tâchera d’y suppléer aucunement dans la suite par la continuation de son histoire.

5. Néanmoins comme dans ce qu’elle a écrit de sa vie depuis l’an 1616 jusqu’à l’an 1663, qui était le quarante-septième de son âge, elle n’a pas inséré beaucoup de choses très-remarquables que l’on a de fois à autres ouïes de sa propre bouche, je reprendrai sa vie dès son commencement ; et en passant légèrement sur ce qu’elle en a dit jusqu’à l’an 1663, j’y insérerai des choses dignes de remarque que j’ai ouïes et apprises de sa bouche ou de celle des personnes qui les ont ouïes d’elle, ou les ont vues elles-mêmes, ou bien qui se trouvent dans quelques-uns de ses manuscrits. Et ensuite je continuerai plus particulièrement le fil de son histoire, depuis l’an 1663 jusqu’à sa mort. Je ne ferai point de difficulté de joindre de côté et d’autres quelques réflexions sur des choses que l’on doit le plus prendre à cœur : puisque notre dessein ne doit pas être tant celui de satisfaire à notre curiosité par le récit d’une histoire, que celui de nous mettre dans les dispositions que Dieu exige de nous par la conduite et les merveilles qu’il opère dans les siens. Et comme cette conduite, ainsi que l’on vient de dire, est toute différente de celle du monde, et que le monde ne peut pas manquer à s’y opposer et à la persécuter en même temps que Dieu la dirige et la remplit le plus des influences de sa grâce, tant pour la personne même qu’il régit, que pour celles qu’il veut appeler à lui par elle ; c’est aussi par rapport à ces choses, à la persécution des hommes, et aux grâces que Dieu lui a données tant pour sa propre perfection que pour celle des autres, que nous devons principalement envisager la vie et la conduite de cette Demoiselle que je vais commencer.

6. Dès le premier moment de sa naissance elle a été consacrée par les afflictions et les persécutions de tous ceux qu’elle avait de plus proches : car étant venue dans le monde la lèvre d’en haut attachée à son nez, et le front couvert de cheveux, elle fut incontinent l’objet de l’horreur de ses parents, qui la cachèrent comme un monstre, et furent quelques jours à penser s’ils ne feraient pas bien de l’étouffer. Ô Dieu, que les hommes sont incapables de se bien régler selon les divines voies par lesquelles vous voulez corriger les abus qui leur sont ordinaires ! Lorsque Dieu leur donne des enfants d’une beauté qui leur agrée, ils y attachent leurs affections ; ils en font leurs idoles ; ils les flattent ; ils les caressent ; ils les consacrent à la mollesse, à la vanité, au luxe, à l’accomplissement de leur propre volonté, et par conséquent à la damnation. Et lorsque Dieu veut redresser cet abus, et empêcher qu’on ne pervertisse pas par un amour fou et faux une créature qu’il veut se réserver et se consacrer ; lorsque pour cet effet il la fait naître avec quelque petite incongruité qui choque notre faux goût, et qui ne s’accorde pas avec la pente de nos inclinations idolâtres et fantastiques ; incontinent le Diable suggère la pensée de détruire ce que Dieu veut se conserver, et ce qu’il pense préserver de la mauvaise éducation d’une manière si particulière.

7. Voilà comment cette pauvre créature n’eut pas plutôt commencé à jouir de la vie qu’elle fut en danger de la perdre pour une bagatelle : et si Dieu ne l’eut pris en sa protection particulière, et ne fût venu d’une manière comme miraculeuse à son secours, en faisant tomber les cheveux de son front, il est à craindre que ce qui lui devait servir de préservatif contre l’éducation mondaine que l’on fait des enfants qu’on chérit follement, lui aurait tourné à sujet de perdition ; et que l’on aurait fait servir à lui présager le silence et l’affaiblissement éternel de la mort, cela même que l’on aurait pu prendre pour le présage d’une personne qui devrait dire un jour la vérité à bouche ouverte et avec force. En effet, il n’était pas mal convenable qu’une créature qui devait durant la vie parler si ouvertement, d’une manière si extraordinaire, si dégagée, sans égard, et que nul intérêt et nulle crainte ne fit taire, naquît la bouche ouverte et sans qu’on la lui pût naturellement fermer. Et puisque Dieu a voulu autrefois marquer la force de son divin Esprit par les cheveux des Naziréens, par ceux de Samson, et par le front fort qu’il dit d’avoir donné à Ézéchiel son Prophète, ne pourrait-on pas aussi penser ici à quelque chose de semblable ? Si ces pensées ne paraissent pas assez justes à quelque sage cerveau, je n’ai qu’à lui dire qu’il pourrait bien trouver encore à redire davantage aux réflexions que Dieu et que l’Écriture font sur la naissance d’Ésaü et de Jacob, dont le dernier tenait en venant au monde le talon du premier ; et sur ce qu’avant naître ils se poussaient l’un l’autre dans le sein de leur mère.

8. À tout le moins il n’y a pas dans ces sortes de pensées tant d’obliquité ni d’injustice que dans celles qui portent à la haine ou à la mort d’une innocente créature, dont la difformité, après tout, n’approchait pas à beaucoup près de celle d’Ésaü, qui naquit le corps tout couvert de poil et tout velu, sans que le Diable s’avisât alors de porter les parents soit à penser s’ils le feraient mourir, soit à le tenir comme un monstre. Mais sans doute que le Diable savait bien qu’il n’avait pas tant d’intérêt à faire persécuter et décrier Ésaü dès sa naissance, qu’il en avait dans ce rencontre-ci, et qu’il en a à procéder de la même sorte envers les plus Saints et les enfants les plus chéris de Dieu. Et par effet, il semble qu’il soit aussi arrivé quelque chose de semblable à David, cet homme selon le cœur de Dieu : car il parle de soi comme d’une personne qui dès sa naissance aurait été dans un péril extrême sans un secours particulier de Dieu, qui aurait passé pour un monstre, et aurait été négligé et abandonné de ses parents. C’est vous, Seigneur mon Dieu, qui m’avez servi d’appui dès mon enfance. C’est sur votre assistance que j’ai été appuyé en venant au monde. J’ai été tenu de plusieurs pour un monstre 2. J’ai été comme un étranger à mes frères et aux enfants de ma mère 3. Mon Père et ma Mère m’ont abandonné, et il n’y a que le Seigneur qui m’ait accueilli 4.

 

 

Chapitre II.

 

Comment dès son enfance elle commença à s’entretenir avec Dieu ; à aimer la vie de Jésus Christ ; à reconnaître que les Chrétiens de ce temps ne sont plus Chrétiens ; à chercher après des véritables Chrétiens, et à être moquée pour ce sujet ; à demander à Dieu d’être toujours vierge ; à être pieuse et juste dans ses petits divertissements ; à demander d’être épouse de Dieu ; à pleurer de ce qu’il n’y avait plus de vrais Chrétiens ; et à être douée de toutes sortes de vertus. Ses premières persécutions, dont au lieu d’être soulagée en sortant de la maison de son Père, elle tombe dans le péril d’une mauvaise éducation, et de là dans une autre extrémité et dans une maladie. Elle retourne chez son Père.

 

1. Tout cela valut à Mademlle Bourignon, alors enfant, un trésor meilleur que tous les plaisirs et que toutes les richesses d’Égypte, pour parler avec l’Écriture. Car outre qu’elle fut par là préservée de la flatterie et de l’éducation voluptueuse et diabolique par laquelle on mène les enfants dans la voie large, elle apprit aussi dès lors à goûter la croix de Jésus Christ et à porter son opprobre : cela lui servit aussi à la détourner des créatures et de tout ce qui est au monde, et à se tourner vers le Créateur. Ce qui parut d’abord que cette enfant commença à avoir quelque petit usage de sa raison. Car dès lors elle commença aussi à se tourner vers l’éternité par des considérations par où elle découvrait, tout enfant qu’elle était, la vanité de ce qui est temporel, et apprit dès lors à mépriser non seulement les petites folies de l’enfance, mais aussi les sérieuses bagatelles des personnes âgées.

Pour donner en raccourci un véritable portrait de l’enfance de cette fillette, je n’ai qu’à rapporter celui que S. Prudence fait d’une Sainte Vierge qui, à l’âge de douze ans, ayant fait voir par le choix du martyre qu’elle surpassait dans la force de l’Esprit de Dieu les hommes les plus généreux, ce saint Poète remarque qu’il ne s’en fallait pas étonner, puisque dès son enfance même elle avait mené me vie surnaturelle : « Elle avait, dit-il, donné dès son enfance des marques qu’au lieu des pentes de la nature elle n’aspirait qu’à son Père céleste : que son corps n’était pas fait pour un homme mortel : elle ne trouvait point de goût dans les divertissements des petits enfants ; les ornements, les fleurs, les bracelets, lui étaient à mépris : son visage et son port étaient graves et modestes, et ses premières pensées étaient dignes de la sagesse des personnes les plus âgées. »

 

                Jam dederat prius indicium

          Tendere se Paris ad Solium,

          Nec sua membra dicata tore :

          Ipsa crepundia reppulerat,

          Ludere nescia pusida.

                Spernere fuccina, flere rosas,

          Fulva monilia respuere,

          Ore severa, modesta gradum,

          Meribus et nimium teneris,

          Canittem meditata senum 5.

 

Tout cela s’est trouvé véritable dans Madlle Bourignon dès sa plus tendre enfance : c’est ce que je ferai voir en commençant par les premières de ses pensées et de ses considérations enfantines, si elles doivent porter ce nom. Ses discours et ses manuscrits nous font foi que les premières pensées dont elle se soit souvenue, et qu’elle avait avant l’âge de quatre ans, étaient de considérer le changement des hommes, que les petits enfants devenaient de grandes personnes, que les grandes personnes vieillissaient, et qu’après cela elles mouraient. Elle pensait que tout cela n’était ni bon ni parfait, et qu’il fallait nécessairement qu’il y eut eu une autre vie plus heureuse que celle qu’elle voyait, où l’on eût toujours demeuré dans un même état, sans vieillir ni mourir. Cette considération lui faisait mépriser les divertissements et les plaisirs de la vie présente, dans laquelle elle ne trouvait rien qui pût la récréer. Si bien qu’elle s’en retirait et se tenait volontiers toute seule afin de donner place et attention à ses pensées, qui lui faisaient voir la brièveté de cette vie, la vanité de tout ce qu’elle voyait, et lui inspiraient un grand désir de trouver une autre vie, qui fût solide et permanente. Mais ne sachant où trouver une telle vie qu’elle souhaitait, elle se tournait vers Dieu pour la lui demander. Et dès qu’elle eut ouï à l’âge de quatre ans que Dieu était venu entre les hommes, et y avait vécu d’une telle et telle manière, elle pensait que cette vie de Jésus Christ était fort conforme à ses sentiments, parce que cette vie méprisait les vanités et inconstances de la terre pour aspirer à la vie permanente : ainsi elle pensa que cette vie de Jésus Christ était vraiment raisonnable, et que par elle on pourrait assurément arriver à la vie permanente. Mais ne voyant pas dans le monde ni cette vie permanente, ni la vie de J. Ch., elle commença pour l’obtenir à se tourner vers Dieu par la prière ; et Dieu, comme un enfant, se familiarisait dès lors avec cet Enfant en lui parlant au cœur. Cela commença dans elle dès sa plus tendre enfance, d’aussi loin qu’elle ait pu se souvenir ; et dès lors même elle supposa que ces divins entretiens étaient des choses communes à tous les hommes.

2. Dieu inclinait aussi et enflammait déjà le cœur de cette petite âme du désir d’imiter la vie pauvre et souffrante de Jésus Christ à mesure qu’elle entendait raconter quelque chose de son histoire. Car ayant ouï dire que Jésus Christ était né, avait vécu, et était mort dans la pauvreté, dans les souffrances, et dans l’ignominie ; et voyant que ceux qu’elle connaissait vivaient dans l’abondance, dans les plaisirs, et dans l’honneur ; non seulement elle ne se put persuader qu’ils étaient des Chrétiens ; mais aussi elle trouvait cette vie pauvre et souffrante de Jésus Christ si belle, qu’elle demandait à ses Parents qu’ils la menassent dans un pays où l’on pût trouver des personnes qui vécussent comme Jésus Christ avait vécu dans ce monde. Ô divine et admirable sagesse ! Pendant que les Grands Docteurs qui ont vieilli dans toutes sortes d’études, sont avec tous leurs disciples et leurs auditeurs au milieu des ténèbres, aveugles et nus, sans néanmoins le bien connaître ; voici un petit enfant de quatre ans qui les connaît mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, et qui sait mieux discerner la vie et l’état mondain d’avec le Chrétien, qu’ils ne le savent eux-mêmes. Ô mon Dieu, que cette parole est véritable : Vous avez tiré votre louange la plus parfaite de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont encore à la mamelle 6 ! Ô que ceux-là sont bien enseignés qui peuvent dire avec David : Vous m’avez enseigné dès mon enfance 7 ; et encore : Dès que l’on entre dans vos paroles et dans vos divins entretiens, l’on en est éclairé ; et cela rend sages les petits enfants 8 ! L’on a relevé si souvent avec tant d’admiration le procédé étudié d’un vieux Philosophe qui cherchait des hommes en plein midi au milieu des hommes. Mais qu’est cela au prix d’un petit enfant qui, ayant à peine les yeux ouverts et la langue dénouée, demande si naïvement après des Chrétiens au milieu des Chrétiens mêmes ? En vérité, tous les Docteurs et tout le monde devraient se taire pour venir écouter le bégayement d’un enfant. Ils se tuent de travail à disputer quelle est la Religion la meilleure et la plus Chrétienne, pour ainsi dire. Chacun écrit des livres pour convertir tous les autres à son parti, comme étant le meilleur. Chacun veut être le plus grand favori de Dieu. L’on prêche, l’on harangue avec éloquence, l’on compose de gros volumes pour prouver que l’Église Chrétienne est maintenant dans l’état le plus florissant qu’elle ait jamais été. Chacun débat qui sera le plus éclairé et le plus parfait. Mais voici que Dieu les va mettre tous d’accord. Et comment ? Il place une petite fillette de quatre ans au milieu d’eux, et met dans sa petite bouche ces paroles bégayantes : Où est-ce que sont les Chrétiens ? Allons-nous au pays où vivent les Chrétiens ? Voilà, sans mentir, des paroles d’une profonde et divine sagesse, qui éclaircissent et qui décident bien des choses à qui les veut considérer comme elles le méritent. J’aimerais mieux les ouïr, et les bien méditer dans mon cœur jour et nuit, que de feuilleter tous les volumes des Docteurs de la terre, qui s’imaginent souvent être aussi Docteurs du Ciel. Des milles et millions de leurs Sermons ne valent rien à comparaison de quatre paroles d’un petit enfant, desquelles il y a plus de lumières, plus de Doctrine, plus de profit salutaire, plus de règles de conduite à tirer, que de toutes leurs spéculations et leurs opinions les plus raisonnables, qui souvent ne valent guère mieux et n’ont guère plus de certitude que la doctrine des opinions probables des Nouveaux Sauveurs de la terre.

3. Mais quoi ! Comme ce langage était aussi rare que divin, les hommes du monde n’y pouvaient rien entendre. Ses Parents s’en moquaient, et tournaient cela en risée. Ils voulaient la désabuser, à leur avis, croyant très-certainement d’être sages en cela, et que les paroles de cette enfant ne méritaient pas seulement que l’on y pensât. Ils lui répondaient en riant, qu’ils étaient des Chrétiens, et qu’ils étaient aussi dans le pays où vivaient les Chrétiens : mais cet enfant, qui pouvait dire, comme David : Je suis devenu plus sage que tous mes Docteurs ; je passe même en prudence les vieillards ; parce que je m’entretiens de vos paroles 9 ; n’avait garde d’ajouter foi à leurs discours ; et l’on ne put jamais la persuader qu’elle était entre des Chrétiens, et qu’elle vivait au pays où étaient de véritables Chrétiens. Ainsi, comme elle avait cela à cœur, elle les importunait souvent par la réitération de sa demande, qu’on la menât au pays des Chrétiens.

4. Mais ses parents, au lieu d’admirer la libéralité de Dieu qui donnait cette intelligence, cet amour divin, ce choix de la vie de Jésus Christ, à cette créature dans un âge où les enfants ne sont ordinairement que comme de petites bêtes, qui ne savent que manger et pleurer ou rire ; continuèrent à s’en moquer ; et ils le racontaient à leurs amis pour s’en divertir et en rire. Car de s’imaginer que Dieu aurait parlé par un Enfant, ou qu’un enfant parlerait par la lumière divine, ce serait des pensées trop puériles pour des gens d’esprit : nos Docteurs mêmes seraient les premiers à s’en moquer. Ce n’est pas qu’il ne soit écrit que la louange de Dieu sera accomplie le plus pleinement par la bouche des Enfants ; voilà qui est vrai : mais c’est dans la Bible, c’est dans le Psaume huitième et dans l’Évangile de St Matthieu que cela est véritable. Mais dans le monde, où il y a tant de personnes savantes et étudiées, il faut assurément attendre la vérité et la louange de Dieu d’une bouche qui sache parler Latin, et même Grec ou Hébreu, s’il le peut ; et pour plus d’assurance (peut-être afin que les inspirations de Dieu soient mieux conduites) il faut que plusieurs de ces sages têtes soient assemblées en Synode ou en Concile. Alors, permis à Dieu de parler autant qu’il voudra ; et les hommes, s’ils veulent, pourront l’écouter autant qu’il leur plaira. Mais de vouloir nous renvoyer à l’école d’un enfant, ce serait bien se moquer de nos Doctoralités et de nos Magistralités Ecclésiastiques et Théologales.

5. Cette enfant donc dut s’imposer silence, et elle en fut quitte pour quelques risées qu’elle eut à endurer. Si elle eût été alors plus âgée, elle n’en aurait pas été quitte à si bon marché : témoin tout le reste de sa vie. Car c’est une chose très-remarquable que dans toute sa vie elle n’a jamais fait autre chose que d’insister sur cette première pensée de son enfance, et de pousser avant ce premier désir. Jamais elle n’a buté à autre chose qu’à faire connaître la vie de Jésus Christ, celle des Chrétiens, celle des hommes d’à présent ; à les convaincre par la confrontation de toutes ces vies qu’il n’y a plus de vrais Chrétiens sur la terre ; et à chercher les moyens de trouver ou de devenir des véritables Chrétiens. Tout son esprit, toutes ses actions, tous ses livres mêmes, ne sont que la déduction et la continuation de ce que Dieu avait déjà versé dans le cœur de cet enfant ; et tout cela est renfermé comme en un grain de semence, dans ce petit mot enfantin : Où sont les Chrétiens ? Allons là où sont les Chrétiens que Jésus Christ a enseignés ! Voilà le crime qu’elle a commis. Les hommes ont jugé que dans un Enfant c’était une sottise pardonnable. Mais dans une personne avancée en âge, et qui ne voulait pas s’amender de cette sorte de crime, si choquant pour les braves Chrétiens de nos jours, il n’y a point de pardon à en attendre, ni point de peines capables de le bien expier : aussi ne manquera-t-elle pas désormais d’éprouver quelque autre chose que des simples moqueries.

6. Ce rebut des hommes où elle était alors, la fit davantage rentrer dans soi-même et s’adresser à Dieu, à qui elle demandait la grâce de pouvoir vivre comme les vrais Chrétiens. Même toutes sortes de choses lui servaient dès lors d’occasions pour s’adresser à Dieu, et lui faire des prières différentes selon la différence des occasions qui se présentaient. Car cette enfant, par exemple, remarquant que son Père était rude à sa Mère, et que quelques-fois il s’emportait de colère contre elle, après avoir tâché de l’amadouer par ses embrassements enfantins, pour lesquels le Père avait quelque complaisance, elle se retirait à l’écart ; ou considérant combien c’était une chose misérable que d’être marié à un parti fâcheux, elle s’adressait à Dieu, et lui disait : Mon Dieu ! mon Dieu ! faites que je ne me marie jamais : prière qui était bien différente de celle que S. Augustin déplore d’avoir faite avant sa conversion : Donnez-moi, Seigneur, la continence et la chasteté ; mais ne me la donnez pas encore sitôt, craignant d’être trop tôt guéri de ce charme damnable et passager : en quoi il est à croire qu’il a davantage de complices et de confrères que Mademlle Bourignon encore enfant n’a d’imitateurs de sa prière, laquelle fut si agréable à Dieu qu’il lui en accorda le plein accomplissement.

7. Car il lui donna dès son enfance le don de la chasteté et de la continence d’une manière si parfaite, qu’elle a souvent dit de n’avoir jamais eu en toute sa vie, pas même par tentation ou surprise, la moindre pensée qui pût être indigne de la chasteté et de la pureté de l’état virginal. Ste Thérèse a écrit d’elle-même que Dieu l’avait autrefois favorisée de la même grâce. Mais Mademlle Bourignon la possédait d’une manière si abondante, qu’elle redondait, par manière de dire, sur les personnes qui étaient avec elle. Sa présence et sa conversation répandait une odeur de continence qui faisait oublier les plaisirs de la chair ; et je laisse à l’expérience de ceux qui font avec application de cœur la lecture de ses livres, à juger s’ils n’en sentent pas quelques impressions, et s’ils ne sont pas touchés de quelques attraits à cette vertu si agréable à Dieu.

8. Je ne serais pas le premier à faire quelques réflexions sur les jeux mêmes de l’enfance pour faire remarquer par là le fond du cœur, et en tirer quelque présage de ce que l’enfant doit un jour devenir. Car en effet, plus l’on est dans un état où l’on ne sait ce que c’est d’égards humains, de mesure, de déguisement ; plus fait-on voir à fond ce que l’on a dans l’intérieur et dans la racine. Sur ce principe l’on a dit qu’un homme de bien était reconnaissable à ses songes mêmes et à ses rêveries. S’il y a quelque état d’où l’on puisse avec quelque certitude tirer la connaissance de ce qu’une personne est et sera, c’est assurément celui de l’enfance ; et dans l’enfance, celui où les enfants sont remis comme à leur propre arbitrage et à leur choix, j’entends les petits jeux et les divertissements enfantins qu’on leur permet. L’on n’ignore pas que ceux qui ont écrit des histoires mondaines ne les aient très-souvent remplies de ces sortes de réflexions sur les petits jeux de leurs héros lorsqu’ils étaient encore dans l’enfance. Dans les choses de l’Église Chrétienne, l’on a remarqué que S. Ambroise avait voulu faire le petit Évêque dès son Enfance en présentant à sa Mère et à quelques vierges sa main à baiser comme l’on faisait aux Évêques. L’on a fait encore remarquer par les petits divertissements de S. Athanase avec ses compagnons, qu’il avait la piété dans l’âme, et que Dieu s’en servirait un jour pour quelque chose de grand, puisque dans ses jeux enfantins il ne parlait que de représenter l’Épiscopat, l’administration des choses saintes, et autres cérémonies de l’Église. C’est ce que l’on a aussi remarqué dans l’enfance de cette fille. Les jeux ordinaires des enfants lui déplaisaient, elle s’en retirait presque toujours à l’écart : mais lorsqu’elle voulait en être, elle en établissait des nouveaux de sa petite invention, qui représentaient des choses pieuses, des règlements d’Ermitages ou de Monastères, de choses semblables qui représentaient la piété et la vie Chrétienne.

9. Quant aux petits jeux de fortune où il y a quelque prix à gagner ou à perdre, elle avait une aversion extrême pour les petites fraudes et tromperies que l’on tâche ordinairement d’y commettre : elle aimait beaucoup mieux perdre et être vaincue, que de commettre la moindre injustice pour avoir quelque avantage au dessus des autres ; et il lui était impossible de jouer avec son aînée, qui ne tâchait qu’à surprendre ses compagnes sans se soucier des remontrances de sa sœur, laquelle ne pouvait souffrir cette sorte de fausseté et d’injustice : si tendre était l’amour que cette enfant avait dès sa naissance pour la justice et pour la vérité, vertus qu’elle a pratiquées aussi purement et aussi religieusement dans les choses sérieuses, jusqu’à sa mort, qu’il était possible d’en tirer des conjectures, et même des plus favorables, par ces choses du commencement de sa vie ; lesquelles, quoique de petite importance en elles-mêmes, font d’autant mieux connaître l’incorruptibilité d’une justice et d’une sincérité solide que plus elles sont petites et dans un enfant intéressé par le jeu. Si quelque esprit dégoûté s’imagine qu’il soit ridicule que j’insiste sur ces sortes de bagatelles, je prie sa sévérité critique de considérer que S. Augustin a bien voulu entretenir Dieu et les hommes de ces sortes de pensées dans le Ier livre de ses Confessions, où faisant réflexion sur des dispositions contraires qu’il avait dans ses jeux enfantins, il reconnaît combien il était dès lors éloigné de la justice et de la vertu, et plongé dans le mal, de quoi il s’humilie devant Dieu et lui en demande pardon. Voici les propres paroles : Souvent lorsque nous jouions ensemble, j’usais de surprise et de tromperies pour remporter le prix et comme une espèce de victoire dans ces jeux ; tant j’étais possédé du vain désir d’avoir toujours l’avantage au dessus des autres. Et cependant, les voulant bien tromper de la sorte, je ne voulais nullement souffrir qu’ils me trompassent de même. Je criais contre eux et les accablais de reproche et d’injures lorsque je les y avais surpris : et quand ils m’y surprenaient, je me mettais en colère au lieu de céder. Est-ce là une innocence d’enfant ? Ce n’en est point, Mon Dieu ; ce n’en est point, Mon Seigneur : et je vous demande encore aujourd’hui pardon d’une telle innocence. On ne peut remarquer le vice ou la vertu des enfants que dans des choses petites ; parce qu’on ne leur en met point de grandes entre les mains.

10. L’on peut dire néanmoins que cette enfant en avait de très-grandes : mais ce n’était pas des hommes qu’elle les tenait ; au contraire c’était en les fuyant, et en se retirant des divertissements des Enfants : ce qu’elle faisait le plus souvent. Alors elle allait se rendre à Dieu par la prière, et lui demandait qu’au lieu d’être mariée il lui fît la grâce de la faire devenir son épouse. Souvent aussi elle se retirait à l’écart pour pleurer de ce qu’elle ne voyait point de Chrétiens, et que les hommes étaient si aveugles que de ne pas connaître qu’ils ne l’étaient point : car n’osant plus s’en plaindre ouvertement, elle était contrainte d’aller secrètement verser ses complaintes et sa douleur dans le sein de son Dieu. Ainsi ce que David dit d’avoir fait dans un âge sans doute plus avancé, se trouvait accompli dans un petit enfant : Il est coulé des ruisseaux de larmes de mes yeux, à cause de ceux qui n’observent point votre Loi 10.

11. Ce n’est pas que d’ailleurs elle ait été de quelque tempérament chagrin ou mélancolique : car elle était d’une humeur la plus gaie qui se puisse trouver : il n’y avait rien de plus affable et de plus complaisant : elle était aussi fort libérale et désintéressée ; elle était humble et obéissante ; et, ce qui est assez rare dans les enfants, très-sobre et éloignée de toutes sortes de friandises. Toutes ces vertus, aussi-bien que toutes les autres qu’elle avait dès son enfance, se sont toujours augmentées et perfectionnées en elle jusqu’à sa mort. Car il faut poser une fois pour toutes, afin d’éviter désormais la répétition, que toutes les grâces de Dieu, dont elle avait reçu les semences dès son enfance, se sont toujours augmentées et perfectionnées dans elle sans discontinuation, excepté le peu de temps qu’elle confesse s’être détournée ensuite de Dieu ; après quoi, lorsqu’elle s’est retournée vers lui, elles sont montées jusqu’à un degré qui est en vérité incroyable à l’esprit humain, et impénétrable aux âmes hypocrites, et à ceux qui n’ont la vertu ou qu’en apparence, et que par des spéculations stériles, ou enfin aux âmes mondaines. Ceux qui l’ont conversée et qui l’ont observée le plus exactement selon Dieu, y ont vu des vertus à donner de l’épouvantement, et où il semblerait à tous les hommes que la créature humaine ne peut atteindre. Sa fermeté, sa tranquillité, et son humilité étaient prodigieuses. Je supplie Messieurs les faux humbles et les hypocrites de bien remarquer ce Paradoxe que je leur vais donner à digérer ; c’est qu’avec toutes les déclarations qu’elle a faites, dans les livres, des grâces que Dieu lui avait données, avec tout le bien qu’elle a dit touchant elle, il n’y avait point d’humilité plus profonde, plus affermie et plus prodigieuse que la sienne. Il est assez rare de trouver des Saints qui n’aient eu besoin, pour se tenir dans le sentiment de leur néant, de faire souvent des réflexions sur leurs misères, et de taire les grâces que Dieu leur faisait ; et il est vrai qu’elle-même dans sa jeunesse en a usé de la sorte : mais c’est une chose très-rare et l’effet d’une humilité très-solide et à l’épreuve, que de pouvoir raconter les grâces que l’on a reçues de Dieu sans en être touché davantage que si l’on racontait celles que Dieu aurait faites à une tierce personne. David et S. Paul étaient bien avancés dans cette rare sorte d’humilité : et depuis que Dieu eût commandé, à la personne de qui nous écrivons, qu’elle se fît connaître, et qu’elle déclarât les grâces de Dieu sans plus les tenir cachées dans elle, il lui avait donné cette humilité d’une manière si profuse, que de parler des grâces divines qu’elle possédait sans en être touchée de complaisance ou de vanité non plus qu’un rocher ; quoiqu’elle désirât fort que les hommes prissent à cœur ce que Dieu opérait dans elle et par elle en leur faveur, pour y prendre exemple, et pour se régler à l’avenant. Mais c’est de cela même que les hypocrites et les faux vertueux ont tiré le plus de sujet de la calomnier et de la traiter de superbe : parce que ces ignorants téméraires n’ont jamais pénétré, pas même par une spéculation stérile, ce que c’est de la solide vertu, qu’ils croient avoir par quelques émotions de cœur étudiées et forcées, et souvent par un cœur faux, qui avec quelques paroles de beurre fondu, et quelques grimaces de vinaigre, prétendent d’obtenir des hommes la réputation de saints et de vertueux, par un orgueil détestable, qui déplaît autant à celui qui sonde les cœurs, que la naïveté obéissante, ouverte, et sincère de ses enfants lui est agréable. Je ne doute pas que ces sortes de gens ne trouvent à redire aux petites digressions que je fais ici, lesquelles il me faudrait bien amplifier davantage si je voulais montrer comment cette personne a eu dès son enfance les semences et les principes de toutes les vertus, et jusqu’à quel degré elles sont accrues dans le reste de sa vie. Mais je veux passer tout cela sous silence après avoir dit ce mot, savoir, que tout ce qu’elle a laissé par écrit touchant le bien et la vertu, était vivant dans son cœur et dans ses déportements. Cela suffit pour achever l’histoire de sa vie intérieure et de son état spirituel. Reprenons donc les évènements de sa vie extérieure que nous avons commencée.

12. Cette enfant étant, comme nous l’avons dit, dans les premières années de sa vie en aversion on en dédain à ses frères et sœurs, et même à sa propre Mère, Dieu voulut procurer quelque soulagement à cette pauvre créature dans un âge où elle ne pouvait encore subsister par elle-même, et bien moins avec cette espèce de haine de ceux qui devaient en avoir le soin. Ainsi il attendrit envers elle le cœur de son Père, qui remarquant peut-être l’innocence et la naïve candeur de cet enfant, lui portait plus d’affection qu’à tous les autres ; mais comme il était toujours hors de la maison, cela lui servait de bien peu, pour ne pas dire que les autres remarquant cette affection que son père avait pour elle, lui devenaient encore plus contraires, comme l’histoire sainte nous fait voir que la haine des frères de Joseph contre lui, dès lors même qu’il était encore enfant, venait de ce que le Père lui portait plus d’affection qu’à eux ; ce qui, au lieu d’aider Joseph, servit à lui attirer davantage d’afflictions et de peines.

13. Néanmoins Dieu voulant procurer à cet enfant quelque soulagement, et prévoyant aussi que la connaissance de la langue flamande lui serait un jour nécessaire, fit que son Père la mena à Ypres lorsqu’elle n’avait encore que neuf ans, où elle fut en pension chez une veuve qui avait de l’affection pour elle : ce que le Diable apercevant, il tâcha de se servir de cette occasion pour la faire tomber dans le péril d’une éducation flatteuse et molle, dont Dieu l’avait préservée jusqu’alors. Ainsi, au lieu d’un amour réglé et raisonnable qui, donnant la juste nécessité aux enfants, rompe leur volonté propre et ne les engage point à aucunes vanités ni à des sensibilités superflues, cette bonne veuve se laissait emporter avec excès à aimer cet enfant, tâchant de lui complaire en tout, ne pouvant vivre sans elle, ni même la regarder sans sentir une émotion de tout son intérieur qui la portait jusques aux larmes : elle ne voulait avoir des biens que pour elle, et ne regrettait dans ce monde que son absence. Madlle Bourignon a bien reconnu depuis d’avoir été alors dans le plus grand de tous les périls où elle s’était jamais trouvée. Parce qu’étant encore enfant à se laisser conduire, elle ne pouvait sans miracle échapper d’être élevée selon les inclinations de la nature corrompue et de la propre volonté ; et les grâces intérieures que Dieu avait commencé à lui faire auraient été bientôt étouffées par la direction humaine d’une personne qui lui devait servir de Mère et de Conductrice, et qui croyait lui témoigner, par la manière dont elle agissait, la plus grande amitié, et lui faire le plus grand bien dont elle fût capable. C’est là en effet qu’en revient le jugement de tous les hommes : et ils ne manqueront pas de tenir pour heureux un enfant élevé de la sorte. Mais Dieu, voulant prévenir ce malheur comme il avait déjà fait celui de sa première enfance, retira du monde cette bonne veuve ; et permit que l’enfant fût mis entre les mains d’autres personnes qui ne la missent plus dans ce péril.

14. Elle en fut en effet garantie : car ceux à qui elle fut ensuite commise n’eurent point pour elle ces sortes de tendresses et d’affections. Mais le Diable, n’étant pas content d’une modération en cela, voulut pousser jusqu’à l’extrémité le peu de soin que l’on avait pour elle, et tâchai de la faire périr, s’il était possible, par la négligence des autres, qui négligèrent même de lui donner la nécessité d’une nourriture dont on les payait bien au-delà. On l’envoyait passer la journée hors du logis sur les rues, sans prendre soin de sa conduite : ce qui ne dura pas long-temps puisque l’enfant en devint tout languissant et tout malade, et en serait mort sans doute en peu de temps, si Dieu ne l’avait tiré bientôt des mains de ces impitoyables, lui envoyant son Père qui, ayant appris sa maladie, l’alla retirer de là après qu’elle y eût demeuré près d’un an.

15. Elle revint donc dans la maison de son Père, âgée environ de dix ans : ainsi la voilà de nouveau exposée au dédain et au mépris de ses parents, et particulièrement de sa sœur : et ce fut par là que le Diable résolut de l’attaquer de toutes ses forces pour la retirer de Dieu : en quoi il réussit en partie et pour un temps, et l’aurait fait entièrement si Dieu n’était venu la secourir d’une manière bien particulière.

 

 

Chapitre III.

 

Des pièges que le Diable tend par les parents et amis. Elle y tombe, et perd l’entretien de Dieu. Dieu l’attire doucement, et ensuite durement. Ses combats, ses larmes, sa conversion, sa désolation spirituelle.

 

1. Ô Dieu, que nous sommes aveugles, de prendre pour nos vrais et meilleurs amis la chair et le sang, Pères et Mères, frères et sœurs, alliés et amis, les compagnies, les personnes de notre connaissance, et qui nous favorisent le plus ! Et sous prétexte de quelques choses temporelles que nous avons reçues de Dieu par eux, dont nous devrions témoigner la reconnaissance principale à Dieu ; et à eux celle de prier Dieu pour eux, et de leur rendre de bons offices selon Dieu, et qui les pourraient avancer vers Dieu ; nous nous laissons persuader par le Diable que nous sommes obligés à perdre notre âme pour leur complaire en des choses qui nous damnent avec eux !

2. Ce n’est pas assez que l’on ait hérité et gagné de ces bons parents et amis l’éloignement de Dieu, le péché, l’inclination au mal, l’éducation dans la vanité, l’affaiblissement et même l’endurcissement de son âme par des exemples d’une vie toute mondaine et toute antichrétienne ; on veut aussi que nous leur complaisions toujours, en reconnaissance de tous ces beaux avantages qu’ils nous ont procurés, et pour lesquels ce serait manquer de gratitude si l’on ne correspondait pas à leurs volontés. Je ne veux pas nier que ceux qui naissent de parents saints ou du moins vraiment pieux et qui les élèvent selon les maximes de l’Évangile, ne leur aient selon Dieu une obligation infinie, qui en effet ne peut jamais être pleinement acquittée ; je pense au contraire que tels enfants rendront à leurs parents dans le temps et dans l’éternité des soumissions et des bénédictions éternelles. Mais comme cela est très-rare, il est à craindre que la plupart ne méritent à présent selon Dieu que de justes malédictions éternelles de leurs enfants, pour les avoir produits et élevés plutôt pour le Diable et pour l’enfer que pour Dieu et pour la vie céleste. Et en effet, où sont ceux qui produisent à présent des enfants par le désir et le dessein de susciter à Dieu des nouvelles créatures qui puissent aimer et louer éternellement sa Divine Majesté ? Que les meilleurs mettent la main sur la conscience, et ils avoueront que l’on ne pense qu’à satisfaire au dérèglement d’une brutalité qui ne mérite pas même le nom de brutalité ; parce que les bêtes sont dans des bornes de modération qui devraient faire honte aux hommes si le Diable, les auteurs graves, les décideurs de cas de consciences, et la négligence de leur propre intérieur, ne leur avaient renversé l’esprit et le sens commun. Que peut-il naître de tout cela que des fruits de malédiction et de dissolution ? (a) Alienati sunt improbi a vulva : erraverunt ab utero 11 :

 

            Car les méchants dès qu’ils sont nés

            Du Seigneur sont aliénés.

 

Je me suis quelques-fois étonné qu’un Prophète, dont le caractère principal doit être celui de la charité, ait fait autrefois cette prière à Dieu pour son peuple : Donnez-leur, Seigneur ! Mais quoi ? que leur donneriez-vous ? Donnez-leur une matrice stérile ou avortante, et des mamelles taries 12 ! Mais je comprends bien à présent que c’était là une des plus grandes grâces que le Prophète pût alors demander à Dieu pour un peuple corrompu, qu’ils ne pussent produire des créatures pour être misérablement éternelles et pour peupler l’enfer. Jamais cette prière n’a pu mieux trouver sa raison que maintenant ; et il semble qu’elle soit donnée pour servir de modèle aux derniers temps, dont les dernières années de la République corrompue d’Israël n’étaient qu’une figure, bien moins difforme que le vrai anti-type de l’Église Chrétienne d’aujourd’hui ; où les enfants, outre le mal qu’ils tirent de leur naissance, sont engagés dans celle-ci d’une éducation toute profane, à quoi on les façonne de bonne heure, et qu’on les contraint même de suivre malgré eux lorsque Dieu veut par sa grâce les en retirer. Il faut alors plaire aux Parents en allant avec eux le grand chemin qui se termine à l’enfer : ou autrement, sitôt que l’on veut se tourner sérieusement vers Dieu, l’on n’a pour la plupart point de plus grands ennemis que ces gens-là qui sont d’autres nous-mêmes, et qui soit qu’ils tempêtent, soit qu’ils amadouent et qu’ils pleurent, sont toujours des Dalila également pernicieuses, par qui le Diable nous veut énerver : si nous y donnons une fois, nous sommes assurément perdus ; et fussions-nous aussi saints qu’il se peut souhaiter, cela nous plonge dans les ténèbres et nous sépare véritablement de Dieu. Cette jeune fille, qui jouissait des divins entretiens de son Dieu, s’est trouvée dès sa naissance dans ces périls, et maintenant qu’elle est revenue dans la maison de son Père, elle va les éprouver avec un tel dommage qu’elle aura sujet d’en pleurer désormais bien des années avant que de le réparer.

3. Sa Sœur, qui était une créature toute vaine, la persécutait sans cesse : elle ne pouvait souffrir la retraite, la modération, l’éloignement des compagnies, l’aversion des jeux, des visites, des petites danses d’enfants et de jeunesse, qu’elle remarquait dans elle. Elle lui imputait tout cela à lourdise et à peu d’esprit, et disait à ses compagnes et aux autres jeunes gens, que ce que sa sœur Antoinette ne faisait pas comme ces autres et ne se trouvait pas dans leurs divertissements, était qu’elle n’avait pas l’esprit de se conduire de la sorte, qu’elle était lourde et comme à demi folle : elle lui faisait même l’affront de lui faire ces reproches en présence des autres. Ce trait du Diable fit coup. Madlle Antoinette eut de la peine à déplaire à ses compagnes et aux autres jeunes gens jusqu’à passer dans leur esprit pour une fille sans esprit, lourde et insensée. Et ainsi pour les en désabuser, elle commença à leur complaire, à les fréquenter, à se parer, à se recréer avec elles dans leurs jeux, dans leurs petites danses, et dans d’autres divertissements des jeunes gens ; néanmoins, avec toute sorte d’honnêteté selon le monde, s’il faut appeler honnêteté ce qui détourne l’âme de Dieu, et qui la fait aller à tous les Diables. Mais quoi ! c’est là l’honnêteté du monde, et le vrai caractère de l’honnête homme, de se damner dans toutes les formes et selon toutes les règles, avec Approbation des Docteurs et Privilège du Roi.

4. Elle ne fut pas long-temps dans l’épreuve de ce nouveau genre de vie, sans y réussir mieux que sa sœur, et y devenir plus agréable aux jeunes gens avec qui elle conversait : parce qu’au lieu que sa sœur était d’une humeur fière et dédaigneuse, elle au contraire était d’une humeur douce, humble, et très-affable, surpassant de beaucoup sa sœur en esprit et en industrie.

5. Tout cela plaisait merveilleusement à ses parents. Elle gagnait les bonnes grâces de tous, et particulièrement de son Père, qui ne lui refusait rien pour la faire paraître avantageusement. Il lui fit apprendre la musique, à jouer sur l’épinette, et autres galanteries : il l’occupait à ses affaires : en quoi elle avait beaucoup d’intelligence et d’adresse, aussi-bien que dans les choses du ménage : elle s’occupait quelques-fois à faire des dentelles. Tout cela lui valut un funeste échange, qui fut de lui faire perdre les bonnes grâces de Dieu en gagnant celles des hommes. Car Dieu cessa de s’entretenir intérieurement avec elle comme il s’y était entretenu par le passé d’une manière aussi familière que d’enfant à enfant.

6. Néanmoins il ne laissait pas d’avoir pitié de cette pauvre âme qui l’abandonnait pour se tourner vers les créatures. Il lui donnait souvent des semonces à l’intérieur : quelques-fois même au milieu de ses divertissements, et en dansant avec ses compagnes et des jeunes gens, elle entendait une voix de Dieu qui lui perçait l’âme de ces paroles intérieures : Me voulez-vous donc quitter pour un autre ? Trouverez-vous bien un amant plus parfait et plus fidèle que Moi ? Cela l’émouvait jusqu’à la faire fondre en larmes : mais quelque-temps après, les compagnies, les parades, les divertissements reprenaient leur ascendant sur elle, et la faisaient retourner avec les jeunes gens de sa sorte, et s’accommoder à l’avenant du monde. Même sur ce qu’elle se sentait quelques-fois incitée par des mouvements intérieurs à abandonner tout cela, elle répliquait : Je n’aurais donc jamais de plaisir ! Il faut bien prendre quelque plaisir dans sa jeunesse.

7. Alors Dieu, voyant que ses douces semonces ne faisaient rien, se tut entièrement, et ne lui parla plus dans le cœur par ses doux et divins colloques. Néanmoins ce Grand Dieu, qui ne voit pas volontiers la perte des âmes, pensa à d’autres moyens plus durs pour ramener celle-ci à soi. Il lui alla remplir l’esprit des idées effrayantes de la Mort, du jugement dernier, et de l’Enfer. Elle tâchait bien quelques-fois à s’en défaire, lors même qu’elle s’y sentait portée : elle se disait, d’un côté, qu’elle ne serait jamais joyeuse s’il lui fallait toujours penser à cela ; mais Dieu l’assiégeait, par manière de dire, de ces terribles idées, et même lui tenait les yeux ouverts pour les bien apercevoir. Alors rentrant dans elle-même, elle vit la vanité de toutes les choses de la terre, des plaisirs, des biens, de l’estime du monde, de son propre corps, choses qui finissaient toutes éternellement par la mort, laquelle laissait l’âme vide de vrais biens et pleine de vrais maux devant le sévère jugement de Dieu.

8. Cela lui fit concevoir de l’horreur pour sa vie d’alors, pour tous les avantages du monde, pour les divertissements, pour son propre corps même et pour son entretien. Et lorsque d’un côté elle se disait quelques-fois : St tu ne te mets ces fantaisies de la mort hors de ta tête, tu n’auras jamais de bien : tu te feras mourir de tristesse ; elle rentrait ensuite dans elle et se disait : Oui, oui : Oublie la mort tant que tu voudras ; elle ne t’oubliera point pour cela : elle n’a que faire ni de ta pensée, ni de ton attente, ni de ton oubli, ni de ta bonne ou mauvaise disposition. Et si un jour elle t’attrape à l’imprévue, sa présence te mettra dans un état bien autre que n’est celui dont le seul souvenir t’est à présent si affligeant et si terrible. Cette pensée lui servait d’une arme bien puissante pour résister aux tentations et aux occasions qui voulaient l’attirer dans les compagnies pour y passer le temps à l’ordinaire avec la jeunesse. Car lorsque tout cela lui repassait par l’esprit, ou même que l’occasion se présentait, et que les compagnes venaient la chercher ou l’inciter à venir se divertir avec elles, elle se disait : Il est vrai qu’il y a bien du plaisir à rire, à se divertir, et à se donner du bon temps : mais cela ne dure qu’un peu. Il faut mourir. Certes il faut mourir : et la mort fera changer tout cela, dont il ne restera que des peines effroyables, et peut-être éternelles !

9. Cette pensée faisait tout disparaître pour ce temps-là : mais comme elle ne lui était pas toujours présente, elle fit tout son possible pour se la graver si ineffaçablement dans l’esprit et dans le cœur, qu’elle y pensât toujours actuellement. Pour cet effet, elle eut son recours à Dieu, sans négliger de son côté tous les moyens qu’elle pouvait connaître propres à cela. Elle allait souvent sur le cimetière vers la charnière pour y contempler les ossements des morts, se disant : Te voilà ! en peu de temps tu seras telle, et encore plus horrible. Elle s’en approchait et les maniait pour vaincre l’horreur naturelle qu’elle en avait, et pour se considérer comme dans le même état par cette nouvelle familiarité avec les morts, qui lui valait bien plus que celles des conversations humaines des vivants. Elle vint en effet par là avec le temps jusqu’à ne plus considérer son corps que comme une carcasse à qui elle refusait tout ce qui n’était pas la pure et l’extrême nécessité, ne lui épargnant rien de toute la rigueur des traitements qui pouvaient l’amortir.

10. Pour obtenir de Dieu la présence continuelle de cette pensée salutaire de la mort, elle fut bien, si j’ai la mémoire bonne, six mois entiers à ne demander à Dieu incessamment autre chose : après quoi elle l’obtint de sa divine Majesté, qui ne peut rien refuser à nos prières lorsqu’elles sont sincères et confiantes. Il semble que David se soit autrefois converti à Dieu d’une manière bien approchante : on n’a qu’à voir son procédé dans le psaume 39, avec combien d’ardeur il dit à Dieu : Donnez-moi, Mon Dieu, la pensée de ma mort, et combien peu je dois durer ici ! Ensuite de quoi il fait voir que Dieu lui ayant accordé sa demande, il compte sa vie pour rien, les hommes pour des fous, leurs richesses, leurs travaux, leur emplois pour des chimères ; leurs conversations, leurs plaisirs, leurs divertissements pour des promenades en songe et des rêveries ; le tout pour une pure apparence sans réalité, qui s’évanouit en un tour de main, et qui n’est pas digne que l’on y jette les yeux : ce qui lui fait dire : À quoi donc me dois-je attendre, Mon Dieu ! Ô Seigneur, je ne veux plus espérer qu’en Vous seul. Délivrez-moi, s’il vous plaît, de toutes mes iniquités.

11. Telle fut le commencement de la conversion de Madlle Bourignon. On ne peut déterminer facilement en quel temps ce fut, ni quel âge elle avait alors : il paraît par ses écrits qu’elle fut quelques années dans ces combats, quelques années dans la mortification après s’être pleinement résolue ; quelques années avant de recouvrer ses premiers entretiens avec Dieu, qu’elle avait déjà recouvrés à l’âge de vingt ans, quoi qu’elle ait continué l’austérité de ses mortifications excessives jusqu’à l’âge de vint-cinq ans. Il semble que ces premiers combats aient commencé comme vers l’année quinzième ou seizième de son âge ; et sa pleine résolution à suivre entièrement Dieu et à abandonner le monde vers la dix-huitième, par où elle a commencé l’histoire de sa vie intérieure dans le traité qu’elle a intitulé la Parole de Dieu. On ne s’est jamais enquis d’elle, qu’il me souvienne, touchant ces petites particularités du temps ; et elle-même y prenait si peu d’égard qu’elle a été long-temps sans savoir exactement quel âge elle avait précisément, supposant qu’elle avait deux ans de moins qu’elle n’en avait en effet.

12. Durant le temps de ses combats, elle sentait beaucoup de peine à se faire violence ; parce qu’ayant donné prise sur elle à l’habitude de converser le monde, le monde aussi ne voulait pas la quitter. Mais surtout son Père n’entendait pas qu’elle quittât cette manière de vie qu’elle avait commencée pour se relancer dans la solitude. Il la voulait gaillarde et galante, toute conforme au monde. Souvent lorsque ses amis le venaient voir, il la faisait venir pour leur donner le divertissement de la leur faire ouïr jouer sur l’épinette, où il lui avait fait apprendre à jouer des airs de chansons mondaines, comme c’est la coutume. Cela lui crevait le cœur de se voir obligée à servir malgré elle à ces vains divertissements. Elle ne voulut plus chanter vocalement ; et en la place des chansons mondaines, dont elle jouait les airs sur son épinette, elle s’avisa de composer le mieux qu’elle put selon les mêmes airs des chansons spirituelles, à quoi elle portait l’esprit lorsqu’elle jouait. Je veux ici en rapporter une pour exemple, parce qu’elle y décrit au vif tout ses combats et la manière dont elle tâchait de les surmonter. Elle l’avait faite pour la substituer à une chanson mondaine qui commence, Étant un jour dans le dessein, De faire une Maîtresse, etc. Au lieu de quoi elle substituait sur le même air ce divin Cantique :

 

          Étant un jour dans le dessein

              D’abandonner le monde,

          Je rencontrai en mon chemin

              La chair, le Diable immonde,

          Disant : Où voulez-vous aller ?

          Nous voulez-vous abandonner ?

 

          Oui, je vous quitte vraiment,

              Je ne veux plus vous suivre.

          Car vos plaisirs sont des tourments

              Je n’y saurais plus vivre.

          Hé, nenni ! ne nous quittez pas ;

          Nous vous donnerons du soulas.

 

          Le soulas que pouvez donner

              N’est que peine cruelle,

          Qui toujours nous fait retirer

              De la vie éternelle.

          Hé ! nenni : ne nous quittez pas :

          Prenez maintenant vos ébats.

 

          Les ébats que vous présentez,

              Ne remplissent mon âme :

          En un moment ils sont passés :

              C’est pourquoi je les blâme.

          Hé, nenni ! ne les blâmez pas ;

          Jouissez-en jusqu’au trépas.

 

          Que me pourra-t-il profiter

              Lorsque la mort arrive ?

          Je n’aurai qu’un regret amer

              D’être devant Dieu vide !

          Ne nous quittez point pour cela ;

          Arrive alors ce qui pourra.

 

          S’il est vrai qu’éternellement

              Mon âme devra vivre,

          Faut-il pour si petit moment

              Les vanités ensuivre ?

          Oui ; et si tu ne les suis pas,

          De nous tourmentée seras.

 

          Je ne veux craindre tes tourments

              Ô Diable et chair immonde.

          J’aime mieux suivre constamment

              Jésus Christ chaste et monde.

          Puisque tes biens sont temporels,

          Et que les siens sont éternels.

 

Elle portait son esprit à ces pensées, et jouait ces airs et semblables avec effusion de larmes. Il lui en coulait des yeux une si grande abondance qu’elle ne les pouvait retenir, et le clavier de son épinette en était tout arrosé. Mais sitôt qu’elle était délivrée de cette chaîne et qu’elle retournait dans sa chambre, elle était percée de douleur de ce vain emploi que l’on faisait encore d’elle, et ne faisait que se lamenter toujours.

13. Dieu voyant alors qu’elle correspondait aux touchements de sa divine et miséricordieuse Main, voulut les redoubler et les lui rendre encore bien plus sensibles, pour l’attirer à soi, et pour se faire chercher d’elle plus puissamment par ce moyen-là. Il lui remplit donc l’esprit des vives idées du jugement de l’enfer. Alors cette pauvre âme, toute désolée, faisant réflexion sur les très-grandes que Dieu lui avait faites dès son enfance, sur ce qu’elle avait joui autrefois de la présence de ce Grand Dieu, et de ses divins entretiens, et qu’elle l’avait rebuté pour écouter le monde et suivre les tentations qui l’avaient attirée à la pure vanité ; il lui semblait que comme les grâces de Dieu, et Dieu même qu’elle avait rejeté, étaient d’une valeur infinie et incompréhensible, que les fautes qu’elle avait commises de les rejeter étaient aussi d’une malignité et d’une ingratitude infinie, et que les peines de mille enfers ne pourraient les suffisamment punir. Ses péchés lui semblaient plus griefs que tous ceux de tout le monde, parce que les grâces de Dieu qu’elle avait rejetées étaient très-particulières, et que Dieu en avait fait de pareilles ou à peu, ou même à nulle personne qui fût alors sur la terre. Ce n’était que gémissements et que pleurs. Elle ne pouvait reposer ni sommeiller. Elle appréhendait souvent que la terre ne s’ouvrît sous ses pieds pour l’engloutir, et qu’elle ne descendît aux Enfers toute vive. Mais lorsqu’elle se souvenait d’avoir perdu l’aimable Dieu dont elle jouissait auparavant, cette âme désolée ne savait que devenir ni de quel côté jeter les yeux. Elle passait toutes les nuits à s’écrier : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Où êtes-vous, Mon Dieu ? Que ferai-je ? Que dois-je faire pour Vous retrouver ? Que voulez-Vous que je fasse pour Vous devenir agréable ?

 

 

 

Chapitre IV.

 

Elle recouvre l’entretien avec Dieu. Vicissitude de consolations et de désolations. Sa pénitence, et ses grandes et durables austérités. Que la vie austère ne doit pas être condamnée, mais qu’il est bon d’en éviter les extrémités.

 

1. Après bien du temps et bien des pleurs, des prières et des veilles, Dieu commença à se déclarer de nouveau à elle dans son intérieur. Les premières paroles qu’elle en reçut à cette demande qu’elle faisait si souvent, Mon Dieu ! que voulez-vous que je fasse ? Que ferai-je pour accomplir votre volonté ? furent cette Divine Doctrine qui contient toute la substance de l’Évangile : Quittez toutes les choses de la terre. Séparez-vous de l’affection des créatures. Renoncez à vous-même. Et Dieu continua à se communiquer de plus en plus à son intérieur, comme elle l’a décrit dans la Parole de Dieu. Néanmoins elle ne fut pas si pleinement ni sitôt délivrée de ces grandes oppressions et angoisses d’esprit, où l’âme se sent comme abandonnée de Dieu et rejetée de lui, avec des peines que ceux qui les ont éprouvées, comme David et d’autres Saints, appellent des douleurs de l’enfer : car cela revenait de fois à autres l’envelopper comme une épaisse nuée, ou comme des noires ténèbres qui l’eussent engloutie. Et tout le remède qu’elle y savait et qu’elle y pratiquait, était de s’abandonner à Dieu sans réserve, à vie et à mort, lui disant : Je Vous appartiens. Faites de moi tout ce qu’il vous plaira. Si je vous suis agréable dans ces pensées noires, je suis à votre disposition. Donnez-moi seulement à connaître ce qu’il vous peut déplaire en moi avec les forces de l’amender. Ordinairement après cette tempête obscure le calme revenait avec une clarté et une effusion de lumière plus grande qu’auparavant : et c’était le plus souvent lorsque Dieu lui voulait faire quelques grâces particulières qu’il l’y disposait et la purifiait par ces sortes d’afflictions intérieures et si pénétrantes.

2. Les larmes de sa pénitence durèrent sept années entières, qu’elle accompagna de grandes austérités ; et en punition de son corps, auquel elle avait trop complu, elle les aurait continuées tout le temps de sa vie, si Dieu ne lui eût commandé à l’âge de vingt-cinq ans de quitter tout cela pour prendre une vie commune. Lorsqu’elle parlait de ces choses dans les dernières années de sa vie, elle disait que les fleuves de larmes qu’elle avait versées dans sa jeunesse étaient hors de toute croyance : qu’elle avait tant pleuré que d’avoir épuisé dans elle la source des larmes : d’où venait qu’elle ne pouvait plus pleurer après cela, outre qu’elle avait tout et suffisamment pleuré ce qui était à pleurer. Et, en effet, je ne pense pas que dans les dernières années de sa vie on l’ait jamais vu verser des larmes que deux fois. Sa pénitence et ses mortifications n’étaient pas l’effet d’une humeur mélancolique ; non plus qu’elles n’étaient ni accompagnées ni suivies de ce noir tempérament : car elle était de l’humeur la plus gaie et la plus joyeuse qui se puisse imaginer, et elle a été telle jusqu’à sa mort.

3. Mais elle se punissait avec un contentement intérieur et une gaie tranquillité dans son fond, par un principe de justice ; et ses larmes les plus grandes venant de l’amour de Dieu, dont elle avait perdu l’amitié par sa faute, étaient mêlées avec un très-secret et très-solide plaisir, imperceptible dans le sens, et fondé sur la pensée imperceptible qu’il n’y avait rien de plus juste que de pleurer et de regretter la faute d’avoir cessé d’aimer un Dieu si aimable. Elle se portait avec ardeur à faire souffrir son malheureux corps (c’était ainsi qu’elle en parlait) ; et lorsqu’il était sensible aux douleurs, elle lui reprochait avec insulte sa tendresse, et la lâcheté qu’il lui avait fait commettre de quitter Dieu pour plaire au monde. Elle résolut de ne manger plus de viandes ni rien de fortifiant, ce qu’elle faisait (aussi-bien que toutes ses autres mortifications) si adroitement, qu’excepté sa mère, personne ne s’en apercevait, faisant semblant de manger à table, ou de porter sa portion pour la manger à l’écart, quoiqu’elle l’allât donner aux pauvres. Elle était souvent trois ou quatre jours de suite sans rien manger ; et lorsqu’enfin la nécessité la prenait de prendre quelque nourriture, la crainte d’y trouver un plaisir qui avait voulu lui donner quelques-fois des atteintes, lui faisait faire un mélange de terre et de cendre avec ce qu’elle mangeait pour en régaler son appétit, lequel elle sut si bien mortifier qu’elle le perdit pour tout le reste de sa vie : ayant très-souvent dit qu’elle ne sentait plus jamais d’appétit pour rien, et qu’elle ne mangeait que par pure nécessité et par le sentiment de son affaiblissement, sans y trouver nul sentiment de délectation.

4. Elle ne voulut aussi plus porter de linges sur son corps, excepté par le dehors, afin que l’on ne s’en aperçût pas : ainsi elle alla acheter du cilice de crin de cheval le plus rude qu’elle put trouver pour s’en faire une chemise qui lui couvrit tout le corps : ceux qui le lui vendaient, s’imaginant qu’elle en voulût faire des ceintures pour les donner à des Religieuses, lui criaient : Vous voulez mortifier bien des personnes. Elle eut tout le corps et les bras couverts de ce cilice sept années durant, nuit et jour, sans jamais le quitter, quelque incommodité qu’elle en reçût : s’il s’y engendrait des vermines vers le commencement, si cela lui déchirait tout le corps, elle le souffrait avec joie et confiance. Comme elle le portait sous un habit mondain, bien étroit, cela lui déchirait les reins : et pour peu qu’elle se remuât, cela lui raclait et limait la chair vive, surtout vers l’extrémité des bras, où ce cilice était rebordé, et serré étroitement de peur qu’on ne l’aperçût sous ses manchettes. Les marques lui en ont duré tout le temps de la vie. Il n’y a pas long-temps, lorsqu’elle était en Frise, que travaillant pendant l’été les manches un peu ouvertes, comme j’allai dans sa chambre par occasion, je fus surpris de lui voir les bras tous cicatrisés environ à trois doigts du poignet, ce qui continuait vers le coude : sur quoi je lui dis : Hé, l’on vous a sans doute laissé tomber dans le feu lorsque vous étiez jeune : en voilà bien encore de bonnes marques. Ce qui la fit rire ; et prendre de là occasion à me raconter ce que je dis maintenant de ses austérités. Elle ne dormait plus que sur le plancher, encore ne s’y couchait-elle que trois heures chaque nuit, demeurant tout le reste en prières à genoux, quelque tentée qu’elle fût du sommeil, jusque-là que plusieurs fois en étant accablée, elle tombait le visage sur la terre, dont elle avait le nez et le visage tout meurtri et ensanglanté, sans que néanmoins elle voulût jamais désister de cela jusqu’à ce qu’elle eût remporté la victoire et vaincu le sommeil. Elle prenait les draps de son lit et ses autres linges, et les portait chez des pauvres, afin qu’ils s’en servissent ; et elle allait les reprendre et les rapportait au logis à l’insu des domestiques pour les faire blanchir avec ceux de la famille ; et ainsi l’on croyait qu’elle s’en était servie elle-même, sans que l’on découvrît qu’elle n’avait pour tous draps et pour tous linges que son cilice et son plancher.

5. Ceux qui ont tant soit peu de connaissance des commencements de la vie spirituelle n’ont pas besoin qu’on leur fasse l’apologie de cette sorte de conduite. Mais comme le monde est rempli à présent de personnes toutes charnelles et même profanes, il est à craindre qu’il ne se rencontrera que trop de ces sortes d’animaux pour condamner cette manière de vie pénitente, et même pour s’en railler. Leur alléguer les vies et les austérités admirables des Saints Pères des déserts et des autres saintes âmes qui ont vécu parmi le monde, ce n’est que leur donner encore plus de matière de railleries. Ils sont trop fondés (ce leur semble) en raison pour ne pas traiter tout cela de ridicule et d’impertinent. Et quelles sont-elles ces raisons ? « Que Dieu n’a pas besoin de nos œuvres et de nos mortifications : qu’il dira un jour à ceux qui les lui présenteront : Qui a requis cela de vos mains ? Que c’est vouloir agir en Pharisien et prétendre se justifier par ses propres œuvres que d’agir de la sorte » ; et choses semblables.

6. Certainement Dieu n’a pas besoin de nos mortifications, mais notre chair et notre corruption en ont grand besoin : ce sont elles qui l’exigent et le demandent de nous si nous voulons être sauvés. Dieu n’a pas besoin de telles œuvres pour donner sa grâce et le salut, mais l’homme en a besoin pour ne se pas rendre incapable à recevoir ce salut et cette grâce. Si c’est agir en Pharisien de vouloir se justifier par des œuvres, c’est agir pire qu’en Diable que de vouloir se justifier en ne faisant que de méchantes œuvres. Ce sont vraiment de telles personnes animales qui se justifient elles-mêmes en se donnant tout ce que leurs inclinations désirent : car alors ils traitent effectivement leurs corps comme s’ils étaient justes et innocents, qui méritassent tout le plus beau et le meilleur ; ils se traitent eux-mêmes comme s’ils n’étaient pas des coupables, des injustes et des criminels.

7. Mais comment peut-on dire, sans être bête, que ceux qui s’estiment indignes des moindres choses, qui se tiennent pour si criminels que de penser ne pas mériter même la simple nécessité, et qui, par cette considération, ne la prennent que le moins qu’ils peuvent, et avec tremblement ; qui enfin tâchent de mettre leurs corps en état de ne lui pas donner trop de force et de vigueur contre l’esprit, sachant bien que les attachements à quoi il porte, les mouvements qu’il suggère, les pentes qu’il a, sont l’inimitié même contre Dieu ; comment peut-on dire que ceux qui craignent que cet ennemi de Dieu ne s’élève contre lui, et qui par ce principe le tiennent bas et souple ; que dis-je, ceux-là veuillent par là se justifier eux-mêmes ? En vérité, si les hommes n’étaient pas devenus ennemis de Jésus Christ et amis du Diable, ils ne pourraient avoir de semblables pensées. Car encore bien même qu’une âme de bonne volonté tâcherait de parvenir à la mortification par ces sortes d’œuvres, si est-ce que cela ne laisserait pas d’être très-hon et louable, et même très-utile et de très-bon succès à une personne qui demeurerait dans l’humilité : car elle apprendrait par tous ces efforts à reconnaître comment le péché ne peut être parfaitement arraché de son âme, ni elle devenir juste dans son fond, par elle-même, quoi qu’elle fasse : ce qui l’obligerait à se tourner vers Dieu pour lui dire : Vous voyez, mon Dieu, que je fais tout ce qui est en moi pour vous devenir agréable et n’avoir plus rien dans moi qui attire votre colère : mais je n’en puis, mon Dieu, venir à bout : et je ne puis faire davantage. Venez donc faire par votre divine grâce ce que je ne puis faire moi-même ; et accomplissez dans moi par votre Esprit la justice que vous y voulez trouver. David disait en ce sens : Voyez mes travaux et mes peines ; et me délivrez de tous mes péchés. (Ps. 25.) Il n’y a point d’autre voie à la justification ; et c’est ainsi que la Loi et les œuvres nous mènent à Jésus Christ, et que Jésus Christ est la fin de la Loi, et que lorsque la justice, laquelle Dieu exige par sa sainte Loi, ne peut être accomplie par la chair infirme, Dieu envoie dans l’homme l’Esprit de son Fils, qui accomplit, dans la chair infirme et par la chair, la justice de Dieu, selon la vraie doctrine de S. Paul même (Rom. 8).

8. Quoi qu’il en soit, ce sont des principes de l’Évangile, que qui veut venir après Jésus Christ, doit se renoncer soi-même (ce qui comprend plus que l’on ne saurait dire) : que tous ceux qui vivent selon la chair mourront ; et que ceux-là vivront et éternellement qui auront mortifié les inclinations et la conduite de la chair ; parce que ce que la chair veut, fait mourir l’âme : et enfin, que ceux qui appartiennent à Jésus Christ ont crucifié la chair avec ses désirs et ses inclinations. L’on ne doit pas ignorer les mortifications extrêmes que David prenait, ses pleurs continuels, ses jeûnes excessifs, les sacs et les cilices dont il se vêtait, combien de fois il couchait dans la cendre, et même la mangeait comme du pain. Son très-admirable psaume cent et dix-neuvième nous apprend qu’il passait les nuits en pleurs et en prières, levant les yeux et les mains à Dieu sans cesse, et qu’il en était tout séché et tout noirci comme un vaisseau exposé à la fumée, même qu’il était en danger d’en perdre les yeux et la vie : Ma vie est toute rampante dans la poudre. Ranimez-moi, Mon Dieu, par votre parole. Mon âme s’est fondue de tristesse. Mes yeux me sont défaillis en attendant que vous me délivriez et que vous me justifiiez par votre parole. Des ruisseaux d’eau sont coulés de mes yeux : mon zèle m’a consumé. Détresses et angoisses m’ont saisi. Mes yeux préviennent le point du jour, et les veilles de la nuit. Mon Dieu, écoutez mes cris par votre miséricorde, et me donnez une vie conforme à vos ordonnances 13. L’exercice de S. Paul revenait aussi là, afin de n’être pas digne d’être un jour rejeté de Dieu : Je châtie, dit-il, mon corps, et je le réduis en servitude ; de peur qu’après avoir prêché les autres, je ne sois digne d’être rejeté de Dieu 14. Après ces choses, et une infinité de semblables que l’on pourrait dire sur ce sujet, et qui devraient être toutes connues et toutes familières, comme étant les premiers principes de la vie Chrétienne ; n’est-il pas étonnant qu’une manière de vie qui a une parfaite conformité à tout cela paraisse ou étrange ou ridicule à des personnes qui font gloire d’avoir par dessus les autres le privilège de lire la Sainte Écriture : et qui assurément se seraient la plupart ou choquées ou raillées de ce que je viens de dire si je n’avais fait cette courte et nécessaire digression pour le soutien de la justice et de la vérité ?

9. Ce n’est pas que dans ces sortes d’exercices, lors même qu’ils sont entrepris avec une très-bonne intention, il ne s’y puisse glisser de l’excès. Madlle Bourignon a souvent confessé d’avoir couru trop avant vers une extrémité et si grande qu’elle ne l’a voulu jamais spécifier qu’à un seul : ne conseillant jamais à personne d’en faire de même, mais seulement de s’abandonner à Dieu, de se laisser exercer par lui et par les évènements qu’il envoie. Mais comme la plupart tâchent à les détourner, il est hors de doute que Dieu aime plus la promptitude de ceux qui se mortifient trop que la lâcheté de ceux qui le font ou peu ou point. Il sauve indubitablement les premiers ; et il laisse damner les derniers : il n’impute point à péché les rares et précieux excès, pour ainsi dire, que l’on y commet, lorsque l’on agit par une intention pure et bonne, et que l’on ne sait jusques là rien de meilleur. Car il le conduit envers nous par la vue et par la disposition de nos cœurs. Et celui de Madlle Bourignon était en ceci très-bon et très-sincère ; sans égard qu’à Dieu seul, ayant mis celui de sa propre vie corporelle sous les pieds pour recouvrer l’amour et les entretiens de son Dieu.

 

 

Chapitre V.

 

Le Diable la fait tenter par toutes sortes de personnes et de moyens pour la rengager dans le monde, auquel elle dit un adieu absolu et irrévocable. Manière dont un Jésuite la confesse. Elle cherche en vain les Chrétiens dans les Cloîtres les plus austères et les plus réformés. Elle découvre leur avarice. Dieu lui dit que le Christianisme est éteint dans le monde, et l’appelle au désert.

 

1. LE Diable, fâché que cette proie lui échappât, se résolut de la combattre et de la faire persécuter de nouveau par Père, Mère, amis, Prêtres, Religieux, Directeurs, et par tout ce qu’il pût, pour la rengager dans le monde, dans le mariage, ou sous la conduite des hommes aveugles. Elle était bien délivrée des persécutions de sa sœur, laquelle, étant mariée, ne demeurait plus avec elle dans la maison de son Père. Mais son Père voulait absolument qu’elle demeurât dans le monde, et il avait dessein de la marier. Sa Mère même, qui était une bonne âme qui craignait Dieu, et qui savait aussi par son expérience que souvent il y avait de rudes tempêtes à essuyer dans le mariage, lui faisait des harangues pour le lui persuader. Mais tout cela ne fut pas capable de la faire chanceler, et encore moins tomber dans le piège.

2. Le Diable s’avisa alors de la faire tenir encore pour folle, parce qu’il avait déjà réussi ci devant par cette manière d’attaque : il inspira même aux Jésuites qui étaient les Confesseurs de ses Parents de fortifier cette idée dans leur esprit : si bien qu’on la remit de nouveau dans le prédicament de la folie. Ses parents la plaignaient aussi-bien que ses amis. Elle ne l’ignorait pas, par le rapport que lui en faisait sa Mère, et même parce qu’elle entendait elle-même quelques-fois les complaintes que les Parents en faisaient aux amis qui les venaient visiter. Car un jour que son Père se promenait avec un Chanoine son Ami dans une allée du logis sur laquelle les fenêtres de sa chambre correspondaient, elle entendait qu’il disait en se plaignant : J’avais la plus brave fille du monde, et qui était propre à tout, et capable de beaucoup de choses : mais depuis quelque-temps j’ai le malheur de voir qu’elle se trouble l’esprit par certaine dévotion qu’elle s’est mise dans la tête, et elle devient incapable de tout. À quoi l’autre répondait : Hé ! que me dites-vous ! C’est bien dommage, etc. Et continuaient leur plaintes et leurs discours ni plus ni moins que deux pauvres aveugles qui eussent déploré le malheur de ceux qui ont les yeux ouverts. Mais elle, qui écoutait tout cela, ne s’en souciait guère. Elle n’était plus d’avis de quitter l’amitié de Dieu pour se rendre amie du monde. Elle se résolut de passer pour folle, et pour tout ce que l’on voudrait, en adhérant à Dieu ; et elle fit une résolution absolue de mourir à tous les plaisirs, à tous les honneurs, à tous les égards, à toutes les conversations et à tous les faux et vains avantages de tout le monde, et de leur donner le dernier Adieu ; ce qu’elle exprima par ce Cantique :

 

               Adieu, Monde, vrai pipeur,

          Qui souvent m’as ravi l’âme

          Parmi tes charmes trompeurs,

          Pour m’enlacer dans tes flammes.

          Maintenant je vois au jour

          Que folles sont tes amours.

 

               Vains sont tous vos entretiens

          Et fausses sont vos promesses.

          Trompeurs y sont tous vos biens,

          Et flatteuses vos caresses.

          Je vous quitte pour toujours

          Embrassant le vrai amour :

 

               Je vous quitte, faux honneur,

          Si inconstant et si tendre,

          Puisqu’au revers d’un malheur

          Vous voilà dessous la cendre !

          Ceux qu’aujourd’hui vous levez

          Demain seront abaissés.

 

               Je te quitte, ô Vanité,

          Plus inconstante que l’onde !

          Ta folie en vérité

          Me semble par trop immonde.

          Je veux tendre et m’arrêter

          À JÉSUS CHRIST rechercher.

 

               Je vous quitte, ô vains ébats

          De ce monde périssable,

          Pour jouir du vrai soulas

          De JÉSUS CHRIST tant aimable :

          Remplira de bonheur

          Mon corps, mon âme et mon cœur.

 

               Je ne veux plus rechercher

          Ces frivoleuses caresses :

          Puisqu’en Dieu je puis trouver

          De plus solides adresses,

          Qui sont dans la fermeté

          D’une heureuse éternité.

 

               Ô JÉSUS ! que de bonheur

          Reçoit une âme aspirante

          Après Vous, mon doux Sauveur,

          Qui ne frustrez son attente !

          Elle vous verra toujours

          Dans vos célestes séjours.

 

3. Cette résolution étant bien affermie dans elle, le Diable affermit aussi sa résolution de la tenter plus furieusement : mais il ne le pouvait faire que par le moyen des personnes avec qui elle devait de nécessité converser. Outre l’inclination que son Père et sa Mère lui témoignaient de vouloir l’engager dans le monde par le mariage, elle était aussi cherchée de plusieurs partis, l’un desquels désirant de réussir, et voulant être bien accueilli d’elle, s’avisa de se servir de son Confesseur, qui était alors un Jésuite : et lui ayant exposé sa passion et le désir qu’il avait de pouvoir épouser cette fille, le pria que lorsqu’elle viendrait se confesser à lui il la voulût disposer à cela. Ce bon Père, qui n’était pas de difficile composition, n’eût guères de peine à se résoudre à changer son confessionnal en une ruelle d’amourettes. Lors donc qu’elle voulut aller à la confesse, il ne manque pas à lui dire comme un fidèle zélateur du salut de son âme et de la gloire de Dieu, après quelque insinuation et quelques paroles touchant l’état de vie qu’elle voudrait embrasser, qu’il lui semblait que l’état de mariage, si elle s’y mettait, ne serait pas malpropre à avancer son salut et la gloire de Dieu, surtout si elle pouvait rencontrer quelque-parti craignant Dieu, et qui fût d’ailleurs avantageux, et choses semblables, venant doucement de la thèse à l’hypothèse. Madlle Bourignon, bien surprise de ce nouveau genre de Conseils Évangéliques, se contenta pour la première fois de supplier sa Paternité Jésuitique de lui tenir d’autres discours. Mais étant encore revenue vers lui pour se confesser de nouveau, comme il continuait à insister sur cela, elle lui témoigna d’avoir du dédain et du mépris pour cette proposition. Cela fâcha le bon Père, qui la menaça de ne lui pas donner l’absolution si elle ne consentait à ce qu’il lui avait proposé (car notez que tout cela se passait dans la Confession même). Elle, voyant qu’on ne voulait pas lui donner l’absolution à moins qu’elle ne se rendît à une chose si injuste, se leva sans s’étonner ; et, laissant mon Jésuite planté dans son Confessionnal, s’en va tout droit à l’autel et y communie sans se soucier de l’absolution du Père, qui la voyant revenir lui dit fièrement : Qui vous a fait si téméraire que d’oser aller à l’autel avant que d’avoir reçu l’absolution ? C’est, mon Père, que je ne me suis point sentie coupable d’aucun péché qui m’ait pu retarder de communier. À Dieu. Et dès lors elle n’alla plus se confesser aux Jésuites.

4. Cet évènement, joint avec un autre qui lui arriva environ ce temps là, la désabusa de la bonne opinion qu’elle avait eue jusqu’alors des Moines et des Religieux, qu’elle avait tous estimés et vénérés jusqu’à l’excès, sur la supposition qu’ils étaient ces vrais Chrétiens qu’elle avait cherchés dès son enfance. Ce dessein de trouver des vrais Chrétiens, qui lui était revenu, et qui n’a plus jamais discontinué, l’animant encore à cette première recherche, elle crut avoir trouvé des vrais Chrétiens dans la personne de ces gens qui, pour la plupart, font profession de pauvreté, d’abandon du monde, de la gloire, de l’amour propre et de la propre volonté ; d’une vie austère et, en un mot, de renoncement à tout ce qui flatte la nature corrompue. Comme elle avait raisonné dès son enfance que ceux avec qui elle vivait n’étaient pas des Chrétiens, parce qu’ils étaient dans une vie toute contraire à cela ; aussi jugeait-elle que ceux-là étaient des véritables Chrétiens qui faisaient profession d’embrasser toutes ces choses, qui sont très-bonnes en elles-mêmes, et toutes conformes à la vie de Jésus Christ. Cela étant, pour ne pas demeurer stérile dans la connaissance qu’elle croyait d’en avoir, elle résolut de se régler à l’avenant, et de passer le reste de sa vie entre ces personnes, et même entre celles qui faisaient profession d’une plus grande austérité, comme sont les Religieuses de la Réforme de Ste Thérèse, qui vont pieds nus, et qui devraient aussi fouler les richesses sous leurs pieds si elles voulaient suivre l’institution et l’esprit de cette grande et véritable Sainte. Mais ces enfants illégitimes d’une si Sainte Mère témoignèrent à Madlle Bourignon d’avoir plus d’amour pour la plénitude de sa bourse que pour la grandeur de son zèle et la pureté de ses intentions.

5. Leur Directeur, qui était extrêmement zélé pour la Religion que l’on appelle Argent comptant, se moqua de sa simplicité lorsqu’elle s’imaginait de pouvoir entrer sans bourse. Il est vrai que Jésus Christ avait ainsi envoyé ses Apôtres : mais dès que l’un d’entre eux eut trouvé la Sainte Invention d’en avoir une, nos Moines et Prêtres se sont hautement déclarés pour cette nouvelle Invention Sainte Croix : et ont résolu de laisser plutôt entrer dans leurs Cloîtres et leurs Sociétés le béat Judas avec des écus bien croisés, que tous ces autres misérables gueux d’Apôtres et leurs semblables, qui n’ont rien à nous conter que cette pitoyable chanson : Nous n’avons ni or ni argent. Il est bien vrai que les parents de cette fille en avaient ; mais il n’était pas à sa disposition, et elle voulait y suppléer par son travail, par son abstinence, et par son zèle. Mais ce Père, comme un autre Démosthène, trouvait qu’il fallait trois choses pour faire une bonne milice spirituelle dans leurs Cloîtres : la première, de l’argent ; la seconde, de l’argent ; et la troisième, de l’argent. Si bien que Madlle Bourignon, n’ayant pas ces trois choses nécessaires, dut demeurer dehors, quelque recherche, quelques instances, et quelques prières qu’elle fît pour y pouvoir être introduite en qualité de servante, et pour en faire toutes les fonctions. Certes Dieu tire la lumière des ténèbres mêmes. Il se servit ici de l’avarice honteuse de ces faux spirituels pour empêcher qu’une grande lumière, qui devait éclairer toutes les âmes de bonne volonté, ne fût mise pour toujours sous le boisseau, et ne fût engloutie par ces gouffres, dont il n’y a plus de ressource lorsque l’on y est une fois entré ! Elle vit ensuite que l’aversion que son Père lui témoignait d’avoir à ce sujet était plus éclairée que la bonne opinion qu’elle en avait conçue : et Dieu acheva de la désabuser lorsqu’il l’assura que dans les Cloîtres il n’y avait rien moins que des Chrétiens, et rien plus que des monstres, qui n’avaient que l’apparence de la piété et de la vertu, laquelle apparence ils ont même perdue du depuis, pour la plupart : car ils paraissent même fort peu spirituels et saints.

6. La voilà donc encore remise à sa première recherche sans savoir où trouver cet esprit du vrai Christianisme, ni même où le chercher. Alors Dieu commença à lui déclarer cette affligeante nouvelle ; c’est que cet Esprit n’était plus à trouver dans le monde ; et que pour sa personne, si elle voulait vivre en Chrétienne, elle devait aller au désert. Cette parole, quoiqu’apparemment étrange, ne laisse pas d’être digne du Dieu qui autrefois conduit dans le désert un Moïse, les Israélites, Élie, Jean Baptiste, Jésus Christ, et qui s’est là communiqué à eux et leur a donné là les lumières nécessaires pour le rétablissement de son Église, laquelle Dieu représente dans l’Apocalypse être fuie dans un désert, et de laquelle il dit à son Prophète Osée lorsqu’il parle de la rétablir : Je la mènerai au désert, et je lui parlerai là au cœur. Soit que par ce désert il entende une solitude et un dénuement d’esprit, ou une solitude de corps dans des lieux peu fréquentés des hommes, ou même dans le monde, lorsque l’on y vit retiré et hors de ses compagnies : ou qu’il signifie tout cela selon qu’on l’a le plus à la main.

 

 

Chapitre VI.

 

Voulant chercher le désert et éviter le mariage, elle fuit déguisée hors de la maison de son Père. Sa prise. Elle est délivrée par un Saint Pasteur, duquel l’histoire remarquable est ici récitée en passant.

 

1. Madlle Bourignon, qui n’était pas alors dans l’état de faire ces sortes des réflexions, crut amplement que Dieu voulait qu’elle allât dans des lieux inhabitables comme elle avait ouï dire que des Ss Pères et des Ermites avaient autrefois vécu de la sorte, et qu’il y avait encore de pareils déserts dans les montagnes d’Italie. Elle se résolut donc de le faire simplement, sans raisonner sur tous les obstacles qui paraissaient assez à eux-mêmes. Ainsi, sans qu’elle le sût, elle renouvelait l’exemple du Père des croyants, qui sur le commandement de Dieu de sortir de son Pays et de sa maison et celui d’aller lui sacrifier son propre fils, se mit en devoir de tout accomplir à l’aveugle, imposant silence à tous les sentiments de la nature pour faire la volonté de son Dieu. Elle n’eut point d’égard à ce qu’elle était une faible fille, et qu’elle ne savait rien en matière de voyage ; ni où elle trouverait de quoi manger, boire, et se couvrir ; ni sur ce qu’elle affligerait ses parents à l’extrémité, surtout sa bonne mère, qui l’aimait alors tendrement, et à qui elle était nécessaire pour lui faire éviter les mauvais traitements de son Père qui se laissait amadouer envers elle par sa fille, laquelle était aussi l’unique consolation de sa mère dans les afflictions. Elle eut bien quelques peines là-dessus : car elle prévit assez que sa mère après son absence ne mènerait qu’une vie languissante qui la ferait mourir peu à peu, comme en effet elle a dit elle-même que cela était arrivé.

2. Mais la considération que celui qui aime Père et Mère, parents et amis, plus que Jésus Christ, n’est pas digne de lui, et le grand amour qu’elle avait pour Dieu, prévalurent sur tout cela. Car cet amour devint si fort que, lui mettant un bandeau devant les yeux pour toutes les choses humaines, il la poussa jusqu’à cet excès de divine manie que de se déguiser en habit d’homme et d’ermite pour courir parmi les déserts après le bien-aimé de son âme. Il ne lui en fallut pas davantage que la première pensée pour lui faire faire provision de l’appareil nécessaire à cela. Le Diable en avait beaucoup de dépit. Aussi résolut-il de tout prévenir par un coup d’extrémité : car son Père, sans se soucier de l’aversion qu’elle avait de s’engager dans le monde et dans le mariage, et sans lui demander son consentement, la promit à un jeune homme riche qui la recherchait, et fit apprêter tout ce qui était nécessaire pour la cérémonie des noces, sans penser que sa fille, laquelle avait un amant qui avait effacé de son cœur la mémoire de tous les hommes mortels, lui pourrait jouer d’un coup qui ferait bien évanouir tous ses appareils. Et ainsi il les continuait sans se mettre en peine de rien que de bien recevoir son prétendu gendre et de bien festoyer ses amis.

3. Alors cette généreuse et divine fille entre dans sa chambre un Samedi au soir la veille de Pâques, jette par terre ses ornements, ses joyaux, ses habits, sa coiffure, coupe ses grands cheveux devant un miroir, foule tout cela à ses pieds avec tout le monde, et travestie en Ermite après avoir un peu sommeillé, dès le point du jour, au même temps et au même jour que Jésus Christ était sorti du tombeau pour ne plus converser que dans le ciel, elle quitte le tombeau du monde avec une âme toute pure et toute dégagée pour ne plus chercher qu’à s’entretenir avec son Dieu seulement. Oh ! que ce spectacle était rare et en même temps agréable à Dieu et aux Anges, de voir lorsque tout le monde est occupé dans la recherche de la vanité et du mensonge, et que les plus grands Docteurs sont les plus avant dans ce bourbier ; de voir un jeune enfant sans science et sans conduite humaine prendre et exécuter une si étrange résolution ! Franchir toutes les difficultés par un Mon Dieu, vous me conduirez ; car c’est pour vous que je fais tout ceci ! Se laisser affoler, pour ainsi dire, déguiser, bander les yeux y et mener aveuglement par l’Amour, sans savoir où ni comment, sans autre provision, sans autre adresse, sans autre assurance que celle de l’Amour ! Alors cette divine âme, quittant l’ordure des affections mondaines, sans autre souci que celui qu’elle avait qu’on ne la découvrît, était toute dans l’élément de l’Amour de Dieu et dans l’état qu’elle-même a exprimé par ce cantique :

 

        Venez, JÉSUS, mon salutaire,

                       Secourez-moi.

        Tirez mon cœur hors de la terre,

                       De tout émoi.

        Remplissez mon âme altérée

                       De votre amour.

        En lui seul sera occupée

                       Tant nuit que jour.

 

        Je ne veux plus d’autre poursuite

                       Dans ces bas lieux.

        De monde je prendrai la fuite :

                       Il m’est odieux.

        Je suivrai sans cesse à la trace

                       Ce bel amour :

        Plus rien qu’à lui ne donnant place

                       Pour un toujours.

 

        Que mon cœur à plus rien n’aspire

                       Sinon qu’à Vous.

        Qu’ici plus rien il ne désire,

                       Mon cher Époux.

        Que jamais rien ne prenne place

                       Dedans ce cœur

        Sinon votre Divine grâce

                       Mon doux SAUVEUR.

 

        Je déteste toutes richesses,

                       Et tous honneurs,

        Toutes délices, toutes liesses,

                       Toutes faveurs :

        Que jamais plus rien ne m’approche

                       Sinon que Vous.

        Mon Unique Amour sans reproche,

                       À Vous suis tout.

 

        Je ne veux plus ni Ciel, ni terre,

                       Mon doux JÉSUS.

        Votre pur Amour solitaire,

                       Qu’il soit tout nu !

        Ne vous aimant ni pour vos grâces,

                       Ni vos faveurs :

        Vous rendant tout pour faire place

                       Au seul Donneur.

 

Il serait ridicule de chercher dans ces vers autre chose que l’Amour de Dieu et la piété, et de quitter cette considération pour les examiner selon la justesse de la poésie mondaine. Cela serait aussi absurde que d’examiner la vie de cette personne selon les mêmes règles du monde, qui a le goût trop superficiel et recherché pour tout ce qui est solide et naïf et qui avec cela lui est contraire. Nous ferons bien de le quitter pour ne pas perdre de vue notre pèlerine, qui a décrit elle-même les aventures de son voyage, et qui nous dispense par là de les rapporter ici. Il nous suffit de faire remarquer la rage du Diable contre elle, qui parut le même jour dans le danger de la périlleuse persécution où elle fut au milieu d’une troupe de soldats ; et d’autre côté la protection singulière de Dieu, qui la retira miraculeusement d’entre leurs mains en frappant de perclusion celui qui voulait l’outrager jusqu’à ce qu’elle fut en lieu de sûreté.

4. Il parut bien aussi que la Providence de Dieu veillait particulièrement sur elle, en la conduisant vers des personnes pieuses, qui eurent soin que rien ne lui manquât, et qu’elle pût servir Dieu dans la solitude. Car elle tomba entre les mains d’un Saint Pasteur, qui avait souhaité depuis long-temps, même avec prières, de pouvoir trouver quelque personne, soit de ses paroissiennes, soit d’autres, qui fût dans un plein dégagement du monde pour servir et aimer Dieu seul ; ce qu’il n’avait pu trouver jusqu’alors. Mais dès qu’il vit cette fille que l’amour de Dieu avait ainsi travestie, il ne put retenir ses larmes : il lui offrit ses biens et sa vie pour seconder ses saintes intentions ; et il disait et redisait souvent : J’ai trouvé Élie, j’ai trouvé Élie ! sans que Madlle Bourignon sût ce qu’il voulait dire par là. Et lui ayant demandé dans la suite du temps ce qu’il avait voulu signifier par ces paroles, il lui répondit : qu’il rendait grâces à Dieu d’avoir trouvé dans elle l’Esprit d’Élie, l’Esprit d’Amour, de Zèle, de pureté et de dégagement, qui avait été dans Élie, lequel on espérait encore une fois avant que le monde finisse pour le rétablissement de la vérité.

5. Je ne ferai point de difficulté de dire ici quelque chose de l’histoire de ce bon Pasteur, de sa conversion et de la sainteté de sa vie et de sa mort ; puisque tout en est très-édifiant et digne de n’être pas enseveli dans un éternel oubli après que Madlle Bourignon m’en a fait comme le dépositaire par me l’avoir elle-même raconté. Ce Pasteur de Blaton, nommé Mr George de Lille, ayant été destiné dès sa jeunesse à l’état Ecclésiastique, s’y était préparé par les voies vulgaires, qui sont les études d’aujourd’hui, que l’on pourrait plutôt appeler mondaines que divines, puisqu’elles ne font que remplir l’esprit de quelques connaissances vaines et stériles, sans disposer le cœur à vivre de la vie de Dieu. Il avait déjà fait quelques années les fonctions de la charge de Pastorat à la manière que l’on s’en acquitte vulgairement, vivant d’une façon mondaine selon Dieu, quoique sans scandale et honnête selon le monde, se trouvant et se plaisant dans les compagnies où l’on invite vulgairement ceux de cette charge à se trouver souvent. Il s’y plaisait, il y mangeait, buvait, riait et s’y délectait comme les autres, jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de le toucher et de le retirer de ce faubourg d’enfer. Et voici comment.

6. Lui et le Maire du village ayant été invités le soir d’un Mardi-gras, qui est la veille du Carême, à faire bonne-chère chez le Seigneur du lieu, après y avoir passé en banquetant une partie de la nuit, comme ils retournaient environ minuit dans leurs maisons lui et le Maire, ils firent rencontre d’un soldat malcontent, qui avait juré de tuer le premier qu’il rencontrerait. Il ne manqua pas dès qu’il les vit de tirer sur eux sans discernement, et soudain le Maire, percé des balles de son mousquet, tomba tout roide mort aux pieds du Pasteur, qui en même temps se sentit frappé intérieurement de Dieu par ces pensées qu’il lui inspira : Combien s’en est-il fallu que tu ne sois en la place de cet homme ? Et si tu y étais, en quel état pourrait être maintenant ton âme si ce n’est en celui de la damnation éternelle, mourant dans une si malheureuse disposition qu’est la plénitude des viandes, du vin, et de la bonne chère que tu viens de faire ? Ô mon Dieu (dit-il en se tournant soudain vers Dieu), quelle miséricorde venez-vous de me faire, de m’avoir fait maintenant échapper la perte éternelle et certaine de mon âme ! Je veux désormais veiller et prendre soin à me mieux disposer. Ce qu’il résolut et qu’il exécuta dès le même moment, commençant de mener une vie pénitente et Chrétienne, sans jamais être retourné ni même avoir regardé en arrière jusqu’à sa sainte mort.

7. Premièrement, pour s’affermir dans ces bons commencements, sans les laisser évaporer en rentrant dans le monde, il résolut de vivre solitaire quelque espace de temps, jusqu’à ce qu’il fût affermi dans le bien ; et chercha quelque personne de sainteté selon les avis de qui il pût se gouverner. Ayant donc substitué quelqu’un à sa Cure pour environ six mois, il s’en alla à Douai, et s’adressa à un Jésuite qui était très-vertueux et très-craignant Dieu : car il y en avait encore alors quelques bons dans la Compagnie : mais peut-être que celui-ci était l’un des derniers. (Cette opinion est bien probable : car il y a beaucoup d’auteurs graves qui assurent que depuis long-temps l’on n’en trouve plus de pareils.) Il supplia ce Père de l’acheminer à la vie pénitente, et de le traiter sans l’épargner : il lui déclara sa vie et son état, et se soumit à sa Direction. Ce Père, le voyant si touché et si résolu, l’enferma six mois dans une chambre et l’у traita avec une austérité à faire peur et à décourager tout autre qu’une personne si bien résolue. Il lui fit passer sa vie pour la plus méchante et la plus abominable vie qui fût ; et les peines qu’elle méritait, pour plus qu’infernales. Sans rien dire de toutes les austérités qu’il lui faisait pratiquer, il lui apportait lui-même une fois le jour un peu de pain et d’eau, et quelques-fois au lieu de toute cela, un licou, lui disant : Voyez, Méchant, vous ne méritez pas un meilleur repas qu’un licou, encore sera-ce trop d’honneur à votre criminelle vie qu’elle finisse de la sorte. Car c’est assez à cette impure vie d’avoir jusqu’ici été sur la terre pour la souiller. Le pénitent, préparé à tout, doutait quelques-fois si effectivement il ne voulait pas le pendre ou l’obliger à se pendre soi-même. Mais l’autre lui disait : Vous êtes encore trop impur pour mourir. Différez jusqu’à une meilleure disposition cette mort, laquelle est trop honorable pour vous, qui n’avez pas encore assez bien commencé de souffrir pour vos péchés. Ce bon Pasteur recevait tout ce traitement avec une humilité qui le mettait encore au dessous de tout cela. Et après avoir continué ces six mois, s’être affermi, avoir reçu de son Père spirituel les instructions nécessaires à sa conduite, il prit congé de lui avec beaucoup de remerciements et de reconnaissance, et s’en retourna à sa Cure.

8. Dès lors il mit à exécution et même augmenta ce qu’il avait déjà commencé. Il résolut de mortifier très-rudement son corps, parce qu’il le trouvait si disposé à tenter son âme, et il voulut aussi le punir d’avoir trop pris ses aises et ses plaisirs. Parce qu’il s’était plu avec de beaux linges et de beaux habits, il résolut de ne porter jamais plus de linges, et se ceignit d’une grosse chaîne de fer qui lui faisait deux tours et s’enfonçait dans la chair, sans qu’il la quittât jamais, tout le temps de sa vie : parce qu’il s’était plu à dormir à l’aise dans un bon lit, il fit venir son cercueil, et mit une pierre au dedans pour son chevet, où il se couchait avec sa chaîne à l’entour des reins tout le reste de sa vie, sans se mettre jamais plus dans le lit : parce qu’il avait pris trop de repos, et passé quelques-fois une partie de la nuit à se recréer et à rire ; il fit vœu, et il le tint, de passer toutes les nuits trois heures durant, depuis onze heures jusqu’à deux heures après minuit, en prières et en pleurs à genoux devant le grand autel de son Église, pour déplorer ses péchés, l’aveuglement et l’endurcissement des hommes. Ses larmes lui avaient comme creusé et cavé les joues par leur cours continuel ; et l’exercice de pleurer le malheur du monde, avec le peu de sommeil qu’il donnait à ses yeux, les lui avait tout enflammés et fait devenir rouges comme du feu. Parce qu’il s’était plu à être commodément logé, il voulut punir ce plaisir en se mettant dans un appartement qui était presque toujours plein de fumée, où il était impossible à tout autre qu’à lui de demeurer. Parce qu’étant agile de corps il s’était plu dans sa jeunesse à montrer son adresse en faisant faire à son corps mille tours et des sauts d’une place à l’autre par dessus des tables et autres embarras, il se punit en mettant des gros pois dans ses souliers, qu’il chaussait sans bas, et allait ensuite faire des voyages jusqu’à ce que ces pois lui étaient enfoncés dans la chair. Mais la manière dont-il punit les excès qu’il jugeait d’avoir fait dans le boire et dans le manger a quelque chose de terrible et d’incroyable tout ensemble, quoiqu’il soit très-véritable. C’est que non seulement il s’absout de chair et de vin tous les jours de sa vie ; mais aussi qu’il fit vœu d’être sept années entières sans boire ni vin, ni eau, ni aucune liqueur. Lorsque la pensée lui venait de manger de la viande, il allait dans sa chambre où il avait laissé pendre un membre de mouton tout puant et fourmillant de vers, et l’allait flairer et baiser, se disant : Voilà, mon appétit, ce que vous désirez : contentez-vous donc à présent. Et ainsi, il surmonta cette tentation. Mais celle d’une soif violente qui lui dura sept années, sans la soulager, fut bien plus dure et plus sensible. On conte, entre les plus grandes austérités du très-saint Henri Suso, qu’il s’infligeait par le mouvement de Dieu celle d’avoir été une année durant sans boire, en étant secrètement retenu de Dieu. L’histoire de sa vie, dictée par lui même, nous dit qu’il en était quelques-fois si oppressé que de se répandre en des soupirs pitoyables devant le cher Époux de son âme, lui disant : Ô Bonté Souveraine, que vos jugements sont secrets ! puisqu’ayant devant moi le grand Lac de Constance et les claires ondes du Rhin, il ne m’est pas toutefois permis d’en jouir d’un seul verre ! Ô Dieu éternel : qui seul contemplez les travaux et afflictions de l’homme ; que je suis misérable en ce monde, puisqu’ayant abondamment à l’entour de moi ce qui est nécessaire à la vie, il faut néanmoins que j’endure une si cruelle indigence ; et qu’un bien commun aux misérables mêmes ne me soit pas permis ! Si cela était si sensible à un homme qui ne fut qu’une année en cet état, que ne peut-il pas l’avoir été à ce saint Pasteur qui en fut sept entières ? Il était durant les ardeurs brûlantes de l’été comme dans une fournaise, tout desséché, la bouche, la langue, le palais, les lèvres toutes déchirées, pelées, en feu, et comme de la chair meurtrie et sanglante, exhalant une haleine comme ceux qui sont dans des fièvres brûlantes. Il tint ferme par la considération de son indignité, et par la confiance en Dieu il accomplit parfaitement cette pénitence. Il renonça aussi à toutes les études et à toutes les lectures curieuses, ne retenant seulement que deux livres, la Sainte Bible et la Vie des Saints, dans l’un desquels il lisait chaque jour un chapitre, et dans l’autre une vie. Il disait en montrant ces deux livres : Voilà la Doctrine (c’était la Bible), et voici sa Pratique (touchant la vie des saints). Il y avait déjà plusieurs années qu’il menait cette sainte vie lorsque Madlle Bourignon le rencontra pour la première fois ; et il y continua encore douze ans, après quoi il mourut saintement de la manière que je vais dire.

9. Ce saint homme avait reçu de Dieu un pouvoir sur les esprits impurs, et guérissait plusieurs possédés du Démon, qui se présentaient à lui. On lui adressa entr’autres un soldat Lorrain qui était affligé du Diable. Ce Pasteur lui dit que pourvu qu’il voulût suivre ses avis, qu’il espérait avec la grâce de Dieu de le soulager : l’autre y consentit et le promit : en suite de quoi ce bon Pasteur le prit dans son logis même, le nourrit d’âme et de corps l’espace d’environ sept mois, après lesquels l’autre, se trouvant soulagé, voulut s’en aller ; et le Pasteur lui donna congé, l’exhortant à vivre Chrétiennement et dans la crainte de Dieu, de peur que s’il venait à retomber dans le péché, le Diable ne prît davantage d’empire par lui qu’il n’en avait eu par le passé. Mais ce malheureux, au lieu de se régler selon ces saintes instructions, étant retourné dans la milice, s’abandonna à la licence et aux débordements de la vie des soldats ; si bien que le Diable le rendit plus méchant qu’il n’avait été auparavant, et entr’autres choses il lui inspira une haine et une rage si infernale contre son bienfaiteur, qu’il résolut de le tuer parce qu’il lui avait remontré que sa vie était mauvaise. Il ne s’en cachait pas ; il disait ouvertement qu’il tuerait un jour ce Séducteur et ce méchant homme. Il fit ces menaces trois années durant, qu’il venait faire là ses quartiers d’hiver. L’on en avertissait le Pasteur : mais il croyait que ce n’était que des menaces ; et que pour lui, il était indigne de mourir d’une mort de martyr, qu’il appelait un trop friand morceau, et dont il aurait bien désiré que Dieu l’honorât. Ce qui fut fait.

10. Car un vendredi-saint, ayant employé l’après-midi à ouïr dans son Église les Confessions de ses paroissiens, qui le préparaient pour communier le jour de Pâques, tout le monde étant sorti, comme il se fut levé de son Confessionnal et prosterné à genoux devant le grand Autel pour pleurer les péchés qu’on venait de lui déclarer, et pour en demander à Dieu le pardon, aussi-bien que des siens propres ; ce soldat, qui s’était caché entre les bancs de l’Église avec son fusil, le lui alla décharger par derrière. Ce bon Pasteur percé des balles tomba soudain à la renverse, invoquant le Nom de Dieu ; mais ce méchant homme, voyant qu’il respirait encore, courut vers lui l’épée à la main, dont il lui déchargea plusieurs coups sur la tête, qu’il lui fendit jusqu’à lui répandre le cerveau sur le pavé. Quelques enfants qui étaient demeurés dans l’Église sans être vus, ayant ouï et vu ce bruit et ce spectacle, coururent dehors ; et ayant fermé la porte sur eux allèrent publier parmi le village le meurtre du Pasteur, que l’on vint secourir trop tard. On le porta tout en sang et méconnaissable dans son logis. Il n’avait plus l’usage de ses sens : mais les plaies de sa tête ne pénétrant pas jusqu’au plus intérieur de son cerveau, il vécut encore environ neuf heures, et le lendemain matin il rendit sa sainte âme entre les mains de Dieu. Le soldat fut pris et fait mourir par la justice, sans témoigner de repentance.

Madlle Bourignon avait quelques-fois demandé à ce Pasteur, touchant ses grandes austérités, d’où vient qu’il les continuait encore en si grand âge, vu qu’il ne fallait qu’aimer Dieu pour lui être agréable ? Il lui répondait : Vous ne me connaissez point. Dans l’âge où vous me voyez (et il avait bien alors soixante ans), je vous assure que ma chair est encore si rebelle, que si je ne la domptais et ne la faisait pâtir, elle s’élèverait encore contre mon esprit, et voudrait me dominer et porter mes affections vers les choses basses pour y chercher du plaisir et de la satisfaction ; ce qui me détournerait assurément de l’amour de Dieu. С’est pourquoi je dois nécessairement tenir cette chair en sujétion et en esclavage, de peur qu’elle ne veuille devenir la maîtresse. À quoi Madlle Bourignon n’avait rien à répliquer sinon que chacun se devait connaître, et se régler selon qu’il se connaîtrait.

 

 

Chapitre VII.

 

Elle est arrêtée. Dieu lui déclare qu’il se veut servir d’elle pour le rétablissement du véritable Christianisme ; à quoi elle résiste long-temps. Sa manière d’acquérir des connaissances et d’entreprendre quelque chose. L’Archevêque de Cambrai la va voir. La fermeté de sa résolution à suivre Dieu. On la remmène malgré elle, après lui avoir promis de la laisser libre.

 

1. LORS donc qu’elle fut la première fois sous la protection de ce bon Personnage, et qu’il l’eut d’abord reconnue, comme les amis de Dieu se connaissent facilement les uns les autres par les opérations de l’Esprit de Dieu, qui leur sont communes, elle fut détournée par lui, malgré elle, de continuer la recherche du désert matériel, pour lequel elle avait entrepris son voyage ; et ceci lui semblait comme une petite espèce de persécution, d’autant plus qu’elle pensait n’être pas encore assez hors d’atteinte du côté de ses parents, qu’elle craignait plus que ni les soldats, ni tous les autres périls du monde, pour lesquels elle fermait les yeux par un abandon aveugle et assuré à la Providence divine, dans le désir de n’entendre jamais plus rien ni de ses parents, ni de tous les hommes du monde. Cela lui faisait trouver de la peine dans l’arrêt, pour ainsi dire, où l’avait mis ce bon Pasteur, l’ayant renfermée dans son Église pendant qu’il en allait avertir l’Archevêque. Elle prenait cela de la main de Dieu, et s’en plaignait de lui-même à lui-même, lui reprochant amoureusement qu’il ne devait pas l’arrêter puisque lui-même l’avait poussée à chercher le désert.

2. Dès lors Dieu commença à lui déclarer plus ouvertement que cette compagnie de Chrétiens qu’elle avait cherchée en vain jusqu’alors, et qui n’était plus à trouver dans le monde, devait y être rétablie par son moyen ; qu’il la choisissait pour l’employer à cela, et que c’était pour cela qu’il l’avait créée. Ce qui lui fut une nouvelle bien étrange et bien saintement désagréable, non seulement par la considération de la distraction que cela lui causerait ; mais aussi par celle de son impuissance, de son peu de connaissance, de son peu d’autorité, de son sexe, et de sa faiblesse, et de l’effroyable disproportion qui lui paraissait entre une faible fillette et le rétablissement du Christianisme. Dès lors, et même très-souvent dans la suite de sa vie, elle était sans pouvoir y donner de consentement. Elle y a résisté : elle a prié d’en être délivrée ; elle a demandé que d’autres fussent employés au lieu d’elle : elle se réjouissait lorsqu’elle se voyait dans les maladies où elle croyait que la mort la délivrerait d’une si grande charge : elle a insisté à demander le désert jusqu’à mettre Dieu en colère contre elle ; elle a caché et étouffé ces choses dans soi l’espace de bien trente années ; et ce n’a été que par une violence bien grande qu’elle s’est faite et par le pressement de Dieu qu’elle a enfin commencé à les déclarer. Ce qui me fait souvenir d’une pareille disposition qui fait dire au Prophète Jérémie : J’ai proposé de n’en rien dire, et de ne point parler en son Nom : mais il a été comme un feu dans mon cœur, comme  un brasier dans la moelle de mes os. Je suis las de le retenir. Je n’en puis plus. Et il faut que je le répande parmi les rues 15.

3. Avec tant de retenue, qui n’admirerait l’impudence extrême de ceux qui lui reprochent encore de s’être produite elle-même, de s’être trop tôt avancée, d’avoir prévenu le temps, et pareilles impertinences de l’envie de ceux qui non seulement n’attendent pas après l’appel de Dieu, mais qui s’appellent et se font appeler eux-mêmes par les hommes, ou qui sur le premier mot de quelques illusions diaboliques, ou de quelques fantaisies chimériques, tous pleins d’imperfections et de vices courent au dehors pour réformer, ou plutôt pour séduire et tromper autant de monde qu’ils peuvent en attirer après eux, et en conserver par une jalousie qui les fait enrager lorsque quelqu’un se détache d’eux ?

4. Mais quoi ! ce sont des hommes, et des gens d’études, qui sont versés dès leur jeunesse dans les spéculations Théologiques et dans toutes sortes de controverses pour bien réfuter tous les hérétiques : ici il n’y a qu’une pauvre fillette toute simple qui ne savait encore alors ce que voulait signifier le terme de Vie Évangélique, pour ne rien dire des sur-Séraphiques et quintessentielles spéculations de nos Héros Théologiques, auxquels seuls il appartient de parler, comme David l’а prédit au psaume 12. C’est nous qui avons le pouvoir de parler, il n’appartient qu’à nous de dire ce que nous voulons 16 : et encore : Ce sont eux qui parlent du Souverain, ou d’un lieu élevé (è suggestu vel cathedra). Ils font profession de parler des choses du ciel ; et dans tout le monde il n’y a que leur langue qui ait cours et qui soit valable 17. Et ainsi, ce n’est pas de merveille qu’ils ne veuillent pas souffrir que ce privilège devienne commun à d’autres, nonobstant toutes et quelconques les raisons et exceptions que Dieu pourrait avoir à l’encontre. Mais Dieu ne s’en met guères en peine ; et il ne laissera pas de faire son œuvre à sa manière et par qui il lui plaira, fût-ce par une fille et un enfant. Tout lui est bon lorsque l’on se soumet à lui. Et lorsque les Docteurs sont pleins de faste et de vanité, et qu’au lieu de donner place aux inspirations de Dieu dans le silence, ils ne veulent entendre que le bruit de leur propre esprit, de leurs études humaines, et de leurs fantaisies, il faut bien que Dieu les quitte et s’en aille vers des simples femmes.

5. C’est ce qu’il déclara autrefois à Ste Thérèse, comme on le voit dans des relations que l’on a faites de sa vie. Elle disait à Dieu : Comment, Mon Dieu, choisissez-vous une personne faite comme moi pour me communiquer vos saintes lumières, puisqu’il y a tant d’autres personnes, et particulièrement entre les hommes, qui se serviraient mieux de ces connaissances pour le sujet qui vous porte à me les donner ? À quoi Dieu lui fit cette réponse remarquable : Je vous choisis, ma fille, parce que les hommes et les Docteurs ne se veulent pas disposer pour traiter avec moi comme ils le devraient ; et dans cette nécessité, étant chassé d’eux, je viens chercher des femmes pour me soulager avec elles, et pour traiter avec elles de mes affaires. Voilà justement comme Dieu a agi avec Madlle Bourignon.

6. La manière dont elle s’est conduite, ou plutôt dont Dieu l’a conduite en suite de cet appel, est très-remarquable. Il ne l’а pas envoyée aux études, aux lectures, aux spéculations, pour acquérir par-là des lumières. Elle ne se mettait pas en peine de se remplir l’esprit de la connaissance des choses spirituelles. Elle s’abandonnait simplement à Dieu, en évitant le péché, les distractions inutiles, et l’activité de sa raison : sans souhaiter de savoir davantage que ce qu’elle avait besoin de savoir pour la conduite du moment où elle se trouvait, remettant tout le reste à Dieu, qui lui donnait des connaissances et des lumières selon les occasions qu’elle en avait de besoin, soit pour sa conduite, soit pour celle des autres, soit pour la découverte de la vérité, soit pour réfuter l’erreur et le mensonge, soit pour reconnaître l’état du monde, et même des pensées secrètes de plusieurs. Tout lui a été fourni de Dieu-même immédiatement, lorsqu’il était nécessaire qu’elle le sût : Dieu accomplissant en elle la promesse qu’il avait faite à ses disciples : Ne vous mettez pas en peine de parler, ni de penser à ce qu’il vous faudra dire : car à l’heure même, ou dans l’occasion même, il vous sera donné ce que vous aurez à dire : puisque ce n’est pas vous proprement qui devez parler ; mais l’Esprit de votre Père. Et même lorsqu’elle commença à se déclarer, quelques-uns de ses amis lui ayant conseillé d’étudier un peu dans l’Écriture Sainte, comme elle voulut s’y appliquer, Dieu le lui défendit, et lui commanda d’écouter seulement sa voix dans l’intérieur, lui disant : Tirez de votre esprit, et laissez étudier les autres. L’Auteur de l’Écriture était dans son cœur. Quand deux amis sont présents, ils ne se communiquent plus par lettres, mais bouche à bouche, et s’il se peut, cœur à cœur. Les lettres sont pour les absents, pour ceux qui ne peuvent se communiquer de voix, et qui sont hors de cette union d’intime familiarité : sans que néanmoins il s’ensuive de là que la communication par lettres soit à mépriser en elle-même, comme des malintentionnés ont voulu faire croire que cette personne méprisait l’Écriture, laquelle elle estimait en effet comme le plus grand bien qui restât aux hommes sur la terre.

7. Après qu’elle eut appris de Dieu ses desseins en gros, elle n’alla pas incontinent avec précipitation et impatience en procurer l’exécution, comme auraient fait une infinité d’étourdis, même avec un bon zèle. Jamais elle n’avança d’un seul pas dans l’exécution sinon autant que Dieu l’y portait, en faisait naître les occasions, l’y mouvait intérieurement, et même le lui déclarait par un ordre exprès. Elle avait pour règle qu’il ne suffisait pas que Dieu inspirât les bons desseins, mais qu’il fallait aussi attendre de lui qu’il en ouvrît les voies, et qu’il conduisît tous nos pas dans l’exécution ; que l’Esprit de Dieu agissait posément, lentement même, mais fermement ; et que ce qu’il produisait d’une manière si longue et si imperceptible était, dans la suite, d’une subsistance durable et solide : au lieu que l’esprit du Diable remuait tout d’abord, faisait grand bruit et grand apparat, mais que dans la suite tout se relâchait avec le temps, et s’en allait en fumée et dans le néant. Elle se réglait toujours là dessus ; et lorsque Dieu ne l’engageait pas très-particulièrement et jusques dans toutes les circonstances, elle rentrait dans elle-même, et ne pensait qu’à sa propre perfection.

8. Si bien que ces premières déclarations que Dieu lui fit alors de ses desseins en général, ne l’empêchèrent pas de chercher constamment la solitude. Il est vrai que ce Pasteur de Blaton, et l’Archevêque de Cambrai, qui voulut lui-même venir voir cette merveille, et qui déclarait ouvertement que cette fille était gouvernée de l’Esprit de Dieu, empêchèrent qu’elle ne cherchât plus son désert ; mais elle obtint d’eux de pouvoir vivre en recluse, sans voir ni converser personne tout le reste de sa vie : dessein que ses parents ne purent ébranler dans elle lorsqu’ils l’allèrent découvrir et qu’ils voulurent la ramener. Les lamentations de son Père, de sa Mère, de son beau-frère et de sa sœur la touchaient autant que le ferait un rocher par quelques gouttes de pluie qui tomberaient sur lui. Elle ne les voulait ni voir ni ouïr, opposant à tous les sentiments de la nature ces généreuses paroles : Je suis plus obligée à Dieu qu’à vous : parce que son abandon et sa résolution étaient pleins et parfaits, et non pas à demi et languissants, comme le sont les nôtres pour l’ordinaire, qui ne voulons les choses qu’à demi ; et ne faisons des résolutions que très-imparfaitement, par une espèce de gêne et de contrainte ; d’où vient qu’il ne faut que le moindre vent, une parole, un rien, notre propre fantaisie même, pour nous faire subitement changer, et trouver du plaisir et de la facilité dans le changement, et une grande difficulté dans la persévérance.

9. Si nos résolutions étaient pleines et provenantes d’un véritable amour, on trouverait mille difficultés, et même une espèce d’impossibilité à les changer ; et au contraire une pente et un contentement indicible à demeurer constant et persévérant : comme nous voyons dans l’économie extérieure qu’une personne qui s’est résolue pleinement à en épouser une autre jusqu’à faire sortir la résolution à effet, trouverait ensuite qu’il faudrait se faire mille violences et mille peines pour s’en retirer, et ne voudrait pas même en ouïr parler, puisqu’elle trouverait au contraire un plaisir et un acquiescement dans la persévérance. Il en serait de même et encore infiniment davantage, si l’on avait fait une pleine et effective résolution d’abandonner le monde et de se joindre à Dieu. On ne trouverait de plaisir qu’à la continuer, et de peines qu’à la rompre, comme l’ont assuré tous les saints qui en ont fait l’épreuve. Madlle Bourignon accomparait la difficulté qu’il y aurait à retourner vers les créatures, lorsque l’on s’est résolument et pleinement donné à Dieu, à celle qu’il y aurait à faire revenir une goutte de vin ou d’eau douce dans la première forme après qu’elle aurait été versée dans la mer. Elle disait souvent que ce lui aurait été un Enfer insupportable de retirer ses affections de Dieu pour les remettre dans les créatures ; et elle n’avait point de plus grandes peines que les distractions qu’elle en recevait quelques-fois contre sa volonté.

10. Ce fut donc en vain qu’on tâcha de l’émouvoir. Tout ce que l’on put faire fut de la forcer, car elle ne pouvait échapper autrement à changer de place, et de retourner avec ses parents : encore fût-ce avec bien de la peine. Ni tous les ordres ni toutes les personnes que l’Archevêque lui aurait envoyés n’auraient rien fait s’il n’y fût retourné lui-même pour s’assurer de deux choses, l’une que son Père la laisserait servir Dieu comme elle le trouverait bon, sans la plus distraire ; l’autre, que lui-même était garant de la promesse de son Père ; et qu’en cas qu’il ne la tînt pas, il y suppléerait lui-même, et lui servirait de Père pour seconder ses bonnes et saintes intentions. Ce qu’il lui promit. Il fallut qu’elle se rendît et se laissât emmener ; mais non pas sans répugnance, ni même sans raison : car ni l’un ni l’autre ne tint ensuite sa promesse, tant on a de sujet de se fier sur la parole des hommes, même de ceux sur qui il semble, s’il y en a quelques-uns au monde à qui l’on doive se rendre, que c’est sur eux que l’on devrait faire fond, sur un propre Père, et sur un Archevêque qui avait la crainte de Dieu d’un côté, et le pouvoir humain de l’autre. Quant à elle, nulle inconstance d’autrui ne la fit plus changer, fallût-il conserver sa confiance en se rendant tous les hommes ennemis mortels.

 

 

Chapitre VIII.

 

Sa manière de vie après son retour. Ses persécutions. La bonne opinion qu’elle a des autres. Évènement mémorable qui lui survint voulant aller chez son Pasteur. Elle s’oppose à une injustice qu’on voulait dissimuler. Elle commence à écrire le premier de ses ouvrages. Elle abandonne pour une seconde fois la maison de son Père pour suivre Dieu.

 

1. Lorsqu’elle fut de retour à Lille, elle disposa ainsi de sa vie extérieure. Elle se retrancha dans une chambre, où elle fit une grotte : elle y fit venir adroitement, sans qu’on l’aperçût, son cercueil, en faisant faire et apporter de temps à autre une planche après l’autre, et cela par divers ouvriers, qui ne savaient ce qu’ils faisaient ; elle dormait dans ce cercueil trois heures chaque nuit, une pierre sous la tête pour son chevet, sans que durant environ quatre ans qu’elle fut là, personne qu’elle entrât jamais dans sa chambre, et ne savait-on ce qui y était ni ce qu’elle y faisait, tant était-elle exacte à cacher ses mortifications, ses jeunes, et ses veilles, bien éloignée en cela de l’esprit pharisaïque des faux dévots, qui souvent sans être dans ces choses extérieures en attestent néanmoins l’apparence, par un orgueil aussi ridicule que détestable. Elle employa aussi une bonne partie de son temps à assister les malades et les pauvres, jusqu’à leur rendre les devoirs les plus bas, comme de les nettoyer, et surtout les petits enfants, sans craindre de se charger de leurs saletés et misères. À part soi, elle employait la plupart des nuits en des prières vocales. Mais sa disposition intérieure y mit de l’empêchement.

2. Car Dieu se communiquant de plus en plus à elle par ses divines paroles intérieures, et lui ravissant continuellement l’attention à toute autre chose, il fallut qu’elle se rendît à ses divins attraits. Il lui augmentait aussi les grâces intérieures, la fortifiant dans la foi, dans la vérité, dans son amour, et dans le mépris du monde, à quoi servirent d’occasions beaucoup de peines et de persécutions qu’elle eut à endurer de tous côtés pendant ce temps-là.

3. Car elle fut alors persécutée de la part du monde, qui se raillait d’elle, l’appelant l’Ermite : elle fut persécutée des Jésuites, qui la faisaient passer pour une personne séduite du Diable : elle fut persécutée de ses Parents, qui faisaient des lamentations sur elle comme sur une personne qui se perdait corps et âme : elle fut persécutée de sa sœur, qui en faisait en sa présence et devant le monde des railleries piquantes qui blessaient sa chasteté, sous prétexte qu’elle avait été arrêtée par des soldats lors de sa fuite : elle fut persécutée par le Diable, qui l’inquiéta par des bruits nocturnes et par des spectres : enfin elle fut persécutée de son Père, qui d’un côté la traitait, par dépit et par moquerie, de bigote, qui faisait la sainte ; et qui d’ailleurs voulait la rengager dans le monde, et même dans le mariage. Ce qui la fit résoudre une seconde fois à l’abandonner.

4. Elle s’y détermina d’autant plus facilement que Dieu non seulement lui augmenta le divin amour qu’elle lui portait, mais aussi lui donna un ardent désir de faire aimer Dieu aux autres, et, si cela s’était pu faire et exécuter par ce moyen, d’avoir mille corps pour aller par tout le monde exciter les personnes à l’amour de Dieu. En suite de quoi Dieu lui dit : Tu seras l’instrument duquel je me servirai pour perfectionner les âmes. Jusqu’alors, quelque déclaration que Dieu lui eut faite auparavant, elle n’avait cherché que sa propre perfection, et senti que la charge de soi-même ; mais dès lors elle se sentit chargée de la recherche du salut d’autrui par le rétablissement de la Vie Évangélique : et pour lui faire naître les moyens de l’effectuer, Dieu lui commanda de quitter la maison de son Père pour aller trouver l’Archevêque de Cambrai.

5. Elle tâcha de satisfaire à ces deux commandements de Dieu. Et pour le dernier, il y avait long-temps qu’elle eût voulu le mettre en exécution si cela n’eût dépendu que d’elle seule ; mais pour le premier, à quoi elle avait autrefois résisté si instamment, et demandé à Dieu qu’il voulût la décharger de cette grande entreprise, elle n’osa plus s’y opposer, et même elle ne sentait plus de mouvements ni de difficultés intérieures à l’encontre ; mais elle s’offrait tous les jours à Dieu, lui disant dans ses prières : Servez-vous de moi, Seigneur. Ne m’épargnez en rien. Je serai bien-heureuse de mourir mille fois à votre saint service. Et ce désir a été continuel et même augmentant dans elle jusqu’à la mort, quoique très-souvent il lui semblât qu’il fut attiédi et comme réduit à un triste désespoir lorsqu’elle considérait et qu’elle expérimentait universellement et toujours que les hommes ne voulaient pas coopérer à un si grand bien, et qu’ainsi c’était en vain qu’elle s’employait pour l’avancement spirituel de leurs âmes. Cela ne venait pas néanmoins de sa part, ni par manque de charité, ni par manque de courage, ni par crainte de subir beaucoup de travaux et de persécutions de la part des hommes : mais seulement parce qu’elle voyait que l’on ne profitait point de ses travaux, et qu’il lui semblait de ne rien faire dans cette vie que d’y être toujours dans le péril de la damnation, commun à tous les vivants. Combien de fois n’a-t-elle pas été dans cet état d’Élie qui voyant de ne pouvoir corriger l’idolâtrie d’Israël ni convertir le peuple, pas même jusqu’à un ; qui se voyant obligé de fuir tout seul d’un côté et d’autre, sans savoir où aller, disait à Dieu : C’est assez, Seigneur. Prenez maintenant mon âme : car je ne suis pas meilleur que mes Pères ! Combien de fois cette âme affligée par de semblables considérations ne s’est-elle pas adressée à Dieu pour lui dire : Seigneur, je suis bien encore disposée à endurer, pour votre gloire et pour l’amour du prochain, des tourments, de la confusion, et la mort même. Mais je vois que la plus grand-part des créatures s’aiment si désordonnément, qu’elles ont à mépris les attraits de Votre Divine Majesté. Partant, Seigneur, tirez-moi hors du monde plutôt que de vivre ici inutile, étant toujours en danger de ma perdition aussi long-temps que je serai unie à mon corps. Cela la mettait quelques-fois dans un état si abattu, qu’il lui semblait d’être dans les angoisses et dans l’agonie de Jésus Christ au jardin des olives : sans recevoir de consolation sinon quelques-fois un mot de promesse de la part de Dieu qui lui disait pour la fortifier : Prenez, courage. Ils changeront. Mais elle n’a point eu tout le temps de sa vie le bonheur d’en voir une pleine correspondance de la part des hommes, pas même d’un seul ; ayant salué ces promesses encore de loin, et étant morte dans l’espérance d’elles, dont si elle avait vu le plein accomplissement dans un seul, cela aurait été capable de lui redonner une nouvelle vigueur et une joie qui lui aurait fait souhaiter et peut-être obtenir une très-longue vie. Mais j’anticipe trop ce que la suite doit faire voir.

6. Si elle se vit toujours seule dans ses combats et dans ses afflictions, elle ne le fut pas moins dans celles dont je viens de parler lorsqu’elle était encore dans la maison de son Père et qu’elle avait à endurer de toutes parts ; et que de nouveau il lui en fallait maintenant subir encore d’autres pour mettre à effet le commandement de Dieu de quitter son père et son pays. Son Confesseur lui tenait bien quelques-fois la main ; mais il ne pouvait l’aider beaucoup, parce qu’elle ne s’ouvrait pas beaucoup à lui, quoique d’ailleurs il était homme savant, de probité, d’expérience, et qui craignait Dieu. Il la priait bien quelques-fois de lui déclarer son intérieur : mais elle ne pouvait s’y rendre : elle cachait au contraire avec grand soin les choses extraordinaires qui la concernaient le plus particulièrement ; et si elle lui manifestait quelque chose des entretiens de Dieu avec elle, c’est parce qu’elle avait cru dès sa jeunesse que ce parler de Dieu intérieur était une chose d’expérience commune : car comme dès son enfance elle avait ouï ordinairement cette familière voix de Dieu dans elle, elle supposait que c’était une chose commune à tous les hommes ; et que c’était ou par inadvertance ou par lâcheté, ou par faiblesse qu’ils n’y correspondaient pas, ou que peut-être cette divine voix ne se déclarait pas si particulièrement à eux comme à elle. Ce fut son Pasteur qui la désabusa de cette bonne opinion qu’il remarqua dans elle : Ô ma fille, lui disait-il, il n’en est pas ainsi que vous pensez. Les grâces que Dieu vous fait sont particulières. Je n’en connais nulle autre que vous à qui Dieu se communique de la sorte. Ce qui la surprenait si fort qu’elle ne pouvait le croire, jusqu’à ce que l’ignorance où elle trouva les hommes, et leur propre confession, lui firent bien voir la vérité de ce qui lui était auparavant un étrange paradoxe. Elle n’avait pu juger que Dieu manquait aux hommes : mais elle vit bien que c’était les hommes qui manquaient à Dieu ; et que ce n’était pas de merveilles si au milieu de leurs distractions, de leurs activités, du bruit de leurs embarras, de l’endurcissement de leurs cœurs, ils ne pouvaient entendre la voix de Dieu, laquelle sans ces obstacles serait entendue de chacun : parce qu’elle est dans tous impartialement.

7. C’était par l’inspiration de cette voix de Dieu qu’elle s’était adressée à ce Pasteur malgré tout le dégoût que le Diable avait tâché de lui en donner pour le lui rendre odieux. Mais lorsqu’elle se résolut de franchir avec courage toutes les difficultés que le Diable lui voulait mettre dans l’esprit pour l’éloigner de cet homme et qu’elle voulut faire comme une épreuve de ses forces en lui rendant une première visite, comme elle était prête de sortir de sa chambre, elle tomba soudain dans une perclusion et une immobilité de tous les membres de son corps, sans qu’il lui fût possible d’en remuer un seul ; car ils lui étaient devenus tous comme du plomb ; sans autre force que celle de la pesanteur. Elle en fut bien étonnée ; mais rentrant dans elle-même, et tâchant d’y découvrir ce qui pouvait être la cause que Dieu l’avait si soudainement abattue, Dieu lui fit voir qu’elle avait encore tacitement prétendu d’agir par ses propres forces en surmontant l’aversion qu’elle avait sentie pour cette visite. Elle s’en confessa coupable, demandant pardon à Dieu de cette faute, et reconnaissant qu’elle ne pouvait rien du tout sans sa grâce particulière, pas même jusqu’à mouvoir le moindre membre de son corps ; et elle offrit à Dieu une résolution d’être très-contente de demeurer en cette immobilité de corps tout le reste de sa vie pour châtiment de son péché. Mais elle ne fut pas plutôt dans cette résolution, qu’il lui sembla qu’on enlevait de son corps un pesant fardeau de plomb : et soudain elle reçut sa première vigueur avec une augmentation de la grâce de Dieu, à qui elle dit en sortant pour exécuter son dessein : Mon Dieu, je ne suis rien. Il faut, s’il vous plaît, que vous fassiez tout en moi par votre divine grâce.

8. Je ne sais précisément si ce fut environ ce temps-ci, ou bien un peu avant sa première sortie pour chercher le désert, qu’arriva une chose que j’ai ouïe d’elle et que je vais dire tant pour y faire voir l’esprit de fermeté et de justice qui vivait dans elle, que pour l’instruction de certaines personnes qui ont une douceur et une bonté de bête, et qui s’imaginent que la charité consiste à couvrir le mal des méchants, à y céder, et à l’entretenir même par une malheureuse condescendance et une pitoyable pitié qu’ils ont pour des impies habituels et volontaires. Lorsqu’elle était encore dans la maison de son Père, il y avait une fille qui les servait dont la fidélité leur devint suspecte par le manquement de plusieurs choses desquelles il est d’autant plus facile à des domestiques infidèles de se saisir, que bonnement on ne peut pas se prémunir contre eux comme contre des étrangers. Ils patientèrent assez long-temps pour avoir sujet, par des suites de même nature, d’être pleinement assurés de ce qui premièrement ne leur avait paru que douteux. Ils jugèrent que cette fille leur soustrayait plusieurs choses petit à petit par une méchante habitude, dont elle ne se corrigeait pas quoiqu’on lui eût assez fait entendre, par les plaintes que l’on faisait de cela, qu’on la tenait pour suspecte, et qu’elle ferait bien de s’en corriger. Mais le Père, qui était content du service de cette fille, se mit dans la fantaisie de ne pas vouloir que l’on prît garde à cela, bien loin de l’en reprendre et encore moins de la renvoyer ; et il dit à sa femme, qui était d’une humeur très-douce, qu’il ne voulait pas qu’on la mît hors de la maison, comme elle voulait le faire pour se garantir de ces infidélités. Ainsi, crainte de déplaire à son mari, qu’elle craignait, et de peur de s’attirer quelques fâcheries, elle dut se résoudre à souffrir ce mal dans sa maison, et à y coopérer aucunement par cette tolérance. Mais Madlle Bourignon, sachant cela, animée d’un esprit de fermeté et de justice, ne put ni tolérer un si grand péché d’infidélité domestique, ni donner cette vicieuse condescendance à la fantaisie de son Père, ni craindre ses menaces ni sa colère. Elle envoya cette servante faire quelque message hors du logis, et pendant qu’elle était absente, elle fit ouvrir son coffre, où elle trouva toutes les choses qu’ils avaient cru perdues, et encore d’autres des leurs à quoi ils n’avaient pas pensé. Madlle Bourignon dit à sa Mère qu’elle la laissât faire, sans se mêler de cela : et dès l’instant que cette servante infidèle fut de retour, cette fille la faisant entrer dans la chambre et lui mettant tout devant les yeux, lui reprocha hautement son larcin, et son endurcissement à ne pas s’en être corrigée ; et la prenant par le bras : Allons, sortez d’ici ; c’est une grâce que l’on vous fait de ne vous pas punir d’une autre manière qu’en vous ôtant l’occasion de ne pas dérober davantage par vous déchasser. Le Père revint ; et demandant après sa servante, elle lui dit hardiment qu’elle l’avait chassée, et qu’elle ne voulait pas souffrir le mal dans le logis autant qu’il serait en son pouvoir d’y résister. Il n’eût pas le mot à dire ; et quoiqu’il fût d’une humeur assez farouche, il craignait néanmoins sa fille lorsqu’elle défendait la justice ; parce qu’il avait souvent éprouvé qu’elle ne cédait pas au mal, et qu’elle aimait mieux tout abandonner, lorsqu’elle le pouvait faire, que de le tolérer ou d’y céder. Remarquez bien cette force dans toutes ses circonstances et dans une fille recueillie : elle ne peut venir que de Dieu seul. Cependant je ne doute pas que cela ne choque certaines gens qui affectent de paraître bénins. Ces charitables en taille-douce trouveront ici des traits trop rudes à leurs fantaisies. Je veux bien que cela soit : et c’est expressément pour eux que je n’ai pas voulu omettre une chose qui d’ailleurs semblerait de petite importance ; mais qui en effet ne l’est pas, et a des conséquences très-considérables, très-étendues, et que l’on a souvent dans ce misérable temps l’occasion de mettre en pratique. C’est lâcheté, c’est mollesse, c’est amour du mal, c’est même cruauté, de ne pas résister au mal lorsqu’on le peut. N’importe que le mal paraisse petit ; celui qui se laisse emporter au crime par de petits attraits, que ne fera-t-il pas lorsque l’occasion lui en fournira de grands motifs, et que l’habitude aura été nourrie par de petites occasions ? Et celui qui ne montre pas sa fidélité à Dieu en résistant aux petits maux, quel courage aura-t-il pour résister à ceux qui sont plus grands ? Je voudrais qu’on lût avec application ce que Madlle Bourignon a écrit de cette matière dans la première Partie de la lumière née en Ténèbres, dans la lettre sixième.

9. J’ajoute pour les Confesseurs que je pense que c’est de cet évènement qu’elle parle dans un de ses livres (qui est l’Académie des Théologiens, Ire Part., chap. VI) en ces termes. « Une servante de ma connaissance dérobait sa Maîtresse. Ce qui fut découvert après long espace de temps. La Maîtresse, pour y apporter remède, alla vers le Confesseur de sa servante qui était Jésuite et lui déclara comment elle avait trouvé sa servante en diverses fautes d’infidélité. De quoi le Confesseur ne faisait guère l’étonné. Ce qui donna sujet à la Maîtresse de lui demander s’il savait bien que cette fille lui prenait son argent ? À quoi il répondit en souriant qu’il le savait vraiment, qu’elle n’avait garde de le faire sans son congé, ajoutant : Vous êtes des simples femmes sans études, qui jugez le mal où il n’y en a point. Votre servante peut bien prendre votre argent sans pécher, à cause qu’elle ne gagne pas assez pour s’entretenir ; et qu’étant à votre service elle doit avoir la nourriture et l’entretien. À quoi ne survenant avec les gages que vous lui donnez, elle peut licitement prendre le surplus sans commettre de larcin, si que vous pensez. La Maîtresse fut si surprise d’entendre cette nouveauté qu’elle ne sut que répondre, mais donna aussitôt congé à ladite servante, laquelle ne lui avait jamais rendu service assez suffisant pour avoir eu seulement les dépens. Cependant elle était autorisée par son Confesseur de prendre en cachette l’argent de sa maîtresse, et cela seulement parce qu’elle lui avait su dire, en mentant, que ses gages n’étaient assez suffisants pour son entretien. » C’est ce fait que je crois être le même que celui que je viens de raconter. Néanmoins je n’avance cette pensée de l’identité de ces deux choses, dont chacune est très-véritable, que comme une conjecture vraisemblable.

10. Elle écrivit environ ce temps-là, et encore un an après sa sortie, plusieurs lettres à son Pasteur et Confesseur, qui sont les premiers de tous ses ouvrages. On les a nouvellement fait imprimer après sa mort sous le titre de L’APPEL DE DIEU ET LE REFUS DES HOMMES. L’on y peut voir quelles étaient dès lors ses lumières, son Amour, son Zèle, son humilité, son dégagement, ses travaux, sa patience, et l’inébranlable fermeté de sa constance. Elle était alors dans les vingt-troisième et vingt-quatrième années de son âge. Elle demeura cette seconde fois dans la maison de son Père jusqu’à la mi-Octobre de l’an 1639.

11. Mais pour en sortir elle ne savait comment le faire. Dieu l’attirait au dehors, mais il ne lui déclarait rien sur les moyens de se retirer. Lorsqu’elle était sortie la première fois, elle avait donné sujet à ses parents, en leur cachant sa retraite, de chercher après elle avec beaucoup de fâcheries, et de l’aller importuner et quérir dans la solitude. Pour éviter ces inconvénients dans la suite, elle crut qu’elle devait leur déclarer que Dieu voulait qu’elle les quittât ; ensuite de quoi ils devraient avoir moins de sujet de la molester ; surtout si elle obtenait leur consentement. Sa mère, qui était douce comme un agneau, ne lui opposa que ses larmes, en lui représentant que toute sa consolation et son soulagement s’en allait avec elle, sans néanmoins la forcer à demeurer. Mais à la première déclaration qu’elle en fit à son Père, il lui répondit brusquement : Va-t’en au Diable. Je n’irai plus te chercher.

12. Ce fut en vain qu’elle y entremit les amis et des personnes de considération. Il se roidit contre tout cela, et chargea sa fille de malédictions en cas qu’elle voulût le quitter. Mais ni elle, ni des personnes de piété qui en furent témoins, ne s’arrêtèrent pas à cela ; parce qu’étant convaincus que Dieu inspirait et régissait cette fille, ils jetaient les yeux sur la bénédiction d’un autre Père, dont la parole a bien plus de force, et dont la considération faisait dire à David : Ils me maudiront ; mais vous me bénirez. Cela nous fait bien voir ce que l’on doit tenir de l’approbation et de l’applaudissement, je ne dis pas de nos ennemis ou des personnes qui nous sont indifférentes, mais même de nos plus intimes selon la chair et le sang, et souvent de nos Supérieurs : car pour l’ordinaire en matière de vie Chrétienne et selon Dieu, lorsqu’ils bénissent, Dieu maudit ; et lorsqu’ils maudissent, Dieu bénit. Ainsi Dieu et les hommes sont opposés en cela, aussi-bien qu’en toute autre chose. Et ceux qui sont du parti de Dieu, comme était cette fille, ne se soucient pas d’être la malédiction des hommes et de leurs propres parents, lorsqu’ils ne peuvent l’éviter sans déplaire à Dieu par l’inobservance de sa volonté. Elle laissa son Père sur sa colère et sa Mère dans la tristesse, où elle languit encore quelques mois de vie qu’elle vécut après cette séparation ; et sans songer à hésiter, sans penser à jamais retourner, elle quitte pour une seconde fois sa terre et son parentage, ses biens et ses amis, pour suivre la voix de Dieu, qui l’appelait. Je ne sais s’il serait plus difficile selon la nature de soutenir la colère d’un Roi étranger, comme fit Moïse, que de ne pas s’ébranler pour celle de son propre Père que l’on se rendrait ennemi, et par la tendresse d’une bonne et désolée Mère. Je doute si le Diable peut trouver de moyens plus forts et plus engageants pour empêcher les hommes de suivre Dieu. Qui pourrait y résister sinon une personne qui, étant toute à Dieu, compte pour rien tout ce qui est hors de Dieu, et pour moins que rien tout ce qui s’oppose à Dieu ?

 

 

Chapitre IX.

 

Étant à Mons elle est écoutée, approuvée, secondée de l’Archevêque, de son Conseil, du Doyen de Maubeuge, et de quelques filles pieuses, dont l’une était sainte, et les autres toutes résolues par son moyen de tout abandonner pour embrasser une Vie Évangélique. Mais, outre d’autres persécutions, les Jésuites font changer tout cela ; et elle demeure ferme et seule. Ceci arriva l’an 23 et 24 de son âge.

 

1. ALLANT à Mons, elle vit en passant son bon Pasteur à Blaton, qui était alors malade. Et ayant proposé à l’Archevêque ses desseins et ce qu’elle désirait de lui selon la promesse qu’il lui avait faite autrefois, Dieu lui ouvrit les yeux pour lui faire comprendre par les propositions de cette fille que les Chrétiens étaient déchus de la Vie Évangélique et Chrétienne, que le Clergé et les Religieux étaient bien éloignés de l’état de Disciples de Jésus, que c’était de ces derniers que la corruption s’était répandue sur tous les autres, que cela attirait les fléaux de Dieu sur tout le Christianisme, que les moyens que cette Vierge proposait étaient les véritables remèdes à tous ces maux, qu’elle était remplie et conduite par l’Esprit de Dieu, et que dès lorsqu’elle commencerait à rétablir la Vie Chrétienne dans une communauté de personnes qui voudraient la suivre, cela serait un moyen et un engagement non seulement à la Réforme du Clergé, mais au Renouvellement de toute l’Église. Ayant bien compris toutes ces choses avec touchement et avec larmes, aussi-bien lui que son Conseil, il résolut de les seconder de sa permission, de son Autorité, de sa protection, et de fournir lieu et matière à cela selon son pouvoir. Blaton fut choisi pour lieu, et Dieu présenta pour première matière à cette Vie Évangélique quelques filles craignantes Dieu chez qui Madlle Bourignon se trouvait alors logée.

2. Ces filles étaient de très-bonne volonté, très-pieuses, et avec une grande et absolue résolution d’embrasser la Vie Évangélique. Dès que Madlle Bourignon fut avec elles, elles n’eurent point de peine à comprendre par la sainteté de sa vie (qui prêchait assez à ceux qui avaient tant soit peu les oreilles ouvertes, et que l’Archevêque même disait être toute miraculeuse) qu’elle avait l’Esprit de Dieu pour Maître et pour directeur ; et elles reconnurent qu’elle était véritablement sainte. Néanmoins ces bonnes filles, quelque avancées qu’elles fussent, n’avaient pas jusques alors assez de lumière pour leur propre conduite, tant intérieure qu’extérieure. Elles étaient sous la Direction des Jésuites, qui les détournaient de Dieu pour les soumettre à leurs propres règlements et à ces certains emplois de vanité qu’ils leur recommandaient fort, comme était d’enseigner à de petits enfants les grimaces, les compliments, les règles et les manières de la conduite mondaine, les y exercer et inciter par des louanges et par des petits prix à qui excellerait et surpasserait ses petites compagnes. Et ces bons Pères appelaient un Emploi Angélique, et l’office des Anges, ce métier pernicieux de remplir de vanités, d’orgueil, d’envie, de jalousie et de tant d’autres péchés, ces jeunes cœurs, que l’on devrait d’abord consacrer à Dieu, disposer à l’humilité et à la charité, et fermer pour le monde. En quoi l’on voit que leur morale pour l’éducation des enfants est aussi bonne que celle pour la conduite des personnes plus âgées. Ces filles allaient passer la plupart des nuits à écouter Madlle Bourignon pour apprendre de sa bouche la doctrine de la sagesse éternelle, dont le S. Esprit avait mis une source dans son cœur. Elle leur fit comprendre que la Vie Chrétienne était une vie toute dégagée, sans égard au monde, humble, basse, laborieuse, pauvre, ne prétendant de la terre que le moindre pour la nécessité, afin de se donner tout à Dieu. Sur quoi elles se résolurent de suivre ses avis, en renonçant à cet Office des Diables qu’on leur avait recommandé pour un Office tout Angélique.

3. Madlle Bourignon a toujours parlé avec une singulière recommandation d’une de ces filles (qui étaient quatre en tout), laquelle se nommait Marie Malapert, et qui était dans une pureté d’âme et dans une sainteté telle, que jamais elle n’en a découvert ailleurs de pareille. C’est la seule personne qu’elle a dit d’avoir connu au monde dans l’état d’une pleine régénération et d’union avec Dieu, dont elle jouissait sans le bien savoir elle-même. Ce n’est pas que lorsqu’elle jouissait actuellement des entretiens de Dieu, elle n’en fût pour lors très-assurée : mais lorsqu’elle retournait vers ses Directeurs, ils savaient la distraire si bien par des choses extérieures, par des règlements contraints, par des nuages de pensées étrangères, que cette bonne fille ne savait plus où elle avait été, ni en quel état était son fond. Ce sont de ces malheureux et jaloux Directeurs dont le très-sublime Jean de la Croix dit qu’ils sont des obstacles à des biens infinis que Dieu était prêt de communiquer aux âmes pures. Ce sont de tels qui ont tourmenté Ste Thérèse jusque-là que de lui vouloir faire passer Dieu pour le Diable ; et lui commander, lorsque Jésus Christ daignait de lui apparaître, qu’elle lui insultât avec risée comme à un Démon. Qui pourrait sans indignation apprendre de cette sainte même qu’elle fut obligée à brûler un très-divin livre qu’elle avait fait sur le Cantique des Cantiques parce qu’un maroufle de Directeur le lui commanda, lui disant qu’il n’appartenait pas aux femmes de se mêler d’expliquer la Sainte Écriture ; et ainsi le Diable fit périr par cette tête téméraire le plus précieux de tous les ouvrages de cette grande sainte, comme il est facile d’en juger par le petit fragment qui nous en reste. Mais c’était là l’imperfection de cette sainte d’estimer et de rechercher trop la conduite des hommes, qui lui ont fait plus de mal que tous les Diables ensemble. Dieu avait préservé pleinement Madlle Bourignon de cet esclavage ; et une des trois choses pour lesquelles elle remerciait Dieu était de l’avoir garantie de la Direction des hommes. Elle vit que c’était là le faible de cette pure âme, Marie Malapert, qui ayant trop de pente pour consulter les créatures, voulait aussi la visiter fort souvent. Mais elle, pour la guérir de cette imperfection, voulut la sevrer de cette pente vers elle ; et se retira d’elle, afin de lui donner sujet de ne s’adresser qu’à Dieu et se contenter de lui seul.

4. Mais cette fille, se voyant rebutée de sa présence, en reçut tant d’afflictions et d’angoisses d’esprit, qu’elle ne savait que devenir ; parce qu’elle l’aimait en Dieu comme son âme. Ne pouvant donc l’aller trouver, elle lui écrivit ce billet pour l’émouvoir à compassion envers elle.

 

Je m’étonne que n’ignorant pas le bien que vous m’avez fait, et un plus grand que vous me pouvez faire par vos conférences familières, cependant je n’entende rien de vos nouvelles. N’êtes-vous pas poussée d’un même Esprit que celui de Jésus Christ, qui conversait si ordinairement et familièrement avec les pécheurs pour les gagner à foi ? Ne dédaignez pas, je vous en conjure, ce qui a coûté la vie à un Dieu par une mort infâme et douloureuse.

Votre humble servante.      

Marie Malapert.           

 

5. Pour répondre de vive voix à ce billet, Madlle Bourignon fit savoir à cette bonne âme qu’elle pouvait la venir voir ; où étant, elle lui dit qu’il ne fallait pas qu’elle s’attachât à aucune créature pour sainte qu’elle fût, lorsqu’elle pouvait jouir du Créateur même. Qu’elle était dans un état où Dieu se présentait lui-même à elle, et qu’elle pouvait s’unir à lui. Que c’était lui qui était la fin unique et souveraine, qui méritait nos recherches et nos affections ; et que les créatures qui ne renvoyaient pas à lui seul ne faisaient que nous distraire et nous nuire : que c’était dommage de quitter les entretiens de Dieu lorsque l’on en pouvait jouir, pour rechercher ceux des créatures ; et que puisqu’elle pouvait s’unir à Jésus Christ, qui avait disposé son âme à lui communiquer sa lumière et à la prendre pour son Épouse, qu’elle se rendît à lui seul, en renonçant à la satisfaction qu’elle trouvait à s’entretenir spirituellement avec elle. Cette bonne âme suivit son conseil, et étant retournée dans sa solitude, elle s’offrit toute à Dieu seul, résolue d’être privée, s’il lui plaisait, de cette compagnie qui lui était la plus chère ; et quelque peu après elle lui envoya ce second billet, où elle exprimait sa résolution et son abandon à Dieu en ces termes.

MON DIEU ! Acceptez le Sacrifice que je Vous fais, me privant de parler à Antoinette Bourignon pour afin que vous me parliez au cœur ! Me privant de sa chère présence afin que Vous me soyez plus intimement présent ! Je l’aime, MON DIEU ! parce que Vous l’aimez et la possédez entièrement ; ou pour mieux dire, je Vous aime en elle : parce que je crois pieusement qu’elle est conduite par votre Saint Esprit, et que Vous opérerez vos Œuvres par son moyen. Et puisque l’Œuvre est tout vôtre, elle ne se doit point mouvoir d’elle-même, mais se laisser à Votre Majesté. Or quant à moi, je ne veux rien faire, m’assurant que Vous ferez tout pour moi : rien désirer, rien chercher, rien prétendre, rien craindre, rien aimer, que Vous ores, MON DIEU, en votre simple Essence, au lieu, en l’état et condition que vous me mettrez. Amen !

6. Les autres filles n’étaient pas si avancées ; néanmoins lorsqu’elles eurent appris de Madlle Bourignon le dessein qu’elle avait de rétablir la Vie Évangélique, elles se résolurent toutes à tout quitter, et à la suivre jusqu’à la mort. Elles furent confirmées dans cette bonne disposition par un homme de bien, le Père du Bois, Prêtre et supérieur des Pères de l’Oratoire. C’était un homme qui avait mené une vie innocente et pure, recueillie et dégagée. Il louait Dieu de pouvoir durant sa vie espérer qu’il verrait les prémices du Rétablissement d’une Vie Chrétienne : il tâcha d’en procurer tous les moyens qu’il pût, jusqu’à s’attirer l’inimitié des Jésuites et même des Prêtres de l’Oratoire, dont il eut beaucoup de persécutions à souffrir : car le Diable s’est aussi fourré entre ces Prêtres de l’Oratoire pour rendre plusieurs d’eux persécuteurs des gens de bien, comme l’ont éprouvé non seulement ce bon Père, qui en faisait les plaintes à Madlle Bourignon, mais aussi Mr de Cort, leur Supérieur à Malines, et Madlle Bourignon même, auxquels ceux de Malines ont tâché par toutes sortes de voies de ravir l’honneur, les biens et la vie, comme nous le verrons ci-après.

7. Comme les persécutions l’accompagnaient de toutes parts, et que le serpent n’a jamais manqué à se tenir devant la femme pour tâcher d’engloutir l’œuvre de Dieu, elle n’en fut pas ici exempte. Premièrement, de la part de son Père qui, ne pouvant s’en prendre à sa personne absente, persécutait, pour ainsi dire, les lettres qu’elle envoyait et qu’elle devait recevoir : il voulut même tirer en procès son Confesseur, parce qu’il avait consenti au départ de cette fille, laquelle recevait plus de peine de ce traitement que si on l’eut attaquée elle-même directement.

8. Secondement, les Jésuites ayant découvert à Mons sa vie Chrétienne et recueillie, il n’en fallut pas davantage pour alarmer l’esprit de la Société, et les porter à lui aller renouveler les mêmes outrages que ceux de Lille lui avaient fait autrefois par le même principe et pour le même sujet, qu’elle ne se soumettait pas à leur béatissime Direction. Mais lorsqu’ils apprirent les desseins qu’elle avait de rétablir une vie Chrétienne dans une Communauté, ce fut bien le Diable tout déchaîné. Ils allèrent obséder l’Archevêque avec tant d’opiniâtreté et d’instance, et tant de calomnies contre cette fille, qu’ils le firent entièrement changer. Et ainsi elle eut encore à souffrir de la part de l’Archevêque, qui rétracta la permission qu’il lui avait donnée, et ne voulut plus l’écouter. Elle lui fit néanmoins des remontrances et des réprimandes, de se laisser ainsi gagner par les hommes contre Dieu, et le menaça d’une mort qui lui devrait bientôt arriver en punition de son péché : comme en effet il mourut environ six mois après.

9. Les autres Religieux et les Ecclésiastiques se déclarèrent aussi contre elle au sujet d’un écrit où elle avait représenté que Dieu lui avait fait connaître, dans un entretien divin qu’elle eut avec lui l’an 1637, que tous les maux de l’Église venaient des Ecclésiastiques, et qu’ils devaient s’amender s’ils voulaient détourner la colère de Dieu. Mais la plupart, au lieu de reconnaître leurs fautes, et d’en faire pénitence, voulaient se venger de Dieu sur elle, parce qu’il les avertissait si miséricordieusement par elle du sujet de la colère et des moyens de l’apaiser. Ils la déchiraient de calomnies ; ils auraient bien voulu lui ôter la vie, et parlaient même de la faire noyer. Enfin la Régente de la maison Religieuse où elle avait été, trouva le moyen de lui voler honnêtement, sous prétexte de pension, une bonne somme d’argent (que sa Mère lui avait sans doute tacitement fourni), faisant payer plus d’un écu la semaine à cette personne pour un morceau de pain et un verre d’eau qu’elle ne prenait le plus souvent qu’une fois le jour, en couchant sur la dure.

10. L’Œuvre de Dieu étant ainsi anéanti quant à la place où l’on devait le commencer, les personnes qui en devaient être la matière, savoir les filles dont on a parlé, demeurèrent encore fermes, jusqu’à ce que Madlle Bourignon, étant allée chercher une place à Liège, lorsqu’elle fut de retour, elle trouva que la tempête était tombée sur ces pauvres filles que les Jésuites avaient contraintes à promettre avec serment de ne la pas suivre et même de ne lui plus parler. Ces Jésuites les surent si bien diriger que d’en faire mourir un peu après deux des meilleures par les angoisses et les afflictions d’esprit où ils les mirent, après quoi les deux autres quittèrent leur direction pour se retirer ailleurs ; et Madlle Bourignon resta seule et libre, sans trouver de personnes disposées à la suivre selon Dieu.

 

 

Chapitre X.

 

Elle retourne à Blaton vers son Pasteur. L’idée d’une vie Chrétienne et sainte dans un pauvre paysan dont ce Pasteur lui parle. Elle convertit à Dieu un Religieux. L’estime qu’on a d’elle et la persécution la chassent de Blaton, et ensuite de Mons. Elle va chez une Comtesse, où elle souffre des distractions. Ceci arriva l’an 1641 et suivants, étant alors âgée de 25 ans.

 

1. DIEU lui ayant fait savoir qu’elle avait fait ce qui était en elle, et qu’il abandonnerait ces lâches à la gueule du loup infernal, il lui fit connaître qu’elle pouvait aussi les quitter et se retirer ailleurs. Elle alla à Blaton, où elle vécut retirée le plus qu’elle put ; mais chacun désirait de la voir : ce qui lui déplaisait extrêmement, excepté lorsque ce bon Pasteur allait quelques-fois lui rendre visite pour s’entretenir avec elle des choses divines.

2. Il vint un jour lui dire qu’un paysan de sa connaissance, nommé Jean des Camps, qui demeurait dans un village assez proche de là, venait de prendre congé de lui, comme devant mourir dans quinze jours et que c’était son dernier Adieu. Et à ce sujet il lui fit l’histoire de ce bon homme, qui est trop considérable pour être mise en oubli. C’était un paysan simple, serviteur et laboureur de condition, qui ne savait ni lire ni écrire, et ne laissait pas néanmoins d’être si saint et si éclairé de Dieu, qu’il se trouve bien des Docteurs qui n’ont pas encore appris l’alphabet de ce pauvre rustique. Il menait une vie sobre, très-taciturne, recueillie, laborieuse, se contentant d’autant de gages qu’il en suffisait pour la nécessité, quoiqu’il travaillât avec toute la diligence et toute la fidélité dont il était capable. Dans son travail, au lieu d’avoir pour but d’amasser de l’argent (comme c’est la coutume de nos Chrétiens à la mode, sans se soucier si ce qu’on travaille est bien fait ou non, pourvu seulement qu’il soit bientôt achevé) ; celui-ci n’avait pour dessein que d’imiter la vie laborieuse et souffrante de Jésus Christ dans le fidèle service qu’il devait à son Maître : et pour cet effet quelque ouvrage qu’il fît, il jetait les yeux sur quelques-unes des actions et des souffrances de Jésus Christ : comme par exemple : lorsqu’il labourait la terre et qu’il faisait aller et revenir ses chevaux d’un bout du champ à l’autre liés et attachés à la charrue, il se représentait devant les yeux Jésus Christ lié et garrotté, mené et ramené d’un Juge à l’autre : et lorsqu’il leur faisait porter quelques fardeaux, ou qu’il en portait lui-même, il jetait les yeux sur Jésus Christ portant sa croix : et lorsqu’il battait les blés, il se représentait la cruelle flagellation du Fils de Dieu : ce qui lui tirait les larmes des yeux. Et cette continuelle élévation de son cœur à Dieu en toutes rencontres lui avait fait trouver l’entretien avec Dieu, sans autre lecture, ni études, ni science. Le Pasteur disait de lui que c’était son Père spirituel, et que tout ce qu’il savait de la vie intérieure et mystique, il l’avait appris de ce pauvre valet de paysan, qui le venait voir de fois à autres.

3. Dieu, voulant retirer à lui ce saint paysan, lui révéla quinze jours auparavant le temps de sa mort ; et ce fut à cette occasion qu’il alla prendre congé du Pasteur, lequel lui dit que peut-être c’était une pensée qu’il s’était mise lui-même dans l’esprit par quelque tristesse, ou par un dégoût du monde, et par un désir d’en être délivré. Il lui répondit avec assurance : Non, Monsieur, assurez-vous que ce n’est point une imagination : c’est une vérité que Dieu m’a découverte, dont vous verrez l’évènement ; et sur cela je vous dis le dernier Adieu. Quinze jours après, sans que ce bonhomme eût été malade, il dit à son Maître qu’il se sentait un peu indisposé, et qu’il avait dessein de se retirer dans sa chambre, où quelques heures après l’on trouva qu’il était expiré.

4. En ce temps là, un Religieux Саrmе qui craignait et qui cherchait Dieu vint prêcher au village de Blaton. Le Pasteur lui ayant parlé de Madlle Bourignon, il désira fort de la voir, et la fit prier par le Pasteur de lui permettre qu’il la visitât. Elle consentit qu’il vînt lui parler dans le clocher de l’Église, d’où elle avait entendu le sermon de ce Religieux. Il y vint ; et après quelques discours spirituels, il reconnut bien que Dieu lui avait donné sa divine lumière, et qu’il ne lui cachait pas le véritable état des âmes lorsqu’elle le lui demandait ; et ainsi il la supplia avec instance qu’elle lui voulût déclarer en quel état était son âme devant Dieu, afin qu’il pût se conduire à l’avenant, et corriger ses imperfections. Elle fut long-temps sans lui vouloir rien dire : mais comme l’autre eût insisté pour le savoir, lui disant : Je sais que Dieu vous le fait connaître et que vous ne l’ignorez pas ; et je vous conjure de ne me le pas celer ; elle lui a dit : Mon Père, Vous n’avez pas devant Dieu toutes les dispositions que vous venez de témoigner en prêchant. Vous n’êtes pas aux yeux de Dieu ce que vous dites de bouche. Ce pauvre Religieux eut le cœur si frappé de ces paroles qu’il en devint pâle comme un mort, et ses forces le quittant, il serait tombé non seulement de son haut, mais du clocher en bas (parce qu’il était à l’endroit de l’ouverture d’un plancher fort haut) si cette fille ne l’eût embrassé pour le retenir. Étant revenu à soi, elle lui dit qu’il ne devait pas perdre courage ; et qu’il était encore temps de travailler à se rendre parfait et agréable à Dieu. Il lui demanda son conseil touchant sa conduite. Elle lui dit « que quant à la fonction de Prédicateur, ce n’était que perte de temps et distraction de prêcher les autres avant de s’être prêché et converti soi-même, d’entretenir les hommes touchant Dieu avant avoir trouvé soi-même l’entretien avec Dieu. Qu’il fallait rentrer dans soi et travailler dans le recueillement et dans la solitude à perfectionner sa propre âme. Que quant au reste de sa conduite extérieure, elle n’avait rien à lui dire ; parce qu’il s’était lié lui-même d’une manière indissoluble, ayant fait vœu dans la Religion de son Ordre : qu’il voyait bien néanmoins, combien la vie que l’on y menait était opposée à la véritable perfection, et Antichrétienne ; qu’il aurait beaucoup à souffrir s’il voulût embrasser une vie spirituelle et retirée. Que si pour éviter ces persécutions il voulait se hasarder à s’enfuir, il se mettrait en péril de sa vie, parce que s’il retombait entre leurs mains, ils lui feraient souffrir un long ou un court martyre ; et qu’ainsi cela n’était pas conseillable. Que le meilleur était de faire ses fonctions Religieuses le mieux qu’il pourrait, et d’y mener la vie la plus recueillie et la plus retirée qu’il lui serait possible pour se rendre intérieurement à Dieu, lequel, lorsqu’il l’aurait trouvé, le conduirait bien lui-même. » Ce bon Religieux la remercia de ses salutaires avis, délibéra de les suivre, et s’étant recommandé à ses Prières, il se retira.

5. Dès qu’il fut de retour dans son Couvent (pour ajouter ici ce qui le concerne), il mit à exécution la résolution qu’il avait prise de chercher Dieu. Il cessa de prêcher, et commença à mener une vie retirée. Mais ses confrères, qui l’avaient eu auparavant en grande estime parce qu’il était un savant et célèbre Prédicateur, ne virent pas plutôt ce nouveau genre de vie qui leur faisait la correction, et qui ne leur faisait plus venir l’eau au moulin comme auparavant, qu’ils commencèrent à le persécuter, à se moquer de lui et de sa manière de vie, des maximes qu’il suivait, de la personne qui les lui avait recommandées. Cependant il tint ferme ; et même il les supplia qu’ils voulurent le faire aller par obédience dans quelque autre lieu où il pût mener une vie plus solitaire et plus retirée. Ayant insisté quelque-temps sur cela, enfin par dépit contre lui, ils le reléguèrent aussi loin d’eux qu’ils purent dans un lieu écarté. Il y alla, et avant que partir il écrivit à Madlle Bourignon cette lettre d’Adieu.

 

      MA BONNE SŒUR,

 

Enfin j’ai obtenu de mes Supérieurs d’aller en solitude. Ils réputent cela à rêverie et folie. Ils m’ont assigné le Couvent de Gueldre, quasi au bout du monde. Plût à Dieu que tout réussisse à sa gloire ! Je vous recommande particulièrement cette affaire, puisque vous en êtes le Principe et l’Auteur. C’est votre conseil. Je crois que vous avez l’Esprit de Dieu. С’est pitié d’entendre les divers jugements qu’on fait de vous. Cela me fait entrer souvent en colère. Mais quoi ! Le monde ne connaît que les sens. Étant ces jours passés à S. Denis, j’y rencontrai le Révérend Père Quarré, Prêtre de l’Oratoire de Bruxelles, grand Docteur, Prédicateur, et spirituel, qui a composé un livre intitulé Le Trésor spirituel : parlant de vous, il me dit qu’il a un grand désir de vous parler ; et s’il savait assurément où vous êtes, il prendrait volontiers la peine de vous aller trouver. Que par aventure vous passiez par Bruxelles, je vous prie de l’aller voir ; je le trouve totalement conforme à votre esprit. Il prétend de profiter et d’apprendre de votre communication. Un Religieux passant ces jours-ci par Brugelette prit sujet d’écrire au Prieur des Carmes, me présentant pour demeurer en son Couvent s’il le trouvait bon. Dieu est par dessus tout : Qu’il fasse de nous ce qu’il voudra. À Dieu, ma bonne Sœur.

 

De Brugelette. Je pars aujourd’hui, 17 Septembre.

 

Votre humble serviteur en Notre Seigneur.

Frère Jean Baptiste de Bavay. Carme. 

 

6. Ce bon Religieux s’était néanmoins un peu trop précipité dans cette entreprise, qu’il pressa trop fort sans consulter davantage Madlle Bourignon, laquelle lui avait bien conseillé de mener une vie la plus retirée qu’il pourrait ; mais non pas de demander à ses Supérieurs avec tant d’instance à les quitter pour se retirer ailleurs dans la solitude, de peur de leur donner par là sujet de croire qu’il ne voulût les abandonner ou même apostasier : ce qui lui aurait attiré leur mauvais traitement, pour ne pas dire quelque chose de pis. En effet, Madlle Bourignon disait de craindre que cela ne lui fut arrivé ensuite ; puisqu’elle n’a jamais pu savoir du depuis ce qu’il était devenu.

7. Ayant été fort peu de temps à Blaton, elle fut obligée de s’en retirer pour éviter le bruit de sainteté qui se répandait sur elle d’un côté et d’autre, jusques là qu’à son insu l’on coupait de ses habits des pièces pour les garder comme des reliques : ce qui lui déplaisait si extrêmement que de quitter toutes les places où elle remarquait qu’elle était bienvenue, et préférait celles où l’on ne l’estimait pas. Elle quitta aussi ce lieu par la crainte que l’Archevêque ne l’y voulût contraindre, et pour ne pas donner sujet de médisance à une méchante langue que le Diable avait déjà commencé à exciter, qui était celle du Maire de ce village, lequel, ne pouvant souffrir que son Pasteur lui fît des réprimandes sur sa mauvaise vie, s’avisa de s’en venger en répandant contre lui des calomnies qui retombaient sur Madlle Bourignon. Ce bon Pasteur lui ayant demandé lorsqu’elle prenait congé de lui : Hé bien ! ne nous reverrons-nous donc jamais plus ? Et elle lui ayant répondu : Oui, s’il plaît à Dieu : nous nous revenons encore dans le Ciel pour toujours ; il lui dit là dessus en soupirant ! Ah, je ne crois pas que j’aurai le bonheur de vous voir dans l’éternité ! Elle, qui ne savait ce qu’il voulait dire par là, lui demanda pourquoi il parlait de la sorte ? S’il n’espérait pas qu’avec la grâce de Dieu ils seraient un jour l’un et l’autre dans la gloire éternelle ? Oui, dit-il, je l’espère : mais vous serez trop haut au-dessus de moi pour que j’atteigne jusques à vous. Et mon état est trop éloigné et trop disproportionné du vôtre, pour que je doive espérer de vous converser dans le Ciel.

8. Étant ainsi comme par une espèce de contrainte et de persécution chassée de Blaton, elle ne fut pas plutôt à Mons, que les Jésuites ne la persécutassent de nouveau, tant en tâchant de porter l’Archevêque à lui faire interdire la ville, que par induire la Régente d’une maison Religieuse où elle s’était retirée, à l’en déchasser. Pour cet effet, selon les décisions consciencieuses de leurs auteurs graves, ils jugèrent qu’ils pouvaient bien sans contracter de péché et d’irrégularité calomnier cette personne en bien dirigeant leur intention, et la noircir faussement des crimes dont ils savent bien qu’ils sont eux-mêmes coupables : suivant en cela une règle que le Diable inspire à ses enfants, qui est d’imputer aux autres les maux qui sont dans eux-mêmes, afin qu’en même temps qu’ils les en accusent, ils leur ôtent par ce moyen d’en être accusé par eux, et s’en rendent aussi moins suspects. Cette règle est de grand usage aujourd’hui. Dieu veuille que l’on y redise aussi Chrétiennement que fit cette bonne Régente aux Jésuites sur ce sujet, où il parut dans une femme plus de force pour défendre l’innocence contre ces Pères Persécuteurs, qu’il n’y en eut dans un grand, savant et puissant homme, tel que l’Archevêque de Cambrai.

9. Elle alla ensuite chez une Comtesse, qui vivait en célibat, et qui ayant dessein d’employer ses biens à la gloire de Dieu (chose qui n’alla pas plus avant que le dessein) souhaitait de jouir de sa présence. Elle n’y était pas persécutée par les hommes : néanmoins elle s’y trouvait plus en peine qu’ailleurs, parce qu’elle s’y était plus distraite. Car quoique cette Dame lui eût promis de la laisser vivre à son choix et dans toute la solitude qu’elle désirerait, elle ne pouvait néanmoins s’empêcher de l’engager civilement dans quelques compagnies et dans des entretiens qui lui dérobaient le temps qu’elle savait employer d’une autre manière dans les entretiens divins ; et presque régulièrement tous les jours après le dîner elle l’invitait à faire quelques tours de jardins, où il se passait du temps que Madlle Bourignon regrettait fort ; mais dont elle ne pouvait bonnement se dispenser dans l’état où elle se trouvait alors, crainte de donner à l’infirmité de cette Dame, qui avait un amour pieux pour elle et pour les choses bonnes, quelque sujet d’achoppement et de mépris pour la piété, laquelle lui aurait paru trop sévère, trop sauvage, et trop mélancolique. Voilà comment, lorsque l’on s’engage avec des personnes du monde, l’on est obligé par un principe de conscience après cet engagement à faire de grandes pertes, qui sont de quitter souvent l’entretien avec Dieu et le recueillement intérieur pour s’entretenir avec des créatures ; quoique cela n’ait lieu que dans la nécessité et avec des personnes de bonne volonté. Madlle Bourignon, depuis cela, et surtout après qu’elle y eût encore été une seconde fois, évitait les compagnies des Grands à son possible ; et même celles de tous, autant qu’elle pouvait. Elle regrettait le temps qu’il y fallait employer ; et disait ordinairement que tous les hommes ne lui servaient qu’à empêchement.

 

 

Chapitre XI.

 

Elle retourne à Lille. Prédiction et mort de sa Mère. Ne trouvant personne qui voulût profiter de la vérité, elle demeure chez son Père. Elle y est malade et persécutée. Soin pour sa sœur. Elle se retire en solitude, où jouissant de Dieu elle est persécutée des hommes. Voyage et retour pour la mort de son Père. Ce qui reste à achever de son histoire.

 

1. LA maladie et la mort de sa Mère la rappelèrent à Lille, aussi-bien qu’un instinct de Dieu, qui voulait exaucer la prière que cette pieuse femme lui avait faite avec instance, de lui accorder la grâce qu’elle pût voir sa fille avant mourir. Elle lui donna sa bénédiction, lui prédit en mourant qu’elle aurait encore tant à souffrir dans le monde, et agonisa en plaignant ses persécutions à venir.

2. Elle n’eut pas plutôt rendu l’esprit, que le Jésuite, Confesseur de sa Mère, qui était là, voulut vérifier cette prédiction, faisant voir l’envie qu’il avait de ne la pas épargner lorsqu’il pourrait, par une réprimande très-injuste et très-hors de saison ; car il lui imputait à manquement de vertu le plus grand et le plus légitime devoir d’humanité qui soit au monde, je veux dire, les larmes qu’elle répandit au pied du lit de sa Mère mourante. Il est à croire que si elle était demeurée sans pleurer dans ce rencontre, ce malveuillant n’aurait pas manqué de lui reprocher hautement, et à bien plus juste titre, l’insensibilité d’un cœur dénaturé et tout brutal. Mais quoi ? Il faut que les gens de bien se résolvent à être toujours dans le désaveu et dans la censure des malintentionnés, quoi qu’ils puissent faire, dans les choses petites aussi-bien que dans les grandes : parce que le mal qui donne sujet à ces censures n’est pas dans eux, mais dans la mauvaise volonté de leurs adversaires, laquelle nulle puissance humaine ne pouvant changer, cela met le mal hors d’état de remède. Si bien que quand l’Esprit de Dieu poussera S. Jean à se retirer dans les déserts et y mener une vie très-sobre et très-continente, ce sera toujours un Démon sauvage ; et lorsque le même Esprit de Dieu poussera Jésus Christ à converser avec les hommes et à manger avec eux, ce fera un homme de bonne-chère, et un compagnon des débauchés et des gens de néant. Et il n’y a remède à attendre jusqu’à ce que Dieu vienne exterminer lui-même cette race maligne. Cependant cela doit rendre les bons plus circonspects et plus retirés du mal : car si l’on criminalise dans eux des choses de peu d’importance, et même des choses bonnes, que ne ferait-on pas s’ils donnaient prise sur eux aux méchants en commettant des véritables maux ?

3. Madlle Bourignon, alors dans la vingt-cinquième année de son âge, étant assez affermie dans la vertu par la vie qu’elle avait menée jusques là dans la mortification, dans la solitude, dans l’abandonnement du monde, dans le dégagement de ses parents et de toutes les créatures ; si bien qu’elle pouvait désormais rentrer dans le commerce avec les choses de la vie commune, sans qu’il y eût péril que son infirmité, qu’elle avait changé en force pendant une durable abstinence, l’y fît commettre des chutes que les faibles ne sauraient éviter lorsqu’ils y sont ; il plut à Dieu de lui commander de quitter ce qu’elle avait eu de particulier jusqu’alors, et de l’engager même à rentrer dans la maison de son Père, dont autrement elle aurait bien voulu se retirer encore. Ce qu’elle y demeura ne fut pas comme par une espèce de rétractation de sa première manière d’agir, ou par un désaveu du double abandon qu’elle en avait fait par le passé : mais c’est que Dieu ne l’appelait plus dehors : c’est qu’elle ne trouvait plus personne ailleurs qui voulût l’écouter ni seconder ses pieux desseins pour le rétablissement d’une Vie Évangélique, car elle avait éprouvé de tous côtés l’indisposition et le refus des hommes en cela : c’est qu’elle jugeait utile au salut de son Père de demeurer avec lui, aussi-bien que pour empêcher le bouleversement de sa maison : c’est enfin qu’elle était plus forte que jamais pour ne pas se laisser emporter à la moindre pente d’affection vers le monde et les créatures ; toute prête au reste à tout quitter dès le moindre signal qu’il plairait à Dieu de lui faire. Elle avait ses heures de recueillement intérieur fixes, afin de pouvoir plus librement faire le reste du jour l’office de Marthe, lequel Jésus Christ ne condamne pas, quoiqu’il préfère le premier comme la chose la meilleure, et celle qui est absolument nécessaire.

4. Mais elle ne fut pas là sans ses exercices ordinaires, je veux dire, sans les afflictions. Cet engagement dans les affaires temporelles ne lui était pas peu pénible, sans doute, puisque pour cela elle devait quitter les divins entretiens dont elle eût pu jouir à toute heure : mais sans mettre cela en compte, elle eut encore le déplaisir de se voir sollicitée par son Père à se marier. Cette misérable et importune sollicitation, jointe à des travaux excessifs qu’elle avait subis dans une longue maladie de son Père, achevèrent de l’accabler de corps et d’esprit, jusqu’à la mener sur le bord du Tombeau, dont elle ne fut pas plutôt revenue, par une manière toute miraculeuse, et aussi éloignée de l’espoir humain que l’était l’œuvre à quoi Dieu la réservait, qu’elle eut l’affliction de se voir maltraitée par une nouvelle marâtre, qui par la rendre odieuse auprès de son père, en médisant d’elle selon la règle que nous avons dite ci-dessus, par la quereller, la priver de tout, et mille autres persécutions domestiques, l’obligea à sortir de la maison de son Père en extrême pauvreté et destitution ; parce qu’elle n’y avait plus que des distractions qui n’étaient plus soutenues de l’espérance de pouvoir être utile spirituellement ni corporellement à son Père, et encore moins à cette fâcheuse marâtre, ayant assez fait d’épreuve de l’un et de l’autre.

5. Ainsi ne trouvant personne à qui elle pût véritablement profiter, elle se vit obligée de vivre solitaire. Elle avait aussi fait tous les efforts pour gagner sa sœur à Dieu et la retirer de ses vanités ; mais celle-ci n’y voulut point entendre. Cela lui faisait au commencement bien de la peine, lorsqu’elle considérait le malheur éternel où cette sœur allait infailliblement se plonger ; mais après avoir assez insisté auprès d’elle pour la faire changer, comme elle vit que l’autre était résolue à ne la plus écouter ni suivre, elle cessa et ses poursuites et son inquiétude, se disant à soi-même touchant sa sœur : puisque tu veux te damner librement et de gaieté de cœur, je ne puis te l’empêcher ; et je ne puis pas vouloir t’ôter la liberté que Dieu a voulu te donner lui-même. Un jour qu’elle la recommandait à Dieu, Dieu lui fit voir l’état périlleux où elle était par la vision de plusieurs démons qui traînaient cette misérable dans les enfers, et qui lorsqu’elle criait miséricorde, lui répondaient en hurlant : Il n’y a plus de grâce, il n’y a plus de grâce. Le temps de la miséricorde est passé. Elle déclara cette advertance divine à sa Sœur, qui ne fit que s’en rire et continuer dans ses vanités. Mais elle n’y fut guères long-temps que Dieu lui ôta son mari par une longue maladie ; son fils, qui se jouant avec d’autres enfants sur des petites layettes à fleurs que l’on met devant les fenêtres des chambres hautes en dehors, fut précipité en bas par inadvertance ; sa joie, par une sombre mélancolie qui lui survint ; sa beauté, par un changement que sa mélancolie tirait en conséquence ; ses biens, par des dépenses sans accroissement ; et enfin sa vie par une mort qui l’enleva en la fleur de son âge. Voilà comment se finissent les joies et les plaisirs du monde. Et quant à l’âme, arrive alors ce qui pourra.

6. Lorsqu’elle fut dans cette retraite toute solitaire, elle y trouva un Paradis de lumières, de grâces et de joies divines et ineffables. Elle y éprouva la réalité de ce que S. Augustin dit d’avoir autrefois senti dans sa retraite : Sagittaveras cor nostrum Charitate tua : Les flèches de votre Amour m’ont percé le cœur ! Et ce que Ste Thérèse voyait, qu’un séraphin la perçait et lui arrachait toutes les entrailles avec un dard enflammé qu’il y enfonçait et retirait pour l’y replonger. Elle était plusieurs jours et nuits de suite quelques-fois couchée sur sa paille, quelques-fois assise sur son siège, sans se lever, parce que l’amour et les entretiens divins l’avaient toute engloutie, et rendue insensible à tout le reste. Ces douces flammes, ces délicieuses plaies de l’amour, cette mignarde main Dieu qui la flattait, ces caresses si délicates et si divines étaient si excessives, qu’elles lui faisaient demander à Dieu s’il avait quelque chose à donner davantage dans la vie éternelle ? Cela était si véhément que la faiblesse de sa nature n’en pouvant souffrir sans mourir la continuation et l’augmentation, elle priait quelques-fois Dieu amoureusement de vouloir cesser :

 

          Mon JÉSUS, ma douce flamme !

          Cessez de me caresser :

          C’est trop à mort me blesser,

          De votre amour qui m’enflamme !

                    Ah ! mon JÉSUS doux!

          Qu’il est beau de mourir pour vous !

 

C’est une saillie des divins cantiques qu’elle faisait alors : car elle y en a fait plusieurs qui sont pleins de pareils transports. Elle y composa aussi un petit traité de la Vie Solitaire, où elle montre que la vie solitaire est la plus parfaite de toutes les vies. C’est le second de ses Ouvrages ; et on le fera imprimer dès que Dieu en aura donné toutes les occasions : car il n’a pas encore vu le jour.

7. Les persécutions qu’elle eut là furent d’être abandonnée du secours de son Père ; ce qu’elle tenait pour faveur : d’être chassée de ce lieu par la survenue d’une armée de France ; ce qui lui fut bien plus dur : d’y avoir été avant cela troublée par les poursuites et par la rage d’un jeune fou, qui la recherchait de mariage ; et d’y avoir été diffamée par toute la ville à son insu pour une inconstante et une fausse pieuse, dont la feinte et l’hypocrisie terminait par un mariage précipité et un rengagement dans le monde. Comme elle était connue et renommée par toute la ville, cette calomnie fit si grand bruit partout que de disposer des personnes les plus retenues et les plus pieuses à lui faire des outrages publics. Ce bruit alla même troubler ses amis jusques dans les Maisons religieuses les plus retirées. Voici le billet d’un Religieux, qui reste entre les papiers que je trouve à propos de mettre ici pour servir à la vérification de son histoire.

 

Ma chère Sœur,

 

L’affection que je vous porte en Dieu et selon Dieu, et le désir que j’ai de votre bien spirituel, m’a donné dernièrement un sujet de grande affliction et mécontentement en mon âme, quand j’ai entendu qu’il courait un bruit par la Ville que vous étiez mariée. Ce que je ne pouvais croire. Toutefois voyant que l’on me l’assurait, je n’ai pas eu de bien jusques à ce que j’en eusse de l’assurance. Voilà pourquoi je vous envoyé ce petit billet, vous priant de me délivrer de la peine, et me donner assurance du contraire de ce que j’ai entendu s’il n’est pas véritable : et vous me ferez plaisir. Sur ce attendant un mot de réponse je me dirai,

 

MA SŒUR,                                 

 

À Lille ce 27 Décembre 1644,

 

Votre très-affectionné en Dieu.

Frère Gabriel Thiry.       

 

L’inscription était : À vertueuse et dévote fille ; Antoinette Bourignon. À St André.

 

8. La demeure qu’elle fit là, un second voyage vers la Comtesse de Willerwal, jusqu’à son rappel pour la mort de son Père, firent écouler l’espace de six années. Deux ou trois ans après (qui fut environ l’an 1650), elle fit rencontre de ce fameux Saint Saulieu qui, par des sollicitations de deux années, la fit résoudre à entrer dans la Régence de l’hôpital, où elle entra l’an 1653 et y fut neuf ans jusqu’à ce que la persécution l’en chassât l’an 1666, d’où elle fut obligée d’aller en Brabant tant pour la sûreté de sa personne que pour empêcher les poursuites du Magistrat de Lille. C’est ici qu’elle a fini la relation qu’elle écrivit de sa vie un an après sa sortie de Lille ; et dès ici nous en devons mettre la continuation, puisqu’elle a encore vécu depuis ce temps-là quatre ans en Brabant, quatre ans en Hollande, cinq ans en Holstein, un an à Hambourg, et trois ans en Oost-Frise, c’est à dire, depuis l’an 1663 jusqu’à l’an 1680. Mais il s’est passé des choses si considérables à l’occasion de ce Saint Saulieu et dans cet Hôpital, qu’il est bien juste qu’on ne les laisse pas dans le silence ; d’autant plus que Madlle Bourignon ne les a pas toutes mentionnées dans les deux écrits qu’elle a fait de sa vie, et qu’on ne les trouve que dans quelques-uns de ses écrits touchant les choses temporelles, qui apparemment ne verront pas le jour ; ou même dans la mémoire de ceux qui les ont ouïes d’elle.

 

 

Chapitre XII.

 

Comment elle dut reprendre ses biens. S. Saulieu. Origine de l’Hôpital dont elle fut Régente. S. Saulieu l’y engage, elle y entre, et comment elle le régit. Les Jésuites l’y traversent et l’y font traverser. Elle tombe dans des maladies extraordinaires.

 

1. AVANT tout, je souhaiterais, en faveur de quelques personnes de bonne et de quelques-unes de mauvaise volonté, que l’on observât dans quelle disposition et par quel motif elle a repris ses biens temporels. Ceux qui sont dans l’envie contraire, dans la convoitise, et qui ne veulent pas se dégager de tout actuellement, verront bien qu’ils ne peuvent se prévaloir avec raison de son exemple s’ils veulent savoir que c’est malgré elle qu’elle a repris les biens qu’elle avait quittés ; et que Dieu, pour l’y engager, lui déclara que ce serait pour sa divine gloire, et qu’elle en aurait besoin pour cela. Et par effet, lors de sa fuite de l’hôpital, et au commencement qu’elle fut en Hollande, les hommes l’auraient laissé mille fois périr sans secours si elle n’avait eu de l’argent pour acheter leur assistance ; et elle n’aurait pu faire imprimer un seul mot lorsqu’elle n’était pas encore connue, sans le même moyen, qui servit ainsi à procurer la gloire de Dieu et le salut de ceux qui ont voulu profiter des vérités qu’elle publia alors. De plus, elle posséda ses biens parfaitement comme ne les possédant pas, et dans un dégagement très-réel, que Dieu avait éprouvé par une renonciation actuelle l’espace de bien douze années. Et certes sans l’épreuve d’un abandon si effectif de toutes choses, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de bien être dégagé, et de bien savoir si on l’est. L’on se flatte et se trompe pour l’ordinaire en s’imaginant de pouvoir défaire ses affections des biens de la terre, et de n’y être pas attaché de cœur, sans en avoir fait une renonciation effective. La peine où l’on se trouve lorsque l’on discourt seulement de quitter tout par effet, les exceptions, les distinctions, les inconvénients que l’on allègue alors sont des preuves indubitables que l’on y a encore le cœur attaché. Si la prétendue abnégation par affection seulement et intérieure était réelle, on serait très-prêt à la faire actuellement sans peine, et même avec plaisir : car tout ce qui est réellement dans l’âme se fait sans répugnance, et même l’on sent de la joie et un grand calme à y penser. Si l’on n’avait pas vu Abraham tremper trois jours durant avec paix et tranquillité d’esprit dans la résolution et dans les appareils actuels de faire mourir son fils, si on ne l’avait point vu jusqu’à l’empoigner et lui mettre le couteau sur la gorge, on ne saurait pas, et il ne saurait pas bien lui-même avec assurance, s’il avait dégagé ses affections de son fils pour les donner toutes à Dieu. Mais après cette épreuve, Dieu lui rend ce qu’il pouvait ensuite posséder selon Dieu. C’est un tel abandon de tout que Dieu exige de tous les vrais Chrétiens, quoique non pas en tous d’une même manière : après quoi il rend ou ne rend pas les biens abandonnés, comme il le trouve à propos. Et s’il les rend, ils sont à charge à ceux qui les possèdent lorsque leur dégagement a été véritable. Ils les possèdent alors comme des biens qui ne sont point à eux, mais qui leur sont donnés de Dieu, afin qu’ils les dépensent pour Dieu seulement, qui leur permet d’en tirer leur simple nécessité, et rien davantage ; tout le reste devant être pour lui et sur son compte. Et c’est là ce qui est véritablement arrivé à Madlle Bourignon, qui a reçu et dispensé en ce rencontre les biens de Dieu avec une fidélité exemplaire et inviolable, et n’a épargné nulles peines pour maintenir ce qui était à Dieu, parce qu’il lui avait témoigné que c’était sa sainte volonté.

2. Venons à ce qui lui est arrivé à l’occasion de S. Saulieu et de cet Hôpital. Dieu permit qu’elle fût fort exercée par ces moyens-là, et qu’elle découvrît, par l’expérience qu’elle en fit, jusqu’à quel degré d’excès vont les faussetés et les tromperies du Diable, combien est étendu son empire en tous lieux, et combien de pouvoir il a sur toutes sortes de personnes. Il lui fit connaître la première de ces deux choses par la conversation de ce S. Saulieu, qui dura sept ou huit années, et la seconde par le moyen d’un grand nombre d’enfants qu’elle recueillit dans cet hôpital, où elle fut environ neuf ans. Ce Saint Saulieu était paysan de naissance, petit homme et maigre de nature, cordonnier de profession, mais il ne travaillait que de fois à autres pour ses nécessités et pour faire des aumônes aux pauvres. Il avait aussi été soldat ; ensuite il s’était appliqué à la vie spirituelle, où l’on croyait qu’il avait fait des progrès de saint. Il s’était même exercé dans la vie solitaire, et étant retiré quelques années vers un bon Ermite dans les bois et dans les montagnes, où il ne vivait que de racines, il y avait vécu dans une grande austérité, et avec une si parfaite soumission à ce bon vieillard, que prenant son congé de lui, et lui demandant ce qu’il espérait de lui, et ce qu’il en pensait, il en reçut cette réponse de remarque : Mon fils, vous deviendrez ou tout Ange, ou tout Diable. Et après qu’il fut retourné dans le monde, il y vivait d’une manière apparemment si pieuse, divine, charitable, dégagée, mortifiée et spirituelle que Madlle Bourignon ne le peut assez exprimer en plusieurs endroits de ses écrits.

3. Lorsqu’il prit connaissance à elle, il était Régent d’une maison de pauvres garçons que l’on avait érigée à la même occasion que celle de cet hôpital où Madlle Bourignon demeura ensuite. Cette occasion fut que les armées de France s’étant jetées aux environ de Lille vers l’an 1641, cela obligea les pauvres paysans d’alentour à se retirer dans la ville, où ils étaient en si grande foule, que devant coucher dans les rues ils en devinrent malades. Le Magistrat, en ayant fait remplir les hôpitaux autant qu’il se pouvait, fournit encore une maison dans la Paroisse S. Pierre, où l’on retirait ces pauvres malades destitués de secours ; mais cela n’étant pas encore suffisant, un marchand de Lille, nommé Jean Stappart, acheta une maison dans la paroisse de S. Sauveur située dans la rue du plat, afin d’y loger ces pauvres languissants abandonnés, dont douze bourgeois, que l’on nommait les charitables, prirent soin, afin de leur procurer et distribuer les aumônes des personnes de charité. Cette maison, à cause de la misère des pauvres gens qui y étaient, fut premièrement nommée par le vulgaire la Maison de la misère : mais ce nom étant odieux, d’autres l’appelèrent la Maison des charitables, jusqu’à ce que les douze qui en avaient le soin, aussi-bien que de celle de S. Pierre, l’appelèrent la Maison ou l’Hôpital de Notre Dame des sept douleurs : qui est le nom qu’elle porte encore à présent.

4. Sept ou huit mois après que ces pauvres malades furent introduits dans ces deux maisons, il y eut du changement : parce que les uns guérirent, et les autres moururent. Ceux qui guérirent se retirèrent avec leurs enfants ; mais ceux qui moururent y laissèrent des enfants orphelins, garçons et filles, que l’on sépara, mettant les garçons dans la maison de St Pierre, et les filles dans celle de Notre Dame des sept douleurs. Et parce qu’il y avait encore quelques restes du bien donné au malades, les douze Directeurs jugèrent que ce bien devait être employé à la nourriture desdits enfants, tant garçons que filles ; et que peut-être l’on continuerait à y faire des aumônes ou des fondations, ce qui ferait continuer cet office de charité. Pour les régir, ils placèrent dans la maison de S. Pierre ce Saint Saulieu de question, qui gouvernait et instruisait les garçons ; et dans celle des filles ils y mirent une fille nommée Bloquelle pour en être la Régente. Mais comme cette fille n’était pas capable de les gouverner, et que néanmoins le Sr Stappart, à qui la maison appartenait, voulait retenir par force cette fille contre le sentiment des onze directeurs ses collègues, ils se séparent d’avec lui ayant partagé premièrement en deux tous les biens de ces deux maisons, qui étaient auparavant communs. Ainsi le Sr Stappart reprit sa maison et une partie des biens de charité, auxquels il ajouta des siens pour la première fois deux cent soixante deux florins de rente annuelle, pour perpétuer cette entreprise : ce qui fut ratifié par contrat avec cette fille, acceptante ladite offre pour les pauvres. Mais parce qu’en effet elle était incapable de la bien gouverner, et que tout s’en allait en décadence, Stappart se vit obligé à chercher quelque autre Régente, et il pria Saint Saulieu, Régent de l’autre maison, de tâcher à lui en procurer quelqu’une. Cela fut l’occasion que S. Saulieu jeta les yeux sur Madlle Bourignon, et qu’il fit connaissance avec elle sous prétexte de l’engager dans cet emploi charitable.

5. La première fois qu’il l’accosta, pour donner de lui une idée toute particulière, jointe avec attention et admiration, il lui parle en Prophète : mais en prophète modéré et retenu, qui ayant achevé sa prophétie, se retire doucement, sans rien expliquer, et sans insister à se faire croire. Je ne rapporterai point la petite harangue prophétique qu’il fit sur la rue, puisque Madlle Bourignon l’a déjà fait elle-même ailleurs.

6. La seconde fois qu’il lui parla, il prit le personnage d’un homme illuminé, charitable, et familier à Dieu : comme illuminé, il lui vint expliquer sa proposition. Il lui fit un abrégé de son histoire, de sa vie, de son emploi, des dispositions intérieures de son âme, à ce qu’il disait. Il lui parla des maux de l’Église, de la corruption des Cloîtres, de l’inutilité à dresser de nouvelles Congrégations ou maisons Religieuses ; du malheur que les guerres avaient causé par rendre beaucoup de petits enfants vagabonds et orphelins, qui étaient élevés dans la mendicité, la négligence, l’ignorance, la paresse ; et qui étant avancés en âge ne pouvaient servir qu’à peupler une république de fainéants, de larrons, de prostituées, de corrupteurs et corruptrices des autres jeunes gens, et aussi de tisons à l’enfer : et, que si l’on pouvait remédier à tout cela, ce serait servir tout ensemble l’Église et l’État, le général et les particuliers, les corps et les âmes, Dieu et les hommes, les présents et les absents, vers qui des personnes bien instruites et bien élevées pourraient aller, et se répandre de là partout. Enfin il montrait solidement, et en homme éclairé, comment, avec les ordures de la République, pour ainsi dire, on en pourrait faire de l’or pour enrichir tout le monde. Y peut-il avoir de prétextes et d’entreprises plus saines sur la terre ? Madlle Bourignon l’écoutait aussi avec attention et admiration.

7. Il continue, et lui dit en charitable : qu’il avait lui-même commencé à se donner tout à cela, ayant consenti au choix que l’on avait fait de lui pour régir et instruire les enfants de la maison des pauvres garçons de S. Pierre (dont on vient de parler) ; qu’il souhaiterait de pouvoir en accroître et augmenter le nombre : qu’il voudrait bien que l’on en fît de même de quelques maisons de filles ; que Madlle Bourignon avait toute la capacité requise pour ce sujet ; et que la matière était déjà présente par le moyen de cette Maison de Notre Dame des sept douleurs qu’un marchand avait fondée et dont il était prêt de continuer et même d’en augmenter les revenus annuels.

8. Comme inspiré et familier à Dieu, il lui dit que Dieu l’avait poussé et inspiré à venir vers elle et à lui déclarer tout ceci : qu’il savait que c’était la volonté de Dieu qu’elle entreprît cet emploi ; et que si elle recommandait cela à Dieu, il le lui ferait bien connaître. Tout cela fut écouté avec l’attention et l’estime qu’on doit avoir pour des choses si bonnes et pour une personne si priante et si vertueuse que paraissait ce Saint Saulieu, qui à toutes ses vertus ajoutait celle de la constance et de la persévérance dans ces bons desseins.

9. Car sans se rebuter des difficultés que Madlle Bourignon lui avait témoignées dans cette entreprise, il continua plus d’un an à insister sur cela, et enfin il obtint que la chose vint à effet, et que Madlle Bourignon acceptât pour les pauvres et en leur nom cette maison de Stappart avec cinq cents florins (qui font deux cents écus) de revenus annuels, à condition qu’elle y entretiendrait dix fillettes, et que les Pasteurs de S. Maurice, de S. Étienne et de S. Sauveur seraient inspecteurs de cette maison et proviseurs des places vacantes ; le contrat en fut passé par devant François de Sain et Luc Moucque, Notaires à Lille, le 6 Novembre 1653, et il fut ratifié après trois années d’épreuves, et établi irrévocablement. L’on est obligé de circonstancier ces choses d’une manière si particulière ici et ailleurs, parce que des personnes qui se plaisent dans les médisances ont souvent voulu faire passer pour des fables ce qui concerne cette Demoiselle, lorsque ce qu’on leur en disait était capable de confondre leur malignité. Si bien que l’on ne doit pas moins penser à écrire une espèce d’Apologie qu’une simple histoire et  narration de choses générales et indéterminées.

10. Elle fit son entrée dans cette maison immédiatement après le contrat passé, environ la trente-septième année de son âge. L’ayant réparée, fait des règles pour les emplois et la conduite de tout (qui sont encore entre ses manuscrits), ayant mis tout en commun, bien loin que la misère où elle trouva ces enfants lui en donnât de l’horreur, elle en fut touchée d’une si grande compassion, qu’au lieu de dix elle en prit à sa charge autant qu’elle pût, si bien qu’elle en avait quelques-fois plus de cinquante, depuis l’âge de quatre ans jusqu’à celui de vingt, employant ses propres biens à leur nourriture, et son temps à les instruire. Cela réussissait si bien, que le Fondateur disait qu’il ne craignait que le péché de la vaine gloire d’avoir été l’occasion d’une chose si bonne. Dieu lui augmenta dans ce lieu ses divines lumières, sa charité envers les affligés et les ignorants, n’aimant pas moins chacune de ces fillettes que si elle eût été leur propre Mère. Il lui accrut son adresse, sa diligence, sa patience, et toutes ses vertus ; mais particulièrement l’humilité : car sur la crainte qu’elle avait eue de tomber dans la vaine gloire au sujet de cet emploi, Dieu lui imprima si profondément la vue et le sentiment de son néant, que dès lors tout ce qui sert à tenter les autres d’orgueil et à en produire les mouvements, ne lui servait que de matière d’actions de grâces à Dieu et de mépris d’elle-même.

11. Vouloir décrire toutes les traverses, les afflictions, et les persécutions qui lui arrivèrent dans cet hôpital et à ce sujet, ce serait entreprendre une chose impossible. Et si Dieu ne l’y avait conservée miraculeusement, elle y aurait succombé cent fois et y aurait perdu mille vies. Les premières traverses qui lui furent faites furent des Pères Jésuites, qui se trouvent presque partout les premiers en date sur cette matière. Ils commencèrent ici par le doux pour finir par l’amer. Elle ne fut pas plutôt placée dans ce lieu qu’ils vinrent lui dire à la bonne-heure, louant hautement son entreprise et son emploi, qu’il n’y avait point d’œuvre plus agréable à Dieu que celle de retirer de tels enfants pour les élever et les instruire Chrétiennement : que cela était bien plus estimable que la vie solitaire qu’elle avait cherchée par le passé : que sa récompense et sa gloire dans le Ciel en serait infiniment plus grande. Après qu’ils eurent ainsi préféré cette œuvre de charité à toutes les mortifications et à toutes les perfections imaginables, ils s’offrirent ensuite eux-mêmes à y contribuer par venir y catéchiser les enfants. Mais comme les Pères Capucins y faisaient cette fonction depuis dix ou douze années, et qu’il n’y avait nul sujet de les en chasser pour y introduire des Jésuites, dont l’esprit, les sentiments, la doctrine et la pratique étaient bien différents de ceux de Madlle Bourignon, qui n’a pour but et pour règle que de vivre comme les Chrétiens de la primitive Église, de quoi les Jésuites sont bien éloignés, enseignants pour le salut des moyens qu’elle estimait tout-contraires à l’obtenir ; cela fit qu’elle les remercia honnêtement de leurs offres, leur disant qu’elle n’était pas venue dans cette maison pour en changer les bons règlements, mais les abus s’il y en avait ; et que comme elle voyait que l’on avait bien fait d’y introduire les Capucins, et qu’elle trouvait qu’ils donnaient de bonnes instructions aux Enfants, elle n’avait pas dessein de changer cela. Ils lui répliquèrent que les Capucins n’avaient le don ni la méthode de bien enseigner et diriger les enfants, que cela était un privilège particulier de la Société, en quoi personne n’allait de pair avec eux ; que les Capucins étaient trop rigides et trop austères ; qu’il fallait se servir d’une méthode plus condescendante, plus douce et plus agréable aux enfants. Mais n’obtenant rien par là, ils lui demandèrent enfin que pour le moins ils pussent venir les visiter de fois à autre. À quoi elle répondit : que comme la maison était ouverte, ils y pouvaient venir aussi-bien que d’autres personnes. Ils y vinrent en effet quelques-fois louer et flatter les enfants, leur apporter des petites images et des petits livrets, insistant continuellement sur ce qu’ils pussent obtenir d’avoir la charge de venir les instruire. Mais étant las d’insister eux-mêmes sans rien obtenir, ils envoyaient des filles et des femmes de leur dévotion afin de persuader à Madlle Bourignon de prendre ces Pères pour instruire les enfants : plus elle y résistait, plus en était-elle importunée, jusqu’à ce que pour se délivrer de ces importunités elle leur dit absolument qu’elle ne les prendrait pas, pour des raisons qu’elle savait bien. À quoi une veuve du nombre de ces importunes, et dont le fils était Jésuite, répliqua : Si vous ne prenez pas les Pères Jésuites, vous vous en repentirez et ne prospérerez jamais dans votre maison : car tout ce qui n’est pas sous la direction et sous le soin des Pères Jésuites viendra à néant. Si cette prophétie (qui se trouva vérifiée par l’évènement) fut de Dieu ou du Diable, c’est ce dont Madlle Bourignon laissait à chacun la liberté de juger

12. Cela les fit désister de leur poursuite, mais point de l’inimitié qu’ils avaient autrefois conçue d’elle, et qu’ils renouvelèrent à ce sujet. Ils épièrent ses actions et sa conduite, tâchant d’y trouver matière de blâme : et n’en trouvant point, ils publiaient qu’elle était dans une voie périlleuse, parce qu’elle n’avait pas l’Esprit ni la direction de la Compagnie : et même qu’elle ne désirait pas de l’avoir.

13. Les Jésuites, ne trouvant point d’entrée dans cette maison, tâchèrent d’y fourrer quelques-unes de leurs dévotes : ce qu’ils effectuèrent en cette manière. Madlle Bourignon, étant chargée de beaucoup d’enfants, avait besoin de quelque assistance : ils conseillèrent à quelques femmes de leur direction de s’aller offrir pour l’assister, afin qu’étant acceptées elles épiassent tous les comportements de la Régente et en fissent rapport aux Pères. Mais un peu après qu’elles étaient reçues, elles pensaient bientôt à s’en retourner, parce que n’étant effectivement venues que pour épier, le travail sérieux avec la manière de vie dégagée de Madlle Bourignon leur était insupportable. Elles n’avaient garde de s’y ranger : ainsi après lui avoir fait bien de la peine au lieu de l’assister, elles la quittaient, et mêmes quelques-unes lui déclaraient naïvement en sortant quelles étaient seulement venues pour éprouver ce que leurs Confesseurs leur avaient conseillé ; et que comme elles voyaient qu’elles n’étaient pas capables de suivre une règle si exacte, elles se retiraient, non sans étonnement de voir que Madlle Bourignon pouvait supporter tant de fatigues, et avec cela, se rendre si affable et si commune à ces fillettes que de manger à la même table et de mêmes viandes, et avoir tout commun avec elles : que ce n’était pas ainsi qu’on agissait ailleurs : que les Pères Jésuites mêmes disaient qu’il fallait tenir son rang, afin de le faire respecter : qu’elles ne sauraient souffrir le travail d’enseigner et de conduire ces enfants si assiduellement et sans se relâcher, jusqu’à régler toutes les heures et tous les moments comme elle faisait : car tout était réglé sans discontinuation, depuis le matin jusqu’au soir. L’on se levait à cinq heures du matin en tout temps ; et après avoir employé une demi-heure à s’accommoder et à prier, l’on enseignait à lire et à écrire jusqu’à six heures et demi : de là l’on allait à l’Église domestique : à sept heures l’on se mettait au travail, avec quoi l’on récitait des prières communes : l’on déjeunait à huit heures et l’on faisait en même temps quelque lecture pieuse ; à neuf heures l’on chantait des chansons spirituelles : et l’on passait l’heure suivante dans le silence en travaillant : l’on récitait le catéchisme à onze heures, et l’on mangeait à midi, après quoi l’on prenait une demi-heure de récréation, et depuis une heure jusqu’à huit l’on reprenait les mêmes exercices que le matin : lorsque l’on avait mangé à huit heures du soir, l’on allait dans l’oratoire faire les prières ; et de là coucher en silence, et que toutes les lampes fussent éteintes à neuf heures. Ce règlement ne plaisait pas à ces dévotaires, et particulièrement que tout se devait faire en commun, et que personne ne pouvait chercher son propre : car toutes tiraient de la communauté également le boire, le manger, les habits, et tout le reste du nécessaire, sans préférer le riche au pauvre. Ce qui dura tout le temps que Madlle Bourignon y fut, et avec une telle paix, que jamais il n’y eut aucuns débats entre ces enfants.

14. Un second genre d’afflictions qui lui arriva fut des maladies, dont elle se trouvait souvent surprise très-subitement et jusqu’à la mort : l’on jugeait bien que cela n’était pas naturel ; et ce que dans la suite du temps les enfants déclarèrent qu’ils avaient souvent tâché de l’empoisonner par des poudres diaboliques peut assez faire comprendre ce que ce pouvait être alors. Dans ces extrémités, ses assistantes la laissaient sans secours, et même sans avoir soin des enfants, qui se trouvant un jour toutes surprises de maladies jusqu’au nombre de quarante, dont une seule mourut, lui donnèrent assez de peines pour soulager les trente-neuf autres.

15. La troisième persécution dans cet hôpital, qui fut celle de Saint Saulieu, sa quatrième des Enfants mêmes, et la cinquième, qui fut du Magistrat, furent horribles. Voici les particularités très-remarquables de celle de Saint Saulieu.

 

 

Chapitre XIII.

 

Description de la persécution de S. Saulieu. Ceci est circonstancié un peu particulièrement, tant pour confirmer la vérité de l’histoire, que pour exemple aux bons à se garder des hommes, quelques saints et pieux qu’ils puissent paraître.

 

1. APRÈS que S. Saulieu eut été quelque-temps dans cette maison de garçons qu’il régissait, les biens venant à fin, comme elle n’avait point de rentes fondées, elle vint aussi à néant, et lui, fut renvoyé. Mais sa charité apparente pour les pauvres n’en diminua point pour cela. Il proposa de vouloir établir lui-même une maison de pauvres s’il pouvait : sur quoi Madlle Bourignon lui ayant offert une maison qui était à elle, au lieu de l’accepter, il s’avisa de prendre la charge de la collecte que la ville fait sur les maisons, afin, disait-il, que du gain qu’il en tirerait, il en pût ériger cette maison prétendue. On la lui accorda à condition qu’il donnerait caution : mais ne trouvant personne qui le voulût être pour lui, il fut bien en colère, particulièrement contre Stappart, qu’il s’était imaginé devoir répondre pour lui, et qui ne voulut pas le faire. Il fit ses plaintes à Madlle Bourignon de ce qu’une œuvre si sainte et si charitable qu’il avait entreprise devait périr faute de cela. Elle lui dit que puisque ce n’était pas sa faute, il devait en désister. Mais il n’en fut pas d’avis ; il se mit à la tant haranguer sur la nécessité et l’utilité d’une œuvre si charitable, comme il avait fait autrefois à l’occasion de la maison des filles, et lui remontra tant que tout cela ne dépendait que d’elle, pourvu seulement qu’elle voulût être sa caution, qu’il commença à la persuader. Il lui promit avec serment que tout le gain serait pour les pauvres, et qu’il lui apporterait journellement tout l’argent à mesure qu’il le lèverait sur les maisons. Elle, qui sans cela avait consacré tout son bien aux pauvres, voulut encore, pour leur procurer cet avantage, répondre pour lui, et engager tous ses biens pour ce sujet. En suite de quoi il vint quelques mois durant lui apporter chaque jour l’argent qu’il recevait, jusqu’à ce qu’elle fut lasse de tant de distractions et de visites journalières, qui l’occupaient deux ou trois heures chaque jour à compter de l’argent. Ainsi elle lui dit qu’il le gardât tout lui-même, et qu’il en rendît en son temps les comptes qu’il devait au receveur. Il tira ces rentes trois années, la première sous prétexte d’en employer le gain à acheter une maison, la seconde sous prétexte de la meubler, la troisième sous celui d’avoir quelque fond pour la nourriture et l’entretien : après quoi non seulement il retint tout pour lui, mais aussi se croyant assez fort et assez riche, il voulut prétendre à la personne même de Madlle Bourignon : en quoi il commença d’une manière diaboliquement adroite à s’y insinuer sous le manteau de piété, comme il avait toujours fait, et selon la méthode dont le Diable se sert encore à présent pour tromper les gens de bien, qui doivent prendre garde à ses filets, et ne se fier qu’à Dieu seul dans ce temps périlleux.

2. Premièrement, il lui dit qu’il avait pitié de la voir si accablée de soins et de fatigues dans la gouverne de cette maison, sans qu’elle pût trouver personne pour l’assister quoiqu’elle en eût le désir : que cela lui faisait beaucoup de peines ; et que s’il était fille, il voudrait l’assister lui-même et demeurer avec elle pour la soulager. Elle lui répondit sans arrière-pensée que puisqu’il n’était pas fille, cela ne se pouvait faire : mais notre spirituel, pour ne pas demeurer en si beau chemin, répliqua que si elle voulait l’épouser ils pourraient bien demeurer ensemble : et que néanmoins ils garderaient la chasteté et vivraient comme frère et sœur.

3. Cette proposition fâcha Madlle Bourignon, qui lui défendit de ne lui plus tenir ce langage ou de ne plus entrer dans son logis : qu’il était ridicule que des personnes qui voudraient vivre en continence pensassent à se marier. Il se tut, et recommença ses discours spirituels. Mais quelque-temps après il lui dit qu’il ne pouvait plus lui cacher son amour ; et qu’il fallait bien que cet amour vînt de Dieu même, parce que quant à lui, il n’avait de sa vie su aimer aucune fille pour l’épouser ; et que néanmoins il se sentait incliné nuit et jour à se marier avec elle : si bien qu’elle ne devait pas résister à un amour qui avait plus l’apparence de venir de Dieu que de la nature. Cela mit si fort en colère Madlle Bourignon, que de lui défendre le logis, et l’assurer que s’il se présentait, on lui fermerait la porte au nez comme à un impertinent. Ce méchant, reprenant son masque d’hypocrisie, se mit à genoux pour lui demander pardon en pleurant, lui disant que c’était une tentation soudaine que le Diable venait de lui verser dans l’esprit, et que pour le contentement d’un moment qu’il lui avait donné par fragilité, et dont il voulait faire pénitence, elle ne devait pas rompre avec lui au désavantage de l’œuvre charitable et salutaire qu’il avait entreprise par son moyen. Elle se retira sans vouloir l’écouter : mais deux jours après il revint en pleurant, la remerciant de ce qu’elle lui avait résisté, protestant qu’il la respectait davantage, qu’il désavouait sa malheureuse tentation, et que bien loin d’y continuer, il en portait pour pénitence un rude cilice (qu’il fit entrevoir sur la chair), et qu’il porterait cette pénitence aussi long-temps qu’elle voudrait. Elle lui pardonna sa faute, sur la bonne opinion où elle était de sa repentance, et sur le serment qu’il lui fit de ne plus lui parler jamais de choses semblables.

4. Mais comme il était entremêlé dans les affaires temporelles de Madlle Bourignon, recevant aucuns de ses revenus, il avait occasion de revenir de fois à autres pour lui parler. Il fut trois mois dans la modération apparente : mais ne pouvant se retenir davantage, il reprit ses premières erres, et lui dit qu’il brûlait nuit et jour d’amour pour elle, et qu’il ne pouvait s’empêcher de le lui déclarer. Elle lui dit incontinent qu’il avait le Diable ; qu’il était possédé de l’Esprit impur au lieu de celui de Dieu. Que Satan l’avait séduit par les spéculations mystiques, et que jamais il ne se présentât plus devant elle.

5. Il commença à pleurer, et lui dire : Si vous ne me voulez plus voir, vous serez cause de ma damnation : car votre conversation m’est nécessaire à salut, tant à cause des salutaires instructions que je reçois de vous, que parce que quelque tenté que je sois, vous m’ôtez l’occasion d’offenser Dieu ; et je ne suis pas, étant avec vous, dans le péril où je serais si j’étais avec d’autres filles, qui étant fragiles aussi-bien que moi, tomberaient avec moi au lieu de me détourner du péché comme vous faites. Mon âme se serait déjà perdue plusieurs fois sans votre secours. Et partant, je vous ai choisi pour ma Mère spirituelle, et vous êtes obligée d’avoir soin de mon âme. Je ne puis me résoudre à vous quitter. Si vous étiez au bout du monde, j’irais vous y chercher ; parce que je voudrais chercher jusques là une âme aussi unie en Dieu que vous l’êtes. Comment donc pourrais-je me retirer de vous puisque je vous trouve si près ? Elle lui dit que son désir de chercher une âme unie à Dieu pour en recevoir des conseils salutaires était impur ; qu’il ne pouvait venir de Dieu ; autrement qu’il n’aurait garde de parler de mariage. Pourquoi cela, répliqua-t-il ? Le mariage n’est-il pas ordonné de Dieu ? Est-il contre la perfection ? Et croyez-vous que l’amour que je vous porte soit simplement naturel, et pas spirituel, comme il l’est en effet ? Mais je sais bien ce qu’il y a. C’est que je n’ai pas assez de biens à proportion de vous. Pour y remédier, je fais dessein d’aller faire quelques trafics dans les pays étrangers, et de revenir lorsque j’aurai gagné assez pour aller de pair avec vous. Je vais exécuter ce dessein pourvu que vous me donniez dès à présent promesse de mariage pour alors.

6. Madlle Bourignon fut bien étonnée de ce langage, et lui dit : Vous ferez très-bien d’aller au plus tôt dans ces pays étrangers y passer votre folie et la fantaisie que le Diable vous a mise dans la tête. Ne tardez pas ; je suis d’avis de vous donner à cet effet cent livres de gros qui font cent et vingt ducats afin que vous vous en alliez si long que je ne vous voie jamais plus. Mais ce méchant lui répondit insolemment que quand bien elle lui donnerait mille fois davantage, et même tout son bien, il ne voudrait jamais la quitter ni se séparer d’elle : qu’il viendrait dans son logis malgré elle ; et qu’il cesserait plutôt de vivre que de l’aimer.

7. Cela mit Madlle Bourignon en colère, et lui fit dire qu’il était un méchant homme et un hypocrite, qui trompait le monde sous l’apparence de la vertu : que s’il ne se retirait d’elle, elle l’obligerait par force à sortir avec déshonneur. Là-dessus ce méchant commença à quitter son masque, et lui répondit en fureur qu’il ne la quitterait pas, le dût-on pendre sur le marché ; et que malgré elle, il entrerait dans son logis. Il lui dit ensuite avec un trait de risée : Vous me tenez pour méchant ! Priez Dieu à mon sujet, pour voir s’il vous fera bien connaître en quel état est mon âme, que vous jugez si méchante.

8. Lorsqu’il fut parti, Madlle Bourignon s’offrit à Dieu afin d’apprendre de lui ce qu’il plairait à la Divine Majesté de lui en manifester. Dieu lui envoya soudain comme un petit évanouissement ou une suspension des fonctions de ses sens ; et pendant cette suspension elle eut cette divine vision. Il lui semblait que ce Saint Saulieu entrait dans sa chambre, et que venant jusqu’au pied de son lit, il lui découvrait la poitrine, puis la lui ouvrait en deux avec ses deux mains, de sorte qu’elle voyait au dedans de son corps tout son cœur à découvert et d’une couleur bien rouge ; il y avait un petit enfant noir, assis sur ce cœur à la manière d’un Roi assis sur un trône ; et cet enfant noir avait une couronne d’or sur la tête, et un sceptre d’or en la main. Elle l’avait déjà vu auparavant en forme de loup noir jouant avec une petite brebis blanche : mais les beaux discours de cet homme avaient comme effacé cette impression de son esprit ; et elle ne l’avait pas pris à cœur comme elle eut sujet de le faire dans l’occasion présente.

9. Lorsqu’il revint vers elle, qui fut deux jours après, elle lui raconta le songe qu’elle avait eu de lui, et lui dit qu’elle croyait que c’était la vérité, et que le Diable était vraiment le Roi de son cœur, dans lequel il exerçait une pleine domination. Cette déclaration le mit en telle furie qu’elle en était toute épouvantée. Il frappait des pieds et des mains comme un enragé sans qu’elle pût l’apaiser : mais après avoir assez tempêté et déchargé sa colère, elle lui alla demander doucement si donc ce songe était véritable, et si le Diable régissait son cœur ? Il lui dit alors tout résolument : Quoique mon âme soit perdue, si faut-il que je vous épouse ou que je vous tue : car je ne puis plus vivre autrement. Il faut que je meure, ou bien vous.

10. Alors Madlle Bourignon tâcha de l’arraisonner, lui représentant la sainteté de ses entretiens passés, la spiritualité de sa vie et de ses œuvres qui avaient paru toutes divines, la réputation de saint qu’il s’était acquise auprès des gens de bien, le zèle de sa première charité, l’honnêteté de ses conversations précédentes, et combien il s’éloignait à présent de tout cela. Sur quoi elle lui demandait quelle pouvait être la raison d’un si grand changement. Il n’y a point de changement, lui dit-il brusquement, parce que je n’ai jamais été tel que j’ai paru. Et pour lui déclarer le motif de toute sa manière de vie, il lui dit, qu’ayant eu dès sa jeunesse le cœur assez hautain pour vouloir être distingué du commun, et ne pouvant y atteindre ni par sa naissance, parce qu’il était paysan ; ni par les richesses, parce qu’il était pauvre ; il avait remarqué que la piété et la vertu était plus estimée que tout cela, et que pour ce sujet il avait résolu d’en revêtir l’apparence pour en obtenir la réputation. Ce qui l’avait animé à la pratique des œuvres extérieures de la mortification et de la dévotion, à la fréquentation des Églises et des Sacrements, à la prière et à la charité pour les pauvres. Par où il était arrivé à son but. Ce qui lui suffisait. Mais qu’au reste, il n’y avait à vrai dire rien de solide dans lui ni dans sa vertu.

11. Madlle Bourignon, qui ne pouvait facilement s’imaginer auparavant que l’apparence séparée de la réalité pût aller jusqu’à un degré si haut, lui demanda comment il était possible qu’il pût parler d’une manière si sublime et si particulière des choses intérieures sans qu’il les eût senties et éprouvées dans soi par propre expérience et par effet ? Il lui dit qu’il pouvait l’avoir fait fort bien : et qu’il n’avait eu que deux choses à pratiquer pour cela : l’une, de s’appliquer avec soin à la lecture de quelque livre spirituel et intérieur : l’autre, d’observer les paroles, les sentiments, et la manière de la conduite de celle à qui il parlait : et qu’avec cela il aurait fallu être de bien petit esprit pour ne pas pouvoir régler ses discours à l’avenant.

12. Comme elle le voyait dans l’état de raisonner où elle l’avait engagé, elle lui demanda, pour venir à ce qui la concernait plus particulièrement, pourquoi il avait agi envers elle de la sorte, et l’avait si instamment persuadée à entreprendre cette maison de charité ? Il lui dit franchement qu’il avait vu de ne pouvoir la gagner par d’autres moyens, ni s’insinuer autrement dans son amitié que par des prétextes si pieux en eux-mêmes, et si propres à son intention : parce que par là, il l’avait fait sortir de sa maison et éloigné de ses parents pour pouvoir lui parler et la converser plus souvent, et que ce fardeau dont elle s’était chargée à sa persuasion était si pesant, qu’il avait bien jugé qu’il pourrait être employé à l’assister dans ses affaires temporelles lorsqu’il s’offrirait à l’y assister et qu’ayant ces ouvertures de conversation, il pourrait ensuite si bien disposer de tout que de venir enfin à se marier avec elle. Voilà, dit-il, le sujet pourquoi je vous ai parlé de Dieu comme j’ai fait, et que je vous ai attirée dans cette maison pieuse.  Je n’ai agi par nul autre motif. Car dès la première fois que je vous vis dans la rue, je fus tout épris de votre amour ; et tout ce que j’ai fait et que j’ai dit ensuite n’a été que pour jouir de vous par amour ou par force. Je suis trop avancé et depuis trop long-temps dans ce dessein. Il faut que j’en vienne à bout quoi qu’il coûte, me dût-on pendre sur le marché.

13. Comme elle vit qu’elle ne pouvait lui résister par elle-même, elle le menaça d’en avertir les trois Pasteurs qui avaient inspection sur la maison. Il lui dit en colère que si elle déclarait cela à qui que ce soit, il la diffamerait lui-même partout, et ferait courir le bruit qu’elle serait actuellement sa femme, et qu’il aurait couché avec elle : et qu’il soutiendrait cela constamment, fût-ce devant l’Évêque et le Magistrat même. Elle lui demanda naïvement : Mais cela est-il véritable ? Non, dit-il, mais je le ferai pour me venger, et pour décréditer, et même prévenir ce que vous pourrez dire de moi. À quoi il ajouta que divers auteurs et Casuistes étaient du sentiment qu’on pouvait bien agir de la sorte ; et qu’ainsi il lui était permis de suivre ce sentiment en sûreté de conscience, comme étant une opinion probable.

14. Néanmoins Madlle Bourignon, aimant mieux s’exposer à toutes les mauvaises influences des opinions probables et des auteurs graves qu’à la brutalité diabolique de ce méchant, elle déclara ce qui se passait à l’un des Pasteurs, qui était le Directeur même de ce Saint Saulieu, et qui avait premièrement dit de lui, lorsque Madlle Bourignon s’était voulu informer de son état, que c’était un homme d’un Zèle Apostolique. Elle lui découvrit donc ce malheureux zèle Apostolique qui possédait S. Saulieu et qui le faisait agir avec tant de ferveur ; se plaignit en même temps que lui-même ne l’en avait pas avertie lorsqu’elle venait s’en informer ; et que quoiqu’il eût connu assez suffisamment dès lors ledit S. Saulieu pour savoir qu’il n’était pas ce qu’il paraissait, il avait néanmoins baptisé son hypocrisie du nom de Zèle Apostolique. Il lui répondit qu’on devait cacher les défauts de son prochain, et même qu’on pouvait en dire du bien, sous l’espérance de son amendement futur. Ce qui est aussi une autre maxime inventée pour excuser le Diable et pour faire périr les bons par la malice des méchants. Il lui dit ensuite qu’elle le retirât pour quelque-temps de son Hôpital, et qu’il verrait si pendant cette absence, il pourrait faire évaporer cette passion de S. Saulieu.

15. Elle se retira donc dans le Couvent des Sœurs grises de la même ville, où elle s’enferma trois semaines dans une chambre. Mais bien loin que cette retraite fît ralentir les poursuites de S. Saulieu, elle le mit dans une rage d’impatience qui lui fit faire mille extravagances et mille actions de furieux et d’enragé. Il n’est pas mauvais de circonstancier tout ceci pour faire savoir au gens de bien qu’il n’y a ni extravagance, ni rage, pour excessives, pour absurdes, et pour incroyables qu’elles puissent paraître, où le Diable ne pousse ceux sur qui il a du pouvoir lorsqu’il est question d’exterminer ou de maltraiter les enfants de Dieu, qui ne doivent pas se croire à l’abri d’aucune sorte de méchanceté de la part même des plus saints en apparence : car lorsqu’il a du pouvoir sur quelqu’un (comme il en a maintenant sur tout le monde), il le fait agir en Saint, en hypocrite, en luxurieux, en persécuteur, en meurtrier, en larron, en menteur, en fou, en homme sans honneur, en enragé, enfin, pour tout dire, en Diable incarné, pourvu que par là il puisse apporter quelque dommage à un enfant de Dieu. Qui habet aures ad audiendum, audiat. Le serviteur n’est pas meilleur que son Maître.

16. Lorsque cette fille était retirée comme nous venons de le dire, ce méchant, pensant la trouver encore dans son logis, ne manqua pas d’y retourner. On lui en refusa l’entrée, et on lui dit pour raison que Madlle Bourignon s’était retirée. Cela le mit dans une furie qui le porta à vouloir entrer par force : et il n’en voulut point désister qu’il n’eût fait faire serment à la sous-Régente que la Maîtresse était absente ; et même qu’elle ne savait où elle s’était retirée : comme en effet elle ne le savait pas. Mais comme elle ne pouvait jurer avec vérité d’ignorer le jour auquel elle était partie, il extorqua d’elle de le savoir ; et ensuite de cela, il courut et envoya à toutes les portes de la ville pour savoir quels chariots et quelles personnes étaient partis un tel jour : car il disait de la vouloir trouver, lui en dût-il coûter la vie. Mais quelque-temps après, il pensa enrager en apprenant qu’elle était dans un Couvent où il ne pouvait entrer ; et encore plus, de ce qu’écrivant lettres sur lettres, il ne recevait nulles réponses. Il se transportait sur le pont qui est joignant le Couvent et tempêtait là comme un démoniaque, frappant pieds et mains sur les pierres, fulminant contre Madlle Bourignon comme si elle lui avait fait grand tort de se retirer ; et il demeurait souvent jusqu’à minuit dans cette figure. Cela fit bientôt bruit par toute la ville ; et l’on conclut partout que Madlle Bourignon, dont il se plaignait si hautement et d’une manière si extraordinaire, avait fait quelque méchante affaire qui l’avait obligée à se retirer de l’hôpital, et l’autre à tempêter après son absence. Si bien que le Pasteur qui lui avait donné le conseil de se retirer, lui écrivit qu’elle ferait bien de retourner pour faire dissiper ce mauvais bruit.

17. Ce qu’elle fit, avec résolution de ne plus permettre l’entrée à cet importun, nonobstant ses cris et ses menaces de rompre tout : mais comme il était aux aguets lorsque la porte s’ouvrait pour laisser entrer ou sortir un autre, il ne manquait pas à se fourrer violemment dans la maison, cherchait et suivait Madlle Bourignon en furieux, quelques-fois avec un couteau qu’il lui présentait à la gorge, la menaçant de la tuer si elle rejetait absolument son amitié ; outre que lorsqu’elle sortait pour quelques nécessités, cet emporté la suivait partout sur les rues et dans les maisons, et l’obligeait par ses poursuites à n’oser sortir qu’avec quelques amis pour la conduire. Si bien qu’elle n’avait de sûreté ni sur les rues, ni dans sa maison propre. Elle déclara aux trois Pasteurs et au Fondateur qu’elle s’était résolue à quitter son emploi et à se retirer ailleurs, si l’on ne mettait remède à ce mal et au grand péril où elle se trouvait.

18. Ils promirent de s’y employer, et crurent que par voie amiable ils feraient désister cet homme de ses poursuites. Pour cet effet, ils lui firent promettre que de trois jours il ne viendrait dans l’hôpital. Il fit bien cette promesse ; mais il ne la tint pas : car le lendemain il vint frapper à la porte pour entrer. Mais comme Madlle Bourignon avait pris la clef sur soi, la portière lui dit qu’elle n’avait pas la clef, et même que Madlle Bourignon n’était pas au logis. Cela le mettant en colère, il commença à tempêter pour qu’on lui ouvrît la porte. Madlle Bourignon, avertie de cela, envoie par la porte de derrière une fillette quérir le Pasteur de la Paroisse, n’y ayant alors que des enfants dans la maison avec elle, qui, toute saisie de crainte, se retire et s’enferme dans sa chambre. Cependant ce méchant s’avisa d’aller à la porte de derrière, où il y avait un appartement occupé par des filles qui n’étaient pas de la communauté. Il les surprit par un transport de colère qui le rendait méconnaissable, et par la violence qu’il fit pour avoir la clef qu’elles avaient. Un enfant s’étant levé d’une chaise où il était et fui par épouvante, il monta sur cette chaise, et de là découvrit la clef qu’il prit par force, et entra malgré toutes les résistances qu’on lui pût faire.

19. Madlle Bourignon, qui ne s’attendait pas sitôt à cela, fut bien étonnée d’entendre sa voix à la porte de la chambre, et crut que le Diable lui avait ouvert la porte pour lui faire exécuter ce dont il l’avait souvent menacée : ainsi croyant devoir être bientôt égorgée, elle se préparait à la mort, n’attendant que le moment qu’il enfonçât sa porte. Mais Dieu permit qu’il rodât par toutes les autres places sans penser à entrer là, croyant que si elle s’était cachée, ce serait plutôt dans quelque chambre des autres que dans la sienne propre. Ne l’ayant trouvée nulle part, il crut enfin qu’elle était hors du logis, et se retira par la même porte qu’il était entré, après avoir dit aux filles qui étaient logées dans ce quartier là, qu’il retournerait après midi ; et qu’absolument il lui parlerait ce jour là à quelque prix que ce fût : tant était le Diable impatient et précipité dans lui pour lui faire achever son coup.

20. Il ne fut pas plutôt parti que le Pasteur de S. Sauveur arriva avec un grand couteau, disant : Où est-il ? Je ne ferais pas de difficulté à tuer une personne qui force une maison pour violer une vierge, lorsque je le trouverais dans le fait de sa violence, sans que je pusse l’en faire autrement désister. Donnez-moi de l’encre et du papier ; j’écrirai aux autres Pasteurs de venir. Il faut assurément mettre remède à tout ceci. Ayant écrit ce qu’il jugea à propos, il demeura dans l’hôpital jusqu’à ce que les deux Pasteurs vinssent, qui avec celui de S. Sauveur et Madlle Bourignon ne furent pas plutôt entrés dans la salle, que l’on entend frapper à la porte. C’était Saint Saulieu qui criait qu’on le fît entrer. Madlle Bourignon s’étant retirée, les Pasteurs firent ouvrir la maison et la salle, où il entra soudain, croyant d’y trouver toute autre chose.

21. Qui fut alors étonné, ce fut notre homme, bien surpris de voir ces trois Pasteurs, qui lui demandèrent qui l’avait fait si osé que de venir dans ce logis contre la promesse qu’il leur en avait donnée ? Son Directeur, qui était l’un de ces Pasteurs, ajouta que comme il était garant de cette promesse, l’affront retombait sur lui, et qu’il se voulait rendre partie contre lui. Notre homme, s’il faut l’appeler homme, ne sachant que dire, et n’osant débiter si soudain un mensonge trop grossier, dit en général qu’il avait des raisons d’agir de la sorte : mais qu’il ne voulait pas les dire devant tous : ainsi il pria son Directeur de pouvoir les déclarer à lui seul dans son logis : car il craignait d’être démenti si l’on eût fait venir Madlle Bourignon, qui était à un pas de là, et dont il avait dessein de médire pour s’excuser. Le Directeur y consentit : mais les deux autres dirent qu’absolument il fallait qu’ils sussent ces raisons-là, et qu’il devait les dire dès lors : qu’il n’en pouvait point avoir qui autorisassent une entrée forcée dans un logis pour y outrager une vierge : et qu’au lieu de sortir après lui pour ouïr ses raisons, il méritait d’être bastonné. Mais le Directeur les apaisa, leur disant que peut-être il donnerait de si bonnes raisons que l’on en serait satisfait.

22. Lorsqu’ils furent dans la maison de son Directeur et qu’ils l’eurent pressé de déclarer ses raisons, le Diable lui fit dire, selon la doctrine de la probabilité dont il avait ci devant menacé Madlle Bourignon, qu’elle était effectivement sa femme ; qu’il avait couché avec elle, et qu’il ne la quitterait jamais. Les Pasteurs virent sans peine que ce n’était qu’une défaite trop grossière, et tournèrent cela en ridicule : mais il soutint si fermement qu’elle était sa femme, qu’il avait droit et raison de la chercher et de la poursuivre, et qu’eux n’avaient rien à redire, puisqu’elle était sienne, et choses semblables ; que ces Pasteurs ne savaient que dire.

23. Ils retournèrent vers elle à l’hôpital et lui en firent le rapport : sur quoi elle se prit à rire, et dit qu’il y avait long-temps qu’il l’avait menacée de ces sortes de discours. Mais le Pasteur qui était Directeur de cet homme lui ayant dit : Il n’y a ici rien à dire. Répondez sérieusement, et dites-nous s’il y a quelque chose de véritable en ce dont il se vante ; elle leur déclara sérieusement qu’il n’y avait rien d’avantage avec S. Saulieu qu’avec un d’eux ou avec eux trois tous ensemble, ni de fait, ni de paroles, ni de pensées quant à elle, et qu’elle se disait en sa confidence, sans en faire d’autres serments. Dès qu’ils ouïrent cette déclaration, ils dirent qu’il fallait nécessairement avoir recours au bras de la justice pour réprimer ce méchant homme, puisqu’il n’y avait rien à faire à l’amiable. Le Directeur n’en fut pas d’avis, et se retira : mais les deux autres poussèrent leur résolution ; et le Pasteur de la Paroisse alla dès le même jour en avertir la Justice, et demander des gardes pour la Maison. Ce qui lui fut accordé : néanmoins, comme il faisait tard, les gardes ne purent se trouver le même jour, ce qui obligea Madlle Bourignon à se retirer chez son Pasteur et à y passer la nuit.

24. Le lendemain, les deux gardes qu’on lui avait destinés la vinrent quérir de là et conduisirent dans son logis, où ils furent trois semaines. Cependant le Magistrat fit tenir information contre Saint Saulieu sur les vexations et sur la violence de ses poursuites. Le Prévôt se déclara contre lui, et prit la cause à soi. Il était en danger d’être puni selon ses mérites. Il le sut : et il employa tous ses amis, et particulièrement les Jésuites, où il avait un frère, pour solliciter tant envers le Prévôt qu’auprès de Madlle Bourignon, afin que l’on cessât de procéder contre lui, et que le tout pût s’accorder à l’amiable, offrant de faire tout ce qu’elle voudrait. Le premier Pensionnaire de la ville alla vers elle lui faire ces Propositions : si pour réparation de son honneur elle voulait ou la mort de S. Saulieu, ou son emprisonnement, ou son bien ? Elle répondit amiablement : Rien de tout cela : mais seulement une assurance qu’il ne viendra jamais plus en ma présence. Ainsi l’on fit un accord authentique et scellé du sceau de la ville, le 17 d’Août 1658, où S. Saulieu déclarait Madlle Bourignon pour fille de bien et d’honneur, désavouait tout ce qu’il avait dit et fait contre elle, s’obligeait à ne plus venir ni dans l’hôpital ni ailleurs où elle serait, sous peine de cent livres de gros à chaque contravention, et payables aux pauvres sur la simple déposition de deux témoins ; item à payer tant pour les dépens ; et tant pour une amende que le Prévôt prétendait. Ainsi finit le premier acte de cette persécution.

25. Comme elle en prévoyait des suivants, elle voulut les prévenir à son possible en faisant fermer la maison pour tout le monde et y vivant en recluse. Ce qu’elle obtint après avoir satisfait à quelques petites difficultés que les Pasteurs y trouvaient. Mais S. Saulieu, se voyant hautement débouté de ses prétentions, lui suscita toutes sortes de traverses pour la tourmenter, et même pour la faire mourir. Premièrement, il lui envoya demander à l’amiable si elle ne voudrait pas coopérer encore à l’établissement d’une maison de pauvres garçons, comme ils en avaient fait les projets ci-devant ; et qu’en ce cas, afin qu’elle n’eût rien à appréhender de lui, il se ferait Prêtre, et consacrerait tout son bien et tous ses soins à la charité envers les pauvres. Mais elle rejeta absolument la proposition feinte de cet hypocrite, duquel elle ne voulut plus entendre parler.

26. Cette simulation diabolique de piété ne lui réussissant pas, il revint à la haine découverte, qu’il fit éclater en soulevant contre elle le premier Fondateur, Stappart, lui mettant dans la tête que cette clôture n’était faite qu’à dessein de lui ôter la qualité de Fondateur, et l’inspection de ladite maison : Stappart se laissait persuader de tout ce que S. Saulieu lui disait ; et trouvait mauvais tout ce que faisait la Régente. Il suscita le Magistrat contre elle comme contre une personne qui voudrait le soustraire de leur juridiction, et faire un cloître de sa maison : mais lorsqu’elle eut représenté, à deux échevins députés qu’on lui envoya, que ce n’était pas son dessein de faire un cloître ; qu’elle n’aurait garde de l’entreprendre sans leur consentement ; que с’était un règlement qui ne concernait que sa propre personne, laquelle voulait vivre retirée sans plus s’exposer aux dangers où ils savaient eux-mêmes qu’elle s’était trouvée ; que même cela lui donnerait plus de temps à vaquer tout entière au soin de ces pauvres fillettes, qui auraient la liberté d’entrer et de sortir selon le besoin, ils lui dirent que personne ne pouvait l’empêcher de vivre selon ses dévotions particulières ; et Messieurs du Magistrat furent satisfaits par le rapport qu’ils leur en firent. Stappart aussi fut apaisé par un Religieux, depuis Général des Brigittins dans la ville d’Armentières, qui lui représenta le péril où il s’exposait devant Dieu, de vouloir troubler et empêcher de si pieuses et si charitables entreprises qu’avait cette vertueuse fille.

27. Mais cet homme de Satan, S. Saulieu, voyant encore éventer ce coup, ne désista pas de sa damnable entreprise, de faire à cette fille tous les maux qu’il pourrait. Il lui fit même dire expressément qu’elle ne viendrait jamais à bout de ses desseins, et qu’il savait bien le moyen de les empêcher. En effet, après s’être marié d’une manière impie et scandaleuse, il suscita par des médisances de nouvelles persécutions à Madlle Bourignon, où il s’employa avec d’autant plus d’ardeur que la passion de la haine diabolique était secondée de son amour propre et d’un grand avantage humain qu’il prétendait. Il se mit dans la tête de la faire chasser ou sortir de l’hôpital, pour y être placé lui et sa femme, et y gouverner les pauvres. Stappart, qui était un esprit capricieux et fantasque, se laissait régir, sans le savoir, par l’esprit du Diable qui inspirait Saint Saulieu à faire faire mille injustices à cette Demoiselle. Il lui contredisait en tout : il informait tacitement partout contre elle, même par écrit : il voulait qu’elle établît d’autres règlements que ceux qu’il avait lui-même approuvés auparavant : il exigeait d’elle des comptes indus, et faisait des chicanes sur cela : il lui envoyait des enfants troublés d’esprit, lui commandant de les remettre en leur bon sens (il avait alors besoin d’y aller lui-même pour cet effet) : il voulait qu’elle fût tantôt en clôture, et tantôt en liberté ; enfin il lui dit qu’elle ferait bien de se retirer en substituant un autre en sa place. Elle accepta cette proposition : mais comme elle ne pouvait en conscience agréer la substitution de S. Saulieu et de sa femme que Stappart proposait, aussi lui ne put trouver à son gré aucune des personnes qu’elle lui nomma. Ces débats et vexations, qui sont des peines et des martyres inexprimables pour ceux qui aiment le recueillement et le repos, durèrent long-temps ; même Stappart n’en revint jamais ; car il se joignit ensuite à ceux de la Justice qui persécutèrent Madlle Bourignon dans la grande tempête que le Diable lui suscita ensuite par le moyen de S. Saulieu, laquelle dura jusqu’après la mort de tous, n’y ayant encore point jusqu’à présent de décision juridique là dessus ; parce que l’on n’ose justifier l’innocent, quelque connue que soit son innocence et sa justice.

28. S. Saulieu fut le principe de cette persécution quelque-temps avant que de finir sa malheureuse tragédie. Il voulut émouvoir l’enfer, crainte que le soulèvement d’autant de personnes qu’il avait pu en trouver ne suffît pas à perdre cette pauvre victime. Il pratiqua dans les Sabbats des Sorciers, où cet honnête homme se trouvait, ceux des enfants de la maison de Madlle Bourignon qui étaient engagés dans ce malheur par leur naissance ou par leur éducation avec des pactionnaires. Il leur inspira le dessein de faire mourir leur bienfaitrice par des poudres et des poisons Diaboliques qu’on mit souvent dans sa viande, et qui la rendirent malade plusieurs fois, jusqu’à ce qu’enfin il fit résoudre 25 personnes à la faire mourir par des drogues qu’il leur avait données : ce que Madlle Bourignon venant à découvrir et voulant éviter, cela fut le sujet de la grande et dernière persécution à Lille. Cependant, pour achever l’histoire de ce méchant, il commença ici son Enfer par une vie tout ouvertement profane, faisant autant de débauches, d’impiétés et de blasphèmes de jour dans les cabarets, que de Diableries la nuit dans les Sabbats : après quoi il devint enragé et démoniaque ; et terminant par une mort horrible, sans autre maladie que sa rage, maugréant et Dieu et les créatures, il s’en alla à tous les Diables. Dixi. J’en suis las, et peut-être le lecteur aussi. N’en parlons plus.

 

 

Chapitre XIV.

 

Pour faire entendre les causes et la nature des deux perfections suivantes suscitées au sujet de la découverte des sorciers, il est ici traité de ce crime ; et l’on répond aux difficultés que témoignent trois sortes de personnes à croire qu’il y ait des sorciers, du moins qu’il y en ait en si grand nombre. Cette découverte, étant si nécessaire, est traitée assez particulièrement, d’autant plus que Dieu veut que ce mal ne demeure plus caché.

 

1. N’Oublions pas néanmoins cet exemple mémorable. Il y a maintenant dans le monde une infinité de tels instruments de Satan, dont les uns sont les Saints et les autres les Diables ouverts, ou souvent l’un et l’autre à divers égards, pour tâcher de retirer de Dieu et des moyens salutaires le petit reste de gens de bien qu’il y a encore, ou de les faire périr par tous les moyens imaginables lorsqu’ils veulent demeurer fermes. Celui-ci est un exemple que Dieu a choisi entre tous pour le découvrir et pour faire juger par lui de tout le reste, et se précautionner contre eux tous par la considération de celui-ci. Crimine ab uno Disce omnes. Gardez-vous des hommes. Ils ont moins de fidélité et sont plus sans parole que les Diables, qui seraient bien leurs petits écoliers en matière de fraudes. Je ne doute pas que cette grande pente des hommes à faire le mal, même gratis, et à haïr le bien, ne leur soit continuellement inspirée du Diable, sans qui la malice humaine toute seule ne serait ni si ferme ni si gratuite : mais il ne me semble pas que cette pente en gros, que cette malice diabolique que le démon inspire en commun et d’une manière universelle, générale, et répandue par tout, pourrait aller jusqu’à un degré si sublime et si raffiné de diableries, qu’est celui où elle atteint, si elle n’y était déterminée et élevée par une sagacité et une maudite adresse d’esprit humain où je crois que le Diable même en sa pure Diabolicité ne pourrait atteindre. Comme c’est une grande vérité que les hommes sont capables de plus de perfections que les Anges, et qu’il y a des saintes âmes (voyez Jean de la Croix) qui ont assuré, et peut-être éprouvé, que même dès cette vie quelques hommes ont reçu une illumination plus parfaite que les Anges, aussi est-il croyable que l’homme est capable d’une malice plus grande que les Diables, et que dès cette vie même il y a des hommes qui surpassent le Diable en malice. Dieu dit un jour à Madlle Bourignon qu’on devait haïr les pactionnaires de Satan plus que les Diables. Ils ne font pas seulement du mal par eux : mais ils font faire, par ceux qui ne les connaissent pas, qui les tiennent pour gens de bien, ou qui ne s’en défient pas, des infidélités noires et toutes diaboliques, quoiqu’eux mêmes ne seraient pas pactionnaires. Madlle Bourignon et quelques-uns de ses amis on essuyé dans la suite des trahisons encore plus grandes, et qui ont eu plus d’effets que celles de ce monstre passé. Qu’ont la vérité et l’innocence à attendre désormais des hommes que le Diable tient sous son Empire et qui sont dans un état à ne point se repentir des œuvres de leurs mains, et d’adorer les idoles muettes et mortes de leur or, de leur argent, de leurs biens, de leurs meubles, de leurs bâtiments ; à ne point faire pénitence de leurs meurtres, de leurs sorcelleries (selon le vrai sens de l’original) et empoisonnements, de leurs impuretés, ni de leur voleries et rapacités : comme S. Jean décrit les hommes des derniers temps, c’est-à-dire, d’à présent, et au milieu des châtiments de Dieu ? (Apoc. 9, v. 20, 21.)

2. Je ne puis me dispenser de parler un peu particulièrement de ces Diableries, puisque leur découverte donna sujet aux persécutions suivantes de Madlle Bourignon, et la donnera peut-être encore à celle que les bons devront subir de la part des méchants avant que ces derniers soient exterminés. S’il n’y avait point d’autres fruits que la persécution, ce seraient des choses plutôt à couvrir et à taire qu’à publier ; mais c’est une chose d’entre les principales des desseins de Dieu, que le mal du monde soit découvert et connu, afin que les desseins du Diable soient éventés, et que le peu de bons qui reste ne tombe dans ses pièges. Ce n’est pas que Satan et ses consorts aient tant de pudeur et de modestie que de ne vouloir pas paraître à découvert. Sans doute qu’il est dans l’impatience de paraître, et qu’il voudrait déjà bien se faire voir en Antéchrist manifesté et régnant au dehors. Mais parce qu’il voudrait bien engloutir tout le monde, et qu’il y a encore quelque peu de gens de bien de reste, il cache par hypocrisie et par simulation de piété l’empire qu’il a dans les méchants, par l’abord et l’alliance desquels il peut tenir, relâcher, corrompre, faire périr corps ou âme les bons ou leur postérité : car dès lors qu’il a soumis ou engagé intimement un bon à un méchant, ou lié un mauvais parti avec un bon, c’en est fait ; et dans ce dernier cas toute la postérité est au Diable, et le bon venant à mourir, les méchants demeurent et produisent leurs pareils. Dieu veut que l’on connaisse ces maux afin que l’on cherche plutôt à se lier à lui seul dans un dégagement de tout, qu’à faire des sociétés ou des alliances humaines dans un grand péril de n’en faire que des diaboliques. Dieu veut aussi prémunir les siens par cette connaissance contre les persécutions qu’ils ont à attendre : Tela prævisa minus nocent. Je vous ai dit ces choses afin que vous ne soyez point en péril de tomber, dit l’Écriture. (Job. 16, v. 1.) On a plus de patience, plus de prudence, plus de recours à Dieu, plus de consolation quand on sait de qui et pour quoi l’on souffre. Enfin, Dieu veut faire voir par là aux bons qui restent, qu’ils ne doivent pas s’amuser à des distractions inutiles par vouloir redresser et convertir le monde, qui est une entreprise à peu près aussi vaine que qui voudrait convertir l’Enfer. Madlle Bourignon était si persuadée de cette vérité que jamais elle ne cherchait personne, bien loin de les attirer à elle. Si ceux qui ont demeuré avec elle n’avaient eu les dents bien fortes pour digérer certaines croûtes bien dures à la nature corrompue, ils l’auraient quitté mille fois pour une. Et, en effet, de tant de personnes qui l’ont connue et même qui l’ont suivie, il n’en était pas resté quatre qu’elle eût voulu retenir avec elle.

3. Il semble que Dieu avait dessein de lui découvrir la corruption de tout le monde et de tous les états par degré, et par l’expérience qu’il lui en fit faire dans ses parents, ses domestiques, et ses amis lors de son enfance : ensuite dans les Cloîtres, dans les gens d’Église les plus pieux et les plus puissants ; dans toutes sortes de Religieux et dans les laïcs ; dans le commerce du monde, dans les personnes retirées et les meilleures, et dans les plus Zélés en apparence, comme Saint Saulieu ; enfin dans la jeunesse, qui, étant des petites créatures façonnables et que la mauvaise éducation n’a point encore corrompues, du moins si pleinement, il semble que l’on en pouvait espérer comme un séminaire de saintes et de nouvelles créatures. Mais Dieu lui a fait voir qu’il n’y a plus rien de bon en tout ; et que le Diable dominait sur tout cela : sur les uns par égards humains, sur les autres par faiblesse, sur d’autres par attachements à la vanité, et sur la plupart par une soumission et un engagement volontaire de leurs corps et de leurs âmes sous son Empire. Et encore ceux de cette classe sont justement ceux que selon l’apparence l’on devrait le moins suspecter, soit à cause de l’âge des uns, soit à cause de la piété que les autres affectent.

4. Il y a trois sortes de personnes qui témoignent de la peine à croire qu’il y ait des sorciers, du moins qu’il y en ait tant que l’on dit vulgairement qu’il y en a, quoique l’on n’en dise pas, sans hyperbole, la cent-millième partie de ce qui en est. Comme ceux-là ne voudraient jamais se rendre à ce que Madlle Bourignon en a déclaré, il ne sera pas hors de saison de dire quelque chose pour la conviction des bons. La première sorte de ces personnes qui font profession de ne pas croire des Sorciers, sont des sorciers mêmes, qui savent bien par leur propre expérience tout ce qui en est ; mais qui voulant encore conserver dans l’esprit de quelques gens de bien la réputation de personnes pieuses et honnêtes, par ne se pas rendre suspectes de ce crime, ils font tourner en railleries et en fables tout ce qu’on en dit : d’autres de même trempe, et qui ne font pas profession de piété, mais plutôt de mondanité ou de profanation, nient aussi la même chose ; parce qu’il est toujours honteux d’être connu pour esclave volontaire de Satan et ennemi déclaré de Dieu : ce que les méchants mêmes qui ne sont pas dans cet engagement diabolique auraient en horreur. Ainsi, pour se garantir du soupçon, ils ne trouvent rien de plus facile que de faire passer le crime même pour une fiction de quelque cervelle démontée.

5. Pour moi, je ne crois pas qu’il y ait de marque qui doive rendre son homme plus suspect de sorcellerie que celle de nier opiniâtrement qu’il y ait des sorciers. Un célèbre auteur (Jean Bodin), qui a écrit de cette matière, dit entr’autres choses que le Diable a des sorciers attitrés pour écrire, publier, prêcher, que tout ce que l’on dit des sorciers ne font que des fables ; et il en rapporte l’exemple d’un Médecin d’Italie qui, ayant fait profession de ne pas croire qu’il y eût des esprits, fut ensuite découvert pour le plus grand Sorcier d’Italie ; et d’un autre qui fut trouvé saisi d’une obligation qu’il avait avec le Diable, où sous certaines promesses, il s’était engagé et obligé au Diable de prêcher que tout ce qu’on disait des sorciers n’était que fables et choses impossibles : et qu’il n’en fallait rien croire. C’est une impiété qui ne peut venir que du Diable même, parce qu’elle dément Dieu, qui dans ses divines écritures ne parle pas seulement de quelques particuliers qui étaient sorciers, dont elles donnent cette Loi : Tu ne laisseras point vivre la Sorcière 18 ; mais qui fait mention de peuples entiers qui étaient sorciers, de cinq ou six nations que Dieu fit exterminer pour ce crime dans le pays de Canaan 19 ; et qui, décrivant la destruction du monde, ou si l’on veut, de la Chrétienté corrompue des derniers temps sous la figure de Ninive (dans le Prophète Nahum, ch. 3, v. 4), lui reproche qu’elle est une maîtresse sorcière, et qu’elle a vendu ses familles au Diable par ses sorcelleries ; qui, parlant dans l’Apocalypse de S. Jean (ch. 18, v. 23) de la même destruction de la Chrétienté, dit que l’abyme de la colère de Dieu se déchargera sur elle parce que toutes les nations ont été séduites par ses sorcelleries : car c’est à vrai dire ce que signifie le mot de l’original, quoiqu’il signifie encore les empoisonnements ; aussi ces deux choses sont-elles ordinairement unies ensemble. Le même S. Jean dit un peu auparavant (chap. 13, v. 4) que toute la terre alla non seulement après la bête, mais qu’ils adorèrent aussi le dragon qui avait donné pouvoir à la bête : ce qui marque ouvertement que la plupart du monde se soumettra sciemment et volontairement au Diable parce qu’il aura le pouvoir de leur donner à plein des délectations et des plaisirs bestiaux, comme les sorciers confessent qu’ils en reçoivent du Diable.

6. Il y a une seconde sorte de gens qui révoquent ces choses en doute, et même qui les nient, du moins qui en nient la plus grande part, et rapportent presque tout à la force de l’imagination, par de certaines raisons chimériques et des discours en l’air, qui à vrai dire, ne servent qu’à défendre la cause du Diable indirectement, quoique peut-être quelques-uns de ces gens-là n’aient pas cette méchante intention, et aient d’ailleurs de l’étude et de l’esprit. Je suis marri qu’un Auteur de ce siècle qui fait profession de rechercher la vérité, ait défiguré son ouvrage par un chapitre entier, qui ne peut servir que d’Apologie pour le Diable. Il croit bien qu’il y a de véritables sorciers, mais qu’ils sont très-rares ; que tout ce que l’on dit des Sabbats n’est qu’un singe ; et que ceux-là sont les plus équitables qui n’en veulent rien croire. Ses raisons sont qu’il n’y a rien de plus terrible ni qui effarouche d’avantage l’esprit, et qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds que l’idée d’une puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire et à laquelle on ne peut résister : que les histoires surprenantes qu’on fait là-dessus, étant écoutées avec crainte et curiosité, épouvantent les autres aussi-bien que celui qui les raconte : d’où il veut conclure que l’on vient à s’imaginer d’être sorcier sans l’être, et d’avoir été dans le Sabbat sans qu’il y ait rien que de l’imagination.

7. Véritablement, je jurerais bien que S. Pierre, S. Paul et Saint Jean n’ont jamais pensé faire des Sorciers imaginaires ; et cependant ils impriment bien profondément dans l’esprit de leurs disciples l’idée d’une puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire, et à laquelle on ne peut humainement résister. Et l’Écriture sainte nous raconte des histoires prodigieuses de la puissance et de la malice des Sorciers, que l’on doit écouter avec attention, avec crainte, et même avec épouvantement : comme l’histoire des Sorciers d’Égypte devant Pharaon et Moïse : l’histoire du Lévite avec son marmouset, où certainement il y avait de la diablerie : l’histoire de la sorcière qui fit paraître Samuel à Saül, sans rien dire du pouvoir des Démons à faire des maux aux hommes par le moyen des éléments et des méchantes créatures, comme on le voit dans l’histoire de Job sur sa maison, sur ses troupeaux, sur sa personne ; et dans celle de beaucoup de démoniaques dans l’Évangile, et de Simon le Magicien. Voici quelques paroles des Apôtres qui impriment les idées de cette puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire et à qui on ne peut résister par nulles forces humaines. Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu pour pouvoir vous défendre des embûches et des artifices du Diable. Car nous avons à combattre non contre des hommes de chair et de sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits malins répandus dans l’air. (Éphés. 6, v. 11, 12.) Soyez sobres et veillez : car le Démon votre ennemi tourne autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer (1 Petr. 5, 8.) Malheur à la terre et à la mer ! car le Diable est descendu vers vous, tout en furie, sachant que son temps doit être bien court. Voilà des idées bien vives d’une puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire, et à qui nulles forces humaines ne peuvent résister. Faudrait-il pourtant dire, selon les principes de cet auteur, que ces sortes d’idées sont propres à faire des sorciers imaginaires ? Hé, bon Dieu ! où en sommes-nous ! que pour faire passer pour une bagatelle les œuvres du Diable, il faille avancer des maximes qui ruinent les plus sérieuses et les plus nécessaires exhortations de l’Évangile !

8. Cet Auteur voulant montrer comment ces Sabbats ne sont qu’un effet de l’imagination, avance une plaisante supposition « d’un Pâtre dans sa bergerie, qui ayant après souper l’imagination échauffée par les vapeurs du vin, croit qu’ils a été au Sabbat, le raconte avec une vivacité et une éloquence naturelle à toute sa famille ; et que, l’ayant raconté plusieurs fois, et imprimé ces choses étonnantes dans leurs imaginations, il leur prend envie de se frotter pour aller au Sabbat, ensuite de quoi leur imagination échauffée agit sur cela en dormant, et le lendemain ils se racontent toutes les cérémonies du Sabbat qu’ils ont songées », etc. Ainsi voilà des Sorciers imaginaires. Mais cette supposition est ridicule. Et moi je suppose que plusieurs Pâtres et cent sortes d’autres personnes, dans leurs bergeries et ailleurs, avant souper, avant dîner, et avant déjeuner, ayant l’imagination assez refroidie par les vapeurs soit du sommeil, soit de l’eau qu’apparemment ces gens-là ont plus à leur disposition que le vin (surtout dans les pays Septentrionaux), viennent non à s’imaginer, mais à se ressouvenir très-réellement qu’ils ont été véritablement dans les Sabbats des sorciers, où ils ont adoré Satan, renoncé à Dieu et au Baptême, et donné leurs âmes au Diable ; et qu’ils le disent sans beaucoup d’éloquence naturelle à d’autres, et que ces autres en fassent l’épreuve tout de même. Je dis qu’en ce cas, ce seront tous des sorciers aussi réels et véritables que la supposition de l’Auteur est chimérique et absurde, et que la mienne a plus de vraisemblance et de réalité. Ce que la suite vérifiera davantage.

9. Il ajoute : qu’il s’est trouvé plusieurs fois des Sorciers qui disaient à tous de bonne foi qu’ils allaient au Sabbat, et qu’on ne pouvait leur persuader de n’y avoir pas été lors même qu’on les avait expressément veillés, et qu’apurement ils n’étaient pas sortis du lit. Ce qui est souvent très-véritable sans que pour cela les Sorciers et le Sabbat en soient moins réels : car il faut savoir que le Diable, étant le singe de Dieu et voulant contrefaire par ses Sorciers les mêmes choses que Dieu a faites dans ses saints Prophètes et par eux ; comme Dieu leur faisait voir beaucoup de merveilles divines, de visions, les transportait, conversait lui et ses Anges avec eux en deux manières, quelques-fois en veillant et réellement, et quelques-fois par songes et par extases seulement ; ainsi, selon la confession des Sorciers mêmes, et mille expériences que l’on en a, les sorciers de Satan vont au Sabbat en deux manières, l’une corporelle, lorsqu’ils font assez près du lieu, ou bien que le Diable les transporte par les airs ; et l’autre par esprit et par imagination : car lorsqu’ils ne veulent ou qu’ils ne peuvent s’y trouver personnellement, ils tombent dans une extase Diabolique, par où le Diable fait le singe des extases et des transports d’esprit que Dieu faisait à ses Prophètes (comme à Ézéchiel et à d’autres) : pendant cette extase Diabolique, le Démon agissant dans leur imagination, et substituant un corps fantastique ou un de quelque bête impure dans le Sabbat en leur place, il opère dans leur imagination tout ce qui frappe les sens de ce corps substitué, jusque-là que s’il arrivait à ce corps substitué d’être blessé ou tué, celui du sorcier extasié le serait effectivement sans sortir de son lit ; et aussi le régime et les mouvements de ce corps substitué, qui est ordinairement de quelque bête, sont opérés dans l’esprit et par l’imagination régie du Diable, et représentés comme si le sorcier extasié les faisait lui-même dans son propre corps. Ce qui donne solution à l’objection que l’auteur joint touchant les loups-garous ou les hommes transformés en loups, qu’il traite de plaisante vision, et qui est la substitution du corps d’un loup réel ou d’un formé par l’artifice du Diable, en la place de celui d’un sorcier extasié, qui a assez de malignité et de courage pour se dévouer à ces sortes d’excès et de férocité. Il se peut aussi faire que le Diable produise effectivement dans quelques sorciers ces sortes de transports enragés et furieux, comme il fait bien dans des simples Démoniaques qui ne sont pas sorciers, par exemple, dans celui de l’Évangile, qui brisait les fers mêmes : et puisque Satan est le maître des illusions, il peut en même temps faire paraître comme des loups les corps de ces endiablés, tout cela par ses opérations Diaboliques et très-possibles.

10. Ce qu’il dit encore, que les songes vifs de la nuit dont on se souvient exactement, suffisent pour persuader à des gens qu’ils ont été au Sabbat : cela dis-je, est très-faux et très-absurde. Il n’y a personne, à moins que d’être en délire, qui ne sache discerner ses songes naturels d’avec la veille, non par la marque que dit l’auteur, et qui fait contre lui, car les Sorciers qui ne font pas extasiés peuvent très-bien joindre les actions de leur Sabbat avec toutes leurs autres actions de la veille, mais par une certaine lumière de sentiment que chacun sent directement pour reconnaître qu’il veille, et qui assure les sorciers très-certainement, aussi-bien que tous les autres hommes, qu’ils sont veillants et qu’ils ne songent pas, sans en pouvoir douter pour tous les raisonnements des Pyrrhoniens, et sans qu’ils aient besoin qu’on réfute les raisons des sceptiques pour leur faire savoir et sentir le discernement de la veille d’avec les songes. La raison pourquoi les sorciers extasiés se persuadent aussi qu’ils ont été veillants et dans le Sabbat, quoi qu’ils n’y aient pas été de corps, est que le Diable a opéré dans eux surnaturellement : je veux dire d’une manière toute autre et incomparablement plus vive et plus forte que dans les songes des autres hommes, et cela en vertu du pouvoir qu’ils ont donné au Diable sur eux avant être extasiés, se livrant volontairement corps et âme au pouvoir du Diable afin qu’il dispose d’eux pour leur faire faire et sentir toutes les actions des Sabbats : en suite de quoi le Diable opère en eux selon la procuration, pour ainsi dire, qu’ils lui en ont donnée. Ce qui ne rend pas leur crime moins réel dans eux et dans les autres.

11. Et il n’est pas vrai qu’il suffise pour les tromper que les idées des choses du Sabbat soient vives et effrayantes : ce qui ne peut manquer si on considère qu’elles représentent des choses nouvelles et extraordinaires. Nulles idées naturelles des songes ne peuvent être si vives que celles des Sabbats ; et si les choses effrayantes et extraordinaires suffisaient pour donner ces sortes d’idées, nuls sorciers n’auraient jamais de ces idées vives en songeant et imaginairement ; parce que les choses du Sabbat ne sont ni effrayantes ni extraordinaires pour eux : ils en parlent avec un sang froid comme du pain quotidien. Au contraire les gens de bien et qui craignent Dieu, lorsqu’ils entendent parler de ces choses, et qu’ils en voient quelques effets dans les autres, les trouvent effrayantes, et elles leur sont nouvelles et extraordinaires : et par conséquent les seuls gens de bien, à ce compte, devraient être ou devenir de ces sorciers que l’auteur appelle imaginaires, et avoir l’imagination et la persuasion d’aller dans les Sabbats. La lecture de ceci, qui sans doute sera assez nouvelle et extraordinaire à quelques-uns, les devrait faire aller au Sabbat en songe. Je sais par expérience que la première fois que je découvris des sorciers, j’en avais des idées si effrayantes et si extraordinaires et nouvelles, que je ne pouvais faire autre chose plusieurs jours qu’à y penser : sans néanmoins avoir jamais éprouvé rien d’approchant à ce que cet auteur appelle les idées vives des songes de la nuit, qu’il dit être suffisantes pour faire que l’on se tienne et que l’on tienne les autres pour sorciers et pour personnes qui fréquentent les Sabbats.

14. Il est absolument impossible que la substance et la réalité même de la sorcellerie et des principaux actes des Sabbats et des Sorciers soient des songes et des imaginations : parce qu’ils consistent dans des actes de volonté par lesquels on se voue librement au Diable, on renonce à Dieu, et au Baptême, à la vie éternelle, on adore Satan, on lui soumet son âme pour l’éternité. Ce sont là des actes les plus réels des facultés les plus hautes de l’âme. Sont-ce là des songes et des chimères ? Le sujet et la nature de ces choses sont l’âme même et ses opérations et consentements volontaires, qui sont très-réels quand même l’on supposerait que le reste, qui n’est qu’accidentel, serait des fictions d’imaginations fortes, et même, qu’il n’y aurait rien de corporel au monde. Ce culte du Diable et ce renoncement à Dieu en ont-ils moins de réalité dans le fond de leurs âmes ? Et pour ce qui est des choses accidentelles de la sorcellerie et des actes du sabbat, comme sont les transports, les assemblées en un certain lieu, les danses, et choses extérieures de même nature, ce ne peuvent aussi être des simples effets naturels d’une imagination forte sans sorcellerie effective. Mais que veut dire l’Auteur avec ses imaginations fortes ? Y aurait-t-il manie d’hypocondriaques qui approchât de celles des sorciers, gens d’esprit et de sens rassis et bien disposés, s’il était vrai que leurs Sabbats ne fussent que des rêveries qu’ils se sont mises dans la tête ? Ne peut-on pas par là excuser les plus grands crimes dans les personnes les plus posées, en disant avec cet Auteur que ces gens-là ont l’imagination blessée, qu’ils agissent par l’impression des idées vives qui leur sont restées de leurs songes, et qui leur font croire pendant la veille que ce qu’ils n’ont que songé sont des réalités qui les concernent et sur quoi ils ont cru devoir se régler ? Que ne dit-on d’un larron, d’un paillard, d’un qui outrage son prochain, qu’ils agissent en conséquence des imaginations fortes que l’un a que tel bien lui appartient, l’autre que telle est sa femme, l’autre que tel l’а outragé le premier ? L’on dira peut-être que les outrages du prochain sont actuels, mais que les choses des Sabbats, que l’on raconte et confesse, ne le sont pas. Cela est faux des plus essentielles et des plus criminelles : car ceux qui les rapportent d’eux-mêmes disent qu’ils sont encore alors liés au Diable, et dans l’état d’abnégation de Dieu, sans touchement, et sans vouloir effectivement changer. Cela est un état et même des actes criminels. Comment veut-on faire excuser tant de diableries par des imaginations fortes ?

13. Mais, dit-il encore, l’Écriture Sainte nous apprend que le Royaume de Satan est détruit, que l’Ange du Ciel a enfermé le Démon, etc. Au contraire, elle et l’expérience nous apprennent que le Royaume du Diable est fleurissant à présent, que le Diable est déchaîné, et que le Royaume de Jésus Christ est ruiné sur la terre, jusqu’a ce qu’il plaise à ce Grand Roi de venir exterminer le Diable et dominer lui-même. Il faut ignorer les écritures et l’état du monde pour avoir la moindre pensée du contraire.

14. Mais si Satan, dit-on encore, si Satan règne, c’est dans les lieux où le Sauveur n’est point connu. Il est vrai : et il n’est nulle part moins connu qu’entre les Chrétiens d’à présent à proportion des avantages qu’ils ont pour le connaître par dessus les autres. Mais, il n’a plus aucun droit ni aucun pouvoir sur ceux qui sont régénérés en Jésus Christ. Il est vrai : apportez seulement la lanterne de Diogène, ou plutôt la lumière de Dieu, pour chercher où sont ces Régénérés. C’est faire trop d’honneur au Diable que de rapporter des histoires comme des marques de sa puissance, ainsi que font quelques nouveaux Démonographes ; puisque ces histoires le rendent redoutable. Je réponds que l’honneur du Diable n’est pas fort grand lorsqu’on dit qu’il ne peut rien faire qui vaille, et qu’il peut beaucoup gâter, tromper, séduire, perdre. Il est bon de craindre et redouter les Diables aussi long-temps que l’on vit dans leur élément et que l’on a de l’affection pour le péché : il est bon de les craindre pour nous donner de garde que notre faiblesse ne soit surprise par leurs artifices ; mais il n’est pas bon de les craindre lorsque nous avons résolu de ne plus pécher, et que nous nous abandonnons à la volonté de Dieu, comme si étant à Dieu et nous tenant fermement attachés à lui, le Diable pouvait alors nous nuire : quoique néanmoins il soit toujours bon pendant que nous vivons de redouter le Diable par la considération de notre faiblesse, dans laquelle nous avons la liberté de tomber si long-temps que nous vivons. Combien de fois Sainte Thérèse n’a-t-elle pas redouté les tromperies du Diable et sa séduction au milieu de toutes les grâces où elle était ? Saint Jean, qui sans doute n’est pas un Démonographe nouveau, rapporte tant d’histoires prophétiques, ou futures, comme des marques de la puissance du Diable ; et c’est sans doute pour le rendre redoutable qu’il dit que le Dragon jeta du Ciel en terre avec sa queue la troisième partie des étoiles du Ciel ; et qu’il dit qu’il se fera adorer par ses prodiges : c’est pour le rendre redoutable et pour faire trembler les hommes qu’il leur crie, Malheur à vous habitants de la terre et de la mer ! car le Diable est descendu vers vous en grande colère : c’est pour le rendre redoutable que S. Paul appelle les démons des Princes du monde, des Puissances et des Principautés. Il n’est pas ridicule de s’effrayer lorsqu’on parle de la puissance du Démon, quand on porte encore la marque qu’on lui appartient (quoique d’une autre manière que les Sorciers), laquelle marque est le péché : Qui facit peccatum ex Diabolo est ; Celui qui pèche est du parti du Diable, dit S. Jean : et de tels doivent bien craindre sa tyrannie temporelle et éternelle tout le temps qu’ils y sont. Ils ont sujet de se troubler ; et c’est la fausse paix qui fait honneur au Diable ; et non pas le trouble, qui éveille et qui porte les hommes à se dégager de les pièges. Il aime qu’on le laisse faire son coup sans l’appréhender ; et son orgueil se satisfait lorsqu’il nous voit orgueilleux et infatués par lui jusque-là que de ne le pas craindre quand nous sommes dans ses filets, et qu’il trouve des personnes qui font son Apologie, voulant crever les yeux au monde afin qu’on ne découvre pas ses fraudes et ses opérations sataniques pour s’en préserver.

15. Ce n’est pas une marque que la plupart des Sorciers soient imaginaires, parce que lorsqu’on ne les punit pas et qu’on les traite comme des fous, l’on voit qu’avec le temps ils ne seront plus Sorciers ? Je voudrais bien que cet auteur nous dît à quelles enseignes l’on peut voir qu’une personne qui a été justement suspecte de sorcellerie n’est plus Sorcière depuis qu’on a refusé de la punir. Tous les Sorciers cachent à leur possible leur crime à ceux qui ne le sont pas ; la plupart même voudraient bien paraître saints, et c’est bien malgré eux lorsqu’ils sont découverts pour tels qu’ils sont, à la réserve de quelqu’un par-ci par-là, ou de quelques enfants, qui ont encore quelque ingénuité : et ceci même est-il encore très-rare. Cependant, après qu’on leur a imposé le silence avec menaces de les brûler s’ils ne se taisent, l’on croit de les avoir fait revenir de leurs erreurs parce qu’ils ne disent plus rien, et de prouver par là qu’ils ne sont point réellement et qu’ils n’ont pas effectivement été des sorciers. Quelle extravagance !

16. Il y a d’autres auteurs qui sont dans la même incrédulité par de faux principes de Philosophie, et par l’ignorance des choses de l’esprit. Ils disent que les esprits n’ont pas la puissance de mouvoir des corps. Ce qui est une fausseté bien grande : car il n’y a proprement que les esprits qui aient ce pouvoir, et si celui de l’homme n’était pas sorti du rang et de l’ordre où Dieu l’avait créé, il disposerait encore à présent de tous les mouvements de la nature par sa volonté, qui eût été alors si bien réglée qu’on ne devait pas craindre qu’elle y fît naître aucun désordre. Dieu avait soumis à l’homme toute la nature, laquelle était alors toute pure et parfaite : le commandement de sa volonté, surtout lorsqu’il était joint à la parole et déterminé par quelques signes extérieurs, était suivi de l’obéissance des éléments, des animaux, et des autres créatures, toutes soumises à l’homme, à peu près de la même manière, et encore avec plus de promptitude, que le mouvement de quelques membres de notre corps ne manque pas de correspondre au commandement de notre volonté. Et quoique l’homme par sa chute ait fait subir aux créatures un aussi étrange changement et aussi universel de bien en mal que sera celui que l’on espère lorsqu’elles seront rétablies dans la vie éternelle de mal en bien ; il n’a pas laissé néanmoins de conserver encore quelque pouvoir sur elles, même sur les éléments et sur d’autres choses bien éloignées de son corps, qui ont encore quelque liaison de soumission à la volonté de l’homme.

17. Il est vrai que comme les hommes sont tombés dans des ténèbres presque universelles, la plupart ignorent cette vérité ; et que ceux qui la connaissent en gros ne savent pas en détail quelles modifications de la volonté sont requises pour se faire obéir de certaines créatures, ni par quels moyens, par quelles paroles, par quels signes, l’on doit s’exciter et s’affermir dans la détermination de ces volontés et les signifier au dehors. Ce ne sont pas même des choses qu’il soit bon de savoir ; parce que les hommes ne sont pas dans l’état d’en faire un bon usage. Il y a bien eu quelques saintes âmes qui, ayant recouvré l’état de leur première innocence, sont rentrées dans cette connaissance et dans cette première pratique de commander aux créatures et de s’en faire obéir : mais cela n’a pas été commun à tous ; et ceux qui ont pratiqué cela ne l’ont fait que très-rarement et par un mouvement particulier de Dieu ; parce que cette vie est pleine de périls pour les Saints aussi-bien que pour les autres ; et que le Diable pourrait les surprendre dans cette matière par les péchés de curiosité, de distraction, et de vaine gloire. Ainsi ils en diffèrent la pratique à la vie à venir. Et pour cette même raison nul ne doit désirer ni chercher ces sortes de connaissances et de choses, à l’égard desquelles Dieu a permis que les hommes soient devenus bien ignorants ; afin de leur donner par là sujet de s’appliquer aux choses éternelles et nécessaires ; mais non pas afin que leur ignorance leur doive servir de prétexte à dissimuler ou à nier les artifices du Diable et les maux de ses adhérents, qui sont grands et aussi effectifs et réels que surprenants.

18. Car lorsque le Diable peut obtenir le consentement des hommes, et ainsi entrer dans le droit qui leur reste de disposer des créatures ; comme il en a une plus grande connaissance par l’expérience de tant de siècles et par les découvertes que les Démons s’en font l’un à l’autre, aussi en fait-il un usage plus actif et plus étendu que ne feraient les hommes mêmes. Et lorsqu’il se trouve quelques personnes impies qui, quoi qu’il coûte, veulent entrer dans cela, souventes fois le Diable leur vend ou quelques-unes de ces connaissances, ou lui-même substitue ses opérations toutes les fois que ces personnes y font entrevenir le consentement de leur volonté : mais tout cela se vend à cher prix : car il pactise toujours avec eux qu’ils lui livreront leurs âmes, et souvent qu’ils ne vivront que tant, et moins qu’ils n’auraient naturellement vécu. Ceci est la source de la Magie Diabolique et des Magiciens, tels qu’étaient premièrement tous ceux qui pactisaient avec le Diable, pour avoir le plaisir de faire des choses étonnantes les uns avec et les autres sans connaissances particulières. Mais comme toutes les personnes que ces méchants ont pu attirer à leur bande, ou plutôt à Satan, et aussi toute leur postérité, qui est infailliblement consacrée au Diable à l’infini dans tout ce qui vient de toutes les branches dépendantes, n’avaient pas ces précautions pour pactiser si prudemment, pour ainsi dire, avec le Diable ; soit parce qu’ils étaient ou en bas âge, ou de peu d’esprit, ou des personnes qui cherchaient seulement les plaisirs sensuels ; aussi n’ont-ils exigé du Diable nulles autres choses que des sensuelles ; et comme ils ont donné au Diable leur consentement afin qu’il dispose d’eux et de tout ce qui est soumis à eux pour cette fin ; et que les assemblées des Sorciers dans leurs Sabbats, et ce qui s’y pratique, sont des choses attrayantes pour eux, et qu’elles servent en même temps à affermir l’empire du Diable, tant par l’adoration qu’il s’y fait rendre, que par les maux qu’il répand de là sur tout le monde, le Diable en conséquence de ce contentement les y transporte, ou les extasie quelques-fois, et opère cela dans leurs imaginations, ou même leur paraît dans un corps fantastique ou emprunté pour assouvir leurs passions, et leur donne quelques-fois par divertissements de faire quelques choses surprenantes, dont la plupart sont pour nuire aux créatures, et qu’il opère souvent lui-même lorsque ces méchants lui donnent leur contentement pour cela. Et ceux-ci sont les sorciers ordinaires, desquels nous parlons présentement, que quelques personnes d’esprit (lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes des sorciers) font difficulté de croire, aussi-bien que toutes leurs pratiques, par de certaines raisons prétendues d’une fausse physique, qui ne sont que des effets d’une pure ignorance, et des erreurs bien grossières.

19. Il y a une troisième sorte de personnes qui ont peine à se rendre à ces choses, parce que comme ils sont des gens de bien, ils croient bonnement que les autres personnes sont ou aussi bonnes ou meilleures qu’eux ; et ainsi ils ne peuvent se persuader que le mal diabolique soit si grand et si universel dans le monde. Comme cette ignorance les expose aux périls de se perdre, en ne se précautionnant pas contre un mal qu’ils ne croient pas ; et que ce serait dommage que des gens de bien périssent par ignorance ; aussi est-il très-bon qu’ils en soient désabusés. Cela ne se peut faire ou que par leur propre expérience, lorsqu’ils découvrent eux-mêmes de telles personnes qui se confessent à eux, ou par la lumière de Dieu, qui les en assure et le leur particularise souvent ; ou par le témoignage des autres personnes dignes de foi. Les deux premières manières sont aussi rares qu’elles sont incontestables. Madlle Bourignon, qui était auparavant dans cette incrédulité, en a été délivrée copieusement par ces deux voies. Et ce n’est pas tant croire à une créature qu’aux témoignages de Dieu même, que de se rendre à ce qu’elle en déclare de sa part. À tout le moins, ce qu’elle a vu et ouï si souvent avec d’autres ne doit pas avoir moins de force que les plus forts témoignages humains touchant des choses de fait. Je souhaiterais que les gens de bien qui ont besoin de s’éclaircir de ces choses eussent vu ce que quelques auteurs très-dignes de foi en ont écrit, et entr’autres, dans le siècle passé, Jean Bodin, Jurisconsulte Français, un des plus savants, des plus pieux, et des plus hommes de bien de son siècle, et qui avait été Juge dans ces sortes de matières. Il dit entr’autres choses que de son temps, comme certain Prince eut accordé la grâce à un sorcier convaincu et condamné (qu’il désigne par son nom), mais à condition néanmoins que ce sorcier décèlerait ses complices, lorsqu’il fut question de les déclarer il en nomma tant, des grands et des petits, et de toutes sortes d’états, que l’on en était bien étonné ; et qu’il dit enfin qu’il y en avait plus de cent mille dans le pays. Que sera-ce donc de tout le reste du monde, où il est croyable qu’il n’y en a pas moins à proportion ? Mais après ce long et néanmoins utile et nécessaire préambule, il faut venir à ce que Madlle Bourignon éprouva dans son hôpital.

 

 

Chapitre XV.

 

Comment Mademoiselle Bourignon découvrit par des choses surnaturelles et par la propre confession des filles qu’elle régissait, qu’elles étaient toutes liées au Diable volontairement et qu’elles tâchaient à la faire mourir. Des Pasteurs découvrent le même. Dieu et les hommes, l’expérience et la raison, déposent que la plus grand’part du monde appartient au Diable à présent.

 

1. PRemièrement, elle fut convaincue que les enfants qu’elle nourrissait alors dans cette maison étaient du nombre de ces malheureux par beaucoup d’actions surnaturelles et Diaboliques qu’elle vit d’elles : car elles sortaient sans clef des lieux où on les avait enfermées. On trouvait dans la maison des choses qui ne pouvaient y être que par des moyens diaboliques, comme des petites boules de poison et certaine sorte de papier qui les enveloppait, que les unes disaient avoir été données aux autres dans le Sabbat, et qu’elles assuraient être dans leurs chambres. On trouvait dans leurs lits des ordures et vilenies pareilles à celles que les vaches mettent bas, qu’elles confessaient ensuite leur être communiquées par le Diable lorsqu’il venait vers elles pour satisfaire à leurs lubricités diaboliques. Elles faisaient mourir des bêtes domestiques, comme des poissons, des chats, des poules, et pour une fois trente petits canards par une poudre diabolique que l’une répandit dans le lieu où ces bêtes devaient passer : et lorsque Madlle Bourignon leur demanda comment le Diable pouvait avoir eu un tel pouvoir sur ces petites bêtes, elles lui répondirent : parce que vous prîtes bien quelque plaisir en ces bêtes-là. Ce que Madlle Bourignon avouait d’avoir fait en voyant avec quelque admiration comment ces petites bêtes savaient si bien nager, se pourvoir, et se gouverner si adroitement ne faisant que sortir de la coque. Elle reconnut par là cette terrible vérité, que le Diable a pouvoir sur tout ce en quoi l’homme met ses affections lorsque cela n’est pas Dieu même. Et, en effet, l’homme n’étant créé que pour prendre ses plaisirs en Dieu, qui veut être ses délices, il ne peut qu’il n’y ait de la malédiction dans tout ce qui est hors de cet ordre.

2. Une autre fois, elles firent pleuvoir si fortement dans la chambre commune où elles travaillaient, que Madlle Bourignon fut obligée de s’en retirer toute mouillée. Une d’elles ayant un jour jeté de la poudre dans le four du logis, lorsque l’on voulait y cuire du pain, que quoique le four fût chauffé jusqu’à en faire rougir les pierres, le pain néanmoins qui y fut mis y demeura six heures entières, sans être plus cuit que de la pâte toute crue ; et Madlle Bourignon en ayant demandé la cause à la cuisinière, elle dit que telle fille qui avait nettoyé le four y avait jeté de la poudre ; et que le feu n’aurait jamais prise sur le pain, y dût-il demeurer toute la journée ; mais qu’elle aurait soin que la première fois que l’on cuirait du pain cette fille n’approchât plus du four : à quoi ayant donné ordre, le pain fut cuit en moins de deux heures aussi parfaitement que le biscuit dont on fait provision sur la mer. Une autre fois, l’une d’elles s’avisa de jeter le charme sur de la chair que l’on cuisait ou sur la marmite ou sur l’eau qui y était, si bien qu’après avoir bouilli six heures durant, la chair était encore aussi rouge et aussi crue que si elle n’eût fait que venir de la boucherie. Elles dirent du depuis fort souvent si ce n’était que le Diable craint que nous serions convaincues par des choses extraordinaires, il nous ferait faire des merveilles : mais il n’a peur de rien tant que de cela. Elles déclarèrent d’avoir souvent donné des poudres à la Mère Régente ; et que ces poudres opéraient selon l’intention de celle qui les donnait. Un jour Madlle Bourignon se trouvant indisposée d’un mal de gorge, une des fillettes dit : Je sais bien ce que c’est : ce n’est qu’un effet de la poudre : elle en guérira en quatre jours, mais non pas des onguents qu’on lui prépare. Tout le mois de Janvier de l’an 1662 et une partie de Février, l’on découvrit presque chaque jour que quelqu’une des filles avait été corrompue dans des assemblées particulières, autres que le Sabbat général, où on leur donnait des petites boulettes de poison pour faire mourir Madlle Bourignon, et même elles en voulurent empoisonner le Pasteur de S. Sauveur, qui devait venir officier et manger là le jour de S. Antoine. À mesure qu’on les dessaisissait de ces poisons, qu’elles cachaient ordinairement dans leurs lits, elles en faisaient venir de nouveau, que S. Saulieu avec quelques autres leur fournissait dans cette assemblée, avec dessein de ne point cesser qu’ils ne l’eussent fait mourir : On en fera tant, disaient-elles, qu’enfin l’une adressera : et lorsqu’elle sera morte, S. Saulieu viendra ici, avec qui nous nous accorderons bien, et pourrons tenir nos danses dans l’école même. Ces boulettes furent mises entre les mains du Lieutenant et du Greffier lorsqu’ils vinrent ensuite visiter l’hôpital après les plaintes que Madlle Bourignon en eut faites : et le Greffier dit en les emportant : J’emporte le Diable.

2. Il serait impossible de raconter tout ce que ces filles confessèrent lorsqu’elles furent découvertes, touchant elles-mêmes et touchant leurs parents, leur éducation, leurs compagnes, leurs voisins et gens de mêmes villes ou villages, leurs Pasteurs mêmes et leurs Seigneurs, leurs Sabbats et assemblées, leurs transports par les airs, où elles disaient qu’étant transportées par dessus des grandes forêts dans l’air, leurs jambes sentaient quelques-fois les branches de la cime des arbres qu’elles touchaient en volant à ces Sabbats, dont elles racontaient les cérémonies Diaboliques, leurs abominables divertissements et paillardises avec les Diables en forme humaine, desquels elles disaient de recevoir quelque chose de bien froid, dont elles craignaient quelques-fois de devenir grosses, et mille détestables diableries qui feraient horreur à raconter, et que je passerai sous silence, aussi-bien que celles qui sont rapportées par Madlle Bourignon même dans les traités qui précèdent, excepté quelques-uns que je sais de sa bouche.

4. Lorsque ce mal commençait à se découvrir, il y en eut une d’entr’elles qui fit bien son devoir pour en convaincre les autres ; mais les ayant découvertes, et pensant par là s’être bien mise à couvert du soupçon d’être de la bande, elle fut reconnue à son tour : mais elle se tenait sur la négative, quoique les autres lui soutinssent qu’elle allât avec elles au Sabbat. Elle s’en défendait sur ce qu’il n’y avait point d’apparence qu’elle, qui avait aidé à découvrir les autres, fût coupable et complice de ce même crime. Cependant c’était la plus méchante de toutes, la plus fausse, et la plus rusée : et ce procédé n’avait été qu’un effet de sa finesse Diabolique. C’était celle-là même qui peu après disait qu’elle ne voulait pas renoncer au Diable ; qu’elle ne voulait pas s’amender, et ne désirait pas d’être autre qu’elle était ; et c’était une des premières de celles qu’on trouva saisies de ces poisons Diaboliques pour empoisonner leur bienfaitrice. Elle voulait nier le tout au commencement, mais elle le confessa ensuite : après quoi elle se décidait et incitait les autres à se dédire et à aller faire des fausses Confessions, s’exhortant à nier tout ce qu’elles avaient confessé et déclaré auparavant. Un jour qu’elle était sur la négative, et qu’on lisait en leur présence la vie de S. Antoine où il est parlé d’une tentation que les Diables lui faisaient par des chants mélodieux, Madlle Bourignon ayant dit : Je n’ai encore jamais remarqué que les Diables chantaient : et je m’en étonne ; cette fille répondit : Voire, Ma Mère ; ils chantent si bien, si bien, que c’est merveille de les entendre si bien chanter : Quoi ! chantent-ils si bien, répliqua-t-elle ? Hé oui, dit l’autre ; ils ont été des Anges. Toutes les filles se mirent à rire, et elle fut si confuse de se confesser si naïvement sans y penser, qu’elle ne savait que dire : mais voulant s’exécuter, une de ses compagnes lui dit : Allez, allez, vous avez dit, trop bien dit, que vous les entendez si bien chanter. Vous ne pouvez retourner cela. Si je les entends, répliqua-t-elle en colère, vous les entendez aussi-bien que moi. Elle se confessa quelque-temps après de nouveau coupable. Une des raisons pour lesquelles elle disait de ne pas vouloir se convertir alors, ni renoncer à Satan, était que le Diable leur disait quelques-fois qu’elles pourraient encore bien être sauvées en se convertissant un jour, et qu’à la mort il serait assez temps de se repentir et de se convertir, et qu’ainsi elles pouvaient bien prendre les plaisirs et passe-temps que le Diable leur donnait pendant qu’elles pouvaient les avoir.

5. Il arriva en ce temps-là que le Diable, voulant faire le gaillard, s’apparut à Madlle Bourignon de la manière que je m’en vais dire. On vint frapper à la porte de l’hôpital et demander après la Régente, qui était alors seule et sans assistance pour subvenir à tant d’affaires d’une si grande maison. Lorsqu’elle fut venue à la grille, elle y trouve une petite vieille, tout ridée et édentée, et néanmoins bien remuante et gaillarde, qui lui offrit son service dans le besoin où elle se trouvait. Comme Madlle Bourignon n’avait jamais vu ni connu cette vieille, et qu’elle ne se sentait pas émue à l’admettre, elle lui dit qu’elle ne pouvait la prendre, parce que son grand âge et sa faiblesse ne lui permettraient pas de pouvoir s’accommoder au travail et aux règles du logis, qui étaient assez laborieuses : mais la vieille lui répondit en frétillant, Si ferai, si ferai, j’ai encore de la vigueur ; je sais bien travailler, bien veiller, bien me lever matin, bien jeûner, bien prier, bien faire le ménage : vous me trouverez propre à tout : et commençait à jaser et discourir si allègrement et si instamment pour être introduite, que Madlle Bourignon dut la laisser à la porte pour aller parler au Médecin qui était alors venu dans l’hôpital : après quoi, elle revint pour trouver sa vieille, à qui elle avait dit d’attendre un peu : mais elle ne trouva ni la vieille ni son ombre, et ne put apprendre de personne qui elle était ni ce qu’elle était devenue : même personne ne l’avait vue. Elle le raconta au Docteur, qui dit de ne l’avoir pas remarquée en entrant ; mais les filles se mirent à rire, et lui dirent que c’était le Diable, qu’elles le savaient très-bien, et qu’il s’était voulu moquer d’elle. De quoi elle fut aussi du depuis certifiée.

6. Leur parlant un jour de quelques fillettes de la maison qui étaient mortes auparavant avec beaucoup de démonstrations de piété, elles lui dirent que celles-là avaient aussi été de leur nombre. Et sur ce qu’elle leur répliqua que cela eût été impossible, parce que ces fillettes étaient mortes dans des transports de piété et en invoquant le nom de Jésus Christ, et que même l’une d’elles avait dit un jour avant sa mort que Jésus Christ lui était apparu et l’avait assuré qu’il viendrait la quérir demain en tel temps, auquel elle mourut en effet, chantant qu’elle allait en Paradis, ces filles se mirent à rire, et lui dirent que cette apparition de Jésus Christ était du Diable ; que toutes ces prières et ces exclamations à Dieu s’adressaient au Diable, et que par les mots de Dieu et de Jésus Christ, elles entendaient en elles-mêmes le Diable, auquel elles adressaient toutes leurs prières ; et que par le Paradis elles n’entendaient autre chose que la compagnie de Satan.

7. Madlle Bourignon ayant demandé un jour à l’une d’elles pourquoi elles ne s’étaient pas plutôt confessées de ce mal, elle répondit que cela étant une chose si commune, elle n’avait pas cru que ce fût un mal et une chose à s’en confesser, lui alléguant que des millions étaient ainsi, en toutes sortes d’état, et qu’elle n’en connaissait presque point d’autres. Elle lui dit, Hé quoi ! vous voyiez bien que je n’étais pas telle ! comment dites-vous de n’en avoir point connu d’autres ? Ô ma Mère ! répondit l’enfant, vous n’êtes pas faite comme les autres ; et il y en a bien peu qui vous ressemblent ! Elles lui déclarèrent encore que les Diables étaient presque toujours avec elles, soit dans leurs chambres particulières, soit dans la place commune où elles travaillaient : mais que lorsque Madlle Bourignon y était, ils n’osaient y paraître : qu’ils la redoutaient si fort, que lorsqu’elle remuait seulement le loquet pour entrer, ou qu’elle se faisait entendre soit en marchant, soit en parlant, ou même en toussant, qu’ils disparaissaient de frayeur comme un éclair : ce qui confirme bien ce que le très-sublime Jean de la Croix dit des âmes fortement unies à Dieu, qu’elles deviennent redoutables aux Démons, qui s’en retirent tous effrayés, comme un papillon qui, s’étant brûlé par l’approche d’un grand flambeau, redouterait d’en plus approcher.

8. Elles confirmèrent très-souvent leurs déclarations en la présence des trois Pasteurs qui étaient Inspecteurs de l’Hôpital, qui vinrent les examiner, et qui déclarèrent affirmativement qu’elles étaient sorcières, venant même les exorciser pour les convertir : mais en vain. L’un d’eux écrivit leurs déclarations, qui furent ensuite présentées au Magistrat, où cet écrit est demeuré lorsque le Magistrat en voulut prendre connaissance. Il est vrai qu’on fit dédire la plus-part de ces fillettes devant la Justice : mais c’était un artifice trop grossier : on les menaçait d’un côté, et on les caressait de l’autre. Néanmoins l’une, nonobstant toutes les menaces, demeura constante dans sa première déclaration, qu’elle était sorcière aussi-bien que les autres ; et ne voulut dédire ce mal, la dût-on faire mourir. Cette pauvre créature était engagée au Diable dès sa naissance, et étant venue dans l’âge de la raison, elle avait succombé à la recherche de Satan, en ratifiant l’engagement où elle avait été mise dès son enfance. Mais elle en était quelques-fois si touchée de repentance, avec encore une autre plus jeune, qu’elle en pleurait lorsqu’on lui remontrait la grandeur de ce malheureux péché et de cet horrible état. Ce fut elle qui pleura un jour entier la mort de Madlle Bourignon, lorsque l’on avait résolu de l’empoisonner la première fois avec des boulettes d’onguent diabolique, et qui aussi le lui déclara.

9. Madlle Bourignon lui demanda quelque-temps après pourquoi, au lieu de se ranger avec les autres pour conspirer sa mort, elle l’avait au contraire tant pleuré, et découvert leur complot ? Elle lui répondit, parce que je vous aime plus que le Diable, et que j’aime mieux vous être fidèle qu’à lui. Ô si je pouvais échapper de ses pièges ! mais je ne puis. Il a trop d’accès vers moi. Plût à Dieu que lorsque vous me parlez et que je me sens touchée dans mon cœur de repentance, et que je pleure mon malheur, il y eût quelqu’un prêt pour me couper incontinent la gorge ! J’aurais encore quelque espérance de grâce et de salut. Mais autrement je suis perdue, et ne puis être sauvée. Car d’abord que vous me vous me quittez, le Diable revient m’accoster par caresse, par menaces, par douceurs, et ne me quitte point jusqu’à ce que me voyant sans secours de personne, il regagne mon consentement, et que je me redonne à lui. Rien ne peut m’en délivrer qu’en me faisant promptement mourir lorsque je suis dans la repentance où je suis quelques-fois. Me laisser vivre plus long-temps, c’est me remettre dans la puissance du Diable. Ô que je voudrais bien que l’on me tuât par charité lorsque je déplore ma misère ! Voilà les plaintes que faisait à Madlle Bourignon cette pauvre créature vraiment digne de pitié. Cependant on ne lui fit pas la grâce qu’elle désirait : car ayant toujours tenu ferme dans l’affirmation qu’elle fit, devant la justice, d’être sorcière ; au lieu de la faire mourir, comme elle aurait désiré, on l’enferma dans une prison, sans que l’on ait su depuis ce qu’elle est devenue. Tels sorciers si capables d’être touchés sont très-rares : mais quoi qu’il en soit, il paraît par-là que la Loi de Dieu qui commande de ne point laisser vivre de sorciers n’était pas seulement une loi de justice, mais aussi une loi de charité ; et que ce qu’on appelle leur donner grâce est une grande cruauté : puisque la mort est peut-être salutaire à ceux qui sont capables de se repentir, et que la vie leur est certainement pernicieuse. Et quant aux autres sorciers qui ne sont point capables de repentance, il est bon que ces méchants s’en aillent à tous les Diables, sans multiplier leurs crimes sur la terre, par où ils ne font qu’augmenter la mesure de leurs peines éternelles.

10. Il y a eu, et il y aura peut-être encore, des personnes assez malignes pour vouloir rendre Madlle Bourignon suspecte d’avoir inventé elle-même ces crimes, et de les avoir faussement imputé à ces enfants pour s’en débarrasser. Mais outre qu’elle eut ensuite un procès (qui n’est pas encore fini) pour être rétablie dans sa Régence, laquelle la persécution seule lui avait tait quitter en substituant une autre en sa place ; c’est qu’elle-même ne pouvait au commencement se rendre aux déclarations volontaires et extraordinaires de ces enfants ; et que ce furent trois Pasteurs, gens de doctrine et dignes de foi, qui examinèrent toute l’affaire, et la mirent dans un tel jour, qu’il était impossible qu’on ne fût persuadé de ces maléfices.

11. J’ai entre mes mains les attestations et les témoignages originaux qu’en donnèrent ces trois Pasteurs pour être présentés au Conseil du Roy, et je veux bien les mettre ici mot pour mot comme ils sont en Latin, avec une traduction à côté pour ceux qui n’entendent point ce langage.

 

 

Première Attestation, du Doyen de

Lille, Pasteur à St. Maurice, et Inspec-

teur dudit Hôpital

 

Antoinette Bourignon, menant dans l’état de virginité une vie consacrée à Dieu, ayant depuis dix ans ou environ, eu égard par un motif de charité, à la misère et nécessité où un grand nombre de pauvres fillettes étaient réduites dans ces dernières guerres, et considérant sur tout combien elles étaient sans instruction dans la doctrine Chrétienne et salutaire ; s’est toute adonnée tant à les instruire qu’à les assister selon le corps. Et pour exécuter ce bon dessein, elle s’est mise dans un Hôpital érigé depuis peu appelé l’hôpital de Notre Dame des Sept-Douleurs, avec le fondateur duquel elle s’était accordée premièrement. C’est là qu’ayant recueilli grand nombre de semblables filles, et y ayant encore introduites de nouvelles, étant là établie Régente et approuvée comme telle par Monseigneur Révérendissime, elle les instruit incessamment dans la Doctrine Chrétienne et Catholique, et même les nourrit et entretient de ses propres biens depuis tout le temps qu’elle est entrée dans ledit Hôpital. Elle a réussi si heureusement dans cet emploi de charité et de miséricorde envers ces pauvres filles, que toutes celles qui ont vécu jusques ici sous sa direction en sont sorties si bien et si suffisamment instruites pour le salut, si saines et si vigoureuses de corps, et si honnêtement vêtues, que l’on a bien vu qu’il ne manquait rien tant à celles qui demeuraient dans cet hôpital qu’à celles qui en sortaient : lesquelles y ont, outre cela, été instruites à travailler pour gagner honnêtement leur vie. Toutes ces choses sont d’une vérité toute manifeste et reconnue ; et tel a été assurément le fruit du travail et de l’adresse de cette Régente ; et il serait encore beaucoup plus grand si l’on avait bien observé la vie que je sais qu’elle mène avec Dieu et dans Dieu. Mais le commun ennemi du salut des hommes ne manque pas de lui livrer bien des assauts par le moyen de quelques-uns, dont elle souffre tous les jours d’étranges traverses, quoique cependant il semble que Dieu l’aie amené là par une singulière Providence. Car outre une pleine ignorance, surtout dans les choses de la foi, qu’elle a trouvée dans ces filles, elle a aussi découvert dans les mêmes (au moins pour la plus-part) la sorcellerie et le sortilège où elles étaient (ce que je dis sans intention que l’on en vienne au sang ou à la mort de personne) : et comme elle vit dans cette compagnie, elle s’y est déjà souvent trouvée en péril de sa vie, ç’a été pour lui procurer quelque soulagement, et par même moyen tâcher de convertir ces filles, que je me suis employé depuis quelque-temps aux prières et à l’exorcisme dans cet hôpital, avec deux autres Pasteurs, qui déposent les mêmes choses que je sais de la Régente et desdites filles. Et tout étant bien et suffisamment considéré, il semble qu’il est plus que raisonnable de falloir préserver ladite Régente saine et sauve de tant d’anxiétés et de peines où elle se trouve ; et de penser aussi et pourvoir sérieusement au salut desdites filles, et à remédier à ce mal le mieux et le plus tôt que faire se pourra. En quoi il semble que l’on doive agir avec modération, et traiter ces filles avec toute sorte de compassion ; parce qu’elles ont été attirées dans ce malheureux état dès leurs premières années ; et ainsi il se trouve qu’elles ont été séduites dans leur innocence, vu qu’elles étaient déjà telles (je veux dire sorcières) avant que d’entrer dans cet hôpital. Car c’est ainsi qu’elles-mêmes l’ont déclaré lorsqu’elles en ont été interrogées : et elles l’ont découvert et confessé d’autant plus facilement qu’elles ne pensent point que ce soit du mal : mêmes lorsqu’elles racontent tout ce qu’elles font avec le Diable dans leurs Sabbats, elles en parlent comme si elles ne faisaient que prendre de simples divertissements : si bien qu’on ne peut leur persuader qu’elles sont dans un état de crime et de péché. Toutes lesquelles choses je sais par l’expérience et les visites très-fréquentes que j’ai faites à ce sujet dans ledit hôpital, et pas une soigneuse recherche de tout ce qui s’y passe. En foi de quoi j’ai écrit et soussigné tout ceci, le 1er Fév. 1662.

NICOLAS LAMBERT

Pasteur de S. Maurice,

À LILLE.       

 

 

Voici l’attestation du second Pasteur.

 

Antoinette Bourignon, fille, Régente de l’Hôpital de la bien-heureuse Vierge Marie des sept-douleurs, dans la ville de Lille, pendant tout le temps qu’elle a régi les pauvres filles de cet hôpital, tant celles qui étaient commises à ses soins en vertu de sa fondation, que celles qu’elle avait reçues de surplus par sa charité, leur a été en bon exemple, leur a enseigné fidèlement et avec soin les fondements de la foi Catholique, la piété et les bonnes mœurs. Mais comme il s’en trouve entr’elles de fort suspectes de sorcelleries, et quelques-unes qui en sont certainement infectées, et qui par des maléfices ont attenté à la vie de ladite Régente, la chose mérite bien que l’on pourvoie aussitôt que faire se peut à sa sûreté, et qu’on la protège aussi contre les calomnies dont elle est attaquée. En foi de toutes ces choses, j’ai écrit et signé ceci, à Lille, le 1er Fév. 1662.

 

LUC ROUSSEL.

Pasteur à S. Étienne,

et respectivement

Inspecteur des affaires

dudit Hôpital.

 

 

Voici une troisième Attestation du Pasteur

de la Paroisse où l’hôpital est situé.

 

 

Moi soussigné, atteste touchant Antoinette Bourignon, Recluse et Régente de l’hôpital fondé dans ma Paroisse, appelé de la très-heureuse Vierge Marie la douloureuse, qu’elle est pieuse, sobre, chaste, prudente, assidue et propre à enseigner les filles de la Maison qui lui est commise, sans tache d’avarice, de laquelle j’ai vu la Requête qu’elle présente à Sa Majesté Catholique, que j’ai considérée et trouvée véritable. Et pour sa vérification j’atteste que j’ai moi-même ouï toutes les filles de ladite maison, lesquelles ont volontairement déclaré d’être infectées de sorcellerie avant d’avoir été reçues dans cet Hôpital : j’ai même couché par écrit toutes leurs dépositions ; lesquelles sont présentement entre les mains de Messieurs du Magistrat. Et de plus, lorsqu’on trouva une petite boule de poisons diaboliques dans le coffre de l’une de ces fillettes, et encore une seconde boule dans le lit d’une autre, j’y étais alors présent moi-même. C’est pourquoi je supplie très-humblement Sa Majesté Catholique qu’il lui plaise de procurer avec quelque hâte la sûreté de ladite Régente, laquelle se trouve réduite dans une anxiété grande et extrême, et exposée à de très-grands périls : protestant cependant que mon intention n’est pas d’en venir au sang, mais bien à la correction. Donné à Lille, le 23 Février, 1662.

PIERRE SALMON.

Curé de S. Sauveur,

et Proviseur de ladite

Maison de Charité.

 

 

12. Il paraît par ces attestations, qui furent faites pour être jointes à une Requête au Roi sur le sujet de la persécution tant des enfants que de celle que le Magistrat lui suscita en conséquence ; il paraît, dis-je, de là que ce crime de sorcellerie n’était pas une chose feinte ; et encore moins de la fabrique de Madlle Bourignon. Nous avons donc déjà sur cette matière les preuves des actions surnaturelles, celles des propres confessions des coupables, et celles du témoignage des personnes dignes de foi. Si nous pouvons ajouter à cela les témoignages de Dieu même, ceux de tous les hommes en général, et encore ceux de la raison la mieux conduite, et que tout cela nous dise que ce malheur est universellement partout à peu près comme il l’était dans cette maison particulière, à la réserve de quelques-peu, il me semble que les gens de bien devront plus sentir de peine à se persuader le contraire qu’à en juger autrement. Or cela n’est pas difficile à faire, puisque ces sortes de témoignages sont tout-présents pour ceux qui veulent tant soit peu ouvrir les yeux.

13. Dieu a déclaré cette triste vérité très-expressément, très-souvent, et en diverses manières à Madlle Bourignon. Il lui a dit : Que ce que ses filles de l’hôpital lui avaient confessé touchant leur pacte satanique, leurs sorcelleries, et leurs Sabbats, étaient des choses très-véritables, et indubitables ; Que la plupart des Chrétiens adoraient le Diable ; Que les trois quarts d’entr’eux, voire de tout le monde, étaient liés au Diable par pacte et par consentement précis de leur libre volonté ; Que ce mal était également par tout le monde, entre Chrétiens, Juifs, Turcs et Païens ; et Que ceux qui le veulent couvrir en sont complices. Quelques-fois il lui en donnait des sentiments intérieurs par une oppression de cœur qu’elle sentait lorsqu’elle était avec ces sortes de personnes. L’on me dira que ceci n’est valable que pour ceux qui croient que Madlle Bourignon a eu l’Esprit de Dieu ; et que tous n’en sont pas persuadés. Je réponds que soit qu’ils en soient persuadés ou non, la vérité pourtant n’en est pas en soi-même moins réelle et effective : et elle ne peut être que très-certaine à quiconque a seulement le sens commun : car il ne faut qu’un esprit médiocre pour être convaincu que cette personne est de Dieu ; et partant que la vérité de Dieu est dans elle ; surtout en une chose comme celle-ci, qui est conforme à d’autres témoignages de l’Écriture que nous avons cités ci-dessus, et où il n’y a rien à gagner sinon se rendre ou ridicule ou odieux à presque tout le monde. Il faudrait d’ailleurs avoir la plus méchante âme du monde pour imputer à faux un tel crime à tant de gens, quoique d’une manière indéterminée et générale, et pour prendre Dieu à garant de cette déclaration. Ce serait un crime dont les sorciers mêmes pour l’ordinaire ne sont pas coupables : car on ne remarque pas, que je sache, qu’ils accusent de sorcellerie ceux qui en sont effectivement innocents.

14. Pour les témoignages des hommes, outre ceux dont il a été fait mention ci-devant, et ceux que l’on peut trouver dans les auteurs qui ont écrit de ces matières ; il ne faut que considérer ceux des œuvres des hommes d’aujourd’hui. Il serait impossible qu’ils fussent si universellement indifférents qu’ils sont pour les choses éternelles, si peu touchés des admirables lumières de Dieu, si insensibles à leur salut, si rochers, si endurcis, si statues pour la piété ; si athées, si vides de Dieu, si sans souci de lui plaire et d’avancer sa gloire, n’était que la plus-part sont liés au Diable précisément, et que les autres qui ne le sont pas, sont ensorcelés par les adhérents de Satan. D’où viendraient tant de noires malices qu’il y a partout un si étrange éloignement de toute justice, un si effroyable déluge de méchantes doctrines et de méchants livres qui enseignent expressément les plus abominables vices du monde, et même qui disent, pour la direction des consciences, qu’il n’est plus nécessaire d’aimer Dieu pour être sauvé ? Si le Diable n’était pas assuré qu’il a assez d’adhérents dans le monde pour laisser en paix, pour dissimuler, et même pour soutenir les Démons incarnés qu’il emploie à faire ces sortes d’ouvrages, y aurait-il homme du monde qui aurait la hardiesse d’en publier ?

15. Qu’y a-t-il aussi à attendre selon la raison de ce que depuis cent ans et davantage, on ne fait plus de punition, ni même de recherche des sorciers ; qu’on n’en croit point et qu’on fait évanouir toutes les preuves et les occasions de les découvrir qui se présentent ? Posé qu’un sorcier seul dans un pays encore libre de cette engeance n’en gagnerait que dix autres au Diable par l’espace de vingt ans, soit par son mariage, soit par ses paillardises, soit par ses séductions envers les innocents ; et que ces dix en fissent de même chacun dix autres en vingt ans de suite, cela viendrait à plus de cent mille pour un seul qu’il y aurait en avant six vingt ans. Mais au lieu de dix qu’un seul donnerait ou gagnerait au Diable pendant vingt ans, qu’on n’en mette que quatre pour un pendant l’espace de trente ans ; et au lieu de cent mille qu’un sorcier particulier disait de connaître dans un seul pays, qu’on n’en suppose que mille ; cela viendra dans l’espace de six vingt ans au nombre de trois cents quarante et un mille, dont en ne supposant que la dernière couvée de cette vermine restante, cela va encore à trois cents mille pour mille ; et à trente millions si l’on n’en avait supposé que cent mille par tout le monde avant six vingt ans. Ce calcul est d’autant plus certain que tout ce qui descend de ces gens là, lorsqu’ils sont alliés avec des bons, est donné à Satan, qui emporte assurément le dessus : parce que les bons ne le précautionnent pas, et que la bonté est à présent beaucoup plus faible que la malice. Et posé que dans une ville il y eut une moitié de bons, et une moitié de pactionnaires, si ceux du bon parti se marient avec la méchante moitié, dans vingt ou trente ans, tout est au Diable sans exception, lorsque les Pères et Mères sont morts, et qu’il n’y reste plus que leur race. Or tous les Diables n’ont point de plus grande étude que de faire de ces mariages mêlés, de bons avec des méchants. Il y a même des Directeurs d’âmes qui font promettre les filles à ne se pas marier sans leur consentement : que s’ils appartiennent au Diable, ils ne consentiront jamais qu’elles se marient qu’avec des bons, si elles sont méchantes ; et avec des méchants si elles sont bonnes ; afin que toute la race des bons soit corrompue, et retourne au profit de leur Maître, le Diable, à qui sont dévoués tous ceux qui ont quelqu’un entre tous leurs devanciers qui ait été lié à Satan. Ainsi pour que quelqu’un ne soit pas infecté de ce malheureux poison, il ne doit pas avoir entre les Pères, Mères et Aïeuls, seize ou trente deux quartiers francs en ligne ascendante, comme certaine sorte de noblesse en doit avoir pour jouir de certains privilèges ; mais il faut que d’ici en remontant jusqu’à Adam entre tous ses ascendants paternels et maternels, qui dans l’espace de trois cents ans seulement, peuvent monter à plus de mille personnes, il n’y en ait eu pas un seul d’engagé dans ce malheur : car s’il y en a eu un seul, même en remontant jusqu’au premier homme, l’on est perdu, le poison coulant infailliblement dans toutes les branches descendantes. Car de supposer qu’un sorcier se convertisse pour que sa postérité ne soit pas engagée au Diable, cette conversion durable dans l’habitude est une chose plus rare que le phénix : et de penser que de deux personnes mariées dont l’une serait au Diable et l’autre n’y serait pas, les enfants pourraient être pareils à celui de leurs parents qui est dans le bon état, c’est comme qui voudrait supposer que si Dieu créait une personne sans péché et que cette personne se mariât à une autre personne pécheresse, comme sont tous les hommes, les enfants qui en viendraient ne seraient pas infectés du péché originel et de l’inclination au mal. Ce qui serait un bien dur paradoxe, et même bien faux dans un siècle et un monde où le bien ferait surmonté par le mal.

16. Par ces considérations il est facile à juger que l’exemption de ce malheur est une chose plus rare que l’on ne s’imagine, et que ceux-là ont à remercier Dieu beaucoup et à bien user de leurs avantages qui n’en sont pas atteints dans un déluge si universel. Ils ont beaucoup de sujet de ne pas négliger quelque sensibilité aux attraits de Dieu qui leur restent encore, à quoi tous les pactionnaires de Satan sont devenus insensibles. Et lorsqu’ils veulent correspondre à ces touchements, ils ne doivent pas se laisser évaporer en dehors par la tentation du Diable qui les pousse à vouloir convertir le monde ou réformer l’Église, afin de leur faire perdre leur temps et le soin d’eux-mêmes. C’est pitié de voir quelques-fois qu’il y a encore, quoi que très-rarement, quelques personnes d’esprit et de probité qui s’amusent à proposer des moyens pour convertir le monde, les uns par prêcher, d’autres par des syncrétismes, par des réunions de Religion, par des tolérances, par des séminaires, par des Conciles libres, par supprimer une Secte, par dégrader le Pape et ses moines, et choses semblables. Tout cela n’est pas capable de convertir l’enfer qui est sur la terre, quoiqu’encore un peu déguisé. Assemblez tant d’animaux et de tant de sortes de bêtes qu’il vous plaira dans une même Arche, après tout ce ne sont que des bêtes ; et s’ils ont été Diables avant d’y entrer, ils le seront au double et avec surcroît après y être réunis. Il paraît par la parole de Dieu qu’il n’y a plus de remède sinon que le petit reste des gens de bien se retirent pour pleurer en secret les abominations de Jérusalem et leurs propres péchés ; afin de se rendre dignes d’être marqués du signe de Dieu, pendant qu’il exterminera tous les autres. S’il y avait quelqu’autre remède, le Dieu des bontés et le Père des miséricordes s’en servirait sans doute après avoir tout éprouvé pour le rétablissement du monde, plutôt que de le subvertir universellement partout, comme il a déclaré dans sa parole qu’il le fera. Cette vérité de l’incapacité du monde à se convertir, a trop de preuves dans l’Écriture pour supposer que l’on en puisse douter, et qu’il faille en entreprendre la preuve après que l’on vient de voir que c’est en vain que des enfants mêmes, qui ne doivent pas être si méchants que les autres, aient été plusieurs années sans amendement sous la conduite d’une âme sainte, qui n’a jamais pu les faire renoncer au Diable ; et qui n’a tiré pour tous fruits qu’un déplaisir de voir que ces méchantes créatures avaient ensuite plus d’adresse pour tromper les bons ; que beaucoup de distractions pour elle, qu’une plus grande précaution pour l’avenir, et que de grandes persécutions, de quoi nous allons continuer l’histoire.

 

 

Chapitre XVI.

 

Persécution de la Justice de Lille contre Mademoiselle Bourignon, qui est obligée de fuir. Tous l’abandonnent. Après qu’on eut connu son innocence, on n’osa la justifier par décision de cause.

 

1. IL faut néanmoins confesser que Dieu a fait naître de tout ceci des avantages admirables pour toutes les âmes de bonne volonté qui voudront ouvrir les yeux à la divine lumière qu’il avait mise dans ce vase d’élection, Madlle Bourignon. Elle s’était renfermée dans cet hôpital pour tout le reste de sa vie, avec engagement à n’en plus sortir. Le Diable, qui n’était pas encore content que cette lumière demeurât là renfermée, voulut tâcher de l’y faire éteindre. Mais ce malheureux Satan se trouva bien trompé dans ce dessein, et le sera encore, avec l’assistance de Dieu, dans toutes ses autres entreprises. Ces persécutions, et la prison même qu’on lui préparait ensuite, furent le vrai moyen de la retirer de sa clôture, et de la produire d’un côté et d’autre pour communiquer la lumière de Dieu aux âmes de bonne volonté, éparses par-ci par-là. Comme il s’est trouvé de tout temps, et encore présentement moins que jamais, peu de personnes qui recommandent et qui fassent communiquer partout la lumière de la divine vérité que Dieu met dans quelque-particulier, les puissants qui le pourraient faire ayant bien d’autres occupations, les savants qui le devraient faire ayant bien d’autres inclinations, et les gens de bien qui le voudraient faire en étant empêchés par faiblesses et par égards humains, Dieu, pour ne pas laisser mourir sa vérité dans quelque coin de la terre hors de la connaissance et de l’utilité qu’elle pourrait apporter au monde, veut se servir du Diable même, et de tous les méchants, pour avancer et pousser par eux son ouvrage. Ce sont des marteaux, qui pensant rompre les pierres de Jérusalem, ne font que les polir ; et leurs grands coups qui retentissent partout font entendre à ceux qui sont éloignés qu’il se prépare quelque-part un bel édifice. Ce sont donc des instruments nécessaires et, malgré eux, d’une grande utilité ; sans que pourtant ils entrent eux-mêmes dans la construction de l’édifice, lequel étant achevé, on les jette là après avoir servi aux desseins de l’Architecte.

2. Nous verrons assez dans la suite qu’ils ont tous contribué à cela ; ce qui doit servir de consolation aux enfants de Dieu persécutés, calomniés, chassés, attaqués, dépouillés de leurs biens, de leur réputation, et souvent de leur vie. Toutes ces choses sont des moyens par lesquels la lumière de Dieu, sa connaissance, sa gloire, qui seraient inconnues et renfermées dans quelque coin, sont répandues par tout le monde pour y gagner par-ci par-là quelques âmes de bonne volonté qui languiraient, et peut-être mourraient sans cela dans les ténèbres. La persécution suivante de Madlle Bourignon, qui lui fut faite par l’Autorité publique, servit puissamment à cela. Comme elle tire son origine de celle qui vient de précéder, où les enfants voulurent la faire souventes fois mourir, il la faut reprendre dès là.

3. Lorsque les Diableries de ces enfants commençaient à se découvrir, une vieille sorcière vint encore introduire une fille de même pâte dans ce logis, laquelle étant découverte un peu après et renvoyée, rapporta à cette vieille que tous leurs secrets et toutes leurs diableries étaient connues à la Régente de l’hôpital. Ce qui mit cette femme en telle rage que d’animer tout le monde contre Madlle Bourignon, contre laquelle et à l’insu de laquelle elle obtint qu’information fut faite sur toute sa vie. Mais après qu’on eut bien informé contr’elle, tout cela ne servit de rien qu’à faire connaître l’innocence et la pureté de sa vie, de laquelle ceux qu’on avait choisis comme les plus animés contr’elle pour en déposer à son désavantage, ne pouvaient qu’en dire du bien et des louanges, sans qu’il y eût aucune chose à sa charge. Ce que celui qui recevait les dépositions admirait, soutenant qu’il n’y avait personne au monde, pas même lui, dont la vie étant examinée dès la jeunesse par des ennemis et avec la même rigueur, pût subir l’examen si irréprochablement, sans être trouvé coupable en quoi que ce soit. Mais quand ce vint à écouter les dépositions informatoires à sa décharge, après en avoir ouï quelques-unes, il dit qu’il était inutile de poursuivre puisqu’il y en avait à peu près assez pour la canoniser et la déclarer sainte. Toutes ces dépositions sont encore à présent dans le greffe de la ville de Lille. Madlle Bourignon prétendait qu’on lui ferait faire quelque réparation par cette femme qui s’était ainsi déclarée contr’elle : mais on lui dit seulement, de la part de la Justice, que l’on n’avait rien à lui demander. Cependant on ne la laissa pas en paix.

4. Car au lieu de prendre connaissance du mal de ces enfants et d’y mettre quelque remède, on aima mieux les excuser, et tâcher de perdre la Régente. Ils envoyèrent le 9 Février 1662 le Lieutenant et des sergents armés rompre son logis et la mener avec violence dans la Maison de Ville avec grand bruit et amas de peuple, qui s’imaginait sur le bruit de sorcellerie qui commençait à courir à cause des enfants, qu’assurément on se saisissait d’elle parce qu’elle était sorcière : ce qui fut répandu partout. Mais après six heures d’examen très-exact où ils voulurent qu’elle leur rendît à l’imprévu compte de toutes les affaires passées et présentes qui concernaient l’hôpital dont elle était directrice, ce qu’elle fit avec une présence d’esprit qui lui faisait revenir tout en mémoire, et répondre à tout convenablement, il fallut en revenir au jugement de Pilate, et dire devant tous : Nous ne trouvons point de crimes dans cette personne. En effet, l’un des Meilleurs ne pouvant se retenir davantage après avoir vu que c’était en vain qu’on avait tâché de la surprendre six heures durant, se leva de son siège, et frappant des mains, s’écria, Voilà répondre pertinemment ! qu’a-t-on à redire à tout cela ? Ainsi on la renvoya, après lui avoir fait prêter serment de se représenter la première fois qu’on la demanderait : sans quoi on voulait ne la pas laisser aller. Mais l’animosité de quelques-uns, qui donnaient le branle aux autres, étant trop grande, parce que le Diable était découvert, on l’envoya encore quérir onze jours après en plein jour une seconde fois, et une troisième la semaine suivante pour l’examiner sur la manière dont elle catéchisait les enfants, sans vouloir écouter la demande qu’elle leur faisait de ne l’appeler à comparaison que sur le soir, pour éviter le scandale.

5. On fit aussi venir les enfants pour tâcher de tirer d’eux quelque chose contre Madlle Bourignon. On les interrogea si elle ne les avait pas maltraités, fait ceci ou cela ; mais ils ne purent rien dire contr’elle ; seulement quelques-unes dirent que la servante avait châtié avec la verge une fillette, qui était morte depuis quelque-temps. Cela fut assez pour faire emprisonner la pauvre servante comme si elle avait eu tué cette fille. On résolut aussi de mettre la main sur la maîtresse sous prétexte, entr’autres choses, que c’était par son ordre que s’était fait ce châtiment : mais Dieu les prévint. Elle se justifia dans la suite de toutes ces calomnies ridicules ; et quatre personnes déposèrent par serment que ce châtiment était une chose très-fausse et une cause imaginaire de la mort de cet enfant, qui venait d’avoir mangé des fruits mal-mûrs avec excès hors du logis : si bien que la servante fut relâchée quelques mois après. Lorsque l’on interrogeait ces Enfants, l’un des Meilleurs leur dit, Elle vous accuse de sorcellerie et d’aller au Sabbat ; pourquoi ne l’en accusez-vous pas aussi ? Mais ces fillettes, quelques méchantes qu’elles fussent, frémissant d’une si noire malice, dirent soudain : Ah nenni ! notre Mère (ainsi qu’elles l’appelaient) n’est pas une sorcière : elle ne va point au Sabbat : Notre Mère est une Sainte, elle est toute pleine de Dieu. C’est ainsi que les Diables mêmes rendaient autrefois témoignage à l’innocence du Fils de Dieu pendant que les Pharisiens eussent bien voulu le faire passer pour un sorcier et pour un endiablé.

6. Ils la laissèrent cependant quelques jours entre ces enfants qui conspiraient toutes les nuits contr’elle, et ne voulurent point pourvoir à sa sûreté. Ce fut à cette occasion que les attestations Latines ci-dessus furent faites. Il semblait qu’on voulût donner main-forte aux enfants pour la faire mourir ; ce qui, ne réussissant pas parce qu’elle s’en donnait de garde, l’on envoya enfin des sergents pour la prendre. Mais Dieu l’avait avertie de se retirer deux heures auparavant : comme elle fit sur la terre franche de S. Pierre : ainsi ils ne la trouvèrent plus. Ils se saisirent de tout avec force et rupture : chassèrent une veuve qu’elle avait substituée : justifièrent les Enfants, et les remirent au soin des béatissimes Pères Jésuites, qui y placèrent une de leurs dévotes, les firent passer pour des Anges, et Madlle Bourignon pour coupable. Voilà la récompense de tout son travail et de son incomparable charité.

7. L’Évêque de Tournay, sous la protection duquel elle avait voulu être recluse, voulut entreprendre sa défense : mais on ne voulut pas l’écouter. Comme ce bruit de sorcelleries était tombé sur elle et répandu par tout le pays, le Vicaire Général qu’il avait envoyé pour la défendre contre ces violences s’informa expressément par son ordre sur cet article auprès de Messieurs du Magistrat, dont il fit le rapport suivant :

Je, soussigné, atteste qu’en la conférence tenue avec Messieurs les députés du Magistrat de la ville de Lille, sur la difficulté émue entre le Révérendissime Évêque de Tournay, d’une part, et Messieurs dudit Magistrat, d’autre, à cause de l’adduction violente d’Antoinette Bourignon recluse en la Maison pieuse de Notre-Dame des sept douleurs, entr’autres propos ai demandé auxdits Sieurs députés si l’on accusait ladite Recluse de quelque crime de sortilège, ou autres ; et qu’ils m’ont déclaré de n’y avoir rien de semblable à sa charge : fait à Lille, le 23 Février 1662.

André Catulle, Archidiacre, Chanoine, et

Vicaire Général de Tournay.       

 

Néanmoins cet Évêque ne voulut pas, pour une personne particulière qu’il avait prise en sa protection, se rendre partie contre un corps de Magistrats si puissant : car les gens d’Église ont appris, aussi-bien que les autres, à préférer la multitude et la grandeur de ce monde à la probité et à l’innocence ; et ainsi il l’abandonna, comme firent aussi presque tous ses amis.

8. Mais Dieu lui en suscita ensuite quelques autres, quoique cachés. Il lui commanda aussi de poursuivre juridiquement son affaire ; de se faire justifier sur ce qu’on avait voulu se saisir d’elle comme si elle eût été criminelle ; de se faire rétablir dans la Régence de l’hôpital, dont on l’avait chassée en la personne de la substituée, comme si elle eût été coupable, convaincue, et même condamnée : et enfin de faire connaître que le mal qui s’était découvert dans les enfants était commun et répandu dans toute l’Église Chrétienne. Mais on ne voulut rien ouïr de ce dernier point, pas même les amis que Dieu avait suscités pour la défendre. On procéda seulement à Gand, à Bruxelles, et à Malines quelques années contre le Magistrat, et après que l’on eut fait voir très-clairement qu’elle était innocente, et que l’on avait agi contr’elle avec des emportements, une violence, et des excès inexcusables, on n’osa néanmoins donner sentence pour elle contre une partie si puissante, et bien plus considérable devant les hommes que n’était l’innocence d’une simple fille particulière. Ainsi le procès est demeuré indécis et pendu au croc jusqu’à ce jour d’hui ; et elle n’osa plus rentrer ni demeurer en sûreté dans la ville de Lille, sinon très-couvertement.

9. Voilà comment la Justice règne à présent dans les tribunaux qui sont érigés pour la rendre ; et cela généralement partout. Lorsque l’on a fait beaucoup de biens spirituels et temporels, et que l’on a dessein de les continuer, et de diminuer le mal, l’on y est accusé et poursuivi malignement. Veut-on y défendre son droit, le Diable a inventé tant de détestables formalités de justice, que l’on est des cinq et des dix années à courir d’Hérode à Pilate, à être tourmenté de corps et d’esprit avant que d’avoir la décision d’une affaire qu’un enfant de six ans serait capable de décider en deux heures : et après tout l’on n’obtient souvent rien qu’une injuste condamnation. Il est à croire que Dieu exterminerait tout cela en peu d’heures s’ils ne devaient servir de marteaux à ciseler les pierres et à faire retentir le bruit de la préparation à son bâtiment. Mais enfin il viendra lui-même faire dans la terre les jugements dont David parle si souvent dans ses Psaumes. Discite justitiam moniti.

 

 

Chapitre XVII.

 

Étant sortie de Lille, elle va à Gand. Les grâces que Dieu lui fait là, et les petites traverses qu’elle reçoit des meilleurs mêmes. Son voyage et sa demeure à Мalines. Ses connaissances. Elle y écrit sa vie. La conversion de Mr de Cort et de quelques autres bonnes âmes, avec des particularités remarquables. Elle retourne et demeure à Lille incognito, et y écrit et communique à d’autres beaucoup de connaissances que Dieu lui donna. Comment la raison ne peut connaître ni juger des choses spirituelles. Sa dernière retraite de Lille.

 

1. LOrsque Madlle Bourignon fut obligée pour sauver sa vie de sortir de la ville de Lille, où les uns tâchaient à l’emprisonner et les autres à l’empoisonner de nouveau, elle se retira à Gand, où Dieu lui découvrit de grands secrets. Il lui fit voir l’hypocrisie des plus saints ; le déchet de la Chrétienté ; l’universalité du pacte Diabolique ; la destruction du monde ; le Rétablissement de l’Église ; que ce serait elle qui lui donnerait naissance ; qu’elle était ce petit grain de moutarde dont parle l’Évangile, d’où sortirait un grand arbre dont les branches atteindraient jusqu’au ciel. Il lui donna là les premières règles et les Lois fondamentales de l’Église renouvelée et de la compagnie des Chrétiens. Surtout est-ce une chose très-remarquable que Dieu lui fit sentir et voir dans sa personne l’admirable vision de la femme du douzième chapitre de l’Apocalypse ; et que cette vision lui fut réitérée peut-être plus de douze ou même encore davantage de fois. La première à Gand, dans l’occasion présente : la seconde à Malines, après qu’elle eut converti à Dieu Monsr de Cort : la troisième et beaucoup de suivantes encore à Malines, lorsqu’elle écrivait le premier traité de sa vie, où elle dit que non seulement elle voyait encore alors cette vision du dragon et des monstres, mais que même elle les voyait toutes les fois qu’elle y portait sa pensée ; et encore une autre fois à Bruxelles, où Dieu lui fit voir ce grand Dragon qui jetait les étoiles du Ciel en terre, qui attendait après la naissance de l’œuvre pour l’engloutir, qui la suivait sur les eaux lorsque Dieu la sauvait dans le désert, et qui jeta des eaux après elle, lesquelles la terre engloutit. Toutes les paroles que Dieu lui dit là-dessus sont une explication et une application incontestable du texte de S. Jean. Et ce qui est digne de remarque, c’est que lorsqu’elle écrivit ces choses et qu’elle en fit le rapport à un intime, elle ne savait rien de tout ce qui en est écrit dans l’Apocalypse : si bien que le soupçon d’avoir affecté qu’on les lui appliquât, qui peut-être pourrait tomber dans l’esprit de ceux qui n’ont aucune connaissance d’elle, ne peut avoir ici le moindre prétexte.

2. Elle trouva à Gand une fille pieuse qui l’écoutait volontiers, et qui aurait bien voulu demeurer toujours avec elle : mais elle n’avait pas la force ou plutôt la volonté résolue de se détacher de la convoitise des biens temporels, dans laquelle elle croissait davantage auprès de Madlle Bourignon qu’éloignée d’elle, parce que le Diable la tentait plus alors par son faible qu’auparavant : car elle ne pouvait acheter pour un sou de provision à cette Demoiselle sans que le Diable l’y fît commettre quelque infidélité et quelques effets de sa convoitise. Ce n’est pas qu’ordinairement elle eût agi de la sorte du passé, ou que même elle eût agi ainsi envers toute autre personne que Madlle Bourignon, qu’elle ne laissait pas d’aimer fortement : mais c’est que le Diable la tentait plus pour agir de la sorte envers Madlle Bourignon qu’envers d’autres personnes. Car il est très-véritable que le Diable n’ayant nulle prise sur cette pure âme, il tâchait de la molester et de lui faire du dommage en choses petites et en grandes par tous ceux qui approchaient de sa personne, qui faisaient alors des fautes qu’ils n’auraient jamais commises à l’endroit des autres hommes, parce que le Diable ne les tentait pas à l’égard des autres comme à l’égard de cette Demoiselle, qui devait se précautionner contre les bons plus qu’une personne ordinaire ne se précautionne contre les méchants. De là viennent tant de plaintes qu’elle fait des meilleurs mêmes dans ses écrits. Tous ceux qui ont été auprès d’elle savent par expérience ce que c’est que dire, non seulement par le principe de la convoitise mais aussi par celui de la tentation de Satan, Je fais le mal que je ne veux pas, et je ne fais pas le bien que je veux. On ne demeurait guères long-temps avec elle sans se voir tout autre qu’on n’avait pensé. C’est une épreuve qui ne se peut imaginer. Il faut y avoir passé pour savoir ce que c’est : sans cela, ceux qui croient se connaître le mieux, et qui se promettent d’eux-mêmes monts et merveilles, ne savent vraiment ce qu’ils sont. Et après cela, il restait à résoudre si l’on se voulait combattre ou non ; et ceux qui ne le voulaient point faire étaient remis à leur liberté : comme Madlle Bourignon fit avec la personne dont il est question, laquelle elle ne voulut jamais prendre avec soi, parce qu’elle ne voulait pas correspondre à ses remontrances. C’est la même à qui elle écrivit la 7e  et la 8e  lettre de la IVe partie de la Lumière née en Ténèbres.

3. Elle fit à Malines des connaissances plus particulières et avec des personnes plus désintéressées, dont néanmoins nul ne lui demeura intime et constant comme le seul Monsieur de Cort, tous les autres s’étant ensuite laissés relâcher par des égards humains et par des considérations politiques et Ecclésiastiques, c’est à dire, d’une police que l’on appelle l’état de l’Église extérieure. Elle parla d’abord à un Archidiacre, qui devint ensuite Vicaire Général, lequel fut incontinent convaincu qu’elle était régie par l’Esprit divin, que sa conduite et ses affaires étaient des choses saintes, auxquelles il ne se jugeait pas digne d’être entremêlé. Il s’en mêla néanmoins, quoique secrètement : et ce fut lui qui les mit dans l’évidence où elles parurent au Conseil du Roy ; sur quoi l’on ne voulût point donner de sentence définitive. Ce fut à sa sollicitation que Madlle Bourignon écrivit alors le premier traité de sa vie, intitulé La parole de Dieu. Elle lui écrivit aussi plusieurs lettres, qui sont imprimées dans la 1re et la 2e  partie de La Lumière née en ténèbres. Elle lui prédit, dans une persécution qu’il eut, sa promotion future, et quelques autres choses qui lui sont ensuite arrivées contre toute apparence humaine, et contre la volonté de celui à qui elle le déclarait ; quoique ces choses en dépendissent et qu’il y succombât ensuite par trop d’égards humains.

4. Mais Monsieur de Cort, dont elle eut connaissance par le même moyen, fut l’ami le plus intime et le plus constant, sans jamais se relâcher. C’était un homme tout de zèle pour Dieu, tout de charité pour le prochain, tout dégagé et désintéressé pour l’égard de soi-même : il aurait prodigué mille vies, s’il en avait eu autant, pour la gloire de Dieu et pour le salut des hommes. Il n’avait jamais cherché autre chose tout le temps de sa vie. Il avait pour ce sujet embrassé le Pastorat à la Prêtrise, et était de la société des Pères de l’Oratoire, et leur Supérieur à Malines ; croyant que l’érection d’une Maison de pauvres enfants (comme Madlle Bourignon de son côté l’avait aussi cru et pratiqué) était un des meilleurs moyens qu’il y eût pour glorifier Dieu et faire du bien aux hommes, il avait obtenu du Magistrat l’établissement d’une dont il était directeur. Comme tous ses travaux et tous ses biens n’étaient que pour les pauvres et les gens de bien, il avait, par le mouvement particulier de Dieu, qui l’en avait averti deux fois la nuit, avec menaces s’il ne le faisait (parce qu’il avait refusé de le faire, et même s’était ri de cette proposition lorsqu’on la lui avait faite), il avait, dis-je, avancé la plus-part de ses biens à des personnes de ses parents qui les lui avaient demandés pour s’en servir à faire relever par un endiguement l’île de Nordstrand, inondée par la mer pour une seconde fois ; et ces personnes, qui avaient fait dessein, avant qu’il leur en parlât, de consacrer toutes les dîmes de l’île à la gloire de Dieu, et de les remettre pour cet effet à Monsr de Cort, furent très-aises de les lui donner lorsqu’en reconnaissance de l’argent qu’il leur avait avancé, il ne proposait rien d’autre que de disposer comme il le jugerait le meilleur pour la gloire de Dieu, d’une chose qu’ils avaient déjà résolue de lui offrir sans cela. Voilà d’où lui était venu le droit des dîmes sur toute l’île ; et non pas, comme des Calomniateurs malins lui imputent après sa mort, qu’il ait exigé cela par force et pour son profit particulier des personnes qu’il eût vues en nécessité ; lui qui n’a jamais cherché son propre tout le temps de sa vie, et qui n’avait dessein que d’en retenir la peine de les distribuer aux amis de Dieu qui se pourraient retirer là dans les persécutions à venir. Car Dieu l’avait souvent averti que pendant qu’il punirait le monde, et que les bons seraient persécutés, il se réserverait ce lieu-là pour ses amis. Seulement, ce bon personnage s’était un peu trop précipité dans l’exécution. Car présupposant que ces amis de Dieu persécutés étaient les Jansénistes, qui avaient alors beaucoup à souffrir en France et ailleurs, il en attira de France, de Flandres, et de Hollande, dans cette île, dont il leur vendit une partie, tant de ce qui lui appartenait, que de ce dont on l’avait établi Procureur et Directeur. Il se démit même de tout ce qu’il y avait de reste, et de tous ses droits et prétentions, entre les mains de l’Oratoire de Malines sous certaines conditions qu’ils ne lui tinrent point de bonne foi, dont il se fit ensuite relever. Cet engagement à ces prétendus amis de Dieu persécutés fut pour lui un engagement à de grands persécuteurs, qui n’eurent point de repos qu’ils ne lui eussent ravi l’honneur, les biens, et la vie, chacun respectivement selon qu’il y a contribué : ce que la justice de Dieu fera un jour paraître et goûter à qui il appartient.

5. Dès la première fois que Madlle Bourignon lui eut parlé, c’était comme si Dieu même lui eut parlé au cœur. Il se sentit si touché, si éclairé, si enflammé de Dieu, que de renoncer incontinent à ses premières ténèbres et se résoudre absolument de suivre Dieu jusqu’à la mort dans l’abandon de tout honneur, de tous plaisirs, et de tous les biens de la terre : ce qu’il promit un peu après à Madlle Bourignon, et qu’il effectua avec une fidélité inviolable et constante. Dieu lui avait ouvert les yeux pour lui faire voir les grands trésors de grâces qu’il avait mises dans cette très-sainte âme, laquelle il regardait comme le vrai Temple vivant du Saint Esprit, où il venait souvent entendre la voix de la Sagesse éternelle qui parlait par sa bouche. Il était si ravi d’avoir trouvé la naissance de Jésus Christ et du Saint Esprit dans elle, qui devait se dilater d’elle aux autres, qu’il en sautait de joie et chantait dans des transports de zèle avec les Anges, Gloria in altissimis Deo, et fax hominibus bona voluntatis ! Et avec la sainte Vierge, Magnificat anima mea Dominum et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo ! etc. Il ne pouvait assez louer Dieu de l’avoir transporté des ténèbres dans le Royaume de son émerveillable lumière, à laquelle il désirait si fort de se conformer, et de se voir le cœur tout brûlant de l’amour de Dieu, qu’il n’avait plus d’autres désirs sur la terre. Il avait souvent dans la bouche ces paroles de David, Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus ! Il disait souvent pour louer Dieu le psaume Misericordias Domini in æternum cantabo. Voici un fragment de ses exclamations sur le verset 50, Ubi sunt antiquæ misericordiæ tuæ, Domine ? Ou sont, Mon Dieu, vos anciennes miséricordes ? Vous dites, Je suis le Seigneur, je ne change point : si bien que vous demeurez toujours le même, le même Dieu très-miséricordieux tel que vous étiez avant mille ans, voire, dès le commencement. Vous êtes toujours le même plein de grâce, le même abondant en bonté : néanmoins, Mon Dieu, où sont maintenant vos anciennes miséricordes ? Où sont maintenant ces miséricordes que vous avez faites si abondamment à nos devanciers ? Où sont à présent ces flèches de feu que vous plongiez dans le cœur de Ste Thérèse ? Où sont ces impressions fortes par lesquelles vous graviez en lettres d’or votre très-aimable Nom de JÉSUS sur le cœur de votre martyr S. Ignace ? Où sont à présent ces ardentes flammes dans lesquelles vous consumâtes le cœur de Ste Catherine de Gênes ? Où sont à présent les sanglantes cicatrices avec lesquelles vous imprimâtes vos plaies dans le corps de S. François ? Où sont à présent vos lumières rayonnantes dont vous environnâtes Ste Catherine de Sienne ? Où est à présent votre forte Voix avec laquelle vous amollîtes et brisâtes le cœur de Saul ? Où sont toutes vos autres grâces que vous avez autrefois répandues si abondamment ? Ne voulez-vous pas nous en faire éprouver quelqu’une à présent ? Ce n’est pas, Mon Dieu, que je croie d’être digne ni des traits de Ste Thérèse, ni des impressions du cœur de S. Ignace, ni des plaies sanglantes de S. François, ni des flammes de Ste Catherine de Gênes, ni des rayons de celle de Sienne. Nullement, Mon Dieu, nullement : je m’en reconnais entièrement indigne. Mais me souvenant de vos anciennes et grandes miséricordes, je demande après votre Voix, puisqu’elle m’appartient proprement selon vos propres paroles, Je ne suis point venu pour appeler les justes, mais pour appeler les pécheurs. Voyez, Mon Dieu ! Voici un pécheur ! Faites donc retentir votre Voix à mes oreilles afin que mon cœur en devienne froissé et brisé. Et je sais que vous ne mépriserez pas le cœur brisé et contrit. Ce font des souhaits que Dieu avait exaucés dans lui : car il l’appela si fortement par sa divine Voix, que jamais il ne regarda plus en arrière non plus que S. Paul.

6. Lorsque Dieu le donna à Madlle Bourignon, ce fut d’une manière toute particulière, et même comme le premier de ses enfants spirituels, au sujet duquel elle ressentit de grandes douleurs corporelles, et comme de pressantes tranchées d’un enfantement. Car c’est une chose très-véritable et connue par l’expérience de tous ceux qui ont conversé cette personne (les méchants et les impies moqueurs en peuvent dire tout ce qu’il leur plaira !), c’est que toutes les fois que quelques-uns recevaient par ses paroles ou par ses écrits tant de lumières et de forces, que de se résoudre à renoncer à tout pour se rendre à Dieu, elle en ressentait, quelque-part qu’elle fût, des douleurs et des tranchées pareilles à celles d’une femme qui serait dans le travail de l’enfantement, comme il est marqué de la femme que S. Jean vit dans le 12e de l’Apocalypse. Et elle en ressentait plus ou moins, à proportion que les vérités qu’elle avait déclarées avaient opéré plus ou moins fortement dans les âmes : ce qui donna lieu à une innocente raillerie que fit l’Archidiacre de Monsr de Cort : car comme ils étaient eux deux avec Madlle Bourignon à s’entretenir de la vie Chrétienne et de leur bonne et nouvelle résolution, et que Monsr de Cort eut fait remarquer qu’elle avait ressenti beaucoup plus de douleurs pour lui que pour l’autre lorsqu’ils s’étaient résolus de naître de nouveau selon Dieu, l’Archidiacre, regardant Monsr de Cort, gros et corpulent, au lieu qu’il était lui-même petit, et voyant qu’il se voulait prévaloir d’avoir coûté plus cher que lui à sa Mère spirituelle, lui dit en riant : Ce n’est pas merveilles que notre Mère ait souffert plus de travail pour vous que pour moi : car vous êtes un si gros enfant ; au lieu que j’en suis un tout petit. Ce qui les fit tous rire de cette belle défaite. Mais, en effet, Monsr de Cort avait du zèle, du dégagement, et de la constance inébranlable, plus que n’en ait jamais eu ni l’autre ni aucun de tous ceux que Madlle Bourignon ait jamais eu pour enfants et pour amis sur la terre.

7. Elle lui déclara que les enfants dont il était le Directeur étaient tels que ceux de l’hôpital de Lille, que certaines Religieuses étaient aussi du même caractère, et qu’ayant recommandé à Dieu tout cela, il le lui avait confirmé de nouveau outre la première inspiration. Tout cela se découvrit ensuite, avec mille autres Diableries pareilles à celles dont on a parlé ci-devant. Il arriva entr’autres une chose mémorable : c’est que Mr de Cort, exorcisant une fille qui disait d’avoir engagé son âme au Diable par un écrit de son propre sang, et cet homme de zèle, qui était fort dans la grâce de Dieu, conjurant le Diable de lui rapporter alors ce billet, afin de le mettre en pièces et de rétracter cette malheureuse donation, on vit soudain ce billet descendre dans l’air, et s’approcher de cette fille vers l’autel : mais la fille fit difficulté de le prendre et de le déchirer quoique le Pasteur l’y exhortât : ainsi le billet se retira, parce que le Diable, à ce que la fille disait, faisait des menaces terribles que si elle le prenait, il la briserait de coups et lui ferait mille maux ; et que d’ailleurs il n’aurait rien servi que le Pasteur l’eût pris sans le consentement plein et absolu de la fille, qui devait résolument s’opposer au Diable d’effet et de volonté : sans quoi personne ne pouvait l’assister : néanmoins, après qu’il eut de nouveau encouragé cette fille, et qu’il l’eût fort exhorté à rompre cette marque d’engagement au Diable, il fit par ses prières à Dieu, et par enjoindre cela à Satan au Nom de Jésus Christ, que le billet redescendit de l’air encore à la vue de tous ; mais la fille refusa de le prendre, et il se retira. Cela se fit encore de part et d’autre une troisième fois ; après quoi il fallut laisser cette fille (qui n’était pas possédée, mais pactionnaire) sous la puissance de Satan, et le billet se retira et ne parut plus.

8. Elle fit encore connaissance à la Supérieure de la Maison des pauvres de S. Joseph, nommée, Madlle Anne Snéesens, qui était une bonne âme, et qui avait la crainte de Dieu et la résolution d’embrasser la vie Évangélique : mais elle se trouvait dans le même malheur où Madlle Bourignon avait été auparavant, entre des enfants qui par leurs maléfices et sortilèges tâchaient à la rendre malade et à la faire mourir. Madlle Bourignon l’en guérit une fois : elle lui représenta ensuite le péril où elle était continuellement, et où elle retombait actuellement de fois à autres : néanmoins cette bonne âme ne prenait pas assez à cœur le soin de se délivrer de ces périls et de se retirer ailleurs : outre que ses Supérieurs ne voulaient pas lui permettre ; et qu’elle avait la faiblesse de croire que le danger n’était pas si grand : ainsi elle consentit à demeurer là, où elle languit quelques années ; et quelque-temps après que Madlle Bourignon se fut retirée ailleurs, cette bonne personne mourut misérable, par des maux que les enfants du Diable lui avaient fait venir par leurs empoisonnements et leurs sortilèges.

9. Elle eut encore au nombre de ses intimes un pieux et savant Théologien de Malines, Monsr Pierre Noels, Licencié en Théologie, Prêtre, et Chanoine, qui avait été Secrétaire du célèbre Cornelius Jansénius, Évêque d’Ypres. Cet homme, qui était des sentiments de S. Augustin, l’engagea dans des conférences touchant la grâce où elle lui dénoua d’une manière admirable toutes les difficultés qui ont été jusqu’ici insurmontables à tous les esprits humains : comme il paraît dans les écrits qu’elle en fit, dont je parlerai tantôt. Ce bon personnage se trouvait quelques-fois si combattu dans son esprit, qu’il ne savait à qui le dire. Il était très-persuadé d’un côté que cette fille était toute pleine du S. Esprit, mais il avait d’autre côté de la peine à voir que les Ss Pères n’aient pas eu toujours sur des matières Théologiques, ou sur des passages de la Ste Écriture, les mêmes lumières que Madlle Bourignon. Elle lui écrivit plusieurs lettres sur cette matière et sur d’autres, que l’on voit imprimées dans La Lumière née en Ténèbres par-ci par-là.

10. Ses amis lui firent faire quelques voyages à Louvain, où quelques Docteurs de l’Université firent connaissance avec elle, et reconnurent sans peine qu’elle était animée de Dieu : elle leur ouvrit ses sentiments sur la décadence et la destruction de la Chrétienté et de l’Église. Mais l’un d’eux lui dit un jour sur cette matière, qu’après tout, il ne pouvait y avoir de salut hors de l’Église : comment donc était-il possible que Dieu la détruisît, et que pour se sauver il fallût s’en retirer ? Elle lui avait déjà dit auparavant que ce qu’on appelle maintenant l’Église n’était pas la vraie Église de Dieu, mais la grande Paillarde : que la vraie Église de Dieu était l’union des saints et de ceux qui ont résolu de faire la volonté de Dieu ; et qu’il ne fallait jamais quitter cette Église-là ; mais plutôt quitter tout le reste pour s’en rendre. Mais comme ce Théologien ne faisait pas assez de réflexion sur cela lorsqu’il lui fit cette question, elle lui répondit : Tout ce que vous dites est vrai, Monsieur ; je vous demande seulement où est à présent cette Église ? Il comprit bien ce que cela signifiait, et en même temps, qu’il aurait bien de la peine à dire où elle était : ainsi il se tût ; jusqu’à ce qu’elle lui demanda pour une troisième fois où était cette Église ? Ce bon Théologien, ne pouvant en conscience la trouver ailleurs, dut se borner par la petite chambre où ils étaient, J’espère, dit-il, qu’elle est entre nous trois : ce troisième était Monsr de Cort.

11. Elle retourna à Lille vers la fin de Mai, de l’an 1664, où elle y demeura le reste de cette année et une partie de la suivante à l’occasion de ses affaires, pour en être informée et pour y tenir la main de plus près, aussi-bien que pour se cacher après que l’on eut reconnu où elle avait été jusqu’alors. Il fallut en effet qu’elle s’y tînt couvertement, comme elle fit la plupart dans la maison de son Pasteur, Monsr Lamberti, où nul ne savait qu’elle y fût à la réserve de ses intimes. Il l’écoutait avec admiration et avec résolution de suivre Dieu. Ce fut là qu’elle écrivit l’explication des chapitres 24 et 25 de l’Évangile de S. Matthieu, qui sont imprimés sur la fin de la première et au commencement de la seconde partie de La Lumière née en Ténèbres, avec encore quelques autres lettres dispersées d’un côté et d’autres dans ses ouvrages. On découvrit aussi alors quelques nouvelles diableries à Lille ; mais dans des filles qui n’étaient pas de son hôpital et qui n’y avaient jamais été, qui cependant en savaient dire toutes les particularités, et entr’autres ratifièrent que les enfants de l’hôpital étaient de leur bande. Mais tous les Ordres des Religieux surent si bien travailler pour le Diable que de faire disparaître tout cela.

12. Comme elle avait appris par la fréquentation des Théologiens et des Ecclésiastiques combien ils étaient désunis entr’eux et de différents sentiments, cela lui faisait de la peine. Elle trouvait étrange qu’il y eût presque autant d’opinions différentes que de Théologiens, tant sur les choses de Théorie que sur celles de conscience et de pratique, outre la grande division qui était alors entre les Jansénistes et les Jésuites sur la matière de la grâce, dont ni les uns ni les autres ne possédaient la véritable connaissance, quoique l’opinion des Jansénistes fût moins dangereuse : ce qui était cause que tous ses amis, qui étaient tous gens de bien, s’étaient rangés de ce côté-là ; et que Monsr de Cort avait cru que ces Jansénistes seraient les amis de Dieu persécutés, lesquels Dieu conserverait dans quelque lieu à l’écart. Elle prit de là l’occasion de s’adresser à Dieu pour lui demander quels sentiments devaient avoir les amis qu’il voulait réserver pour soi lorsqu’il punirait le monde de ses derniers fléaux ? Dieu lui répondit : Tels que les vôtres. Et comme elle voyait que l’on se remuait peu pour correspondre aux merveilles qu’elle déclarait de la part de Dieu, et qu’elle-même vivait alors si à repos et si cachée, Dieu lui dit pour l’animer : Vous émouvrez la terre.

13. Monsr de Cort était alors persécuté et moqué de ses Confrères, et même de ses Inférieurs et soumis, parce qu’il embrassait et pratiquait la vérité divine, qui était le même sujet qui avait attiré sur le bon Religieux dont il a été parlé ci-devant les mêmes persécutions de ses confrères et de ses Supérieurs ; et ce qui avait fait traiter autrefois de la même manière ce saint homme, Jean Tauler, lors de sa conversion. Il lui écrivait pour soi et pour d’autres à qui il avait communiqué les mêmes vérités ; et il recevait d’elle les lumières et les consolations dont il avait de besoin tant pour la conduite que pour la direction et la connaissance de l’état des autres. Ce qui ne lui manquait pas, car toutes les fois qu’il demandait à Madlle Bourignon l’état spirituel de quelques personnes, quoiqu’elle ne les eût jamais vues, et qu’elles fussent bien éloignées d’elle, elle lui donnait la connaissance de ce qu’elles étaient dans le fond, plus exactement et plus solidement que ni lui ni les personnes mêmes dont il était question n’en avaient eu jusqu’alors : car elle ne faisait, ne disait, n’écrivait jamais rien positivement touchant qui ni quoi que ce soit, qu’elle n’eût premièrement offert et recommandé le tout à Dieu, qui lui découvrait ensuite, selon qu’il était nécessaire, le fond des personnes et des choses qu’elle avait besoin de savoir pour sa conduite et pour celle des autres. Monsr de Cort lui ayant un jour écrit pour savoir de l’état d’une personne, si elle était dans celui de la grâce ou dans le péril de son salut, comme elle l’eut offert à Dieu, Dieu lui imprima soudainement dans l’esprit l’idée du Docteur de Paris qui fut cause de la conversion de S. Bruno, Fondateur des Chartreux, par la déclaration qu’il fit dans son cercueil lorsqu’on était prêt à l’enterrer, qu’il était accusé, qu’il était jugé, et qu’il était damné par le juste jugement de Dieu. Cette pensée la saisissant tout-à-coup avec un pressement de cœur, un frisson, et un tremblement de tout le corps, lui fit connaître que si cette personne fût morte alors, elle serait aussi tombée dans la damnation : et que cela même serait encore arrivé à d’autres qui se nommaient aussi ses enfants ; parce que les recommandant à Dieu, il lui imprima pour une seconde fois les mêmes idées et les mêmes sentiments. J’allègue ceci comme un exemple qui doit passer en règle pour tout le reste : je veux dire, qu’elle recommandait tout à Dieu, et qu’elle apprenait de lui ce qu’elle disait ensuite aux autres.

14. Je ne puis que je ne déclare en passant que ce n’est pas fort bien fait à de certains nouveaux Écrivains de la Vie des Saints d’avoir voulu faire révoquer en doute un évènement si mémorable du sujet de la conversion de S. Bruno, dont Dieu même ratifiait la mémoire et la vérité à cette fille. Ce sont toutes de fausses raisons, celles que certain auteur allègue pour justifier son procédé en ceci. Car quoiqu’il ne soit pas absolument nécessaire qu’un mort parle pour nous dire des choses que l’on peut apprendre par l’Évangile, il est néanmoins très-faux que ces sortes d’évènements particuliers soient inutiles ; puisque les hommes étant si faibles qu’ils oublient facilement les vérités de l’Évangile, ou qu’ils les considèrent avec tant de langueur et si peu de touchement, Dieu s’est quelques-fois servi avec grand fruit de quelques évènements extraordinaires qui ont été des occasions à plusieurs de devenir sensibles aux vérités de Dieu, et à leur salut. C’est une des principales raisons pourquoi Dieu a fait faire des miracles ; et ce serait dire que tous les miracles ont été inutiles si les fausses raisons par lesquelles on veut supprimer ce fait étaient écoutées. Mais la véritable raison pourquoi ces Jansénistes ont voulu rendre douteuses beaucoup de ces choses dans les Vies des Saints, et ont même supprimé des vies toutes entières, et d’autres en partie, est qu’ils ont trop cultivé leur propre raison naturelle par les études des hommes, aux yeux desquels ils ont trop affecté d’être approuvés, de paraître sages, judicieux, bons critiques, éloignés du fabuleux et de ce qui semble ne pas s’accorder avec les règles ordinaires de la nature et celles du jugement humain ; au lieu d’avoir vidé leurs esprits de toutes ces vanités étrangères et de ses propres opérations pour présenter à Dieu une vacuité d’âme simple et enfantine, qui soit susceptible de sa divine lumière, laquelle leur ferait bien voir que l’état des miracles, que l’on considère comme si extraordinaire et si incroyable, est plus naturel et plus essentiel à l’homme, sur le pied de sa création, que celui de la faiblesse et de l’impuissance où il est à présent sous l’esclavage de la nature corrompue ; et qu’il n’y a rien d’extraordinaire pour des âmes saintes qui se sont toutes rendues à Dieu, et qui ont conséquemment recouvré leur premier droit, si elles font des miracles, commandent aux éléments et aux bêtes farouches, jouent mêmes avec elles, font et découvrent dans la nature une infinité de choses inconnues aux plus sages humains, et aux plus savants esprits naturels, qui les révoquent en doute, ou qui même lorsqu’ils n’en doutent point, ne laissent pas néanmoins de les supprimer, parce que cela ne s’accorde pas avec leurs idées ordinaires ou avec le jugement de leurs semblables. Cela est si véritable que c’est sur cette seule raison que Monsr Arnaud d’Andilly, homme d’ailleurs savant et pieux, a supprimé, dans la traduction qu’il a faite des Vies des Saints Pères des déserts, quelques vies de Saints et de Saintes les plus touchantes et édifiantes, non seulement par quelques raisons de critique et par la crainte de donner dans l’incertain ou le fabuleux, comme il dit ; mais aussi parce que cela ne s’accordait pas assez avec la raison humaine et le jugement des autres hommes, dont quelques-uns auraient peut-être pris sujet de traiter cela de bagatelles, ou de s’en rire, aussi-bien que de ce qu’un homme si grave s’y serait laissé aller : et apparemment il n’y a point d’autre raison que celle-là qui lui ait fait retrancher bien la moitié du Dialogue de S. Sulpice Sévère, des vertus des Solitaires de l’Orient, dont l’on ne peut raisonnablement douter ; et où l’on voit cependant un échantillon de l’accomplissement littéral de la prophétie d’Isaïe, que les animaux les plus farouches, les lions, les loups, les serpents, se familiariseront avec les saints ; où l’on voit un petit rayon de l’empire que les justes auront sur toutes les créatures, dont les plus sauvages et féroces commencent à leur obéir avec promptitude et tremblement dès cette vie même. Cela est suspect de fable à Messieurs les critiques ; et ceux qui n’en doutent pas n’osent néanmoins en parler, de peur qu’on ne s’en moque. C’est ce qui a porté un certain Boxhornius, qui n’entend pas ce langage, à appeler cette pièce de S. Sulpice, pietatis Christianae veteris, credulæ nimis et portentosæ, monumentum. Voilà les censures que les gens de lettres font et qu’ils appréhendent de recevoir, et c’est pour les éviter qu’ils n’osent donner ou croyance ou crédit aux plus grandes merveilles de Dieu. Si la vénération que l’on a dès l’enfance pour l’Écriture sainte ne retenait pas la plupart de ces critiqueurs, il est à craindre que lorsqu’elle parle de tant d’effets admirables et étonnants, plusieurs ne vinssent à renouveler l’impiété de Spinoza, qui faisait passer pour des impostures et des fables tous les vrais miracles de l’Écriture même.

15. Ce n’est pas que je doute qu’il ne se soit mêlé du fabuleux et du superstitieux hors de l’Écriture dans quelques Vies des Saints, surtout dans celles qui ont été faites les derniers siècles : mais j’ose assurer que la raison humaine et le jugement naturel, sans la lumière de Dieu, sont cent fois plus pernicieux au salut que la superstition et que ce qu’on appelle des fables pieuses lorsque la moralité en est bonne : parce que la superstition, lorsqu’elle est sans avarice, sans ambition ou envie de dominer, et sans opiniâtreté, cache ordinairement sous ses cendres quelque feu d’amour divin, un bon zèle, une soumission tacite à Dieu, une humilité, une simplicité, une mortification, en un mot une grande disposition à laisser opérer Dieu dans l’homme lorsqu’il voudra y manifester sa lumière et sa vérité : au lieu que la raison humaine la mieux cultivée rend l’homme enflé, juge et moqueur de Dieu et des choses divines, téméraire, présomptueux, indocile, spéculateur stérile, et absolument insanable jusqu’à ce qu’il devienne enfant et fou devant Dieu, ce qui est bien rare. La superstition même des païens a été domptée par la Religion Chrétienne : mais la sagesse humaine et raisonnable des Rabbins et des Philosophes a dompté et corrompu toute la Religion Chrétienne jusqu’aujourd’hui et cela universellement partout.

16. Ce n’est pas qu’on devienne fou ou déraisonnable par la lumière de Dieu, par la grande lumière de la Foi ; et il est ridicule de penser ou de dire avec quelques auteurs que les choses de la foi n’aient point d’évidence, et qu’on doive les croire à l’aveugle et sans y rien entendre. Tout cela sont des discours de séducteurs et d’aveugles, qui veulent conduire d’autres aveugles pour tomber tous dans la fosse. Elle a vraiment une évidence, la Divine Foi. C’est une lumière cent millions de fois plus claire et plus éclairante que toute la raison de tous les hommes. Cette lumière fait voir avec une évidence entière (quoique petite à comparaison de celle de la vie à venir) les choses que l’on espère et celles que l’on ne voit pas. On les voit, on les sait, on les sent d’une manière incomparablement plus claire qu’avec la raison, qui n’est pas détruite par là, mais qui en est seulement retirée des objets non nécessaires, des bagatelles et des vaines distractions, et étendue plus solidement vers les choses de nécessité et de conduite : de là vient que les Saints sont véritablement les plus raisonnables de tous les hommes dans tout ce à quoi ils ont besoin de s’appliquer, mais ils sont raisonnables d’une raison qui ne s’est acquise que par renoncement à sa propre conduite et par une soumission enfantine à la lumière de Dieu : et de là vient qu’elle n’est pas au goût de toutes les raisons encore immortifiées et ténébreuses, qui ne sont pas capables de discerner selon Dieu les choses bonnes d’avec les mauvaises, ni les fabuleuses ou inutiles d’avec les divines et les salutaires. Il vaut mieux que les gens de cette dernière sorte de raisons laissent le tout comme il est que de se hasarder à démêler dans des histoires par des simples conjectures ce qui est fabuleux d’avec ce qui ne l’est pas, craignant de rejeter le bon et de retenir quelques-fois le mauvais. C’est à la lumière de Dieu à discerner le bon grain d’avec l’ivraie. Et si l’on veut savoir comment la lumière de la foi Divine donne une évidente connaissance des choses de doctrine et de pratique, de droit et de fait, générales et personnelles, divines et humaines, passées, absentes, présentes, je n’ai qu’à renvoyer le Lecteur à ce qu’en a dit Madlle Bourignon dans la dernière Conférence de la seconde  partie de La Lumière du Monde.

16. Mais il est temps de revenir de ma trop longue digression. Après que Madlle Bourignon eut été assez long-temps à Lille sans qu’on voulût revenir de la persécution qu’on lui faisait et la remettre dans ses droits, elle se sentit émue à en sortir pour jamais ; et ayant demandé à Dieu où elle devrait aller, Dieu lui répondit, Partout. Ce qu’elle ne comprit pas d’abord ; mais après l’avoir recommandé à Dieu, il lui fit savoir qu’il ne lui déterminait point de lieu fixe, mais d’aller en divers lieux, tantôt ici et tantôt là, selon que sa providence en ferait naître les occasions. Elle sortit donc de ce lieu pour la dernière fois, n’ayant pu non seulement y obtenir la justice qu’on lui devait, mais pas même y vivre en assurance de sa vie, qu’elle avait toujours tenue cachée. Quelque-temps après qu’elle s’en fut retirée, la ville fut doublement frappée des châtiments de Dieu : la peste y fit son ravage, et la guerre la réduisit sous une domination qui lui avait été jusqu’alors étrangère.

 

 

Chapitre XVIII.

 

Des connaissances qu’elle fit à Gand et à Malines. Ses pensées d’un faux Messias. Elle y est malade. Ses afflictions au sujet des péchés et de la damnation des âmes. Conversion d’une Religieuse, son histoire, et son apparition après sa mort. Le vrai et le faux du Purgatoire.

 

1. MAdlle Bourignon passa le reste de l’année 1665 et les deux suivantes, partie à Gand, partie à Malines. Plusieurs personnes de bonne volonté, tant des hommes que des filles, firent encore connaissance avec elle ; et entr’autres un Chanoine et Archiprêtre de Gand, nommé Monsr Gillemans, assez célèbre dans ces quartiers-là, même par quelques ouvrages qu’il a mis au jour. Ce fut lui qui supprima un écrit qu’il avait fait avec beaucoup de peines contre l’opinion des Casuistes, qu’on peut-être sauvé par l’attrition sans la contrition, c’est à dire, par une simple tristesse que l’on a de ses péchés sans que l’on ait l’amour de Dieu. Ce Théologien, demandant à Madlle Bourignon son avis là-dessus, et lui déclarant qu’il avait composé un gros volume contre cette fausse opinion des Jésuites, elle lui dit ce qu’elle en pensait, et aussi qu’elle avait écrit depuis peu ses pensées sur la même matière. Ce Théologien, étonné qu’une fille voulût écrire de matières si hautes, désira instamment qu’elle lui communiquât son écrit, et sur le refus continuel qu’elle lui en faisait il s’obligea à ne le montrer à personne et à le lui rendre trois jours après. Ainsi elle lui mit entre les mains un discours (qui est le 5e chapitre de la Première Partie de L’Académie des Théologiens), lequel cet homme lut avec tant de touchement et d’admiration, que de vouloir presque brûler le livre qu’il avait fait sur cette matière, lequel il condamna à d’éternelles ténèbres : et rendant avec remerciaient à Мadlle Bourignon l’écrit qu’elle lui avait donné, il lui dit : Vous avez dit plus de choses et de plus puissantes sur cette matière dans ces trois feuilles, que je n’ai fait dans tout mon livre qui m’a coûté tant de temps, de peines, et de frais, et partant je condamne mon livre à ne voir jamais le jour. Il en mit néanmoins quelques années après un petit abrégé flamand en lumière pour s’opposer, par le torrent des autorités humaines qu’il y cite, au cours de la mauvaise doctrine, laquelle n’a de valeur que par la bonne opinion que le peuple aveugle a pour ceux qui en sont les auteurs.

2. En ce temps-là on parlait d’un Messie des Juifs qui commençait à se faire connaître vers la Palestine. Soudain qu’elle en eut ouï parler, Dieu lui fit connaître que ce n’était qu’un séducteur Diabolique, ce qu’elle déclara à plusieurs : mais comme beaucoup de gens avaient bonne opinion de cet imposteur, ils en conçurent du mécontentement et même de la haine contr’elle, qui néanmoins, quoique toute seule, soutint constamment le contraire ; et que si les conquêtes, que l’on disait que cet imposteur avait faites, étaient véritables, il serait plutôt l’Antéchrist que non pas le vrai Messie.

3. Elle fit là une maladie où elle crût de mourir, avec joie de s’aller joindre à son bien-aimé en se séparant des mauvaises créatures, dont la conversation ne faisait que l’affliger par le peu de correspondance et de coopération aux desseins de Dieu qu’elle trouvait dans tous. Les douleurs et les peines intérieures qu’elle ressentait pour les péchés des hommes sont des choses incroyables et au delà de toute expression ; et lorsque ceux qui connaissaient plus particulièrement la vérité ne suivaient pas cette vérité connue, et même s’opposaient souvent aux volontés du S. Esprit, cela lui causait une peine si sensible et si désolante, que tous les malheurs du dehors, les pertes, les prisons, les maladies, et la mort même, ne lui étaient rien à comparaison : surtout lorsqu’il fallut qu’elle en vînt jusques là que de se résoudre à consentir à la damnation de quelques âmes qui étaient ses enfants spirituels. Elle avait de la peine à en venir là, et les offrait à Dieu avec instance afin qu’il les guérît : mais Dieu lui faisait voir que de sa part il était bien prêt à les guérir, mais que ces âmes ne voulaient pas être touchées. Voilà ce que nous valent notre fausse mollesse et notre immortification. Sur quoi elle devait dire Amen ! approuvant et louant les adorables jugements de sa Divine Justice aussi-bien que ceux de sa grande Miséricorde.

4. Ce n’est pas qu’elle ne connût quelques personnes de qui elle avait sujet de bien espérer, dont les unes vivent encore, et quelques autres sont déjà allées à Dieu : cependant, ceux qui vivent encore ne sont pas hors de ce péril, puisqu’ils ont plus aimé la gloire des hommes que la gloire de Dieu. Entre ceux que Dieu a retirés, je ne dois pas oublier l’histoire assez mémorable d’une Religieuse de Malines, que j’ai ouïe de sa propre bouche, quoiqu’elle n’en ait fait mention nulle-part. C’était une âme pieuse et craignante Dieu, que Monsr de Cort lui avait amenée, et qu’il tenait quasi pour sainte, parce qu’elle était très-dévote, fort laborieuse et agissante pour assister le prochain, et fort humble, et par conséquent regardée d’assez mauvais œil dans le Convent, tant des autres Sœurs que de la Supérieure, qui, quoiqu’elles le dissimulassent toutes, ne pouvaient souffrir que cette bonne créature leur servît de correction par sa conduite aussi-bien que par les avis qu’elle était obligée de donner quelques-fois à son tour, et qui ne s’accordaient pas avec l’obliquité de ceux des autres.

5. La première fois que Мadlle Bourignon lui parla, comme elle reconnut incontinent par la lumière divine en quel état cet âme était devant Dieu, elle l’entretint sur les obstacles qui l’empêchaient d’aller plus avant, et lui déclara, par le mouvement de l’Esprit de Dieu, que tous ces exercices de piété et de dévotions, ces choses et ces emplois que l’on pratiquait pour Dieu et pour le prochain, étaient à la vérité quelque chose, mais que ce n’était pas là proprement ce que Dieu exigeait de nous, ni la fin à quoi nous devions tendre ; parce que tout cela était toujours mêlé de quelque égard humain, et de quelque considération étrangère et autre que celle de Dieu seul. Mais que nous devions tendre au pur Amour de Dieu, à un amour libre, désintéressé, sans gages, sans avantage, sans égard à nous ni à quoi que ce soit, à goût spirituel ni à consolations, à satisfactions intérieures ni à aucun salaire, mais seulement à Dieu pour l’amour de lui-même ; et qu’il fallait faire tout ce que nous faisons, purement pour plaire à Dieu, sans avoir davantage d’égard à nous et à la recherche de notre propre intérêt, temporel, spirituel, éternel, que si nous n’étions pas en être. Cette leçon (qui n’est pas propre à tous, parce que les commandants et les faibles et imparfaits ont encore besoin d’être soutenus par l’égard à leurs avantages éternels, ce que Dieu cède volontiers à leur faiblesse), cette leçon, dis-je, ouvrit si fort les yeux à cette créature que, se sentant touchée et pénétrée par la lumière de Dieu, elle lui dit : Je reçois tant de lumière et de connaissance par vos paroles, que maintenant je puis voir et juger par une droite vérité que, de toutes les actions de ma vie, il n’y en a pas une seule qui soit entièrement dégagée de mon amour propre, et qui ait été faite purement et seulement pour l’amour et pour la gloire de Dieu. Je veux désormais, moyennant sa grâce, agir plus purement et pour son pur, seul, et unique amour, seulement pour lui complaire, sans aucun égard à moi, même dans des choses qui répugneront le plus à mes inclinations et à ma satisfaction. Ce qu’en effet cette bonne fille tâcha de faire, mais avec tant d’ardeur et de précipitation, que cela lui en coûta la vie corporelle, par l’occasion que je vais dire.

6. Мadlle Bourignon l’avait avertie de se bien ménager et de se bien tenir sur ses gardes : qu’il était à craindre qu’on ne tâchât à se défaire d’elle d’une manière ou d’autre. Ce que sa ferveur lui fit oublier : car quelque-temps après, la peste étant venue dans la ville de Malines, l’on vint demander dans ce Convent, qui était destiné au soin des malades, quelques personnes pour aller servir les pauvres pestiférés que l’on menait hors de la ville dans une grande maison destinée à les recevoir. Cette Religieuse, qui était des premières après la Supérieure, ayant entendu cette proposition, qui n’est pas fort satisfaisante à la nature, crut y trouver matière de faire un acte de pur amour de Dieu, de charité envers le prochain, et de pur renoncement à soi-même : ainsi elle supplia la Supérieure à genoux de vouloir l’employer à cet office. L’autre, et toutes les sœurs, sans considérer que celle-ci était d’un rang qui l’en dispensait, ne furent pas fort marries de lui accorder sa demande, après néanmoins quelques petites formalités de résistance apparente, pour la forme seulement. Cette Religieuse pleine de courage et de joie en avertit Monsr de Cort, qui quoiqu’il fût lui-même assez sujet à des excès de ferveur, ne put s’empêcher de lui dire qu’il croyait qu’elle n’avait pas bien fait de prévenir le choix que l’on devait faire pour cela ; que c’était comme s’exposer de soi-même au péril ; et qu’à tout le moins elle aurait dû proposer premièrement ce dessein à leur Mère commune selon l’esprit, Мadlle Bourignon, laquelle leur aurait fait savoir là dessus la volonté de Dieu. Néanmoins, que comme elle s’était engagée, il n’y avait plus rien à délibérer. Elle alla donc affilier les pauvres malades, demeurer auprès d’eux, les veiller, et leur rendre toutes sortes de services, jusqu’aux plus bas mêmes que l’on peut rendre à ces pauvres affligés : ce qu’elle faisait avec tant de zèle et de courage, que les malades criaient de loin dès qu’ils voyaient Monsr de Cort qui venait les consoler : Ô Monsieur ! Vous ne nous avez pas envoyé une créature humaine, mais un Ange de Dieu ! Mais cette bonne fille fut après quelques jours attaquée elle-même de la peste, et si fortement qu’elle n’en put être délivrée que par la mort.

7. Мadlle Bourignon apprit tout cela, et comme elle savait que cette âme était dans un bon état selon Dieu, elle fut contente de la perte temporelle qu’elle faisait de cette sienne fille. Mais le troisième jour après son décès, comme Мadlle Bourignon était seule, et même encore dans le lit à s’entretenir avec Dieu (car il était fort matin), voici cette fille qui vient se présenter devant elle à côté de son lit. Elle la reconnut sans peine, et lui dit sans émotion, comme en riant (car elle était intrépide dans ces sortes d’apparitions) : Hé, Suzanne (c’était le nom de la Religieuse), Dieu vous garde ; est-ce vous ? Oui, ma Mère, lui répond la défunte, Dieu vous garde aussi, c’est moi-même. Hé bien, je pensais que vous étiez morte, lui dit-elle. Aussi suis-je, ma Mère, grâces à Dieu. D’où  vient donc que vous êtes ici, et comment dites-vous, Grâces à Dieu ? êtes-vous donc bien ? J’ai été, lui dit la défunte, trois jours durant dans de grandes peines et souffrances. J’en suis délivrée : et maintenant je m’en vais jouir de Dieu ; et je viens ici vous remercier de vos bonnes et salutaires instructions par le moyen desquelles vous êtes cause que je m’en vais à la vie éternelle. À Dieu, Ma Mère : et disparut soudain de devant ses yeux. Quelqu’un de ceux à qui Мadlle Bourignon raconta depuis cette histoire se prit à lui dire lorsqu’elle en eut fait le récit : c’est dommage que Dieu retire de la terre de si bonnes et si saintes âmes ! Quoi, dit-elle, quel dommage que des personnes qui ont bien vécu aillent vers Dieu ! Pour moi, je n’ai nulle attache à mes enfants. Je ne demande point leur présence. Je voudrais être si heureuse que je les pusse tous convertir et en grand nombre, et après leur conversion les envoyer tous à Dieu. J’en serais très-contente. Ils sont mieux auprès de Dieu qu’auprès de moi. Je ne désire ni leur personne ni leur présence ; mais seulement leur salut éternel. Lorsqu’ils l’ont, j’ai obtenu mes prétentions, ne dussé-je jamais plus voir personne sur la terre.

8. Peut-être que cette histoire sera suspecte à quelques personnes qui s’imagineront d’y voir des vestiges d’une chose qu’ils tiennent pour une pure fiction, je veux dire, du Purgatoire. Je n’en saurais que faire, sinon dire que l’on en trouve de pareilles dans l’histoire de la conversion de Tauler, et dans la vie de Ste Thérèse, qu’on peut aussi, si l’on veut, traiter de fabuleuses, quelque fondées que je les croie sur la vérité. Mais pour dire un mot à ce sujet du Purgatoire même, je ne doute pas que ce que l’on en débite comme d’un certain lieu assez proche de l’enfer, où les âmes sont tourmentées par un feu matériel, d’où l’on est tiré par quelques suffrages des moines, par quelques cérémonies superstitieuses, par mourir dans un froc de Cordelier, et mille fatras de cette nature, ne soient des pures fables et impostures ; mais que les âmes qui meurent dans la grâce de Dieu, et qui ne sont pas parfaitement saintes dès cette vie, ne puissent jouir de la vision de Dieu et de la parfaite union avec lui, sans souffrir, après leur mort et avant cette jouissance de Dieu, de grandes peines et douleurs, je le tiens pour une vérité des plus grandes, des plus utiles, et des plus fondées qui soit ; et j’ose assurer que la subsistance de l’âme après la mort, que quelques-uns disent faussement être anéantie ou assoupie, et ne devoir revivre qu’avec le corps dans la résurrection, n’est pas plus fondée dans l’Écriture, dans la nature, dans le sens commun, et par l’expérience d’une similitude très-approchante et la même en substance. Je n’ai jamais vu nuls ouvrages de personnes saintes et bien illuminées de Dieu qui n’en tombent d’accord. Il me suffirait de nommer entr’autres Tauler, Henri Suso, Kempis, Jean de la Croix, Ste Thérèse, Jacques Boehme, auteurs qui portent avec eux des marques incontestables que Dieu même est leur lumière ; mais pour s’en tenir à l’écriture sainte, il y en a autant de preuves qu’il y a de passages qui disent que Dieu est juste, qu’il rendra à chacun selon ses œuvres, que sans une parfaite sainteté nul ne le verra ; et que rien de souillé n’est admis en sa présence.

9. Je suis, par la grâce de Dieu, très-persuadé que Dieu, par les mérites infinis de Jésus Christ, délivre de la mort et de la peine éternelle tous ceux qui se convertissent véritablement à lui, quelque grands pécheurs qu’ils soient et en quelque-temps, fût-ce à la mort même qu’ils se convertissent : mais il est indubitable qu’ils doivent selon la justice de Dieu goûter l’amertume du péché par la mort et par la peine temporelle, par des châtiments bien sensibles, lesquels s’ils ne subissent pas dans cette vie, ils sentiront assez dans la vie à venir. Ce serait une terrible amorce pour toutes sortes de crimes et d’injustices que de pouvoir en prétendre l’impunité moyennant s’en convertir un jour avant mourir : posé même que cette sorte de conversion serait véritable, où serait la justice et l’équité de Dieu de ne sauver ses plus saints et ses plus fidèles amis que par de grands et de longs martyres, par des souffrances extrêmes que les hommes leur ont infligées ou qu’ils se sont infligées eux-mêmes par tant de mortifications, ou que Dieu leur a fait sentir dans le fond de leurs âmes ; pendant qu’il sauverait si facilement des personnes qui se sont épargné tout cela, et qui se sont long-temps égayées dans le péché et dans l’injustice ? En vérité les justes souffrants auraient bien sujet d’envier la condition de ces mignons du Ciel ; et les personnes qui même sont de bonne volonté auraient une grande occasion de n’être pas si exactes dans l’observation de la justice et de la Loi de Dieu. Mais il en sera bien autrement qu’on ne s’imagine.

10. Nulle action injuste et pécheresse ne sera sans sa récompense de peines si effroyables, que si ceux qui commettent le mal pouvaient comprendre vivement leur châtiment, ils pourraient bien dès à présent suer de détresse à y penser. La seule considération de la sainteté de Dieu, à laquelle celui qui doit jouir de lui doit être conforme, est capable de faire comprendre cette vérité au plus petit esprit. Car comment arracher hors d’une âme qui n’a pas encore vaincu dans soi les mauvaises habitudes du péché, ni les racines de la corruption, et même qui ne les a pas encore bien ni vues ni senties, et qui néanmoins est décédée dans un acte de conversion véritable vers Dieu, comment, dis-je, arracher d’elle tant de mauvaises racines, tant d’impuretés habituelles qui y sont ? Comment redresser tant de tortuosités dans une ineffable sensibilité de ce déconcertement et de la contrariété infinie qu’il y a entre la rectitude et l’obliquité, entre la lumière et pureté de Dieu qui veut s’insinuer dans cette âme pour la conformer à l’état divin, et les constitutions habituelles de cette même âme qui y sont de si long-temps opposées ? S’imagine-t-on que toute la constitution d’une âme puisse être bouleversée, toutes ses irrégularités redressées, jusques dans les derniers replis, toutes ses habitudes et dispositions changées, tournées en sens contraire, arrachées par des impressions très-vives, très-fortes, et très-opposées, et tout cela sans sentiment et sans douleur ? Pense-t-on qu’une âme habituellement impure puisse changer dans un moment et se trouver toute autre et toute divine par une espèce de Métamorphose ou d’enchanterie, sans travail, sans peines, et sans une coopération non moins durable que laborieuse ?

11. Dans ce monde même on ne peut, sans ressentir une espèce de feu dévorant, souffrir des petites choses qui touchent quelques-fois vivement notre amour propre ; on ne peut se remettre d’un membre disloqué sans beaucoup de douleurs ; et tout ce qui est de mal dans l’âme pourrait être découvert, remué, attaqué, investi de son contraire, forcé, tué, et arraché dans toute son étendue sans peine, dans une âme qui s’était, je ne dis pas collée, mais mêlée et unie très-intimement à cela, et qui devenant dépouillée de son corps est alors dans un état de sensibilité mille fois plus grand qu’auparavant ? Erreur et extravagance ! On ne va pas d’un état contraire dans son opposé sans peine et sans travail. L’impur ne peut aller dans un moment dans l’état de pureté et de gloire : il serait bien plus probable qu’il pourrait aller dans un moment à tous les Diables. Dans cette vie même, ceux qui veulent parvenir à la purification et à une vraie sainteté, doivent y souffrir un si terrible purgatoire. Job et David savent bien qu’en dire, et dans ces derniers siècles, Ste Thérèse dans sa vie, l’incomparable Jean de la Croix dans les deux livres de l’Obscure Nuit de l’âme, où cet homme tout divin explique avec effroi la manière dont l’âme est purgée ici de ses péchés et de ses impuretés, laquelle il dit être la même en substance que celle dont l’âme est purifiée après la mort, excepté qu’elle est alors bien plus grande et plus sensible, quoiqu’ici même elle le soit si fort que quelques-uns (comme Mathieu Weyer) en sont morts de pure douleur d’esprit, et que tout cela soit des grands effets de l’amour de Dieu, qui de vrai ne peut s’emparer d’un cœur qui a si long-temps logé et incorporé dans soi l’amour du monde et de soi-même, sans y faire bien des efforts et des impressions vives et puissantes, toutes contraires à ses premières dispositions, et ainsi très-sensibles et très-angoisseuses.

12. Je voudrais qu’on pût lire l’auteur que je viens de citer le dernier 20, car il est d’évidence divine. Voici les paroles de Dieu-même à Henri Suso, homme très-illuminé de Dieu. Il lui dit, touchant les personnes qui meurent dans le premier degré de sa grâce Divine : Il leur faut endurer les peines indicibles de la Purgation, pour chaque volupté et plaisir de nature que jamais ils auront pris sans nécessité. Crois-moi, si quelqu’un savait quelle peine il faut endurer pour la moindre délectation ou plaisir de nature qu’on prend sans la permission de Dieu, il se laisserait plutôt couper tous les jours la tête, et donner nouvelle mort que de commettre un seul et le moindre de tous les péchés ; outre que ces gens-là sont privés d’un fort grand degré de gloire et de récompense éternelle 21. Et un peu auparavant : Il y en a à qui Dieu est si courroucé, qu’ils sont contraints de demeurer aux très-cruels tourments de la Purgation jusqu’au jour du Jugement ; et ne leur est permis de savoir s’ils sont en Enfer ou en Purgatoire. Ceux-là sont des personnes habituées et qui ont croupi dans leurs péchés, qui ont différé de changer de vie jusqu’à ce que la mort les attrape ; et alors ils sont saisis de regret, et ont de la contrition et vraie repentance. Dieu les châtie et les punit néanmoins avec telle indignation et sévérité, qu’il ne se veut point souvenir d’eux, et il ne permet pas que ses amis prient pour eux en cette vie. Crois-moi, les hommes sont bien autrement traités, et plus terriblement que plusieurs ne pensent 22. Voilà les paroles que cet homme rapporte de Dieu même. Si l’Écriture n’en parle pas si à dessein, c’est parce que cela est déjà empreint dans le cœur de tous les hommes : ce sont des notions communes comme celle de l’immortalité de l’âme : cela suit naturellement des notions de la justice, de la sainteté, de la manière dont une âme change ses habitudes, du choc d’un contraire fort et puissant contre l’autre dans un sujet très-sensible, du bien souverain contre le mal souverain, de la nature de la mortification du péché et du pécheur, et de la purification. Tous les hommes du monde peuvent lire sans écriture ces vérités dans eux, le Païen, le Turc, le Juif, le Chrétien, qui en effet jusqu’à présent n’ont pu effacer cela de leurs cœurs, quelques additions qu’ils aient cousues d’ailleurs à une vérité si évidente en soi. L’on sait que l’Église primitive, dans les premiers siècles, et particulièrement la Grecque, a cru que les âmes ne jouissaient pas de la vision de Dieu incontinent après la mort ; et quelques-uns étendaient le terme de cette privation (qui ne pourrait être que bien pénible) jusqu’à la résurrection même : en quoi il y a quelque excès : comme il y en a à l’opposite dans ceux qui voudraient aller au Ciel en carrosse, et qui par dépit pourront bien se moquer de la vérité. Mais bien-heureux s’ils peuvent encore avoir cette grâce. Il faut, pécheur, tomber entre les mains de Dieu ici ou ailleurs. Heureux qui à présent se purifie, et fait mourir le mal dans soi ! Une des prières de Мadlle Bourignon à Dieu était qu’elle pût faire son purgatoire dans ce monde, et éviter celui de l’autre. Si le juste est difficilement sauvé, où comparaîtra le méchant et le pécheur ? Je n’ai pu refuser à la vérité cette digression, quoiqu’elle me condamne. Retournons à notre histoire.

13. Comme les mondains et les méchants se déclaraient partout ennemis à Мadlle Bourignon, elle en trouva aussi à Malines, mêmes entre les Pères de l’Oratoire, dont le Prévôt fut si osé que de la décrier d’un côté et d’autre comme une personne dangereuse et qui aurait des sentiments hérétiques. On disait même qu’outre l’erreur elle rendait aussi les personnes folles. Ce que Мadlle Bourignon apprenant, elle voulut tâcher à se faire justifier d’une pareille fausseté par laquelle le Diable tendait à rendre suspectes les lumières de Dieu. Elle présenta pour ce sujet requête au Vicariat de Malines afin qu’on pût examiner cette affaire : mais l’accusateur, se sentant trop faible, fit en sorte qu’on ne voulut pas y entendre. Elle eut pour réponse qu’il n’y avait point d’accusation formée contr’elle ; et partant rien à examiner ni à juger ; et elle n’y pût trouver d’autre remède que de se faire donner des Attestations notariales et authentiques des personnes qui la connaissaient. Ces atténuations ont été depuis peu imprimées dans Le Témoignage de vérité.

14. Vers la fin de l’an 1667, comme elle voyait qu’il n’y avait plus rien à avancer, soit pour la gloire de Dieu, soit pour le bien des âmes, soit pour ses affaires particulières, dans la Flandres et dans le Brabant, elle écouta la proposition de Mons de Cort d’aller dans la Hollande, et de là dans l’île de Nordstrand. Et ayant recommandé cette affaire à Dieu, elle s’y trouva déterminée : ainsi elle se retira avec lui du Brabant.

 

 

Chapitre XIX.

 

Les écrits qu’elle composa en Flandres et en Brabant depuis sa sortie de l’hôpital ; des occasions qu’elle eût de les écrire ; et de leur contenu.

 

1. MAIS avant que la suivre ailleurs, il ne faut pas que j’oublie de dire comment elle avait passé la meilleure partie de son temps les quatre années précédentes, depuis la sortie de l’hôpital jusqu’à celle de tout le pays : c’est à dire, qu’il faut parler des divins ouvrages qu’elle composa alors. Nous devons indirectement à la malice du Diable, laquelle Dieu fait tourner à bien pour ses Enfants, la plupart de ses lettres : car le Diable faisant tous ses efforts pour empêcher ceux qui aimaient la vérité d’être en un même lieu avec elle, et tâchant toujours de les disperser d’un côté et d’autre, cela lui donna l’occasion de suppléer par des lettres au manquement de la présence corporelle et des instructions qu’elle leur aurait données de vive voix ; ainsi ce qui n’aurait servi qu’à peu de personnes, et qui serait péri dans peu de temps, est devenu, par le moyen de la persécution du Diable et à sa confusion, comme une semence universelle et immortelle de lumière et de vie. Outre les écrits dont on a déjà parlé, la plupart des lettres qui sont dans les trois premières parties de la Lumière née en ténèbres, et dans la troisième du Tombeau de la fausse Théologie, furent alors écrites à diverses personnes de ses amis : et comme elles sont imprimées dès long temps, chacun en peut apprendre, s’il veut, le contenu.

2. Elle fit aussi en l’an 1664 quelques vers touchant l’Antéchrist au sujet d’une vision où Dieu lui fit voir en songe l’appareil de cet ennemi de Jésus Christ. Je dirai ici que Madlle Bourignon estimait fort peu toutes les sortes de visions qui se font par l’entremise de l’imagination, pour des raisons qu’elle a souvent expliquées : mais comme il est incontestable que Dieu s’est voulu servir de ces sortes de moyens envers une infinité de saintes âmes, n’y eût-il que la Sainte Bible qui nous en rendît témoignage, si Dieu voulait aussi lui en faire avoir quelques-unes, elle ne pouvait pas l’en empêcher. Tout ce qu’elle pouvait faire était de ne pas les désirer antérieurement ; et de les tenir pour suspectes après qu’elles étaient apparues jusqu’à ce que, les ayant recommandées à Dieu dans un recueillement profond et dégagé de toutes images, elle apprît de Dieu ce qu’elle en devait penser, et que Dieu lui en ratifiât la vérité d’une manière si pure, si intime, et si secrète, dans un fond d’âme si dégagé et si abandonné à Dieu, qu’il ne pût point y avoir de mélange soit de la pensée humaine soit de l’illusion diabolique. Dieu lui ratifia en cette manière la vérité de la vision de l’Antéchrist (aussi-bien que de toutes celles dont j’ai déjà parlé, et de celles dont je parlerai encore dans les occasions) ; laquelle elle décrivit assez particulièrement dans une lettre incomplète, qui n’a pas encore vu le jour, et dans les vers de question, qui sont imprimés depuis peu dans la Première Partie de l’Antéchrist découvert : à la réserve de dix vers qu’elle a fait rayer pour ne pas donner sujet aux esprits curieux d’abuser de la description qu’elle y faisait de la taille, du teint, des cheveux mêmes et d’autres particularités de cet Antéchrist.

3. Elle fit encore quelque-temps après (c’était à Gand, l’an 1666) des vers sur les derniers fléaux qui doivent ravager le monde, sur le rétablissement de l’Église, et sur la venue de Jésus Christ sur la terre ; elle sortait alors d’une maladie, et l’on a remarqué que dans ces intervalles elle avait une certaine disposition de s’exprimer par rimes ou par vers, jusques là même que Dieu lui déclarait alors ses inspirations d’une même manière. Au reste il n’y faut pas chercher les règles de la poésie mondaine, à laquelle on ne peut alors faire de réflexion : aussi lorsqu’elle en parlait, elle disait : Qu’elle n’avait point eu d’égard à l’exactitude des rimes, et qu’elle ne le pouvait : parce que pour le faire elle aurait dû y appliquer son esprit, qui par cette application aurait été détourné de Dieu et de l’attention aux inspirations du S. Esprit ; Que l’Esprit qui est recueilli en Dieu ne peut penser à autre chose, et qu’il dit les choses selon qu’elles se présentent, sans réflexion sur les expressions, et sans aucune image de propre recherche : ce qui était aussi la raison pourquoi elle ne pouvait se souvenir des personnes pour prier pour elles ; parce que pour cela étant devant Dieu il faudrait qu’elle se tournât vers les créatures et vers sa propre mémoire ; et alors ce ne serait pas Dieu qui agit dans elle, mais ce serait elle-même : au lieu qu’il fallait que Dieu fût le tout. Les derniers vers dont je viens de parler sont imprimés dans la Troisième Partie du Renouvellement de l’Esprit Évangélique.

4. Les Conférences qu’elle eut avec un savant Théologien dont j’ai déjà parlé, Monsr Noëls, lui donnèrent sujet d’écrire l’an 1666 et 1667 un assez grand Traité qu’elle appelait premièrement les Matières Théologiques, mais à qui elle donna ensuite pour titre, par rapport à ce savant Théologien, L’ACADÉMIE DES SAVANTS THÉOLOGIENS : car en effet celui-ci, et plusieurs autres, confessaient d’y avoir appris ce que nulles Académies, nuls Théologiens, et pas même S. Augustin, dont il était admirateur, ne lui avaient jamais pu apprendre. Cet Écrit, qu’elle avait auparavant divisé en vingt-sept petits traités, est par son ordre imprimé nouvellement en trois parties qui contiennent toutes ensemble vingt-sept chapitre. L’occasion de ces traités fut les grandes contestes qui faisaient alors tant de bruits par toute l’Europe, des Jansénistes contre les Molinistes touchant la grâce, le grand bruit que l’on faisait de la Doctrine des Casuistes touchant l’attrition et la contrition, la probabilité, et toute leur morale. Ses Amis, étant tous pour Jansénius, l’entretenaient souvent des erreurs et des excès de leurs adversaires, qu’elle avait peine à croire, jusqu’à ce qu’à leur sollicitation elle alla entendre certains prédicateurs, qui débitaient de fois à autres cette belle morale. Elle en eut pitié, aussi-bien que de tant d’abus qu’elle vit dans la conduite des Ecclésiastiques, des Religieux, et du peuple, qui s’attachaient à des fadaises et à un pur extérieur que l’aveuglement de certains directeurs recommande comme des voies assurées pour le salut, quoiqu’ils ne pensent ni les uns ni les autres à se purger des péchés intérieurs et cachés, ni à retourner dans l’Amour et dans la Dépendance de Dieu. Elle était touchée de compassion contre les aveugles conduits et d’indignation contre les aveugles Conducteurs, dont la séduction qu’ils répandaient si universellement, si pernicieusement, et d’une manière si publique, la faisait frémir. Souvent lorsqu’elle revenait de leurs fermons, et que ce Théologien dont je parle lui demandait qui avait prêché, elle répondait : Un Diable incarné. Voilà les occasions qu’elle eut d’écrire alors, jointes aux pressantes prières de ses amis.

5. Aussi la matière et le contenu de ces écrits a du rapport à tout ce que je viens de dire, ou plutôt c’est cela même. Elle y parle de tout ce qui concerne la Grâce, la Prédestination, la Liberté de l’homme. Elle y réfute la Morale corrompue des Casuistes. Elle parle du pauvre état de l’Église, des Pasteurs, des Religieux, des Chrétiens. De la manière de connaître l’état des âmes et les esprits ; de la renaissance ; de la conduite extérieure, et de son abus, aussi-bien que de celui du culte extérieur et des Cérémonies ; du péril où les plus pieux sont, des péchés cachés et inconnus, et du retour à la dépendance de Dieu.

6. Ce qu’elle y a écrit touchant la grâce et ses appartenances est si pénétrant et si solide, que je mets en fait que jamais nuls saints, nuls Pères, nuls Théologiens, n’en ont approché, quelques grands volumes qu’ils en aient écrit. Jusques à présent il y a eu là dessus des difficultés insurmontables que nuls n’avaient encore su résoudre. Tout ce qu’en ont dit ou écrit Pélagiens, Semipélagiens, Antipélagiens, S. Augustin, et ses Disciples, Jansénistes, Molinistes, Antélapsaires, Post-lapsaires, Universalistes, Particularistes, Arminiens, Gomaristes, Labadistes, est à proprement parler comme un chaos, où il y a de la lumière et des ténèbres plus ou moins mêlées toutes ensemble. Les uns, pour attribuer tout à Dieu, ôtent à l’homme ce que Dieu lui a donné irrévocablement. Les autres, pour ne pas ôter à l’homme ce que Dieu lui a donné, ôtent à Dieu pour soumettre à la fantaisie de l’homme ce qui n’appartient qu’à la pure grâce de Dieu, et il suit véritablement de tout cela des conséquences très-injurieuses à Dieu et très-dangereuses au salut des hommes, quoique plusieurs d’eux les désavouent. Une simple fille qui n’a jamais étudié en a fait plus qu’eux tous en trois ou quatre feuilles de papier, ou pour mieux dire, c’est l’Esprit de Dieu son Unique Maître, qui résidait dans le Sanctuaire de cette pure âme, lequel réservait pour les derniers siècles la déclaration des merveilles et des louanges de Dieu par la bouche des petits et des impies.

7. Ce pieux Théologien avait tant de respect pour les écrits de Madlle Bourignon, que cela ne se peut exprimer. Au commencement qu’elle les lui communiqua, comme ils sont pleins de fautes d’orthographe, de langage et de style, qu’ils ne sont point disposés méthodiquement, que les matières y sont souvent entremêlées, et traitées à diverses fois, quoique d’une manière différente, il proposa à Madlle Bourignon de les remettre en meilleur ordre, de leur donner un tour d’expression et de langage plus poli et mieux digéré, et de changer les fautes extérieures sans rien changer de l’essence de la vérité. Madlle Bourignon, ne voulant rien faire sans son Maître divin, lui répondit qu’elle recommanderait premièrement cela à Dieu pour apprendre sa volonté là dessus : ce qu’elle fit. Mais d’abord qu’elle eut fait en son particulier cette offre à Dieu, Dieu lui répondit fortement par manière d’exclamation : Quelle témérité aux hommes de vouloir corriger les œuvres d’un Dieu ! Ce Théologien, à qui elle en fit un peu après le rapport, en fut si surpris, qu’il ne pouvait y penser sans trembler et frémir. Il désista de son dessein, et conserva ensuite une estime si religieuse pour ces divins écrits, que d’en respecter même les fautes d’orthographe, qu’il ne voulut jamais changer, parce qu’elles lui servaient de matière à adorer Dieu qui révélait sa Sagesse aux petits et aux simples ; et qu’il était plus touché de cette divine sagesse, la voyant si naïve, si simple, sans déguisement, sans affectation et sans fard, que de toute l’exactitude et les pompes que la vanité de la critique et de la rhétorique peu inventer. Il tenait ces écrits pour un trésor si inaliénable, que Monsr de Cort lui ayant mis en main le premier traité qui vient de précéder sous le titre de la Parole de Dieu, lorsqu’il le lui redemanda avec instance pour sa consolation dans l’extrême affliction où il se trouvait, emprisonné qu’il était à Amsterdam, Monsr Noëls, qui était son intime, ne se put jamais résoudre à se priver de ce trésor pour son ami affligé : comme il le lui témoigna dans une lettre, qui est imprimée au trente-septième témoignage de la vérité, dans le livre qui porte ce titre. Le même Théologien a dit aussi d’avoir montré cet écrit secret, de la Parole de Dieu, aux plus savants et plus pieux Théologiens de Louvain et de Brabant de sa connaissance, pour en apprendre leurs sentiments, qui étaient que tout cela ne pouvait venir que du Saint Esprit ; et que cette Vierge ne pouvait être conduite que de Dieu même.

8. Lorsqu’elle écrivait ces choses que l’on vient de mentionner, elle eut cet entretien avec Dieu touchant le culte et les choses extérieures de l’Église, où Dieu lui dit bien particulièrement ce qui en était.

« Qu’est-ce Seigneur de tant de sermons, prédications, admonitions privées ? – Toutes parades et vaines complaisances.

« Toutes ces visions, extases, faces lumineuses, qu’on entend en divers particuliers ? Ne sont-ce point choses vraies et réelles ? – Ce sont tous effets de l’Antéchrist, qui sous tels signes extérieurs se veut faire paraître Dieu pour mieux tromper. Je suis esprit et vérité.

« Tant de beaux discours et entretiens spirituels ne vous sont-ils point agréables ? – Toute vanité et perte de temps.

« Tant de livres spirituels ne sont-ils point utiles à notre salut ? – La plupart ne sont qu’amusement, et mauvaises doctrines.

« Ces directions spirituelles ne sont-elles point nécessaires ? – Par là les hommes divertissent souvent les âmes de moi pour les tirer à l’amour d’eux mêmes ou à leurs propres intérêts.

« Tous ces habits si mortifiés ? – Ce sont couvertures à la Superbe du cœur, comme aussi toutes gestes et paroles humbles devant les hommes : ce n’est qu’hypocrisie.

« Hé donc ! la Réforme de tant de Monastères et Communautés ? – Ce ne sont que choses extérieures, qui inventent plus de simulation, préparent plus longue durée au mal, qui s’y tient caché avec plus d’assurance et d’honneur. Rien ne se réforme en esprit et vérité.

« Tous ces voyages et pèlerinages pieux ? Tout amour propre et divertissement d’esprit.

« Toutes ces recherches de diverses Églises et lieux pieux ? – Toutes curiosités et égarements.

« La multitude d’oraisons, d’offices et chapelets ? – Divertissement d’attention.

« Être précis et attaché au nombre des Messes et Sermons ? – Toutes routines, sans vigueur d’esprit.

« Curieux à connaître les vertueux ? – Cela ne rend point vertueux.

« Désirer des miracles ? – C’est tenter Dieu.

« Changer de lieu sans changer de mœurs ? – C’est inconstance.

« Procurer les prières d’autrui sans rien faire soi-même ? – C’est Paresse.

« Chercher les créatures pour trouver Dieu ? – С’est perdre temps.

« Volontiers disputer ? – С’est ambition.

« Faire bien pour plaire aux hommes ? – C’est fruit perdu. »

9. Au même temps qu’elle écrivait ces matières Théologiques dont on vient de parler, elle composait aussi cet incomparable ouvrage de LA LUMIÈRE DU MONDE, qu’elle avait même commencé avant l’autre, savoir dès l’an 1664, et qu’elle ne finit aussi qu’après, vers la fin de l’an 1667. Quoiqu’il y ait mille lumières dans cet écrit, néanmoins les Principales sont : (1) Que l’Église Chrétienne est déchute et devenue la Grande Paillarde de l’Apocalypse ; (2) Que Dieu l’exterminera par ses fléaux qui sont déjà commencés ; (3) Qu’il rappellera et convertira les Juifs ; (4) Que Jésus Christ viendra régner glorieusement sur la terre ; (5) Et que pour rentrer dans la grâce de Dieu et être réunis dans lui, il n’y a point d’autres voies que de rentrer dans sa Dépendance. Elle n’y travaillait, non plus qu’à ses autres ouvrages, que par reprises, laissant souvent écouler des semaines, et même des mois entiers sans y mettre la main ; non seulement parce qu’elle n’avait pas besoin de méditation, et qu’elle pouvait reprendre son ouvrage à toute heure sans peine ; mais surtout parce qu’elle n’omettait nulles des choses extérieures qui fussent nécessaires pour le bon ordre, pour la vie et pour l’entretien, et qui concernassent ou ses affaires ou les devoirs envers le prochain. Elle quittait tout pour vaquer aux choses d’absolue nécessité, eût-elle même été dans l’entretien Divin : Parce, disait-elle, que Dieu ne veut point de confusion ; qu’elle pouvait bien toujours retrouver son entretien et le recueillement ; mais que pour les choses extérieures, bonnes et nécessaires, souvent l’occasion de les faire ou de les bien faire, ne se présentait plus après qu’on l’avait laissé échapper, ou qu’on la différait d’un jour à autre. Le sujet d’écrire ce livre de la Lumière du Monde, se présenta de cette sorte. Monsr de Cort n’eut pas plutôt découvert que Dieu avait caché dans elle les trésors de la Divine sagesse, qu’il ne manquait pas une heure de tous les moments qu’il pouvait dérober à ses travaux d’obligation, qu’il ne l’allât trouver tout le temps et toutes les fois qu’elle était à Malines pour se faire instruire d’elle dans la vérité, avec une ardeur insatiable. Il s’informait d’elle sur les mêmes matières et à peu près de la même manière que l’on voit dans ce livre ; et comme il était Prêtre de l’Église Romaine, et que pour l’ordinaire ces Prêtres sont esclaves de cette Église jusqu’à lui attribuer une infaillibilité et lui donner une déférence qui n’appartient qu’à Dieu seul, elle lui fit voir les défauts de cette Église et de la Chrétienté, sa ruine, et le Rétablissement de la Nouvelle Jérusalem. Et lorsqu’ils se quittaient, Monsr de Cort allait incontinent mettre par écrit pour sa propre instruction ce que sa mémoire toute fraîche lui fournissait encore.

10. Il le faisait néanmoins d’une manière assez abrégée, sans ordre, et en omettant beaucoup de choses nécessaires qu’il sous-entendait facilement lui-même, mais que d’autres que lui auraient eu bien de la peine à deviner. Après qu’il eut achevé cet ouvrage, il dit à Madlle Bourignon : À présent, je vois que j’ai été trompé, et que j’ai aussi trompé les autres jusqu’ici. Or ce n’est pas assez que je sois maintenant détrompé ; mais je suis aussi obligé en conscience de détromper ceux que j’ai trompés par le passé. Et il y en a encore beaucoup comme moi qui trompent parce qu’ils sont eux-mêmes trompés sans qu’ils le sachent, n’ayant point la connaissance de la vérité. Tous les Pasteurs en sont réduits là. Nous sommes tous dans les ténèbres, faisant mal et enseignant mal. Ô si nous étions aussi avancés que les Pharisiens, qui du moins enseignaient bien lorsqu’ils pratiquaient mal, sans rien dire des grandes œuvres de mortification, d’aumônes, et de prières que quelques-uns d’eux faisaient ! Mais nous ne faisons pas le bien, et ne le prêchons pas aussi : puisque nous ne le savons pas seulement. Il faut absolument que je publie ces divines et inconnues lumières dont vous avez illuminé mon âme. Et quoiqu’elle lui représentât que le lieu, le temps, et l’indisposition des personnes ne permettait pas que cela se pût faire alors avec fruit, il ne désista pas néanmoins de sa poursuite, et il déclara qu’il le voulait faire sur les mémoires qu’il en avait lui-même dressés à mesure qu’elle lui avait appris ces divines vérités qui étaient si nécessaires au monde aveuglé. Dès qu’elle sut qu’il en avait dressé des mémoires, elle craignit qu’il n’eût pas quelques-fois bien compris ou exprimé son sens. Elle lui dit donc qu’il ne les fît pas imprimer sans lui montrer premièrement son manuscrit, de peur de communiquer au public autre chose que ses sentiments. Ainsi il le lui montra : mais après qu’elle en eut lu quelque chose, elle lui dit que cela était bon pour lui, mais que nul autre que lui n’y pourrait entendre que rien ou fort peu, parce qu’il y répondait souvent aux pensées qu’il retenait dans son esprit, et que personne que lui ne voyait. Si bien que sur la difficulté qu’elle fit de laisser publier ces mémoires, il la pria qu’elle voulût elle-même reprendre et composer cet ouvrage de nouveau, que Dieu sans doute l’y pousserait si elle le lui recommandait, et qu’il lui ferait revenir dans l’esprit toutes les matières qu’elle lui avait expliquées du passé. Ce qu’elle fit. Elle rendit à Monsr de Cort son écrit, et commença à écrire elle-même par manière de Conférence les choses que Dieu lui remit dans la mémoire, en la façon et de mot à mot comme elles sont imprimées dans les trois parties de cette Lumière du Monde sur la copie que Monsr de Cort avait tirée de l’original de Madlle Bourignon, excepté que comme elle avait dessein de continuer l’ouvrage, qui n’était pas encore fini lorsque Monsr de Cort mourut, elle y ajouta depuis la mort environ les deux dernières pages pour en faire la conclusion : mais sur le dessein qu’elle avait de poursuivre, Dieu lui dit : Pourquoi continuez-vous cet ouvrage, puisque le personnage est mort ? Ainsi elle cessa. De dire ce que ce livre contient particulièrement en matière de Doctrine, de Théorie, de pratique, de conduite, de découverte de l’état du monde devant Dieu, de développement de mystères et d’événements mémorables, c’est ce qui ne se peut dire. C’est un chef-d’œuvre de lumières et de sagesse divine, et (ce me semble) le plus grand et le plus fort de tous ses écrits. C’est vraiment LA LUMIÈRE DU MONDE. Je ne crois pas que le Démon même soit capable de nier que ce ne soient là des vérités de la dernière évidence, et qui viennent de Dieu seul ; que ce ne soit là la vraie, l’assurée, la nécessaire et l’indubitable voie du salut. Je voudrais que tout le monde en eût la connaissance, et surtout de ce qui est dans la Troisième partie. Serait-il bien possible que les âmes les plus dures et les plus méchantes pussent voir ces grandes clartés sans être persuadées de ce qu’elles sont ? Je ne le puis croire. Et il n’y a certainement qu’une malignité purement Diabolique qui puisse porter les méchants hypocrites à les décrier, ou à en persécuter la personne ; parce que la vérité qui découvre leurs ordures et qui montre la rectitude qu’ils ne veulent pas suivre, est trop brillante et trop incontestable. Si quelqu’un des Pères, S. Augustin ou S. Chrysostome, avait écrit de la sorte, on adorerait presque cet ouvrage. Mais parce que c’est une fille, cela doit être peu considérable. Je voudrais bien pourtant que dans tous les livres des Docteurs de tout le monde l’on me montrât quelque chose, je ne dis pas de pareil, mais seulement d’approchant de cela. Je n’en excepte pas les plus illuminés ; pourvu qu’au moins l’on veuille ouvrir les yeux pour en juger, et qu’on ne soit pas du nombre de ces idoles qui ont des yeux et qui ne voient point, qui ont des oreilles et qui n’entendent point ; parce qu’ils ne veulent point que la sagesse des hommes soit détruite par la faiblesse de Dieu, laquelle est néanmoins plus forte que toute la force des hommes, pour parler comme S. Paul.

 

 

Chapitre XX.

 

Son arrivée à Amsterdam. Elle y est découverte, connue et visitée de personnes de toutes sortes de conditions, de Nations, de Religions, de Professions, avec des évènements remarquables. Elle y découvre le bien et le mal de tous, et particulièrement l’erreur où sont les Cartésiens.

 

1. LE deuxième Décembre de l’An 1667, elle partit de Malines pour aller en Hollande, où elle avait dessein de faire imprimer la Lumière du monde à la sollicitation de Monsr de Cort, ses amis l’ayant assuré qu’elle n’aurait pas la liberté de le faire en Brabant : et de là elle pensait se retirer dans l’île de Nordstrand, où elle avait acheté une métairie de Monsr de Cort qui en était Directeur, et qui en possédait la meilleure partie, s’étant fait relever de la vente qu’il en avait faite aux Pères de l’Oratoire. Il avait résolu de la suivre jusqu’à la mort, et il le fit. Mais trois de ses intimes, dont on a souvent parlé, l’un de Lille, et les deux autres de Malines, n’eurent pas le même courage, se laissant affaiblir par des égards humains, par le qu’en dira-t-on, par la crainte de passer pour hérétiques, pour abusés et simples, pour disciples d’une fille, en un mot, d’être moqués et persécutés. C’est de quoi elle dit quelque-part dans une lettre imprimée : Le Diable a ôté à trois de mes Enfants la bonne résolution d’embrasser l’Esprit Évangélique : à quoi ils étaient absolument résolus. Ils ne m’ont point voulu croire lorsque je leur disais que des personnes adhérantes au Diable les divertiraient bien de leurs bonnes résolutions, parce qu’ils ne savaient penser que ces personnes étaient si méchantes, et de plus croyaient que le Diable n’aurait point tant de puissance sur eux. Ce qui les a perdus, puisqu’ils sont maintenant déchus de leur première ferveur, et ont perdu le courage qu’ils avaient d’abandonner le monde pour suivre Jésus Christ. Les égards humains retiennent ces bons effets, quoique le Diable les amuse encore par des fausses croyances, qu’ils effectueront leurs bonnes résolutions lorsque les fléaux de Dieu les déchasseront. Ce qui est grande tromperie : car je crois qu’ils ne vivront point si long-temps, et seront surpris de la mort avant que ces fléaux les chassent. (En effet deux sont morts depuis peu.) Elle avait dit un peu auparavant : J’ai regret de voir périr mes Enfants faute qu’ils n’obéissent point à leur Mère. J’en ai déjà perdu trois autres par ce moyen, le Diable leur mettant en l’Esprit que le mal et péril duquel je les avertissais n’était pas si grand que je le pensais, et aussi se présumant d’être forts assez pour passer par ces périls sans être endommagés. Et par cette présomption le Diable a eu puissance de les faire mourir sitôt que je me suis absentée d’eux, et cela jusqu’à trois personnes lesquelles étaient absolument résolues d’abandonner le monde et de me suivre jusqu’à la mort. Ces personnes étaient : La Religieuse de Malines, nommée Suzanne, Madlle Sneesens, et Monsr de Cort même, qui sortant présentement avec elle, fut empoisonné deux ans après en Nordstrand.

2. Elle eut quelques combats avant pouvoir se résoudre d’aller dans la Hollande ; parce que jusqu’alors elle n’avait ni vu ni fréquenté autres personnes et autres lieux que ceux qui étaient sous la dépendance de l’Église Romaine, et que dès sa jeunesse on lui avait fait accroire que les hérétiques et les gueux, comme on les appelle en son pays, étaient des personnes monstrueuses, méchantes, et contagieuses ; Monsr de Cort lui avait bien assuré qu’elle y trouverait des personnes aussi bonnes, aussi sincères et craignantes Dieu que dans le Brabant et entre les Catholiques Romains ; mais elle sentait encore néanmoins quelque répugnance à aller dans un pays d’autre Religion que la sienne ; jusqu’à ce que l’ayant recommandé à Dieu, il lui dit : Que ce n’étaient pas ces différences vulgaires de Religions qui donnaient le salut ; mais que c’était l’Amour de Dieu et la vertu, lesquels il fallait aimer en toutes les personnes qui y aspiraient, sans avoir égard à quelque Religion extérieure dont ils fissent profession ; Qu’elle devait faire du bien à tous, et communiquer à tous la lumière de la vérité divine, de quelque Religion qu’ils fussent. Cette voix de Dieu opéra dans son âme un fond d’impartialité si parfait, que jamais elle ne s’informait de quelle Religion l’on était, pourvu seulement que l’on eut de l’affection pour pratiquer la Doctrine de Jésus Christ et retrouver l’amour de Dieu.

3. Lorsqu’elle arriva avec Mr de Cort à Amsterdam, elle ne pensait pas venir dans un lieu de souffrances, ni devoir y demeurer davantage qu’un hiver, attendant que la navigation fût bonne pour se retirer en Nordstrand : et pour n’y être pas arrêtée elle avait fait dessein de ne se faire connaître à personne : mais Dieu en disposa autrement. Elle avait, conformément à son dessein, choisi une petite maison vers la mer dans un lieu fort écarté, afin d’y vivre comme solitaire, et d’honorer la vie cachée, basse et pauvre de Jésus Christ par une conformité de la sienne à ce divin Modèle : mais une rude et périlleuse maladie qui lui survint, l’obligea à consentir que Monsr de Cort lui amenât un Docteur de sa connaissance, qui y vint avec un autre à qui il la fit connaître : et ceux-ci, l’ayant connue, ne purent s’empêcher d’en parler à d’autres ; et ainsi consécutivement ; si bien que sa renommée se répandit par tout le pays en fort peu de temps, et que toutes sortes de personnes cherchaient à la voir et à lui parler, d’autant plus que l’on fit imprimer vers le commencement de l’an 1668 une lettre qu’elle avait écrite au Doyen de Lille touchant l’état du monde et les Jugements de Dieu (laquelle est insérée dans la IIe Partie de la Lumière née en Ténèbres, dont elle fait la Ve lettre). Cette lettre (qui est le premier de tous ses ouvrages qui furent jamais imprimés) la fit connaître encore davantage : et comme elle vit qu’il plaisait à Dieu de la manifester, elle se résolut à ne fermer la porte à personne, et à donner audience à tous ceux qui voudraient venir vers elle.

4. Ainsi elle fut visitée, environ un an et demi durant, de personnes de toutes sortes de lieux, de Professions, de Religions, de sentiments : de Réformés, Luthériens, Anabaptistes, Sociniens, et autres ; Théologiens, Philosophes, Rabbins, Prophètes et prophétesses imaginaires, fanatiques, et de toutes sortes de gens les plus experts et adroits en toutes sortes d’arts et de connaissances. Elle croyait que Dieu pourrait peut-être par ce moyen-là ouvrir les yeux à quelques uns, en leur faisant voir le mal du monde et leur propre état misérable avec les grâces et les lumières qu’il réserve aux hommes de bonne volonté qui s’abandonneront à lui ; et que cela les disposerait à renoncer au monde pour embrasser une vie vraiment Chrétienne. En effet, plusieurs furent émus à cela jusqu’à être prêts à se résoudre, et même à s’être déjà résolus, comme ils se l’imaginaient. Mais c’était comme du temps de Jésus Christ : un jour chacun voulait le suivre ; et un peu après chacun se retirait chez soi sans y plus penser, sinon peut-être ou pour le diffamer, ou pour dans l’occasion le lapider, ou pour dire, Crucifige. L’un avait des négoces ; il ne fallait pas les quitter : l’autre était appelé à une telle et telle charge ; il ne fallait pas l’abandonner : l’autre devait avoir soin de gagner de l’argent pour sa famille, de peur d’être pire qu’un païen : l’autre avait une femme, à qui il ne fallait pas déplaire : ou, pour tout dire, l’amour du monde et des choses qui sont au monde, que les yeux convoitent, que la chair désire, que le cœur affectionne, vivait dans eux et y étouffait l’amour du Père, qui voulait y naître par sa divine lumière, laquelle presque tous reconnurent avec des touchements de Dieu très-sensibles et très-convaincants ; mais à la réserve de deux ou trois amis qu’elle connut des derniers, nuls d’eux tous n’y voulut correspondre, ni accomplir les protestations qu’ils avaient faites de vouloir suivre Dieu en abandonnant toute autre chose.

5. Il s’est passé beaucoup de choses particulières dans ces visites, qu’il est impossible de raconter toutes : néanmoins je veux en rapporter quelques-unes des plus remarquables. Un peu avant qu’elle fût connue et visitée de personne, Monsr de Cort, lui ayant dit qu’il avait parlé d’elle à des gens de probité et de piété, (comme il les croyait ; et c’étaient des Mennonites, que l’on appelle autrement Anabaptistes) ; et que ces personnes avaient beaucoup d’estime pour les grâces de Dieu qui étaient dans elle, qu’ils avaient même protesté de ne vouloir venir vers elle qu’en qualité d’enfants, pour apprendre d’elle et pour se soumettre à la lumière de Dieu ; elle lui répondit soudain : Cela n’est pas véritable : ce sont de grands hommes, qui auront bien de la peine à se soumettre à la vérité et à devenir enfants. Monsr de Cort avait de la peine à l’ouïr juger si désavantageusement et si promptement avant ouïr partie (comme l’on dit) ; mais c’est qu’à mesure qu’il lui parlait de ces personnes et de leur disposition, Dieu de son côté par des lumières et des mouvements intérieurs qu’il excitait dans elle, lui faisait voir et sentir la véritable disposition de ces personnes là, mieux qu’eux-mêmes ne le connaissaient. Ils firent bien d’abord les amis et les touchés ; mais Madlle Bourignon n’eut pas plutôt découvert, sans désigner personne, la nature et les propriétés de l’hypocrisie, et la généralité de la corruption, même dans les plus saints, que se sentant enveloppés là dedans, ils se déclarèrent tous contr’elle. L’on peut voir leurs artifices dans les lettres que Madlle Bourignon écrivit alors, et qui sont imprimées dans la 3e Partie de la Lumière née en Ténèbres, et dans la 2e et 3e du Tombeau de la fausse Théologie.

6. Il arriva que comme Madlle Bourignon leur écrivait une de ces lettres, et qu’il lui eut échappé de dire qu’il n’y avait plus de vrais Chrétiens au monde, et que Dieu lui avait déclaré lorsqu’elle en cherchait, qu’elle en serait la Mère, comme elle vit que cette franchise pourrait choquer ces étudiés retenus, et surtout ce dernier mot, elle voulut l’effacer : mais Dieu lui dit : Que ce qui est écrit demeure écrit : à quoi voulant obéir, sa lettre ne fut pas plutôt entre les mains de ces personnes, qu’ils ne si fissent là dessus de si grands vacarmes que, jusqu’à présent, quoiqu’elle ait satisfait sur ce point par ses lettres suivantes tous ceux qui ont le sens commun, ces gens-là néanmoins n’en sont pas revenus ; et continuent encore à l’accuser d’orgueil comme ils faisaient alors. Madlle Bourignon, lorsqu’on lui fit avec quelque continuation ce reproche, se vit enfin obligée de recourir à Dieu, pour lui demander s’il était vrai qu’il y eût encore quelques racines d’orgueil cachées dans son cœur qu’elle n’aperçût pas, et qui donnaient sujet à ces personnes de lui faire ce reproche ? Et Il lui répondit, que Non : qu’ils devraient plutôt demander à Dieu un aussi solide sentiment de leur néant qu’elle en avait du sien : mais que ces gens-là étaient des personnes qui ne voulaient connaître que leurs propres voies. Et ainsi elle les quitta.

7. Monsr Serrarius, assez célèbre par ses correspondances et par ses écrits, fut un des premiers qui la connurent et qui la firent connaître à beaucoup d’autres ; il la recommandait partout, il la voulait mener partout comme un Évangile vivant qui devait éclairer tout le monde : il voulait entreprendre de faire imprimer tous ses écrits ; et l’on a même encore des préfaces et des titres qu’il avait préparés pour quelques-uns : mais Madlle Bourignon était secrètement retenue de se conformer à ce qu’il lui proposait, et de s’ouvrir à lui aussi franchement qu’à Monsr de Cort. En effet elle vit bien, quelque-temps après, qu’il était plus amateur des opinions dont il s’était entêté que de la vérité même. Tout le temps qu’il avait trouvé dans elle des pensées qui s’accordaient avec les siennes, comme touchant les derniers fléaux, la Conversion des Juifs, le Rétablissement de l’Église et le Royaume de Jésus Christ sur la terre, tout allait le mieux du monde ; mais voyant qu’elle ne voulait pas lui donner les mains pour le rétablissement d’un certain culte Lévitique qu’il s’était imaginé, aussi-bien que pour tenir quelque chose d’un certain séducteur des Juifs qui s’était alors levé vers l’Orient, il se déclara contr’elle, et chercha même de la chicaner sur d’autres matières. Il fit tant pour tâcher d’effacer de côté et d’autre par des discours désavantageux les bonnes impressions qu’il avait premièrement données d’elle partout, qu’elle se vit obligée à se défendre par un imprimé public (qui est la 14e lettre de la 2e Partie du Tomb. de la fausse Théol.), à quoi il ne put répondre, sinon que quelques années après sa mort l’on découvrit qu’il avait fait un projet de réponse qui se communiquait, mais secrètement, entre les Mennonites, qui en faisaient leur bouclier : mais l’on y a répondu par une lettre qui se trouve jointe à la première Partie de l’Aveuglement des hommes ; en français seulement. Après sa mort Madlle Bourignon eut une divine vision à son sujet. Il lui semblait qu’elle était dans un lieu où Jésus Christ était présent ; et que cet homme y entrait, mais dans une posture si déconcertée et si humble, qu’il n’osait regarder ni Jésus Christ, ni cette Demoiselle ; mais se tenait courbé et quasi rampant sur la terre. On jugea de là qu’il était dans un état bien affligé et bien souffrant devant Dieu, qui apparemment n’était pas celui de la damnation, puisqu’il était en la présence de Jésus Christ et dans la forme d’une personne pénitente et qui s’humiliait. On sait jusqu’où l’entêtement, les préjugés, et la violence des passions, peuvent emporter ceux dont le fond demeure encore assez droit pour ne pas perdre le salut à cause de quelque conduite emportée, en quoi ils croient souvent de rendre service à Dieu : d’ailleurs lorsque Dieu voulait faire connaître à Madlle Bourignon que quelqu’un était dans l’état de la damnation il le faisait avec un appareil bien plus formidable, comme on l’a déjà remarqué ci-devant, et qu’il parut encore par une autre occasion environ ce temps-ci dans la même ville d’Amsterdam.

8. C’est qu’un de ses amis les plus intimes lui racontant comment il avait par le passé cherché Dieu et fréquenté des gens de piété, autant qu’il avait pu les découvrir, il lui parlait entr’autres avec beaucoup d’éloges d’une personne que je ne nommerai pas, qui lui avait paru comme un saint, qui avait su parler et discourir des choses divines à merveilles, qui voulait faire comme une espèce de Réforme, et qu’il avait vu mourir lui-même dans toutes ces dispositions. Comme cet ami conversait souvent avec elle, il ne pouvait s’empêcher de lui parler souvent de cet homme avec beaucoup d’estime ; mais comme elle sentait dans son esprit une certaine répugnance à tomber d’accord de ce qu’il lui disait touchant la piété de ce personnage, elle s’adressa enfin à Dieu pour lui demander ce que c’était de cette personne qu’on lui recommandait tant ? À quoi Dieu répondit par une voix intérieure, dans le fond de l’âme, où l’illusion n’a point de pouvoir : Il est dans les Enfers. Je dis ceci non point pour arrêter les fougues des méchants, que rien ne peut borner, mais pour empêcher les faibles qui sont de bonne volonté à ne pas se blesser eux-mêmes en condamnant cette servante de Dieu lorsqu’elle juge au désavantage de plusieurs, et de ceux-là mêmes qu’on tient pour de petits ou pour de grands saints. Son jugement n’est pas d’elle-même, mais de Dieu, qui connaît sans doute l’état et les cœurs de tous les hommes. Elle dit un jour sur ce qu’on l’avait blâmé d’avoir parlé quelque-part (quoiqu’avec quelque restriction) de la damnation de quelques-uns : Je n’ai rien dit en cela que je ne l’aie reçu de Dieu, qui me l’a fait voir ainsi. Il faudrait bien que je sois la plus méchante créature du monde pour inventer à faux ces sortes de choses, et même pour les dire au péril de ma vie. Je n’aurais garde d’y penser, n’était que Dieu me les fait connaître, et que cette déclaration peut servir à désabuser ceux qui ont été trompés par ces sortes de personnes, par lesquelles on se laisse conduire le plus souvent dans des choses qui regardent le salut éternel.

9. Elle vint en ce même temps à la connaissance de Mr Labadie et de ses disciples, qui avaient alors autant d’estime pour elle et pour ses écrits qu’ils ont à présent d’aversion pour tous les deux. Ils tâchèrent de l’attirer à eux par le moyen de Monsr de Cort, et de se placer avec lui et elle dans l’île de Nordstrand, leur offrant à cet effet de grandes sommes d’argent pour acheter toute l’île. Mr de Cort s’était déjà laissé pencher vers cela : mais elle lui dit : Vous pouvez donc bien y aller sans moi : parce que je sens et sais que nous ne pourrions jamais nous accorder par ensemble. Leurs sentiments et l’esprit qui les régit sont tout contraires à mes lumières et à l’Esprit qui me gouverne. Elle avait eu déjà touchant lui quelques sentiments intérieurs de Dieu, et une divine vision où il lui avait fait voir dans l’Esprit un petit homme fort empressé à vouloir empêcher avec une grande perche à la main la chute d’un gros bâtiment ou d’un Temple qui tombait ; et par quelque conférence qu’elle eut avec lui, où elle tâcha, mais en vain, de le détourner d’aller braver le Synode de Naerden, et de le désabuser de sa méchante doctrine de la prédestination, elle fut pleinement confirmée qu’il n’avait pour fanal que la même chose qu’ont les doctes d’aujourd’hui, la lecture, les études, quelques spéculations stériles, et quelques actes du propre esprit ; et pour motif de conduite, que quelques entêtements et les mouvements des passions corrompues ; sans être aucunement éclairé de Dieu même, ni régi par les mouvements tranquilles de ses divines inspirations. Et en récompense de ce qu’elle ne pouvait estimer ni louer dans lui ce qui n’était pas, lui et les siens n’ont pas manqué de la noircir à toutes occasions le plus adroitement, le plus pieusement, et le plus charitablement qu’ils aient pu faire, afin qu’on la tînt pour un instrument de Satan, et qu’on eût presque autant d’horreur pour sa personne et pour ses écrits que pour le Diable même.

10. Monsieur Coménius, si célèbre entre les savants, qui avait aussi alors le bonheur de la connaître, en avait bien d’autres pensées : mais aussi était-ce un homme que sa science n’avait point enflé, comme elle fait les autres ; quoiqu’il en eut tiré quelques préjugés, qui lui firent proposer quelques difficultés sur les vérités que Madlle Bourignon déclarait ; sur quoi elle le satisfit. Il rompit avec Monsr Serrarius parce que celui-ci avait agi contr’elle avec tant de passion et d’injustice. Il en conserva l’estime tout le reste de sa vie : et au lit de la mort il désira qu’elle lui vînt rendre une dernière visite, disant à ceux qui lui parlaient d’elle : Ô la sainte fille ! Où est-elle donc ? Que j’aie le bien de la voir encore une fois avant mourir ! Toutes les connaissances et les sciences que j’ai eues ne sont que des productions de la raison et de l’Esprit de l’homme, et des effets de l’étude humaine ; mais elle a une sagesse et une lumière qui ne viennent que de Dieu seul immédiatement, par le S. Esprit. Après qu’elle l’eut été voir à sa réquisition, et qu’elle se fut retirée, il disait touchant elle avec des transports de joie à ceux qui venaient le voir : J’ai vu un Ange de Dieu ! Dieu m’a aujourd’hui envoyé son Ange. Il mourut quelque-temps après dans la grâce de Dieu, comme Madlle Bourignon n’en a point douté : ayant souvent dit qu’elle n’avait jamais vu de savant qui eût le cœur meilleur et plus humble que lui.

11. Christian Höbourg, assez connu en Allemagne par ses écrits, vint aussi la voir, s’étant retiré de chez Mr Labadie. Elle le logea quelques mois chez elle où il traduisit en Allemand un de ses livres, mais comme ni sa femme, ni sa manière de vie ne s’accordaient pas avec ses propres paroles et ses écrits, elle ne voulut pas le prendre dans sa compagnie, quoiqu’après la mort de sa femme il s’offrît pour cela avec dessein de travailler à la traduction et à l’édition de ses ouvrages. Entre les fanatiques, faux prophètes, et fausses prophétesses qui l’allèrent visiter, l’un, lui montrant son épée à demi tirée, lui dit qu’avec elle il allait couper la tête à tous les Rois de la terre, et qu’il allait commencer par l’Angleterre, où voulant aller dans une petite barque, on n’a plus su ce que devint ce pauvre fou. Une autre femme vint lui dire qu’elle était l’épouse de l’Agneau ; mais elle découvrit que plutôt elle pouvait se dire épouse du Diable. Les Trembleurs voulurent aussi éprouver s’ils pourraient l’attirer à leur secte tremblante ; mais ils ne furent pas long-temps sans trembler et déchoir de cette espérance. Il semble que le Diable avait dessein ou de la distraire ou de la séduire par toutes ces sortes de personnes : mais Dieu voulait l’exercer par là, et lui faire connaître par l’expérience jusqu’où pouvait aller la présomption et la folie de l’esprit humain jointe avec les illusions du Diable : n’ayant au reste jamais permis qu’elle en fût trompée : car il lui découvrait le tout, intérieurement.

12. Ce qui parut alors particulièrement dans l’occasion d’un célèbre et prétendu Prophète de la Hollande, qui faisait dresser des étendards pour y ranger les douze tribus d’Israël qu’il devait rétablir, et que quelques gens de bien suivaient effectivement, outre ceux qui sans le suivre ajoutaient foi à ses révélations chimériques. Dans quelques visites qu’il alla lui rendre, elle découvrit sans peine son illusion, quoiqu’il l’assurât d’avoir des commerces ordinaires avec les Anges et avec Dieu, et qu’il dit à Madlle Bourignon qu’il serait doresenavant son Dieu, parce que Dieu ne se découvrirait plus à elle que par son moyen. Elle en fut si lasse que de ne plus vouloir le voir ni ouvrir ses lettres prophétiques, qui sont à présent encore cachetées entre ses papiers. Elle avertit ses amis de se garder de lui, parce qu’indubitablement il n’était pas de Dieu : car elle l’avait offert à Dieu expressément pour savoir ce qui en était, et Dieu, sur la demande qu’elle lui fit, Seigneur, cet homme est-il votre Prophète ? lui avait répondu : Non ; et sur une seconde instance, Qu’est-il donc, Seigneur ? il lui avait répondu : C’est un homme présomptueux sur qui le Diable a beaucoup de puissance. Dieu lui avait donné les mêmes sentiments de ceux de sa cabale, et particulièrement d’un certain Quirin Kuhlman, qui depuis peu a fait imprimer une lettre qu’il adresse à cette Demoiselle pour éprouver s’il pourrait faire un mélange de l’Esprit de Dieu avec les rêveries de Satan, desquelles ce faux Prophète a la tête toute pleine, rôdant d’un côté et d’autre pour séduire ceux qui méritent de l’être par le peu d’estime qu’ils font de la vérité que Dieu envoie d’une manière si solide, si claire, et si peu capable d’être suspectée ; puisqu’elle ne cherche et n’attire personne, ne propose qu’une vie de renoncement, simple, basse, retirée, solitaire, sans amas et sans bruit, dégagée de tous plaisirs, richesses et honneurs, imitatrice de Jésus Christ, sans obliger personne à croire autre chose pour nécessaire au salut que la pratique du renoncement à soi-même et l’amour de Dieu : laissant toutes les autres connaissances, et même les autres choses de révélation et les plus grands mystères, comme des choses indifférentes et non-nécessaires pour ceux qui n’ont pas encore assez de lumière et de grâce pour les admettre. En quoi il est absolument impossible que la séduction se puisse mêler.

13. Dieu lui fit voir aussi combien l’esprit humain le mieux cultivé est aveugle et éloigné du Royaume de Dieu, par quelques entretiens qu’elle eut avec les Sectateurs de la Philosophie de Descartes, tant Théologiens que simples Philosophes. Elle eut une Conférence avec les Professeurs Heydanus et Burmannus, de quoi ni elle ni eux ne furent guère satisfaits de part et d’autre. Car non seulement Nicodème ne pouvait voir clair dans les choses divines et dans les discours de Jésus Christ, qui lui étaient des énigmes aussi-bien qu’à l’Ancien Nicodème : mais il semble qu’il les méprisait sur la fausse supposition d’être éclairé lui-même puisqu’il était Docteur en Israël, quoiqu’il fut si aveugle que de nier que l’Esprit de Dieu soufflât encore à présent où il voulait ; et qu’il soutint qu’on n’entendait plus sa voix et son souffle comme autrefois, pour en conclure qu’au lieu d’abandonner son vaisseau à la conduite de ses divines inspirations, il le fallait gouverner présentement à belles rames et à forces de bras par l’esprit et par la raison humaine. Elle lui écrivit au sujet de cette conférence une lettre qui est imprimée et qui fait la douzième de la première Partie du Tombeau de la fausse Théologie.

14. Les Philosophes lui voulaient persuader de leur côté que dans les choses spirituelles elle approchait de leurs principes : mais Dieu lui en faisait trop sentir la nullité et l’erreur pour s’y rendre. Elle leur dit que leur maladie venait de ce qu’ils voulaient tout comprendre par l’activité de la raison humaine, sans donner place à l’illumination de la Foi divine, qui exigeait une cessation de notre raison, de notre esprit, et de notre faible entendement, afin que Dieu y répandît ou y fît revivre cette divine lumière : sans quoi non seulement Dieu n’est pas bien connu, mais même lui et sa connaissance véritable sont chassés hors de l’âme par cette activité de notre raison et de notre esprit corrompu. Ce qui est une vraie espèce d’Athéisme et de rejection de Dieu. Mais il semble que ces Messieurs ne l’aient pu bien entendre.

15. L’un d’eux lui dit un jour qu’elle ne devait pas ainsi rejeter la raison et l’entendement, puisque Dieu même était entendement, et que la raison était celle par qui on le devait connaître : comme si Dieu était un entendement qui eût dans soi des manières d’apercevoir ou d’agir semblables à celles de nos entendements humains et corrompus, et que dans lui il y eût quelque chose qui pût être vraiment connu ou conçu par les actes de notre esprit et de notre raison. Il est bien vrai que la raison nous peut convaincre qu’il y a un Dieu incompréhensible à elle, à qui elle doit se soumettre : mais le malheur est que, quoi qu’ils disent, ils ne s’y soumettent pas en effet, mais veulent tout concevoir par des actes et des idées claires et distinctes. Ils sont tellement entêtés de leurs idées, de leurs conceptions claires et distinctes, de leurs jugements formés et à former sur ce pied-là ; et sont si habitués à faire agir leur raison sur tout, qu’en effet ils agissent de la sorte sur les choses les plus divines et les plus mystiques, sur les plus grands objets de la foi et lorsqu’il est question d’en acquérir des connaissances salutaires. Je ne veux pas penser aux horribles excès ni d’un Spinoza, ni d’un Hobbes, qui ne manquent pas d’avoir des Sectateurs ; et je veux croire que peu sont capables de leurs diaboliques extravagances. Mais je parle des plus modérés Cartésiens, qui veulent en effet tout manier, tout traiter, tout examiner par leurs raisons et leurs raisonnements dans les choses divines. Et cela leur est si naturel, qu’ils le font sans réflexion et sans s’apercevoir de cette illusion où ils sont tous plongés. On n’en doit pas même entièrement excepter ceux qui font profession de donner tout à la foi de l’Église dans les choses de Religion, pour n’examiner par la raison que les naturelles, et encore cela autant qu’il leur plaira. Cette foi de l’Église ou à l’Église n’est qu’une persuasion de charbonnier à des propositions sans évidence et sans autre utilité que celle qu’en retirent les gens d’Église. Pour le reste, ils traitent souvent en effet les choses les plus divines, et ce qui devrait faire le culte de Dieu spirituel et véritable, par la raison corrompue ; ils examinent tout par elle le plus souvent, et même selon les méchants principes de la corruption, et par mille détours qui se coupent. C’est là où en reviennent les uns et les autres. Les uns plus, les autres moins. Toutes leurs protestations contraires sont des effets de l’aveuglement et de la tromperie de leurs cœurs. Car effectivement ils croiraient donner dans l’Enthousiasme s’ils voulaient suspendre l’usage de la raison et n’en rien attendre de bon, pour espérer une connaissance et une lumière qui vienne dans eux sans la raison et infiniment au dessus de la raison, laquelle ensuite ne soit qu’une petite servante, sans autre conduite que celle de la lumière de la foi, à qui elle pourrait puis après servir fidèlement lorsqu’elle prendrait tous ses ordres d’elle et qu’elle en aurait été éclairée.

16. Mais ce n’est pas là ce qu’ils font ni ce qu’ils veulent faire. Ils veulent établir le jugement ou l’entendement humain en censeur et examinateur de tout par sa propre activité ; et que la raison humaine soit comme la portière qui examine si tout ce qui doit entrer dans notre âme a un bon passeport qui soit à son goût et qu’elle puisse approuver. Il est vrai qu’ils disent, la plupart (avec le Philosophe Descartes), que cela ne regarde que le formel de la foi, c’est à dire, que la cause pourquoi l’on reçoit quelque chose par la foi doit être clairement et distinctement connue ; quoique ce qu’ils appellent le matériel ou l’objet matériel de la foi puisse être et soit quelques-fois l’obscurité même. Mais outre que l’habitude de leurs raisonnements l’emporte en tout par dessus leurs protestations de formalités et de matérialités ; il est très-certain que tous ceux de cette Secte Philosophique qui ne sont point aveuglément soumis aux décisions de l’Église Romaine, ne gardent point ici de mesure, et que les autres en gardent fort peu hors de quelques propositions qu’ils ont reçues par entêtement de leurs devanciers. Car, au reste, ils savent fort bien examiner ce formel de la foi par l’activité de leur raison, afin de comprendre par elle le pourquoi, les marques, les causes, les assurances qu’une chose soit l’objet de la foi, et doive être reçue par la foi. Ce qui est un principe très-pernicieux. Plût à Dieu qu’il fût aussi-bien désavoué in actu exercito qu’il l’est in actu signato, aussi-bien d’effet qu’il l’est par les paroles de quelques-uns, qui croient bien tenir la raison dans ses bornes, et laisser un grand champ à la foi, en protestant que le matériel de la foi est inévident, et qu’il peut être l’obscurité même. C’est sauter d’une extrémité à l’autre. Par la première l’on donne imperceptiblement à la corruption de l’esprit humain de fouiller criminellement dans toutes les choses divines, et de s’imaginer de les connaître lorsqu’on n’en a qu’une fausse lueur ; et par cette dernière, l’on donne lieu à une ignorance crasse et très-pernicieuse. Il est très-faux que la matière de la foi soit obscure. C’est la plus grande lumière qui soit lorsque Dieu ouvre à l’âme l’œil de la foi. Mais ces gens-là s’imaginent que la foi consiste dans quelque acte de jugement et de consentement qu’on donne à des mots ou à des propositions dont on n’entend pas la signification, et qui n’ont nulle évidence. Cela est une fausse foi de charbonnier, laquelle il n’y a que des imposteurs et des aveugles conducteurs d’aveugles qui aient intérêt de recommander, parce qu’ils veulent mener le monde par le nez sans qu’on leur demande où nous menez-vous ? La véritable foi n’est pas un jugement inévident : elle est autant antérieure à tout acte de jugement qu’à toute activité de raison, quoiqu’elle puisse en être suivie. C’est un sentiment de fond d’âme par l’impression de la clarté ou de l’action de Dieu, à quoi l’âme s’abandonne, qu’elle reçoit, et à laquelle elle se livre toute. Voir la lumière en plein midi est bien autre chose que faire aveuglément et sans évidence cet acte de jugement, Il est jour, le Soleil est levé, et qu’ajouter simplement foi à cette proposition parce qu’une personne d’autorité nous l’aurait dite, sans que néanmoins nous vissions rien nous-mêmes. Cela est bon pour des aveugles ou pour des matelots enivrés ou accablés d’une tempête qui leur déroberait le Soleil, la lumière, et les astres. Dieu n’agit pas ainsi envers les hommes dans les choses de foi qui sont nécessaires à leur salut et à leur conduite. C’est un Soleil qui éclaire très-évidemment : mais rien ne reçoit sa clarté que l’âme soumise qui lui ouvre à nu le fond de sa conscience sans vouloir par la force de son activité s’éclairer elle même, ou se rendre par-là susceptible de la lumière de Dieu, l’examiner antérieurement, la régenter et la conduire ; quoiqu’après l’avoir admise elle puisse, étant illuminée par elle, s’égayer et s’exercer à l’entour d’elle ; et même quoiqu’elle puisse antérieurement et avant l’admettre, non pas véritablement en juger en détail, mais se convaincre elle-même suffisamment qu’elle est faible et folle, et que si un autre qu’elle n’opère dans elle, et si elle ne cesse pour donner place à un autre agent, elle ne sera toujours que ténèbres et faiblesse. Le Père Malebranche, par exemple, montre assez par la raison que tous les hommes ont la raison blessée, qu’ils sont tous frappés chacun de quelque espèce particulière de folie et de dérèglement de cerveau : qu’ils ont tous l’imagination mal-tournée dès la naissance, l’un d’une façon, l’autre d’une autre ; qu’autant d’hommes qu’il y a, sont autant d’hypocondriaques, l’un d’une manière et l’autre de l’autre. Si bien qu’il est impossible que la raison, dans l’état où elle est, se puisse bien conduire sans folie et sans erreur, je ne veux pas dire dans les sciences humaines, ce qui est de peu de considération, mais surtout dans les choses divines et les salutaires, où elle est absolument folle, aveugle et maniaque par sa propre conduite ; impuissante à concevoir les choses qui sont de l’Esprit de Dieu, lesquelles lui sont folie et ténèbres, et où elle n’entend rien. Ce qui la doit disposer à se soumettre à Dieu dans une profonde humilité et un vrai renoncement à elle-même pour recevoir de lui la divine lumière de la foi.

16. Mais le malheur des Cartésiens est qu’ils agissent antérieurement à la foi et avant d’être éclairés d’elle ; et qu’ils ne la veulent recevoir que par son examen, sans faire jamais cesser cette raison, rejetant plutôt tout ce qui n’est pas matériellement ou formellement à son goût (pour me servir de leurs termes). Et lorsqu’ils ont trouvé quelque petite lumière par la raison humaine pour se persuader avec évidence d’une chose qu’ils disent qu’autrement on doit croire sans évidence par la foi, ils s’imaginent d’avoir bien appuyé et assisté la foi : par exemple, Descartes dit de lui-même, vers la fin du troisième Tome de ses lettres, que lorsqu’il pouvait découvrir ou démontrer par la raison une chose que sans cela on doit croire par la foi, alors il s’en sentait plus persuadé : comme serait, par exemple, l’immortalité de l’âme, qu’on doit croire par la foi ; mais à quoi, selon lui, on acquiesce encore davantage lorsqu’on la démontre par la raison. Quelle folie ! Cela est bon pour la foi du charbonnier. Celle là peut être aidée par la raison ; parce que bien loin d’être une foi divine ce n’est qu’un entêtement humain. Mais s’il entendait bien ce que c’est que la foi divine, il verrait que son discours est à peu près semblable à celui d’un qui dirait que lorsqu’on peut faire des démonstrations, des jugements et raisonnements touchant le jour, on est bien mieux persuadé qu’il fait jour et que le Soleil est levé, que non pas lorsqu’on le voit et qu’on jouit de sa lumière sans raisonner là dessus. Cela serait si ridicule que je ne crois pas que personne soit encore devenu fat jusqu’à ce point là. Je mets en fait que si quelqu’un avait recouvré la divine lumière de la foi (dont Dieu a dit très-souvent à Madlle Bourignon que tous les Chrétiens d’à présent l’avaient universellement perdue ; dont Jésus Christ a dit qu’il n’en trouvera plus sur la terre lorsqu’il voudra y venir 23 ; dont Dieu avait encore dit à David 24 qu’ayant regardé partout et très-exactement, un par un, il n’en avait pas trouvé un seul qui connût Dieu par la lumière de la foi) ; si, dis-je, quelqu’un avait cette divine lumière, il verrait si clairement par elle, soit l’immortalité de l’âme, soit les autres choses de même rang, que tous les raisonnements de Madame la Raison ne seraient qu’une chandelle bien obscure en la présence de ce grand Soleil, et qu’on songerait aussi peu à recourir à elle qu’à allumer une chandelle en plein midi et dans un lieu clair pour être éclairés par elle : et en ce cas, la raison ne pourrait être d’usage tout au plus qu’à s’en servir pour disposer par ses discours quelques âmes qui seraient encore dans les ténèbres, comme la chandelle en plein midi pourrait bien servir à aller donner quelque clarté à une personne renfermée dans un lieu destitué de la lumière du Soleil : mais de s’arrêter opiniâtrement à cette petite lumière, n’en vouloir point admettre d’autre, ne la pas éloigner pour aller se rendre à la lumière du Soleil, ce serait assurément nier à cet égard le Soleil et sa lumière, et se rendre incapable d’en jouir : comme c’est assurément déshonorer Dieu, le nier, le rejeter, lui et sa lumière, et s’en rendre incapable, que de s’attacher opiniâtrement à cette malheureuse raisonnette, comme font ordinairement et par une malheureuse fatalité presque tous les Cartésiens, qui craindraient de devenir Enthousiastes, ou, peut-être, bêtes ou loups garoux, à la seule pensée de ne plus raisonner pour se soumettre à Dieu comme des petits enfants malgré tous les efforts de leurs esprits si affamés de conceptions claires et distinctes, qui souvent ne sont que de pures folies et bagatelles devant Dieu.

17. Il est bien difficile de les en persuader et de les faire revenir de là : parce qu’ils se sont mis dans la tête cette fantaisie d’être dans le degré de la dernière certitude, et à l’épreuve de tous les doutes imaginables depuis qu’ils ont une fois bien douté, et de toutes les raisons opposées qu’on pourrait jamais leur alléguer. Ce qui les remplit d’une fastueuse et dédaigneuse sécurité, qui ne daigne pas seulement d’écouter qu’on ait ou qu’on puisse avoir quelque chose de contraire à leur dire, si ce n’est avec un ris moqueur que la sotte confiance sur ce qu’ils ont raison leur inspire. Mais cela disparaîtra bientôt lorsqu’il faudra paraître devant Dieu à la mort, où cette pauvre raison avec tout son attirail d’idées et de conceptions claires et distinctes sera peu en état de se régler, de se défendre, et de se donner quelque chose. Ce qu’expérimenta même dès cette vie ce pauvre Cartésien dont je viens de parler, qui, au lieu de donner place aux remontrances de Madlle Bourignon, s’en était ri par cette sotte sécurité dont ils sont tous enfarinés, jusqu’à lui avoir dit en riant : Vous vous appeliez la Mère des croyants par les vérités dont vous dites de les persuader et les faire croire : et moi, qui ai des démonstrations claires et évidentes avec lesquelles je puis persuader les esprits raisonnables et les leur faire bien mieux croire, je serai le Père des croyants. Mais ce pauvre Père des croyants, qui était d’ailleurs une personne d’esprit, de très-bon naturel, bien faisant, et même un homme de qualité, se voyant peu de temps après accueilli d’une maladie mortelle en la fleur de son âge, se trouva bien dans un autre état qu’il ne s’était imaginé : car Dieu lui ayant ouvert les yeux pour lui faire voir l’erreur où il avait été jusqu’alors, il commença à se lamenter et à crier jour et nuit : Mon entendement, mon entendement, où m’avez-vous réduit ! Hélas, ma raison, sur laquelle je me suis tant fié, quelle assistance me peux-tu donner maintenant ? Tu ne peux maintenant me donner ni le salut ni son espérance ! Il faut que je sois damné. Il ne peut y avoir de miséricorde pour moi ! Un de mes amis, qui l’allait voir dans ce pitoyable état, tâchait de le consoler le mieux qu’il pouvait ; mais l’autre, ne trouvant point de repos, lui demandait à tous coups s’il jugeait donc qu’il y eût encore quelque miséricorde à espérer pour son âme ? Et puis jetant les yeux et les bras d’un côté et d’autre, il recommençait sa plainte : Mon entendement, mon entendement ! hélas, où m’avez-vous conduit ? Quelques-uns de ses amis (à qui il n’ouvrit pas tout le détail de ses combats), entr’autres Messrs Sténon et Swammerdam, anatomistes célèbres, lui firent quelques visites pour le consoler : mais rien ne pouvait le rendre tranquille. Il se tourna enfin vers mon Ami, lui disant : Allez, dire à cette bonne Âme (entendant Madlle Bourignon) qu’elle prie Dieu pour moi afin que je puisse obtenir pardon de ce péché : car autrement je suis damné ; ou il me faudra souffrir un Purgatoire bien long : Ô si je pouvais revenir de cette maladie, je me convertirais tout à Dieu, et suivrais une toute autre voie ! Mais lorsque cet Ami en fit le rapport à Madlle Bourignon, elle répondit : Il n’en relèvera point ; mais il mourra : car s’il en revenait, il retomberait plus profondément dans cette pernicieuse erreur. En effet, il en mourut, et avec bon et sain jugement ; mais avec une grande repentance et contrition, en adorant avec grande ardeur Jésus Christ crucifié, et exécrant la folie des Grecs et des sages. Madlle Bourignon avait espérance après qu’il fut mort qu’il reposerait un jour en paix, vu sa grande repentance.

18. Elle avait tant d’horreur pour cette méchante disposition de ces sages, qu’elle ne la pouvait souffrir, assurant que Dieu lui avait fait voir, et même déclaré expressément, que cette erreur du Cartésianisme était la pire et la plus maudite de toutes les hérésies qui aient jamais été dans le monde, et un Athéisme formel, ou une rejection de Dieu, dans la place duquel la raison corrompue se substitue. D’où vient que l’Écriture n’en veut tant à personne qu’aux sages et aux entendus, lesquels Dieu exclut de son Royaume, et menace d’extermination finale. Ce n’est pas que cette idole de la raison corrompue, cette attache à ses fonctions et à ses opérations, ne soit une chose aucunement commune à tous les savants, et à toutes sortes de Philosophes aussi-bien qu’aux Cartésiens : mais c’est que ceux-ci en effet y sont incomparablement davantage attachés que les autres : ils croient en être en possession par dessus tous, et avoir découvert le pot aux roses ; aussi ne manquent-ils pas de ne rien admettre que par cette voie (excepté ceux qui font profession de croire par la foi du charbonnier ce qu’ils appellent l’Église et sa Tradition), au lieu que les Philosophes Aristotéliciens et les autres ne sont pas si accoutumés à examiner et à suivre la raison. Car souvent ils croient, parlent, suivent et font bien des choses sans y rien comprendre, et sans faire aucuns efforts de raison pour avoir des conceptions claires et distinctes, et ainsi dans l’occasion ils seront plus propres que les autres à faire cesser leur raison pour donner place à Dieu ; puisque leur raison n’est pas si active ni si exercée, qu’ils s’en éloignent bien des fois, et parlent souvent comme des ânes, sans avoir aucune idée de ce qu’ils disent, ni sans raisonner sur le faix qu’ils portent ; au lieu que les Cartésiens sont les vrais sages du siècle. Or est-il qu’après tout, les ânes sont encore plus propres pour le Royaume de Dieu que les Sages : car même Jésus Christ se servit encore d’un âne pour faire son entrée en Jérusalem : mais les Sages le crucifièrent. Et ainsi ces ânes de Philosophes vulgaires se soumettront encore plutôt à Dieu que les Sages Cartésiens : quoiqu’à vrai dire, tout n’en vaille rien devant Dieu, ni l’ânerie des uns, ni la sagesse des autres. Voilà ce qu’on a à leur dire, après avoir averti ceux de bonne volonté, qui veulent se guérir de leur maladie, qu’après les écrits de Madlle Bourignon, rien n’est, à mon avis, si puissant et si propre à la découvrir, et pour leur purger le cerveau, que les ouvrages admirables du très-éclairé et divin Jean de la Croix, que je prie Dieu de leur faire la grâce de lire avec autant de conviction et de profit que j’en souhaite pour moi-même qui, ayant été atteint de la même maladie sans le savoir, ai eu besoin de ces sortes de remèdes.

 

 

Chapitre XXI.

 

Suite de sa demeure à Amsterdam. Des ouvrages qu’elle y écrivit. Comment Dieu lui fit voir l’état glorieux de la création et du premier homme ; sa venue glorieuse sur la terre ; et l’état malheureux où les derniers fléaux réduiront le monde universel.

 

1. APRÈS que Madlle Bourignon eut été assez visitée de toutes sortes de personnes, qui n’en tirèrent pas le profit qu’ils devaient, Dieu lui en amena deux ou trois qui étaient droites de cœur et de bonne volonté, donnèrent les mains à la vérité, quittèrent le monde, les négoces, parents, amis, et alliés qui ne voulaient pas les suivre, et demeurèrent fidèles à cette Demoiselle. Comme ils trouvèrent dans sa conversation, sa vie, et ses discours, les moyens de s’approcher de Dieu et d’avancer la perfection de leurs âmes, aussi ne voulurent-ils jamais s’en séparer, et ils la suivirent tout le temps de leur vie et de la sienne. Tous les autres s’en retirèrent à son grand soulagement ; car elle en était si lasse, qu’elle ne faisait qu’aspirer après la solitude. Elle disait que Dieu lui avait voulu faire voir, par cette fréquentation commune de chacun, qu’elle avait admis indifféremment par son divin ordre, combien peu il y avait à gagner dans le monde, même entre les meilleurs et ceux qui cherchent la vérité ; et qu’après ces visites, elle espérait que Dieu ne l’engagerait jamais plus à une pareille distraction, et qu’elle mènerait une vie retirée tout le reste de ses jours. Ce qui arriva en effet et commença dès Amsterdam même. Car après avoir assez éprouvé le peu d’utilité qu’on retirait des visites qu’on venait lui rendre, elle défendit aux uns de la plus molester, et laissait frapper les autres à la porte sans leur ouvrir jusqu’à ce qu’ils s’en allassent, après avoir découvert de quelque lieu que ce n’étaient que des curieux qui venaient la distraire inutilement.

2. Monsr de Cort demeurait ordinairement avec elle lorsqu’il était dans la ville. Il y avait aussi des amis domestiques avec qui elle vivait : mais elle en recevait des distractions pour leur apprendre à faire avec application et selon la volonté de Dieu les choses extérieures, mêmes les plus petites et celles qui semblent de moindre conséquence. Ces règlements extérieurs d’autrui lui donnaient de la peine ; d’autant plus que souvent l’on y avait peu d’égard, et que le Diable faisait que l’on oubliait facilement le tout. Et cela la détournait d’écrire, et même de s’entretenir avec Dieu. Sur quoi s’adressant à Dieu, elle lui demanda :

« Pourquoi, Seigneur, ne sais-je bien entendre votre voix ? Dieu lui répondit : Parce que votre Esprit est distrait en autre chose.

« Ne me dois-je plus appliquer à aucunes choses sinon à entendre votre voix ? Les choses qui sont à ma gloire et au salut des âmes ne me peuvent déplaire, ni aussi les choses nécessairement urgentes.

« Que fais-je donc parmi les hommes, où il y a beaucoup plus de choses nécessaires que dans la solitude ? Vous n’avez besoin d’y rester sinon pour leur salut.

« Je ne vois point de profiter à leur salut nonobstant tous mes soins. Vous profiterez à quelques-uns, qui vous imiteront.

« Les écrits, Seigneur, leur seront-ils profitables ? Grandement.

« D’où vient que je ne sais avancer ces écrits quoique j’en aie la volonté ? Parce que leurs indispositions vous retiennent, et que vous regardez leurs imperfections.

« Dois-je vouloir ignorer leurs imperfections afin de garder ma tranquillité et recouvrer votre claire lumière ? Cela serait préférer votre contentement à ma gloire.

« Les imperfections, Seigneur, qui ne regardent que les choses temporelles, le boire, le manger, le vêtir, le marcher, le ménager, avec toutes autres choses semblables, sont-elles contraires à leur salut ? En toutes ces choses consiste l’amour propre et la sensualité.

« Faut-il donc que je m’amuse à leur enseigner comment ils doivent faire toutes ces choses en particulier ? Si vous ne le faites, ils n’auront la vertu sinon en spéculation.

« Il me semble chose petite et qui importerait peu au salut, si un chacun réglait son ménage ou ses actions selon son inclination, moyennant ne commettre péché. Tout ce qui est sans règle ou sans raison est péché.

« Il y a, Seigneur, des personnes qui font leurs actions réglées et raisonnables, lesquelles n’ont besoin de conduite de personne. Celles-là seront facilement soumises à celui qui a l’Esprit de Dieu, parce qu’il conduit toujours en ordre et en raison parfaite plus qu’elles.

« Je ne sais volontiers parler, à ceux qui cherchent l’amour de Dieu, de choses si basses que leur boire et manger, et le reste des choses corporelles, lesquelles ne sont l’essence de la vertu. La solide vertu se témoigne par ces signes extérieurs, laquelle, ne se pratiquant par ces actions corporelles, n’est qu’une vertu imaginaire. »

Touchant Monsr de Cort, elle ajouta, pour savoir s’il pouvait bien s’éloigner d’elle :

« Cet Enfant, Seigneur, peut-il bien voyager ? À quoi Dieu répondit : Autant qu’il s’éloignera de vous, autant s’égarera-t-il de Moi.

« Dois-je donc aller avec lui en Nordstrand ? Il répondit : Faites tout par ordre. »

3. Elle employa la plupart de ce temps-là à composer plusieurs livres qui sont presque tous imprimés à présent, dont voici les principaux. Quatre parties du TOMBEAU DE LA FAUSSE THÉOLOGIE, dans la première desquelles elle fait voir la confusion, l’ignorance, la corruption, l’insensibilité, et les erreurs fondamentales des Chrétiens, et même des Conducteurs et Théologiens modernes. Dans la seconde, leur présomption, envie, orgueil, opiniâtreté et entêtement. Dans la troisième, que toutes leurs Théories et pratiques ne sont plus que Pharisaïques, sans foi Divine. Dans la quatrième, que le Diable a une grande puissance sur les hommes, sur les méchants et sur les meilleurs mêmes, lesquels il détourne par eux de suivre Dieu, les engage à coopérer au mal des autres, et les fait retourner en arrière lorsqu’ils avaient déjà abandonné le monde. Cet ouvrage, qui est composé de plusieurs lettres, est d’une force et d’une utilité insigne. Je n’ai jamais vu personne qui n’ait été touché dans son âme par sa lecture, jusqu’aux plus méchants mêmes, qui en devenaient tout blêmes et comme morts, surtout par la lecture de la première lettre de la IIIe Partie ; et par les sept premières de la quatrième. Cet ouvrage est en français, en flamand, et en allemand : comme sont aussi la plus-part de ses livres, que l’on a eu soin de faire paraître en ces trois langues.

4. À l’occasion de quelques entretiens qu’elle eut avec des Philosophes Cartésiens, elle composa le Traité qui porte pour titre LA SAINTE VISIÈRE ; où elle fait voir que les hommes, et en particulier les Chrétiens, ont perdu la Lumière de Dieu, qui est la Foi véritable et Divine, pour se laisser conduire par la raison corrompue, et par une fausse ou très-débile lueur que l’on puise dans la nature, toute pervertie, bestiale, charnelle, et grossière qu’elle est devenue par le péché : que c’est cela qui a gâté toute la Religion Chrétienne, et l’a mise dans l’aveuglement et dans les ténèbres où elle est plongée : et qu’afin que Dieu la rétablisse dans son premier état, il n’y a point d’autre voie que l’abandon de cette fausse conductrice de la raison, et la résignation à Dieu, qui fasse ensuite revivre lui-même par Soi cette Divine lumière de la Foi que nous avons étouffée. Elle y composa aussi le traité de sa VIE EXTÉRIEURE, qui vient de précéder celui-ci : ce qu’elle fit parce qu’elle remarqua que la plus-part de ceux qui venaient la voir, quoique d’ailleurs ils fussent assez convaincus de la vérité des choses divines qu’elle proposait, cherchaient néanmoins à se dispenser d’y correspondre et de les recommander, par des considérations personnelles et étrangères, comme de dire que, quoique cela fût bon, au reste ils ne connaissaient pas cette fille, et ne savaient qui elle était, d’où elle venait, ni ce qu’elle prétendait : de la même manière que les Pharisiens, après être assez convaincus par les divines vérités que Jésus Christ leur proposait, cherchaient des subterfuges en disant : Nous ne savons qui est celui-ci ; nous ne savons d’où il vient : mais nous savons bien qui est Moïse et que Dieu a parlé à lui : et tout nouvellement encore il s’est trouvé des personnes assez absurdes pour prétendre qu’on a droit de rejeter ce que cette Demlle avance, fût-on convaincu par la lecture de ses ouvrages que c’est la pure vérité, parce, disaient-ils, que l’Écriture n’a pas parlé de cette personne, ni prédit qu’une femme viendrait enseigner dans les derniers temps. Quoique ce procédé se réfute assez de soi-même par son absurdité, l’on y a néanmoins satisfait par une lettre que l’on a jointe à l’édition Française et Flamande du Témoignage de la Vérité ; et c’était aussi une pareille absurdité qui avait obligé Madlle Bourignon à composer ce Traité de sa Vie Extérieure, lequel est demeuré imparfait, aussi-bien que quelques autres écrits qu’elle commença en ce temps là, comme un Catéchisme, et d’autres qui paraîtront dans ses Fragments.

5. Elle y acheva presque jusqu’à la fin les Traités suivants, qui sont tous imprimés. LE NOUVEAU CIEL ET LA NOUVELLE TERRE : Où il est déclaré en quelle gloire le monde et l’homme ont été créés ; comment ils en sont misérablement déchus ; comment ils s’entretiennent et même s’augmentent dans leur malheur ; et par quels moyens ils doivent rentrer dans la disposition que Dieu exige d’eux pour les rétablir dans leur première gloire, et renouveler tout le monde. Dieu lui représenta pour ce sujet dans l’esprit, sans l’entremise des yeux corporels, qui auraient été accablés sous le poids d’une si grande gloire, la beauté du premier monde, et la manière dont il l’avait tiré du chaos : tout était brillant, transparent, rayonnant de lumière et de gloire ineffable. Il lui fit paraître de la même manière spirituelle Adam, le premier homme, dont le corps était plus pur et plus transparent que le cristal, tout léger et volant, pour ainsi dire ; dans lequel et au travers duquel on voyait des vaisseaux et des ruisseaux de lumière qui pénétrait du dedans en dehors par tous ses pores, des vaisseaux qui roulaient dans eux des liqueurs de toutes sortes, et de toutes couleurs, très-vives et toutes diaphanes, non seulement d’eau, de lait, mais de feu, d’air, et d’autres : ses mouvements rendaient des harmonies admirables : tout lui obéissait : rien ne lui résistait et ne pouvait lui nuire. Il était de stature plus grande que les hommes d’à présent : les cheveux courts, annelés, tirants sur le noir, la lèvre de dessus couverte d’un petit poil : et au lieu des parties bestiales que l’on ne nomme pas, il était fait comme seront rétablis nos corps dans la vie éternelle, et que je ne sais si je dois dire. Il avait dans cette région la structure d’un nez, de même forme que celui du visage ; et c’était là une source d’odeurs et de parfums admirables : de là devaient aussi sortir les hommes, dont il avait tous les principes dans soi : car il y avait dans son ventre un vaisseau où naissaient de petits œufs, et un autre vaisseau plein de liqueur qui rendait ces œufs féconds : et lorsque l’homme s’échauffait dans l’amour de son Dieu, le désir où il était qu’il y eût d’autres créatures que lui pour louer, pour aimer et pour adorer cette Grande Majesté, faisait répandre par le feu de l’amour de Dieu cette liqueur sur un ou plusieurs de ces œufs avec des délices inconcevables ; et cet œuf rendu fécond sortait quelque-temps après par ce canal hors de l’homme en forme d’œuf, et venait peu après à éclore un homme parfait.

6. C’est ainsi que dans la vie éternelle il y aura une génération sainte et sans fin, bien autre que celle que le péché a introduite par le moyen de la femme, laquelle Dieu forma de l’homme en tirant hors des flancs d’Adam ce viscère qui contenait les œufs, que la femme possède, et desquels les hommes naissent encore à présent dans elle, conformément aux nouvelles découvertes de l’Anatomie. Le premier homme qu’Adam produisit par lui seul en son état glorieux, fut choisi de Dieu pour être le Trône de la Divinité, l’organe et l’instrument par lequel Dieu voulait se communiquer éternellement avec les hommes. C’est là Jésus Christ, le premier-né de toute créature, le fils de l’homme, Dieu uni à la nature humaine, Dieu et Homme tout ensemble. C’est celui-là qui s’est promené avec Adam dans le jardin d’Éden. C’est lui qui est apparu à Abraham, à Jacob, à Moïse dans le buisson et sur la montagne, que Moïse vit par derrière et fut couvert de sa Main, mais qui ne put obtenir de voir son visage, de peur de mourir par l’impression d’une si vive gloire. C’est lui qu’ont vu couvert de quelque obscurité Josué, Gédéon, le père et la mère de Samson, les Prophètes Isaïe, Ézéchiel et Daniel, et ces derniers en vision seulement ; et c’est le même qui quatre mille ans après est descendu du Ciel et a renfermé son corps dans les entrailles de la Sainte Vierge, soit en se réduisant à la petitesse qu’il avait lors de sa première conception ou naissance, soit d’une autre manière inconcevable à notre raison grossière ; pour se revêtir là de la corruption de notre chair et de notre sang, et faire l’œuvre de notre Rédemption. Ce sont des mystères qui ont été cachés aux hommes jusques à présent, et que Dieu a révélés lui-même à cette sainte âme pour animer les hommes de ces derniers temps à l’amour des choses éternelles. Que les profanes pourceaux ne mêlent pas leurs groins ici dedans : qu’ils demeurent plutôt dans leurs étables et dans leurs ordures, jusqu’à ce qu’on vienne les traiter en bêtes et en pourceaux.

7. Lorsque Madlle Bourignon écrivait ce Traité du Nouveau Ciel, et que Dieu lui manifestait ces glorieuses merveilles, elle en avait l’esprit si ravi et si occupé qu’elle en oubliait souvent le manger et le boire, ne se mouvait et n’allait d’un côté et d’autre que machinalement, sans réfléchir et sans penser à ce qu’elle faisait au dehors. Un jour l’on vient frapper fortement à sa porte : elle se lève de son siège, va ouvrir la porte, n’observe pas qu’il y a une personne étrangère qui veut lui parler, laisse la porte ouverte, retourne à sa place ; la personne, sans rien comprendre dans ce nouveau genre d’accueillement, la suit, s’assied auprès d’elle, qui ne lui dit mot, jusqu’à ce qu’enfin l’autre lui demandant si donc elle ne pouvait lui parler, elle revient à soi, toute étonnée qu’il y a une étrangère devant elle, sans savoir d’où ni comment elle y est venue. Un autrefois, voulant manger et n’ayant point de pain, elle va, sans réflexion sur ce qu’elle faisait, dans la boutique d’un boulanger où, étant comme revenue à soi, elle ne savait que dire ni ce qu’elle venait y faire, jusqu’à ce qu’un pain, qui était là de la même manière que ceux dont elle se servait, lui fit voir que le besoin de cette provision avait conduit ses pas jusques là sans y penser. Elle avait dessein de continuer la description de toutes ces merveilles ; mais Dieu lui dit, après en avoir écrit une vingtaine de feuilles : Quittez cet ouvrage : les hommes n’en font ni dignes ni capables. Ils s’imagineraient d’être dans les dispositions requises à cet état glorieux ; mais ils en sont bien éloignés. Montrez-leur plutôt le misérable état où ils sont réduits par le péché, sous la domination de la nature corrompue et sous l’Empire de l’Antéchrist, qui les gouverne sans qu’ils l’appréhendent. Écrivez-leur du Règne de l’Antéchrist. Ainsi elle quitta sa plume et cet ouvrage, disant à Dieu : Je le ferai, Seigneur : et écrivit ensuite le traité de l’Antéchrist.

8. Ce fut précisément en ce temps-là que Dieu lui fit voir la manière de son avènement et comme il glorifierait les corps des saints qu’il trouverait encore sur la terre. Il lui semblait que Jésus Christ descendait dans les nuées du Ciel en corps glorieux, accompagné de plusieurs milliers de Saints qui, comme une infinité d’étincelles rayonnantes, voltigeaient à l’entour de sa lumineuse présence, et qu’ils allaient à la rencontre d’une compagnie de personnes fort chétives, conduites par une petite fille, toute exténuée, aussi-bien que sa suite, par travaux et par afflictions, qui allaient toutes, vêtues de lin blanc et pur, au devant du Seigneur, et se prosternaient à genoux devant lui, lequel, embrassant cette personne et chacun des Saints glorieux, embrassant de même un de ceux de sa suite, il y sortait du corps de Jésus Christ et de ceux de sa glorieuse conduite un rayon de lumière et de gloire qui pénétrait le corps de celui qu’ils embrassaient, y consumait la corruption, et le rendait tout lumineux, glorieux et conforme au corps de Jésus Christ. Cette vérité est assez clairement dans les Épîtres de S. Paul.

9. Je ne sais si ce fut précisément au même temps qu’elle écrivait du Règne de l’Antéchrist et du malheureux état des hommes, que Dieu, pour le lui représenter, lui montra en esprit comme si tout le ciel couvert de nuées se déchargeait par une neige très-épaisse, durable, et pressée, tombant incessamment en bas d’une manière si abondante, que d’en obscurcir tout l’air ; sur quoi Dieu lui dit : Voilà comment les âmes des hommes tombent à présent à foule dans l’abîme de l’Enfer. Ce qui lui fit grande pitié. Elle écrivit, sur ce déplorable état du monde, L’ANTÉCHRIST DÉCOUVERT, en trois parties, dont la première fait voir ce qu’est l’Antéchrist, et qu’il domine universellement partout, même par le moyen des choses les plus saintes aussi-bien que par les choses les plus méchantes, qui sont ses pactionnaires, qui veulent aussi paraître des Saints : la seconde partie montre comment il domine sur tout par des fausses subtilités, disputes, gloses que la raison égarée fait sur les choses divines, sous quoi il cache et flatte le mal. La troisième, comment il domine en toutes sectes, quelques différences d’opinions qu’elles aient, aussi-bien qu’en tout état et toutes conditions.

10. Lorsque Dieu lui faisait voir l’état malheureux où les hommes étaient, il lui montrait aussi les châtiments et les fléaux universels par lesquels sa justice les devait extirper de dessus la terre. Il lui faisait voir les lieux et les climats du monde en détail qui devaient périr les uns par les eaux, les autres par le feu, les autres par la peste et la famine, et les autres par les guerres : elle les marquait un jour à Monsr de Cort par la situation de sa chambre, dont les quatre parois correspondaient au Nord, au Midi, au Levant et au Couchant, mais l’on n’en a point réservé de mémoire distincte. Au même temps qu’elle écrivait du Règne de l’Antéchrist et du malheureux état des hommes, comme elle était un jour vers le soir en solitude, elle eut cette vision divine. Elle était dans un profond recueillement d’esprit et dans l’oubli de toutes les choses créées : soudain il lui prit un grand battement de cœur et une oppression d’esprit sans qu’elle sût d’où cela venait : dans cette anxiété, levant les yeux au ciel pour implorer le secours de Dieu, elle vit le ciel tout couvert et furieusement agité de nuages épais et obscurs, qui se suivaient foule à foule l’un l’autre, et fondaient sur la terre si impétueusement et si abondamment, que toute la terre en fut incontinent toute inondée. Elle se voyait placée sur le toit de la maison, et ne voyait partout qu’eaux, comme une mer universelle : dans la ville (qui était Amsterdam) elle n’apercevait plus que le haut des maisons ; et hors de la ville, ceux qui fuyaient étaient les uns presque tout le corps dans l’eau, les autres s’y noyaient entièrement ; et lorsqu’on se voulait sauver l’un l’autre, il survenait de nouveaux orages qui les accablaient : c’étaient comme des montagnes et de grandes masses d’eaux, qui tombaient du Ciel et qui accablaient tout. Dire si cela signifiait quelque inondation particulière du pays, ou les fléaux universels qui ravageront toute la terre, comme Dieu fit voir autrefois la même chose sous le même emblème d’un déluge à un de ses amis nommé Jean Engelbert, c’est ce qu’elle n’a pas décidé particulièrement. Et en ce dernier cas, il n’y aurait de différence d’avec le premier sinon que l’étendue du mal serait plus grande et moins bornée. Ce qui s’accorde avec une vérité d’ailleurs très-certaine, et avec l’advertance suivante, par laquelle Dieu lui fit voir en esprit de la manière que je vais dire, l’horrible désolation que ses derniers fléaux causeraient dans la terre, en retranchant presque tous les hommes.

11. Il lui semblait dans l’esprit que voyageant parmi le monde et passant par les villes, elle ne rencontrait personne : que maisons, boutiques, cabinets, tout était ouvert ; marchandises et raretés exposées ; l’or, l’argent et tous les autres biens à découvert, sans qu’il y eût âme vivante pour les prendre et s’en servir ; que tout était couvert de rouille et se gâtait de pourriture ; et qu’allant dans les rues les plus fréquentées, l’herbe y était crûe jusques à lui atteindre aux genoux. Cette description est terrible ; et néanmoins celle que les Prophètes ont faite des mêmes évènements ne signifie pas moins. Voyez, par exemple le 13e chapitre d’Isaïe, et encore plus le 24e qui fait assurément frémir : aussi-bien que les suivants, sans rien dire des autres Prophètes, de Jésus Christ au 24e de S. Matthieu, et ailleurs ; non plus que de S. Jean dans son Apocalypse.

12. La vue de ces choses la touchait si fort de compassion, qu’elle eût bien voulu que tous les hommes du monde, du moins ceux qui ne sont pas liés volontairement à Satan et qui sont encore épars et ci-là dans le monde, se fussent mis en état de jouir de la dernière miséricorde que Dieu lui faisait voir qu’il voulait encore faire aux hommes, afin d’en sauver quelques-uns de ce déluge de maux. Pour cet effet elle écrivit alors sous le titre de LA DERNIÈRE MISÉRICORDE DE DIEU, où avec une raison éclairée de la foi et non pas pervertie par les études et les préjugés des hommes, elle mène tout homme de bon jugement à la conviction des choses spirituelles que la foi découvre et auxquelles la raison de tout homme, lorsqu’elle est conduite par une personne illuminée de la foi, rend des témoignages si convaincants, que ceux qui s’en laissent toucher sont poussés à demander à Dieu d’en recevoir une connaissance salutaire et divine par la lumière de la Foi. Ce Traité n’est pas achevé, pour les raisons qu’elle dit elle-même dans l’arrière-propos : outre que les traverses qui lui arrivèrent en ce temps-là, et ensuite, à l’occasion de l’emprisonnement de Monsr de Cort, ses persécutions, ses maladies, ses fuites, la rendirent entièrement incapable de poursuivre et cet ouvrage et les autres qu’elle avait commencés.

 

 

Chapitre XXII.

 

Comment l’on fit emprisonner et mourir Monsr de Cort parce qu’il suivait la vérité des sentiments de Mademoiselle Bourignon, sans prendre assez à cœur les advertances qu’elle lui donnait d’être sur ses gardes.

 

1. L’EMPRISONNEMENT de la personne de Mr de Cort fut le commencement de ses grandes persécutions d’Amsterdam, comme sa mort en fut la continuation, et fut aussi le commencement de celles de Holstein. Si ce trop bon personnage avait voulu prendre garde de près aux avis qu’elle lui avait donnés, il se serait épargné aussi-bien qu’à elle-même toutes ces horribles peines, qui furent si grandes pour lui dans sa prison, que la mort qu’on lui procura ensuite n’est rien en comparaison : et pour elle, elle a assuré que cela lui était encore plus sensible qu’à lui-même, jusqu’à la faire pleurer de douleur : ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien trente ans. Ce cœur bon et sincère, Monsieur de Cort, ne pouvait se persuader qu’il eût tant et de si cruels ennemis, et qui lui machinaient tant de maux ; puisqu’il n’avait jamais fait que du bien à tous, et que ces personnes-là mêmes étaient ses familiers, ses bons amis, des Prêtres et des gens d’Église, ses propres disciples, enfants, et sujets, lesquels il avait enseignés, régis, élevés, gouvernés ; pour qui il avait tout fait ; à qui il avait tout laissé et donné jusqu’alors : si bien que toutes les assurances que Madlle Bourignon lui faisait, qu’on le trahissait et qu’on cherchait à l’emprisonner, aussi-bien que celles qu’elle lui donna encore après qu’il fut sorti de prison, qu’on tâcherait à l’empoisonner, ne purent avoir tant de force sur lui que de l’empêcher d’agir avec les hommes selon sa bonté et sa franchise ordinaire. Ce qui le fit tomber dans leurs pièges, et le perdit.

2. Madlle Bourignon, lors de son emprisonnement, écrivit un livre pour sa Justification, intitulé L’INNOCENCE RECONNUE ET LA VÉRITÉ DÉCOUVERTE, où elle déduit clairement toute cette affaire à Messieurs du Magistrat d’Amsterdam, à qui cet ouvrage est dédié ; à un Père de l’Oratoire de Malines, auquel s’adresse la première lettre de ce livre ; à Monsr Arnaud, Docteur de Sorbonne, célèbre entre les Jansénistes de France, dont Gorin, qui avait fait arrêter Monsr de Cort, était le Procureur pour des biens qu’ils avaient en Nordstrand ; enfin à Gérard Patin, Prêtre de l’Oratoire, et le commun Persécuteur de Monsr de Cort et de Madlle Bourignon, laquelle écrivit encore plusieurs autres pièces pour un second volume de la justification de Monsr de Cort ou de l’Innocence Reconnue, qui n’a pas été publié.

3. Il faudrait un livre entier pour décrire toutes les particularités de cette affaire, qui sont très-mémorables et propres à faire voir jusqu’à quel excès d’impiété, de cruauté, et de rage le Diable porte les Prêtres, Pasteurs, Religieux, personnes spirituelles, amis, et Parents mêmes, contre un homme de bien leur Confrère, Bienfaiteur, Supérieur, et ami, parce seulement qu’il veut suivre Dieu et faire du bien aux hommes par la manifestation de la vérité, qu’il voulait leur faire sous sa protection. Je ne puis que je ne représente brièvement ces choses, afin que les hommes de bonne volonté prennent désormais bien à cœur cette advertance que Jésus Christ donna autrefois à ses Apôtres, et qu’il a inculquée si souvent à Madlle Bourignon : Gardez-vous des hommes. Je dirai donc quelque chose de la véritable cause des persécutions de Monsr de Cort, des desseins et des machinations qu’on a eues sur lui, des prétextes dont on s’est servi, et de la manière dont a procédé à l’exécution.

4. La véritable cause fut que Dieu lui avait ouvert les yeux et touché le cœur pour donner place aux vérités divines que Madlle Bourignon lui avait fait connaître, lesquelles il voulait non seulement embrasser lui-même, mais aussi publier à tout le monde par l’édition et la recommandation de ses écrits ; et recueillir les gens de bien, qui voudraient mener une vie Chrétienne avec Madlle Bourignon, dans l’île de Nordstrand, de laquelle il était Directeur, dont il avait la meilleure partie à sa disposition, et où il était prêt à se retirer, ayant quitté le Brabant, avec les charges et offices qu’il y avait. Cela parut à ses Confrères comme une Apostasie, l’érection d’une nouvelle Hérésie, la destruction de sainte Église Catholique Romaine. Dès lors ils résolurent de le perdre, le faisant passer partout dans le Brabant, dans la Hollande, et en Holstein même, pour un hérétique et un ennemi de la Ste Église : si bien que ses inférieurs, ses disciples, ses paroissiens, ses amis, et ses sujets furent envenimés de ce poison contre lui, et auraient cru faire service à Dieu de le mettre en tel état qu’on ne le vît plus de sa vie. On communiqua ce venin aux Jansénistes de France, qui avaient du bien en Nordstrand, et dont un certain Gorin était procureur, qui entra aussi dans cette conspiration, sans qu’on sache pour certain si les autres y ont trempé directement et avec connaissance. Le Jésuite de Friedrichstadt (car Hérode et Pilate, quelque haine qu’ils aient l’un contre l’autre, deviennent amis en telle occasion) se joignit à l’Oratoire et aux Jansénistes pour le diffamer : et selon les règles des Casuistes, il le dénigra de cette horrible imposture, que Mr de Cort était hérétique jusqu’à soutenir qu’il y avait quatre personnes dans la Ste Trinité, le Père, le Fils, le S. Esprit, et une Fille. Mais comme Mr de Cort s’était retiré du Brabant, où ils auraient pu le faire emprisonner comme hérétique et ennemi de l’Église, et que ce prétexte n’aurait rien valu à Amsterdam, et encore moins en Holstein, où il avait la faveur du Duc ; ils s’avisèrent d’une autre méchanceté.

5. À Amsterdam il y a un cachot où à la réquisition des Créanciers l’on fait arrêter et enfermer les étrangers qui sont en dettes, jusqu’à ce qu’ils aient satisfait. Il y a souvent dix, douze, ou plus de prisonniers, qui pour l’ordinaire ont été gens du monde et de moyens, renfermés tous dans cette misérable cave, vivant en désespoir, comme des enragés, passants le temps à jurer, blasphémer, faire mille impiétés, tempêter, et se tuer quelques-fois l’un l’autre, n’ayant pour toute nourriture qu’une pièce de pain bis et une pinte de petite bière, dont quelques-uns meurent dans ce lieu de misère. Ils crurent que cette place valait bien les cachots de l’Inquisition Romaine ; et que s’ils pouvaient le tenir une fois là dedans, ils pourraient bien donner ordre ensuite qu’il n’en sortît jamais. Pour cet effet Gorin s’avisa d’avoir acheté par le passé de Monsr de Cort quelques terres dans l’île de Nordstrand, desquelles il lui avait dit qu’il pourrait tirer huit pour cent de revenu. Il se résolut de demander restitution de ses deniers capitaux et de quelque chose de plus, sous prétexte de n’avoir pas reçu autant de revenu, et d’avoir été trompé : et comme il savait que Mr de Cort n’avait pas à lui rembourser, il crut avoir par là occasion de le faire arrêter. Les autres participants y consentirent, et, sur tous, les Pères de l’Oratoire de Malines, qui ne s’étant pas encore dessaisi de la possession des biens de Mr de Cort, embrassèrent cela comme un moyen pour la perpétuer, et pour rendre Monsr de Cort impuissant de jamais satisfaire à ce qu’on lui demandait, par la détenue qu’ils lui faisaient de ses biens. Pour comprendre ceci, il faut savoir que Mr de Cort, outre les dîmes de l’île de Nordstrand qui étaient à lui, y avait encore une bonne partie de terres dans le premier endiguement, et avait fait diguer tout le second, qui lui appartenait ; mais qu’il avait fait quelques dettes pour cette acquisition et pour ces frais. Les Pères de l’Oratoire de Malines, dont il était Supérieur, voyant que ce bien ne leur serait pas inutile, lui demandèrent ce qu’il voulait faire de cela, et qu’il ferait bien de laisser le tout à leur congrégation, puisque d’ailleurs il ne cherchait pas son propre émolument. Il en était bien content ; mais, dit-il, qui payera mes dettes ? Ils lui promirent de le faire ; et ainsi, il leur donna le tout : néanmoins, afin qu’ils pussent s’autoriser dans le droit de possession, ils firent par formalité une manière de contrat comme si Mr de Cort leur eût vendu ses biens et ses droits pour le prix de tant et tant (quoiqu’il ait protesté de n’en avoir jamais rien reçu et encore moins signé le compte qu’on produisit après sa mort) ; et ils firent omettre dans ce contrat la condition de payer ses dettes, voulant qu’il se fiât sur cela à leur parole : et ainsi ils entrèrent en possession de ses biens : après quoi, comme ils ne voulaient pas payer ses créanciers, qui lui faisaient des fâcheries, il le fit relever de cette vente, et était alors prêt à dégager tout son bien de toutes les prétentions légitimes qu’on avait sur lui, à en renvoyer ces Messieurs, et à se retirer là avec les personnes qui aimeraient la vérité. Il faisait même imprimer déjà quelques livres de Madlle Bourignon : ce qui les anima encore d’avantage ; outre la haine qu’ils lui portaient en qualité de déserteur de l’Église et d’hérétique, et celle que leur inspirait l’avarice qui les échauffait à l’acquisition de son temporel.

6. Touchant la manière dont on exécuta le dessein qu’on avait sur lui, il a lui-même mis par écrit dans sa prison les particularités suivantes. Le 7 Mars 1669, un Français se faisant nommer Loüis Gorin, qui était selon la vérité Monsr de S. Amour, autrefois Recteur de l’Université de Paris, qui fut envoyé à Rome et qui composa à l’occasion de son voyage à Rome ce célèbre Journal de S. Amour, imprimé chez Elzevier in folio, grand Janséniste, vint avec deux autres, visiter aimablement Ms de Cort en son Logis : il y vint encore deux jours après, où en l’absence de Mr de Cort, il parla à Madlle Bourignon, laquelle lui offrit de lui retirer son capital pour les terres qu’il avait de Mr de Cort. Il témoigna d’en être très-content, et lui en fit de grands remerciements : mais comme ce n’était pas cela qu’il cherchait, il alla le même jour demander et obtenir le billet de saisie de corps contre Mr de Cort sous les prétextes que l’on vient de dire.

7. Le jour suivant, Mr de Cort alla vers l’Évêque, qui était alors à Amsterdam, et qui l’avait fait demander : quoique du passé cet Évêque eût été son disciple, il reprit assez brusquement Mr de Cort comme un homme qui allait perdre son âme ; qui donnait mauvais exemple, qui changeait de Religion, qui devenait hérétique et fréquentait toutes sortes d’hérétiques, qui ne disait plus la messe, qui convoitait les biens de ce monde au dommage de ceux qu’il avait trompés en vendant des terres en Nordstrand, qui était adonné à la boisson, qui se rendait suspect d’avoir perdu la foi et la chasteté, et même qui se laissait séduire par une fille de Lille, avec laquelle il demeurait au grand scandale d’un chacun. Monsr de Cort lui demanda amiablement quelles raisons il avait de croire tout cela ? Il lui répondit d’en être bien informé, et ajouta s’il n’était pas vrai qu’il demeurait et hantait avec la Demoiselle de Lille ? Oui, dit Monsr de Cort ; HA, répliqua l’autre, VOILÀ TOUT !

8. Monsr de Cort sentait une joie intérieure d’être si heureux que de se trouver diffamé pour un tel sujet : néanmoins la considération que les hommes tiraient un si grand mal de l’insigne faveur que Dieu leur faisait de leur envoyer ses divines lumières par cette âme si sainte, le fit frémir et répondre avec colère : Gardez-vous bien de toucher la prunelle des yeux de Dieu. Je suis l’homme le plus heureux du monde d’avoir eu ce bonheur de la connaître et recevoir d’elle la lumière que Dieu lui a communiquée si abondamment. Si jamais j’ai été bon Chrétien, bon Catholique, et homme de bon exemple, c’est depuis que je l’ai connue. Si j’ai jamais tâché de sauver mon âme, c’est maintenant. Si jamais j’ai été sobre en ma vie, c’est depuis que j’ai eu connaissance de la lumière qu’elle possède. Si j’ai été jamais dégagé du temporel, du sensuel, et de la terre, c’est depuis que je suis avec elle. Si j’ai jamais été juste, c’est maintenant par la conversation et l’entretien que j’ai avec cette personne si juste et si véritable. Si j’ai jamais été chaste, c’est depuis que j’ai familiarité particulière et Chrétienne avec cette Vierge Épouse de Dieu. L’on me fait plus grand tort et plus d’injure de me taxer de converser charnellement avec cette personne si aimée de Dieu, et à qui Dieu se communique si familièrement, que si l’on me taxait d’une conversation charnelle avec ma propre mère ou ma sœur naturelle. Dieu en prendra vengeance en son temps. Il sortit sur cela avec mécontentements et très-mal-satisfait qu’un Évêque, sans lui demander si ce qu’il avait ouï dire était véritable ou non, vînt à le réprimander et à le condamner si sévèrement. Mais étant sur la rue pour retourner chez soi, il chantait avec David le Psaume qui commence, Misericordias Domini in aeternum cantabo : Je chanterai, Mon Dieu, à toute éternité les grandes miséricordes que vous avez daigné me faire ; et il louait Dieu de ce qu’il avait une telle occasion de souffrir pour la cause de Dieu ; pour la justice, vérité, bonté, pureté, en un mot pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, qu’il voulait avancer avec le sien propre par faire connaître cette divine lumière partout.

9. Le lendemain, qui était le second jour après qu’on eut obtenu la permission de le faire saisir, Gorin lui envoya amiablement, par son compagnon Maffin, un présent qui était le Livre de la Perpétuité de la Foi touchant l’Eucharistie, par Monsr Arnaud ; et le fit prier de se trouver chez un Ami, nommé Jean de Swaan, où l’on devait parler touchant une digue qu’il avait commencée. Mais étant là, comme on n’avait point trouvé de sergents à la main pour le faire saisir, on lui dit que l’on ne ferait rien ce jour là, et qu’il lui plût de retourner le lendemain. Cependant afin qu’on ne manquât pas d’occasion pour le prendre ici ou là, on l’avait fait citer pour le lendemain par un certain Nieukerk à comparaître sur la Maison de ville pour quelques paroles désavantageuses qu’il imputait à Mr de Cort d’avoir dites contre lui. Le jour suivant Gorin l’envoya inviter à l’amiable à se retrouver chez de Swaan : il y alla ; et sitôt qu’il y fut, de Swaan lui dit plusieurs fois : Vous êtes l’homme le plus malheureux du monde, parce que vous conversez avec Madlle Bourignon. Et moi, lui répondit Mr de Cort, je m’estime en vérité l’homme le plus heureux du monde depuis que je converse avec elle. Je crierais volontiers partout où je suis connu que cela est très-véritable. Après quelques autres discours, il voulut s’en aller, mais on le retint, pendant que Gorin et Maffin sortirent pour avertir les sergents de se tenir prêts, et leur montrer le logis d’où il devait sortir : après quoi, on le laissa aller : et incontinent il fut pris et constitué prisonnier de la part de Gorin, dont il se réjouissait dans son âme, souffrant pour la justice. L’assemblée, qui était de neuf personnes qui l’avaient attiré là sous prétexte de parler des affaires de Nordstrand, se sépara incontinent avec satisfaction après avoir fait ce beau coup d’état.

10. Lorsqu’il fut dans ce misérable lieu, nulle puissance humaine ne sut l’en délivrer ; et sans un secours de Dieu très-particulier, il n’en serait jamais sorti que dans un cercueil. Les Pères de l’Oratoire de Malines, bien loin de payer les prétentions qu’on avait sur lui avec ses biens, qu’ils retenaient, et avec les grands revenus qu’ils en tiraient, non seulement ne lui envoyèrent pas un denier pour sa nourriture dans la misère où l’un d’eux l’avait vu de ses propres yeux, mais ils se servirent de ces mêmes biens pour le faire tenir là plus fermement. On présenta des cautions plus que suffisantes pour sa liberté : on tâcha d’obtenir qu’il eût pour prison une maison de bourgeois, ou une tour, ou une chambre à part dans la maison de ville, hors de la compagnie de ces désespérés. On obtint et produisit des mandements du Duc de Holstein à ses parties pour sa restitution : on écrivit la déduction de sa justification ; on n’épargna ni Procureurs ni Avocats : tout cela en vain. Ces derniers se laissaient préoccuper par les parties, et on n’écoutait par le reste. À mesure qu’il se présentait quelque caution, on suscitait des nouvelles prétentions à sa charge pour le faire arrêter par de nouvelles raisons de néant, ou souvent de peu de choses. Madlle Bourignon s’offrit même de payer avec les biens de Mr de Cort toutes les prétentions qu’on avait sur lui, et de lui rendre le surplus desdits biens, si on voulait les lui commettre. Mais on ne voulut pas l’écouter ; même on chercha à mettre la main sur elle, parce qu’elle était la seule qui assistait Mr de Cort de nourriture et d’autres choses dans la prison : si bien qu’elle dut quitter son logis et se cacher ailleurs.

11. Elle lui écrivit plusieurs lettres pour sa conduite et pour sa consolation, dont quelques-unes sont imprimées dans la IIIe Partie de la Lumière née en Ténèbres, et se servit de tous les moyens possibles pour lui procurer du soulagement. Mais enfin toute épuisée de travaux et d’afflictions, elle pria Dieu instamment d’assister cet homme que nulle âme vivante ne voulait secourir. Dieu lui répondit : Je serai son Avocat, et je le délivrerai. Ce qu’il exécuta nonobstant l’incrédulité des amis et les railleries de ses ennemis, qui disaient par moquerie que la Prophétesse avait prédit que l’Ange viendrait ouvrir à Monsr de Cort les portes de la prison comme à un second S. Pierre. Dieu se servit pour ce sujet du même moyen dont ses ennemis s’étaient servis pour le rencharger dans son arrêt. Car ceux d’un parti à qui il devait, étant marris de s’être déclarés contre lui pour le faire arrêter d’un nouveau chef, ils écrivirent une pièce de décharge par laquelle ils se déportaient de cet arrêt. L’Officier, par une direction de Dieu, prit cette pièce pour une décharge absolue de toutes ses parties ; et sans y penser autrement, écrivit le billet de la délivrance, que l’on ne fit servir que trois jours après, lorsque Madlle Bourignon eut demandé à Dieu si c’était par ce moyen-là qu’il voulait le délivrer, et qu’il lui eut répondu : Oui. Ainsi il sortit après avoir trempé six mois dans cette espèce d’Enfer, où Dieu l’avait beaucoup purgé des promptitudes auxquelles il était sujet, lui ayant donné, dans les peines, les insultes et les souffrances sans nombre qu’il eut là, une tranquillité, un silence, une patience, et une résignation si absolue, qu’il semblait être un homme tout autre. De là il alla en Holstein, sans voir Madlle Bourignon, de peur des surprises de ses ennemis ; qui devinrent ensuite comme tous enragés de cette délivrance imprévue et inespérée.

12. Mais, pour achever ce qui le concerne, on ne tarda guère à faire les derniers efforts pour lui procurer la mort. Car environ six semaines après son arrivée en Holstein, il vint vers lui en Nordstrand un homme inconnu, faisant l’amateur de la vérité et des écrits de Madlle Bourignon, qui lui offrit ses services et ceux d’un de ses amis, qui avait, disait-il, trouvé des machines propres à faire des moulins, et toutes sortes de travaux qui pourraient lui être d’un grand usage en Nordstrand. Ce bon personnage, sans se souvenir de se garder des hommes, reçut cet inconnu chez lui, le logea, le nourrit, lui raconta ses aventures ; et sur ce qu’il disait de s’être chargé de mauvaises humeurs dans la prison, il se laissa persuader à prendre d’une poudre que l’autre, qui faisait aussi le médecin, lui assurait être très-propre à le soulager : en effet il s’en trouva bien la première fois : ce qui donna occasion à cet homme de lui dire d’en prendre encore : mais au lieu de lui en donner de la même, il lui en fit prendre d’une autre façon et de même couleur, qui était, selon que j’en puis juger par le reste que j’en ai vu, comme du foie d’antimoine, dont il lui fit prendre quantité en substance : et la même nuit il s’enfuit du logis sans Adieu, et se mit le matin dans la première barque. Monsr de Cort s’en trouva comme frappé de paralysie universelle, sans pouvoir parler, ayant néanmoins la vue et l’ouïe libres ; il fit entendre par ses signes que cet étranger l’avait empoisonné ; il mourut douze jours après, le 12 Novembre de l’an 1669, avec joie et contentement dans son âme, les yeux fixés sur Jésus Christ crucifié. Ses ennemis se baignèrent de joie dans le sang innocent de ce juste, et se préparèrent pour en faire autant à Madlle Bourignon, laquelle il avait établie son héritière. C’était comme dans la parabole de l’Évangile où les vignerons disaient : Voici l’héritier. Tuons-le ; et l’héritage sera nôtre. Pater Patin, qui avait été invisible jusques là, parut comme à point nommé au jour de sa mort, afin de se saisir de tous ses biens pour l’Oratoire. Et quoique Madlle Bourignon les eût acceptés sous bénéfice d’inventaire, et offert de payer tous les créanciers après une juste liquidation, jamais elle ne put rien obtenir. Ils la chicanèrent et tourmentèrent tant par procès, surent si bien déguiser, surprendre, corrompre, flatter, animer qui il appartient, qu’ils la firent priver de son hérédité, et déclarer déboutée de ses droits avec imposition d’un éternel silence ; après quoi chacun des créanciers ravit sa pièce comme ils l’entendirent ou se firent entendre aux partageurs de leur butin. Tout cela sont des coups de Prêtres, de Pasteurs, de Religieux, de personnes spirituelles, de Théologiens, de gens d’église. N’y a-t-il pas incomparablement plus de loyauté, de bonne foi, et d’humanité dans les gens du monde que dans ces gens-là, qui sous un habit et une profession si spirituelle cachent des âmes si noires, si inhumaines, et si déloyales ?

 

 

Chapitre XXIII.

 

Ses persécutions d’Amsterdam. Les Advertances qu’elle y reçoit de Dieu. Ses maladies là : ses suites différentes. Elle fait alliance avec ses amis, dont l’un laissé par sa femme, on la calomnie injustement à ce sujet. Plusieurs de ses prédictions. Elle se retire de la Hollande.

 

1. SI Dieu n’eût préservé d’une manière toute particulière Madlle Bourignon, elle aurait peu survécu le bon Monsr de Cort : car il semble que tout avait alors conspiré sa mort. Au même temps que l’on faisait mourir son unique confident, elle fut accueillie d’une longue et grande maladie, qui la mit plusieurs fois sur le bord du tombeau, dont elle n’aurait pu être garantie sans une protection toute miraculeuse de Dieu. Elle n’avait pas la force de se remuer, ni même souvent celle d’exprimer ou de sentir ses besoins. Ses ennemis, comme des lions rugissants, cherchaient où elle était, les uns pour la faire mourir, et les autres pour l’emprisonner en la place de Monsr de Cort. Elle devait se tenir cachée : ses amis, qui étaient une ou deux personnes, n’osaient l’aller voir de jour, de peur qu’on ne les fît épier, et que par leur moyen on ne sût où elle était. Il n’y avait pour l’assister qu’une fille assez négligente, et qui n’avait point du tout d’intelligence pour l’assistance d’un malade ; et ainsi elle lui laissa souffrir mille nécessités, jusqu’à ne pas refaire son lit et sans la lever pour ses nécessités, si bien qu’elle fut laissée cinq semaines durant comme une pauvre bête qui trempait et pourrissait dans ses propres ordures et misères : et le Diable ôtait à tous la pensée de ce qui lui pouvait apporter quelque soulagement.

2. Pendant ce temps-là, ce meurtrier qui avait empoisonné Mr de Cort en Nordstrand vint demander après elle dans son logis, lui faisant dire qu’il venait de Nordstrand, et qu’il avait des lettres de son ami Mr de Cort à lui rendre en mains propres, avec des particularités à lui dire de bouche, et des choses à lui communiquer touchant ses machines et ses inventions. Il lui faisait les mêmes propositions et tenait les mêmes discours qu’il avait tenus à Mr de Cort, mais dès qu’un de ses amis ouvrit la bouche pour en faire le rapport à la malade, elle se sentit si saisie d’aversion et d’une divine advertance, qu’elle dit soudain avec émotion qu’elle ne voulait pas voir cet étranger-là ; qu’on se donnât bien garde de le faire entrer dans sa chambre ; qu’on le fît sortir du chef d’hôtel, et même qu’on l’éloignât du logis, s’il était possible. Plus l’autre insistait, plus faisait-elle dans son extrême langueur des efforts pour témoigner à ses amis qu’il ne fallait pas écouter cet homme ni s’en laisser surprendre. En effet, il n’avait ni lettres ni adresse de Mr de Cort, comme il l’avait dit : mais il espérait qu’à la faveur de ce beau prétexte, d’un ami si intime, il serait reçu avec joie, et qu’il aurait alors l’occasion à la main pour traiter Madlle Bourignon de la même manière ou peut-être d’une plus ouverte et plus violente que Mr de Cort : mais ayant vu, après beaucoup d’instances qu’il avait faites pour lui parler, que tous ses efforts étaient inutiles, il ne parut plus, sinon que quelques années après on le vit à Hambourg.

3. Elle reçut, quelques semaines après, les tristes nouvelles de cette tragique mort de Monsr de Cort, la seule et l’unique assistance qu’elle avait dans ce monde. L’ami qui les lui portait, n’osait les lui déclarer de peur d’augmenter sa maladie par un surcroît d’émotion et d’affliction : mais elle, remarquant aucunement la peine et la tristesse où il était, lui demanda si Monsr de Cort était mort ? Ce qu’il ne lui put cacher : sur quoi la malade, tournant son visage vers la muraille, adressa à Dieu ces paroles plaintives : Comment, Seigneur, m’ôtez-vous cette personne qui était l’unique que j’eusse pour aide et assistance dans ce monde ? Mais Dieu ayant soudainement répondu : N’êtes-vous pas toute soumise et abandonnée à ma volonté ? Oui, Mon Dieu, dit-elle : et puis se retournant vers cet ami, elle lui dit avec tranquillité : Puisque Dieu l’a voulu ainsi permettre, j’en suis contente et satisfaite, et je ne désire par qu’il soit autrement. Ce qui acheva de lui donner une pleine tranquillité à l’égard de Mr de Cort, fut, qu’ayant eu quelque désir de savoir en quel état il pourrait être, Dieu permit qu’il lui apparut visiblement d’une manière toute glorieuse, revêtu d’une longue robe blanche, toute couverte de pierreries éclatantes, qui la regardait d’un œil fixe avec un visage riant, mais sans rien dire : après quoi, il disparut.

4. La mort de Monsr de Cort, au lieu d’assouvir la rage de ses ennemis, ne fit que la réveiller, et la leur faire transporter toute sur Madlle Bourignon, que Monsr de Cort avait constituée son héritière. Cela leur servit de prétexte à la faire poursuivre, et tâcher, s’il leur eût été possible, de la faire emprisonner dans le misérable lieu où il avait été. Pour en venir à bout, ils s’en prirent au grand Officier qui avait délivré Monsr de Cort, afin qu’il eût son recours à Madlle Bourignon, et que pour se défaire de leurs poursuites il la fît remettre entre leurs mains dans la même place. Ils firent des assemblées et des complots contr’elle à ce sujet. Il leur était facile de tout exécuter contre une pauvre languissante qui ne pouvait se remuer ni se défendre : mais Dieu les en empêcha, tant par des mouvements de piété et de crainte de Dieu qu’il donna alors au Grand Officier, que par découvrir à la malade toutes ces trames au même temps qu’on les faisait contr’elle. Car Dieu lui faisait voir le tout dans son esprit comme si elle eût été présente à leur assemblée ; et elle le racontait au même moment à ses amis qui étaient là : Je vois, disait-elle, dans mon esprit mes ennemis tels et tels, assemblés, qui délibèrent comment ils pourront me prendre. Ils ont fait venir vers eux le Grand Officier : tels lui proposent que comme je suis héritière de Mr de Cort, il a droit de me faire prendre et de me traiter de même, autrement qu’ils s’en prendront à lui. Il les écoute : il chancelle aucunement : mais je vois encore dans son cœur de la piété et de la crainte de Dieu, qui l’empêche de condescendre à la sollicitation de mes ennemis. Cela était si véritable, que le Grand Officier même déclara, quelque-temps après et plus d’une fois, toutes les mêmes choses à deux amis de Madlle Bourignon.

5. Cependant, autant qu’elle se tenait cachée, autant faisaient-ils de devoir pour découvrir avec assurance où elle était. Ils envoyèrent un homme de justice dans son logis sous prétexte de faire saisir des biens et des papiers que Mr de Cort y aurait laissés : mais n’ayant trouvé ni papiers, ni, ce qui était le principal qu’ils cherchaient, la personne de Madlle Bourignon (quoiqu’elle y fût), ils la firent citer pour comparaître sur la Maison de Ville, afin de déclarer si elle n’avait rien des papiers du défunt. Ce coup leur manqua encore ; parce qu’elle fit donner une procuration à un ami, comme si elle eût été absente, pour jurer en son nom qu’elle n’avait rien de ce qu’ils demandaient. Ils envoyèrent ensuite des personnes rôder à l’entour de son logis, pour découvrir seulement si ses amis y allaient encore : mais Dieu le lui faisait tout connaître, afin que ses amis se tinssent sur leurs gardes : entr’autres elle leur dit un soir : Pierre Nieukerk, mon ennemi, rôde à présent à l’entour du logis pour épier : et un peu après ses amis, devant sortir, rencontrèrent cet homme qui était aux environs, et qui se, voyant reconnu, s’enfla et se défigura le visage, croyant qu’on ne le connaîtrait pas, et se retira.

6. Mais comme le Diable les acharnait de plus en plus contr’elle, elle se vit contrainte à chercher la conservation de sa vie dans sa fuite : et comme elle était malade et extrêmement languissante, sans pouvoir se tenir de bout ni se mouvoir, il fallut la faire transporter non dans une chaise ou dans un traîneau, ou d’une manière qui eût donné sujet aux voisins et à ceux qui étaient aux aguets, de penser que c’était une personne, mais dans un panier. C’était l’hiver, au commencement de Décembre de l’an 1669, vers le milieu de la nuit. On la mit sans bruit dans un grand panier, sur une civière où l’on porte le fumier et les ordures ; et deux hommes de sa connaissance la portèrent bien une heure durant au travers de la ville chez un Marchand, où elle fut cachée onze mois, non sans moindres périls que ceux qu’elle avait évités.

7. Car ces personnes, quelques beaux discours qu’ils sussent tenir de la vérité et de la vertu, et quelques bien-payés qu’ils fussent d’elle, la laissaient avoir faute du nécessaire même. Ils aimaient mieux son argent que sa vie. On la laissait souvent seule dans un lit sans secours et sans qu’elle pût se lever pour se secourir. Un jour, s’étant efforcée de s’aider, on la trouva qui était depuis deux ou trois heures étendue à terre au milieu de la chambre, d’où elle ne s’était pu relever. Une autre fois la servante, par qui le Diable faisait faire mille mauvais traitements à cette affligée, la menant du lit vers le feu, la laissa tomber dans le feu où elle aurait peut-être achevé sa vie si l’on n’était accouru à son secours. Elle s’y vit obligée à recevoir comme par aumône quelque nourriture que ses amis lui apportèrent, voyant bien que faute de volonté de ceux qui l’assistaient, elle était en grande disette. Enfin le Diable n’oublia rien pour tâcher à l’exterminer : mais Dieu la maintenait.

8. Car il lui renvoya peu à peu la santé, jusqu’à ce qu’étant entièrement rétablie, elle dit : Il me semble que Dieu me veut remettre en liberté : car je sens dans mon esprit que la puissance de mes ennemis est toute anéantie, comme ayant perdu toute espérance de pouvoir me trouver : et ainsi je retournerai dans mon premier logis. Ce qu’elle fit ; et même elle mit alors au jour quelques-uns de ses livres, dont la publication avait été retardée par cette maladie et persécution. Mais elle ne fut pas long-temps dans son ancien logis que ses ennemis, en étant avertis, ne complotassent de nouveau contr’elle pour la faire prendre ; et Dieu lui découvrit encore cette seconde conspiration de la même manière qu’il avait fait la première. Celui qui avait interprété en flamand la plupart de ses premiers ouvrages, auquel elle avait presque tout communiqué, se déclara aussi contr’elle par des prétentions injustes qu’il fit au lieu des remerciements qu’il lui devait ; et elle avait sujet de craindre qu’il ne s’allât ranger du côté de ses ennemis. Si bien qu’elle se sentit poussée à quitter Amsterdam après avoir en vain présenté requête pour y pouvoir demeurer à couvert de saisie de corps, qui est un privilège commun à tous les bourgeois. En tout cela, elle était joyeuse : et (ce qui ne lui était pas encore arrivé là) elle chanta à haute voix le jour avant son départ un Cantique qu’elle avait composé, en façon de prière, que Dieu vînt renouveler sur la terre son Esprit Évangélique, qui en était à présent entièrement banni et exterminé par les vices et par la mauvaise doctrine des hommes.

9. Elle se retira donc secrètement, et alla à Harlem, où elle fut deux mois. Deux jours après sa sortie, trois de ses ennemis vinrent la chercher dans son logis sous le prétexte trompeur d’amitié et de lui rendre quelque lettre en mains propres ; mais en effet pour la faire prendre ; ils revinrent encore le lendemain avec un Notaire et deux témoins, disant de vouloir lui insinuer quelque chose d’avantageux pour elle ; mais les amis qui étaient demeurés dans son logis renvoyèrent ces malins sans vouloir les écouter, ni sans témoigner qu’ils sussent où elle était. Ces amis ne voulurent pas lui faire savoir qu’elle avait été recherchée ; mais comme ils allaient de fois à autres la visiter à Harlem, elle leur dit d’abord la première fois qu’ils y vinrent : J’ai vu dans mon esprit Nieukerk comme une personne enragée et désespérée, s’arrachant les cheveux et écumant de rage : il faut qu’il ait cherché à m’attraper, et qu’il enrage que son dessein et ses poursuites lui aient manqué. Cette déclaration étonna les amis, voyant que Dieu lui manifestait si clairement des choses si éloignées. Dieu fait souvent cela (disait-elle) lorsque je suis dans la nécessité, et que je n’ai nuls amis pour m’avertir des complots de mes ennemis : dans tels rencontres Dieu m’a souvent fait voir très-clairement toutes leurs menées et leurs machinations, afin que je me gouvernasse à l’avenant : et ces divines déclarations m’ont plusieurs fois sauvé la vie, et fait éviter une infinité de grands périls où je serais autrement tombée. Le Prophète Jérémie (a) a dit autrefois de lui, que Dieu l’avait averti de la même manière des pièges et des desseins de ses ennemis sur lui pour s’en préserver : Le Seigneur, dit-il, me l’a fait connaître. Oui, Tu m’as fait voir ce qu’ils faisaient : autrement j’eusse été comme un agneau ou comme un bœuf qu’on aurait mené à la tuerie, et je n’eusse pas su qu’ils avaient machiné de mauvais desseins contre moi pour m’exterminer 25. Élie, Élisée, Joseph, et plusieurs autres saints sous l’un et l’autre Testaments, ont souvent reçu de pareilles advertances de Dieu.

10. Pendant le séjour qu’elle faisait à Harlem, elle eut une parole de Dieu mémorable, que plusieurs ont voulu blâmer sans savoir de quelle source elle venait. Il y avait un de ses amis qui, lisant ses écrits avec application, lui disait souventes fois : Vos écrits sont la Sainte Écriture. Je trouve que c’est la même chose. C’est assurément l’Écriture même. Elle, qui n’avait jamais étudié l’Écriture, s’étonnait de ce discours, qui lui donna occasion de demander à Dieu : Est-il vrai, Seigneur, que ces écrits soient la sainte Écriture ? Dieu lui répondit : Oui : et c’est une Nouvelle Écriture. Cela se trouvera scellé dans tous les cœurs qui les liront avec une bonne disposition.

11. Dieu lui donna dans ce lieu contre son attente la pensée d’aller en Nordstrand, lui disant à l’intérieur : Que ne prenez-vous possession de Nordstrand ? Elle s’excusait sur ce qu’elle n’en avait pas besoin : mais Dieu lui dit que les autres en avaient besoin : puisqu’en effet, les hommes de bonne volonté ont besoin de se perfectionner, et que cela ne se peut faire que hors du tracas du monde. Elle avait envoyé en Holstein quelques mois auparavant une personne pour recueillir sa succession ; mais après avoir fait tout son possible envers la Cour, les Juges, les Parties et les Créanciers, voyant que rien ne réussissait, elle se voulut dispenser devant Dieu de poursuivre davantage cette affaire, puisque tout le monde lui résistait. Il lui dit : que ce serait ces personnes-là mêmes qui l’en mettraient en possession ; et l’assura aussi qu’elle serait bien reçue du Duc dans son pays : l’un et l’autre arriva en effet ; quoiqu’ensuite cela changeait bien par l’indisposition et par la malignité des hommes : car ses ennemis ne manquèrent pas de faire changer par de méchantes impressions la faveur du Prince lorsqu’elle eut été là quelque-temps : et après que le Conseil, ses ennemis mêmes, et les Créditeurs, Monsr de Cort l’eurent fait établir dans Nordstrand où elle envoya résider quelques-uns de ses amis, les Pères de l’Oratoire de Malines firent ensuite tout renverser.

12. Pour la disposer davantage à cette grande retraite, Dieu lui fit voir, d’un côté, qu’il affligerait dans peu de temps la Hollande par le fléau de la guerre ; et, d’autre côté, que quelques âmes de bonne volonté qui la conversaient, avaient besoin de quitter leur pays, leur parentage, et leurs vieilles connaissances, pour s’affermir dans la vertu. Et comme Dieu prévoyait que le Diable ne manquerait pas à les tenter furieusement ; que les traitements qu’ils allaient recevoir en Holstein seraient fort fâcheux ; que la manière dont Madlle Bourignon s’opposerait aux inclinations vicieuses de la nature corrompue serait très-choquante et très-sensible ; et que tout cela pourrait, dans le fort de la tentation, faire donner quelque trait d’œil en arrière ; pour subvenir à ces faiblesses, et pour les mieux unir dans le bien, Dieu voulut qu’ils fissent ensemble une alliance mutuelle : car il lui dit un jour : Vous pouvez bien faire alliance avec vos enfants. Elle leur fit savoir cette parole de Dieu ; et ils avaient de la peine à deviner ce que cela voulait dire. Mais elle apprit de Dieu qu’il voulait qu’ils fussent unis de cœur et de volonté pour abandonner le monde, la vanité, le péché, pour imiter Jésus Christ, et reprendre une vie pareille à celle des Chrétiens de la primitive Église ; et qu’ils s’assistassent en cela. Ils en firent un acte qu’ils signèrent tous. J’ai trouvé bon de rendre publique cette pièce secrète, afin que tout le monde voie le malheur qui se tramait par eux dans le plus caché, le voici de mot à mot sur la propre main de l’autrice.

13. Nous soussignés, tous en général et un chacun en particulier, promettons à Dieu, Notre Père Créateur, de le vouloir aimer et servir tout le temps de notre vie, en vrais enfants, entièrement, sans aucune réserve, et employer à sa gloire toute l’industrie de notre Esprit et les forces de notre corps, avec tout ce que Dieu nous a donné et prêté en ce monde, lui offrant tout en sacrifice avec notre corps et notre âme pour être employés selon sa volonté sainte, laquelle espérons de connaître par lui ou par sa servante Antoinette Bourignon, que nous prenons pour notre Mère spirituelle, promettant lui obéir en tout ce qu’elle nous dira de la part de Dieu, et l’effectuer à notre possible, jusqu’à la mort, sans plus jamais travailler ou trafiquer pour acquérir les biens de ce monde, auquel nous renonçons absolument et sans réserve, pour suivre et imiter JÉSUS CHRIST, qui dit de n’être point du monde, et que ses Disciples ne sont point aussi du monde, mais ce sont ceux que son Père lui a donnés du monde. Et pour être de ce nombre, nous tous et un chacun en son particulier, promettons de suivre Jésus Christ et l’imiter à notre possible, nous engageant entièrement à son service comme un soldat sous son Capitaine pour le suivre jusqu’à la mort, de notre franche et libre volonté, irrévocablement, renouvelant par cette toutes les promesses qu’avons faites au Baptême, en les faisant de nouveau, si besoin est ; afin d’être renouvelés en l’Esprit de Jésus Christ, et de mourir à l’esprit de la chair corrompue, renonçant au Diable, au monde, et à nos sensualités, pour adhérer à la volonté de notre Père Céleste, afin de pouvoir vivre éternellement avec lui. Amen ! Amen !

Et ensuite des promesses ci-dessus, je, soussignée Antoinette Bourignon, reçois toutes les personnes soussignées pour mes enfants spirituels, promettant de leur déclarer la volonté de leur Père Éternel aussi avant qu’ils la voudront suivre, et de les aider et encourager à ce faire de tout mon possible, et avoir soin de leurs corps et leurs âmes, si qu’une vraie Mère est obligée d’avoir de ses enfants, offrant aussi de faire le même à tous ceux qui véritablement seront en ladite disposition. Écrit et signé en la ville de Harlem en Hollande, le 7 d’Avril 1671, par Antoinette Bourignon, etc.

14. Voilà tous ses desseins et ceux de sa compagnie. Jamais autres n’entrèrent dans leur cœur. Tout le mal dont ils sont coupables n’est que de tâcher de se retirer quelque-part à l’écart et en paix, pour vivre de cette sorte. C’est ce qu’on ne peut souffrir, et ce qui alarme tout le monde contr’eux : parce que tout le monde voit dans ceci la conviction de son mauvais état et de sa mauvaise conduite. Quatre personnes signèrent alors cet acte avec dessein de jamais n’abandonner cette résolution. Elle avait eu quelque répugnance à en recevoir l’un d’eux ; mais Dieu lui dit qu’il serait et demeurerait un ami fidèle : d’un autre elle avait dit, dès la première fois qu’elle le vit, qu’il deviendrait un vrai enfant de Dieu. Elle souffrit au sujet d’un troisième, qui était le premier et le plus fidèle, d’étranges traverses de toutes sortes de personnes ; parce que ce bon personnage avait une femme qui s’opposait à la perfection de son âme et voulait l’obliger par serment de ne plus fréquenter Madlle Bourignon ni ses amis, bien loin qu’elle voulût quitter le monde pour suivre Dieu avec son mari, dont elle aimait mieux se séparer que de suivre le bien et quitter le mal. Madlle Bourignon lui avait dit que puisque sa femme ne voulait pas le suivre, et que même elle voulait se séparer de lui parce qu’il cherchait Dieu et la perfection de son âme (à quoi cette femme résistait opiniâtrement), qu’il devait en ce cas suivre Dieu sans sa femme, et la laisser là. Il le fit ainsi. Mais il n’est pas à croire combien de calomnies et de mépris l’on répandit sur elle à ce sujet, comme sur une personne qui séparait ce que Dieu avait conjoint, en désunissant le mari d’avec la femme : et il n’y eut pas jusqu’aux Quakers mêmes ou Trembleurs qui n’y voulussent donner leur coup.

15. Cependant elle n’avait fait que proposer le conseil de Jésus Christ, qui non seulement veut que l’on coupe et arrache œil, pieds, et mains lorsqu’ils nous scandalisent ; mais qui dit en termes exprès que quiconque veut être son disciple doit renoncer à tout, et même haïr père, mère, frère, sœur, femme et enfants 26. Je voudrais bien que ces Taxateurs Pharisaïques nous disent si Jésus Christ a donné ici un précepte en l’air, qui ne signifie rien, et qui ne soit point praticable, ou dont la pratique doive être censurée par ces yeux malins, qui n’auraient garde de quitter la chair et le sang pour suivre Dieu lorsqu’ils en seraient retardés par l’opiniâtreté et par la résistance de leurs parents et parties : car si dans ce cas le conseil de Jésus Christ n’est pas praticable, il ne l’est nulle-part ; et ce ne sera qu’un son vain et inutile. Je demanderais volontiers à ces hypocrites aveugles, si lorsque Jésus Christ a dit, dans le même endroit où il parle de l’union conjugale : Quiconque abandonnera pour moi sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle 27 ; s’il a alors promis des récompenses à des cas chimériques, à des choses qui ne se pussent et qui ne se dussent jamais pratiquer sans violer l’ordre de Dieu même ? Quelle impiété et quel aveuglement tout ensemble ? Il est bien vrai que Jésus Christ dit que hors du cas de l’adultère l’on ne doit pas quitter sa femme pour se marier à une autre ; mais il n’a jamais dit qu’un homme que sa femme veut engager dans le monde, le détourner de suivre la vérité et les gens de bien, de s’appliquer au salut de son âme, à la gloire de Dieu et à l’imitation de Jésus Christ selon qu’il en est convaincu en sa conscience, doive préférer à sa conscience, à son salut, à Jésus Christ, et à la gloire de Dieu la demeure avec une femme qui ne veut pas l’imiter et le suivre. Comment Jésus Christ aurait-il pu approuver cela comme un grand devoir et un grand bonheur, lui qui a quitté la demeure céleste et la compagnie des Anges mêmes où il était, pour venir faire ici la volonté de son Père et nous montrer par son exemple que rien ne nous doit être cher à comparaison de la volonté de Dieu et de notre salut, et que les intérêts de l’éternité doivent effacer la considération de toute autre chose ? Lui ! en qui il n’y a considération de mâle ni de femelle, dit S. Paul 28. Est-ce donc une chose de si grande conséquence devant Dieu et pour l’éternité qu’un homme et une femme mangent et couchent ensemble pendant qu’ils sont désunis de volontés en ce qui concerne Dieu et leur salut, et qu’ils sont à obstacle et à charge l’un à l’autre ? Combien d’Apôtres et de saintes âmes, Moïse même, qui n’avaient pas cependant des parties si fâcheuses à quitter, l’ont-ils fait pour suivre Dieu ? Tous les jours l’on voit mille gens de guerre et d’office quitter femmes et parents et toutes choses, pour servir le monde au péril de leur vie, à quoi personne ne trouve à redire ; et l’on ne pourra faire le même pour servir Dieu et sauver son âme, lorsqu’il ne se peut autrement ! Après tout, Madlle Bourignon a si nettement et si fortement traité cette matière dans quelques lettres de la quatrième Partie du Tombeau de la fausse Théologie et dans l’Avertissement contre la Secte des Trembleurs, et dans quelques-unes des premières de ses lettres recueillies après la mort sous le Titre des Pierres de la Nouvelle Jérusalem, qu’il faut avoir l’intelligence plus épaisse et plus endormie qu’une bête pour y trouver la moindre difficulté. Cependant, c’est là un des grands sujets et des grands prétextes de ses persécutions, et des emportements où l’on est contr’elle : cela commença à l’occasion de l’ami dont je parle ici, qui eut aussi sa part à ces persécutions par des maladies et des affaiblissements de corps et d’esprit qu’on lui procura pour ne pas le laisser suivre Dieu en liberté : ce qui alla si avant, que de le mettre en péril de perdre la vie, et d’en faire pleurer Madlle Bourignon de compassion, pour une seconde et dernière fois qu’elle pleura depuis la grande pénitence de sa jeunesse.

16. La manière dont cet ami fut dégagé du monde a quelque chose de si particulier et est liée à quelques évènements si remarquables, que je ne dois pas l’oublier. Dès la première fois qu’il vit Madlle Bourignon, il fut si touché de Dieu, que de dire en soupirant : « Ô si j’étais si heureux que de pouvoir passer ma vie dans votre conversation ! » Il n’y avait nulle apparence de cela : parce qu’il était engagé dans le mariage, dans un Office de dépendance, mais honorable, et dans des embarras et des affaires du monde de plusieurs sortes. Néanmoins Madlle Bourignon lui répliqua incontinent : Prenez courage. Cela arrivera en son temps. En effet il fut délivré de sa femme comme je viens de dire, et de son Office par l’occasion suivante. Son beau-frère, qui lui avait procuré cet office, pareil au sien, devint malade ; et le sentiment de ses péchés lui faisant appréhender de mourir, il fit dire par lui à Madlle Bourignon, qu’elle lui impétrât de Dieu de vivre encore ; qu’il promettait en cas qu’il en revînt, d’abandonner avec ses péchés son office, ses conversations, et tout le monde pour se convertir à Dieu et vivre désormais selon sa volonté dans la retraite et avec ceux qui cherchent Dieu. Madlle Bourignon, sitôt qu’on lui en fit le rapport, répondit : Allez lui dire que je l’assure de la part de Dieu qu’il ne mourra pas : néanmoins s’il n’exécute pas ses promesses après être relevé, il ne la fera guères longue, et il sera attrapé et dépêché en peu de temps. En effet, il se releva, et commença à exécuter ce qu’il avait promis, se défit de son Office, et fut occasion par là à cet ami son beau-frère de se défaire en même temps du sien et de ses autres affaires : mais au lieu de continuer dans l’exécution de ses promesses, il les viola volontairement et avec dessein par son retour dans le monde et dans ses vanités, où voulant se récréer un jour, il se procura lui-même la mort sans y penser ; et ainsi il ne put passer l’année de sa rétractation, ni le huitième ou neuvième jour de sa maladie sans goûter la mort : dissemblable en cela à son beau-frère, qui par la grâce de Dieu a toujours tenu ferme dans sa bonne résolution, qu’il ratifia presque au même temps dans une maladie où il craignait de mourir avant que de s’être assez nettoyé de ses imperfections et de ses péchés, ce qui lui faisait demander à Dieu avec larmes, que si c’était sa volonté il lui prolongeât un peu la vie afin qu’il pût purifier son âme pendant cette vie d’épreuve. Il en fut assuré par Madlle Bourignon, qui l’allant visiter et le voyant fondre en larmes pour ses péchés, lui dit : Prenez courage, vous ne mourrez pas, je ne le veux pas : vous retournerez dans votre santé : ce qui le consola et lui donna vigueur ; parce qu’il ne recevait pas ces paroles comme de la créature, mais qu’il savait que c’était Dieu qui parlait par sa bouche.

17. Entre ceux qui suivirent Madlle Bourignon il y eut aussi une fille du logis où elle avait demeuré à Harlem, qui par la lecture de ses écrits et par une maladie que Dieu lui avait alors envoyée, s’était convertie véritablement à Dieu par le renoncement au monde et à ses vanités, et par la résolution de suivre cette Demoiselle et ses enseignements jusqu’à la mort : mais elle ne résista point aux tentations que le Diable lui livra ensuite : ainsi elle ne demeura pas ferme, et on la renvoya pour les raisons que l’on peut voir vers la fin du Tombeau de la fausse Théologie.

18. Elle partit de Harlem pour Amsterdam vers la mi-Маi, afin de se préparer de là à son grand voyage, Dieu lui ayant commandé d’abandonner la Hollande, où aussi elle ne pouvait vivre en sûreté. Il est vrai qu’à Harlem elle avait été assez en paix à l’exception d’une horrible colique qui dans trois jours la rendit méconnaissable et comme un squelette, tant ses douleurs étaient violentes, dont les tranchées lui faisaient jeter des cris qui donnaient aux voisins sujet de croire qu’il y avait là quelque femme dans les douleurs de l’enfantement. À l’entendre comme S. Jean dans le 12e de l’Apocalypse, possible qu’ils ne se trompaient pas : mais si quelque esprit malin voulait y substituer autre chose, la considération qu’elle avait déjà passé la cinquante-cinquième année de son âge, lui doit faire avoir honte de sa malignité.

19. Ayant été huit jours à Amsterdam, elle en partit pour Enckuysen, ville de la Nord-Hollande, d’où après environ quinze jours de demeure qu’elle y fit, elle s’embarqua pour Holstein : quatre de ses amis à qui elle avait amplement déclaré son dessein sans leur rien dire davantage, voulurent de franche et libre volonté la suivre là et ailleurs, sachant bien qu’elle suivait Dieu partout, et que sa nature qui aimait la retraite, et ne pouvait souffrir sans maladie les voyages de mer, n’était pas le ressort qui la faisait agir : mais, disait-elle, puisque c’est la volonté de Dieu, ni l’eau, ni le feu, ni le péril de ma vie ne m’empêcheront jamais de me conformer à cette divine volonté. Dieu néanmoins pour lui donner courage, ou plutôt pour en donner par elle à ceux qui la suivaient, lui dit avant s’embarquer cette parole : Amsterdam pour souffrir, Nordstrand pour jouir : ce qu’elle entendait comme s’il eût dit : pour s’y réjouir. Cependant, elle ne vit jamais Nordstrand ; et la joie qu’elle en eut, aussi-bien que quelques amis qui y furent un an ou deux, ne fut pas de longue durée : ils n’en eurent de joie que par l’espérance que ce pourrait bien être le lieu où Dieu préparerait un jour les hommes de bonne volonté à une Vie Évangélique et Chrétienne. Mais leurs mauvaises dispositions ont sans doute empêché jusqu’à présent l’effet de cette parole : et la considération de la promesse que Dieu fit à Abraham, Je te donnerai ce pays sur lequel tu marches, quoiqu’il ne le possédât jamais lui-même, mais sa postérité assez long-temps après, et encore assez peu durablement, et seulement en partie ; cette considération, dis-je, nous doit faire penser que les promesses de Dieu ne doivent pas toujours s’accomplir au temps, à la manière, et dans les mêmes individus que nous l’entendons d’abord : mais cela ayant été traité assez amplement dans la préface, nous finirons ce chapitre par l’Adieu de Madlle Bourignon à la Hollande.

 

 

Chapitre XXIV.

 

Son arrivée en Holstein. Sa persécution à Tonningue. Autre Persécution à la campagne. Elle vient à Slesvicq : écrit contre les Trembleurs : prévient quelques coups du Diable là et ailleurs : se plaint à Dieu de ses amis. Apparition de Jésus Christ. Divers évènements d’elle avec les frères et les amis. Plusieurs Frisons viennent se retirer vers elle pour mener une Vie Évangélique.

 

1. Le 13 Juin 1671. Ils débarquèrent à Tonningue, ville maritime du pays de Holstein, où Madlle Bourignon faisait état de demeurer quelques mois inconnue, non pas tant pour se refaire de la maladie qu’elle avait eue sur la mer, que pour prendre toutes ses précautions avant entrer dans son hérédité. Elle se logea avec les cinq personnes qui étaient avec elle, dans une commune hôtellerie, fort pertinemment et solitairement, elle à part, l’autre fille à part, et les hommes en commun. Mais le batelier ne put s’empêcher de déclarer d’un côté et d’autre, qu’il avait amené des Hollandais avec soi. Le commun peuple n’en savait pas davantage ; mais ses ennemis, qui étaient ceux de Monsr de Cort, et qui détenaient encore ses biens, surent assez ce que ce bruit commun signifiait. Le Diable se résolut de lui faire faire le même accueil que l’on avait fait à Mr de Cort lorsqu’il vint de Hollande en Nordstrand ; et elle n’ignorait pas cela. C’est pourquoi elle disait très-instamment à ses amis : Mes enfants, soyons bien sur nos gardes : nous voici dans un pays où sont nos ennemis. C’est à nous à bien veiller qu’ils ne nous surprennent. À quoi ses amis prenaient peu garde, s’imaginant qu’il n’y avait rien à craindre là, puisque Son Altesse de Holstein avait reçu bénignement cette Demoiselle et les siens sous sa protection. Mais elle, sans sortir de sa petite chambrette, observait tout ce qui se passait, très-particulièrement.

2. Environ trois semaines après leur arrivée, étant aux écoutes près de la porte de sa petite chambre, qui joignait la grande porte du logis, elle entendit la voix du Père Gérard Patin, Prêtre de l’Oratoire de Malines, son grand ennemi et persécuteur, qui lui détenait sa succession de Nordstrand pour ceux de sa Société ; elle l’entendit, dis-je, parler doucement à l’hôtesse du logis, et s’informer d’elle qui étaient ces Hollandais qu’elle logeait, combien ils étaient, combien de filles, où était leur appartement, en quel quartier reposaient les filles, ce qu’ils faisaient, et semblables particularités, que l’hôtesse lui dit toutes autant qu’elle le savait sans y mal penser. On avait dit quelques jours auparavant que Patin viendrait lui parler à l’amiable : mais après qu’il eut assez espionné et fait information pour savoir où était le gibier qu’il cherchait, il se retira à Friedrichstadt ; et environ deux jours après, il y vint au logis où cette Demoiselle deux passagers qu’il parut ensuite être des envoyés de ses ennemis pour lui faire un méchant coup. Un de ses amis lui dit en dînant qu’ils devaient avoir compagnie la nuit, parce que des étrangers étaient venus là, qui coucheraient dans la grande chambre où les hommes couchaient. Elle demanda quelle sorte de gens étaient ces étrangers : et sur ce qu’on lui dit que l’un paraissait comme si c’était un étudiant, et l’autre comme un homme de métier, Dieu lui donnant incontinent sa lumière pour les lui faire connaître, elle dit tout résolument : Ce sont deux meurtriers qui viennent pour me meurtrir la nuit. Je ne puis demeurer ici si je veux éviter la mort. Allez vous informer des particularités de ces gens-là. On le fit. Mais ces méchants avaient prévenu l’hôte et l’hôtesse de beaucoup de mensonges, afin qu’on ne doutât pas d’eux, et qu’on les traitât avec confiance comme des domestiques et des personnes du pays, pour faire leur coup avec plus de facilité. Ils avaient dit qu’ils avaient des affaires à la Cour de Gottorp, où ils allaient ; qu’ils voulaient néanmoins demeurer huit ou quinze jours dans le logis ; et qu’à leur retour ils y séjourneraient quelque trois semaines ; pensant par-là sans doute s’assurer aucunement de l’hôte, et même, s’insinuer dans la compagnie de Madlle Bourignon et des siens, qui avaient aussi des affaires à Gottorp, où ils devaient se rendre tôt ou tard. Lorsqu’on lui fit ce rapport, elle dit encore plus résolument : Ce sont assurément des meurtriers, envoyés expressément de mes ennemis, et qui tâcheront de me couper la gorge durant la nuit. Je le sens bien dans mon intérieur, et partant il me faut sortir d’ici. C’est moi qu’ils cherchent, et non pas vous autres. Demeurez ici.

3. Sur cela elle envoya prier une amie qu’elle avait dans cette ville, de vouloir la loger chez elle une ou deux nuits dans un besoin où elle se trouvait ; mais l’autre, par un principe d’égards humain, lui refusa ce devoir d’humanité, si bien qu’elle dit : Puisque je ne sais où me retirer après avoir fait mon possible, je me résous à la mort, laquelle j’attendrai ici en paix. Ses amis, touchés et animés de ce discours, dirent qu’il n’irait pas ainsi, et qu’il faudrait que ces meurtriers les tuassent tous avant que de la toucher, qu’ils y mettraient bon ordre, et qu’ils ne la quitteraient ni jour ni nuit. En effet, ils allèrent quérir leur hardes et leurs armes à la vue de ces deux hommes, et veillèrent tous toute la nuit dans sa petite chambre, résolus à se défendre contre la violence de quiconque oserait les attaquer. Mais ces méchants se voyant découverts, après avoir rôdé jusqu’à la minuit aux environs de la chambre où était Madlle Bourignon et ses amis, murmurant souvent dans l’oreille l’un de l’autre, comme ils eurent attendu en vain que les amis de cette Demoiselle allassent coucher dans la chambre ordinaire et commune, se retirèrent tout confus de voir leur dessein évaporé, et partirent le lendemain non vers Gottorp, mais pour Friedrichstadt, où était Patin, à qui ils purent faire rapport de leur aventure. L’Hôte, voyant leur conduite toute contraire à leurs paroles, et que les Hollandais avaient veillé toute la nuit, dit qu’assurément ces deux inconnus étaient des voleurs qui avaient eu dessein d’attraper la bourse des Hollandais ; mais que les Hollandais ayant été plus sans et s’étant mis sur leurs gardes, ils s’étaient retirés voyant qu’il n’y avait nulle fortune à faire pour eux. Voilà ce qu’il en jugeait naturellement par la considération de leur conduite et même de leurs mensonges, qui se coupaient encore en ce qu’ils lui avaient dit, qu’ils venaient de Brême, et aux amis de Madlle Bourignon, qu’ils venaient de Hambourg. Ainsi fut-elle miraculeusement délivrée de la mort qu’elle ne pouvait humainement éviter : car sa chambrette n’ayant qu’une misérable porte sans autre serrure qu’un petit loquet, il était très-facile à ces méchants d’y entrer en tout temps, et surtout la nuit, et l’y égorger sans empêchement.

4. Ce péril évité par l’assistance miraculeuse de Dieu, elle se vit obligée à ne plus demeurer pour long-temps dans ce lieu où ses ennemis l’avaient découverte : ainsi elle se résolut d’aller à Slesvicq. Cependant elle dit encore à ses amis : Soyons sur nos gardes : mes ennemis nous épient : il y a des personnes commises à l’entour du logis pour épier quand nous partirons afin de nous attraper en chemin. Quelques jours après, sans avoir averti ni hôte ni charretier que le jour de leur départ, ils partirent pour Slesvicq sur deux chariots. Il fallait en chemin passer à la porte de Friedrichstadt devant la maison où demeurait un Jésuite, grand ami de Patin lorsqu’il était question d’agir contre Madlle Bourignon. Elle dit, en y passant : « Nous sommes à la vue de nos ennemis qui sans doute nous épieront. » Ils passèrent sans s’arrêter : et ayant même déjà fait environ deux bonnes lieues ou quatre heures de chemin, comme les charretiers voulurent s’arrêter un peu à boire dans une hôtellerie seule dans la campagne, elle y résista à son possible, et fit passer avant le chariot qui la conduisait, l’autre demeurant encore un peu arrêté : mais à peine eut-elle pris le devant, que voici arriver après eux de Friedrichstadt un chariot bien attelé sur lequel était un homme étendu, habillé de gris, et couvert presque tout le visage de son manteau. C’était Pater Patin en habit déguisé, qui se cachait ainsi. Il était suivi d’un second chariot sur lequel il y avait un homme de très-méchante mine vêtu à la soldatesque avec un fusil sur ses genoux. Il s’arrêta avec Patin, et communiquèrent ensemble : mais Patin, étant bien surpris de se voir reconnu par un ami de Madlle Bourignon, et en telle compagnie, dit tout altéré à cet ami, pour défaite, que cet autre homme était un étranger qui voulait aller à Slesvicq, et à qui il avait parlé pour lui enseigner le chemin, parce que son charretier était ivre. Tout cela était de purs mensonges : mais il voulait couvrir ses desseins, bien fâché que la connaissance qu’on avait de lui l’engageait à tenir des mesures forcées.

5. Après que cet ami fut parti avec le second chariot pour ratteindre le premier où était Madlle Bourignon et lui dire que ses ennemis étaient là, cet homme armé, ayant parlé avec Patin, fit courir de toutes ses forces le chariot où il était, attelé avantageusement, pour ratteindre aussi Madlle Bourignon ; ce qu’il fit facilement au milieu d’une campagne déserte, et il fit aller son chariot en croisant à deux fois devant l’un et l’autre de ceux de cette Demoiselle, lesquels se suivaient avec assez d’intervalle pour croiser entre d’eux : ce qu’il fit pour reconnaître les personnes qui étaient dessus, les envisageant d’un œil furieux et acharné : mais il ne put rien discerner, sinon que sur chaque chariot il y avait une fille et des hommes. Il passa outre et alla à un coup de mousquet loin de là se placer sur le chemin où ils devaient passer, et s’y arrêta, les attendant les armes à la main. Sitôt que les amis de Madlle Bourignon s’en aperçurent, le plus vieux se mit devant elle, résolu de parer le coup et de le recevoir pour elle aux dépens de sa propre vie, et les autres mirent pied à terre et les épées nues à la main à l’entour du chariot où elle était, observant bien la posture de cet homme armé qui demeurait là fixe à guetter : mais Dieu lui troubla l’esprit sur ce qu’il ne savait où il devait adresser son coup avec certitude : car étant étranger à eux, il ne savait discerner Madlle Bourignon d’avec l’autre fille qui était avec elle : leurs visages étaient si bien couverts de leurs coiffes que Pater Patin même n’y pouvait rien entendre : si bien qu’il n’osa tirer à l’incertain ; et la posture où il vit les amis de Madlle Bourignon ne le retint pas peu. Il était visiblement si égaré et déconcerté, qu’ils passèrent devant lui sans qu’il osât rien exécuter ; et on l’observa jusqu’à ce qu’on fut hors de sa portée.

6. Un peu après on vit Patin aller vers lui, et on les entendit contester si fortement tous deux, qu’il paraissait bien qu’ils étaient mécontents l’un de l’autre, et que quelque chose où ils avaient chacun de l’engagement n’allait pas comme ils se l’étaient promis, ou que peut-être l’un exigeait quelque chose que l’autre ne voulait pas faire : car comme si l’étranger eut refusé de les poursuivre plus avant, il quitta Patin, et retourna en arrière vers le lieu d’où il venait : ce qui, étant tout contraire à la première déclaration de Patin, découvrait encore davantage toute l’affaire : néanmoins Patin, tout déconcerté qu’il était, courut encore après les chariots de Madlle Bourignon, leur offrant de leur montrer le chemin ; peut-être pour les égarer : mais on lui dit brusquement qu’on le savait mieux que lui ; et il put bien entendre (car on parla assez haut) qu’un ami dit de lui : Voilà un homme qui a le visage aussi déconcerté et abattu qu’un pendu. Il les devança encore. Mais Madlle Bourignon, ayant évité ce premier péril par la grâce de Dieu, dit que tout le danger n’était pas encore passé, puisque celui-ci courait devant eux : ainsi elle dut se coucher et se cacher dans le chariot, et dire qu’on prît, s’il se pouvait, des chemins écartés : et le même jour, qui était le 12 Juillet, elle arriva avec ses amis à Slesvicq, où elle demeura un an, logée dans une hôtellerie presque vis à vis du Château de Gottorp.

7. Elle y vécut assez paisiblement sous la protection de son Altesse : mêmes plusieurs nobles et Officiers de la Cour et de Danemark, personnes de très-bonne volonté, avaient de l’estime pour elle et pour ses écrits, et eurent la curiosité de l’aller voir, et de discourir avec elle de choses spirituelles, entre quoi l’un d’eux lui demanda comment elle pouvait dire dans ses écrits que tous les hommes avaient reçu dans eux la lumière de Dieu dès leur naissance, vu que l’on ne s’apercevait pas de cette lumière, et que l’on était au contraire dans une si grande ignorance, et si enfoncé dans des ténèbres si épaisses ? Elle avoua qu’il était très-véritable que l’homme se trouvait dans de telles ténèbres sans s’apercevoir de sa lumière, qui néanmoins était dans lui sans y être vue, jusqu’à ce que l’occasion, le travail, et l’exercice l’y fît paraître : qu’il en était comme d’une pierre à fusil, où l’on ne voyait ni feu ni lumière ; mais qui en donnait lorsqu’elle était frappée. Ce qui toucha si fort le cœur de celui qui avait fait cette question, qu’il en devint tout blême. Il y eut encore d’autres personnes qui vinrent de divers lieus et en divers temps pour lui parler : mais avant les voir, elle avait des sentiments de leurs bonnes ou de leurs méchantes volontés, et elle en avertissait ses amis : après quoi elle admettait les uns et ne voulait pas parler aux autres, pas à des Pasteurs mêmes qui se présentèrent, se tenant toujours sur ses gardes, comme n’ignorant pas la rage et la puissance de l’ennemi, qui ne se lassait jamais à la persécuter par toutes sortes de voies.

8. En effet il ne manqua pas à tâcher de lui faire le pis qu’il pouvait tant de loin que de près. De loin il suscita la Secte des Trembleurs à écrire contr’elle un livre qu’ils osèrent publier en Flamand pour la discréditer. Mais jamais témérité ne fut mieux et si promptement payée. Car dans l’espace d’environ trois mois la réponse à cet écrit fut composée, translatée en flamand, envoyée, imprimée et publiée à Amsterdam sous le titre d’AVERTISSEMENT CONTRE LA SECTE DES TREMBLEURS, laquelle y est si bien découverte et renversée dès ses fondements par une lumière et une force toute divine, que personne, pour peu de jugement qu’il ait, ne pourra désormais s’y méprendre. Ce livre est plein de mille instructions salutaires qui contiennent les fondements de toutes sortes d’états, d’ordre, de devoirs, de justice, de mœurs et de commerce entre les hommes, et qui donnent une idée parfaite d’un vrai Chrétien, ou d’une personne régénérée. Cet écrit est très-utile aux Politiques et à toutes sortes de personnes qui veulent se gouverner selon Dieu avec leur prochain. Il servit même à empêcher les personnes d’esprit à croire le bruit que le Diable et les Prêtres de Holstein répandaient déjà en ce pays là, que Madlle Bourignon et ses amis étaient des Trembleurs, sans autre raison que parce que comme l’on sait partout les extravagantes erreurs de cette secte, le Diable croit rendre les bons odieux en leur faisant donner mal-à-propos par des canailles le nom d’en être. En effet il semble que le Diable n’ait inventé cette secte ou ses extravagances méprisables à autre dessein que celui-là, qui est d’avoir un raisonnable prétexte de faire persécuter et mépriser les bons sous ce nom-là, en le leur faisant donner à l’aveugle et faussement par des méchants ou par des ignorants : car presque partout lorsque quelqu’un veut bien vivre, le Diable le fait incontinent passer pour un Quaker ou un Trembleur. Si bien que ces gens-là, les Trembleurs, ont non seulement donné par leur faute des justes sujets d’être rejetés et persécutés eux-mêmes à cause de leur conduite déraisonnable et odieuse ; mais ils sont aussi cause que tous les gens de bien, qui sont d’ailleurs fort aliénés de leur Secte et à qui néanmoins on en donne injustement le nom, sont blâmés et persécutés à tort. Dieu veuille ouvrir les yeux aux bonnes personnes qu’il peut y avoir entr’eux, pour leur faire connaître et quitter leurs creuses imaginations, et embrasser le solide et l’essentiel de la vérité, de la piété, et de la charité.

9. Le Diable lui fit des peines et des inquiétudes de plus près par cette fille qui était venue avec elle de Hollande, et qui ne voulait pas se conduire selon ses ordres ni selon Dieu : mais elle la renvoya : après quoi il tâcha de trouver moyen de lui nuire par le moyen du feu : mais Dieu l’en ayant préavertie, elle dit à tous ses amis d’y prendre bien garde et que Satan avait ce dessein-là : en effet par deux fois elle se sentit pressée de sortir de sa chambre, d’où elle prévint et éteignit deux fois le commencement d’un incendie ; et un peu après, le feu se prit effectivement dans un appartement joignant sa chambre, ce qui aurait consumé tout le logis si les voisins et les passants, voyant le feu, n’avaient fait du bruit et n’étaient venus l’éteindre.

10. Elle prévint aussi ailleurs des mauvais effets du Diable sur un jeune homme de bonne volonté, qu’une fille adhérente à Satan voulait engager dans ses filets. Cette fille faisait non seulement la dévote, mais même témoignait d’être si en peine de son salut, et si affligée pour ses péchés, qu’elle ne savait que faire sinon ou se défaire elle-même par un excès de tristesse, ou vivre avec quelque personne pieuse qui l’assistât et la consolât continuellement : et pour ce sujet elle avait jeté les yeux sur un bon jeune homme de sa connaissance, à qui elle avait fait entendre qu’il n’y avait que la piété et le salut de son âme qui lui ferait souhaiter de passer sa vie avec lui. Ce jeune homme s’y était déjà laissé prendre, et ils avaient communiqué ce dessein à un Pasteur, qui ne le désapprouvait pas : néanmoins, comme le Pasteur connaissait Madlle Bourignon par lettres, il dit avant les épouser qu’il en voulait apprendre son sentiment. Il lui écrivit donc ce qui se passait là. C’était à Hambourg. Mais d’abord qu’elle eut commencé à se faire lire cette lettre, elle dit : Le Diable a quelque mauvais dessein sur cet homme : ce qu’elle déclara très-particulièrement après la lecture achevée : car elle dit à ses amis que cette fille était volontairement liée au Diable, et que tous ses prétextes n’étaient que des feintes par lesquelles le Diable avait dessein d’attraper ce jeune homme par le moyen de cette pactionnaire. Ce qu’elle écrivit incontinent au Pasteur, lequel, ayant examiné la fille conformément aux avis qu’il avait reçus, trouva que cela était véritable : dont la fille fut bien confuse ; et le garçon, délivré de ce péril, se retira en Hollande.

11. Elle eut aussi des traverses de ses propres amis et domestiques, que le Diable tentait souvent pour faire qu’ils s’opposassent à elle en beaucoup de choses. Cela lui ôtait le courage de se retirer avec eux en Nordstrand : elle disait à Dieu par manière de complainte : « Seigneur, que ferais-je là avec des personnes qui me contredisent toujours ? » À quoi Dieu répondait : « Le Diable fait cela dans eux contre leur volonté. Mais Seigneur, je ne saurais gouverner des personnes qui ne veulent pas se soumettre à ce que je leur dis de votre part ! Dieu répond : C’est l’ennemi qui fait cela pour vous troubler. Elle lui demande : Comment leur ferais-je connaître votre volonté ? et quelle manière de vie leur dois-je enseigner pour vous plaire ? Dieu répond : Écoutez-moi, je vous dirai toute chose en son temps. Elle dit : Que faut-il faire pour fondement de tout ? Dieu répond : (1) Être unis d’une même volonté ; (2) Vivre en paix ; (3) Et ne chercher que ma gloire. Elle dit : Seigneur, ces choses sont encore loin des dispositions de mes enfants, puisqu’ils sont divisés en toutes choses de volontés, et ne s’accordent presque en rien de sentiments. Dieu répond : C’est qu’ils suivent encore les mouvements de la nature, et pas ma volonté. Que ferai-je donc, Seigneur, avec des personnes qui suivent leur nature ? Je ne les saurai jamais réduire à vous obéir. Il répond : Ils changeront. Donnez-moi, Seigneur, des autres personnes pour commencer votre œuvre jusqu’à ce que celles-ci se changent et se disposent ! Il dit : Il n’y en a encore nulles autres sur la terre : toutes sont naturelles, et non spirituelles. Mais, Seigneur, ce m’est un martyre continuel de rester avec des personnes naturelles, lesquelles ne m’entendent point ; elles me sont toujours ennemies. Dieu répond : Il est véritable : mais le temps viendra qu’ils vous seront chers et me seront soumis en toutes choses. Seigneur, je suis seule : laissez-moi aller au désert jusqu’alors. Il répond : Ce lieu vous servira de désert, aussi-bien qu’à eux. »

12. Dieu voulut aussi quelque-temps après, lorsque les frères faisaient du progrès, la réjouir par des démonstrations de sa gloire et de sa grâce : mais comme nulle âme vivante ne peut voir cette gloire divine, ceci lui arriva en dormant. Il lui semblait qu’elle était dans une chambre avec ses amis, que Jésus Christ y venait en corps glorieux d’une manière la plus éclatante et la plus claire qu’elle l’eût jamais vu, d’une taille majestueuse et avantageuse ; et qu’allant vers elle, il lui dit : MAINTENANT JE RESSUSCITERAI. Et quand, Seigneur, ressusciterez-vous ? Il lui répondit : DANS TROIS JOURS. Sur quoi elle se tourna vers ses amis, leur disant : Ô que vous êtes heureux, mes Enfants, de m’avoir suivie et d’avoir abandonné les ordures du monde ! Sa joie était si grande qu’elle s’éveilla là dessus. Elle était dans la dernière certitude que ce songe venait de Dieu même ; parce que les sentiments d’une si grande gloire, joie, et grâce, ne peuvent venir de la nature ; laquelle, comme elle serait accablée de la présence glorieuse de Dieu s’il se présentait glorieux à la personne durant la veille, pour cela Dieu choisit ou le sommeil de la nuit, ou l’extase, ou bien il se cache dans une nuée, comme il faisait autrefois à Moïse. Madlle Bourignon, durant la veille, recommanda à Dieu ce songe dans un profond recueillement : et Dieu lui en ratifia la vérité : au sujet de quoi elle demanda à Dieu si l’Esprit de Jésus Christ ressusciterait dans l’âme des hommes maintenant ? Il lui dit : Oui. Elle lui demanda encore : « Seigneur, que doivent-ils faire pour se disposer à cela ? » Il répondit : Aimer. Fraternité. Excuser paroles oiseuses. Se rendre services nécessaires, et point complimentaires.

13. Il y avait un des frères qui auparavant avait donné place à quelques pensées sensuelles touchant elle, lui demandant si, étant unis d’esprit, on ne pourrait pas être unis de corps par le mariage ? Ou ne pouvait lui faire d’injure plus sensible que d’avoir de semblables pensées et une ombre de prétentions sur sa personne, dont elle retranchait incontinent toutes les occasions. En effet, elle en écrivit fortement à cet ami, et même pour savoir si de son côté elle n’aurait pas sans y penser donné quelque occasion à cela, qu’elle pût défaire, elle alla consulter son Souverain Maître, lui disant : « Seigneur, qu’ai-je fait à ** qu’il m’est si mauvais ? » (Car elle tenait cela pour un des plus grands maux ou des plus touchantes injures qu’on pût lui faire.) Dieu lui répond : Rien ; mais il est épris d’un amour naturel, lequel il ne sait surmonter. « Quelle occasion lui ai-je donné, Seigneur, pour être venu à cette extrémité ? » Il lui répond : Le Diable fait cela pour s’opposer à mes desseins et les décréditer. « Le Diable peut-il bien faire, Seigneur, que de si bonnes résolutions de vous suivre, qu’avons eues par ensemble, se terminent en charnalités ? » Oui, lorsqu’on lui donne l’entrée et l’audience. « Seigneur, je n’ai jamais donné entrée à des affections naturelles au regard de cette personne. » Lui (dit Dieu) a fait cela fort souvent : c’est pourquoi elles le maîtrisent maintenant. « Depuis quand, Seigneur, a-t-il donné entrée à ces affections naturelles en mon regard ? » Dieu lui répond : Il vous a toujours regardée pour une femme commune, et point pour mon ÉPOUSE. Depuis ce temps-là ce frère revint de ces sortes de pensées.

14. Voilà ce qui se passa jusqu’à la fin de l’an 1671. Vers le commencement de l’année suivante, il y vint à diverses fois des personnes pour la voir, dont elle ne voulut pas admettre les unes, et recueillit les autres, selon que Dieu y disposait son cœur. Il y vint entr’autres trois amis de Hambourg, qui depuis long-temps avaient désiré de la voir, et qui aimaient la vérité contenue dans ses écrits. Elle les reçut et leur parla bénignement. Ils furent de leur côté très-satisfaits d’elle, de ses discours, et de sa conduite : mais l’un d’eux en fut si divinement touché, que de joie toute autre chose lui devenait insensible. Il résolut d’abandonner le monde, ses trafics, se renoncer soi-même, se donner tout à Dieu, et tâcher de régler le reste de sa vie selon les avis et sous la conduite de cette servante de Dieu, afin de devenir par son moyen un enfant de Dieu et un véritable Chrétien. Ce qu’il mit à effet le plus tôt qu’il put après son retour. Car Dieu lui fit naître, quelques mois après, l’occasion de quitter Hambourg et les trafics qu’il y avait, à la sollicitation de sa propre femme, et de se retirer en Holstein assez près du lieu où demeurait cette Demlle : après quoi, sa femme le voulant solliciter de retourner à Hambourg et y reprendre ses trafics, il sut si bien tenir ferme, que d’aimer mieux laisser périr sa femme seule dans son opiniâtre dessein de retourner dans le monde que non pas d’y aller périr avec elle : si bien que sa femme le quitta après qu’ils se furent accordés mutuellement de leurs affaires, et il lui donna la liberté d’aller partout où elle voudrait sans lui, si elle ne voulait pas demeurer avec lui. Il fut ensuite admis dans la compagnie de Madlle Bourignon, où il vécut environ cinq ans, presque toujours sur une propre-terre qu’elle avait en Nordstrand. Il y mena une vie fort exemplaire, paisible, humble, laborieuse, et très-mortifiée, après quoi Dieu le retira de ce monde à soi.

15. Au même temps les grands appareils de guerre qui se faisaient entre la France et la Hollande, faisaient bruit partout : si bien que Madlle Bourignon dit à quelques-uns de ses amis, qui à cause de leur départ assez subit et imprévu de la Hollande n’avaient pu mettre toutes leurs affaires en ordre, qu’ils feraient bien d’y aller avant que cette tempête vienne à fondre, d’y disposer de leurs affaires, et de revenir au plus tôt. C’était en hiver : le temps et les chemins étaient mauvais ; et les périls, qui sont ordinaires dans ces conjonctures de guerres, étaient bien à craindre. Ainsi ces amis étaient entièrement dégoûtés de ce voyage par toutes ces considérations, et tachaient à s’en dispenser absolument, craignant de s’aller avec beaucoup de peines enfermer dans un pays où les misères de la guerre survenante les pourraient arrêter et accabler. Mais Madlle Bourignon, voyant la nécessité de ce voyage, leur dit avec assurance pour leur donner courage : Allez au nom de Dieu. Il vous protégera. Je vous donne assurance de sa part qu’il ne vous arrivera nul malheur ni en y allant, ni en retournant ; puisque vous n’entreprenez pas ce voyage pour votre plaisir ni pour votre satisfaction, mais pour la nécessité absolue qu’il y a de bien disposer de vos affaires selon la volonté de Dieu. Ainsi ils se résolurent à partir, expédièrent leurs affaires promptement, et retournèrent heureusement et en peu de temps auprès d’elle avec grand contentement d’esprit. Et à peine eurent-ils le pied hors de la Hollande que l’armée Française survint, qui mit tout en troubles et en alarmes par le cours rapide de ses exploits.

16. Ce fut alors que plusieurs personnes de la Frise, même des familles entières, qui étaient convaincues des vérités de ses écrits, mais qui n’avaient pas eu assez de force et de dégagement pour se retirer du monde avec elle, afin de les mettre en pratique par l’apprentissage d’une Vie Chrétienne ; ce fut, dis-je, alors que ces personnes pensèrent à se sauver de ce naufrage et à se retirer vers elle pour embrasser une Vie Évangélique, à ce qu’ils disaient : car l’on pouvait bien justement suspecter les desseins de ces personnes, et s’ils étaient aussi sincères et aussi purs qu’ils le disaient, puisque c’était les incommodités de la guerre qui leur faisaient abandonner le monde, sans quoi il est à croire qu’ils n’y auraient guère pensé : au lieu que ceux qui sont vraiment dans le dessein pur et sincère de chercher Dieu et les siens le sont sans contrainte, sans considérations étrangères, par un principe d’amour qui les tire hors du monde quand même le monde serait un Paradis de délices pour eux, et que tout leur y serait riant et favorable. Néanmoins parce que dans la Parabole de l’Évangile le Roi reçut dans son festin ceux qui y venaient par la contrainte qu’on leur avait faite ; ainsi ne voulut-elle pas refuser ceux qui disaient de vouloir venir au banquet Évangélique, quoiqu’il parût assez visiblement qu’il y avait de la contrainte mêlée dans leur procédé. C’est là proprement le Contraignez-les d’entrer de l’Évangile, et non pas que les hommes doivent se contraindre par force les uns les autres à embrasser quelque Religion qu’ils jugeraient la meilleure : ce qui est entièrement Diabolique, et qui ne peut aucunement plaire à Dieu, lequel veut un service volontaire et libre ; parce que le plus essentiel de la Religion est une offre de sa liberté, de sa volonté et de son cœur à Dieu, et non pas un acte forcé d’une personne qui pourrait dire à Dieu : « Seigneur, je vous rends tel et tel culte ou service, mais c’est bien malgré moi : on m’y contraint ; et je n’aurais garde de le faire, n’était pour éviter des traitements barbares, et gagner quelque argent, plaisirs et honneurs » : qui est la disposition de cœur où ces détestables bourreaux de conscience et de Religion réduisent les hommes, et ce qu’ils appellent la conversion des hérétiques, et le Contraignez-les d’entrer de la Parabole Évangélique. Au lieu que cette contrainte de l’Évangile n’est autre chose que la déclaration des jugements de Dieu sur les gens de bien qui voudront demeurer dans le monde ; que ceux-là participeront à ses plaies et aux fléaux que Dieu déploiera sur toute la terre. Madlle Bourignon a dit cent fois que les personnes de bonne volonté et les plus pieuses étaient si attachées au monde, à leur patrie, négoces, amis, que quoique Dieu les appelât, ils n’auraient pas assez de générosité ni de courage, ni de force dans l’amour qu’ils doivent porter à Dieu, que de renoncer librement à tout pour le suivre ; et qu’il n’y avait point d’autre remède pour la plupart sinon que Dieu les chasse par le moyen de la menace et même du déploiement de ses fléaux sur eux, aussi-bien que sur tout le monde : et que c’était là proprement le Contraignez-les d’entrer de la parabole, bien éloigné de la violence par laquelle on veut contraindre les consciences les uns des autres.

17. Quelque imperfection qu’il y ait dans cette manière d’abandonner le monde pour chercher Dieu, c’est néanmoins toujours quitter l’occasion du mal pour embrasser celle du bien : et il peut arriver que ceux qui ont assez mal commencé cela, poursuivent et continuent très-bien ; et au contraire, que ceux qui ont commencé très-bien, continuent et finissent très-mal ; puisque l’homme est toujours libre : si bien qu’il faut s’en rapporter à l’expérience et à la suite. Aussi Madlle Bourignon, qui avait reçu ordre de Dieu de ne point refuser ceux qui lui seraient envoyés, ne voulut pas rejeter ces personnes, mais les accueillit bénignement dans un grand logis, qu’elle avait fait expressément prendre à louage dans la ville de Husum, où arrivèrent de Frise environ vingt personnes, tant hommes que femmes et enfants : quelques-unes néanmoins étaient de Hambourg. Elle les y logea, commença à les y nourrir et entretenir, et se résolut de quitter sa demeure de Slesvicq pour se rendre auprès d’eux, et pour voir s’ils étaient disposés à embrasser une vie vraiment Chrétienne.

 

 

Chapitre XXV.

 

Son arrivée à Husum et sa conduite avec les Frisons : les livres qu’elle y écrivit, leur occasion et leur matière. Tous les Prêtres s’animent, animent aussi la Cour et le pays contr’elle, pendant que Dieu convertit quelques âmes de bonne volonté. On fait information contr’elle, elle doit fuir ailleurs. Persécution de FLENSBOURG.

 

1. ELLE vint donc demeurer à HUSUM vers le commencement de Juillet de l’an 1672. Mais au lieu d’y trouver des personnes disposées à embrasser une Vie Évangélique, elle fut bien étonnée d’y voir un amas de gens qui semblaient être venus comme à une foire de village, pour manger, boire, ne rien faire, prendre tout comme une chose commune, n’observer ni règles, ni bienséance, ni discrétion, chercher chacun son propre, chacun ses aises et ce qui l’accommodait le plus, chacun le plus beau et le meilleur, suivre chacun sa fantaisie et sa propre volonté : chacun voulait être le mieux traité, le plus épargné et le plus honoré, et, qui pis est, nul ne voulait désapprendre cette belle vie, ni se renoncer pour en embrasser une autre. Elle ne fut pas long-temps à juger que tout cela ne pouvait s’accorder avec les desseins et la volonté de Dieu, qui étaient aussi les siens ; ainsi pour remédier à un si grand désordre, elle se défit petit à petit de ces gens-là, les envoyant demeurer et tenir ménage chaque famille à part, afin que s’ils voulaient vivre selon leur propre volonté, ils le fissent chez eux, sans qu’elle y coopérât ; ou que s’ils avaient dessein de se changer, ils pussent s’éprouver  et s’y disposer à part, sans venir troubler la Compagnie avant de s’être aucunement éprouvés eux-mêmes.

2. Ainsi elle en envoya la plupart en Nordstrand, tant dans la maison de feu Mr de Cort que sur sa propre terre : les autres demeurèrent à part dans le même lieu où elle était, et d’autres allèrent à Friedrichstadt ; mais quelque-part qu’ils fussent, et quoique quelques-uns semblassent assez bien commencer, ils se relâchèrent tous, les uns d’abord, les autres plus tard ; et leur inconstance, leurs fantaisies, murmures, convoitises, propre recherche et amour propre, les firent tous déchoir des bonnes résolutions qu’ils disaient d’avoir eues : si bien qu’il n’en est resté pas un seul. Elle les laissa tous aller et faire ce qu’ils voulaient : les uns retournèrent chez eux : d’autres se placèrent ici et là : tous se rengagèrent dans le monde, la chair, le sang, les choses de la terre, plus que jamais : la plus-part devinrent ses ennemis, commencèrent à la calomnier, et ont continué dans ce beau métier jusqu’à ce jourd’hui.

3. Cela lui fit beaucoup plus de peines qu’une grande persécution d’ennemis déclarés : mais aussi Dieu se servit de cette occasion pour lui faire découvrir l’aveuglement des hommes les mieux intentionnés, et produire à ce sujet de belles vérités : car à cette occasion elle écrivit plusieurs lettres où elle fait voir les qualités et dispositions que l’on doit avoir pour devenir vrai Chrétien, pour entrer dans la construction de la Nouvelle Jérusalem, et en être une véritable pierre, et les indispositions qui en rendent les personnes incapables. Ces lettres ont été nouvellement recueillies, et seront mises en lumière (si elles ne le sont, à présent que le Lecteur lit ceci) sous le Titre de PIERRES DE LA NOUVELLE JÉRUSALEM, avec une addition de quelques pièces qu’elle avait commencées pour l’instruction de la vie des Chrétiens, des explications admirables des paraboles et passages de l’Évangile qui parlent du rétablissement du Royaume de Jésus Christ et de l’Église, et quelques règles générales pour la conduite des Chrétiens. Cette pièce est très-touchante et édifiante.

4. Elle écrivit aussi à ce même sujet le Traité de l’AVEUGLEMENT DES HOMMES DE MAINTENANT, – lequel contient l’histoire de la conduite de ces Frisons, et montre combien ils se sont comportés d’une manière aveugle et toute contraire à la vie Chrétienne et Évangélique ; laquelle elle explique à cette occasion par tout le traité, où elle réfute aussi les erreurs auxquelles sont sujets la plupart de ceux de la Secte de Menno, dont ces Frisons faisaient profession. Ce Traité est utile pour y apprendre comment la perfection Chrétienne et le péché se manifestent, s’augmentent, et même commencent et s’acquièrent quelques-fois par des choses de conduite extérieure et qui semblent de petite conséquence ; et comment on doit se comporter avec les hommes du monde, et s’en donner de garde. Ainsi, quoique la parole de la vérité eût été infructueuse dans ces personnes de Frise, et qu’elle eût trouvé dans eux des cœurs disposés comme ceux de la Parabole Évangélique, qui dit que la semence de la parole du Royaume tombera dans des cœurs d’où elle sera enlevée, où elle sera foulée des passants, où elle séchera faute de racine, où elle sera étouffée par les soins de la vie et par la convoitise des biens du monde ; néanmoins elle crût et s’augmenta par les occasions qu’ils en donnèrent à Madlle Bourignon.

5. Ce fut aussi durant ces intervalles qu’elle composa pour l’instruction de ses amis et domestiques la Première Partie de ce beau TRAITÉ DE LA SOLIDE VERTU, où elle pose les fondements de l’apprentissage de la vie Chrétienne, de l’imitation de Jésus Christ, de la vertu, et du combat qu’il nous faut entreprendre contre toutes les insultes du Diable, qu’elle décrit là toutes, d’une manière assez particulière et avec un ordre très-naturel. Elle avait dessein de faire imprimer tous ces livres-là, aussi-bien que les autres que Dieu lui pourrait inspirer encore : et pour cet effet elle avait acheté et fait venir de la Hollande une Imprimerie complète pour les imprimer chez elle en Français, en Flamand, et en Allemand : mais le Diable et les Prêtres ne le purent souffrir, et s’y opposèrent conjointement de tout leur pouvoir par tant de troubles, de distractions et de persécutions inouïes, qu’il fut impossible d’exécuter ce dessein, dont on ne put faire qu’un petit essai, qui fut à ses ennemis un sujet de lui faire mille persécutions, comme je le dirai incontinent.

6. Entre les personnes qui s’étaient retirées vers elle à Husum il y avait un jeune homme de l’Église Réformée d’Altena, proche de Hambourg, qui était venu s’y rendre parce que ses Pasteurs ayant su qu’il lisait les écrits de Madlle Bourignon et qu’il les estimait, l’avaient mal-traité, et lui avaient interdit la Cène ; si bien que de là il prit occasion de les quitter et d’aller vers Madlle Bourignon. Cela fâcha si fort ces Messieurs qu’ils firent publier sous le nom du Visiteur de leurs malades deux Traités allemands l’un après l’autre contre Madlle Bourignon pour la rendre suspecte d’erreurs, d’hérésie, d’extravagance, de séduction papistique, de mauvaise vie, d’impudicité, et même de sorcellerie : et pour mieux répandre ces calomnies, ils firent mettre ces libelles sur les Gazettes. Madlle Bourignon, voyant que le Diable avait dessein de préoccuper les hommes contre la vérité salutaire par la diffamation de sa personne dans un pays où elle était inconnue, comme était l’Allemagne, et dans une langue où il n’y avait pas encore un seul mot de ses écrits publié, se sentit obligée, pour remédier à ce mal, de donner à connaître ouvertement dans la langue du pays tant sa personne que ses desseins et sa doctrine, avec les réponses et défenses contre ces libelles, qui l’avaient si infâmement attaquée sans qu’elle en eût donné d’occasion de sa part.

7. Ainsi, elle écrivit un Livre, qu’elle fit en même temps traduire et imprimer chez soi en Allemand sous le titre du TÉMOIGNAGE DE VÉRITÉ, où elle fait voir l’injustice des calomnies et des accusations dont on la charge ; que la véritable cause pourquoi on la persécute est que personne ne veut plus entendre la vérité qui le reprend et qui le trouble dans la possession et jouissance de ses plaisirs, honneurs, et ambition, où se trouvent attachés et engagés les Ecclésiastiques et Pasteurs autant ou plus que le reste des hommes ; et comme elle annonce la pure Doctrine de Jésus Christ qui renverse toutes ces idoles, cela met en colère et en trouble tous ces Messieurs, comme autrefois Démétrius et ses consorts, craignant qu’il n’arrive mauvaise fortune à la grande Diane de leurs autorités, voluptés et richesses. Elle montre dans ce Traité qu’elle n’a pour but que de mener les personnes à Christ, et non à elle, ni à aucune Secte vieille ou nouvelle : que les Chrétiens ont mal-fait de se diviser en Sectes : que les Réformateurs ont mal réformé l’Église, sans avoir eu eux-mêmes l’Esprit de Dieu ; qu’ils ont retranché plusieurs choses de très-bon usage de l’Église Romaine, et introduit une trop grande licence et anarchie pour des personnes qui sont encore sous le joug de la corruption de la nature et dans beaucoup de ténèbres : à quoi ils ont joint beaucoup de fausses doctrines, comme celle de la Prédestination au salut et à la damnation, de la persévérance, de l’impossibilité d’observer les commandements de Dieu, de la satisfaction de Jésus Christ par voie de décharge et de supplément à ce que la Loi exige de nous, de l’application flatteuse qu’on se fait des mérites de Jésus Christ moyennant une certaine foi de spéculation et de persuasion, par où l’on prétend la justification et le salut quoique l’on soit demeuré vivant dans la corruption de la nature. Elle propose aussi dans ce Traité des nouvelles lumières de Dieu touchant la glorieuse création de l’homme, et qu’avant sa chute, Jésus Christ a tiré de lui sa nature humaine, dans laquelle il a conversé avec lui et avec les Patriarches et les Ss Prophètes. Ce sont des divines et admirables vérités, auxquelles toute l’Écriture Sainte rend témoignage, et qui néanmoins n’ont été connues de personne jusqu’à présent, pas de Jacques Boehme même, qui quelques grandes lumières qu’il ait eu, n’a pas néanmoins connu ce mystère de la naissance que Jésus Christ a tirée du premier homme.

8. Elle fit joindre à ce Traité un recueil d’Attestations authentiques des personnes qui l’avaient connues en la patrie, de celles qui étaient avec elle ; et parce que ses ennemis se prévalaient des mauvaises langues de quelques Frisons qui l’avaient déjà ou abandonnée ou décriée, elle ajouta les témoignages de ces mêmes personnes touchant elle, afin de fermer par ces moyens à la médisance toutes les voies par lesquelles on l’avait voulu diffamer et rendre dans sa personne la vérité de Dieu méprisable et odieuse.

9. Jamais le Diable ne fut si alarmé que lorsque ce livre parut au jour. Il n’était pas écrit contre les Luthériens, et néanmoins les Prêtres Luthériens de Holstein prirent le fait à eux, se trouvant sans doute enveloppés dans les relâchements et les vices qui y étaient condamnés. On verra par les effets suivants si cette rage n’était pas toute infernale et au delà de tout excès imaginable, ou si elle était digne de ceux qui osent se réclamer du caractère de ceux à qui Jésus Christ dit : Je vous envoie comme des brebis. Le Prêtre Luthérien Ouw de Flensbourg, et Magister Burchardus, Prêtre à Slesvicq, les deux Jannes et Jambres de notre siècle, étaient les trompettes de toute la bande qui animaient toute la troupe au carnage. Si la mort et la damnation avaient été en leur pouvoir, ils en auraient cent et cent fois foudroyé jusques dans le fond des enfers cette servante de Dieu qui ne procurait que le bien éternel des âmes. Je sais qu’ils nieront tous d’avoir eu ces desseins meurtriers dans leurs âmes, comme les Pharisiens le niaient à Jésus Christ, lui disant : Tu as le Diable. Qui est-ce qui cherche à te faire mourir 29 ? Mais sans dire que Dieu connaît leurs cœurs et les a fait connaître à qui il lui plaît, il n’y a qu’à voir leurs œuvres et leurs paroles, qui ont buté constamment à animer contr’elle une populace enragée et ignorante, qui l’aurait cent fois massacrée s’ils l’avaient trouvée dans les rues ; à animer les Juges et les Magistrats, poursuivre sa condamnation, lui imputer par la malice et l’inspiration du Père du mensonge mille crimes horribles et dignes de mort, comme le blasphème, le Renversement de tout le Christianisme et de toutes sortes d’États, tant Politique qu’Ecclésiastique, sans rien dire de mille hérésies dont ils l’ont diaboliquement et faussement noircie, de tant de malédictions et d’imprécations dont ils la chargent ; de tant d’histoires sanguinaires dont ils remplissent leurs libelles, singulièrement Burchardus ; qu’on a brûlé tel hérétique tout vif, et tel après sa mort ; qu’on a coupé la tête à celui-ci et à celui-là : ce que cet esprit sanguinaire approuve hautement au même temps qu’il dit que cette Demlle est encore pire que tous ces hérétiques exécutés à mort. Tout cela n’est-il pas quelque chose de plus que de vouloir tuer ou vouloir faire tuer simplement une personne ? Or c’est ce qu’ont fait Ouw et Burchardus dans les libelles qu’ils ont publiés trois et quatre fois par tout le pays, et même par toute l’Allemagne. Et quoi que ces horribles libelles, qui sont pleins de fausseté depuis la première page jusqu’à la dernière, n’aient commencé à être publiés qu’après que la tempête se fût déjà levée, avant cela néanmoins, et même avant que ce livre de Madlle Bourignon parût, et qu’il n’y en avait de publiés que ceux qui étaient imprimés en Hollande, ces Prêtres répandaient leur venin contr’elle tant par leurs sermons que par leurs discours particuliers et leurs complots secrets dans leurs assemblées et entrevues : à la réserve de quelque homme de bien d’entr’eux, qui ne voulait pas tremper ses mains dans le sang du juste, entre lesquels était le Surintendant, Pasteur du Duc, qui vivait lorsque cette Demlle vint en Holstein, nommé Monsr Reinboth, homme de bien et de conscience, qui traita toujours amiablement avec elle, et ne permit qu’aucun des Prêtres qui étaient sous son inspection, répandissent de son vivant leur venin contr’elle par écrit : mais lorsqu’il fut mort, ils ne tinrent plus de mesure : et il y vint en sa place un certain Dominus Doctor Nemo ou Nieman, qui aurait bien fait de demeurer un Nemo, un Zéro, un 0 en chiffre pour Madlle Bourignon, c’est à dire, de ne lui faire ni bien ni mal.

10. Pendant que le Diable prenait ses mesures pour détruire, Dieu prenait les siennes pour édifier, et voyant quelques bonnes âmes dans la ville de Flensbourg, qui est à une bonne journée de Husum, vers le Jutland, lesquelles dans leurs ténèbres étaient néanmoins propres à recevoir la vérité et à en faire profit, il inspira à Madlle Bourignon d’envoyer vers là quelques-uns de ses amis sans savoir presque pourquoi, sinon que comme elle avait besoin de quelques planches et matériaux pour un bâtiment en Nordstrand, elle leur dit d’aller acheter là une grange et de la faire démolir pour en transporter les matériaux. Cela ne se pouvait faire sans beaucoup de peines et de frais, bien plus que si l’on eût acheté les mêmes choses dans le lieu où elle était : néanmoins, elle voulut qu’on y allât, même deux fois plutôt qu’une : et lorsque la chose n’arriva pas par la défense que l’on fit en haine d’elle de ne plus démolir ni transporter de bâtiments (si bien qu’elle dut revendre, quoique sans perte, celui qu’elle y avait fait acheter), elle dit néanmoins qu’elle s’était sentie si fortement déterminée à envoyer faire cet achat, que quand elle aurait su de n’en devoir pas retirer un denier, elle y aurait cependant envoyé des frères pour le faire. Or il parut par un évènement remarquable quel était le dessein de Dieu, inconnu à eux tous ; et combien il est bon d’obéir sans raisonner à une personne que son Esprit gouverne : car les amis de Madlle Bourignon, allant pour la première fois à Flensbourg, firent rencontre sur le chemin d’un bourgeois de cette ville-là, qui après quelques discours du monde venant à tomber avec eux sur quelques propos de piété, fut si fort touché de Dieu par le récit qu’ils lui firent de la personne et des lumières de cette Demoiselle, que dès le moment même il se rendit à la vérité, et ayant demandé et lu avec ardeur ses divins écrits, il se convertit à Dieu de tout son cœur, renonçant à ses plaisirs, honneurs, richesses, à chair et à sang, et à tout le monde, comme il parut un peu après, qu’il devint un vrai enfant de Dieu, vécut, et mourut dans sa grâce, comme je dirai dans la suite. Le second voyage qu’ils firent au même lieu, lorsqu’ils recherchaient entr’autres choses un libelle que Mr Labadie ou les siens avaient nouvellement fait publier contre Madlle Bourignon, Dieu leur fit faire rencontre d’une personne du même lieu qui, ayant ce livret, leur demanda s’ils connaissaient ou la personne ou les livres à qui cet écrit en voulait ; et à cette occasion il lut les livres de Madlle Bourignon et embrassa la vérité : mais les liens de parents, de ménage, du monde, lorsqu’il fallut les rompre pour demeurer fidèle à Dieu contre les efforts des méchants (qui sont souvent ceux que nous appelons nos bons parents et amis), prévalurent dans lui avec le temps.

11. Je viens de faire mention d’un livre des disciples de Mr Labadie contre Madlle Bourignon, laquelle sans penser à eux s’en vit injurieusement attaquée. Je ne sais pourquoi ils voulurent augmenter le nombre de ses plus amers persécuteurs, sinon peut être qu’elle avait attaqué l’idole de leur prédestination, ou qu’ils se crurent prédestinés de toute éternité à faire un méchant livre de passages rhapsodiés, misérablement déchirés de ses écrits, pris tous à contre-sens, dont ils tirent fort iniquement des conséquences détestables de blasphèmes, d’impiété, de Déisme, de Socinianisme, et de toutes sortes d’hérésies, d’erreurs, et de vices, desquels ils chargent cette innocente, quoi qu’ils sachent bien qu’elle déteste tout cela, qui suit autant de ses écrits pris en leur vrai sens, que les ténèbres et la froidure viennent du Soleil. Ils y ont fait un portrait si exorbitant et si horrible de sa personne, qu’il n’a son original que dans la pure malignité de l’esprit qui en est le premier fabricateur, quel qu’il soit. Il est vrai qu’ils ont joint à ce traité un autre qui lui sert d’antidote ; parce qu’il propose une doctrine si abominable touchant la Prédestination et les décrets de Dieu (qu’ils disent être la raison et le fondement pourquoi le péché arrive, et que Dieu a trouvé bon que le péché se commette et que l’homme se damne, que tout cela se fait nécessairement et dépend infailliblement de la volonté de Dieu, et cent Diableries de cette nature qu’on ne peut lire sans horreur), qu’il est facile à juger de là que des personnes abandonnées à de telles ténèbres, et qui y ont pris parti, sont entièrement incapables d’être éclairées et de juger des lumières du S. Esprit qu’ils n’ont pas trouvées dans les écoles ni par l’effort naturel de leurs raisonnements corrompus. Ceci soit dit à l’exception des gens de bien d’entr’eux qui n’ont pas connu toutes ces intrigues.

12. Toutes choses étant ainsi disposées de loin et de tous côtés, à la persécution, on en vint aux approches. Les Prêtres de Husum et de Slesvicq font marcher en campagne, ou plutôt à la Cour et vers les Magistrats, les machines de leurs calomnies, ils en jouent, ils accusent, se plaignent, demandent, insistent : ils obtiennent, premièrement, Sentence contre Antoinette Bourignon, par laquelle lui est faite défense de plus se servir de son imprimerie pour la gloire de Dieu : secondement, qu’information soit faite contr’elle et les siens à Husum. Mais après information faite, on ne put rien trouver sinon qu’ils étaient des gens de bien et de vie bonne, juste, chaste et exemplaire. Elle se disposait de son côté à la persécution et à la fuite d’un lieu à l’autre : et comme ses amis témoignèrent de vouloir la suivre partout, elle leur disait : Je ne vous mènerai que là où le Seigneur me conduira : car je le tiendrai toujours par la main, et le suivrai à toute éternité : et qui m’aimera, me suivra : sinon, je marcherai seule avec mon Bien-aimé parmi le monde tant qu’il lui plaira, et après la vie dans son palais éternel, à quoi visent tous mes soins, mes travaux, et toutes mes souffrances. Ceci était vers le mois de Septembre de l’an 1673.

13. Les Ecclésiastiques de Holstein n’avaient garde de demeurer courts en si beau chemin et dès le commencement. Ce qui ne satisfait pas les passions ne fait que les exciter. On ne leur avait pas encore assez accordé à leur mode. De plus, les livres de Madlle Bourignon se communiquaient toujours à quelques-uns : ainsi, ils continuèrent leurs poursuites contr’elle ; et elle de son côté ayant présenté des requêtes tant à la Cour de Gottorp qu’au Magistrat de Husum pour savoir quels étaient ses accusateurs, et de quelles choses elle était accusée, elle n’en put rien apprendre par cette voie. On ne voulut pas lui répondre.

14. Comme elle voyait que la tempête devenait toujours plus noire, elle se résolut de se retirer de la juridiction du Duc de Holstein, et d’aller incognito à FLENSBOURG pour y demeurer cachée jusqu’à ce que les nuées se fussent crevées, outre quelques affaires particulières qu’elle avait dans cette ville pour l’achat dont j’ai parlé ci-dessus : ainsi, elle s’y enfuit avec une veuve au cœur de l’hiver, environ la mi-Décembre de la même année, et y vint à mi-nuit. Le lendemain ce premier ami qui avait embrassé la vérité lui offrit son logis avec instance, et l’y conduisit de nuit. Madlle Bourignon l’avait prié instamment qu’il ne dît pas à sa femme qui elle était, de peur que sa découverte, jointe au bruit qui s’était répandu d’elle, par là aussi-bien qu’ailleurs, ne lui causât de nouvelles persécutions. Mais comme cette femme parut touchée par quelques discours de piété que l’on avait tenu à Table, et qu’elle parlait durant la nuit avec son mari d’abandonner le monde, son mari qui la crut gagnée lui déclara que la personne qui était chez eux était Madlle Bourignon. La femme, par je ne sais quel motif, l’alla déclarer dès le lendemain à sa Mère, qui se mit en telle furie à cette nouvelle, que de dire à sa fille que si elle savait qu’elle dût embrasser la doctrine d’Antoinette Bourignon et approuver ses livres comme faisait son mari, elle ne manquerait pas à l’empoisonner ; et apprenant le jour suivant que cette Damlle était encore dans leur maison, elle s’y transporta avec un couteau pour tuer sa fille si elle ne voulait pas se faire quitte de cette personne. Madlle Bourignon, apprenant cela, se résolut à sortir : le second ami lui présenta son logis, mais cette belle-mère du premier alla aussi vers lui l’intimider et le menacer qu’en cas qu’il voulût recevoir cette personne, elle l’accuserait et le ferait comparaître devant le Consistoire, et ferait même visiter sa maison : si bien qu’il n’osa la loger : et ainsi elle fut obligée de chercher chez des inconnus quelque lieu à se retirer, et elle en trouva.

15. Cependant cette mauvaise femme, n’étant pas contente de l’avoir fait fuir de la maison de son gendre et de celle de cet autre ami, alla avertir les Prêtres que cette personne était dans la ville. Il n’en fallut pas davantage pour les alarmer et pour alarmer toute la ville par eux. C’était vers les fêtes de Noël, où le peuple a coutume de témoigner plus de zèle et de dévotion qu’à l’ordinaire, et où les Prêtres prêchent plus fréquemment à cause de la solennité de la naissance de Jésus Christ : mais ces Prêtres, au lieu de prêcher à leur peuple l’hospitalité qu’on avait si mal exercée envers la S. Vierge à Bethlehem, au lieu de leur recommander l’humiliation, la bonté, la miséricorde de Jésus, qui venait non pas pour persécuter ou perdre les hommes, mais pour les sauver et les exhorter à l’amour et à la paix, ne firent qu’inspirer à tous leurs auditeurs durant toutes ces fêtes un esprit de rage, de haine, et d’horreur contre cette personne, prêchant qu’il y avait dans leur ville une personne nommée Antoinette qui faisait des livres méchants et impies, et qui répandait partout une Doctrine Diabolique, blasphématoire, et hérétique ; qu’on s’en devait bien garder ; qu’on ne la devait point loger ni avoir de correspondance avec elle ; qu’elle était pire que Juive, et tant d’horreurs de cette nature, qu’une populace dans le paroxysme de son zèle aurait cru rendre un grand service à Dieu que de faire mourir mille fois une telle personne s’ils avaient su la trouver. Les enfants mêmes criaient sur les rues : Où est-elle donc cette Antoinette ? Les Prêtres et quelques étudiants qui sont là ajoutaient que c’était une sorcière, une Circé, qui savait les pensées des personnes, qu’elle savait monter au ciel et descendre dans l’enfer ; et mille autres outrages païens que l’on voit dans les vers latins des Révérends Prêtres mis au frontispice du libelle de Magister Ouw. Le Magistrat n’était pas moins animé contr’elle par ces souffle-feux, qui disaient qu’Antoinette Bourignon était venue dans la ville pour en séduire les habitants par ses doctrines diaboliques, qu’elle faisait des conventicules, et qu’elle y prêchait : mais on ne savait où.

16. Cependant elle était cachée dans une chambrette, où elle vivait si retirée qu’elle ne parlait à personne, n’ayant vu qu’une seule fois son hôtesse en entrant ; et cette retraite si exacte augmentait la peine que l’on avait à deviner où serait logée cette prétendue prêcheuse. On la fait chercher de côté et d’autre par main tierce ; ceux qui s’en informaient arrivent enfin au logis où elle était, pour s’enquérir des domestiques s’il y avait là des femmes étrangères et qui elles étaient. Madlle Bourignon, entendant arriver du monde et faire du bruit, dit à la veuve qui était avec elle : Allez voir ou écouter ce que l’on veut : mais Dieu lui dit à l’instant dans l’intérieur cœur : ALLEZ-Y VOUS-MÊME. Elle y alla donc, et apprit que l’on s’informait d’elle. Ceux qui la logeaient étaient marris de l’avoir reçue. Elle vit bien qu’il fallait déloger, ce qu’elle fit le soir même sans en avertir ses hôtes, laissant là ses biens et sa compagne ; le second ami qui n’avait osé la loger, chercha un chariot pour la mener hors de la ville, où il n’y avait point de sûreté pour elle : et Dieu lui dit : Sortez d’ici : l’on vous cherche. Si bien qu’ayant à peine été là un mois, elle dut retourner dans son premier lieu le 5e de l’an 1674.

17. Mais le lendemain Messieurs les Prêtres, croyant avoir trouvé le nid, vinrent à deux pour l’interroger et en faire leur rapport au Magistrat, qui, tenant le même jour information contr’elle, fit venir sur la maison de ville l’hôte et la femme et autres domestiques, pour savoir comment elle s’était comportée, et quelles personnes l’étaient venues trouver dans ces conventicules imaginaires. Messieurs les Prêtres, trouvant nihil au logis, furent bien dépités, avertirent le Magistrat qu’elle s’était retirée ou cachée, et, croyant qu’elle fût encore dans la ville et qu’ils pourraient l’attraper, on fit avertir les charretiers de ne mener personne hors de la ville sans déclarer qui, et même l’on mit des personnes aux portes pour visiter les chariots qui sortaient et voir quelles personnes étaient dessus, tant brûlaient-ils du désir de la prendre. Le Magistrat vint le jour suivant dans son logis, ils firent ouvrir son coffre, en tirèrent quelques livres imprimés des Labadistes contr’elle, qui en cette occasion donnèrent des idées propres à renforcer la persécution dans la fuite, ils prirent encore sept ou huit manuscrits allemands, qui étaient des traductions de plusieurs de ses écrits, faites par un Pasteur Luthérien même ; ils ôtèrent encore à la veuve qui était là un livre qui lui appartenait en propre, avec cinq autres de Madlle Bourignon contre Berkendal, lesquels un ami avait fait venir là auparavant, et qu’il lui renvoyait afin qu’elle les remportât avec elle, comme elle avait dessein de le faire. Et elle avait averti la veuve de transporter tout cela : mais celle-ci l’avait négligé mal-à-propos. Ils firent ensuite comparaître sur leur Maison de ville cette veuve, qu’ils interrogèrent comme une criminelle, et lui enjoignirent de sortir incontinent de la ville, sans considérer la rigueur et l’incommodité de la saison, et sans lui permettre d’achever un ouvrage commencé qu’elle ne pouvait facilement discontinuer : ils lui dirent même qu’elle devait les remercier qu’ils ne la punissaient pas avec plus de rigueur : cette veuve sortant de leur Maison de ville se vit accablée d’une cohue de canaille qui l’outragèrent et la firent tomber dans l’ordure : enfin elle échappa ; mais Madlle Bourignon y eût été déchirée par eux en mille pièces, sinon que peut-être la Justice et les Prêtres eussent voulu avoir l’honneur de poser les premiers la main sur la victime.

18. Pour ajouter ici le reste de cette persécution de Flensbourg, je devancerai la suite de l’histoire de Madlle Bourignon. Sitôt qu’elle fut retournée à Husum, et que cette veuve lui eût appris le procédé des Prêtres et de ce Magistrat, elle écrivit à ceux-ci une lettre, se plaignant de leur manière d’agir contre une étrangère qui n’avait fait rien de mal à propos dans leur ville pour y être ainsi pillée et persécutée par voie de fait. Elle donna cette lettre à un de ses amis, lui recommandant très-sérieusement qu’il ne la rendît que sur le moment de son retour, après y avoir achevé ses autres affaires, sans en attendre de réponse : mais les amis qui étaient là lui conseillèrent d’attendre davantage ; que l’on avait écrit en Cour ; que peut-être l’on en recevrait quelque réponse favorable qui ferait changer de conduite au Magistrat. Il les crut : mais d’abord qu’ils eurent lu la lettre, et qu’ils surent que le porteur était encore là, ils le firent arrêter, après cela ils le firent mettre dans la prison comme un criminel, au pain et à l’eau, les fers aux pieds et aux mains dans un misérable trou où l’on renferme les voleurs et les meurtriers. Les Prêtres disaient alors : Nous donnerons bon ordre qu’il ne nous échappe comme a fait la Demoiselle. Quoique tout son crime fut d’être ami à Madlle Bourignon et d’avoir porté sa lettre à ces Messieurs, ils lui firent néanmoins faire son procès comme à un criminel ; mais avant que d’en faire exécuter pleinement la sentence, ils voulurent extorquer de lui une somme d’argent à raison de deux écus la semaine pour cinq mois de méchant traitement qu’ils lui avaient fait : et comme cet ami n’avait nuls biens, ils se résolurent de le laisser pourrir en prison dans ses misères jusqu’à ce qu’il leur en fournît. Ils le livrèrent pour cet effet entre les mains du bourreau qui le traita en bourreau cruel, le renfermant en son logis dans une méchante cave enchaîné, avec mille traitements durs et injurieux : si bien que Madlle Bourignon, pour ne pas laisser périr cet homme entre leurs mains, fut obligée de leur envoyer la proie d’argent qu’ils demandaient. Ils l’avaient déjà fait mener en public par les archers et le bourreau sur la place où l’on fait les exécutions, où ils avaient fait brûler en sa présence les traductions allemandes en manuscrit, la lettre et aussi quelques uns des livres de cette Demoiselle, laquelle ils souhaitaient de pouvoir brûler avec ces livres. Ô (disait un Juge), Que ne l’a-t-on brûlée avec eux ! Et de là on avait fait mener cet ami chez le bourreau, où ayant été huit jours tourmenté dans sa cave, après qu’ils eurent reçu l’argent qu’ils voulaient, ce bourreau le conduisit de sa maison hors de la ville, d’où ils le bannirent de toute la Holstein. Les Prêtres s’en réjouirent partout. Burchardus en fait des feux de joie dans son second libelle. Mais il ment lorsqu’il veut faire croire à son Lecteur que cette exécution se soit faite par l’ordre de sa Majesté de Danemark, qui l’a elle-même annulée ensuite autant qu’il a été possible, par la révocation du bannissement de cet ami. Cela ne venait que du siège Présidial de la petite ville de Glückstadt, que ces gens-là avaient prévenu par leurs mensonges et calomnieuses informations. Les Prêtres de Flensbourg, après ce bel exploit, lurent publiquement sur leurs Chaires dans tous leurs Temples une Ordonnance du Magistrat par laquelle défense était faite à tous leurs habitants de ne loger aucun des amis de cette Demlle, et de n’avoir nulle correspondance avec eux. L’animosité générale contr’elle n’était pas moins grande partout, jusques là que le Prêtre Romain de Friedrichstadt souhaitait le bonheur de pouvoir fournir la matière à la brûler : et Patin avec l’Oratoire lui détenaient injustement ses biens, s’opposant à sa retraite, et baignant dans la joie de la voir dans ces persécutions, auxquelles s’ils ne contribuaient pas davantage que les autres, ce n’était pas par manquement de volonté.

 

 

Chapitre XXVI.

 

Persécution de HUSUM : On enlève et pille ses livres avec grand tumulte. Les Prêtres la font condamner à une prison perpétuelle : Dieu l’en délivre par celui-là même qui devait faire cet exploit. Deux Prêtres écrivent contr’elle pour l’engager à répondre, et ainsi avoir sujet de s’en défaire.

 

1. LORSQU’ELLE fut de retour à Husum au commencement de l’an 1674, elle ne pût y demeurer en assurance. Les Ecclésiastiques d’Holstein continuaient toujours secrètement leurs poursuites pour la faire exterminer s’ils eussent pu. Elle était épiée de tous les voisins, devenus tous ses ennemis : on envoyait souvent sous différents prétextes des personnes dans son logis pour tâcher d’y découvrir quelque chose. Il n’y avait pas moins de danger ailleurs ; ses ennemis l’avaient suivie de la Hollande même, comme entr’autres un certain Nieukerk, qui n’avait toujours veillé que sur elle comme un lion rugissant, pour l’attraper : mais Dieu le fit mourir pour la délivrer de cet ardent persécuteur, et fit même périr dans la mer durant un très-grand calme des Frisons ses ennemis qui retournaient en Hollande avec dessein de la calomnier et de lui nuire partout. Mais pour un ou deux qui périssaient, le Diable en suscitait assez d’autres : car les Prêtres lorsqu’ils font partie, font une source intarissable d’inimitié. Comme tout le peuple les tient pour des hommes divins, ou du moins pour véritables et pour zélateurs de la vérité, ils trouvent assez de personnes prêtes à se vouer toujours à l’exécution de leur passions les plus iniques. Madlle Bourignon pour éviter leur fureur s’ensuit de nuit dans le logis d’un Frison qui était encore resté là : mais le Diable émut et troubla si fort l’esprit de sa femme, qu’elle ne voulut pas permettre que cette servante de Dieu y demeurât cachée dans cette extrême nécessité : si bien que la furie où cette femme était, l’obligea à retourner dans son logis, où l’oppression de cœur qu’elle sentait ne lui prédisait rien que du mal, qu’elle se résolut à souffrir patiemment.

2. Lorsqu’on lui avait défendu d’imprimer davantage, il y avait sous sa presse un Traité Allemand et Flamand commencé ; de la Solide Vertu, qui aurait été un ouvrage gâté s’il n’avait été achevé : et comme ce Livre ne traitait pas de choses controversées ni nullement en disputes, mais seulement de la vertu, et des choses dont tous les Chrétiens tombent d’accord, elle aurait bien voulu faire achever quelques feuilles qui y manquaient : mais elle ne le fit pas. Néanmoins les voisins et autres espions, s’imaginant que son imprimerie allait encore, en firent le rapport aux Prêtres, qui prirent de là occasion d’aller de nouveau à la charge ; et de se plaindre en Cour qu’elle faisait encore imprimer ses blasphèmes nonobstant toutes les défenses qu’on lui en pût faire. En conséquence de quoi, sans qu’on prît la peine de s’informer de cette fausseté, on procéda à l’exécution. Le fiscal de Slesvicq fut envoyé avec commission de se saisir de la presse et de ce qui en dépendait, mais bien loin de demeurer dans les bornes de sa commission, les Prêtres et d’autres ennemis l’ayant échauffé à piller tout ce qu’il pourrait sous ce prétexte, il vint furieusement l’onzième de février avec main forte du Magistrat, et des personnes pour l’assister dans son exploit, entrer dans la maison avec insolence et crieries, injures et menaces, fureter, remuer, et renverser tous les meubles d’elle et de ses amis, des étrangers même qui en avaient laissé là en garde, prit tout ce que bon lui sembla, fit rompre et forcer à coups de marteaux les ferrures des coffres et des chambres, et même de celle où Madlle Bourignon s’était retirée, où il entra, et eut l’insolence de la chercher jusques dans le lit où elle s’était cachée, et d’en tirer les courtines, qu’elle lui referma au visage, et Dieu le retint par un touchement intérieur, si bien qu’il la laissa pour retourner au pillage. On prit non seulement la presse et toute l’imprimerie ; mais aussi plusieurs milles de livres, venus de la Hollande, on détruisit celui qui était commencé, on prit bien cent rames de papier blanc, on tira de son comptoir et on emporta ses papiers et ses livres concernant ses biens, ses procès, ses livres de rentes, obligations, titres, papiers de la maison mortuaire de Mr de Cort. On chercha ses manuscrits, qui n’étaient pas encore imprimés, ni la plupart amplement copiés, comme la Lumière du Monde, l’Académie des Théologiens, l’Antéchrist découvert, le Nouveau Ciel, et plusieurs autres, qui étaient dans un panier au milieu de la chambre, sur quoi ils mirent les mains ; mais quelques hardes qui étaient dessus leur firent croire que c’était quelqu’autre chose, et Dieu en détourna leur esprit ; et ainsi fut conservé miraculeusement ce grand trésor, qui doit enrichir tant d’âmes, lequel serait alors péri sans ressource si Dieu ne l’avait préservé d’une manière si particulière des mains de ces dissipateurs. Néanmoins ils attrapèrent le manuscrit du livre qu’elle avait composé contre les Trembleurs, lequel est encore à présent dans la Bibliothèque de Gottorp, dont l’on n’a jamais pu le retirer, non plus que les autres livres imprimés, ni l’imprimerie. Ils furent deux jours entiers à piller ce qu’ils voulurent contre leur commission. Tout le monde était assemblé dans la rue et devant la porte : entrait dans le logis qui voulait. Ce fut un effet d’une protection de Dieu bien particulière qu’elle et ses amis ne furent pas massacrés ou entièrement pillés par la populace. On fit porter tout ce qu’on prit, sur la Maison de ville de Husum, et de là le transporter sur dix ou douze chariots à Slesvicq avec les cris et le tumulte que l’on peut s’imaginer dans une pareille occasion. Le Fiscal déchirait et donnait des livres dans les rues à qui en voulait, criant tout haut : Voilà les livres impies et blasphématoires d’Antoinette ! Elle présenta des requêtes une, deux, trois, pour se plaindre des excès de cet exécuteur, et avoir révocation d’un exploit mal-fait et excédé ; mais, rien ; à la réserve de ses livres de rentes, titres, et papiers de choses temporelles, qu’on lui fit rendre. On lui fit en cela pour plus de six mille florins de dommage et de perte, sans qu’ils en pussent beaucoup profiter.

3. Cependant les Prêtres de Holstein, insatiables en persécutions, présentèrent de nouvelles plaintes et accusations contr’elle à la Cour, ou plutôt continuèrent leur premières routines à l’accuser de mille erreurs, hérésies, blasphèmes, séductions, et semblables chansons que ces oiseaux carnassiers et funestes font retentir ordinairement contre ceux qui ne les favorisent point. Ils formèrent des plaintes et fabriquèrent des articles en Latin, afin qu’elle ni les siens, entre lesquels il n’y avait nul homme d’étude, n’y pussent rien entendre. Après avoir supprimé l’impression, ils se plaignaient qu’elle ne laisserait pas d’écrire et de parler toujours. Il fallait pour leur satisfaire lui imposer un éternel silence, et empêcher que nul ne l’approchât : et ils l’obtinrent, pendant que l’on refusait à Madlle Bourignon de lui dire ni qui étaient ses accusateurs, ni de quels crimes on l’accusait ; et que même on ne voulut pas accepter l’offre qu’elle fit de comparaître en la présence de Son Altesse de Holstein et devant qui Son Altesse voudrait nommer, avec ces Prêtres, pour ouïr d’eux-mêmes leurs accusations et leur satisfaire de vive voix. Ces Prêtres refusèrent la partie. Quelques-uns des Juges lui firent dire que ce n’était rien : qu’il n’y avait rien contr’elle. Cependant le Duc, accablé des plaintes et des importunités continuelles de cette Prêtraille si acharnée contre Madlle Bourignon, pour se mettre à repos de ce côté-là, consentit qu’elle fût mise dans une prison perpétuelle ; et l’ordre d’exploiter cette sentence fut envoyé à Monsieur van der Wyck, Général Major de toute la Milice du pays, à qui fut enjoint d’aller à Husum avec un escadron de cavaliers se saisir de la personne de Madlle Bourignon, et la mener dans le Château de Tonningue pour y être renfermée et prisonnière toute sa vie. Là pouvaient-ils lui ôter les plumes et le papier, et empêcher qu’elle ne parlât jamais plus à personne.

4. Mais ce Général, au lieu d’aller exécuter cet Ordre du Prince, monta en carrosse pour l’aller faire révoquer par le Prince même. C’était un homme de probité et qui craignait Dieu, comme il y en a beaucoup plus de tels dans la milice, et qui font cent fois plus gens de bien et sont plus consciencieux, que non pas entre ces Prêtres hypocrites et cruels, qui crucifient Jésus Christ pendant que Pilate même le veut délivrer et que le Centenier le justifie et le déclare Fils de Dieu. Ce Général semblait être alors suscité de Dieu pour délivrer l’innocence abandonnée de tous. C’était par une merveilleuse rencontre qu’il était venu à sa connaissance, laquelle ces persécutions mêmes lui avaient procurée : car lorsque l’on transportait à pleins chariots les livres que l’on avait pris à Husum, et qu’on en répandait partout et en donnait des feuilles par les rues à qui en voulait, il arriva que des soldats qui faisaient la sentinelle devant la maison du Général en prirent quelques feuilles volantes, qu’ils se mirent à lire ; sur quoi le Général, entrant au logis, prit de la main d’un de ces soldats une de ces feuilles qui était du Traité allemand de la Solide Vertu, croyant que c’était quelques nouvelles ou Gazettes : mais l’ayant lue il en fut si étonné et si touché, qu’il soupirait de l’injustice qu’on faisait à ces bonnes gens, dont il n’avait ouï parler que très-mal : Est-ce là, disait-il, cette doctrine et ces gens dont on dit tant de mal, et qu’on traite de la sorte ? Dès lors il leur porta de l’affection : si bien que lorsqu’il reçut cet ordre, de constituer Madlle Bourignon prisonnière, il en fut si touché d’indignation et de douleur, qu’il s’en alla demander au Prince la cause de sa commission, et si l’on avait entendu l’accusée en ses défenses ? Le Prince lui di, que non, mais que les Prêtres ne lui laissaient point de repos, et en disaient tant de mal, qu’il fallait leur en ôter l’occasion. Mais le Général s’excusa de cette exécution, qu’il dit de ne pouvoir faire en conscience, et que Son Altesse devait considérer que même les Païens ne condamnaient personne sans l’avoir premièrement ouï en ses défenses : qu’il ne fallait pas se laisser préoccuper et surprendre si fort par ces Prêtres, que de les écouter seuls, et donner sentence sur leur parole, sans ouïr l’autre partie. Il lui dit encore d’autres choses pour l’émouvoir, que le Prince écouta volontiers, en fut touché, et lui fut bon gré d’avoir empêché cette injuste exécution ; et ainsi il révoqua d’abord généreusement la sentence que ces Prêtres avaient surprise par leurs artificieux mensonges. Il serait à souhaiter que tous les Grands agissent constamment de la sorte, et qu’ils ne se défiassent de rien davantage que de leurs Prêtres, dont le corps est à présent devenu cette GRANDE PAILLARDE qui séduit les Grands de la terre par la coupe des doctrines et des discours trompeurs qu’elle leur présente continuellement, pour leur faire boire le sang des saints dont elle est enivrée, pendant qu’elle est assise sur la bête, et qu’elle domine et régit un peuple bestial et charnel, qu’on appelle le Peuple Chrétien, divisé en plusieurs sectes comme en autant de têtes, qui se réunissent tous dans le ventre, vivants tous d’une vie également bestiale et terrestre. Dieu leur ouvrira un jour les yeux afin de reconnaître non seulement cette bête, mais aussi cette femme paillarde qui la gouverne, qui est le Clergé dans toutes sortes de Sectes. Il fera revivre un jour en eux cette devise d’un Prince qui se disait Gottes-freund und Pfaffen-feind : Ami de Dieu et Ennemi des Prêtres : et il leur mettra au cœur d’exécuter ses jugements derniers contre cette grande Paillarde, qu’ils détruiront, et brûleront sa chair, qui sont ses plaisirs et sa force, dans le feu, à cause de ses séductions, paillardises, et cruautés, que Dieu manifestera en peu de temps, selon la prédiction de S. Jean. Il est vrai que leur office est une chose sainte et vénérable lorsqu’on s’en acquitte bien : mais depuis qu’ils en ont fait la couverture, la retraite et l’instrument de toutes sortes de méchancetés, et qu’ils sont devenus séducteurs, trompeurs, calomniateurs, persécuteurs des gens de biens, ils méritent bien qu’on leur dise comme un homme de cœur dit à Néron dans Tacite : Non quisquam tibi fidelior fuit dum amari meruisti ; odisse coeps post quam parricida, auriga, et bistrio, et incendiarius exstoisti. Je t’ai aimé avec fidélité pendant que tu as mérité de l’être : mais depuis que tu as été parricide, bouffon, charretier et brûleur, je t’ai regardé avec horreur 30. En vérité l’on peut bien en dire de même à ceux qui outre tant d’âmes qu’ils font mourir, cherchent la vie des gens de bien : qui sont plutôt des Orateurs et charlatans païens, que des personnes inspirées du S. Esprit ; qui charrient les âmes dans les enfers, et ne respirent que feu et vengeance contre ceux qui disent des vérités et ont des sentiments qui ne favorisent pas leur vanité et ambition. Je n’entends pas néanmoins parler de quelques bons et rares Gamaliels et Nicodèmes qui se peuvent encore trouver entr’eux, pour qui l’on doit toujours avoir le respect et l’amour qu’ils méritent : mais pour les autres, plût à Dieu qu’afin que personne n’en fût plus trompé, on leur dît à la vue de tout le monde la vérité : Et si, dit encore Tacite de son héros, nil gravius auribus ejus accidisse constitit, qui ut faciendis sceleribus promptus, ita audiendi quoe faceret, insolens erat : quoique rien ne les choque davantage que d’ouïr ces vérités, dont le reproche leur est aussi rare et surprenant, que la pratique de ces mêmes crimes leur est familière et divertissante ; tot flagitis ejus non aliter subventri posse : on ne peut remédier d’autre manière à tant de maux qu’ils font que lorsque Dieu les fera traiter comme il l’a prédit.

5. Ces Prêtres de Holstein, voyant qu’ils n’avaient pas encore assez d’audience à la Cour selon leur désir, s’avisèrent alors de faire retentir leurs calomnieuses et sanglantes langues par toute la terre, et d’animer tout le monde contre l’objet de leur fureur, qui était une fille innocente. Ainsi Magister Burchardus, ce vaillant champion, vint fondre sur elle par la publication d’un livre in quarto qu’il intitula Christliche Grundliche Amnerkungen, etc. Remarques solides et Chrétiennes sur les erreurs blasphématoires d’Antoinette Bourignon : où il ramasse toutes les calomnies dont j’ai parlé ci-dessus, et outre cela lui impute de nier le Mystère de la Ste Trinité, la Divinité de Jésus Christ, ses Mérites et sa Satisfaction, qui sont tous des abominables mensonges, dont elle l’a démenti mille fois : mais comme il a perdu toute honte et toute crainte de Dieu et des hommes, rien ne l’empêchera de réitérer éternellement ses mensonges. Il ramasse un nombre de passages déchirés, tout pris à contre-sens, auxquels il forge des interprétations les pires que la malignité la plus pédantesque peut inventer, et en tire des conséquences dont les principes ne sont que dans les chimères de sa propre tête. Madlle Bourignon a répondu à son livre par un écrit intitulé la Pierre de Touche, à l’édition Allemande de laquelle quelques amis ont joint des remarques particulières sur le livre de Burchardus, et à l’Édition Française et Latine une lettre où la nature et le génie de ce Magister et de son livre sont dépeints au vif. Il a voulu répondre au livre de Madlle Bourignon ; mais cet âne, n’ayant eu rien de nouveau à dire, a fait barbouiller du papier qu’il intitule Widerhohlete Erzehlung / Narration réitérée, Fable redite, choux recuits : à quoi l’on n’a voulu opposer que deux ou trois pages qui se trouvent à la fin de la Pierre de Touche, en français. Après ce vaillant champion de Burchardus vint entrer en lice Magister Wolfgang Ouw, Prêtre de Flensbourg, monté sur une charrette de livres, armé de mêmes pièces que le premier, mais ses armes étaient plus teintes en couleur de sang et de feu : il avait pour lance un paquet de plumes mal coupées, et pour bouclier un méchant livre in octavo, avec cette devise : Apocalypsis Haereseos, etс. C’est à dire, l’Apocalypse ou la Révélation des hérésies par lesquelles Antoinette Bourignon a voulu empoisonner dans ses écrits les bons Luthériens de Holstein. Mais ce bon homme était si emporté et si hors de soi-même, que piquant ses chevaux trop furieusement sans voir où il allait, et prenant du vent ou quelque petit brouillard pour l’adversaire qu’il devait choquer, il donna du nez en terre, dont il n’est plus relevé et ne relèvera plus : ainsi on n’a pas eu besoin de parer son coup. Sérieusement son libelle n’est qu’un ouvrage digne d’un paysan plein de vin qui maugrée, jure, dastigote, et déteste contre la personne de Madlle Bourignon, sans aucune discrétion. Je l’accompare à un rustre enivré, qui mènerait une charrée de fumier et d’ordures dans un champ, en jurant et maugréant parce qu’il enfonce dans sa boue et qu’il se barbouille dans ses propres ordures, lesquelles, après tout, doivent servir à faire germer le bon grain. Voilà le combat fameux qu’ils ont publié par tout le monde.

6. Vous avez beau écrire et calomnier, Têtes dures et opiniâtres ; tous vos volumes de calomnies ne sont que peines perdues. Ce ne font que des idoles mortes qui ne peuvent agir sur le cœur des gens de bien lorsqu’il est touché de Dieu. Une seule ligne de la vérité renverse tout, parce qu’elle frappe le cœur ; et quand le cœur est touché de Dieu il est imprenable à toutes vos sophisteries, à tous vos ergo, à tous vos lambeaux de citations de mille et mille autorités humaines. C’est comme si lorsque quelqu’un a vu le jour, un sophiste aveugle voulait venir lui persuader par des syllogismes et mille citations pédantesques, latines et grecques, de mille auteurs aussi aveugles que lui, qu’il ne fait pas jour, et voulait le conduire dans ses cavernes obscures, les lui faisant passer pour bien lumineuses. Pour réfuter les rêveries de cet aveugle, il ne serait non plus nécessaire de lui répondre à tout dans les formes, qu’il ne l’est aussi pour renverser les jaseries impertinentes de nos deux pédants aveugles, Ouw et Burchardus, et de tous leurs semblables, qui pourront brouiller du papier in secula pendant que nous verrons de nos propres yeux la lumière même dans les divins écrits de Madlle Bourignon.

7. Un des desseins de ces Prêtres en écrivant contr’elle était de l’engager à leur répondre afin qu’ils pissent se saisir ensuite de sa personne : car ils lui avaient fait défendre d’écrire et de publier quoi que ce soit ; et néanmoins ils la provoquaient continuellement. Ils disaient qu’elle était vaincue et qu’elle ne pourrait répondre ; et cependant ils observaient si elle se défendrait, et disaient à leurs amis, que sitôt qu’elle écrirait, с’était fait d’elle. Elle n’était pas aussi en état de le faire si tôt, et elle avait assez à penser pour mettre sa personne en sûreté quelque-part, en abandonnant sa maison et la ville de Husum pour échapper des périls où elle se voyait.

 

 

Chapitre XXVII.

 

Sa fuite à SLESVICQ. Persécution et périls universels. Sa pauvre retraite et demeure ; suites d’une place à l’autre. Ses biens sont confisqués en sa patrie. Elle écrit la PIERRE DE TOUCHE. On commence à découvrir son innocence et le tort qu’on lui faisait. Elle est protégée de nouveau et demeure avec liberté à Slesvicq.

 

1. C’ÉTAIT au fort de l’hiver de l’an 1674 qui fut si rude et si difficile, tant à cause des froidures excessives que des grandes neiges qu’il y avait partout. L’on ne pouvait voyager sans péril de la vie, et l’on trouvait en plusieurs lieux des personnes mortes de froid dans les neiges sur les chemins, qui étaient si couverts, que l’on ne pouvait en voir les traces : outre le péril des fonds et des marais, qui sont assez ordinaires dans ce pays-là. Néanmoins, il fallut hasarder un péril moins certain pour en éviter un certain. Elle se résolut donc d’aller à Slesvicq, soit pour être plus près de la Cour, où dans ce grand besoin elle pourrait répondre aux accusations continuelles de ses ennemis, les Prêtres, qui, comme le Diable, étaient des adversaires qui n’avaient point de repos, veillant continuellement, et cherchant toutes les occasions de pouvoir l’engloutir ; soit qu’elle crut aussi que peut-être elle y pouvait demeurer inconnue, dans la supposition que l’on ferait qu’elle était à Husum, où son ménage et ses gens demeurèrent. Elle partit donc de Husum, s’étant pour en sortir déguisée en paysanne, un panier au bras, comme si elle y eût eu quelques denrées. Encore eut-elle le malheur de rencontrer un charretier qui ne savait guères mieux qu’elle ce chemin-là. Il fallut que Dieu les conduisît et les gardât, comme il fit, tant de la rigueur de la saison que de mille périls inévitables à un homme qui se trouve embarrassé en mauvais temps dans un chemin de huit heures, inconnu, et tout couvert de hautes neiges, sans les autres dangers qu’il y avait.

2. À son arrivée à Slesvicq, dans une hôtellerie où ses amis avaient quelques-fois logé, elle fut en péril d’être découverte, c’est à dire, en péril de perdre la vie : car il n’y allait pas de moins alors. L’exploit que l’on avait fait peu de jours auparavant, et les calomnies et sermons des Prêtres, avaient mis tout le pays en alarme contr’elle. C’était un monstre d’une nouvelle espèce qu’une fille qui fît des livres si abominables qu’on les brûlât d’un côté, qu’on les confisquât de l’autre, et que les Prêtres les détestassent et foudroyassent avec tant de zèle et d’animosité. À leur dire, on devait se donner plus de garde d’elle que d’un loup garoux. Les Prêtres de Husum la faisaient passer pour un sanglier qui dégâtait la vigne du Seigneur. Ceux de Slesvicq la mettaient encore au dessous de tous les plus abominables hérétiques qui eussent jamais été au monde, même de quelques-uns qu’on avait brûlés après leur mort comme s’il eût fallu éviter jusqu’à leurs cendres, tant étaient-ils universellement contagieux. Et encore, tous ces hérétiques n’étaient, à leur dire, que peu de chose au prix d’elle. C’est de ces belles comparaisons qu’est farci le libelle de Magister Burchardus, que l’on venait de rendre public : et c’est de ces impressions que ces Prêtres avaient rempli les têtes et les cœurs de tous les habitants du pays. Quiconque l’eût reçue dans son logis, eût cru de recevoir quelque chose de pire que le Diable ; et l’on n’eût pas manqué de la chasser sur la rue, et de crier après pour la faire inévitablement assommer cent fois pour une dans un tumulte au milieu des rues. Ses amis mêmes n’osaient paraître ; et il fallut que le Général van der Wyck fît dire à l’un d’eux qui devait quelques-fois sortir, de n’aller dans la ville que de nuit, de peur de mettre sa vie en péril si on venait à le connaître. D’ailleurs le Diable, qui a tant de pouvoir sur l’esprit des hommes, rendait chacun ardent à s’enquérir d’elle par tout ; et même lorsqu’elle allait quelque-part, quoiqu’inconnue, il les portait tous à soupçonner si ce ne serait point là Antoinette, qu’ils n’avaient néanmoins jamais vue ; seulement savaient-ils qu’elle était française, que c’était une fille non mariée, et que c’était une si subtile fugitive qu’elle se rendait comme par charmes d’un côté et d’autre sans qu’on sût comment : ce qui les mettait encore plus en alarme et sur leurs gardes.

3. Elle dut donc quitter ce logis et en chercher un autre assez éloigné. Un ami la précédait, et elle le suivait de loin dans les neiges jusqu’aux genoux une demi-heure durant. Lorsqu’ils furent entrés dans cette seconde hôtellerie, la première pensée de l’hôte, de sa femme, et de tous les domestiques, fut, si ce ne serait pas là Antoinette. Ils quittèrent tout pour venir les considérer et les examiner. Ils lui demandèrent si elle parlait français, et si cet homme était son mari. C’était là les deux seules marques qu’ils en pouvaient avoir, et de l’incertitude desquelles dépendait la certitude de sa vie. Elle se vit alors dans le péril où Abraham et Isaac s’étaient trouvés : mais elle répondit : Je parle Hollandais (comme c’était la vérité), et c’est ici mon homme (le mot hollandais et allemand signifie mari et aussi homme de conduite et d’assistance). Ces gens-là néanmoins se doutèrent bien que ces deux personnes, dont l’une était habillée en honnête Demoiselle et l’autre en marinier hollandais, n’étaient pas mari et femme ; et pensèrent qu’ils le découvriraient bien durant la nuit, qu’ils devaient passer là, sans qu’on pût aller ailleurs. Dans cette nécessité, cette servante de Dieu dit à cet ami de venir coucher dans sa chambre : ce qu’il résolut de faire avec dessein de passer la nuit sur un banc : mais lorsqu’on voulut fermer la porte de cette chambre, il n’y avait ni serrure, ni arrêt. Alors comme elle était assurée qu’on viendrait l’épier, et qu’elle était dans un péril extrême, elle se jette sur le lit toute habillée et commande à cet homme d’en faire de même et de se mettre tout habillé auprès d’elle : ce qu’il fit, mais avec résistance. Et à peine furent-ils couchés que l’hôtesse, sous prétexte de chercher quelque chose, vint dans leur chambre regarder ci et là, et s’approcha du lit pour voir s’ils y étaient, après quoi elle les laissa. Et ainsi cette pure âme, qui autrefois pour sauver sa vie dut se cacher dans l’asile des meurtriers et des larrons, dut à présent pour la même raison se cacher dans un lit avec un homme marié, et y demeurer la nuit. Je ne crois pas, au reste, que le Diable ait assez d’impudence pour donner aux plus méchants d’autres pensées sur ceci, que celles d’une nécessité indispensable à une personne vraiment sainte, très-ennemie des sensualités de la nature, et que l’âge de 58 ans et la vertu doivent mettre hors d’atteinte, ne pouvant sauver sa vie que par cet unique moyen. Je n’ai rapporté ceci (que je pouvais passer sous silence si j’eusse voulu), sinon pour faire comprendre à quelles extrémités les persécutions l’avaient réduite alors.

4. Elle fit dire à l’un de ses amis, qui était venu dans la ville quelques jours avant elle, et qui logeait ailleurs, qu’il cherchât quelque maisonnette à louer sous son propre nom : il le fit ; et elle s’y rendit dès le lendemain matin avant qu’il fît bien jour, afin que personne ne s’en aperçût. Néanmoins une voisine, qui ne l’avait jamais vue, la voyant entrer dans cette maison avec un homme, dit à celui qui l’assistait : Je crois d’avoir vu entrer Antoinette avec un homme dans votre logis : ce qui le mit assez en peine. Cette maisonnette n’était que la moitié d’un corps séparé en deux par une paroi si petite, que tout ce que l’on y faisait et disait s’entendait d’un appartement à l’autre ; car ils étaient sous un même toit fort bas. Et comme l’autre appartement était habité de personnes préoccupées du bruit et de l’animosité commune, elle n’osait s’y remuer ni y dire un seul mot lorsque cet ami était absent, de peur qu’on ne soupçonnât qu’elle était là ; et lorsqu’il était auprès d’elle, elle n’osait parler qu’à voix basse, craignant qu’on n’eût découvert qu’il y avait là une femme, et qu’on ne conclût que c’était elle. Il la laissait seule la nuit, ayant lui-même un autre logement ; et elle demeurait là à la garde de Dieu seul, sans autre secours, couchée durant les nuits d’un très-rude hiver sur le plancher, sans se déshabiller, sans lit, sans paille, sans couverture, et sans autre chevet que trois ou quatre tisons : parce que l’ami qui allait là étant suspect d’être de ses gens, on avait refusé partout de lui vendre ou de lui louer à quelque prix que ce fût, non seulement un lit, mais même une botte de paille. Cependant elle était joyeuse et tranquille de voir que pour la vérité salutaire elle se trouvait dans l’état et dans le traitement du Fils de Dieu, qui parce qu’il annonçait la même vérité, avait été si persécuté des Prêtres et des Pharisiens, que de se voir obligé à fuir çà et là sans pouvoir jouir de l’avantage des plus misérables bêtes, qui ont encore des retraites assurées, des nids et des tanières, pendant qu’il n’avait point où reposer sa tête. C’était là véritablement l’état de cette personne, envoyée de Dieu pour le rétablissement de la vie de Jésus Christ que ces Prêtres ont anéantie et détruite sur la terre. La paix de Dieu lui remplissait le cœur, et elle embrassait avec une joie admirable ces traitements, qui lui étaient très-agréables, parce que c’étaient des copies tirées sur l’original de la vie souffrante et persécutée de son Sauveur.

5. En ce temps-là sa belle-mère et ses belles-sœurs à Lille firent saisir et confisquer tous ses biens, des revenus desquels elle tirait sa subsistance. La guerre d’entre la France et la Hollande fut le prétexte dont ils se servirent : car ils dirent qu’elle demeurait dans un pays ennemi, savoir dans la Hollande. Ce qui était une fausseté : puisqu’elle s’était retirée de la Hollande avant que la guerre fût publiée entr’elle et la France. Ce procédé ne venait que d’une pure malignité qui les a toujours animés contr’elle : car cette confiscation ne se faisait pas à leur profit, mais seulement à celui du Roy. Madlle Bourignon ne put alors y remédier : car quoiqu’elle envoyât à Lille des témoignages authentiques et assermentés de ses amis qu’elle demeurait depuis quelques années en Holstein, on ne voulut pas les recevoir pour valables, et l’on demandait des actes qui désignassent en particulier la ville ou le lieu ou elle résidait et où elle se trouvait actuellement. Or elle ne pouvait le faire connaître à qui que ce fût, et encore moins comparaître devant une justice pour y faire passer des actes. Ainsi elle ne put remédier de long-temps à ce mal, fut privée de ses rentes, et se trouva obligée de donner, comme elle fit, tous ses biens à l’hôpital de Lille qu’elle avait régi, afin de les dégager de cette injuste confiscation.

6. Ce fut dans ce petit asile qu’elle composa le traité qu’elle intitula la PIERRE DE TOUCHE, contre la barbarie et les mensonges du livre du Prêtre Magister Burchardus : où elle fait voir que ce Prêtre et ses semblables ne sont que de l’airain sonnant, sans avoir l’essentiel et le fondamental de l’amour de Dieu, mais des dispositions toutes contraires, tant dans leurs Vies que dans leurs Doctrines. Elle y dément expressément les hérésies que lui impute à tort ce faux Prophète : explique la doctrine de la satisfaction et des mérites de Jésus Christ : montre l’injustice de ses persécuteurs, les excès de leur rage contr’elle, l’utilité salutaire de sa Doctrine, le but de l’Évangile, les desseins de Dieu par elle : le misérable état des hommes d’à présent devant Dieu, et la manière d’échapper ces périls et d’arriver au salut éternel. Elle était alors dans une destitution universelle et dans l’oppression de tous côtés. Ses amis étaient tous dispersés l’un ici, l’autre là, qui en Hollande, qui à Husum, qui en Nordstrand, et qui entre les mains du Magistrat, des Prêtres et du bourreau de Flensbourg : ce qui lui était plus sensible que ses propres maux.

7. Quelque cachée qu’elle se tînt en son logis, elle n’y fut pas néanmoins hors de péril, parce qu’on la faisait épier, et qu’on se doutait qu’elle était retirée là : si bien qu’après y avoir été environ deux mois, elle dut encore aller ailleurs, et cependant laisser l’entrée du logis et les ouvertures libres, afin qu’on vît qu’elle n’y était pas. Le Général Major van der Wyck lui offrit sa maison, où elle se retira et y fut quelque-temps, après quoi elle voulut rentrer dans sa première maisonnette, où l’on avait vu qu’elle n’était pas. Elle avait remarqué dans la femme de ce Général quelques craintes et égards humains à son sujet, qui lui firent reprendre d’autant plus volontiers son premier domicile.

8. Comme le mensonge ne peut toujours tenir le dessus, et que les hommes, quelques préoccupés qu’ils aient été, veulent enfin s’éclaircir ; aussi avec le temps les personnes d’esprit et de jugement, et les esprits curieux, voulurent savoir au fond quelle était la doctrine de cette fille à qui les Prêtres en voulaient tant ; ce que contenaient ses livres qu’on avait ainsi détruits ; et pourquoi on l’avait traitée et persécutée de la sorte. Le pillage de ses livres, et ce qu’on en avait donné et répandu des feuilles volantes d’un côté et d’autre, contribua beaucoup à cela. La plupart des Grands et des petits virent enfin par ce moyen-là qu’on lui faisait un horrible tort. On avait exposé les feuilles de ces divins écrits à en faire des paquets et envelopper des denrées : mais cela venant jusques dans les hôtelleries et les maisons particulières à l’occasion d’une pièce de fromage, ou de tabac, ou d’autre chose que l’on apportait dans ces enveloppes, plusieurs qui avaient la curiosité de les lire en étaient ainsi touchés, et convaincus assez suffisamment de la vérité pour juger de son innocence. On vit donc le tort que ces Prêtres avaient eu de les calomnier : les plus petits esprits mêmes qui s’en mêlaient, jusqu’aux soldats qui fumaient et buvaient dans les tavernes, étonnés de trouver dans ces écrits toute autre chose que ce qu’on leur avait prôné et fait croire, juraient que le Diable les emportât s’il y avait quelque chose de mauvais là dedans. Ce qui fit comprendre à tous que ces Prêtres étaient des calomniateurs, des injustes, et des imposteurs.

9. À la Cour l’on commençait à parler d’elle en bien : on y lisait et communiquait ses écrits. Le Général van der Wyck en disait ouvertement ses sentiments, soutenait le parti de la vérité, et démentait les mensonges que les Prêtres avaient semés à l’encontre. Le Grand-Président, Monsieur Kielman, et encore quelques autres, en étaient persuadés. Dans un entretien que l’on fit sur cette manière, comme quelques illustres personnes dirent que si les accusations que les Prêtres et singulièrement Burchardus lui imputaient eussent été des faussetés, elle aurait dû y répondre et les désavouer, ce que néanmoins elle n’avait pas fait ; quelqu’un repartit qu’il ne fallait rien conclure de ce silence, puisqu’on lui avait défendu d’écrire contre les Prêtres, et qu’en cela elle avait voulu obéir à son Altesse ; mais que si on lui voulait permettre de répondre, elle le ferait en peu de temps. Son Altesse dit là-dessus que s’il ne tenait qu’à cette permission, il la lui donnait volontiers. Ce que le Président Kielman faisant savoir à Madlle Bourignon, elle fit incontinent délivrer une belle copie de sa réponse, qui est la Pierre de Touche, à ce Seigneur, qui la lut avec touchement, et la fit voir à plusieurs personnes de la Cour. Ils furent si persuadés de l’innocence de la personne, de la conduite et de la Doctrine de Madlle Bourignon, qu’ils dirent après la lecture de son livre, qu’il n’y avait rien à redire à cela ; qu’il fallait pratiquer cela ou aller aux Enfers ; et que c’était dommage que cet écrit ne parût pas au plus tôt. Aussi le Président exhorta Madlle Bourignon à le faire tôt imprimer : et il lui offrit de lui faire rendre, si elle le voulait, sa presse et ses livres, qui étaient à Gottorp : mais Madlle Bourignon lui dit que tout cela ne lui servirait de rien aussi long-temps qu’on la détiendrait hors de son hérédité de Nordstrand ; laquelle les Pères de l’Oratoire de Malines occupaient injustement, quoi qu’elle s’offrit à satisfaire à tous les créanciers selon qu’il serait trouvé juste. À quoi le Président lui promit de l’assister, et de faire qu’on lui rendît selon justice tout ce qui était à elle.

10. Ainsi elle commença à respirer avec plus de liberté. Le Prince la prit de nouveau sous sa protection. Ses amis dispersés vinrent se rassembler auprès d’elle : elle loua un assez grand logis dans un lieu fréquenté et en vue, où elle alla demeurer avec quatre de ses amis au su d’un chacun, et elle y vécut assez paisiblement depuis l’année 1675 jusqu’à la suivante.

 

 

Chapitre XXVIII.

 

Les Prêtres s’opposent à sa retraite dans sa Succession de Nordstrand. Elle se justifie par la présentation de sa Confession de Foi, et déclare ses desseins. Elle refuse ceux qui la recherchent. Mort de quelques uns de ses amis. Comment Dieu lui fait voir leur état. Ce qu’elle écrit là. Règles touchant l’extérieur. Sa dernière persécution et suite de HOLSTEIN.

 

1. QUE cela ne fît enrager les Ecclésiastiques de Holstein, c’est de quoi l’on n’a nul sujet de douter. Rien n’est plus propre à déchirer le cœur des malveuillants que la prospérité du juste. Ils n’eurent pas plutôt su qu’on parlait d’installer Madlle Bourignon dans sa possession de Nordstrand, où elle devait avoir les droits et l’autorité de feu Mr de Cort, qui en avait été le premier Chef et le Directeur, qu’ils se remirent en campagne et firent des nouvelles alarmes à la Cour par leurs vieilles calomnies et leurs accusations d’Hérésie ; et semblables clameurs, dont ils battaient à tout moment les oreilles. Ne pouvant néanmoins faire changer la volonté où l’on était de lui laisser jouir de sa légitime succession, ils suggérèrent à la Cour mille restrictions captieuses et intolérables, à quoi l’on exigeait qu’elle se soumît avant qu’on lui accordât l’investiture de cette hérédité. Tantôt on lui proposait de lui laisser prendre possession de cette île à condition qu’elle n’y ferait rien imprimer : tantôt à condition qu’elle ne publierait pas sa doctrine ; que ses gens n’en parleraient à personne, qu’elle répondrait de toutes les paroles et actions de ses amis, et choses semblables, sous peine de perdre tous ses biens si elle et les siens y contrevenaient. Ces malheureux Prêtres faisaient comme autrefois Pharaon ou plutôt ses Magiciens, qui ne voulaient laisser aller les Enfants d’Israël au désert qu’à condition qu’ils laisseraient tantôt leurs familles en arrière, et tantôt qu’ils devaient y laisser leurs biens, ou leurs troupeaux. Lorsque l’on avait présenté à Madlle Bourignon les projets de ces actes d’investiture conditionnés de la sorte, pour lui faire voir si elle voulait être introduite dans son bien à ces conditions, et qu’elle y avait répondu pour en faire voir l’invalidité ; les Prêtres en faisaient proposer d’autres à quoi elle répondait aussi, et en montrait si évidemment la nullité, que le Président dit enfin qu’il était si las de ces Prêtres et de leurs absurdités, qu’il n’en pouvait plus : qu’il n’aurait jamais cru que ce fussent des personnes si déraisonnables et si opiniâtrement stupides : que c’étaient eux par qui l’on avançait tout cela : qu’ils ne faisaient que rebattre cent et cent fois les oreilles de Son Altesse et des Juges de leurs vieilles plaintes, sans vouloir ouïr de raisons. Madlle Bourignon tâcha de les arraisonner, et il y eut pour cet effet des écrits de part et d’autre entr’elle et le Surintendant ou Inspecteur Nieman : mais il se trouva aussi impénétrable à la raison et à l’équité que préoccupé de l’opinion qu’il serait honteux à un Docteur d’école de céder à une fille en matière de choses spirituelles. Les pièces que Madlle Bourignon fit à ce sujet se trouveront dans la Seconde Partie du TÉMOIGNAGE DE VÉRITÉ.

2. Le Président, voyant que ce Prêtre était aussi passionné et déraisonnable que les autres, dit qu’il n’aurait pas cru qu’il fût un homme de si peu d’esprit et de jugement ; vit qu’il n’y avoir rien à faire avec eux, et conseilla à Madlle Bourignon de faire et de présenter à Son Altesse une Confession de sa Foi, mais courte ; parce que les Grands ne s’occupent pas ordinairement à des lectures de controverses, ni à examiner le pour et le contre des écrits de cette nature qui sont un peu longs, et qu’ainsi ces répliques et dupliques d’elle avec ces Prêtres seraient de peu d’utilité pour les réduire à la raison, ou pour leur faire imposer silence et justifier la vérité de sa Doctrine : mais qu’une courte Confession de Foi remédierait à tout cela, confondrait leurs mensonges, et persuaderait le Prince du contraire. Elle suivit ce conseil, et présenta à la Cour de Gottorp la Confession que voici, copiée mot pour mot sur son original qui nous reste, sous le titre de Profession de Foi et de Religion faite publiquement par Damoiselle Antoinette Bourignon, sur les doutes qu’on pourrait avoir de sa croyance et de sa Religion.

1. Je suis Chrétienne, et je crois tout ce qu’un vrai Chrétien doit croire.

2. Je suis baptisée dans l’Église Catholique au Nom du Père, au Nom du Fils, au Nom du S. Esprit.

3. Je crois les douze articles du СREDO, ou le Symbole des Apôtres ; et ne doute en aucun Article d’icelui.

4. Je trois que Jésus Christ est Vrai Dieu, et qu’il est aussi Vrai Homme ; et qu’il est le Sauveur et Rédempteur du monde.

5. Je crois en l’Évangile, aux Ss Prophètes, et en toute l’Écriture Sainte, tant le Vieux que le Nouveau Testament.

6. Et je veux vivre et mourir en tous les points de cette croyance : ce que je proteste devant Dieu et les hommes, à tous ceux qu’il appartiendra.

En foi de quoi j’ai signé cette mienne véritable Confession de ma main, et cachetée de mon cachet.

À Slesvicq le 13

      Mars, 1675.

      L. S.

ANTOINETTE BOURIGNON.

 

3. Après cette Confession de Foi, l’on fut persuadé entièrement de son innocence ; et l’on ne douta plus que les Prêtres ne fussent des Calomniateurs : car pour écouter après cela des discours pareils à ceux de Magister Burchardus dans son second libelle, savoir, que Madlle Bourignon ne croit pas ce qu’elle professe, qu’elle dit le contraire de ses sentiments, qu’elle écrit d’un et pense d’autre ; il faudrait avoir autant de folie que cet homme a de malignité et d’effronterie. Et c’est en vain que cet esprit malin dit que l’on voit des choses contraires à cela dans les écrits, et qu’il en ramasse même des passages déchirés pour le prouver : car sans qu’il soit besoin de les examiner, je n’ai qu’à dire une fois pour toutes à cet imposteur et à tous ses semblables, passés, présents, et à venir, que tout ce qu’ils allèguent et peuvent alléguer des écrits de Madlle Bourignon comme contraire aux Articles de sa Confession, sont des choses qu’ils déchitent et allèguent frauduleusement, et qu’ils interprètent faussement et en sens contraire ; que les choses et les conséquences qu’on tire et qu’on peut tirer des écrits de cette Demoiselle, lesquelles seraient contraires à sa Confession, sont des choses faussement interprétées et des conséquences faussement tirées, qu’elle désavoue toutes : et que s’il y a quelque chose ou d’obscur, ou d’ambigu dans tous ses écrits, il faut et on peut leur donner un sens et une signification qui revienne à sa Confession, laquelle est la Clef, la Règle, la Substance et l’Abrégé de tous ses écrits, protestant contre tout ce qui pourrait être allégué au contraire, comme contre des fausses allégations ou interprétations de quelques Prêtres falsificateurs et ignorants, à qui la malignité rend souvent l’esprit si aveugle, qu’ils ne peuvent voir la lumière en plein midi, ni trouver le bien où il est si palpable ; et l’on attendrait aussitôt qu’une araignée tirât et fît du miel des fleurs où il y en a le plus, que de s’attendre à ce que cette race de Satan (je parle des calomniateurs) tirât et produisît la vérité des divins écrits qui la contiennent si abondamment.

4. Néanmoins leur opiniâtreté à calomnier eut autant de crédit à la Cour, où Madlle Bourignon avait encore des ennemis, que de faire tirer à la longue les affaires de sa restitution et de son établissement en Nordstrand, et même de faire ralentir, et quasi éteindre, la volonté que l’on avait eue de lui accorder la Justice de ses prétentions. La connaissance qu’elle eut de ce procédé lui fit alors découvrir tout ouvertement ses sentiments à la Cour, où elle écrivit que Dieu l’avait précisément envoyée dans le pays de Holstein afin d’y mener avec ses amis une Vie Chrétienne et retirée, et qu’il avait promis de prendre en sa protection le pays qui la recevrait ; et d’y répandre ses bénédictions pendant que ses fléaux se feraient sentir sur toute la terre : que pour cet effet elle demandait qu’on la laissât aller dans l’île de Nordstrand sur sa Succession de Mr de Cort que l’Oratoire lui détenait encore injustement ; et qu’elle pût y jouir des Privilèges et libertés que Son Altesse avait accordées aux Participants de cette île : qu’elle n’avait rien à démêler avec les Prêtres de Holstein ses ennemis ; qu’elle et les siens les laissaient eux et leurs auditeurs dire et faire tout ce qu’ils voulaient ; qu’en ne donnant scandale à personne, vivant honnêtement et justement, et même apportant du profit temporel aux habitants du pays, et n’ayant que de justes prétentions, on ne devait pas s’y opposer, craignant de s’opposer à Dieu : qu’autrement Dieu en prendrait vengeance ; et qu’elle craignait fort qu’il ne punît le pays et les habitants de la même manière qu’elle y avait été et qu’elle pourrait encore y être traitée. Il est à croire que les discours des Prêtres firent évanouir cela : mais ils ne purent faire évanouir ce qui s’ensuivit quelques mois après. Cependant, elle se résolut de demeurer là, en attendant avec patience qu’on lui accordât ses justes demandes. Nous les laisserons délibérer, consulter et différer là-dessus, pour parler de ce qui se pratiquait dans la famille de Madlle Bourignon et qui concerne le spirituel.

5. Je commencerai par une rencontre d’un ami de Madlle Bourignon avec le Prêtre Burchardus, qui était un de ses plus grands persécuteurs : cet ami lui demanda un jour dans quel passage de l’écriture il trouverait qu’on doit persécuter les personnes pour quelque différence d’opinion en matière de Religion ? Ce Magister ne sachant qu’alléguer à propos, pour ne pas demeurer muet et confus, lui dit, que S. Jean commandait dans sa seconde Épître de ne pas communiquer avec les hérétiques, de ne pas les saluer, et ne les pas recevoir dans le logis, de peur de participer à leurs mauvaises œuvres. Sur quoi cet ami lui repartit : Bien, faites cela à notre égard. Ne communiquez pas avec nous : laissez-nous là ; ne nous saluez pas ; ne nous recevez pas dans votre logis : laissez-nous dans le nôtre sans vous mêler aucunement de nous ni de nos affaires. Laissez-nous vivre seuls en notre particulier comme nous sommes. Nous ne demandons pas davantage. Mais Magister Burchardus et ses semblables n’avaient garde de s’en tenir au conseil de S. Jean : celui de Caïphe leur était bien plus agréable : Il nous est expédient qu’une personne meure pour le peuple afin que notre race ne périsse point.

6. Comme les écrits de Madlle Bourignon avaient été répandus d’un côté et d’autre dans tout le pays par le moyen de la persécution et du pillage dont on a parlé ci-dessus, il y eut plusieurs bonnes personnes qui en lurent plus ou moins, et qui en furent touchées ; en suite de quoi ils vinrent s’offrir à elle pour être, disaient-ils, de sa Religion, et demeurer avec elle si elle voulait les recevoir. Maie elle les renvoya tous, leur faisant dire qu’elle n’avait point de Nouvelle Religion, encore moins en voulait-elle établir une : qu’ils devaient avoir recours à la doctrine de Jésus Christ, laquelle est dans l’Évangile ; qu’elle n’avait rien d’autre à leur dire, et n’avait nulle autre doctrine pour soi ni pour les siens. La malveillance des Prêtres, l’exemple des Frisons, la faisaient tenir sur ses gardes. Elle ne voulait point de personnes qui fissent profession de chercher Dieu ou par nouveauté, ou par établissement de Secte ou de Religion, ou par amour de l’intérêt temporel, qu’on recherche naturellement, et que chacun trouverait bien volontiers avec l’assurance d’en jouir le reste de ses jours, et se promettre encore la vie éternelle. On pourrait assembler à ce prix-là des armées entières, comme ont fait aussi toutes sortes de Sectaires et de trompeurs. Mais elle n’avait garde de recevoir d’autres chez elle que ceux où elle remarquait la résolution de s’abandonner à Dieu en renonçant au monde, et à ses plaisirs, honneurs, richesses, vanités, et enfin, à eux-mêmes, pour embrasser la vie basse, mortifiée, petite, laborieuse, méprisée, dégagée et souffrante de Jésus Christ. Or telles personnes sont très-rares ; et plus rares encore ceux qui après avoir fait cette résolution, et bien commencé, l’exécutent fidèlement et persévèrent jusques à la fin. Néanmoins en voici un exemple qui se présenta justement alors.

7. C’était ce premier ami de Flensbourg, dont j’ai parlé ci-dessus, qui bien loin de s’être relâché par les persécutions que le Magistrat et les Prêtres de cette ville avaient faites à Madlle Bourignon, de quoi il avait été témoin oculaire, en devint plus zélé pour la vérité, plus aliéné des erreurs, de la séduction, et de la conduite de ces Prêtres, et plus affermi dans la résolution de se donner tout à Dieu par le renoncement à soi-même et selon les autres instructions des écrits de cette Demlle. Sa femme, apercevant dans son mari un retranchement du sensuel, des voluptés, et des vanités du monde, une retraite sérieuse, une attache et un amour à la vérité, en conçut une telle aversion qu’elle ne pouvait plus le souffrir ni le voir ; et ne sachant comment s’en défaire, elle lui dit qu’il devait aller à la guerre, y chercher fortune et parti entre les troupes du Roy, et qu’elle conduirait bien la maison et les affaires sans lui. Lorsqu’il vit que c’était tout de bon et par le conseil de ses parents qu’elle le pressait à cela, il y consentit et prit congé d’elle pour aller à la guerre : mais il avait dans l’esprit la résolution d’aller faire la bonne guerre, la guerre contre ses péchés et contre la corruption de sa nature. Et il savait où il pourrait le faire. Pour cet effet, venant se jeter comme à corps perdu entre les bras de Madlle Bourignon à Slesvicq, Ô ma chère Mère, lui dit-il, recevez-moi chez vous. Ma femme ne me veut plus auprès d’elle. Elle m’envoie à la guerre, et j’ai dit que j’y irais : mais je viens la faire chez vous contre moi-même sous votre divine direction. C’est un bonheur que je n’aurais jamais osé espérer. Je ne désire rien davantage sur la terre. Madlle Bourignon ne put refuser cette bonne âme, qui était véritablement dans ces dispositions-là, comme il le fit voir incontinent par une vie très-pénitente et très-humble et soumise à tout ; par toutes sortes de services bas et tous volontaires, en quoi il prévenait tous les autres ; par un labeur assidu quoique modéré, durant lequel il entretenait sans cesse son esprit avec Dieu par la prière, élevant son cœur à lui à l’occasion de tous les ouvrages qu’il faisait : car s’il travaillait dans le jardin, il priait Dieu qu’il arrachât les mauvaises plantes de son âme, qu’il remuât et amollît son cœur, qu’il en jetât hors la dureté et les pierres des habitudes mauvaises et endurcies, qu’il y répandît la semence de la vertu divine, et semblables prières, qu’il diversifiait selon les différences des choses, lesquelles, ayant du rapport à tout cela, lui donnaient occasion de faire ces réflexions. Je n’ai jamais pensé, disait-il, que l’on pût prier Dieu en tout temps comme je l’éprouve maintenant par sa grâce. Je n’ai pas cru aussi par ci-devant qu’il fallût mortifier les sensualités de la nature pour être vrai Chrétien. Nos Prêtres et Pasteurs ne nous prêchent pas cela, et ne le font pas aussi. On croit qu’il est permis de prendre tous les plaisirs qui ne sont pas défendus par les hommes. J’ai vécu par le passé comme une petite bête, sans rien me refuser des plaisirs permis à quoi ma nature me portait, ne me déniant rien de tout ce que je voulais ; et je ne savais pas que cette vie n’était pas Chrétienne. Ô que Dieu m’a fait une grande grâce, de me donner dans ces grandes ténèbres sa divine et salutaire connaissance, laquelle je suivrai moyennant sa grâce. Et il le fit en effet. Mais Dieu, le voyant dans ce bon état, voulut le retirer à soi. Et ainsi il devint malade d’une fièvre continuelle, dont il mourut quelques dix ou douze jours après le premier accès, nonobstant tous les soins qu’en eurent Madlle Bourignon, ses amis, et le Docteur Swammerdam, qui était alors venu de Hollande voir cette Demlle, chez laquelle il demeura quelques mois. Le malade chantait des cantiques à Dieu de la joie continuelle qu’il possédait : il était ravi de se voir délivré du monde et recueilli entre les enfants de Dieu : Loué soyez-vous, mon Dieu, disait-il, de ce que vous m’avez fait cette rare et grande grâce d’être sous un même toit avec vos enfants, et de vivre hors du tracas du monde dans la compagnie de vos amis. Lorsqu’on le vit tourner à la mort, on lui demanda s’il ne voudrait pas voir sa femme, ou ses enfants, ou quelques-uns de ses parents, ou bien leur faire parler et tenir quelque dernier ordre ? Non, non, répliqua-t-il, je n’ai rien à leur dire. Je les ai tous remis à Dieu. Je n’y veux plus penser : qu’on ne m’en parle plus. J’ai annoncé la parole de Dieu à ma famille, et ils ne l’ont pas voulu recevoir : j’ai vu la maison qui brûlait, je les ai avertis d’en sortir, et ils ne l’ont pas voulu ; j’en suis sorti, aimant mieux sauver ma vie que de périr avec eux. Je ne puis les aider lorsqu’ils y sont contraires. Dieu en fera ce qu’il trouvera bon, et moi je me rendrai à Dieu. On lui demanda s’il voulait qu’on lui fît quelque restaurant ? Il répondit : Mon JÉSUS est mon Restaurant : je l’ai ; et je n’en veux point d’autre. Il chanta encore quelques cantiques : après quoi il expira doucement. Madlle Bourignon, apprenant sa mort, se prit à dire avec un visage gai : Loué soit Dieu ! je puis maintenant dire que j’ai déjà deux enfants vers Dieu, et que vous avez maintenant, dit-elle aux amis, un frère auprès du Seigneur. Le premier de ces enfants dont elle parlait était Monsr de Cort : ce second se nommait Nicolas Henning, qui après Mr de Cort avait été le plus zélé au service de Dieu, où il ne vécut que trois ou quatre mois. Sa veuve le fit transporter et enterrer à sa mode.

8. Il mourut aussi quelque-temps après un autre des frères, mais dans une disposition qui ne donnait pas tant de joie à Madlle Bourignon. Ce frère avait des vertus, mais il avait cette imperfection d’être trop attaché à sa propre raison, à son bon-sembler, et à sa propre conduite ; et cela, étant envieilli dans lui, était devenu comme une seconde nature, bien difficile à surmonter. Madlle Bourignon lui dit, quelques jours avant sa mort, que s’il voulait promettre à Dieu de se faire violence pour se surmonter, et changer, qu’il ne mourrait pas. Il demanda un jour de délai pour se résoudre, après quoi il lui dit : Je me sens si faible et si tenté dans l’occasion par l’habitude et autrement, que si je le promettais à Dieu, je sens et sais par l’expérience que je ne lui pourrais tenir ma promesse. Dieu ne veut pas être moqué. J’aime mieux ne rien promettre que de promettre sans rien faire. Je suis content de mourir s’il plaît à Dieu et s’il le trouve le meilleur pour mon salut, et que je ne puisse atteindre en cette vie à un plus haut degré de perfection. Ainsi il mourut. Madlle Bourignon en était triste et en peine : mais Dieu lui donna quelques semaines après de la consolation, lui faisant voir en esprit cet ami comme s’il eût été en sa présence et qu’il eût entr’ouvert un peu les yeux pour la regarder. Car il faut savoir que lorsque Dieu lui voulait faire connaître l’état de ses enfants et amis, il le faisait ordinairement par des vues d’esprit, où elle les voyait (souvent en forme d’enfants) comme en sa présence, les uns près, les autres éloignés, les autres la regarder, les autres lui tourner le dos, quelques-uns travailler, d’autres jouer ; être actifs et diligents, être couchés et lâches, tristes ou joyeux, combattants, fuyants, vainquants, et semblables situations et dispositions, par lesquelles Dieu lui faisait voir très-certainement par rapport à tout cela en quel état étaient leurs âmes devant lui et dans le progrès de la perfection, fussent-ils présents ou absents, morts ou vivants ; et souvent même de ses plus grands ennemis, dont il lui faisait voir et ouïr les complots et la disposition de cette manière-là, outre celle des paroles intérieures par lesquelles il lui déclarait aussi l’état des âmes : ce qu’il fit encore dans ce même lieu touchant les amis après qu’ils l’eurent prié de demander à Dieu quel obstacle il y avait dans chacun d’eux qui s’opposait le plus à lui et à la réception de son Esprit ? Ce que Dieu lui fit savoir par des paroles expresses et intérieures, qu’il n’est pas nécessaire de rapporter ici. Il avait encore cette manière de lui communiquer la connaissance de l’intérieur de ses amis, qui était de lui faire sentir soit par un rayon soudain de lumière, soit par un grand recueillement dans Dieu, commencé avec dessein d’apprendre de lui ces sortes de vérités, il lui faisait, dis-je, sentir de la sorte les pensées cachées et les plus secrètes de leurs cœurs, et, lorsqu’il était nécessaire, des cœurs de tous ceux avec qui elle avait à agir. Elle découvrait à l’un le dessein caché qu’il venait de former en sa pensée de s’en aller, lui demandant pourquoi il pensait cela ? À l’autre elle lui déclarait qu’il était dans telle ou telle tentation : et à un autre que telles et telles choses lui arriveraient : rien n’était plus commun à ses amis que d’en faire l’épreuve, et je l’ai faite moi-même plusieurs fois par beaucoup de déclarations de cette nature qui me concernaient. Que ceci soit un signe indubitable et non équivoque que l’on a le St Esprit et la lumière divine, tous en conviennent ; et le Cardinal Bona le met entre les principales marques que l’on a l’Esprit de Dieu, dans le petit livre qu’il a écrit du discernement des Esprits, où néanmoins il se trompe fort en ce qu’il recommande si hautement la soumission aveugle à des directeurs humains et aveugles, comme étaient la plupart ceux de Ste Thérèse, laquelle il loue de s’être soumise à ces aveugles plus qu’à Dieu même. Ce qui est ridicule. J’ajoute encore à cette occasion une chose qui fera voir jusqu’à quel degré ceux qui sont unis à Dieu peuvent apercevoir, même dans cette vie, l’état, les pensées, les désirs, et même le besoin des autres, et être disposés à les assister. Lorsqu’elle était encore en Brabant (ce que j’ai oublié de dire en son lieu), une personne de ses intimes étant alors en voyage à plus de trente lieues d’elle, et se trouvant dans un besoin où elle implorait l’aide de Dieu et désirait que Madlle Bourignon priât Dieu pour elle, elle lui dit avec une grande ardeur : Ô ma chère Mère, priez Dieu pour mon assistance ! Madlle Bourignon, toute éloignée qu’elle était, entendit au même moment dans la chambre les mêmes paroles comme si cette personne y eut été présente ; et apprit ainsi la peine où elle était. On lit un évènement semblable dans la vie de Ste Catherine de Sienne. Ceux qui voudront tirer du bien ou du mal de ceci peuvent le faire à leur choix et à leur profit ou dommage. Il y a des yeux qui y verront beaucoup de lumières, et des autres qui en seront éblouis et blessés. Madlle Bourignon désigne tacitement ce que je viens de dire, dans ces paroles du Témoignage de Vérité, articl. 235. Lorsqu’une âme est en la présence de Dieu, elle entend tout ce qui lui peut toucher. L’on peut bien quelques-fois avoir cette expérience en la vie mortelle : car il m’est souvent arrivé que j’ai vu l’état des âmes de ceux qui étaient corporellement éloignés de moi. Cela se voit lorsqu’on est bien uni avec Dieu : on voit et on entend tout ce qu’on a besoin de voir et de savoir.

9. Elle s’appliqua alors à prendre un soin particulier de former les âmes de ses enfants selon la volonté de Dieu, tant pour le spirituel que pour le temporel. Elle écrivit pour leur direction spirituelle, outre plusieurs lettres particulières, une lettre commune à eux tous, qui est la seconde Partie de L’ESPRIT ÉVANGÉLIQUE, laquelle elle n’acheva pas néanmoins toute : et pour leur conduite extérieure, elle commença à écrire L’INSTRUCTION SALUTAIRE et LES RÈGLES DES CHRÉTIENS, qui seront jointes à la fin du Traité des Pierres de la Nouvelle Jérusalem. Le Diable voyant les efforts qu’elle faisait pour approcher ses amis de Dieu, et leur apprendre à faire sa divine volonté, qui était la même que celle de cette Demoiselle, il se résolut de les tenter et attaquer plus que jamais pour les en détourner ; et par la permission de Dieu cet ennemi de notre salut s’apparut à elle au chemin où elle devait passer, dans son propre logis, sous la figure d’un vilain singe, qui en se moquant lui dit touchant ses enfants : Ils feront ma volonté, et non pas la vôtre. Ce que les frères, quelques efforts qu’ils aient tâché de faire pour se surmonter et pour faire mentir le Diable, ont reconnu, et avec regret, n’avoir été que trop souvent véritable.

10. Comme elle ne prescrivait rien d’elle-même sans le recevoir de Dieu, elle lui demanda quelle était sa divine volonté touchant le règlement des choses extérieures, afin qu’elle et les siens se pussent gouverner à l’avenant ? Dieu lui dit ces paroles, qui doivent servir comme d’autant de règles :

I. Faites tout en bon ordre et en saison : car je suis un Dieu d’ordre : et le désordre vient du Diable et du péché.

II. Ne vous empressez jamais dans les affaires temporelles ; mais appliquez votre esprit à bien faire ce que vous faites, avec quiétude : car l’égarement d’esprit et le trouble gâtent toutes choses.

III. Prenez soin de mettre tout à profit, que rien ne se perde ou gâte : car ce qui se perd par votre négligence vous sera redemandé ; et ce dont vous n’avez point besoin pourra servir à l’utilité d’autrui.

IV. Tenez-vous toujours occupés, en choses utiles, salutaires, ou nécessaires : car l’oiseuseté est mère de tout maux ; et le Diable repose en l’âme vide.

V. Travaillez pour accomplir votre pénitence, et non pour plaire aux hommes, ou pour gagner de l’argent, ou pour votre propre satisfaction. Car tous les labeurs que vous faites à d’autre fin que pour me plaire sont peines perdues ; et votre salaire est donné avec ce que vous avez cherché, soit la complaisance aux hommes, l’argent gagné, ou votre propre satisfaction.

VI. Appliquez votre esprit à bien veiller sur toutes choses, afin que rien ne périsse par votre négligence : et tout ce que vous remarquez qui est mal, apportez-y sitôt le remède, en réparant à votre possible toutes les fautes que vous avez commises.

VII. Faites aussi le semblable au regard des biens de votre prochain, afin d’accomplir ce commandement d’Aimer votre prochain comme vous-mêmes.

11. Comme les frères avaient de la peine à être si exacts dans les plus petites choses, qui leur avaient semblé lorsqu’ils étaient dans le monde être de peu ou de nulle considération, elle s’était adressée à Dieu sur ce sujet, pour lui demander s’il était nécessaire qu’ils observassent toutes les formalités qu’il lui avait enseignées au regard du ménage, puisque ces choses étaient des bagatelles et de peu d’importance ? À quoi Dieu répondit : Toutes les choses que les hommes ont à faire en ce monde ne sont que des bagatelles et de peu d’importance : et s’ils ne me veulent obéir en choses si petites et aisées, comment m’obéiront-ils en grandes et difficiles ? Ce n’est pas que j’en aie besoin pour moi-même. Rien ne peut ni m’aider, ni me nuire. Mais vous autres avez grandement besoin d’observer exactement toutes ces choses que je vous enseigne : car étant composés d’âme et de corps qui ont tous deux besoin d’entretien, si vous ne réglez avec soin les choses temporelles, votre corps se précipitera en mille sortes de misères, d’anxiétés, de maladies, d’inquiétudes, de confusions, de pauvretés et manquements, lesquels enfin vous deviendront insupportables : et tout cela causé par le peu de prévoyance, l’immodération, le dérèglement et la négligence. C’est pourquoi je vous veux enseigner comment vous devez vous comporter en toutes choses, jusqu’à la moindre de vos actions, afin que même vous soyez heureux dans cette misérable vie. Non que j’aie besoin que vous soyez riches ou pauvres, en santé ou malades, en bon ordre ou en confusion, nets ou sales au dehors : tout cela ne me touche et ne m’offense pas, si long-temps que vos âmes demeurent dans mon amour et dans l’observance de mes commandements : mais l’amour que je vous porte, le soin que j’ai pour vous, fait que je vous donne ces instructions pour votre propre bonheur. Elle était si aise de savoir la volonté de Dieu sur tout cela, qu’elle ne savait assez exprimer sa joie, dans l’espérance que ses amis s’y conformeraient avec plaisir, puisque c’est un si grand avantage et un si grand sujet de joie et de tranquillité, de savoir que l’on fait dans toutes choses, et même dans les plus petites, la volonté de Dieu ; mais elle a souvent dit avec regret qu’on ne lui avait pas donné tous les sujets de joie qu’elle en avait espéré. Elle souffrait avec patience les imperfections de ses enfants ; jusqu’à ce que Dieu lui dit un jour : Ne souffrez plus leurs péchés. Dès lors elle commença à les reprendre avec sévérité, mais pour le bien de leurs âmes, comme reconnaissaient facilement ceux qui avaient quelque sérieux dessein de s’amender : car quelque amères que se fassent sentir les répréhensions au temps qu’elles sont données, dans la suite néanmoins on en revient là, que de les aimer et les estimer davantage que toutes les paroles douces et flatteuses qui amadouent notre vanité et notre corruption.

12. Pendant que l’on différait, et même que l’on oubliait de satisfaire à la Cour à ses justes prétentions, il  survint peu à peu des difficultés dans le pays. La Cour dut s’absenter. Le Roi et ses troupes vinrent partout. On s’assura de la personne du Président. Mais les Prêtres, croyant qu’il faisait bon de pécher dans l’eau trouble et publicis malis abitti ad occasionem privati odii, reprirent de nouveau courage pour la persécuter, et même pour tâcher qu’on le saisît d’elle. Ils voulurent pour cet effet solliciter le Conseil de sa Majesté Danoise, qui prenait alors le soin du gouvernement du pays. Madlle Bourignon avait acheté quelques semaines auparavant le logis où elle était : mais le Diable ne l’y laissa guère moisir. Elle sentit bien, par l’oppression de son cœur et par les advertances que Dieu lui donnait, que l’on cherchait de nouveau sa vie. Un peu après qu’on se fût saisi de la personne d’un des principaux Officiers de la Cour, l’on trouva le matin sur la porte du logis de cette Demoiselle ces mots qu’un autre Officier, comme l’on croit, lequel avait quelque bonne volonté pour elle, et qui sachant les desseins de ses ennemis voulait l’en avertir, y avait fait écrire en grosses lettres : HODIE MIHI : CRAS TIBI. MEMENTO MORI. Monsr Swammerdam, qui était alors chez elle, fut le premier qui observa cette écriture, et lui ayant interprété qu’on lui disait par cette advertance : AUJOURD’HUI À MOI : DEMAIN À TOI. PENSE À LA MORT ; elle ne voulut pas demeurer davantage dans le Holstein, dont elle partit le matin suivant avec une fille qui avait été quelque-temps avec elle.

13. Elle laissa ses amis dans sa maison, et prit la voie de Hambourg. Quelque-temps après qu’elle fut hors du pays, les armées du Roi y vinrent, et partout ; alors ceux qui n’avaient pas voulu tolérer une servante de Dieu, qui ne pouvait leur faire que du bien pour le corps et pour l’âme, sans qu’ils eussent pour elle la modération des Gadaréniens et de leurs porchers, qui congédièrent en paix le Fils de Dieu hors de leur contrée par la crainte de ne pouvoir plus nourrir de pourceaux, emblème de la vie brutale et terrestre qui revient au profit des Prêtres ; lesquels plutôt avaient la rage de cet Empereur furieux qui enviait la vie aux exilés mêmes ; ceux-là, dis-je, eurent alors à souffrir des traitements publics et particuliers, assez durs et assez durables, desquels il n’est pas nécessaire de faire ici le parallèle avec ceux que l’on avait fait auparavant souffrir à Madlle Bourignon, puisque Magister Burchardus, qui affecte dans ses libelles l’art de paralléliser, pourra bien s’occuper plus utilement à faire celui-ci, aussi-bien que ceux que le temps de la vengeance à venir pourra encore lui fournir ; qu’il n’a fait ceux que la malignité de son âme noire lui a suggérés dans la composition de ses libelles.

 

 

Chapitre XXIX.

 

Son arrivée à Hambourg : sa conduite et ses occupations extérieures. Les écrits qu’elle y composa. Quelques-uns de ses discours touchant la bonté de Dieu, les tentations, la Conversion, l’Eucharistie, la persévérance, la prescience, le renoncement et l’abandon, les prières et méditations, et les choses extérieures.

 

1. LE dernier jour de Mars de l’an 1676 elle vint à Hambourg, où il y avait apparence qu’elle pourrait mener assez long-temps une vie tranquille et retirée dans un lieu dont la franchise, la grandeur, et les négoces, font que l’on ne regarde pas de si près aux étrangers et aux particuliers qui y vivent. Mais comme il y a partout des Diables et des Prêtres, on peut de-là juger par avance le traitement qu’elle devait y attendre. La première chose qui lui arriva fut qu’on ne put trouver, quoi que l’on fît, pas une chambre libre où elle pût se retirer et y vivre en retraite ; si bien qu’après avoir attendu tout le jour, elle fut obligée d’aller avec beaucoup de répugnance chez un homme de guerre qui lui offrit une chambrette, où elle demeura environ quinze mois faute de trouver retraite quelqu’autre part, où elle aurait pu être plus libre, et épargner plusieurs bonnes heures que son hôte lui fit perdre par des entretiens et discours inutiles et impertinents dont il lallait importuner continuellement et sans discrétion : car il avait l’esprit tourné d’une certaine façon qui n’était pas des plus régulières. Elle endurait cela par pénitence et par nécessité, même avec beaucoup de bonne volonté et de bonnes pensées pour cet homme, qui semblait être tout autrement fidèle qu’il ne s’est déclaré quelques années après.

2. Durant le printemps elle s’occupait à faire d’une cour inutile du logis qu’elle défricha, un petit jardin qu’elle accommoda fort bien et à profit : elle répara et blanchit sa chambre et une partie du logis ; elle lavait elle-même ses linges, et se servait en tout : car elle était seule, et sans se faire servir sinon pour envoyer acheter ses provisions, n’osant ni là ni ailleurs sortir du logis, de crainte de rencontrer quelques personnes de sa connaissance. Elle était très-exacte à toutes les choses extérieures que la nécessité et le bon ordre exigeaient ; et elle disait que cela plaisait à Dieu plus que les contemplations les plus sublimes, qui souvent pourraient servir de matière et d’appas à l’amour propre et à la propre satisfaction, et ensuite donner à l’âme sujet d’égarement et de chagrin par la confusion que la négligence aurait mise dans les choses extérieures ; au lieu que le travail du dehors, dans les choses même les plus basses, humilie le cœur, le simplifie, fait naître une soumission entière et exacte pour Dieu, une charité et un soin louable pour le prochain, et un certain repos et contentement d’âme qui satisfait plus S. Joseph en charpentant que les Docteurs de la Loi en prêchant sur la Chaire de Moïse. Elle racontait que Ste Thérèse, ayant commencé à écrire un de ses plus sublimes ouvrages, et l’ayant interrompu pour filer, comme les Religieuses la priaient à continuer d’écrire, elle leur répondait qu’elle devait premièrement achever sa quenouille : c’est ce que Madlle Bourignon disait quelques-fois en riant à ceux qui voulaient lui persuader de ne pas s’occuper au travail extérieur pour donner tout son temps à écrire des choses mystiques et spirituelles.

3. Celles qu’elle écrivit alors furent la plus grande partie de ce beau Traité de LA SOLIDE VERTU, deuxième partie, où après avoir parlé dans la première partie de l’acquisition de la vertu par les voies d’action, par où l’on doit commencer, elle parle ici de l’acquérir par la voie de passion ou d’une manière passive, par l’abstinence, le renoncement, l’abnégation et l’abandon de toutes les choses du monde, de toute cupidité, et de la propre conduite et propre volonté, ce qui est la voie la plus prochaine et la plus parfaite pour arriver à l’Amour de Dieu et à l’essence de la vraie vertu. Ce Traité est la véritable école du renoncement à soi-même, et il est même parsemé de plusieurs rares lumières, comme dans les lettres 6, 5, 18 et autres. Elle y écrivit aussi cette belle PRÉFACE de la première Partie de L’ESPRIT ÉVANGÉLIQUE, où il y a tant de grands et de rares mystères de la gloire de la création de l’homme, et de sa fin, de la misère de sa chute, et de l’œuvre de Notre Rédemption par l’infinie charité, l’intervention, l’intercession et les mérites de Jésus Christ, qui veut encore à présent faire une troisième et dernière Rédemption du monde, lequel s’est autant de fois universellement perdu. Enfin elle y composa cette insigne PRÉFACE qui est au devant du Traité de L’AVEUGLEMENT DES HOMMES, où elle réfute tous les prétextes que l’on prend pour demeurer dans la corruption, et que les hommes tirent de ce qu’ils disent que Jésus Christ a mérité et satisfait pour eux, qu’ils sont des créatures fragiles, qu’on ne peut observer les commandements de Dieu, et semblables.

4. Ce qu’elle composait alors ces préfaces venait de la disposition où elle était de préparer tous ses écrits pour les publier après que Dieu lui eut fait savoir que telle était sa volonté. Elle les avait fait venir à Hambourg, de Nordstrand où ils avaient été conservés pendant toutes ses persécutions. Les ayant en sa chambre, elle demanda à Dieu si elle les devait encore cacher, ou bien s’il lui voulait permettre de les faire imprimer ? Dieu lui dit : Oui. Publiez-les. Ce sera par eux que l’Évangile du Règne sera prêché par tout le monde. Il semble que Dieu lui voulut en même temps fournir les occasions de le faire par d’autres que par elle, puisqu’elle était alors dans l’impuissance de le faire par elle-même. Ainsi il suscita quelques personnes pour y travailler. Un Seigneur de Hollande en fit paraître quelques-uns, et en même temps pour continuer, un autre Seigneur de Frise, très-convaincu dans le fond de son âme de ses divines lumières, après lui avoir écrit quelques-fois, vint la voir dans sa retraite, lui fit offre de tout ce qu’il avait dans le monde pour l’employer à la gloire de Dieu, à l’édition de ses écrits et à la protection de sa personne, disant qu’il se voulait dédier entièrement et tout à Dieu, corps, âme, et biens, ne voulant plus suivre les plaisirs et vanités du monde, où il ne trouvait plus de goût ni de contentement. Elle le recommanda lui et ses desseins à Dieu, lui disant : Seigneur, cet homme se veut tout à fait dédier à votre service, et employer tout ce qu’il a dans le monde pour augmenter votre gloire ! Dieu lui répondit : J’ai accepté son offrande. Ainsi elle en agit ouvertement avec lui, et lui accorda quelques écrits à faire imprimer. Il y eut encore d’autres personnes ailleurs qui, venant à sa connaissance, devenaient amis et de sa personne, et de ses lumières, et de sa vertu, et lui présentaient chacun les services dont ils étaient capables. Elle les offrait toujours tous à Dieu, selon sa coutume, pour savoir comment se comporter à leur égard. Et Dieu lui faisait voir de l’un que c’était une personne de très-bonne volonté, mais qui ne recevrait pas avec assez de soumission d’esprit tout ce qui viendrait d’elle, en l’examinant trop humainement : d’un autre, qu’il se trompait en s’imaginant d’être une personne régénérée, ce qui n’était qu’une persuasion de l’ennemi : d’un autre, qu’il avait un zèle trop actif pour son peu de lumière et de racine : d’un autre qu’il était trop garrotté par le mariage : d’un autre qu’il avait trop d’égards humains : que d’autres avaient trop de bonté naturelle, qui leur faisait excuser et même ignorer volontairement le mal : enfin Dieu lui faisait voir l’intérieur de tous ceux avec qui elle avait à agir ou à écrire : elle leur prédisait même les choses fâcheuses qui leur devaient arriver ; non pour les décourager, mais afin qu’ils pussent se préparer à la souffrance : les assurant que leur voie était la croix ; que pour rajeunir dans l’esprit de Jésus Christ il faudrait endurer beaucoup ; mais que cela était nécessaire à des personnes de telle et telle constitution, à qui Dieu devait donner de grands coups s’il voulait les avoir à soi, et les dégager du monde, de leur amour propre, et de leur présomption. Elle avait au reste cette maxime, de ne jamais abattre une personne découragée : mais aussi ne se servait-elle jamais de la flatterie des consolations humaines pour donner une fausse joie, et n’en faisait à croire à personne : elle aimait mieux accorder quelque innocente récréation au corps, que de donner à l’esprit une fausse pensée de son bon état, pour le faire revenir de son abattement.

5. Il serait à souhaiter que l’on eût recueilli tous les Divins discours qui sont jamais sortis de sa bouche, mais la négligence, le peu d’attention, les distractions, et peut-être le trop d’abondance de ceux qui conversaient avec elle et qui se contentaient de jouir de la source, leur laissait écouler les ruisseaux sans recueillir assez cette divine liqueur. Comme quelqu’un avait l’occasion d’y prendre garde de plus près lorsqu’elle était à Hambourg, et même de lui faire des questions sur les matières les plus importantes et les plus salutaires, on croit être obligé à ne pas laisser périr quelques-unes des plus remarquables de ses paroles, entre plusieurs que l’on avait commencé à recueillir. En voici donc un échantillon.

On lui parlait de ce que l’homme était si misérable et si peu de chose qu’il semblait quasi incroyable que Dieu, cette Grande Majesté, daignât penser à lui, en avoir soin, le chercher, et vouloir se communiquer à lui ; elle dit : DIEU pense autant à nous que nous pensons à lui, et il y pense lorsque nous pensons à lui. Il n’a pas besoin de nous : mais nous avons besoin de lui. Dieu est plus prêt à faire grâce, bien, et pardon, que l’homme n’est à les recevoir : même il a cherché à faire grâce à l’homme jusqu’à s’exposer à la persécution et à la mort.

Dieu de son côté pardonne tout péché : ce n’est que l’indisposition de l’homme qui fait qu’il n’admet pas le pardon ; même cela est vrai du péché contre le S. Esprit, qui est pardonnable de la part de Dieu. S’il ne se pardonne, c’est que c’est une réjection du pardon même et de la grâce.

Tout le mal vient de l’indisposition des hommes, qui est volontaire : et la meilleure disposition est de s’abandonner à Dieu indéterminément : néanmoins si vous ne recherchez de vous-mêmes et n’embrassez les moyens avec effort, vous n’aurez rien, et ne trouverez point Dieu.

Dieu n’est pas avare de ses dons et grâces : il n’en a pas besoin pour sa réserve : son plaisir est à les donner : où sont les vaisseaux bien vides, fussent-ils infinis en nombre et en capacité, plus grands, mieux remplis, si seulement ils sont auparavant bien vides !

Elle dit à diverses fois touchant les tentations, la conversion, la prière, et autres matières, les différentes choses qui suivent, sans autre méthode.

LES GENS du monde sont encore plus tentés que ceux qui veulent servir Dieu : mais ils sont insensibles à leurs tentations, ils y succombent même continuellement et vont périlleusement à la perdition sans le voir et sentir : au lieu que ceux qui veulent servir Dieu ne sont pas tentés si souvent : mais ils le sentent : et cela pour éviter le péril et le mal.

Il ne faut pas tant avoir égard à ceux qui tombent qu’à ceux qui sont debout.

Le meilleur moyen de surmonter les tentations est de les renvoyer, et n’y pas penser.

Lorsque l’homme tenté est prêt à succomber par infirmité et sans délibération et volonté résolue, Dieu frappe encore, exhorte, touche, par soi ou par ses instruments : mais lorsqu’il veut opiniâtrement et de volonté délibérée suivre le mal, Dieu le laisse à sa libre volonté : et cela est son grand malheur.

Il faut détourner nos pensées des objets qui nous choquent ou qui nous tentent, et ne pas vouloir les vaincre en y pensant, mais en les renvoyant : autrement ce serait tenter Dieu, comme qui voudrait se mettre dans le feu sans être brûlé.

Il ne faut point affaiblir la nature sous prétexte de la mortifier ; mais il faut plutôt l’aider et la secourir lorsqu’elle va en défaillance.

Il ne faut point donner de place à la mélancolie, par laquelle le Diable a beaucoup de prise sur l’homme ; et lorsque l’on s’y sent disposé et que l’on voudrait de là prendre occasion de s’attrister de ses péchés, ce n’en est pas le temps. Ce serait surcharger le fardeau et redoubler le mal. Il vaut mieux alors se divertir de ces pensées par toutes sortes de moyens. Cela est bien différent de la tristesse salutaire qui vient de la vraie contrition, laquelle est ordinairement jointe avec un fond de joie quoiqu’insensible et secrète.

Interrogée s’il est plus parfait et meilleur de souffrir sans être consolé que de rechercher de la consolation ? Elle répond : Oui, si l’on peut demeurer ferme : mais souvent l’on n’est pas assez fort : et la consolation n’est pas alors une chose vaine.

Lorsque l’on est tombé, il ne faut pas demeurer là dans l’ordure à se lamenter et se déplorer, perdant tout courage pour l’avenir : mais il faut se relever vitement ; et prendre de nouveau courage en Dieu, et de nouvelles résolutions d’éviter le mal : tombe-t-on encore ? il faut se relever encore : et ainsi continuellement. On ne laisse pas d’avancer ainsi. Tomber et se relever, c’est le fait des enfants. Il faut espérer et aspirer à devenir homme, et dans un état où l’on marchera plus fermement et sans tomber.

DIEU a créé l’homme honorable, riche, et délicieux. S’il était demeuré dans son intégrité, il aurait été comme un canal qui aurait reçu les honneurs pour les faire passer à Dieu, il aurait loué Dieu dans son abondance, et goûté Dieu dans ses douceurs.

L’homme s’est attribué tout cela sans le renvoyer à Dieu. Voilà sa chute.

Il est demeuré dans l’homme ces impressions d’honneurs, de richesses, et de plaisirs : mais comme il n’est plus en état d’en bien jouir, il y faut renoncer, et substituer mépris, bassesse, pauvreté et souffrances.

Lorsque l’homme s’est détourné de l’Amour de Dieu en s’aimant soi-même et les créatures, Dieu ne l’a pas remis incontinent dans cet Amour ni dans son premier état : car s’il l’y eût remis, et qu’il l’eût laissé avec tout le reste des créatures en sa perfection, il serait retombé pis que devant.

Dieu, connaissant la lâcheté du cœur de l’homme, porté à s’aimer soi-même et les créatures, a permis que lui et les créatures devinssent si défigurées qu’elles le sont par le péché, qu’il fît pénitence, et qu’il souffrît en ce monde, afin que son amour fût détourné de ces choses et tourné à Dieu.

Mais nonobstant que les créatures fussent si laides, confuses, contraires, affligeantes, l’homme continuant à les aimer, Dieu a voulu qu’on les lui offrît en sacrifice, et qu’on agît avec elles par des rapports particuliers à Dieu, d’où viennent les lois cérémonielles.

Mais l’homme, nonobstant cela, s’y cherchant encore soi-même et sa satisfaction, Dieu lui a imposé de s’en priver par la pauvreté, les croix à embrasser, et les opprobres. Cela est la Loi Évangélique. Dieu n’avait pas besoin de ces choses, mais la lâcheté du cœur de l’homme.

Dieu donne la bonne volonté comme une semence, sans prévention et coopération de l’homme : mais l’ayant donnée et mise dans l’homme comme une semence dans sa terre, il faut que l’homme la fasse fructifier.

Dans la conversion de l’homme Dieu ne tient point de méthode régulière, comme par exemple, de faire que premièrement l’on soit triste, et que l’on pleure ses péchés : ensuite qu’on vienne à recevoir quelque grâce ou illumination ; et après celle-là une autre, jusqu’à venir enfin à la possession de l’amour Dieu. Ce sont des règles d’École. Dieu donne quelques-fois tout au milieu des impuretés son plein amour, qui tombe tout à plein et consume en un moment les ordures des pécheurs et les sanctifie solidement. Il ne faut donc point affecter de méthode, ni demander à Dieu certaines voies réglées, mais s’abandonner indéterminément à lui, afin qu’il nous donne sa grâce par quelle voie il lui plaira. Car il sait mieux choisir que nous ; et l’amour propre se cache sans le choix que nous pourrions faire.

Il ne faut point demander à Dieu la tristesse spirituelle, ni lui prescrire aucuns moyens ; mais seulement lui demander la fin par les moyens qu’il lui plaira : on ne doit pas demander certains moyens de la béatitude.

Il ne faut pas demander à Dieu des dons ou manières d’agir envers nous extraordinaires, vu qu’on n’est pas fidèle aux ordinaires : mais on doit plutôt les craindre ; et si Dieu les voulait donner, lui dire : Seigneur, retirez-vous de moi, car je suis un pécheur. Si Dieu les donnait, assurément on en deviendrait plus coupable par leur abus.

Sur la demande si l’Amour de Dieu vient dans l’âme le premier avant que le péché en sorte, ou si le péché doit sortir premièrement et l’amour venir ensuite ? Elle répond : L’Amour de Dieu vient le premier ; non pour y résider, mais pour y frapper et percer. Dieu lance des traits d’amour ; auxquels si l’homme qui en est touché demeure fidèle, et quitte tout objet pour cela, l’Amour y vient faire ensuite sa résidence.

Dieu ne manque jamais de sa part : il donne des bonnes volontés, voire des résolutions absolues : mais l’homme y résiste et n’y coopère pas. Dieu veut avoir tout, librement ; et il ne contraint personne. Il répand son Esprit abondamment, mais les vaisseaux ne sont pas vides pour le recevoir.

Dieu n’ôte pas les bonnes volontés qu’il a une fois données ; mais l’homme les éteint dans soi.

On lui demande : Si un homme de bonne volonté mourait dans sa bonne volonté avant l’avoir effectuée, serait-il damné ? Elle répond : S’il avait une volonté absolue et efficace, et que sur cela Dieu lui coupait le fil de la vie, tellement qu’il ne manquât qu’au temps que sa bonne volonté ne fût exécutée, assurément il serait sauvé. Mais il n’en est pas ainsi des bonnes volontés imparfaites ou des velléités, et des je voudrais bien.

Il ne faut jamais désespérer de la part de Dieu et de sa grâce, quoiqu’on n’aurait plus qu’une heure à vivre.

Il y a une conversion de résolution lorsque l’on a fermement résolu de ne plus suivre les mauvaises pentes et habitudes qui ne sont pas encore effacées, mais qui s’excitent ou s’éveillent souvent, et poussent au mal, que même l’on suit quelques-fois actuellement, mais dont on se relève incontinent. Si de tels meurent dans cet état, avant que les vieilles habitudes soient entièrement effacées, ils seront sauvés ; mais non sans beaucoup pâtir avant que de jouir de Dieu. L’autre sorte de conversion est accomplie et parfaite ; et alors l’on est effectivement régénéré ; mais les premiers ne le sont point encore.

Quelques-uns ayant été parfaitement convertis en peu de temps, с’est qu’ils ont beaucoup aimé.

L’on peut bien être converti en peu de temps, voire, dans un moment : mais ce qui empêche cela, c’est qu’on n’a pas une parfaite résolution ni un plein abandon à Dieu. Il faudrait pouvoir dire avec vérité et réalité : Seigneur, je me donne tout à vous absolument. Faites de moi tout ce que vous voudrez. Mettez-moi en tel état que vous voulez m’avoir, sain, malade, vif, mort, ici, là : disposez absolument de moi. Je trouverai tout bon. Mais pour cela, on n’a pas encore l’habitude par cet acte ; et il la faut acquérir par la diligence spirituelle et l’exercice continuel.

Lorsque Dieu prend possession des hommes, les régénère, ou les conduit par son Esprit, il n’ôte pas d’abord toutes leurs imperfections, mais il en laisse encore, et un long-temps, surtout de celles qui ne pervertissent pas la bonne volonté, comme par exemple, des erreurs touchant la présence ou l’absence du corps de Jésus Christ. Quel mal fait-on en la croyant ou ne la croyant pas si l’on en prend occasion d’aimer Dieu et le prochain ?

Il lui fut demandé à cette occasion ce qu’elle tenait de l’Eucharistie, si la Transsubstantiation, ou la Consubstantiation, ou la Représentation figurative ? Ce qu’elle en avait pensé lorsqu’elle avait été à la Communion ou assisté à la Messe ? Elle dit : Ce sont toutes des spéculations qui profitent peu, et dont les hommes disputent bien inutilement : et cependant nul d’entr’eux ne peut dire comment se fait ce mystère. Cela n’est pas aussi nécessaire au salut ni au fruit de la véritable communion. Pour moi, je ne me suis jamais voulu appliquer à ces formalités. Mais j’ai élevé en simplicité mon esprit et mon cœur à Dieu, et me suis toujours tenue comme en sa présence ; et j’ai communié unissant mon dessein et mon intention avec celle de Jésus Christ et dans son Esprit, sans me mettre en peine des autres particularités, pourvu que mon Esprit fût uni au sien et dans la disposition véritable de m’y conformer et de le suivre.

On lui demanda : Si Dieu ne répandrait pas sa lumière, son Esprit, sa connaissance, d’une manière extraordinaire sur la terre ? Elle répond : Il le fait, il la présente. Pourquoi les hommes ne veulent-ils pas la recevoir ? Dieu ne les contraindra pas s’ils ne le veulent librement. Mais, dit-on, le Diable les séduit : Dieu ne renfermera-t-il pas le Diable dans son abyme ? Elle répond : Il ne le renfermera pas si long-temps que les hommes voudront le servir volontairement, et ne voudront pas lui résister. Mais si cela est, il n’y aura donc point de conversion universelle ou de Renouvellement : car l’on est trop engagé pour renoncer et combattre volontairement le Diable : sinon que Dieu détruise les hommes et les racle pour en faire naître de nouveaux. Elle répond : Il y aura en effet un tel raclement et une telle destruction que vous dites.

On lui demande : Si ceux qui connaissent et qui aiment la vérité, et qui sont les meilleurs, sont encore éloignés de la renaissance, que sera-ce donc des autres ? Il est à craindre que personne ne renaisse. Elle répond : Ils Le laisseront ; et quelques instances qu’on pût faire sur ceci pour en représenter l’inconvénient, elle répondit encore : Ils Le laisseront.

On demande : Si la conversion et la régénération ne sont pas une même chose ? Elle répond : Non : l’une est le détour du mal et le retour vers le bien : l’autre est l’acquisition pleine du bien, et la fin du voyage : c’est atteindre (autant qu’il se peut en cette vie) au but où l’on a visé.

Interrogée : Si un homme qui n’est pas encore régénéré peut faire des œuvres bonnes et agréables à Dieu ? Elle répond : Quelle demande ! Oui, il le peut ; et il doit en faire pour arriver par ce moyen à la régénération. Prier, veiller, faire pénitence, sont des bonnes œuvres, et des choses qu’il faut faire pour parvenir à la régénération. La régénération est l’état de la perfection ; et les autres choses sont des moyens. David n’a-t-il pas pleuré, gémi, prié, etc., pour cet effet ? On réplique : Mais David n’était-il pas déjà régénéré, et demeuré tel après son péché ? Elle répond : Il était par son péché devenu vraiment mort, et aurait assurément été damné s’il était mort en cet état. Pendant cette vie et tout ce temps d’épreuve, ceux qui ont la vraie foi et qui sont renés peuvent déchoir, tomber, mourir à la grâce, non seulement une fois, voire dix, et finalement être damnés à toute éternité.

Interrogée si elle croyait qu’il fût jamais arrivé effectivement que des personnes ayant vécu dans la véritable foi et eu le véritable amour de Dieu, en soient déchutes ensuite si pleinement et si absolument que de ne s’être jamais relevées de leurs chutes, et d’avoir été et être damnées éternellement ? Elle répond : Oui assurément : cela est très-certainement arrivé, et peut encore arriver. Sur quoi elle alléguait l’exemple d’un Religieux qui était rempli de la grâce de Dieu, vivait saintement et dans son véritable amour : mais qui, par l’estime qu’on eut de lui, devint orgueilleux dans son cœur : ce qu’un de ses frères, en l’embrassant au retour d’un voyage d’où il venait, reconnut, et lui dit : Ô mon frère, vous ne retournez pas tel que vous êtes parti d’ici : en suite de quoi l’autre se dépita, et s’empira jusqu’à devenir un très-méchant homme, et mourut dans sa méchanceté, quoiqu’il eut été auparavant dans la véritable foi, grâce, et amour de Dieu.

On lui dit : Mais Jésus Christ nous assure que ses brebis ne peuvent périr. Elle répond : Cela est véritable : mais lorsqu’on veut pécher, dès ce moment-là on cesse d’être brebis de Jésus Christ. Ce qui périt n’est plus brebis, mais loup : autrement, les brebis qui veulent demeurer brebis ne périront point ; et nul étranger ne peut les ravir.

Interrogée si Dieu ne l’avait pas assurée de la persévérance de ses amis intimes et particuliers à qui elle se confiait ? Elle dit : Non : qu’elle ne le savait point, et même qu’elle n’était assurée de sa propre persévérance : voire que Dieu même ne voulait pas en être assuré, et qu’il ne voulait pas le prévoir. Je puis, disait-elle, tomber dès à présent si je voulais, et me damner éternellement. Je n’aurais qu’à suivre ma corruption et ma propre volonté. À quoi je suis libre. Et Dieu ne contraindra jamais personne. C’est pourquoi chacun doit opérer son salut en crainte : et cette assurance ne serait qu’un relâchement.

On lui objecte : Mais S. Paul dit qu’il est assuré que ni mort, ni vie, ni quoi que ce soit, ne le pourra séparer de l’Amour de Dieu ? S. Paul, dit-elle, parle des choses extérieures, qui ne sont pas le péché et la propre volonté. Remarquez bien que S. Paul ne dit pas : Je suis assuré que ni le péché ni la propre volonté ne me pourront séparer de l’amour de Dieu. Il ne dit pas cela. Il ne dit pas : Je suis assuré que quand même je voudrais, je ne pourrais être séparé de l’Amour de Dieu : mais étant dans une ferme résolution de ne plus pécher ni suivre sa propre volonté, dans cette disposition il dit que toute autre chose ne le pourra séparer de l’amour de Dieu. Ce qui est très-véritable.

Interrogée comment elle disait que Dieu ne voulait pas prévoir ce que les hommes feront ? S’il n’a pas prévu la chute d’Adam, celle de S. Pierre, et autres ? Elle dit : Que Dieu ne pense qu’à ce qu’il lui plaît, et qu’ayant voulu créer l’homme libre, il n’a pas voulu borner ses évènements par une prévoyance : comme si tels évènements devaient être nécessairement prévus et nécessairement arriver : cela n’étant ni nécessaire à la connaissance et pensée de Dieu, qui est toute libre et indépendante des créatures ; ni conforme à la nature d’une créature libre et de régime libre, telle que l’homme. Que Dieu voit à la vérité sa pente, ses inclinations, où il se tourne, ce qui suivra de là s’il y continue : mais que cette prévoyance ne rend pas la chose nécessaire, bien loin que ce soit un décret qu’elle arrive. Que quant à S. Pierre, lorsque Jésus Christ lui disait qu’il le renierait avant que le coq chantât, cela n’était ni une nécessité, ni une prédiction de renier Jésus Christ inévitablement, ni une punition de sa témérité. Car, dit-elle, Dieu ne nécessité personne au péché, ni par punition, ni par prédiction ou prévision : Dieu ne peut faire cela, étant la bonté même : mais c’était un avertissement à S. Pierre pout se préserver, et une déclaration que S. Pierre était en tel état qu’il renierait assurément son Maître s’il ne s’en gardait sérieusement. Ainsi ce n’était ni prophétie, ni nécessité, ni punition : mais une grâce divine, et un advertance selon l’état dans lequel se trouvait cet Apôtre. La même chose est à remarquer dans les Ninivites, lesquels se trouvant dans un état abominable devant Dieu, il les condamne absolument à périr dans quarante jours, sans dire que c’était avec cette condition, s’ils ne se convertissaient point ; mais absolument : néanmoins lorsque Jonas vint et qu’ils se convertirent, Dieu changea de propos : non qu’il n’eût pas dit la vérité, ou qu’il fût changé en soi ; mais leur état s’était changé, et d’abominable était devenu tel qu’il était susceptible de la grâce de Dieu, au lieu qu’auparavant Dieu l’avait déclaré entièrement opposé à cette grâce, mais non pas contraint ni nécessité à demeurer tel : car Dieu ne nécessite personne au bien ou au mal ; mais il leur parle et il les juge selon leur état.

Dieu ne surprend point les hommes ; ainsi, tout ce qu’il leur fera, selon leur état, il l’a fait déclarer auparavant par ses Prophètes. C’est pourquoi il faut lire les écritures et les Ss Prophètes avec attention.

On parlait de la difficulté qu’il y a d’arriver au parfait renoncement, à la renaissance, à la perfection. Elle dit : Il n’y a rien de plus facile : mais c’est qu’on ne fait point de résolution absolue. On écoute Dieu qui tire d’un côté : et puis on écoute la chair, le monde, la volonté propre, qui tirent de l’autre. Et c’est cela qui fait les peines, les inquiétudes, les combats et les tristesses. Il faudrait écouter seulement Dieu, et laisser passer tout le reste, ou laisser ces pensées importunes comme des chiens qui aboient, retourner à Dieu, et lui dire : Mon Dieu, j’ai absolument résolu de vous écouter seul et de vous suivre. Assistez-moi donc et me donnez force. Alors on trouve du plaisir à mépriser le reste et à ne pas suivre les inclinations de la nature corrompue.

Sur le renoncement au monde et aux égards humains dont quelques-uns de ses amis étaient combattus, elle dit : Lorsqu’on demeure persévérant dans l’abandonnement du monde et à suivre Dieu, l’on est ensuite à édification à ceux à qui on était auparavant en scandale. Lorsque Dieu m’appelant je commençai à me retirer de toutes les compagnies et de tout le reste, je pensai bien que l’on se moquerait de moi, ou que l’on se scandaliserait ; mais enfin je dis : quel mal m’en peut-il arriver sinon que les hommes me tenant pour mélancolique ou folle, on me laissera davantage à moi et dans mon recueillement ? Ce qui arriva : mais ayant persévéré, on vit bien qu’il n’y avait point de folie, et on commença à s’édifier de ma conduite.

Sur la crainte qu’on avait que les hommes ne fussent scandalisés d’une bonne action que l’on voulait faire, qui était de se retirer des conversations du monde, et même des plus intimes ; elle dit : Si c’était mon affaire, je m’y prendrais autrement. Car si je connaissais quelque chose être bonne, et que ce fût la volonté de Dieu, je m’y porterais absolument, et poursuivrais sans égard à quoi que ce soit, sans penser seulement à ce que les hommes et même que tout le monde en dirait ou jugerait. S’il y avait quelque chose de semblable, et que je fusse assurée qu’en la faisant j’aurais tous les hommes pour ennemis et tout le monde contraire, quand même je serais assurée qu’ils me devraient tuer et mettre en pièces, je ne laisserais pas de continuer absolument mon dessein de toutes mes forces sans aucun scrupule, sachant que la chose plairait à Dieu ; je n’en désisterais point ni pour feu ni pour épée. Mais, l’on me tuera : Hé, faites, faites-le ! Qu’en sera-t-il après tout ? Je m’en irais joyeuse reposer avec mon Dieu, sachant que j’aurais fait sa sainte volonté. Car en faisant la volonté de Dieu, l’on ne peut faillir.

Comment pourrait-on recevoir les grâces de Dieu lorsqu’on leur ferme la porte avec tant d’égards humains. Ne voulez-vous recevoir nulle grâce et nulle chose de Dieu sinon ce qui ne choque pas les hommes ?

Lorsque Dieu m’attirait à soi et à tout abandonner, je sentais dans moi des combats par des tendresses de la nature. Mon Père, étant d’un naturel rude, avait souvent des démêlés avec ma Mère, et je l’apaisais par des tendresses d’enfant. J’étais seule avec elle ; et je pensais que si je la quittais, elle n’aurait plus de refuge : ce qui lui causerait des afflictions et de la tristesse, et même la mort. Il me semblait que j’étais obligée à demeurer. J’avais peine à me résoudre ; je représentais tout cela à Dieu, lui disant : Mon Dieu ! vous me commandez d’abandonner toutes choses, faut-il que j’abandonne aussi ma bonne mère, et que je la laisse sans consolation ? Je ne recevais nulle réponse. Enfin, étant un jour bien empressée, et pensant à ces choses avec émotion, Dieu me dit : Aimez-vous donc votre Mère plus que votre Dieu ? Je répondis soudain : Non, Mon Seigneur : Je vous aime par dessus toutes choses, et je veux adhérer à vous seul. Dès lors ces tentations, ces sentiments et ces égards humains prirent fin dans moi.

Jésus Christ à l’âge de douze ans, quittant Père et Mère, pouvait bien savoir qu’il les attristerait extrêmement : mais il ne se souciait ni de cela ni de leurs plaintes. Ne savez-vous pas qu’il me faut être occupé dans les affaires de mon Père ? Qui est ma Mère ? Qui sont mes frères ? Si les hommes, parents, amis, en ont de l’affliction, cela même leur est bon, et c’est toujours autant en déduction de leurs châtiments et des peines qu’il leur faudra souffrir pour avoir attaché leur cœur à nous et au monde : les joies qu’on leur donnerait en ne pas suivant les voies de Dieu, leur seraient beaucoup plus nuisibles.

Jésus Christ était un pauvre homme qui n’avait nulle apparence. Cependant les Apôtres, après un peu de paroles entendues, suivent absolument Dieu en dégagement parfait. Ayant découvert qu’il avait la vérité de Dieu, ils ont la foi pour la suivre, pour mépriser le reste et ne s’arrêter à nuls égards humains ni à nulles difficultés. Assurément le monde, leurs parents, femmes, amis, y étaient contraires, s’en moquaient, ou même les détestaient, de suivre ainsi un inconnu qui venait on ne savait d’où : mais la foi qui était dans eux et qui avait reconnu dans ce pauvre homme les paroles de la vie éternelle et la vérité divine, franchissait tout. Si leurs amis, femmes, parents, ont été ensuite avec eux, ç’a été long-temps après, et ils ont été gagnés par leur persévérance.

Il ne faut point s’arrêter à de petites choses incidentes pour en prendre du scandale. Les Sages venant vers le Roi des Juifs trouvent un enfant faible qui avait froid, qui pleurait, se laissait emmailloter et gouverner comme les autres : mais nonobstant cela, sur une clarté surnaturelle qu’ils ont vue, ils l’adorent. Quelle difficulté à penser que Dieu se servirait de faibles créatures, qui auraient encore quelques faiblesses naturelles ? Car Dieu ne nous prend pas comme si nous étions des Anges. Il se communique aux créatures qui ont encore des faiblesses, et il a toujours fait ainsi, les prenant pour ses instruments.

Touchant les prières, méditations, exercices, et choses extérieures, elle dit, à diverses fois : Lorsque Dieu ne répond point, il y a assurément quelque empêchement, ou le vaisseau est encore mal-disposé, tellement que si Dieu agissait, l’on abuserait de sa grâce. Cependant il faut se résigner à Dieu, et être content de l’état où l’on est, confessant qu’on ne mérite point de communication avec lui. Il faut agir le mieux que l’on peut. Le meilleur est de demander à Dieu la connaissance de son néant et de ses péchés, des larmes pour les pleurer, et de n’y plus retourner.

Nous ne sommes pas encore dans l’état de l’Enfant prodigue qui connaissait son malheur, et avait une ferme et efficace résolution de le quitter, comme aussi il le mit à effet. Si nous étions tels, Dieu nous viendrait au devant comme à lui, qui étant encore loin, il accourut se jeter à son cou. Assurément on ne connaît pas encore bien ses propres péchés : il manque la connaissance du malheureux état où l’on est. Et la raison que l’on est si insensible, si endurci, si engourdi, si raffroidi pour les choses divines et pour Dieu même, est le manquement de soin pour se recueillir dans soi, et pour se détacher de tout ce qui égare.

Pour avoir des lumières, des visions, des extases, transports en esprit, révélations, l’on n’en est pas pour cela parfaitement régénéré. Dieu donne ces choses diversement à ceux qui ont encore des défauts et des vices, afin de les attirer à soi par ces allèchements et attraits, comme des enfants, afin qu’ils ne perdent courage et qu’ils s’évertuent.

J’ai toujours demandé à Dieu de ne pas savoir davantage que ce que je devais faire, et cela m’a épargné beaucoup de distractions.

Une personne se recommandant à ses prières, comme les croyant de grande efficace envers Dieu, elle dit : On a une histoire d’un novice (non que je veuille vous l’appliquer, mais vous avertir), lequel novice se recommandait continuellement aux prières d’un Vieil Ermite, qui aussi priait incessamment pour lui : mais un jour Dieu lui ayant fait voir la disposition de celui pour qui il priait, comme le jeune-homme revenait avec ce bon vieillard de vendre des paniers, et que leur cheval, prenant ombrage de quelque empêchement qui était dans le chemin, refusait de s’avancer, le vieillard dit à son novice : Tenez le cheval par la bride, et le tirez toujours en arrière : ce que le jeune-homme fit : alors l’Ermite se met à frapper continuellement pour faire avancer le cheval, qui nonobstant ces coups reculait plutôt. Mon Père, dit le jeune-homme, vos coups ne sauraient faire avancer le cheval si je le retire avec la bride : il faut plutôt que je l’avance. Sur quoi l’autre répondit : Mon Enfant, j’ai prié, j’ai frappé long-temps par mes prières à votre sollicitation pour vous faire avancer, et vous voulez suivre ce qui vous tire en arrière et ne vous point avancer vous-même. Voyez ce que mes prières et mes instances peuvent faire aussi long-temps que vous voudrez vous retirer vous-même en arrière. Ce que le novice ayant bien compris, il y apporta le remède de sa coopération.

Lorsqu’on me priait de parler ou de faire des exhortations, c’est comme si l’on m’eût dit : Taisez-vous. Il ne peut y avoir rien d’affecté : mais en discourant ensemble, à mesure que l’occasion de parler se présente, alors les paroles et la vérité viennent sans recherche : mais si l’on est vainement interrompu, tout se perd.

L’Esprit de l’homme est un singe ; il saute d’une chose à l’autre sans raison. Tenez votre entendement en bride, et ne le laissez point vaguer çà et là. C’est là une des plus grandes mortifications. Pensez seulement à bien employer le présent sans vous distraire par les pensées de l’avenir.

Il ne faut pas tant agir, ni vouloir s’avancer vers Dieu ou dans la régénération à force de spéculations. Cela est action de l’homme. Cessez, dit Dieu, et je ferai tout. Si vous cessiez bien, Dieu commencerait lui-même à agir et à opérer : mais il ne veut pas agir lorsque vous agissez vous-même. Ce serait une confusion ; comme si pendant qu’une personne parle, une autre voulait aussi parler. Cessez : dites à Dieu, comme j’ai fait : Seigneur, je ne sais rien, et je suis corrompu. Faites donc, s’il vous plaît, tout en moi : entendez, pensez, parlez, voyez et faites tout en moi et par moi, qui ne puis rien faire de moi-même qui ne soit tout gâté et mauvais.

Les méditations sont encore des œuvres de l’homme, lesquelles doivent cesser si Dieu doit venir une fois faire son œuvre dans l’âme et y opérer seul et purement.

Lorsque je déclare les maux et les imperfections de ceux que l’on tient pour les meilleurs, l’on m’impute cela à témérité et à défaut de charité. Et moi, je ne juge point par moi-même ni par ma lumière. Il faudrait être bien méchante pour aller de moi-même juger et condamner autrui après avoir cherché si long-temps après des gens de bien et des régénérés : aller dire gratis que tels et tels qu’on croit l’être ne le sont pas, qu’ils trompent et les autres et eux-mêmes, irais-je dire cela sans de gaieté à d’autres gens de bien qui ont le cœur tendre, et que je prévois bien qu’ils le trouveront dur, où je n’ai même nul profit sinon que je me rends suspecte et m’expose à leur déplaire ? Il faut laisser les gens de bien se tromper : ils le veulent bien être. Ils s’imaginent de connaître beaucoup de personnes régénérées lorsqu’ils n’en ont vu que l’extérieur, sans connaître les replis de leur cœur. Pour discerner les esprits, toutes les marques extérieures ne servent de rien, être sobre, veiller, faire profession de la vérité, souffrir, être modeste, renoncer à tout et à sa vie même, et le reste ; j’ai vu tout cela dans les méchants. Les Quakers mêmes font la plupart de ces choses. Il faut nécessairement que l’Esprit de Dieu en juge. Et qui pourrait connaître le cœur et la conscience de l’homme sinon Dieu seul ? Mais comment donc, lui dit-on, une personne qui n’a pas encore l’Esprit de Dieu ou qui n’est pas régénérée, moi, par exemple, ou un autre comme moi, pourra-t-il bien être persuadé que vous avez l’Esprit de Dieu ? Aussi, répond-elle, est-il impossible qu’aucun en soit assuré et qu’il le connaisse sans la lumière et l’opération du S. Esprit : non que le S. Esprit demeure habituellement dans l’âme de ceux qui en sont persuadés : mais assurément il faut qu’il y ait opéré et éclairé efficacement : il faut que Dieu leur en témoigne, et les en assure par des opérations telles, dans eux, qu’ils voient, sentent, et sachent que cela ne peut venir que de Dieu seul.

Interrogée s’il est plus parfait de penser à Dieu qu’aux choses nécessaires et extérieures, elle dit : On peut penser aux choses nécessaires pour Dieu et en sa présence ; et souvent il fait naître ces pensées pour retourner à lui.

Dieu donne aux hommes des préceptes pour les plus petites choses, non qu’il ait besoin qu’elles soient faites de cette manière ou de cette autre ; mais pour ramener les hommes à la pensée de Dieu : comme autrefois Dieu avait donné tant de préceptes aux Juifs sur tant de menues choses, des pots, des linges, et semblables, parce que les hommes étaient si abrutis que d’avoir oublié Dieu en tout ; et il le leur en révoquait la mémoire en tout et par toute chose.

Il ne faut jamais intermettre les exercices où l’on trouve du profit et de l’utilité spirituelle pour quelques affaires qui ne seraient pas extrêmement pressantes, lorsque le temps se peut retrouver ailleurs. Mêmes les choses extérieures se font plus facilement et plus utilement après la fonction des choses spirituelles.

Lorsque de petites choses incidentes nous troublent, ou nous inquiètent le cœur contre notre volonté, il faut souffrir cela pour notre croix.

Les exercices réglés ne sont pas absolument nécessaires : mais il faut absolument s’abandonner à Dieu.

Faisant quelque chose de petite conséquence de quoi on riait, elle dit : Vous riez de ce que je fais, et moi je me ris de ce que vous faites. Il faut être fidèle en choses petites. S. François disait : Si Dieu ne me donnait point d’autre emploi toute ma vie que d’être auprès des filets d’une araignée pour empêcher les mouches de s’y prendre, j’embrasserais volontiers cet office et m’y appliquerais de bon cœur continuellement.

Parlant de quelques-uns qui voulaient s’occuper des choses les plus sublimes, comme de se mêler à interpréter l’Apocalypse de S. Jean, elle dit : Je m’étonne que ces personnes ne soient pas effrayées de cette menace que Dieu fait dans ce livre, de frapper de ses plaies et d’ôter du livre de vie celui qui ajoutera ou qui ôtera à ces choses : ce qui se doit entendre non de sa lettre ou du caractère matériel de l’Apocalypse, mais du sens et de l’interprétation que l’homme y ajoute de sa raison corrompue en ôtant le divin et le sens du S. Esprit, lequel nul homme et nulle créature ne peut avoir, quelque effort qu’il fasse.

Par cet échantillon l’on peut juger de ses discours et entretiens, desquels on aurait pu faire plusieurs volumes si on les avait tous retenus ou mis par écrit. Je n’ai pas voulu augmenter la perte qu’on en a déjà faite par celle de ce peu que je viens d’en rapporter, sous l’espérance qu’ils pourront profiter à quelques-uns.

 

 

Chapitre XXX.

 

Diverses persécutions faites à Mademoiselle Bourignon dans la personne de ses amis à Slesvicq et ailleurs. Deux maladies, qui lui font envisager la mort comme prochaine. Sa persécution à HAMBOURG.

 

1. L’eau n’est pas plus commune au poisson que les afflictions l’étaient à cette créature. Si bien que je ne puis décrire une seule période de sa vie sans y trouver abondamment de cette sorte de matière. Elle ne manqua pas à Hambourg d’en recevoir de tous côtés, aussi-bien dans la personne de ses amis que dans la sienne propre, que l’on persécutait ordinairement partout.

2. Elle fut premièrement persécutée dans la personne de ses amis qu’elle avait laissés à Slesvicq L’un deux fut battu et frappé dans les rues par des canailles animés par le Diable et par les Prêtres ; et quelques jours après, par les mêmes motifs, les garçons du voisinage eurent la méchanceté de venir rompre de nuit toutes les vitres de son logis : quoiqu’éloignée elle en avait le cœur oppressé lorsque ses amis souffraient cette persécution et avant qu’elle le sût. Elle disait de sentir dans elle qu’il n’allait pas bien à Slesvicq et qu’elle n’en recevrait point de bonnes nouvelles ; comme en effet quelques jours après elle reçut des lettres qui lui apprenaient ce mauvais traitement. Elle s’en plaignit au Prince ; et l’on décréta contre ces mutins ; mais personne ne voulut faire mettre le décret de dédommagement à effet. On disait que le juge qui était resté là aurait dû commencer à en faire payer la peine par son propre fils.

3. En Nordstrand, dans le bien qu’elle avait acheté de son propre, des mauvais paysans lui dérobèrent des bestiaux, et mêmes des choses de la maison. Ce que ses amis laissèrent passer sans en faire ni des plaintes à la justice, ni assez de recherche. Mais lorsqu’elle l’apprit d’eux, elle trouva cette négligence fort mauvaise, et leur dit : Pourquoi n’avez-vous point cherché de remède à un si grand mal, et qui est de si mauvaise conséquence ? Ils voulurent s’excuser sur ce qu’ils ne savaient pas si elle aurait voulu qu’ils poussassent cela par cette voie et avec rigueur : mais elle leur dit : Tout cela ne sont que des excuses de la nature corrompue, laquelle craint de prendre de la peine et des incommodités. Puis elle dit avec une voix forte : Une fois pour toutes : et je l’ai déjà répété si souvent ! Il faut empêcher le mal et s’y opposer de toutes ses forces partout où on le trouve. Il faut l’arrêter incontinent autant qu’il est en notre pouvoir. Que ceci soit posé ferme. C’est là un fondement de notre édifice, dont nous ne devons jamais nous départir. Car lorsque l’on ne résiste point au mal, ou qu’on ne l’empêche point quand il est en notre pouvoir, l’on commet le même péché que le malfaiteur-même ; et nous en devenons punissables devant Dieu.

4. Quant à sa Succession de Nordstrand, elle était toujours détenue par les Prêtres de l’Oratoire de Malines ; et l’on ne le souciait guères à la Cour de lui faire justice là-dessus par une liquidation de tous les comptes et de toutes les dettes (qu’elle offrait de payer) et par l’installer dans ce lieu, et l’y laisser jouir des privilèges de la capitulation. Ce n’est pas que Son Altesse ne fût de très-bonne volonté, mais quelques-uns de ses Officiers et Conseillers (qui savent maintenant après leur mort le bien ou le mal qu’ils ont fait en cela) lui étaient ennemis, et tenaient contr’elle avec les Prêtres : non seulement jusques là que d’empêcher son rétablissement ; mais même de surprendre et de détourner toutes les lettres, les implications, et les remontrances qu’elle adressait au Prince, sans permettre qu’un livre qu’elle lui avait dédié et qu’elle lui envoyait, pût lui être rendu. Ce qui lui fit dire avec émotion : Assurément, puisqu’ils rejettent de la sorte la vérité divine, il est à craindre que Dieu ne les rejette. Je ne cherche que leur bien temporel et que leur salut éternel. Je ne demande pour moi que la justice, avec promesse de la part de Dieu que moyennant cela, le pays et les habitants seront bénis et prospéreront. Mais si l’injustice et les mauvais traitements me contraignent à m’en retirer, je crains que Dieu ne les punisse jusqu’à ne pas laisser pierre sur pierre dans tout le pays. Elle écrivit sur cela au Prince ; mais on ne sait si ses Officiers d’alors laissèrent parvenir la lettre jusqu’à lui.

5. Elle ne fut pas peu en peine d’une infortune qui arriva alors à son hôte par des méchants, qui le volèrent la nuit. Il se doutait que ce ne fussent des personnes qui faisaient ses amis mêmes, par beaucoup de raisons, et même par le rapport des voisins qui les avaient vus la nuit rôder à l’entour du logis. Mais la déclaration qu’il leur en fit assez ingénument pour s’en éclaircir, les mit en telle colère, qu’ils le menacèrent de lui rompre le cou, afin de lui ôter par ces menaces le courage de les poursuivre : ce qu’il ne pouvait aussi ; étant sans appui et sans preuves valables en justice. Après cela, ils tâchèrent à lui jouer une mauvaise pièce, l’un d’entre eux était celui-là même qui avait déjà donné des poudres à Mr de Cort. Si tout cela eût eu de la suite, on en serait enfin venu à Madlle Bourignon, qui était dans le logis ; c’est pourquoi Dieu, pour y mettre remède, lui découvrit dans son esprit toute cette cabale, et les machinations qu’ils faisaient contre cet homme pour en venir à bout. Elle dit un matin d’avoir vu toute la nuit dans son esprit quatre personnes comploter contre lui, qui ne se doutait que de trois ; et l’ayant fait absenter pour quelques jours, tout se calma : après quoi il retourna dans sa maison ; et elle, sur la supposition qu’il n’avait plus rien, le prit gratis à sa table et à sa charge, lui fournissant tout son entretien, le louage du logis, et autres choses nécessaires.

6. Elle n’y fut pas exempte de maladies. Un jour que l’on avait apporté des braises ardentes de tourbes dans sa chambre, cette vapeur soufrée et crasse la prit peu à peu à la tête et au cœur. Elle fit peu d’état de quelque appesantissement qu’elle en eut au commencement, mais se sentant encore plus incommodée, et voulant sortir de sa chambre pour prendre quelque air, elle ne fut pas plutôt dans l’allée à un aire un peu plus libre, que ces vapeurs agissant plus fortement dans elle par le nouvel air qui la saisissait, elle tombe comme morte de tout son long. Un ami qui par bonheur était dans un appartement prochain, entendant du bruit, et y étant accouru, fut bien étonné de la trouver dans cet état de mort ; mais l’ayant traînée le mieux qu’il pouvait dans la première chambre, couchée à terre sur des coussins, humecté son visage de vinaigre, elle revint à elle quelque-temps après, demandant doucement : Où suis-je ? d’où suis-je venue ici ? Et après un peu de repos : Mes enfants, dit-elle à ses amis, prenez exemple à moi de ne vous fier jamais sur les hommes, ni aussi sur ma personne : car je suis de même nature que les autres. Peut-être que Dieu a permis ceci pour vous montrer qu’il ne faut s’attacher qu’à lui seul, et à nul autre. Pour moi je suis quant à mon corps encore plus faible et fragile que les autres hommes. Il n’y a que Dieu qui me maintienne en vie dans une si grande infirmité ; sans cela je serais morte dès long-temps. On lui demanda si elle serait contente de mourir ? Elle répondit : Ô l’heureux jour ! vous ne me verrez jamais plus joyeuse que ce jour là. Ce me serait le plus agréable de tous les jours de ma vie ; car je sais que j’irais jouir de mon Dieu en quittant ce monde misérable. Le cœur me tressaillit de joie à y penser. Néanmoins, ajoutait-elle, si Dieu veut que je demeure encore en cette vie, et que cela soit utile au salut du prochain, je suis contente d’y demeurer aussi long-temps qu’il voudra. Ce m’est tout un : vivre et mourir m’est la même chose dans sa divine volonté.

7. Quelque-temps après cet accident, elle fut attaquée d’une colique si violente et si effroyable, qu’elle crut en devoir mourir de douleurs. Ce mal lui ayant duré deux ou trois jours, elle en fut si abattue et si changée, que ceux qui sans avoir vu sa maladie la venaient voir, étaient tout étonnés de la trouver toute autre, et toute desséchée. Elle leur disait : Ma chair est séchée sur mes os, et ma vigueur est écoulée comme de l’eau. Je pensais que Dieu ne me traiterait plus de la sorte, car je le lui avais demandé si du moins c’était sa volonté, ne croyant pas que sans mourir je pusse encore endurer davantage ces sortes de peines : mais sa volonté soit faite, dussé-je même en mourir. Et voyant que cette pensée de sa mort faisait de la peine à ses intimes, elle dit avec effort : Qu’avez-vous tant à faire avec moi ? Je ne suis qu’une créature humaine. Attachez-vous à Dieu, et adhérez à lui. C’est lui que vous devez appeler à votre secours, et à qui il vous faut tâcher d’être agréables. Vous n’avez rien du tout à faire avec moi quant à ma personne : c’est à Dieu seul et à son Esprit qu’il faut adhérer. Si je venais à mourir, qu’importerait-il ? Il ne faudrait pas que pour cela vous désistassiez le moins du monde d’adhérer à Dieu et de lui demeurer fidèles. Si vous vous fiiez, sur moi, vous vous trouveriez trompés. Je puis mourir tout comme une autre personne : et si Dieu ne me conservait toujours la vie comme par miracle entre tant de faiblesses et de périls, je serais déjà mille fois morte.

8. L’on voyait bien que cela était véritable, mais cette protection si particulière et ce foin singulier de Dieu pour elle, donnait, il le faut le confesser, trop d’assurance à ses amis touchant sa vie, pour laquelle ils avaient comme une espèce de sécurité, sur la croyance que Dieu la conserverait long-temps. « Je ne crois pas, lui dit l’un d’entr’eux, que vous puissiez encore sitôt mourir, quelque mal qui puisse vous accueillir. Et moi, dit-elle, je crois assurément que je puis mourir, même en ce temps-ci : quelle raison avez-vous de croire le contraire ? Parce, lui répliqua-t-on, que Dieu vous a fait des promesses dont le temps n’est pas encore accompli, et que nous sommes assurés que Dieu ne manquera pas à sa parole. Il vous a promis que vous aurez des enfants qui mettront vos paroles en effet, qui vous imiteront ; que vous rétablirez son Esprit Évangélique sur la terre entre des hommes et des femmes ; que grand nombre vous suivra au désert et hors du tracas du monde, et semblables promesses, qui n’étant pas encore accomplies, il s’ensuit que vous ne pouvez encore mourir, puisque l’œuvre pourquoi Dieu vous a suscitée n’est pas encore faite, et que Dieu ne quittera pas son œuvre. Elle répondit : Dieu ne quittera pas son œuvre : il ne manquera pas aussi à ce qu’il a promis : mais j’en ai déjà assez vu pour pouvoir mourir sauf la vérité de sa promesse : j’en ai vu l’accomplissement par des prémisses et en partie, quoi que non si parfaitement. Dieu m’a déjà donné plusieurs enfants : j’en ai qui sont allez vers lui : j’en ai vu sortir du monde et me suivre dans la retraite, et m’écouter de tout leur cœur : et cela, de toutes sortes : quoique ce n’ait pas été ni en si grand nombre, ni si parfaitement, c’est assez néanmoins pour avoir vu par prémisses la vérité de la promesse de Dieu, lequel de sa part ne manque jamais de l’accomplir entièrement ; mais lorsque les hommes n’y correspondent pas, Dieu les laisse, leur reprend ses dons, et cherche d’autres sujets plus propres à recevoir l’accomplissement de ce qu’il promet. Comme les hommes d’à présent s’en rendent indignes, ne voulant pas reconnaître ni recevoir les grâces insignes que Dieu leur présente, je crains fort que Dieu ne leur retire ses dons, et ne se tourne vers d’autres : ainsi je ne puis vous assurer de ne pas tôt mourir : au contraire, quand je considère l’ingratitude et la méconnaissance que les hommes font des faveurs de Dieu, je doute si Dieu ne me retirera pas bientôt du monde. Ô (disait-elle à ce même sujet) combien de fois Dieu ne m’a-t-il pas fait ses plaintes touchant les meilleurs mêmes, me disant à l’intérieur de mon cœur : Ils rejettent les conseils salutaires que je leur donne, et méprisent les bons moyens de leur salut que je leur présente par ma pure bonté et charité. Ô comment leur pourrait-il bien aller en agissant de la sorte et commettant une telle ingratitude ! Mais, ajoutait-elle, posé que Dieu me retirât, qu’a-t-on à faire avec ma personne ? Vous ne devez pas pour cela désister de chercher Dieu, d’adhérer à lui, et de faire le mieux qu’il vous est possible pour jouir de son Esprit ; et alors vous n’aurez plus besoin de ma personne : car il n’y a dans moi rien à estimer ni à chercher ni à suivre, que l’Esprit qui me conduit. » Elle insista plusieurs fois sur ces choses, sans que néanmoins on pût se persuader qu’on la pourrait perdre en aussi peu de temps que l’évènement a vérifié ce qu’elle avait ainsi prédit.

9. Je viens aux persécutions qui lui furent faites de la part des hommes. Tout le temps que ses ennemis ne surent pas qu’elle était à Hambourg, elle y vécut assez paisiblement : car quoique le Diable, qui rôde à l’entour des enfants de Dieu pour les dévorer s’il pouvait, sût bien qu’elle y était ; néanmoins il ne pouvait animer contr’elle ses ennemis, qui ne savaient pas où se prendre à elle. Car cela est une chose admirable, que le Diable, quoiqu’il sache où sont cachés les enfants de Dieu, n’a pas néanmoins la puissance de le dire aux méchants, pas même à ses pactionnaires avec lesquels il converse continuellement : parce que Dieu lui tient la bride serrée, et qu’il n’a nul pouvoir contre l’homme ni sur l’homme si non autant que l’homme le lui donne volontairement ou par imprudence. Mais lorsqu’il a le consentement de quelqu’un, il peut de grandes choses. C’est pour cela qu’il recherche et qu’il tente si fort les méchants ; parce que sans leur entremise il ne peut nuire aux bons qui lui résistent : car un méchant homme a plus de pouvoir contre un homme de bien (quoiqu’il résiste au mal) que n’en ont tous les Diables tous ensemble. Si bien que le Diable, ayant besoin des méchants, et surtout des Prêtres, pour la persécuter, voici comment il s’y prit et en vint à bout.

10. Il y avait un jardinier (qui ne mérite pas la gloire d’Érostrate), lequel ayant insisté quatre ou cinq ans auparavant à être reçu dans la compagnie de cette Demoiselle, y fut enfin admis après beaucoup d’instances. Elle l’envoya avec sa femme et quelques enfants sur sa terre de Nordstrand, d’où cet homme écrivait des merveilles de la satisfaction et du contentement où il était, et des grâces qu’il en devait à Dieu et à elle. Il fit puis après savoir que le Diable le tentait fort, mais qu’aussi il lui résisterait fortement : ce que néanmoins il fit très-mal, parce qu’il voulut, aussi-bien qu’Adam, écouter sa femme. Ainsi le Diable lui tourna tout l’esprit d’un autre côté, et même sans sujet il devint ennemi de Madlle Bourignon, qui ne pouvait l’offenser étant absente. Cet homme, par ses murmures et ses calomnies, fit perdre courage à un jeune-homme qui était là et qui s’était aussi mis dans cette compagnie ; et il sut si bien le séduire, que ce jeune-homme quitta tout, vint à Hambourg, et alla trouver les Mennonites ennemis à cette Demlle pour se fortifier avec eux contr’elle ; ceux-ci lui dictèrent aussi-tôt une lettre de menaces adressée à elle, par où il exigeait d’elle tant et tant par semaine pour son travail et pour son temps perdu ; et qu’à moins de cela, il déclarerait à ses ennemis et aux Prêtres Luthériens de Hambourg le lieu où elle était retirée. Dès qu’un ami présenta cette lettre à Madlle Bourignon, elle dit sans la considérer et avant qu’elle fût ouverte : Voilà une lettre qui vient de mes ennemis. Et la lecture le vérifia.

11. Elle fit taire ce jeune-homme par une forte réponse : mais dès lors le bruit qu’elle était à Hambourg ne laissait pas de se répandre, ce qui fut confirmé par l’arrivée de ce Jardinier, qui étant venu de Nordstrand à Hambourg pour s’y rétablir, et allant vers elle manger à sa Table deux fois le jour, courait néanmoins comme un Judas le reste de la journée la calomnier et la découvrir à ses ennemis, prétendant justifier devant le monde par mille mensonges l’inconstance où il était de vouloir l’abandonner. Elle fut avertie de cette noire trahison ; et sans en rien dire à cet homme qui venait manger chez elle à son ordinaire, elle s’absenta afin qu’il sût qu’elle connaissait ses menées, qu’il crût qu’elle s’était retirée, et qu’il en avertît ceux à qui il avait fait savoir qu’elle était là : mais n’ayant aucune retraite, il fallut qu’elle demeurât cachée trois ou quatre jours sous un lit, jusqu’au départ de cet homme, qui dit partout qu’elle ne s’était retirée que par feinte, et qu’elle était encore là : après quoi se déclarant ouvertement contr’elle, il envoya reprendre avec furie par ses amis des meubles qu’il avait laissés chez elle, et détruire une séparation qu’elle avait fait faire dans sa chambre avec quelques planches que cet homme avait laissées à sa disposition. Il fallut pour cela qu’elle se cachât encore une seconde fois ; et Dieu avait tant de soin d’elle, que de la faire retirer toujours à temps pour n’être pas aperçue : car quoi qu’ils fissent semblant de croire qu’elle était encore là pour voir si on les confirmerait dans leur croyance par une négation trop emportée, ils ne laissaient pas d’en douter en effet, et d’en faire douter ceux à qui ils en parlaient.

12. De cette sorte, le bruit vint facilement aux Prêtres Luthériens que Madlle Bourignon était à Hambourg : ce qu’ils prirent d’autant plus à cœur qu’il y avait un ou deux de leurs auditeurs qui goûtaient la vérité de ses écrits : ce qui les mit dans une extrême jalousie, qui est la passion dominante des gens d’Église. Car l’amour qu’ils ont pour leurs avantages, pour leurs honneurs, pour la domination et l’Empire qu’ils ont sur les âmes de leurs auditeurs, est si excessif, qu’à la moindre apparence de quelque sujet de diminution qu’ils pensent voir, ils se laissent transporter d’une jalousie qui n’a pas sa pareille en violence entre des gens mariés. S’ils étaient dans la disposition de S. Jean Baptiste, qui se considérait comme un simple ami de l’Époux des Âmes, qui est Jésus Christ, ils ne seraient pas si jaloux des âmes lorsque d’autres qu’eux les veulent mener à Jésus Christ : mais parce qu’ils se considèrent comme s’ils étaient des Époux mêmes de leurs Églises et des âmes de leurs auditeurs, cela les fait enrager lorsqu’ils croient que l’on en détache quelqu’une d’eux : c’est comme qui débaucherait, ce leur semble, leurs épouses spirituelles, c’est pour eux une espèce de cocuage mystique ; affront dont ils sont résolus de pousser la vengeance jusqu’à l’extrémité comme contre autant d’adultères qui les touchent, dont ils appellent les uns apostats et les autres hérétiques, qu’il faut tous exterminer par une jalousie de mari. C’est là la vraie raison qui les a fait entrer dans l’esprit de persécution et de meurtre : c’est pour cela que non seulement celui qui s’appelle par excellence l’Époux de l’Église, mais aussi tous les autres Prêtres et Pasteurs, qui se tiennent chacun pour époux de leur Église particulière (raison pour laquelle quelques-uns s’abstiennent du mariage, de peur qu’ils n’aient alors deux femmes), c’est, dis-je, pour cette raison qu’ils ont établi des peines civiles contre ceux qu’ils appellent hérétiques, qu’ils implorent les Magistrats à leur secours pour se faire obéir par force majeure ; qu’ils suivent les voies de fait et de persécution ; qu’ils ont fait supplicier et massacrer tant de monde, et répandre tant de sang sur la terre jusqu’à présent. Car, dit Salomon, la jalousie est une fureur de mari qui ne pardonne point lorsqu’il est temps à se venger : il n’y a ni prières, ni présents pour multiples qu’ils soient, qui le puissent apaiser 31. Il est impossible de mieux caractériser l’implacabilité de la passion de ces Messieurs, dont la plupart verront un jour qu’au lieu d’être époux des Églises, ils n’en auront été que des corrupteurs, des séducteurs, et des destructeurs.

13. Pour revenir à ceux de Hambourg, dès qu’ils surent que cette Demoiselle était dans leur ville, ils se résolurent de la pousser à bout. Pour s’assurer du lieu où elle était, qu’on ne savait qu’avec incertitude, ils firent suivre par des personnes apostées quelques-uns de ses amis qui l’allaient voir assez souvent : et ayant remarqué le logis où ils entraient, ils gagnèrent les voisins pour leur faire épier tant les entrants que les sortants, et le bruit ou les paroles que l’on y pourrait entendre. Ce n’est pas tout : car ayant remarqué qu’il y avait derrière son jardin une maison qui correspondait aux fenêtres de sa chambre, ils y établirent un homme exprès pour observer avec des lunettes d’approche si Madlle Bourignon était dans cette chambre : ce qui lui fut fort facile de découvrir durant bien quinze jours que cet espion fut planté en posture depuis le matin jusqu’au soir ; accoudé sur un coussin derrière une vitre dont il avait cassé une losange pour y faire passer le bout de sa lunette d’approche. Et comme Madlle Bourignon ouvrait assez souvent ses fenêtres, et que sa place était justement là devant, il put sans peine la voir plusieurs fois, et la vit en effet. On savait d’ailleurs qu’il n’y avait point d’autre femme dans le logis, si bien qu’on fut dans la dernière certitude que c’était elle. En vain, après qu’elle eut remarqué cet espion, voulut-elle changer de place, fermer ses fenêtres, et non seulement ne plus sortir de la chambre, mais même ne plus aller partout dans cette petite clôture, dont la moitié et la partie la plus éclairée lui était devenue un lieu de péril après que tout le logis lui eut été environ quinze mois comme une prison, dont elle n’était sortie que deux fois. Mais dès lors, à peine avait-elle la liberté de faire un pas dans sa petite chambre : et nul n’entrait dans la maison ou n’en sortait que les voisins ne courussent à leur porte voir qui c’était.

14. Les Prêtres, ayant assez d’assurance de ce côté-là, complotèrent entr’eux d’avoir recours au bras de la Justice pour se saisir premièrement de sa personne, et puis la faire juger à leur mode. Le Prêtre Magister Elmenhorst dit à un des amis de Madlle B. qu’il savait bien qu’il allait souvent dans ce logis là, mais qu’il lui conseillait de s’en abstenir pour des raisons qu’il lui pourrait dire un jour, et qu’il ne voulait pas encore dire ; mais cependant voici ce qu’ils firent.

15. L’onzième de Juin, 1677, Messrs les Prêtres s’assemblèrent en Consistoire contr’elle, et conclurent de députer dès le lendemain matin deux d’entr’eux vers le Magistrat pour leur représenter, de la part du Révérend Ministère, qu’il y avait dans la ville, dans une telle et telle maison, une certaine Antoinette Bourignon, qui enseignait une Doctrine pleine d’impiétés, d’hérésies et de blasphèmes contre Dieu, contre Jésus Christ, contre la Vierge Marie ; qu’elle y tenait des conventicules, et y érigeait une nouvelle Secte contre la pureté de la doctrine Évangélique : et qu’elle composait et faisait imprimer dans ce même logis ses livres blasphématoires au grand déshonneur de Dieu et péril de l’Église : partant que le Révérend Ministère, Zélateur de la gloire de Dieu, représentait cela à Messrs du Magistrat, concluant qu’il fallait y apporter le remède que leur Zèle et leur devoir envers Dieu et la vraie Religion Évangélique exigeait d’eux, et empêcher qu’un si grand mal ne s’étende plus loin, et n’infecte et la ville et la Religion.

16. Mademoiselle Bourignon fut avertie de leur dessein par la permission de Dieu avant qu’ils eussent le temps de jouer leur coup : car Dieu a toujours quelque-part des Josephs d’Arimathée et des Gamaliels dont il sait toucher le cœur : mais elle ne savait où se retirer, n’y ayant pas un seul lieu qu’elle sût, dans toute la ville, où elle pût être en assurance : si bien qu’elle dit : Puisque je ne sais où aller, je suis contente de tomber ici entre leurs mains si Dieu le veut. Enfin on lui trouva auprès d’un pauvre homme un petit grenier, où l’on sauva premièrement ses manuscrits, et puis vers 10 heures du soir sa personne. Ses amis étaient consternés, mais elle était toujours joyeuse et tranquille : l’un d’eux prenant congé d’elle quelque-temps auparavant, en lui témoignant qu’il avait beaucoup de tristesse de se trouver encore si éloigné de Dieu, elle lui dit : Cette tristesse ne vient pas de Dieu, qui opère toujours la joie. Réjouissez-vous en Dieu. Vous êtes l’homme le plus heureux du monde, que Dieu vous ait fait connaître sa vérité et vous ait délivré des liens et de l’esclavage du siècle. Ce qui consola vivement cet ami.

17. Lorsqu’elle sortit de sa maison, les voisins apostés pour observer le logis la remarquèrent bien, et une femme la suivit ; mais elle et celui qui la conduisait surent si fortement doubler le pas que cette femme ne les put suivre. Après avoir fait plusieurs tours et détours dans la ville, afin que personne ne pût savoir où ils allaient, une autre personne la mena sous le petit toit que j’ai dit, et cela à l’insu de tous ses autres amis, afin que si on les eût voulu contraindre de la déceler, ils eussent pu affirmer de ne savoir où elle était.

18. Le lendemain, les Prêtres envoyèrent dans le Conseil leurs deux députés, pour faire la requête qu’ils avaient résolue le jour précédent, laquelle, à ce que quelques-uns dirent, ils présentèrent même par écrit : ce que néanmoins je ne puis dire avec assurance, n’en ayant point vu de copie : mais soit de bouche, soit par écrit, après qu’on eut écouté leurs Révérences, le Magistrat, sans s’informer si ce que ces Prêtres disaient était véritable ou non, pour commencer son procès par l’exécution (manière d’agir extrêmement selon les règles du droit), ils envoient quatre sergents armés d’épées pour la prendre et la conduire scandaleusement en plein jour par la ville au lieu où ils voulaient l’avoir. Trois des amis de cette Demlle étaient ce jour-là (un Mardi douzième de Juin) dans son logis, lorsqu’environ midi, comme ils étaient à Table, on vint frapper rudement à la porte. On alla ouvrir : et incontinent ces quatre sergents, se jetant avec furie dans le logis, fermèrent la porte sur eux, et se mirent à tempêter et à crier comme des Démoniaques : Où est Antoinette ? Où est Antoinette ? Où sont ses livres ? Où est l’imprimerie ? Ils coururent d’un côté et d’autre : n’ayant rien trouvé en bas, ils cherchèrent en haut, fouillèrent tout ici et là, renversèrent une Table, prirent un paquet de livres imprimés qui lui servait de pied, voulurent faire ouvrir les coffres, et même se saisir de la personne d’un de ses amis, qu’ils disaient être l’imprimeur, et qu’ils voulaient mener publiquement entr’eux sur la Maison de ville, n’eut été que l’autre protesta contr’eux pour ce déshonneur, comme étant un honorable marchand, de famille honnête, et dont le frère était Échevin à Amsterdam. Il leur demanda de voir leur commission : mais pour réponse, ils l’injurièrent, le traitèrent de Quaker, firent cent insolences, et montrant leurs épées, dirent que leur commission était là dedans. Après bien du bruit et de la furie, n’ayant rien trouvé, ils sortirent, et à peine furent-ils dans la rue que se souvenant de n’avoir pas visité la cave ni la chambre du Maître du logis, ils rentrèrent encore pour y regarder ; lorsqu’ils furent sur la rue, tout le voisinage qui y était tumultuairement assemblé leur raconta qu’ils avaient vu celle qu’ils cherchaient, et qu’ils avaient souvent ouï sa voix dans ce logis ; mais que le jour précédent elle était sortie vers le soir avec un homme, et qu’elle avait pris telle et telle route, sans qu’ils sussent, après, tout ce qu’elle était devenue. Ainsi ces sergents retournèrent faire le rapport de leur exploit. Le paquet de livres fut porté en plein Conseil, où chacun en prit sa part, sans qu’on ait pu ensuite en obtenir la restitution.

19. L’on ne peut dire déterminément ce qu’ils auraient fait d’elle en cas qu’elle fût tombée entre leurs mains, si la mort, ou la prison perpétuelle, ou quelque punition publique et scandaleuse avec un exil, eut été son partage. Les sergents qui vinrent pour la prendre, dirent dans le logis que s’ils l’attrapaient on la mettrait entre les mains des Archers ou des valets du bourreau pour la chasser de la ville. Un Prêtre, qui avait été l’un des députés du Ministère vers le Magistrat, dit plus d’une fois, et à plusieurs, que si on l’avait eue, on l’aurait renfermée perpétuellement dans une maison de discipline, où l’on renferme les putains et les débauchées. Un Juge dit que le Conseil avait résolu d’exterminer cette Secte, et que l’on pourrait bien mettre Madlle Bourignon dans la maison de la discipline des filles ; et trois ou quatre de ses amis dans celle des hommes. Il ne fut pas parlé de mort, que l’on sache : mais les Prêtres ne disaient pas directement tout ce qu’ils en pensaient et qu’ils souhaitaient. On sait d’ailleurs que les Ecclésiastiques, même les plus violents, ne demandent jamais directement la mort de ceux qu’ils appellent hérétiques, quoiqu’ils soutiennent presque tous que le Magistrat peut les punir de mort, surtout ceux à qui ils imputent d’être des blasphémateurs ; et que les livrant au bras séculier, ils sachent très-bien les traitements qu’on ne manquera pas de leur faire : pendant que par une grimace et une hypocrisie Diabolique, ils protestent de ne pas demander qu’on en vienne au sang, et que même ils les recommandent à la clémence du bras séculier.

20. Le jour de cet exploit, un de ces Prêtres, nommé Magister Hesselius, se trouvant avec un des amis de cette Demlle, qui se plaignait à lui de ce procédé de ses Confrères, et lui disait de s’étonner qu’on fît des recherches à main forte et par la Justice dans des maisons d’honnêtes gens, où l’on ne parlait que de piété, pendant qu’ils laissaient en paix tant de bordels, de cabarets, de maisons de débauches et de comédies, et semblables impiétés : ce digne Prêtre lui répondit tout Évangéliquement que c’était moins mal-fait d’aller dans un bordel que dans un tel logis. Un autre Prêtre, faisant l’hypocrite, après avoir manqué ce coup, fit dire à Madlle Bourignon qu’il désirerait de conférer particulièrement avec elle en paix : mais tout n’était que trahison. Enfin ils furent contraints de décharger leur mal-talent par prêcher ci et là dans leurs Temples contr’elle à diverses occasions, en quoi se signala Dominus Licentiatus Hackius, qui n’avait pas à espérer d’elle cent écus et un présent pour sa femme comme il en attrapa depuis peu en prêchant l’éloge d’un Prince à ses auditeurs au lieu de leur prêcher l’Évangile, quoique ce Prince fût d’une Religion laquelle ils haïssent comme le Diable. Ce n’est pas que ce Prince ne méritât en temps et lieu convenable des éloges mieux travaillés et d’une bouche un peu mieux bâtie que celle de ce Déclamateur ; mais c’est qu’il avait à en espérer de la pécune, qui n’est pas moins le nervus concionum habendarum quam rerum gerendarum ; au lieu que n’attendant rien de semblable de Madlle Bourignon, il lui fit alors un autre éloge, mais aussi en fut-il payé sur le champ d’une autre manière que je crois devoir raconter. C’est que cet homme, prêchant contre les hérétiques, et particulièrement contre ceux des derniers siècles, ne manqua pas de nommer Antoinette Bourignon comme l’une des pires de tous, laquelle, dit-il en mentant, a écrit dans son dernier livre que l’on pouvait être sauvé sans les mérites de Jésus Christ : après quoi, frappant sur la chaire avec son poing, il ajouta en furie cette expression blasphématoire, qui même ne suivait pas de son mensonge, mais de sa seule passion forcenée : Si cela était vrai, Jésus Christ serait un Diable incarné. L’on frémissait de l’excès Diabolique où ce Prêtre s’emportait, lorsqu’une femme qui peut-être avait quelque défaut à la tête, se leva, et regardant ce Prêtre commence à crier tout haut : C’est mon Enfant : c’est mon Enfant : assurément c’est mon Enfant : ce qui émut et troubla le Prêtre et toute l’assemblée : mais cette femme continuant toujours à crier jusqu’à dix ou douze fois que c’était son Enfant, ce Prêtre en fut si épouvanté, qu’il en devint tout blême, et fallut discontinuer pour quelque-temps son sermon : après quoi il l’acheva comme il put. Ceci arriva le 6 d’Août dans l’Église de Ste Marie Madelaine, Mademoiselle Bourignon étant déjà hors de Hambourg. Remarquez dans cet exemple comment ces esprits malins préoccupent et animent le peuple contre les bons par leurs menteries diaboliques et par les conséquences plus qu’infernales qu’ils en savent tirer. Cependant ils font défendre le débit de ces écrits de peur qu’on ne se désabuse de leurs impostures en les lisant ; et ainsi les gens de bien qui les écoutent, doivent nécessairement haïr et persécuter les bons, croyant faire en cela service à Dieu. Car un des Prêtres de S. Jacques, après cet exploit contre Madlle Bourignon, loua publiquement dans le Temple cette action comme l’effet d’un zèle tout divin, que les Protecteurs de la pure doctrine avaient témoigné en exterminant nouvellement de ce lieu, disait-il, une doctrine errante. Voilà leurs prêches et leur joies sacrées et publiques : Quod ad eum finem memoravimus (ce sont les paroles et les temps de Tacite) ut quicunque casus temporum illorum nobis vel aliis authoribus noscent, praesumptum habeant, quotiens fugas et caedes jussit (sacerdotium) totiens grates Deis astas ; quaeque rerum secundarum olim, tum publicae Christianae cladis insignia fuisse. Les temps sont tels que lorsqu’on exile et qu’on extermine les bons, l’on en fait des trophées et des actions de grâces dans les Temples : et ainsi ce qui était autrefois la marque de nos bonheurs, l’est devenu de nos misères.

21. Madlle Bourignon fut quinze jours dans son petit grenier où l’on ne montait que par une échelle ; l’avantage de la sûreté qu’elle y avait était contrebalancé par la grandeur de l’incommodité qu’elle y souffrait : elle était à demi-rôtie et étouffée par les grandes chaleurs de l’été sous des tuiles où le Soleil donnait à plomb tout le jour. On lui envoyait par main tierce de quoi se nourrir petitement ; et elle écrivait de là des lettres pour donner joie et courage à ses amis, qui étaient abbatus de tristesse à son sujet pendant qu’elle était dans un calme et dans une paix admirable : cependant comme on ne désistait pas du dessein de l’attraper si l’on eût pu découvrir où elle était réfugiée, elle se résolut de quitter la ville : mais elle ne savait quelle route prendre, ni si elle devait retourner dans le Holstein, ou bien dans la Hollande, ou quelque-part ailleurs. Comme elle balançait dans cette incertitude, Dieu lui dit cette parole : Auprès du Baron. Si bien qu’elle se résolut à tirer vers la Frise, et partit pour cet effet de Hambourg le vingt-sixième de Juin de la même année 1677.

 

 

Chapitre XXXI.

 

Son voyage, son arrivée et son établissement en Oost-Frise. Ses amis, maltraités ailleurs, s’y réfugient. On lui refuse encore sa succession. Plusieurs personnes s’étant retirées vers elle la quittent encore. D’autres la vont voir et confèrent avec elle, qui répond à leurs difficultés. Les livres qu’elle écrivit là.

 

1. Quelques précautions qu’elle prît dans son voyage, on ne laissait pas de la reconnaître ou de la suspecter presque partout où elle se trouvait. Il se rencontra sur le chariot de poste où elle était un marchand d’Amsterdam qui la reconnut, mais il en usa discrètement et ne le témoigna pas, quoique d’ailleurs il ne prît pas en bonne part les charitables et nécessaires offices qu’elle lui rendait sur le chariot : car comme cet homme s’abattait de sommeil à tout moment, il était sans cesse en danger de se précipiter à la moindre secousse d’un chariot découvert et sans appui. Elle, qui était placée derrière lui, en sentait une peine si grande qu’elle ne pouvait s’empêcher de le retenir à tout moment par ses habits, et même de l’en avertir, quelque mauvais gré qu’il lui en sut : elle disait à une personne qui l’accompagnait : Voyez combien la nature est corrompue et mauvaise, d’aimer mieux être dans le péril même, pourvu qu’elle y soit irrépréhensiblement, sans paraître avoir besoin de l’advertance et du soin d’autrui ; que d’être hors du danger par les avis et le soin d’un autre que d’elle ! Elle ne discontinua pas ses soins tout le temps que cet homme fut auprès d’elle : car elle était très-compatissante aux périls et aux maux des autres, fussent-ils ses ennemis ou des bêtes mêmes : et lorsque quelqu’un de ses domestiques était accueilli de quelque incommodité, elle mettait tout à côté pour tâcher de le soulager elle-même autant qu’il était possible, ne souffrant pas moins par compassion que les autres par maladie : surtout lorsque par le retardement de ses amis qui ne se rendaient pas au logis à heure précise, elle avait quelque sujet de craindre pour eux : alors la voyait-on en de sensibles peines, comme n’ignorant pas les périls où les bons se trouvent continuellement de la part des méchants.

2. Elle fut encore reconnue à Brême d’une personne de remarque, néanmoins sans péril : ce qui la fit mettre d’autant mieux sur ses gardes, et éviter toutes les occasions qui pourraient en faire naître le moindre soupçon. C’est pour cela qu’elle était dans ce voyage très-libérale à tous ceux qui lui demandaient, payant tout ce qu’on exigeait sans presque marchander, ni sans y regarder de près. Ce qui était contraire à la pratique ordinaire et à la doctrine qu’elle avance, qu’il ne faut pas coopérer à la convoitise des hommes qui désire toujours insatiablement ce qu’elle n’a pas, ni à l’avarice des vendeurs, ni à la paresse et gloutonne des mendiants : et ne rien donner qu’à des personnes dont on connaisse la nécessité, et le bon usage qu’ils en feront. Elle dit à ce sujet : Si j’étais en paix entre les miens, je n’agirais nullement de la sorte : mais à présent il est nécessaire d’avoir les petites amitiés de ceux avec qui nous avons à faire dans ce rencontre, qui sans cela refuseraient et le logis et les autres nécessités : il ne faut pas à présent leur donner matière de soupçon, ni entrer dans leur haine : c’est pourquoi dans cette nécessité il ne faut pas plaindre l’argent ni y regarder de si près. C’est ainsi que la prudence et la discrétion sont nécessaires pour faire ou omettre les mêmes choses selon les différences des occasions. Jésus Christ même, qui veut que l’on accomplisse toute justice, conseille de donner libéralement, de laisser emporter la robe avec le manteau ; ce qui est consentir et coopérer extérieurement à des injustices, et qu’il faut faire néanmoins, lorsqu’en voulant faire le contraire les hommes commettraient de plus grands maux, comme ils y sont disposés surtout dans le temps de la persécution et à l’égard des inconnus et des étrangers. Il n’y a rien de plus juste que de céder à la nécessité lorsque cette nécessité consiste à laisser arriver un petit mal pour en éviter un plus grand. Elle fit peu de bruit de l’infidélité des hommes, qu’elle éprouvait partout, jusqu’à lui enlever quelque paquet de hardes, pensant peut-être faire grand butin avec peu de chose : ce qui la mit le plus en peine fut de se voir une heure durant dans un chariot, à la merci d’un paysan enivré, dans un chemin bordé de fossés des deux côtés, où courant à l’étourdi à l’instinct du Diable, il manqua trois fois de la précipiter dès le commencement, et l’aurait fait avant l’heure finie si une personne qui se trouva là ne l’eut menacé fortement de le maltraiter en cas qu’il n’agît posément, comme on l’en avait si souvent prié : elle avait le jour d’auparavant évité un grand tumulte qui s’était fait dans le logis où elle avait passé la nuit, dix ou douze paysans enivrés s’y étant battus comme des Diables, et, peu s’en fallut, à se tue. Ainsi vivait-elle partout en alarmes continuelles.

3. Après assez de traverses et de peines, ayant erré environ un mois çà et là sans savoir où demeurer en assurance, n’osant aller directement où elle voulait, pour des raisons que la suite a montré n’être que trop bien fondées, elle arriva enfin dans la Seigneurie de Lutzbourg, en Oost-Frise, où étant bien accueillie du Seigneur du lieu, qui la prit sous sa Protection particulière, elle y fit venir ses amis de Slesvicq mais à divers temps et à diverses fois, après qu’ils eurent encore resté là environ un an, et éprouvé la rage du peuple et des soldats, qui les ayant volés, tourmentés, frappés et même blessés, sur la croyance qu’ils ajoutaient aux calomnies des Prêtres et de la canaille, les ayant même contraints une fois d’abandonner le logis à la merci de ces furieux, et de s’enfuir dans les bois, et de là par les neiges dans la ville de Kiel, sans que personne se mît en devoir de les garantir alors de ces violences qui cessèrent quelque-temps après par les soins d’un Général de milice qui craignait Dieu. Ils quittèrent enfin un peu après le logis et le pays. Les méchants témoignèrent leur rage contr’eux sur les pierres et sur la maison même ; car ils firent leur possible pour la ruiner, en brisèrent toutes les vitres, enlevèrent des portes, barres, et tout ce qui se pouvait ; et n’y avait enfant de bonne mère qui n’y jetât la pierre en passant, si bien qu’ils l’avaient presque toute remplie de pierres et d’ordures : et lorsqu’on la voulut vendre, chacun vint, sous des prétextes différents, tirer sa pièce du prix, qui de mille écus qu’elle avait coûté, revint à peine à trois cents : mais ce dernier évènement arriva plus tard.

4. D’abord qu’elle fut en Oost-Frise et qu’elle eut déclaré à une personne d’autorité, qui s’était vouée toute à Dieu, les desseins de Dieu et les siens, qui étaient de se retirer du monde avec les âmes de bonne volonté pour embrasser une Vie Évangélique, et faire revivre sur la terre la Vie Chrétienne qui y était entièrement éteinte ; cette personne lui proposa de vouloir s’employer pour la faire entrer dans sa succession de Nordstrand, moyennant de lui en vendre ses droits et prétentions, lesquels il pousserait à exécution. Ayant offert à Dieu, selon sa coutume, la proposition de cette personne, et reçu pour réponse : Il pense bien ;  elle lui transporta le tout. Mais d’abord qu’on voulut agir dans la Chancellerie de Holstein, qui était alors à Hambourg, certains Conseillers qui étaient ses ennemis, dont quelques-uns avaient juré de ne laisser jamais en repos dans le pays, et qui maintenant sont partie morts, partie déchassés, firent savoir pour toute réponse, que Damlle Bourignon ayant été citée plusieurs fois sans comparaître, était déchute de toute son hérédité de Nordstrand, et n’avait plus rien du tout à y prétendre. Madlle Bourignon ne voulut pas pousser cette défaite abusive et fausse, n’étant pas vrai que depuis un an ou environ auparavant, depuis qu’on avait encore parlé et même résolu de lui remettre ce bien, on lui eut insinué dès lors aucune comparition. Ainsi, voyant que les obstacles étaient dans la mauvaise volonté de ceux qu’elle ne pouvait changer, et qui ne voulaient pas lui être favorables, elle cessa d’y penser davantage, abandonna cette proie aux Prêtres de l’Oratoire, et fit quitter entièrement Nordstrand à ses amis, craignant que Dieu n’abîmât encore une fois cette île à cause de tant d’injustices et d’iniquités. Et ce n’est pas une fois, mais plusieurs, qu’elle a dit et écrit qu’elle craignait que Dieu ne purifiât encore un jour tout ce lieu-là en l’abîmant de nouveau pour une dernière fois.

5. Faisant réflexion sur le lieu où elle se trouvait en Oost-Frise, elle le jugea assez propre à y vivre selon les desseins de Dieu, qui lui avait déjà dit : La perfection que je désire est de détacher entièrement son cœur de tous les biens du monde : secondement de toutes les créatures : tiercement de l’amour de soi-même, et ne désirer que Dieu seul. Vivre dans l’oubli de tout le monde. Se renfermer dans quelque lieu à l’écart. S’offrir et s’abandonner entièrement à Dieu. Ne prétendre aucuns biens de la terre. Vivre tous en commun d’un même revenu et d’un même entretien : et cela sans autre engagement et lien que l’amour de Dieu, et sans autre Règle que le S. Évangile. Recevoir toutes les âmes qui y sont propres et disposées ; sans regarder si elles ont des moyens temporels ou non, et cela de la même manière que les Chrétiens de la primitive Église. Dieu lui avait encore dit une autrefois à l’occasion de cette demande qu’elle faisait si souvent : « Seigneur, comment voulez-vous que je fasse ? Séparez-vous entièrement des hommes. Gardez le silence. Ne possédez rien en propre, la terre est suffisante à entretenir votre vie. N’entretenez votre corps que de son travail. Ne lui donnez jamais rien que sa nécessité. Que rien ne soit dans le logis que ce dont l’usage est nécessaire. Que votre soin soit uniquement de détacher les âmes de la terre. J’aurai soin du reste. »

6. Ce lieu, qui est comme une espèce de presqu’île, assez séparé du grand monde, assez propre néanmoins pour y arriver de partout, et pour communiquer de là partout ailleurs, lieu propre à y vivre dans la retraite et dans le travail champêtre, lui fit penser à s’y établir pour aussi long-temps qu’il plairait à Dieu. Elle s’accorda avec le Seigneur du lieu d’autant plus facilement qu’il offrait plus que l’on ne désirait : mais parce qu’il n’était pas économiquement libre, qu’elle ne voulait rien pour son avantage, qu’elle regardait et à d’autres personnes et à l’avenir, elle voulut tenir des mesures et des règles. Elle accepta le soin d’un hôpital que ce Seigneur était chargé par ses Ancêtres de dresser là pour la retraite des étrangers et des persécutés, à quoi elle consentit de contribuer son industrie tant pour le bâtiment que pour la distribution des biens et l’inspection des pauvres, prenant le nom de Régente de cet Hôpital ; mais sans y engager aucuns de ses biens, les ayant déjà consacrés tous à Dieu pour ceux qui cherchaient sincèrement à devenir des vrais Chrétiens et se réservant à elle seule et à ses intimes d’en connaître et d’en disposer comme ils jugeraient le meilleur, sans les affecter ni à places ni à personnes quelconques ; puisque les hommes et toutes les choses humaines sont si inconstantes, et que ceux avec qui l’on engagerait sa personne ou ses biens avant les connaître par une confiante épreuve, et qui aujourd’hui s’uniraient avec nous dans un bon dessein, s’en pourraient séparer demain pour retourner à la vanité, et prétendraient emporter tout ce qui serait attaché à eux par quelque lien d’engagement ou d’accord. En effet, bien loin qu’elle trouvât ensuite dans ce lieu-là quelque sujet de pareil engagement, elle n’y trouva pas même à qui faire actuellement quelque libéralité de ses revenus, ne se rencontrant que des pauvres qui n’avaient rien moins à cœur que de penser à une vie Chrétienne, qui se servaient de ce qu’on leur donnait à friponner, grenouiller, et à faire les paresseux. Néanmoins elle et un de ses amis leur distribuèrent quelques mois certains revenus du lieu, annexés à cet hôpital par le fondateur : mais lorsque l’on lui fit demander si elle ne voulait pas y en mêler ou contribuer des siens, elle répondit par écrit que parce que ces pauvres vivaient comme des bêtes qui n’auraient point d’âmes à sauver, et qu’ils abusaient des biens de Dieu au lieu de lui en rendre grâces, elle et les siens aimeraient mieux jeter dans la mer leurs biens, qui étaient consacrés à Dieu, que d’en laisser là quoi que ce soit. Ce qu’elle et ses amis ont aussi évité avec soin dans tous les actes qu’ils ont faits, jusqu’à se réserver la restitution des deniers de tous leurs acquêts pour le jour auquel ils voudraient le retirer de ce lieu. Et ce fut avec joie qu’après qu’elle eut assez long-temps eu soin, avec un de ses intimes, de cet hôpital et de ces pauvres, elle reçut d’une personne qui y avait autorité une lettre par où on la déchargeait de ce fardeau qu’elle avait porté environ deux ans avec peine et sans fruits pour la gloire de Dieu.

7. Néanmoins au commencement qu’elle y demeura, elle y fut aucunement à couvert sous l’office et le titre de Régente. Il y vint alors quelques étrangers, hommes et femmes, de la Hollande, de Hambourg, et d’ailleurs, qui disaient de vouloir apprendre la vie Chrétienne, mais qui en effet ne firent que lui donner beaucoup de peines ; non seulement par des maladies corporelles, dont ils furent presque tous universellement accablés pour un temps, et elle aussi-bien qu’eux ; mais aussi, et surtout, par des dispositions opposées au dessein qu’ils disaient d’avoir de vivre Chrétiennement : car ils ne voulaient se régler que selon leurs fantaisies, chercher leurs aises, et suivre toutes leurs inclinations corrompues : ce qui ne pouvant s’accorder avec la rectitude inflexible de l’ordonnance de Dieu, ils s’en retournèrent d’eux-mêmes où ils voulurent. Le nombre de ses domestiques s’augmenta aussi ; mais hélas, elle fut quelque-temps après bien obligée de le diminuer et de l’éclaircir si fort, que de n’en laisser plus que trois, pour des raisons que nous verrons en parlant de ses persécutions.

8. Pendant qu’elle et les siens y jouirent de quelque santé, ils s’appliquaient au soin du ménage, à la vie champêtre, à l’agriculture, à la nourriture de quelques bestiaux, elle à écrire quelques-fois, d’autres à traduire ses écrits, ou à les mettre en état d’être imprimés et de paraître, le tout avec quelque paix, jusqu’à ce que le Diable, qui ne trouvait pas comment l’attaquer par le moyen des Prêtres dans un lieu qui ne dépend pas d’eux, suscita contr’elle ceux à qui elle se fiait le plus, ceux qui mangeaient à sa table, et ses domestiques mêmes, pour accomplir dans elle aussi-bien que dans Jésus Christ son Chef cette parole de David : Ce n’est point celui qui me baissait qui s’est élevé contre moi : je me serais caché de lui. Mais c’est vous, que je considérais comme mon protecteur et mon ami intime : c’est vous, que j’entretenais doucement de mes secrets, et qui me teniez compagnie pour entrer dans la maison de Dieu 32. Même :

 

        Mon commensal, mon propre confident,

        À me nuire est ardent.

        Il a levé le talon contre moi,

        M’ayant manqué de foi 33.

 

9. Mais avant que d’en venir à des évènements si lugubres qui ne cessèrent qu’avec la mort, si encore il faut dire qu’ils cessèrent avec elle, voyons comment elle a passé et employé le reste de son temps. Elle fut visitée de plusieurs personnes, même de celles de qualités, qui vinrent à diverses fois, en divers temps, et de divers lieux pour la voir, pour s’entretenir avec elle, et pour trouver de ses écrits : elle se cachait à quelques-uns, et se laissait voir à d’autres selon qu’elle s’y sentait intérieurement disposée ; et l’évènement faisait connaître que ceux avec qui elle avait voulu parler en étaient toujours sortis avec profit et édification. Des personnes de haute naissance, et même d’illustres Potentats de l’Empire, qui se trouvaient alors vers ces quartiers-là, voulurent l’ouïr et la voir : de quoi ils furent si satisfaits et édifiés que de dire d’avoir reçu plus d’édification et d’avoir plus appris dans cette courte conférence, qu’ils n’auraient pu faire un an entier avec tous leurs Théologiens : et que ces vérités qu’elle proposait étaient si solides, que ni Pape, ni Cardinaux, ni Évêques, ni Prêtres et Prédicateurs, ne pourraient y contredire avec raison. Il semblait qu’ils enviassent le bonheur de celui sur le domaine duquel elle vivait ; et on lui demanda en général si elle ne voudrait pas se retirer dans la Cour de quelque Prince, où elle serait moins embarrassée des soins extérieurs, et plus en assurance que dans une campagne : mais elle préféra sa retraite champêtre. Un Seigneur de cette illustre compagnie en était si touché que de ne le savoir assez exprimer, disant qu’il n’avait jamais vu de personne si parfaite, qu’il ne croyait pas qu’il y en eût de pareilles sur la terre : qu’il n’oublierait jamais les biens qu’elle avait faits à son âme, tant par ses écrits que par une conférence particulière qu’il avait eue deux ou trois jours auparavant avec elle sur toutes sortes de matières spirituelles, dont on n’a point tenu de mémoire sinon qu’entre autres choses il y fut aussi parlé de l’Enfer, du Purgatoire, de l’Eucharistie, et particulièrement d’une difficulté qu’on lui objecta sur une doctrine qui la concerne en particulier, que j’ai trouvé bon de mettre ici.

10. Madlle Bourignon enseigne que selon les lumières que Dieu lui a données de la gloire dans laquelle il avait créé le premier homme, il avait dans lui avant son péché les principes des deux sexes, et pouvait engendrer par lui-même des hommes aussi parfaits et aussi saints que lui, lesquels en auraient engendré de mêmes consécutivement dans la suite des siècles. Qu’Adam dans cet état a engendré un homme, qui est le second Adam, auquel la Divinité s’est jointe très-étroitement, afin que Dieu communiquât ainsi éternellement, visiblement et divinement, avec l’homme ; et que ce second Adam est Jésus Christ, Dieu et homme tout ensemble : qu’après cette production, Adam étant tombé dans le péché, toute sa postérité qui devait naître de lui ne pouvait aussi être que pécheresse, comme lui, criminelle, imparfaite et misérable. On lui demanda à cette occasion s’il n’aurait pas été davantage de la bonté et de la sagesse de Dieu, lorsqu’Adam tomba, de le laisser mourir seul et stérile, afin de ne pas avoir une postérité misérable ; et de continuer la propagation du genre humain par Jésus Christ, qui était déjà sorti de lui avec la même perfection qu’avait Adam de produire par soi son semblable ? Elle répondit à cette difficulté que lorsqu’Adam était tombé dans le péché, toutes les créatures matérielles qui lui étaient soumises, et par conséquent tous les éléments, étaient dès lors tombés de leur intégrité dans un état de corruption et de misère, desquelles le corps même de Jésus Christ se trouvait environné au dehors, ou moins dignement placé par la faute de l’homme qu’il n’aurait dû être ; mais qu’il n’eût pas été juste qu’il eût exposé une postérité toute sainte, qui serait venue de lui, aux périls, aux malheurs et aux misères des éléments, desquels ni lui ni sa postérité n’eût pas été coupable, mais seulement la mauvaise conduite de l’homme. Qu’ainsi il n’était pas juste ni convenable que Jésus Christ engendrât dans la corruption de ce monde. Comme la vérité de ces choses est très-évidente, aussi témoigna-t-on d’en être entièrement satisfait.

11. J’ajouterai néanmoins encore ici quelques considérations qui me sont venues sur la même objection que quelques-uns m’ont aussi voulu faire, sans rien dire de la réponse précédente qu’ils me dissimulaient et que je n’avais pas entendue. Premièrement, il faut avoir égard aux conseils et aux desseins de Dieu, et poser pour fondement qu’ils sont immuables, et que Dieu ne les change point quant à la substance même, quelque variété que les hommes fassent intervenir dans la manière de leur exécution. Or le dessein de Dieu en créant Adam était de créer le Chef, la source, la souche, pour ainsi dire, et l’origine de tout le genre humain, lui ayant donné pour cet effet les principes de la génération. Et le dessein de Dieu en tirant d’Adam un second Adam, le corps et l’âme de Jésus Christ, n’était pas d’établir Jésus Christ pour Chef originaire, source, et principe du genre humain, mais de l’établir pour Chef de dignité, pour Trône, pour instrument, pour organe, pour résidence de la plénitude de la Divinité, pour moyen visible et sensible par lequel Dieu se communiquât et conversât avec l’homme ; Dieu avait eu dessein de tirer d’Adam un corps et une âme pour soi-même, et qui fussent à lui en propre et personnellement, et qui ne fissent qu’un avec Dieu d’une manière très-particulière, très-intime et très-inséparable, afin que Dieu pût ainsi, Divinité, corps et âme tout ensemble, se recréer et traiter éternellement avec les hommes. Or, que l’homme péchât ensuite ou ne péchât pas, cela ne devait et ne pouvait changer les desseins de Dieu ; et Jésus Christ pouvait aussi peu être mis et substitué dans la place et dans l’office d’Adam corrompu, qu’Adam corrompu le pouvait être dans la place et dans l’office de Jésus Christ. Outre que ce prétendu changement aurait été entièrement inutile, et même impossible : impossible, parce que Dieu ne pouvait vouloir ôter à Adam la fertilité et la propagation du genre humain qu’il avait voulu lui donner absolument : inutile, parce qu’une postérité sainte pouvait aussi-bien tomber, surtout après la corruption des éléments, qu’une qui était déjà tombée dans sa souche ; et que d’ailleurs, nonobstant cette chute d’Adam, lui et toute sa postérité pouvaient s’en relever, et parvenir encore à la béatitude éternelle par la grâce que Dieu n’a jamais manqué de présenter dès le premier homme jusqu’à maintenant : sans dire que Jésus Christ a été substitué ou est intervenu autant qu’il a été possible au malheur d’Adam et de sa postérité, par son intercession, par le pardon et les grâces qu’il a acquises pour eux, et qu’il leur a toujours communiquées de la manière de laquelle ils ont été le plus susceptibles. Cela doit, ce me semble, satisfaire à une difficulté à laquelle la curiosité a peut-être plus de part que l’édification : néanmoins si quelqu’un voulait y trouver encore quelque chose à redire, je n’ai qu’à le supplier de me répondre lui-même aux mêmes difficultés (s’il les faut ainsi appeler) qui suivent de l’opinion vulgaire. Car posé que Dieu ait premièrement créé Adam et Ève de la manière qu’on le croit, et que la nature humaine de Jésus Christ n’ait pas encore été alors ; je demanderai pourquoi après le péché d’Adam et d’Ève, Dieu n’a pas permis qu’ils mourussent sans produire une postérité misérable, et n’a-t-il pas créé de nouveaux hommes tous pareils, ou formé à quelques esprits Angéliques et saints des corps humains tirés de la terre comme celui d’Adam, pour avoir de là une race sainte, et non criminelle et pécheresse, comme a été celle d’Adam ? C’est toute la même difficulté, à laquelle leur propre supposition les oblige de répondre de la même manière que je viens de faire, ou peut-être de ne dire pas grande chose.

12. Pour revenir aux entretiens de Madlle Bourignon, elle fut plus satisfaite de ces personnes que le commun s’imagine ordinairement être moins proches du Royaume des cieux, qu’elle ne l’avait été de beaucoup d’autres qui croient fastueusement en être beaucoup plus près : car elle y trouva, et dans les plus Grands, de la docilité, de la douceur, et un fond d’humilité de cœur qui est assez rarement dans ceux qui, se disant les successeurs de Jésus Christ et des Apôtres, devraient avoir retenu de lui cette divine vertu. Il y eut encore quelques autres personnes qui vinrent la voir, même avec dessein de se retirer auprès d’elle : mais ce dessein n’eut point d’effet, tant par l’inconstance des uns et le retardement des autres, que par les persécutions qui suivirent, et qui terminèrent sa vie.

13. Cependant elle écrivit plusieurs lettres, et même quelques traités nouveaux, comme la LETTRE qui fait le corps du livre de la première partie du Renouvellement de l’Esprit Évangélique, où elle fait voir par un exemple vivant combien la corruption de la nature est grande, et le cœur de l’homme, trompeur, lors même qu’il se persuade d’être le mieux disposé et le plus proche de la Vie Évangélique et Chrétienne. Elle y composa aussi L’AVANT-PROPOS aux Enfants de Dieu, qui est dans le même Traité, où elle expose les Fondements de la Religion Chrétienne touchant le tout de Dieu, le néant de l’homme, sa liberté, sa fin, sa corruption et son Rétablissement. Elle y acheva la seconde Partie, qu’elle avait déjà commencée ailleurs ; et commença la TROISIÈME, qui traite de la nécessité et de la manière de vaincre notre corruption, des moyens de mener une Vie Évangélique, des dispositions et des indispositions à cette vie-là, du Renouvellement de l’Église et de toutes choses, et de la Venue de Jésus Christ sur la terre après l’extermination des maux et des méchants par les derniers fléaux, et la purgation des bons. Cette troisième partie est le dernier de ses ouvrages, où elle travaillait encore lorsque les dernières persécutions et la mort lui survinrent, ainsi cet ouvrage est demeuré incomplet, aussi-bien que quelques autres dont elle n’avait encore commencé que les titres.

14. Elle prépara aussi, comme présageant sa mort, la meilleure partie de ses manuscrits, qu’elle mit en état d’être imprimés par y ajouter des titres, des préfaces, et quelques-fois une feuille ou deux de conclusion pour les rendre complets, et ainsi elle acheva le Nouveau Ciel et la Nouvelle Terre, la dernière Miséricorde de Dieu, et la Sainte Visière, et disposa les trois Parties de l’Antéchrist découvert, et de l’Académie des Théologiens, aussi-bien qu’une seconde Partie du Témoignage de Vérité, qui néanmoins n’a pas sa dernière main. Elle avait dessein d’écrire un Traité sous le titre du Soldat Chrétien, dont elle dit un matin à un de ses amis qui entrait dans sa chambre : J’ai reçu ordre de Dieu cette nuit d’écrire un nouveau Livre dont le titre soit du Soldat Chrétien, où seront comprises les règles des Chrétiens, comment ils doivent combattre contre le mal, et même se défendre courageusement, mais n’attaquer jamais personne. Néanmoins sa vie ne fut pas assez longue pour qu’elle exécutât ce dessein.

Je réserve pour le chapitre suivant ceux de ses discours que l’on a le plus remarqués, après quoi je parlerai de ses dernières persécutions, qui feront suivies de sa fuite et de sa mort, laquelle finira cette histoire avec sa vie.

 

 

Chapitre XXXII.

 

Entretiens de Madlle Bourignon touchant diverses matières importantes, comme, la Conversion, la Grâce, la Conduite extérieure, la Correction, et quelques questions problématiques.

 

1. S’il me fallait mettre par écrit toutes les occasions et les interlocutions que Mademoiselle Bourignon avait dans le peu de discours que je veux rapporter d’elle, il faudrait trop grossir ce volume, dans lequel je n’ai dessein que de mettre les choses dont elle n’a pas si particulièrement et si expressément parlé dans ses écrits. Et je ne rapporterai que ce qui concerne les matières les plus importantes et remarquables, comme sont le renoncement à soi-même, la conversion et la grâce de Dieu, la conduite extérieure tant avec les autres hommes qu’avec soi-même et dans le travail, la conduite avec elle, et ses corrections. J’y ajouterai quelques questions particulières de doctrine. Après quoi je parlerai de quelques divines visions et advertances qu’elle a eues. Voici donc quelques-unes de ses paroles d’alors.

Touchant le renoncement au monde, à soi, le retour à Dieu, ses mouvements et sa grâce. « Lorsqu’il est question de suivre Dieu, il ne faut point se laisser attendrir le cœur par des affections purement naturelles, où il n’y a rien de divin. Ce sont des choses qui ne font que retarder et empêcher le Royaume de Dieu. Il ne faut plaire ni se lier qu’à ceux qui veulent plaire à Dieu et à sa vérité. L’expérience vous doit avoir fait voir s’il y a quelque chose à profiter pour la gloire de Dieu en conversant et demeurant avec les hommes. Vous ne pouvez servir à deux maîtres. Il faut se résoudre quel parti l’on veut servir, sans clocher des deux côtés. Jésus Christ dit : Quiconque ne renonce à soi-même et à tout, ne peut être mon Disciple, et qu’il faut couper ses propres membres en cas que cela nous retarde à suivre Dieu.

« Les hommes s’imaginent d’être pleins de bonnes résolutions : mais ce ne sont que des actes passagers ou des velléités. Ils voudraient bien accommoder le monde et les inclinations de la nature avec Dieu. Il vous faut résoudre lequel des deux vous voulez quitter et vous voulez prendre. C’est folie de vouloir avoir les deux ensemble. Choisissez ce que vous voulez. Dieu m’a dit un jour d’une personne qui s’offrait à lui : Il connaît la vérité et le mensonge : c’est à lui à choisir l’un des deux. Et partant, choisissez lequel vous voulez de ces deux partis. Vous êtes créé libre de le faire. Ce que vous ferez en cela n’est pas pour moi, mais pour vous-même. » Une personne qui était alors là et qui se trouvait dans de fâcheux obstacles et liens qui l’empêchaient à suivre Dieu, et dont on prévoyait de fâcheuses suites, se prit à dire : Ô malheureux état, malheureux état où je suis ! Mon Dieu ! vous me menez par des voies bien dures ! À quoi elle répondit soudain : « Ô bien-heureux état, bien-heureux état où vous êtes ! État aussi heureux qu’on le saurait désirer ! Vous en devriez rendre grâces à Dieu nuit et jour ; puisque vous êtes dans un état où vous savez ce qu’il vous faut faire pour accomplir la volonté de Dieu et pour lui être agréable, et que Dieu vous a créé libre de le faire. Jésus Christ dit : Mon joug est aisé, et ma charge est légère. »

On lui répliqua : Cela est très-véritable, mais non pas à l’égard de ma chair, laquelle ne sent et ne dit pas ainsi. Elle repartit : « La chair et le sang n’entreront point au Royaume des Cieux. Jésus Christ dit qu’il faut renoncer à soi-même, voire, se haïr soi-même et perdre sa propre vie : car celui qui voudra la sauver la perdra : mais celui qui la perdra pour l’amour de lui, la trouvera. Il faut mourir à la nature. Si le grain de froment ne pourrit point et ne meurt point en terre, il ne produit rien. »

2. Une personne se plaignant en sa présence de ses propres misères ; qu’il se voyait si éloigné de Dieu, de la perfection, et même de la conversion et du renoncement véritable, que souvent il perdait courage : non qu’il doutât de la puissance et de la grâce de Dieu ; mais de la lâcheté et inconstance de son propre cœur, dont la coopération avec Dieu est (selon les termes d’un prophète) comme la rosée du matin, qui disparaît et s’évapore incontinent : si bien qu’il se croyait incurable : n’ayant ni assez de courage pour vouloir résolument, ni assez de fermeté pour persévérer jusqu’à la mort. Elle dit : « Nul n’est incurable pendant qu’il est en cette vie. Le plus méchant homme du monde et le plus grand pécheur peut se convertir et guérir, même au dernier moment de sa vie, et devenir un saint. On se peut convertir parfaitement dans un moment. Dans ce moment-ci que je vous parle, vous pouvez le faire si vous le voulez. Il vous semble que vous le voulez : mais ce ne sont que des velléités, des Je voudrais bien, et non pas des volontés pleines et efficaces, des Je le veux absolument quoi qu’il coûte. Il en faut néanmoins venir là avec courage. Ces pensées, d’être incurable, viennent assurément du Diable pour rompre le courage et la volonté de bien faire. Toutes les fois que l’on tombe, il faut se relever avec de nouvelles forces, comme lorsqu’un cheval bronche il se redresse soudain avec plus de vigueur qu’il n’allait auparavant. Mais si vous ne voulez point prendre courage, il faut donc vous résoudre à la damnation : car je ne connais autre chose. Et si l’on veut suivre cette voie de la damnation, alors je n’ai rien à dire ni à conseiller. Mais évertuez-vous. Vous ne pouvez avoir de vous-même la force de vous convertir. Il est vrai : mais Dieu la donne à ceux qui la lui demandent. Il vous faut le prier continuellement pour cela, et lui dire sans cesse : Convertissez-moi ; mon Dieu ! Mon Dieu, changez-moi : changez mon cœur. Attachez-moi  aux choses éternelles et me détachez de celles qui sont dans moi et sur la terre. Insistez toujours là dessus jusqu’à ce qu’il réponde lorsqu’il verra que cela est réel et constant dans le cœur. »

3. Ces paroles divines de cette pure âme touchant la conversion, la volonté pleine et efficace, et la volonté languissante et à demi, me font penser à l’état et aux paroles de S. Augustin lorsqu’il voulait se convertir et que, décrivant les combats et les peines qu’il y trouvait, il dit : Je frémissais dans mon esprit et me troublais d’une violente indignation contre moi-même de ce que je ne me rendais pas tout entier à votre volonté et à votre alliance, ô Mon Dieu ! lorsque tout mon intérieur me criait jusques dans la moelle de mes os que je devais m’y abandonner, et semblait me transporter dans le ciel par le bien qu’il m’en disait. Mais hélas, on ne s’y rend pas par mer ni par terre, à pied ni en chariot, ni par une petite promenade ! Y aller et s’y rendre n’est autre chose que vouloir y aller, mais le vouloir fortement et pleinement, et non pas tourner tantôt d’un côté et tantôt de l’autre une volonté malade à demi résolue, divisée contr’elle-même en s’élevant d’un côté vers le ciel, et de l’autre s’abaissant vers la terre 34. Ô Dieu, que le cœur de l’homme est trompeur lorsqu’il s’imagine de vouloir bonnement se convertir, et se persuade même quelques-fois de l’être déjà, lorsque seulement il croit qu’il veut l’être ! L’on sait bien que la conversion est une chose bonne : et il n’y a personne qui en général ne veuille absolument une chose bonne ; et ainsi chacun s’imagine de vouloir absolument sa conversion. Mais lorsque cette chose bonne paraît sous la forme de renoncer à la propre volonté, à la propre sagesse, à la faveur et bonne opinion des hommes, à devenir petit et méprisé, à ne point chercher ce qui nous satisfait et nous accommode, à prendre le moindre en toutes choses, à combattre toujours les sens, les pensées, et la volonté, en un mot à nous quitter nous-mêmes pour suivre un Dieu déshonoré, haï, affligé, abandonné de tous, mené au gibet parmi les exécrations des hommes, des sages et des Docteurs, et les angoisses et sécheresses intérieures de son âme ; alors il paraît qu’il y en a fort peu qui veuillent réellement et absolument se convertir. Ô Dieu, où pourrait-on trouver dans la langueur et la lâcheté où la volonté de l’homme est universellement réduite à présent, où pourrait-on trouver qui puisse dire avec vérité : Je veux absolument me convertir ? C’est encore beaucoup que d’en trouver qui aient des velléités aucunement sincères pour dire sans mentir : Je voudrais bien qu’il fût vrai que j’eusse la volonté de ma conversion, et je désire de vouloir me convertir à Dieu. Cependant l’on s’aveugle presque partout jusqu’à croire que l’on est déjà tout régénéré !

4. Pour revenir aux entretiens de Madlle Bourignon, on lui fit ces deux questions touchant la même matière de la conversion. L’une, si les touchements divins dépendaient de l’homme, en sorte qu’il soit en l’homme d’être plus ou moins fortement touché de Dieu ? L’autre, comment, posé qu’ils en dépendent en aucune manière, l’homme pourrait se disposer à être touché de Dieu le plus fortement que faire se pouvait ? Elle dit que « c’est Dieu seul qui excite tous les bons mouvements dans l’homme : qu’il n’y a que lui seul qui en soit l’auteur ; et que généralement il faut que tout ce qui peut être bon, vienne de Dieu seul et de nul autre. Mais l’homme est libre d’admettre ou de ne pas admettre les opérations de Dieu, de leur donner place ou de les rejeter : à quoi Dieu ne contraindra jamais personne. Et en ce sens, il dépend de l’homme, voire de l’homme seul, d’être touché de Dieu, et d’en être touché plus ou moins fortement. Car Dieu de sa part est toujours prêt d’opérer le bien dans l’homme, et cela sans limites : il cherche des occasions de nous faire du bien : il nous sollicite à cela, et le désire plus que nous-mêmes. Mais lorsque l’homme ne lui veut point donner place, il se prive de l’opération de Dieu par sa propre faute : au lieu que si l’homme veut librement donner place à Dieu, Dieu le touchera et opérera dans lui à mesure qu’il le voudra librement laisser faire : parce que Dieu agit dans l’Homme et y fait du bien à mesure de la plénitude plus ou moins grande de la volonté de l’homme, et pas davantage ; vu que tout ce qui n’est pas volontaire n’est pas digne de Dieu, ni de son Amour, ni de l’homme même, nul bien contraint n’étant agréable à personne ».

5. On lui dit que cela ne semblait pas universel, et qu’il y avait des exemples de personnes qui avaient été touchées si fortement et extraordinairement de Dieu, qu’il semble qu’on ne puisse dire qu’il dépende des hommes d’être touchés et convertis de la sorte, comme ont été par exemple la Madeleine et S. Paul, qui fut touché d’une manière qui emportait avec elle sa conversion, et cela en un moment : Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous ? En conséquence de quoi étant incontinent tout changé et converti, il dit : Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Elle répondit : « Il n’en est pas ainsi comme l’on s’imagine : car assurément ces personnes ont donné place à Dieu volontairement : et s’ils y eussent voulu résister, ils fussent demeurés des gens du monde. Dieu ne les a pas fait vouloir par contrainte ou d’une manière nécessitante. S. Paul, avant sa conversion, était un homme de très-bonne volonté, désirant et cherchant de plaire à Dieu autant qu’il pouvait : et pour ce sujet il défendait au péril de sa vie la Loi qu’il avait reçue de Dieu, et cela à dessein de lui plaire. Et Dieu, voyant cette bonne volonté, et qu’il ne manquait point du côté d’elle, mais que le défaut était dans son entendement, et que par erreur d’entendement il rapportait tout son zèle, tout son amour, toutes ses forces, et toutes sortes de moyens, à la défense de la Loi et pour la gloire de Dieu ; aussi Dieu, de sa part, ne manquant pas à cette bonne et sincère volonté, lui fit voir par un moyen extraordinaire que son entendement était en erreur, que son zèle, qui était bon et sincère, n’était pas bien appliqué, et qu’il se méprenait en ses voies, lui disant : Saul, pourquoi me persécutez-vous ? Cette voix n’emportait pas avec soi la conversion : et il ne fut pas converti par cela même qu’il vit la lumière et qu’il entendit la voix ; autrement ceux qui en furent frappés auraient aussi été convertis. Mais comme il se voyait repris de Dieu dans des choses qu’il avait crues bonnes, et que Dieu l’enseignait et le convainquait du contraire, il se rend, et détourne son zèle, sa bonne volonté, sa résolution, de ses premières voies, les rendant et abandonnant absolument à ce que Dieu lui montrait, tout résolu de faire sans réplique et sans opposition toutes les choses que Dieu lui déclarerait être conformes et agréables à sa divine volonté. C’est pour cela qu’il dit : Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Sa conversion n’a pas commencé lors du frappement de la lumière et de la voix ; mais dès lors de cette absolue résolution qu’il fit d’accomplir tout ce que Dieu lui dirait. Et si tous les hommes voulaient se mettre dans une pareille disposition, Dieu opérerait assurément dans eux les mêmes grâces qu’il fit dans S. Paul. »

6. Cette explication fait comprendre la nullité de celle qu’on donne ordinairement, par laquelle non seulement on fait passer Dieu pour partial, mais aussi l’on appuie le relâchement des hommes, qui s’imaginent qu’il ne dépend que de Dieu seul qu’ils reçoivent ou ne reçoivent pas sa grâce : qu’ils ne peuvent ni s’y disposer, ni y contribuer de leur côté : que lorsque Dieu le voudra, cela se fera en un clin d’œil, quelque méchante, lâche et corrompue que soit leur disposition précédente. Ce qu’ils fortifient par l’exemple de S. Paul, comme aussi par celui du Brigand qui fut crucifié avec Jésus Christ, lequel sert à plusieurs d’occasion à différer leur conversion jusqu’à la mort, espérant qu’alors, quelque méchamment qu’ils aient vécu, ils se convertiront comme fit ce Brigand. Sur quoi elle dit : « Je ne crois pas que cet homme ait été un homme habituellement méchant, mais qu’au contraire il avait été un homme de bonne volonté, qui avait tâché de bien faire et de bien vivre : mais qu’étant surpris de quelque forte tentation du Diable et de quelque mauvaise compagnie, il se laissa par fragilité emporter à un acte de brigandage, comme David au meurtre et à l’adultère : sur quoi étant appréhendé avec un de ces mauvais compagnons, il fut condamné au supplice. Mais comme le fond de son âme était bon, se voyant dans ce châtiment, il s’en humilia, le prit de la main de Dieu avec pénitence, et recourut à Dieu avec un cœur disposé à recevoir sa grâce : ce que ne fit pas son compagnon, qui, hors cette disposition intérieure, était d’ailleurs dans le même état et traitement : parce que d’ordinaire les volontés habituellement mauvaises ne veulent pas se convertir, et Dieu ne veut pas les contraindre. Ainsi dans ces choses, et semblables, il ne faut pas recourir à une opération nécessitante, encore moins à une élection et réprobation absolue de la part de Dieu : non plus que donner à l’homme sujet de vivre dans le relâchement, ni aussi dire qu’il puisse faire de soi-même aucun bien. »

7. On lui demanda pourquoi Dieu ne se servait pas de moyens miraculeux et extraordinaires envers un chacun comme envers S. Paul ? Que peut-être cela aurait la force de convertir chacun. Elle dit que non : « que prétendre des moyens extraordinaires, c’est mépris de Dieu, curiosité, tentation et orgueil. Que Dieu même sait et voit que les hommes ne se convertiraient pas pour cela, et que cela ne ferait que les rendre plus coupables, et même plus endurcis. Qu’au reste Dieu désire avec tant d’ardeur la conversion d’une seule âme, que s’il voyait le moyen d’en convertir une seule en bouleversant ou changeant par miracles le Ciel et la terre, il le ferait assurément : parce que la conversion d’une âme est plus précieuse à Dieu que tout l’univers. » Il me souvient à ce sujet de cette parole que Dieu dit à ce Saint homme Henri Suso : La bénignité et l’Amour de Dieu envers les hommes est si grande, que s’il ne tenait qu’à lui, et que cela se pût, avant que de laisser périr un seul homme, il endurerait encore volontiers la mort pour lui seul 35. Cela est bien plus que tout ce que l’on pourrait prétendre et penser : et de là l’on voit que ce n’est pas sans sujet que S. Paul parle de Jésus Christ comme s’il était mort pour lui en particulier : Je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est donné soi-même pour moi. Ce que chacun devrait imiter.

8. On lui dit : Puisque la volonté pleine et forte, et la résolution absolue sont inséparables d’une force divine, il semble que l’homme, avant former cette volonté pleine, ou afin de la former, doive antécédemment recevoir quelque force extraordinaire de Dieu. Elle dit : « Dieu ne manque jamais à donner de la force : il la donne et la présente avec ses bons mouvements, ses opérations et ses grâces : car il n’est pas un donneur imparfait, qui donne le désir sans les forces de l’accomplir : les forces d’accomplir sa volonté sont indissolubles d’avec l’offre de sa volonté. Mais l’homme n’admet ces forces que librement, selon qu’il veut faire la volonté de Dieu : et à cet égard il est vrai que Dieu ne lui donne des forces qu’à mesure de ce que l’homme veut faire effectivement et résolument la volonté de Dieu ; ni plus ni moins. »

9. À la seconde question, Par quels moyens on pourrait se rendre sensible aux touchements de Dieu, et même faire que ces touchements deviennent toujours plus forts et plus puissants, et qu’ils persévèrent avec confiance ? Elle dit : « Il faut ne se pas répandre et ne se pas dissiper dans les choses extérieures, mais se recueillir dans soi, et s’abandonner à Dieu sans réserve. Alors on sentira ses divins touchements. Et afin qu’ils s’augmentent, il faut correspondre fidèlement aux premiers, et y demeurer fidèle. Soyez fidèle en choses petites, et je vous constituerai en grandes : ce qui est véritable à l’égard de ceci même. Enfin, pour être touché de Dieu avec confiance, il faut se recueillir en lui avec confiance : et lorsque l’on manque à ces devoirs, il ne faut pas se plaindre si l’on n’éprouve et ne sent pas les touchements de Dieu. »

10. On lui demanda comment on pourrait remédier à l’égarement d’esprit, et à mille pensées différentes qui passent et repassent par l’esprit, auxquelles on se laisse traîner sans dessein et sans savoir comment : ce qui est un puissant obstacle au recueillement intérieur ? Elle répondit « que dans sa jeunesse elle s’était servie de ce moyen pour arrêter cette divagation d’esprit : c’est que quelques semaines durant elle avait employé chaque jour quelque-temps sur le soir à coucher naïvement par écrit toutes les pensées qu’elle avait eues durant la journée, bonnes, vaines, mauvaises, et au même ordre : et que relisant cela, elle y voyait un amas si monstrueux et si absurde de choses contraires, mal liées, mal-convenables, qu’elle en avait honte elle-même sans témoin, beaucoup plus si le monde eût dû lire cela ; mais infiniment davantage lorsqu’elle considérait que cela s’était fait devant Dieu. Que cela lui avait donné de l’horreur pour les distractions, et du soin de pouvoir toujours être dans l’état de faire une histoire de toutes ses pensées et de sa conduite secrète, laquelle pût subsister devant Dieu sans qu’elle eût sujet d’en rougir : que cela l’avait conduite au recueillement avec Dieu, lequel avait conséquemment opéré dans son âme. »

11. On lui dit qu’il semblait que le Diable pouvait et opérait plus dans l’homme avec son consentement, que ne faisait pas Dieu à proportion lorsque l’homme lui donnait aussi son consentement : qu’alors il semblait que l’on n’éprouvât pas tant l’opération de Dieu, comme les méchants éprouvent celle du Diable. Elle dit : « Il n’en est pas ainsi. Dieu opère assurément davantage dans l’homme lorsque l’homme lui donne son consentement : vu que Dieu est meilleur et plus puissant que le Diable. Mais il est vrai que l’homme ne sent pas toujours que les opérations viennent de Dieu quoiqu’elles en viennent. Dieu opère diversement dans les âmes selon leurs différentes dispositions : c’est faute d’attention, ou que l’on n’ôte pas bien tous les obstacles, lorsqu’on n’entend ou ne reçoit pas les opérations de Dieu comme venantes directement de lui. Dieu a souvent agi et parlé dans moi sans que je susse que c’était lui. Tout ce qu’il y a de bien et de bonnes pensées en nous, sont assurément des opérations de Dieu en nous. Et les vérités que Dieu vous a fait ci devant connaître, sont aussi une opération et des paroles intérieures de Dieu à vous : ce que vous auriez bien senti directement si vous les aviez rapportées à lui seul et y fussiez demeuré fidèle. »

12. On lui dit qu’il semblait néanmoins que le Diable travaillât plus à proportion dans les âmes qui se donnaient à lui, que ne faisait Dieu dans celles qui s’abandonnaient à sa volonté. Car, par exemple, n’est-il pas vrai, lui disait-on, que si je me donnais à Satan (dont Dieu me préserve par sa grâce), si, dis-je, pour mieux me faire entendre, je me donnais au Démon à proportion de la mesure dont je me donne à Dieu dans l’état où je suis ; n’est-il pas vrai que le Diable opérerait alors davantage dans moi et par moi, et plus sensiblement que ne fait à présent l’Esprit de Dieu ? On a, ce semble, l’expérience de ceci dans les Magiciens et sorciers. Elle répondit : « Cela n’est véritable qu’à cause de la corruption de notre nature, laquelle étant toute pervertie et quasi une avec le Diable, il ne faut qu’un reste de consentement afin qu’il possède le tout, qui lui avait été déjà auparavant si conforme, si sympathique et si engagé : mais l’Esprit de Dieu étant très-pur et très-éloigné de cette corruption, il ne suffit pas qu’il y ait quelque acte de consentement et de volonté ; mais il faut une mortification de toute cette nature corrompue afin que Dieu puisse avoir commerce avec l’homme et faire les œuvres et opérations dans lui. Ce qu’il ferait alors beaucoup plus puissamment, fermement, et abondamment dans l’homme, que le Diable ne le peut faire sans comparaison dans tous les siens. »

13. Une personne d’étude lui demandait quel était le principal de tous les obstacles qu’il avait à surmonter ? Elle répondit : « L’Activité humaine. Il faut cesser et se taire. Cela vous est le plus nécessaire. Dieu a dit : Cessez, et je ferai tout. S’il l’a dit, ne faut-il pas le faire ? L’a-t-il dit afin qu’on ne le fît point ? Lorsque j’étais jeune, il me fallut cesser, quoique je n’en eusse pas tant de sujet que vous, n’ayant pas une âme si active, si pleine de spéculations, de méditations, de desseins, de discours, comme n’ayant point étudié. Il vous faut tâcher d’apprendre maintenant ces deux choses, la Cessation et le silence, afin de vaincre les habitudes d’agir et de parler, lesquelles empêchent l’opération de Dieu. Car lorsque nous cessons, c’est alors lui qui fait tout, mais non auparavant. »

14. On lui demanda : Si l’on ne pourrait pas employer les méditations et raisonnements pour la gloire de Dieu et la défense de la vérité ? si dans ce bon but et dessein ces choses ne pouvaient pas devenir bonnes, en sorte qu’elles ne soient pas à empêchement, mais plutôt à avancement à celui qui s’en sert ainsi ? Elle répondit : « Que non : que dans l’état où l’on se trouvait alors, il était bon de cesser de tout cela absolument, pour un temps, comme fit autrefois le Docteur Tauler : que la nature, étant corrompue, ne pouvait qu’abuser des choses qui étaient même bonnes en elles-mêmes. Pour corriger donc premièrement cette nature corrompue, il est bon de cesser : après quoi l’on pourra reprendre sans péril les choses que l’on avait quittées, comme fit aussi le Docteur Tauler. Quelque bon dessein que l’on puisse avoir, le meilleur est assurément de cesser et de se taire. Il faut laisser faire Dieu ; il disposera bien en son temps de toutes ces choses-là : la nature et les passions corrompues y agissent encore beaucoup, quelque bon que soit le but que l’on s’y propose. Cela n’empêche pas que l’on ne fomente par là l’attache à soi-même et la propre activité. »

15. Ce discours de Madlle Bourignon est bien digne de remarque. On s’imagine souvent d’être si fort obligé et engagé pour la gloire de Dieu à agir et à parler, que s’il arrivait que Dieu-même commandât dans ces sortes d’occasions de cesser et de se taire, l’on sentirait de la peine à s’y rendre : ce qui est une marque infaillible d’attachement à soi-même, et de propre conduite. N’importe que ce soit dans des choses spirituelles. Cela ne fait qu’augmenter la faute. La témérité et le désordre sont plus grands de vouloir conduire des choses spirituelles humainement, que non pas des humaines et des naturelles. Afin que tout fût bien fait, tout devrait se taire par l’appel de Dieu, et non par l’inclination propre, laquelle renferme toujours dans elle le principe de répugner à Dieu lorsque Dieu voudra autrement qu’elle ; sans rien dire de l’amour propre et de l’opinion tacite de suffisance et d’être fort nécessaire à Dieu et aux hommes, que le Diable y fourre toujours à son possible.

16. On lui dit : que S. Bernard, à ce que l’on en rapporte, avait montré dans une occasion que l’on ne devait pas quitter ces sortes de fonctions à cause des tentations du Diable : car comme ce Saint prêchant devant une grande assemblée fut tenté d’orgueil et de vaine gloire par Satan, et qu’il pensait s’il devrait cesser son Sermon, pour s’humilier et pour rejeter cette tentation ; il dit soudain au Démon : Va, Satan ; je n’ai pas commencé pour toi ; et je ne veux pas cesser aussi pour toi. Elle dit (sans parler de ce que S. Bernard était alors et converti et appelé de Dieu) : « Il ne faut pas cesser pour le Diable : mais il faut cesser pour la corruption de la nature lorsqu’elle est si forte que l’on ne la pourrait pas vaincre sans la déjoindre de ce qui, étant uni avec elle, la nourrit et l’entretient. Néanmoins il en faut excepter les choses véritablement nécessaires, comme la nécessité de rendre témoignage à la vérité, et ce que la gloire de Dieu exige indispensablement. Alors, il faut agir nonobstant toutes les tentations du Diable et la corruption de la nature, lesquelles on doit alors combattre ; et protester contre elles, contre la complaisance, contre les inclinations vicieuses, protester qu’on ne veut rien faire que pour Dieu et selon sa volonté sainte. Car alors on ne recherche pas de soi-même le péril et la tentation, ni l’occasion de tomber, et aussi ne nuisent-ils pas ; au contraire, l’on a alors sujet en les combattant par nécessité de les vaincre plus facilement que si l’on n’avait point du tout de sujet de les combattre faute d’engagement et d’occasion nécessaire. »

17. On lui demanda pourquoi les hommes ne se convertissent pas aujourd’hui comme ils faisaient autrefois, par exemple, du temps de S. Pierre ? Elle répondit : « Du temps de S. Pierre, ils péchaient par l’ignorance de la vérité, laquelle ils ne connaissaient pas encore ; et leur volonté était bonne et ne péchait pas sciemment ; si bien que la lumière de la vérité pouvait remédier à leur mal : mais à présent, ils pèchent par malignité et par connaissance ; et ainsi la vérité est stérile pour eux : qu’est-ce qui pourrait les guérir sinon la vérité, laquelle cependant ils méprisent et rejettent ? »

18. On lui demanda si Dieu touchait ou frappait également tous les hommes ? Elle dit : « Oui, de sa part, pour le premier coup ; quoique selon leurs différentes dispositions les uns le sentent plus, les autres moins : et ensuite ils reçoivent ses opérations selon qu’ils y correspondent. Mais Dieu, de son côté, n’est point partial. Sa bonté n’agit pas par des actes particuliers, bornés, un par un, cessant et recommençant, tantôt plus tantôt moins. Cela est une ignorance de Dieu, de sa bonté, et de sa manière d’agir. Les hommes font un Dieu temporel, muable et changeant comme eux. Dieu est bon et agit par sa bonté comme le Soleil par sa lumière, universellement, constamment, également, uniformément, infiniment, quoique les hommes se rétrécissent ou s’ouvrent à ses opérations. Il les a créés capables de l’infini : mais libres de l’admettre ou non, autant qu’ils voudront : et c’est leur coopération bornée et changeante qui fait ces particularités dans les opérations de Dieu ; en tant qu’elles sont admises par l’homme, quoique d’elles-mêmes, en tant qu’elles viennent de Dieu, elles soient non un acte, mais une propriété d’agir constante, durable, égale, infinie et éternelle. C’est le propre de Dieu. Il agit ainsi toujours et envers tous, dans cette vie et dans la vie à venir. Les bien-heureux l’admettront à mesure de leur disposition ; mais les damnés se rendent incapables de l’admettre par leur propre faute. »

19. On lui dit qu’il y avait des personnes qui trouvaient des obstacles qui ne dépendaient pas d’eux, quelques-uns qui n’en dépendaient plus, surtout dans les choses civiles, extérieures, et qui exigent le concours d’une tierce personne, laquelle tous les efforts et toutes les résolutions de notre volonté ne peuvent ni disposer ni changer. Elle dit : « Lorsque Dieu voit quelqu’un véritablement et absolument résolu à faire tout ce qui est en lui, Dieu dispose alors lui-même de tout le reste qui ne dépend pas de cette personne, et met le tout dans un état à ne lui plus être à obstacle et à empêchement insurmontable. Mais il faut pour cet effet qu’une telle personne n’ait plus d’attachement intérieur et volontaire à ce qui lui est à obstacle ; et qu’il l’abandonne avec soi-même entièrement à la disposition de Dieu, qui fait alors tout. Et il ne faut pas craindre que l’Esprit de Dieu disposera ensuite des choses d’une manière mal-convenable, indigne et indécente, approchante de la folie ou de la dureté, ou même, comme la chair le pourrait penser, de la cruauté. Quel tort que l’on fait au S. Esprit, d’avoir de lui ces sortes de craintes ! Cela ne vient que de ce que l’on veut plaire au monde, et que l’on ne s’est pas véritablement abandonné à Dieu. »

20. On lui demanda si pour s’empêcher d’être inconstant, l’on devait faire des vœux ? Elle dit : « Non : c’est souvent présomption : mais il faut prier Dieu et s’offrir et se donner absolument à lui. » On lui dit : Mais lorsque je me suis donné à Dieu, peu après je me reprends moi-même et ma propre conduite. Elle dit : « Redonnez-vous encore de nouveau à Dieu, et ainsi continuellement : car il a toujours les bras ouverts pour ne rejeter jamais personne de ceux qui se donnent véritablement à lui. »

21. Quelqu’un lui disait d’être en doute s’il était dans la grâce de Dieu, et de ne savoir ce qui lui devrait arriver en cas qu’il vînt alors à mourir. Comme on lui témoignait un désir d’être hors de ce doute, elle dit : « Cela n’est ni utile ni nécessaire. S’il l’était, Dieu le découvrirait bien. Cela engendrerait ou la présomption et la sécurité en cas que l’on crût d’être bien ; ou le désespoir en cas que l’on pensât être mal. Mais il faut toujours prendre courage et espérer, quand même il nous semblerait qu’un Ange du Ciel viendrait nous assurer de notre damnation. Il faudrait alors faire comme fit autrefois le novice d’un S. Ermite. Ce bon vieillard avait un disciple qu’il aimait tendrement, et il priait toujours Dieu pour sa perfection et pour son salut : mais comme une fois entr’autres il était en prières pour ce sujet, il lui apparut un Ange qui lui dit qu’il n’importunât plus Dieu sur cela, que c’était peines perdues, et que ce sien disciple devait être infailliblement damné : ce qui affligea si fort le bon Père qu’il ne faisait plus que soupirer et gémir. Le Disciple, voyant son Père si triste, lui demandait journellement ce qui l’affligeait si fort ? Mais il ne voulait pas le lui déclarer, jusqu’à ce qu’enfin après beaucoup d’instances et de conjurations, il lui dit : Hélas, mon Enfant ! comment n’aurais-je point sujet de pleurer et de m’affliger, puisqu’il m’a été révélé que nonobstant tous les soins que j’ai pris et ceux que je pourrais prendre pour vous, vous ne devrez point sauvé, mais que vous serez damné ! Sur quoi le jeune homme répondit : Dois-je être damné, mon Père ? dois-je ne pas jouir de Dieu et de son amour, ne pas chanter ses louanges après cette vie ? Ça donc, aimons et louons Dieu le reste de cette vie ; ménageons bien ce petit reste de temps, puisque je n’en ai plus que cela pour m’employer à son Amour et à sa louange. Ce qu’il effectua véritablement, et devint encore plus fervent dans l’Amour de Dieu. Et cela fit connaître au bon vieillard que cet Ange avait été un Ange de Satan, qui avait eu dessein de l’affliger et de mettre du raffroidissement dans lui et dans son compagnon. Voilà comment il faut prendre courage de tout, et même de la pensée de la damnation. Dieu ne manque jamais de sa part : il fournit les moyens, il donne le temps et la grâce de se convertir lorsque l’homme en a une sincère résolution : mais lorsqu’elle n’est pas sincère, il les laisse, et ôte la vie, afin que l’homme n’augmente plus ses péchés. »

22. On lui dit que ce qui contribuait à fomenter ces pensées de relâchement et de peu de courage était qu’il semblait qu’au lieu d’avancer l’on reculât toujours en arrière et devînt plus imparfait qu’auparavant. Elle répondit : « Que cette découverte d’imperfections que l’on faisait dans soi-même n’était pas une survenue d’imperfections qui n’y eussent pas été auparavant : qu’elles y étaient effectivement et dans le fond, quoiqu’on ne les y vît pas : et que les reconnaître, c’était avancer parce que la connaissance de ses propres maux qui se faisait par celle de la vérité était une espèce d’avancement : et que d’ailleurs lorsqu’il nous semble (dans un tel état) que nous avançons, c’est une assez mauvaise marque. »

23. TOUCHANT la conduite à l’égard de soi-même, il lui fut demandé et souvent et par plusieurs, qu’elle leur prescrivît quelques règles et quelques exercices : mais jamais elle ne voulut le faire à personne, disant : « Tous les hommes méchants et corrompus, et les Diables mêmes, peuvent garder des exercices et des règles de conduite. Prenez pour votre exercice de contredire aux inclinations de votre nature, et de renoncer à vos propres désirs.

24. « Il ne faut pas troubler un ordre réglé, comme par exemple, celui des repas ou d’autres choses nécessaires, pour achever auparavant un autre ouvrage que l’on peut intermettre et reprendre ensuite sans inconvénient : parce qu’il ne faut pas travailler pour avoir fait, mais pour bien faire ; et ce n’est pas bien faire que confondre l’ordre, changer les temps réglés, tarder trop long-temps à se nourrir ou à subvenir à la nature, voulant faire ce que l’on a, tout d’une haleine, sans penser à autre chose de nécessaire. Ce sont des excès de la nature corrompue, laquelle ne peut garder de milieu non plus dans le bien que dans le mal. Tout cela sont des désordres du péché et de la corruption, de travailler, par exemple, jusqu’à se négliger et s’affaiblir, jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus et qu’on soit contraint de cesser par l’excès du besoin où l’on se trouve de reprendre des forces. On se rend par là inhabile et incapable de continuer le travail avec confiance : au lieu que faisant toutes choses modérément et en temps convenable, on est toujours également propre à continuer et à bien agir. L’attachement trop grand à son ouvrage, et parce que c’est son ouvrage, est un effet de l’amour propre, qu’il faut corriger, et tâcher d’être toujours prêt à quitter ce qu’on fait pour faire ce qui sera de plus convenable et de plus nécessaire.

25. « Il y a souvent plus de profit à faire des œuvres basses et contemptibles que de faire des choses grandes et spirituelles, comme d’écrire ou de faire les plus beaux discours du monde. Il faut savoir que Dieu n’a pas besoin de nos actions, même des plus grandes : car en un clin d’œil il en peut faire ou par lui ou par un Ange plus que tout ce que nous faisons et que nous pourrions faire dans plusieurs siècles. Ainsi ce n’est pas proprement nos actions qu’il demande. Mais il a besoin, pour ainsi dire, de l’humiliation volontaire de notre cœur, qu’il exige nécessairement pour opérer dans nous selon ses desseins. Et comme cette humiliation s’acquiert par les œuvres, et surtout par celles qui sont les plus basses, de là vient qu’elles sont les plus agréables à Dieu ; à cause de la disposition où elles mettent le cœur.

26. « Lorsqu’il survient du mal, il ne faut pas d’abord s’amuser à s’étonner, à considérer ce malheur, à le déplorer : mais il faut incontinent accourir au remède : comme si la liqueur d’un vaisseau s’écoulait, ce serait folie de regarder cela avec trouble ou suspension d’esprit pendant que tout s’écoulerait : cela ne fait qu’augmenter le mal, quoiqu’on dise qu’on le veut faire pour agir avec plus de circonspection et de connaissance. Ce n’est pas dans l’action qu’il faut s’amuser à ces considérations. Il faut premièrement apporter le remède le plus prochain : après cela on aura le temps d’y penser à loisir. C’est ce qu’il faut faire dans les choses spirituelles aussi-bien que dans les temporelles : après un péché aussi-bien qu’après une infortune. »

27. ELLE ne recommandait pas moins la prudence et la précaution pour se conduire et pour agir envers les hommes, que la sincérité et simplicité pour se conduire à l’égard de Dieu, et l’humilité pour se conduire chacun à l’égard de soi-même. Voici ce qu’elle recommandait souvent à ses amis intimes pour bien se gouverner envers les hommes. « Lorsque nous conversons avec les gens du monde, il faut être sur nos gardes et ne pas trop nous ouvrir. Il faut toujours supposer que l’on a à faire avec des espions, ou avec des personnes curieuses, et non pas avec des personnes sincères. » Mais peut-être, lui dit-on, qu’ils sont sincères, et qu’ils peuvent devenir enfants de Dieu. À quoi elle répondit : « Ce n’est pas là la voie que Dieu m’enseigne. Si l’on fait ces suppositions là, il est impossible que l’on ne soit trompé. Incontinent nos ennemis sauront ce que nous avons dans le fond du cœur, ils prendront leurs conseils et leurs mesures à l’avenant pour nous perdre. Il ne faut jamais s’émanciper à discourir avec les hommes, ni leur avancer ce qu’ils ne demandent pas, et même souvent lorsqu’ils demandent ceci et cela, il faut briser là et les quitter sous prétexte d’avoir autre chose à faire ! ce qui est toujours véritable, et nécessaire en de semblables rencontres. »

28. On lui demanda si quelques-fois elle ne soupçonnât pas trop le monde, et s’il était bon de supposer le mal dans les personnes, puisque S. Paul dit que la charité n’est point soupçonneuse ? Elle répond : « Lorsque l’on est seul, et que l’on n’a rien à démêler avec les hommes, il n’est pas nécessaire de les soupçonner : qu’on peut les supposer tous bons, ou les laisser tels qu’ils sont. Mais il n’en est pas ainsi lorsque l’on a à démêler ou à converser avec eux : autrement, l’on sera assurément trompé, et quelques-fois d’une manière irréparable et mortellement. Les négociants du monde sont assez prudents pour agir de la sorte ; et c’est une règle entre les marchands que pour ne pas être trompé il faut supposer ou soupçonner qu’on peut être trompé de tous ceux avec qui l’on négocie, et qu’il faut agir avec eux comme s’ils avaient envie de tromper. Si la charité n’est pas soupçonneuse entre les frères, ce n’est pas à dire que l’on ne doive suspecter les gens du monde corrompu. »

29. On lui dit : Mais en cas que le soupçon ne fût pas véritable, ne serait-ce pas leur faire tort ? Elle dit : « Non : parce que le soupçon que l’on a d’eux n’est ni un jugement décisif que l’on fasse d’eux, et encore moins un jugement qui nous porte à agir envers eux à leur dommage : mais c’est seulement une précaution pour nous-mêmes afin qu’eux ne nous apportent point de dommage par les sujets et les voies que nous leur en ouvririons sans cette précaution. Ce serait mal fait si, par exemple, présupposant qu’un homme serait méchant ou larron, je m’en allais sur cette supposition le traiter de méchant ou de larron : mais non pas si je me précautionne si bien, que je ne donne prise sur moi à aucune méchanceté ni au larcin. Il en est ainsi de toute autre chose. C’est ainsi que Dieu m’a enseigné d’agir avec les hommes. Si j’avais fait autrement, il y a long-temps que j’aurais perdu mille vies. Il en est de même des craintes que j’ai quelques-fois, lesquelles on pense être des frayeurs sans sujets, et des peines que je me fais inutilement à moi-même. Mais cela n’est pas ainsi : et si je n’avais rien craint dans ma dernière persécution et lorsque ce soldat m’épiait avec des lunettes d’approche, ou que je ne me fusse pas cachée quelques jours de David Kuper, je serais tombée dans leurs filets. Puisque le mal est dans les hommes, il ne faut pas supposer qu’il en soit dehors, et traiter avec eux à cœur ouvert et avec confidence : autrement, nous sommes assurément perdus : et ce qui est arrivé à Monsr de Cort pour n’avoir pas observé ceci, nous arrivera. Combien de fois avons-nous éprouvé que les choses qu’on nous affirmait le plus étaient les plus fausses, et cela aussi souvent que les hommes trouvent leurs intérêts à nous tromper ? Cela est lamentable, qu’on ne puisse plus croire à personne ; et que pour n’être pas trompés, il faille supposer que tout le monde a envie de nous tromper, et que leurs plus grandes affirmations sont des plus grandes faussetés. »

30. Elle ne se précautionnait pas seulement contre le mal par manière de retenue, mais aussi par faire craindre les méchants autant qu’il était possible, soit en se défendant par voie de droit et de justice, soit en faisant provision d’armes, mêmes à feu, pour ses amis, contre les violences qu’on aurait pu leur intenter par voie de fait : et sur ce que quelqu’un disait par une affectation simulée d’abandon à la protection divine, que tout cet appareil avait peu ou point d’usage pour les préserver des insultes des méchants, elle dit : « Et moi je crois assurément que n’eût été la crainte que les méchants ont eue de ce qu’ils savaient que nous avions des armes, ils seraient déjà venus nous tuer cent fois. On ne manque pas de volonté de nous ôter la vie : mais comme ils voient que la leur sera aussi en danger, leur amour propre les retient. C’est une chose très-bonne de les tenir ainsi en bride et d’empêcher le mal. Ce sont des moyens dont Dieu se sert pour cet effet, que les armes ; et il ne faut pas les mépriser ni en rejeter un usage si légitime et si bon que celui d’arrêter le mal par là. Jésus Christ même a commandé à ses Apôtres d’en prendre. »

31. Il me souvient qu’elle a écrit quelque-part 36 que Jésus Christ même aurait bien approuvé que S. Pierre eût coupé la tête à Malchus lorsqu’on venait le prendre : ce qui semble contraire à la défense de frapper que Jésus Christ fit à cet Apôtre : laquelle défense semble prohiber tout l’usage des armes, même dans les événements où l’on a le plus de justice, comme était celui de la prise de Jésus Christ. Il y a même des personnes qui disent que Jésus Christ avait commandé à ses Apôtres de prendre des armes non pour en justifier l’usage, mais pour avoir ensuite l’occasion de leur en faire une prohibition universelle dans les occasions les plus justes et les plus importantes. Mais cette glose est directement contraire à la justice de Dieu, à la vraie charité, et aussi à l’intention de Jésus Christ, laquelle ne peut pas être de commander à ses Disciples de prendre une chose dont tout l’usage qu’ils en pourraient faire serait mauvais : ce qui serait les exposer inévitablement à la tentation et à la chute : chose que Jésus Christ ne peut faire. Mais il leur a voulu montrer le véritable usage et aussi l’abus qu’on pouvait faire de ces moyens-là. Car lorsqu’il leur commande de prendre des armes, c’est pour leur montrer qu’ils en doivent et peuvent faire un bon usage pour la défense de la justice. Et lorsqu’il a commandé à S. Pierre de ne pas frapper, c’était pour montrer en quelle occurrence il fallait ne s’en pas servir, savoir, lorsque la puissance des ténèbres, lorsque le mal extérieur, a le dessus ; et qu’au lieu de l’arrêter en frappant de glaive, celui qui en frappe en serait frappé lui-même, et ne pourrait que donner occasion d’accroître toujours le mal, sans l’arrêter : si bien que la résistance y serait inutile, et même nuisible : alors faut-il cesser, céder, et remettre le glaive. Mais hors cette occasion et considération de la puissance des ténèbres, la Justice divine et humaine aurait bien permis que tous ces méchants qui cherchaient de faire mourir Jésus Christ eussent été mis en pièces par le juste zèle que S. Pierre avait et devait avoir pour la défense de son Maître. La Théologie molle et la conduite douillette et sucrée de certaines personnes m’oblige à faire cette remarque.

32. Madlle Bourignon n’était pas moins opposée au mal qu’elle voyait dans ses amis et dans ceux qui la conversaient pour profiter de ses remontrances. Elle ne manquait pas de les reprendre aussi long-temps qu’elle y voyait de l’espérance, et ne flattait jamais. Voici quelques-unes de ses paroles sur ce sujet.

« Lorsque je reprends quelqu’un au sujet de quelque chose qu’il a fait ou omis, mon but et mon dessein n’est pas de regarder précisément aux actes, ou à la manière et aux circonstances d’iceux ; mais au fond de l’âme, et à l’état où elle est devant Dieu et selon la vérité, combien que dans ce temps-là que je dis l’on n’aurait pas commis justement un tel acte de telle ou telle manière que je le dis ou le pense. C’est assez que cela me serve d’occasion de reprendre le mal qui est dans le fond de l’âme, quoique caché ; et c’est ainsi que l’on doit considérer et pendre mes répréhensions, à quoi Dieu me meut pour le profit de ceux que je reprends. Rentrez alors dans votre âme, et considérez devant Dieu si dans votre fond et intérieur il n’y a pas une telle habitude, une telle pente, une telle racine, quand bien même elle n’aurait point actuellement produit de fruits en telle ou telle rencontre précisément comme je le dis : cela est peu de chose pendant qu’elle est vivante et qu’elle demeure dans l’intérieur, et qu’elle y contamine tout. La corruption du fond est bien pire que celle d’un acte particulier. N’importe qu’il vous semble et qu’il soit même vrai que vous ayez une bonne volonté : le fond corrompu est toujours prêt (aussi-bien que le Diable) à y mêler du sien d’abord que l’on agira ; et cela gâte tout. Et cependant l’on veut se mettre à couvert de tout sous le prétexte de ce qu’on a une bonne intention ! Il y en a même qui pour s’excuser provoquent à leur conscience : mais cette conscience est aussi-bien corrompue que le reste dans les personnes irrégénérées, qui ne devraient se défendre que par se taire, se condamner, et renoncer à elles-mêmes, aussi-bien qu’à leurs justifications présomptueuses. Dieu fait aussi reprendre le mal comme présent lorsqu'il est encore dans la racine : c’est pour le mieux : il vaut mieux en être averti avant qu’il soit éclos et effectué, et qu’il y a encore remède, que non pas après qu’il est tout commis. Enfin les choses sont autrement devant les yeux de Dieu que devant ceux des hommes corrompus : sa lumière pénètre le fond d’une âme qui ne se connaît pas elle-même, et je ne juge que selon Lui.

33. « Dieu ne peut pardonner les fautes et les péchés à ceux qui les veulent excuser. C’est à quoi la méchante nature corrompue est toujours prête, lors même que l’on ne l’accuse pas. Je n’accuse pas tel et tel que telle chose soit arrivée par sa faute. Je dis seulement en général que cette faute est faite par négligence. Mais cette nature est si corrompue, qu’elle veut toujours se faire paraître juste et irrépréhensible, et ainsi se justifier, d’abord qu’elle s’imagine de voir la moindre apparence qu’on ne la soupçonne. Et lorsqu’elle est trop convaincue, elle témoigne alors avec excès d’être déplaisante et inquiète d’avoir commis telle et telle chose. Tout cela sont des passions corrompues qui me déplaisent. Ce ne sont pas aussi là mes voies que de s’inquiéter et troubler l’esprit pour se rendre incapable de rien faire et de pourvoir au remède, auquel il faut penser d’abord avec tranquillité. S’il y a du remède, il le faut appliquer incontinent : s’il n’y en a point, il faut prendre patience, et prévoir pour l’avenir que rien de pareil n’arrive. »

34. Ceux qui n’ont pas éprouvé ces choses dans l’occasion avec Madlle Bourignon auront de la peine à s’imaginer combien est grande en cela la corruption de la nature, qu’il est presque impossible de supprimer. Lorsqu’elle se trouve accusée, cette méchante nature, elle a mille peines à chercher des échappatoires ; et quoiqu’elle fasse, elle ne fait après tout que doubler les fautes : car ou elle se cabre et résiste, et alors c’en est fait : c’est la raison pourquoi tant de personnes ont quitté Madlle Bourignon ; ou bien elle se soumet. Si elle se soumet, elle le fait ou en s’excusant, ou en passant à d’autres discours, ou bien en confessant sa faute, ou enfin en se taisant ; entre quoi je ne puis dire ce qui est le meilleur ou le moins mauvais. S’excuser ou passer à d’autres discours, et même bons, ce n’est que pour attraper en passant quelque justification ou quelques approbations pour adoucir la correction, ou plutôt pour oublier et faire évanouir la confusion de sa faute d’une manière honorable, en y substituant quelque autre chose de bon où cette nature corrompue puisse se complaire. Souvent elle incite à confesser la faute afin qu’on se fasse tenir d’autrui pour une personne qui quoiqu’infirme, est néanmoins ingénue, équitable, de bon naturel et de bonne volonté, afin de satisfaire sa vanité dans cette idée qu’elle aura donnée aux autres de soi-même. Si elle se tait, elle se plaît dans ce silence et dans la pensée que les autres la tiendront alors pour modeste. Cela se fait dans les bons sans qu’ils y pensent directement. Les hypocrites y sont maîtres profès. Pour éviter ces pièges, le meilleur est de se détourner de soi et des créatures, et se tourner humblement vers Dieu par la prière continuelle, et la confession des misères où l’on est si enfoncé.

35. « La nature corrompue (c’est la continuation des paroles de Madlle Bourignon) non seulement ne veut point être reprise, mais même ne veut point être enseignée qu’à sa fantaisie : elle est toujours occupée à sa propre conception, sans bonne attention à ce qu’on lui propose. Il faudrait toujours être prêt à écouter et à quitter sa propre conception lorsqu’on lui parle. Cela ne lui pourrait nuire ; car on peut bien toujours reprendre ses pensées ; mais on n’a pas toujours l’occasion d’ouïr les avis d’autrui que l’on ne possède pas encore. Que si cette nature corrompue veut une fois se disposer à donner son attention à quelque chose, voilà qu’elle se met incontinent en posture d’activité : voilà cette raison qui se tient toute prête à raisonner sur tout ce qu’on lui va dire : la voilà prête à opiner, à conseiller, à juger et à conclure, à instruire, à substituer ses pensées, à trouver des difficultés dans ceci et dans cela qu’on a proposé, pour avoir lieu d’avancer elle-même autre chose de son propre. Il faudrait supprimer tout cela, et rentrer dans soi-même pour se convaincre d’ignorance par tant d’épreuves du passé, et croire plutôt à une personne que Dieu illumine et régit en choses petites et en grandes, comme on l’a vu si souvent par les effets. Ne faut-il pas penser qu’une personne qui a la lumière du S. Esprit, un jugement naturel aussi bon que les autres, et une expérience de beaucoup d’années, peut bien avoir autant ou plus de raison que vous dans ces choses ? Il faut penser que je ne parle ou n’agis pas ainsi sans raison ni à la légère, mais bien observer ce que je veux dire ou faire : et on verra la vérité par les effets qui suivront. Et posé qu’on croirait que je me méprends et que j’erre en ces sortes de choses, il serait meilleur pour votre perfection de vous taire que de vouloir m’instruire : mon erreur me corrigera assez par l’évènement, et cependant vous vous rendrez par votre silence maître de votre mauvaise habitude. Si Dieu me veut donner quelque éclaircissement par le moyen des autres, il me mouvra bien à les interroger et à demander leur avis, sans qu’on me distraie en me le donnant lorsque je ne le demande pas. Je suis occupée à considérer une chose comment elle est devant Dieu, et comment elle doit être faite pour être faite selon sa volonté : et les hommes me rappellent de cette contemplation pour me faire contempler leurs propres idées et voies humaines. Cela me fait beaucoup de peines, et il ne se peut dire combien cela me coûte cher, me faisant dire beaucoup de paroles oiseuses, et perdre le temps qui m’est aussi précieux qu’irréparable. Je n’ai qu’un mot à dire : si l’on ne me croit point de Dieu, l’on n’a que faire avec moi : mais si l’on croit que je suis de Dieu, il faut apprendre de moi, et se soumettre à l’Esprit qui me régit et qui m’enseigne, sans vouloir être son Pédagogue et consulter davantage le propre raisonnement corrompu. L’on devrait bénir Dieu nuit et jour de pouvoir apprendre sa volonté en toute chose d’une manière si visible et palpable par une personne avec qui l’on converse. Il faudrait alors devenir tout-yeux et tout-oreilles pour observer tout ce qu’elle fait et pour entendre tout ce qu’elle dit, et s’y régler ponctuellement, au lieu de se disposer à la corriger, redresser, ou contredire. Il faudrait même sans attendre ses paroles observer ses mouvements ou ce à quoi elle se porte, et s’y conformer comme à des choses venantes de Dieu.

36. « Ste Catherine de Sienne, voulant se soumettre aux ordres et aux occupations que lui donnaient ses parents, lesquels néanmoins avaient pour but de la distraire, se figurait dans l’esprit comme si son Père eut été Jésus Christ ; sa Mère, la Vierge Marie ; et ses frères et sœurs et autres domestiques, les Apôtres, les frères et sœurs de Jésus Christ, et ainsi elle faisait tout avec soumission, sans murmure, et d’une manière parfaite. Faites-en de même lorsque je vous dis quelque chose. Pensez que c’est Jésus Christ même qui vous dit cela et qui vous le commande, et vous y aurez plus d’égard. Et en vérité je puis bien dire avec S. Paul : Je ne vis plus, mais Jésus Christ vit dans moi : car je suis morte à toutes mes passions et à ma propre volonté. À ce sujet je ne puis oublier cette parole que Dieu dit à un intime de cette Demlle lorsqu’il occupait son esprit de la soumission qu’il devait lui rendre ! Dieu lui dit alors intérieurement touchant elle ce mot de l’Évangile : Qui vous écoute, m’écoute. Et un autrefois qu’il était triste de ne s’être pas toujours soumis à Dieu parlant par elle, Dieu lui dit cette autre parole : Priez pour obtenir le pardon des péchés commis contre le S. Esprit. C’est que l’esprit de Dieu faisant tout dans une personne, s’opposer à elle est la même chose que s’opposer au S. Esprit.

37 « Le Diable (disait-elle) voit bien que je suis celle par qui Dieu détruira son Règne : c’est pourquoi il m’est universellement contraire en choses petites et en grandes, et il épie continuellement toutes sortes d’occasions pour s’opposer à moi : mais comme il ne peut avoir de prise sur moi pour me nuire immédiatement, il se sert de ceux avec qui j’ai à faire, qui vivant encore selon la nature corrompue, donnent prise au Diable pour lui obéir et commettre des fautes en tout ce qui se fait à mon égard. Cela est souvent arrivé à mes Enfants mêmes. Le Diable prend à tâche de tenter ceux qui m’environnent afin qu’ils fassent sa volonté pour me donner de la peine et me distraire.

38. « Il faut hélas ! que je sois encore occupée aux choses extérieures, et que j’aie le déplaisir de voir que tout se fasse et se conduise contre les ordres de Dieu et selon les volontés du Diable et de la nature corrompue, laquelle on suit encore en toutes choses ! Ce que je ne puis voir ni souffrir. Il faudra que je me retire seule pour ne point avoir le regret de voir tout aller contre les desseins de Dieu. Sitôt que cette malheureuse nature dit ou suggère une pensée, un Voilà qui est bon, il faut faire ainsi, faites cela, incontinent on se porte à le faire en toute occasion. Certes, je n’oserais moi-même me comporter de la sorte, même dans les meilleures pensées qui me viennent, redoutant en tout la corruption de ma nature : je n’ose ni les effectuer ni y consentir : mais je les recommande à Dieu : et puis s’il les ratifie, c’est alors que je me porte à les suivre. Mais hélas ! je n’ai personne qui m’imite en cela. Et comme Jésus Christ disait autrefois, Si je vous ai dit les choses de la terre, et que vous ne les entendiez point, comment m’entendrez-vous si je vous dis les choses célestes ? Ainsi je vous dis : si vous ne m’imitez point dans les choses extérieures, comment me suivrez-vous dans les choses intérieures et spirituelles qui regardent l’âme ? Nul ne fait d’attention à la direction de Dieu sur la suivre et se laisser conduire par elle : mais chacun donne place aux instincts et mouvements de cette nature méchante, qui est si corrompue que nuls biens ne peuvent sortir d’elle, mais seulement des maux, jusqu’aux plus petits de tous ses mouvements et de toutes ses inclinations. C’est pourquoi si je veux vaquer à l’œuvre de Dieu, il me faut penser à me retirer seule quelque-part, et laisser un chacun faire ce qu’il lui plaira et comme il voudra. Mon but est d’avancer l’œuvre de Dieu ; ce que je ne puis faire qu’en recueillement et en solitude, m’étant aussi impossible de le faire hors de cela que de voler, ou de monter au ciel avec une échelle. »

39. Voici encore quelques-unes de ses paroles à l’égard de quelques choses de doctrine. On lui dit un jour que les Prêtres l’accusaient de faire consister tout le Mystère de la Sainte Trinité dans la Justice, Vérité et Bonté de Dieu. Elle répondit tout net : Ils en ont menti. On lui dit qu’elle disait néanmoins en plus d’un lieu que la Justice, la Vérité et la Bonté étaient la Trinité qu’il y avait en Dieu. Elle répond : « Je n’ai pas eu dessein de vouloir approfondir ce mystère, et dire que tout consistait en cela : mais que c’était là la plus utile et la plus salutaire considération que l’on doit avoir au sujet de la Sainte Trinité, dont les spéculations ordinaires sont souvent et téméraires et inutiles, et la plupart injurieuses à Dieu. »

40. On lui demanda ce qu’elle jugeait de certaines opinions assez anciennes et rares, comme, que l’âme du Messie avait été créée avant toutes les créatures, et que Dieu avait créé par elle toutes les autres choses, et premièrement toutes les âmes des hommes, lesquelles étaient toutes tombées dès lors ; et que Dieu ne faisait à présent que les envoyer l’une après l’autre dans ce monde pour s’y purifier de leurs fautes ? Elle répond « que tout cela est hors de la vérité. Et que quant au Messie, ce qu’elle en avait proposé dans ses écrits lui avait été révélé de Jésus Christ même ».

41. On lui demanda ce qu’elle tenait de l’opinion qu’on attribuait vulgairement à Origène, et que quelques dévots d’aujourd’hui tiennent encore, savoir, que les peines infernales ne dureront pas sans fin : et qu’après un long espace elles finiront tant à l’égard des Démons qu’à celui des hommes damnés, à qui Dieu serait enfin propice ? Elle dit : « Que cette Doctrine était très-fausse, et que plus les démons et les damnés durent, plus s’éloignent-ils de Dieu et de la conversion, plus augmentent-ils leurs péchés et la cause de leur damnation, bien loin de s’approcher de quelque terme de délivrance. »

42. On lui demanda comment il faut entendre que l’âme, d’abord qu’elle est séparée du corps, comparaît devant le jugement de Dieu, et est là jugée selon ses œuvres ? Elle dit : « Qu’incontinent que l’âme quitte le corps, Dieu la perce et pénètre d’un rayon de lumière, par où elle voit avec certitude et évidence l’état où elle est, le bien et le mal qui est dans elle ; selon quoi elle porte jugement touchant elle-même sans qu’il soit besoin d’autre jugement pour ou contr’elle que cette lumière divine qui la découvre à elle même. »

43. On lui demanda comment elle disait quelque-part que le Diable s’incarnerait pour contre-faire Jésus Christ, et que ce serait là le dernier Antéchrist, et le Chef de tous les Antéchrists subalternes ? S’il était possible qu’il y pût naître des hommes par l’opération du Diable ? Elle dit : « Oui : non pas que le Diable puisse cela tout seul sans la coopération de l’homme ; mais ayant puissance sur les hommes impudiques, lorsqu’ils abusent du principe de la fécondité (ce que l’Écriture appelle se corrompre contre la terre, Genès. 38, v. 9), le Diable transporte cela par son entremise Diabolique dans ses sorcières, d’où il fait naître des hommes méchants, tous dédiés à lui, qui sont des vrais Antéchrists : et que le Diable s’incarnera de la sorte. »

44. On lui demanda ce qu’elle tenait des Livres qu’on nomme Apocryphes, que la plupart rejettent comme s’ils n’étaient pas écrits par l’inspiration divine comme les autres livres de l’Écriture ? Elle dit : « Qu’elle tenait les livres Apocryphes pour les meilleurs, les plus divins, les plus clairs, et les plus salutaires de toute l’Écriture, et particulièrement le quatrième livre d’Esdras, qui était le plus rejeté de tous : mais que ce mépris venait du Diable, qui ne peut souffrir les Lumières de Dieu lorsqu’elles sont trop claires, ainsi qu’elles le sont dans ces livres admirables. Que le peu qu’elle en avait ouï dire et lire lui avait fait sentir dans elle un Témoignage qu’ils venaient de Dieu : et que cela était facile à sentir et à juger en les lisant avec attention. »

45. Elle demanda à un de ses amis ce qu’il lui semblait de la tentation dont S. Paul se plaignait sous les termes d’écharde dans la chair et de soufflets de Satan ? Il lui dit qu’il ne se sentait pas capable d’en décider : mais que s’il s’en fallait rapporter aux pensées de quelques saintes âmes, qui sont plus croyables en ces choses que les savants du monde, c’était, selon la pensée de Jean de la Croix, l’Esprit de fornication et les idées et suggestions charnelles : que néanmoins cette pensée était contredite des savants, et que peu s’en fallait qu’ils ne s’en moquassent ; puisque S. Paul disait assez clairement, touchant soi-même, que Dieu lui avait donné le don de la continence, et qu’il souhaiterait bien que tous les hommes fussent comme lui. Elle dit : « Qu’on n’avait point de sujet de rejeter la pensée de Jean de la Croix : parce que le don de la continence n’est pas être sans tentations, mais c’est n’y pas consentir et avoir la force de les surmonter. Que plusieurs saintes âmes, comme S. François, Ste Catherine de Sienne, et autres, avaient eu le don de continence au même temps que le Diable les attaquait par des horribles tentations et pensées de la chair, qui les faisaient frémir et gémir. Qu’ainsi la pensée de Jean de la Croix était, à son avis, la véritable explication de la tentation de Saint Paul. »

46. Elle déclarait à cette occasion, et à plusieurs autres, ce qu’elle tenait de plusieurs saints. Elle préférait Jean de la Croix à Ste Thérèse en sublimité, en pureté, en détachement des hommes et de toutes les créatures. Elle tenait cette sainte pour véritablement sainte et pleine de l’Amour de Dieu. Elle avait une estime singulière de la sainteté de François d’Assise, mais sans donner dans l’excès fabuleux où les moines l’ont élevé et dont il n’en peut que faire. S. François de Sales lui paraissait trop fluet et dulcifiant, quoique bon au reste. Elle regardait S. Ignace, et même les premiers Jésuites, comme gens de piété. Elle tenait Tauler, Kempis, Jean Engelbert et Jacques Boehme, pour des hommes illuminés et inspirés du S. Esprit : que les S. Pères des déserts, dont elle recommandait fort les vies, étaient aussi gouvernés du même Esprit Saint qui la régissait ; mais que nul des Réformateurs et de tous ceux qui ont fait des sectes n’en avait été ni inspiré ni conduit.

47. Elle raconta environ ce temps-ci la vision de la dernière apparition de Jésus Christ qu’elle avait eue autrefois et dont j’ai parlé сi-dessus, et que je redirai encore à cause de quelques circonstances plus particulières que celles que j’ai déjà remarquées. Mais comme ce chapitre est assez long, j’en ferai l’introduction du suivant, qui sera aussi celui de ses dernières persécutions.

 

 

Chapitre XXXIII.

 

Elle raconte l’Apparition qu’elle eut de Jésus Christ, et des choses dernières. Dieu l’avertit par diverses manières de ses traverses. Comment elle voyait les choses en Dieu. Deux maladies qu’elle eut. Persécutions de ses Domestiques ; et aussi d’un étranger. Sa dernière persécution de LUTZBOURG.

 

1. Madlle Bourignon, se plaignant un jour à Dieu de ce qu’elle devait souffrir tant de persécutions pour la vérité, reçut de lui cette parole : Je n’ai rien de meilleur à donner à mes amis. Ce qui me fait penser à cette autre parole que Dieu dit un jour à Henry Suso : La croix est d’une si grande dignité, que si quelqu’un était deux années durant à me prier nuit et jour à genoux pour en obtenir quelqu’une, il ne mériterait pas encore que je lui en donnasse la moindre. En effet, la gloire infinie en laquelle elles seront un jour changées, n’a point de proportion avec le peu que l’on endure dans cette courte vie. Il ne faut donc pas s’étonner si cette bien-aimée de Dieu en a été douée si abondamment. La gloire changera tout cela lorsque la mort sera absorbée par la victoire. En voici un crayon par une divine vision que Dieu donna à Madlle Bourignon, qui le raconta en ce temps-сi à un de ses amis, lequel en écrivit alors ce mémoire.

2. Elle était malade, et cet ami un peu abattu. Après quelques discours de la misère où le péché nous avait réduits, elle lui dit : Dieu m’exténue et me fait bien petite. Cette femme qu’il m’a montrée en vision, qui était l’Épouse de Jésus Christ, à la rencontre de laquelle il alla, et qu’il conduisit au Ciel, était aussi fort petite, et même d’un visage fort blême, ce qui était une marque qu’elle avait beaucoup souffert. Il me semble que je pourrai bien devenir aussi exténuée qu’elle par mes souffrances. Cette femme regardait Jésus Christ descendre doucement du Ciel en forme corporelle, accompagné de plusieurs milliers d’hommes bien-heureux, qui brillaient tout comme des étoiles ou comme des lumières éclatantes ; mais on ne voyait pas leurs corps : au lieu qu’on voyait le corps de Jésus Christ, qui était aussi tout-lumineux. Il était de haute stature, tirant un peu sur le brun aussi-bien que ses cheveux, et vêtu d’un habillement de pourpre. Son épouse était de petite stature, pâle, ses cheveux noirs, flottant sur le cou. Elle était accompagnée de plusieurs milliers de personnes qui marchaient en bon ordre, elle au milieu du premier rang et un peu plus avancée que les autres, qui étaient à ses deux côtés et à sa suite, le tout modestement et en silence. Ils marchaient en cet ordre jusqu’à une montagne qu’ils se mirent à monter doucement. Cependant l’on voyait le Seigneur Jésus Christ, avec toutes ces lumières brillantes qui l’environnaient, descendre petit à petit vers cette montagne : et lorsque cette petite femme avec sa suite fut presque arrivée au coupeau, Jésus Christ l’embrassa, et elle lui ; et soudain se fit une grande joie dans le Ciel et sur la terre. Après que Jésus Christ l’eut embrassée, ils furent tous deux changés, lui et elle, en de grandes lumières, et on ne voyait plus leurs corps grossiers. Les bien-heureux qui étaient avec Jésus Christ, comme des étoiles brillantes, embrassèrent chacun d’eux une personne de cette suite, et à mesure qu’ils les embrassaient, ceux-ci se changeaient en lumières toutes brillantes, et l’on ne voyait plus dès lors leurs corps grossiers. Sur quoi (dit-elle) je demandai à Dieu : Seigneur, qu’est ceci ? Il me répondit : « Ce sont les choses dernières. » Mais auparavant il faut qu’il vienne régner sur la terre par son Esprit.

3. On lui lut ces paroles du 4e Livre d’Esdras (chap. 7, v. 26, etc.) : Voici, le temps viendra et sera que les signes seront faits que je t’ai prédits : l’Épouse se montrera : et celle qui est maintenant cachée sous la terre paraîtra en magnificence. (27) Et quiconque échappera de ces maux verra mes merveilles. (28) Car mon Fils Jésus sera manifesté avec ceux qui le suivent, et se réjouiront ceux qui sont demeurés de reste en l’espace de quatre cents ans. (29) Après ces ans-là mon Fils Christ mourra avec aussi tous les hommes qui respirent. (30) Et le monde sera converti au silence ancien par sept jours, ainsi qu’ès précédents jugements, jusqu’à ce que nul ne reste. (31) Mais il adviendra, après les sept jours, que le siècle qui est encore endormi sera réveillé, et ce qui est corrompu mourra. (32) Alors la terre rendra les choses qui dorment en elle, et la poudre les choses qui sont cachées en elle et sont en silence : et les réservoirs rendront les âmes qui leur auront été commises. (33) Et le Souverain paraîtra sur le Siège du Jugement : les misères passeront, et fin sera mise à la patience. (34) La Justice seule demeurera, la vérité sera rétablie, et la foi sera confirmée. (35) L’œuvre suivra, la récompense paraîtra, le bien aura le dessus, et l’injustice ne dominera plus. Il semble (ce sont simplement mes conjectures) que ce passage marque assez particulièrement qu’après les derniers fléaux Jésus paraîtra avec son Épouse et ceux qui seront restés. Qu’après quatre cents ans il mourra et tous ceux qui vivent avec lui. Qu’après cela le monde sera à repos (ce qui, peut-être, sera le grand Sabbat du monde et les mille ans de S. Jean) ; qu’ensuite sera le jugement universel, la résurrection générale, et la séparation universelle et éternelle du bien et du mal, du corruptible et de l’incorruptible. On n’interrogea pas Madlle Bourignon sur toutes ces choses, parce qu’elle était très-réservée à en parler. Néanmoins on lui dit que l’on ne pouvait comprendre ce qu’Esdras disait, que Jésus Christ après cette apparition glorieuse mourrait : car de rapporter cette mort, dont parle Esdras, à celle qu’il souffrit sous Ponce Pilate, il n’y a point d’apparence. Voici comme elle satisfit à cette difficulté.

4. « Depuis que l’homme a péché, son corps glorieux et spirituel (pour ainsi dire) a été couvert d’une crasse, d’une lèpre et rouille grossière, qui est ce que nous voyons à présent dans notre corps, et que nous appelons notre corps visible et mortel, notre corruption. Jésus Christ, qui avait tiré d’Adam un corps glorieux, n’avait pas premièrement cette grossièreté corruptible, cette chair corrompue et mortelle que nous portons ; mais il l’a prise sur son corps glorieux, et s’en est couvert dans le sein de la Vierge. Or, après qu’il fut mort, ce corps grossier ne sentit point la corruption, mais il fut ressuscité et glorifié autant qu’il en était capable, sans que néanmoins cette gloire approchât de celle du premier état d’un corps purement glorieux et glorifié. Dans son premier avènement, Jésus Christ paraîtra dans ce corps grossier, glorifié à sa façon ; mais après cela, toute cette corruption et grossièreté qu’il avait prise dans ce monde corruptible disparaîtra, et s’évanouira de telle sorte qu’il ne demeurera plus que son corps purement glorieux, tel qu’il l’avait tiré d’Adam ; et ceux qui vivront avec lui dépouilleront pareillement leur corruption ; et c’est là la mort dont parle Esdras. » Elle n’en dit pas d’avantage : mais cela va très-bien de pair avec ce que Dieu lui montra dans cette divine vision, où le corps de Jésus Christ paraissait premièrement d’une manière encore grossière quoique lumineuse ; après quoi ce corps ne se vit plus ainsi, non plus que ceux de sa suite, qu’il glorifia et changea.

5. On lui dit encore : puisque peut-être ce jour-là ne serait qu’après quelques centaines d’années, ce qu’il fallait penser de cette Épouse qui se ferait voir alors. Elle dit : Peut-être sera-ce quelque autre (car jamais elle n’a voulu dire d’elle-même qu’elle fût ni celle-là, ni celle dont S. Jean parle, quelques questions qu’on lui en ait faites, et quelques sentiments qu’on lui en ait témoigné) : peut-être, ajouta-t-elle encore, que Dieu la fera revenir sur la terre vers la fin du monde, comme on lit d’Énoch et d’Élie. Il semble qu’Esdras marque quelque chose de semblable au verset 26 que l’on vient de citer.

6. Dès le commencement qu’elle fut en ces quartiers-là, Dieu lui fit assez entendre par quelques visions divines qu’elle n’y serait pas sans beaucoup d’adversités. Une fois elle vit comme si, voulant arriver là avec trois chariots, il y eut eu sur le chemin une cinquantaine de démons occupés à traverser les roues avec des bâtons pour les faire arrêter, et néanmoins ils avançaient, quoique tardivement, et brisaient en pièces tous ces obstacles. Une autre fois, recommandant à Dieu une personne qui pouvait beaucoup servir à avancer l’ouvrage de Dieu, et contribuer à son repos, Dieu permit qu’un démon lui apparût en forme hideuse, qui lui dit : Ha ! j’ai prise sur son âme ! Dieu lui déclara encore, tant par d’autres visions divines que par des paroles expresses, les états différents de ses amis et de ses ennemis, des domestiques et d’autres, tant bons que mauvais, dont les uns en profitèrent et les autres n’en profitèrent point. Recommandant l’un d’eux à Dieu, il lui dit : Il est déchu de sa première ferveur. Une autre fois à l’occasion d’un pareil offre qu’elle faisait à Dieu, il lui fut répondu touchant celui qu’elle recommandait :

 

        Il a été du monde l’adversaire :

        Mais à présent il revient à lui plaire.

 

À une autre occasion, elle reçut encore une réponse de cette teneur : La chair et le sang, Revit maintenant. Elle eut des advertances des infidélités de ses domestiques, des meurtres qu’on voulut faire d’elle, de mille diableries qui commencèrent encore à se découvrir plus que jamais. Elle avait néanmoins cette retenue que de cacher pour l’ordinaire ces advertances à plusieurs, jusques à ce que les effets se manifestaient d’eux-mêmes ; avant quoi, les advertances de Dieu lui servaient à se précautionner, sans en rien dire autrement.

7. Elle avait pour l’ordinaire de ces sortes de vues et d’advertances lorsqu’elle se recueillait en Dieu et se mettait en sa divine présence : ensuite de quoi elle voyait beaucoup de choses qui lui importaient. Il semble que telle ait été la manière dont les Saints étaient anciennement illuminés de Dieu et conversaient avec lui et entr’eux, en esprit, je veux dire, par un recueillement intérieur dans eux en la présence de Dieu, où ils apprenaient, entendaient, et voyaient ce qui concernait Dieu, leurs propres confrères et amis, leurs ennemis, et même le Diable ou les desseins qu’il avait sur eux. Cela est marqué assez clairement dans le livre de Job, où il est parlé de ce recueillement d’esprit en la présence de Dieu, sous le terme d’assemblée des enfants de Dieu. Il advint un jour, est-il dit (ch. 1, v. 6), que les enfants de Dieu vinrent se présenter devant le Seigneur, et Satan aussi entra parmi eux. Ce qui sans doute n’est pas une assemblée extérieure : encore moins une fiction de Poète selon la pensée du profane Spinoza. Mais cela est maintenant si rare, que n’étant plus à trouver sur la terre, ce n’est pas sans cause que l’on n’entend plus ce langage, dont on a tant d’exemples dans l’Écriture lorsqu’elle fait mention des Saints qui étaient recueillis en Dieu par l’Oraison, en quoi ils se voyaient mutuellement, et les autres choses aussi, autant qu’il en était de besoin. Madlle Bourignon, lorsqu’on désirait de la voir corporellement, parlait ce langage, répondant fort souvent : Voyons-nous d’esprit, en Dieu.

8. Elle eut là deux longues maladies, dont l’une, qui la prit un peu après qu’elle y fut arrivée, lui dura quelques mois : c’était comme une espèce de fièvre continue : l’autre, qui fut une violente fièvre quarte, la tint bien seize ou dix-huit mois, sans la quitter sinon par de petits intervalles de quinze jours ou trois semaines, après quoi elle lui revenait. Celle-ci lui ôta toutes les forces, sans lui permettre de marcher ; et à la réserve de celles que Dieu lui donna pour fuir dans le besoin, elle en fut si affaiblie qu’enfin elle succomba sous son redoublement. Au plus fort de sa maladie, environ dix mois avant sa mort, deux de ses meilleurs amis qui étaient avec elle, tombèrent aussi malades à en mourir : mais Dieu les soutint, et assura même de la vie celui qui était déjà comme sur le bord du tombeau. Cependant ils étaient tous trois abandonnés de ceux qui les pouvaient assister, et exposés à la merci de quelques mauvais domestiques qui faisaient sur eux d’horribles projets, n’eût été que Dieu par l’advertance qu’il lui en donna et par l’arrivée de quelques amis qui vinrent d’Amsterdam, rendit (à ce qu’ils en dirent eux-mêmes depuis) leurs desseins inutiles. Elle était très-contente dans sa maladie continuelle, dont les accès de froid et de chaud étaient souvent très-violents ; elle ne désirait pas même d’en être quitte : et sur ce qu’un de ses amis lui disait, qu’il souhaitait de pouvoir être malade en sa place et à sa décharge, elle lui dit : Ne souhaitez pas cela : vous ne le souffririez pas avec autant de joie et de contentement que je fais, qui prends cela de bon cœur de la main de Dieu ; parce que je l’aime. Oui, mon Dieu, mon Jésus ! je puis dire avec vérité que je vous aime : vous le savez bien, mon Seigneur : vous savez qu’il est très-véritable que je vous aime. C’était ses paroles au milieu d’un accès qui, la surprenant subitement lorsqu’elle ne s’y attendait pas, l’obligea de s’aller mettre à repos.

9. Les premières de ses persécutions extérieures, je veux dire, qui lui vinrent de la part des hommes, lui furent suscitées par une personne qui avait été autrefois son hôte à Hambourg. Cet homme, sans autres raisons sinon qu’elle ne pouvait prêter l’oreille à des imaginations creuses qu’il rebattait à tout propos touchant certains mystères de mathématique qu’il prétendait lui avoir été révélés de Dieu, et qui n’étaient dans le fond que de pures folies et des chimères les plus fantasques qui pussent monter en pensée d’homme, devint secrètement son ennemi, sans néanmoins se découvrir que vers le commencement de l’an 1679, qu’il se déclara entièrement contr’elle, et quitta sa table, disant, qu’il y avait déjà bien neuf mois qu’il lui avait dissimulé son inimitié. Il alla répandre partout le bruit qu’elle était là ; il allait la calomnier à petits et à grands : redire non seulement tous les secrets qu’il pouvait savoir et les discours qu’on pouvait avoir tenus en sa présence ; mais forger mille autres mensonges et médisances de son invention ; il tâchait de soulever tout le monde contr’elle par ses discours insensés, auxquels le peuple, qui n’est déjà que trop animé par ses passions aveugles contre ceux à qui le Diable en veut, se laissait emporter avec plaisir. Il alla à Norden, et y fit assembler le Consistoire : mais les Ecclésiastiques ayant reconnu que l’homme était l’un de ces sortes de fous qui parlent et rient tous seuls, qui ne sont occupés que de leurs propres pensées chimériques sans rien comprendre et sans rien répondre aux pensées des autres, furent marris d’avoir été pris pour dupes, et le laissèrent aller comme un pauvre fou. Les autres personnes d’esprit en firent de même. Le Seigneur qu’il servait, ayant découvert ses mauvaises folies à Mlle Bourignon, lui donna aussi son congé : mais la canaille, qu’il avait animée, n’en demeura pas là. On vint une nuit rompre toutes les vitres d’une chambre où l’on croyait que Madlle Bourignon était : et elle dût changer d’appartement pour se cacher. Il y avait danger qu’il n’émût le peuple contr’elle. Il disait par mépris qu’il persécuterait le S. Esprit jusqu’à la mort, et qu’il ferait enrager la Mère du S. Esprit, comme il l’appelait par dérision. Il alla quelques trois mois après, en Hollande, où ayant inutilement prétendu d’émouvoir contr’elle le Ciel et la terre, et ayant écrit quelques folies, qui n’ont pas encore eu le bonheur de sa Mort aux rats et aux souris, qui vit le jour dans l’imprimerie de Bertrand ; comme tout le monde traitait sa folie d’une manière qui ne lui plaisait pas, il s’en alla où il put ; et ne s’en est-on plus soucié : même on n’a pas daigné de répondre à ses impertinences ; parce que selon la règle du bon sens, on ne doit pas répondre à des folies.

10. Après celui-là vinrent les désordres diaboliques de ses domestiques, qui commencèrent par des larcins de tout ce qui était dans le logis, et qui pût tomber sous leurs mains, qu’ils confessèrent avoir été porté et consumé dans les assemblées nocturnes et Diaboliques qui se tenaient, à ce qu’ils en ont dit, dans la grange même du logis. Dieu découvrait de fois à autres une partie de ces choses à Madlle Bourignon, qui ne pouvait sortir de la chambre ni du lit par sa maladie. Il lui dit particulièrement un jour, du vol d’une partie d’un tonneau d’étourgeon dont elle était en peine, qu’il avait été pris par un tel, qui avait déjà pris des autres poissons, dont on avait connaissance : il lui faisait voir ce pillage, auquel elle ne pouvait alors remédier que par quelques remontrances. Mais ce qui était de plus horrible fut la résolution qu’ils prirent dans leurs Sabbats à la sollicitation du Diable de meurtrir de nuit Madlle Bourignon et deux de ses amis, qui étaient alors malades aussi-bien qu’elle. Ils déclarèrent d’y avoir aussi été poussés par des personnes qui leur avaient promis mille écus ; et qu’après le coup fait, ils avaient dessein de s’enfuir à Groningue : qu’ils furent bien six jours à guetter l’occasion ; et qu’ils vinrent trois nuits consécutives à la porte de l’appartement où était Madlle Bourignon, armés d’épées et de haches pour exécuter ce dessein : mais qu’une fois ce qui les en empêcha fut qu’ils débattaient entr’eux par qui il faudrait commencer, l’un voulant que ce fût par elle, et l’autre que ce fût par un des deux amis malades, et qu’on la réservât pour la dernière ; sur quoi ne pouvant s’accorder, ils rompirent par dépit leur dessein pour ce coup-là ; et que les deux autres fois, la porte, qu’on avait laissée une fois ouverte par négligence, se trouvant fermée, les arrêta encore ; et ensuite l’arrivée de quelques amis. Durant cet extrême péril, Dieu représentait le tout à Madlle Bourignon dans son esprit ; si bien qu’elle n’attendait plus que la mort, aussi-bien que ses amis, qu’elle en avait avertis. Elle disait à Dieu : Seigneur, comment est-il possible que je puisse éviter ce danger ? Dieu lui répondit : Usez de discrétion. Ce qu’elle fit, en admonestant doucement ces personnes, jusqu’à la venue de ses amis : après quoi elle les renvoya les uns après les autres à diverses occasions, après beaucoup de larcins, qui continuaient toujours, et même après que l’un d’eux eut encore pris un dessein nouveau de l’assommer d’un coup de hachette, ce qu’il n’eut pas le temps ni l’occasion d’exécuter.

11. Il semblait que ce dessein de la meurtrir fût le résultat d’un complot universel de tous les sorciers du monde : car on semait là et partout ailleurs le bruit qu’elle était assurément morte, comme s’ils eussent été assurés que ce coup ne manquerait pas après que tous les autres avaient manqué : car on n’en vint à cette extrémité, selon leur propre confession, qu’après avoir tâché plusieurs fois de l’empoisonner, ayant mis dans sa viande et dans celle de ses amis des poudres et des poisons Diaboliques, l’un six, l’autre dix à douze fois, ou davantage ; ayant dit eux-mêmes que cela pouvait bien avoir causé sa maladie continuelle et celle de ses amis. Quant au détail des nouvelles découvertes de diableries qui se firent ensuite de ceci, ce serait entreprendre une nouvelle et trop longue histoire : ce que je ne veux pas faire, en ayant déjà dit assez ci-devant pour une chose si mal-plaisante mais néanmoins si nécessaire à connaître pour s’en précautionner. Si Dieu n’avait pas permis que les fidèles amis de Madlle Bourignon en eussent fait la découverte par leur propre expérience, ils n’auraient jamais pu croire tout ce qu’elle en avait dit, même de la part de Dieu, tant ces horreurs sont surprenantes et incroyables à ceux qui ont le bonheur de n’être pas du nombre de ces malheureux. Mais dans ce rencontre, ils éprouvèrent le tout plus que suffisamment pour n’en plus douter. On leur déclara et confessa, touchant ces choses Diaboliques, la vérité et la pratique de toutes les mêmes choses que j’ai rapportées dans les Chap. 14 et 15 de cette histoire. Je ne m’étendrai pas sur toutes ces choses, qui seraient assurément en grand nombre, et très-exactement circonstanciées ; il me suffit d’assurer, avec toute la sincérité dont je suis capable, qu’après beaucoup d’épreuves, de témoignages, et l’examen le plus exact qu’il ait été possible d’en faire, que s’il y a chose au monde qui puisse passer de l’état de ténèbres à celui de certitude, ce sont les choses de ces sorcelleries dont j’ai parlé jusques ici. Ce que je ne crois pas qu’aucun pourra nier désormais, à la réserve de ceux qui y ont intérêt, ou qui sont déraisonnablement sceptiques.

12. Ils déclarèrent des choses si étonnantes touchant leur nombre, que la supposition que j’ai faite ci-dessus, qu’un sorcier en pouvait faire quatre autres en l’espace d’environ trente ans, est fort peu de chose : que plutôt la supposition de Bodin, qui dit qu’il n’en faut qu’un pour en faire cinq cents, paraît plus vraisemblable, au moins lorsqu’il y a tant de matière propre à corrompre, c’est à dire, qui n’est pas encore corrompue, et qui par conséquent peut le devenir. Voici ses paroles : C’est une chose remarquable, qu’il ne faut qu’un sorcier pour en faire cinq cents : car pour faire la chose la plus agréable au Diable et avoir paix avec lui quand en s’est donné à lui, c’est d’attirer beaucoup de sujets : et ordinairement la femme y attire son mari, la mère y mène sa fille, et quelques-fois toute la famille, et continuent ainsi plusieurs siècles, ainsi qu’il a été avéré par infinis procès 37.

13. Voici quelques vérités très-utiles qu’on a apprises d’eux en ces occasions, et que j’ajoute pour servir de précautions très-nécessaires aux gens de bien. « Lorsqu’un homme de bien convient de volonté et de consentement touchant quelques choses avec des Sorciers connus ou inconnus, et que cela est hors de la nécessité, ils ont beaucoup de pouvoir sur lui. Un domestique pactionnaire, qui a le droit d’entrée, de demeure, et de sortie du logis, peut ouvrir portes, serrures, perdre et donner au Diable et à ses semblables, autant qu’il peut sans être aperçu ; et nulles prohibitions n’y peuvent mettre remède jusqu’à ce qu’on le chasse du logis, lui en ôtant le droit de demeure, d’entrée, et de sortie. Les biens que l’on emploie à la vanité et au péché, comme dans le monde, ne sont pas ceux que le Diable attaque et incite particulièrement à faire dérober, puisqu’ils sont déjà employés à son honneur : mais lorsqu’il voit quelques biens qui sont employés et destinés à la gloire de Dieu et à l’usage de ses enfants, c’est à ceux-là qu’il en veut, qu’il incite tous ceux qui sont ses adhérents, autant qu’il lui est possible, et même tous les autres méchants sur qui il a du pouvoir, à tâcher de les prendre, enlever, perdre et dissiper. Lorsque le Diable tente fortement ses adhérents à faire un mal à l’exécution duquel l’occasion est  favorable, il leur est impossible de s’en abstenir, dussent-ils en être pendus le même jour. Lorsque les occasions sont favorables, le Diable ne manque pas de les tenter de toutes ses forces. Le plus grand dessein du Diable, et qu’il a le plus à cœur, est de tâcher à faire mourir ceux qui désirent de devenir des vrais Chrétiens et de renaître dans l’Esprit de Jésus Christ : parce que si long-temps qu’il pourra faire mourir celui qui est le plus proche de la renaissance, si long-temps n’y aura-t-il point de vrais Chrétiens ; et si long-temps aussi demeurera le Règne de Satan dans la force sur la terre. Les adhérents du Diable qui savent le mieux parler de choses saintes, le mieux travailler, et qui ont le plus de piété apparente et d’hypocrisie, sont les plus propres à servir d’instruments au Diable dans l’exécution du dessein qu’il a de faire mourir les bons : c’est pourquoi il tâche de les fourrer entr’eux, et de les introduire dans leur compagnie. Lorsque le Diable y en a introduit quelques-uns, il les porte à la piété apparemment, au travail plus que les autres, et même à recommander, à défendre et avancer extérieurement la vérité, afin qu’ils ne deviennent pas suspects aux bons, et qu’on se fie à eux : mais lorsqu’après assez long temps ils trouvent une occasion favorable, c’est alors que le Diable leur fait jouer son coup, et arrive ainsi à ses desseins. » Voilà des Aphorismes que j’ai appris de leur propre déclaration. Heureux qui y prend garde ! Heureux celui qui pour devenir sage, De nos malheurs fait son apprentissage. Madlle Bourignon, déplorant ce malheur éprouvé, disait souvent : C’est maintenant qu’est accomplie dans notre maison et entre nous cette parole de l’Écriture : Ma Maison doit être appelée une maison d’oraison et de prière entre toutes les nations : mais elle est devenue une caverne et une retraite de voleurs et de meurtriers. C’est là le combat dont il est parlé au douzième de l’Apocalypse, lequel se doit faire au Ciel (c’est à dire, dans l’Église), des Anges de Satan contre ceux de Dieu, c’est à dire, des adhérents du Diable contre les enfants de Dieu, qu’ils voudront exterminer et faire les Maîtres dans l’Église même et quant aux choses spirituelles, jusqu’à ce que Dieu les en extermine par l’esprit de résistance et de force dont il munira ses Enfants.

14. À peine ces troubles commençaient-ils à donner quelques trêves, qu’il en arriva encore de nouveaux. Un étranger, se disant Capitaine, vint dans ces quartiers chercher son beau-Père, qu’il disait s’être retiré avec des biens considérables chez Madlle Bourignon. Il vint épier à l’entour du logis, y envoya des voisins sous prétexte d’autre chose, avec promesse d’une bonne somme d’argent à ceux qui feraient cette prétendue découverte. Il entra plusieurs fois chez un voisin vis à vis de chez Madlle Bourignon, avec un fusil, épiant au travers la fenêtre dans son logis : il allait tempêter contr’elle, et en dire du mal d’un côté et d’autres. On ne sait pas si sa prétention était une feinte ou une réalité dans son esprit : mais quoi qu’il en soit, il fit et donna bien de l’alarme : et lorsque les amis de Madlle Bourignon l’assurèrent qu’ils ne connaissaient pas l’homme qu’il cherchait, que jamais il n’était entré chez eux, et qu’ils étaient prêts à affirmer par serment qu’il n’y était pas ; il dit furieusement : S’il n’y est plus, vous l’avez donc meurtri. Elle se devait toujours cacher et faire semblant d’être hors du lieu ; mais on savait toujours par des émissaires la découvrir à peu près. On dut veiller quelques nuits, et tenir des armes prêtes et exposées, contre ces sortes de violences qu’on avait à redouter tant de la part des étrangers que de celle des autres. Cet homme, après avoir rôdé par là quelques semaines, s’en alla enfin chercher ailleurs.

15. Après cela vint sa dernière persécution, dont il faut taire les particularités personnelles, quelque exacte et originale que soit la connaissance que l’on en ait, sous espérance que Dieu pourra donner repentance à quelques-uns de ceux qui y ont trempé. Je n’en parlerai donc qu’indéterminément. Il faut savoir, pour en bien juger, que Madlle Bourignon avait fait venir de Hollande des effets appartenant à ses amis, jusqu’à plusieurs mille, mais qui furent prêtés sous son nom à plusieurs sortes de personnes des quartiers où elle était, pensant peut-être que cela servirait à la faire protéger, pour le plaisir qu’elle leur faisait par-là, et qu’on la maintiendrait pour jouir plus long-temps de ces avantages ; puisqu’autrement si on l’eût obligée par des mauvais traitements à s’en aller, elle aurait retiré tous ces effets en partant de là. Ainsi elle en donnait sans soupçon, dans un lieu où elle avait eu d’abord amitié, protection, et sauve-garde de qui il appartenait. Elle ne se mit pas en peine des avis qu’on lui donna ; qu’après qu’on aurait tiré beaucoup d’argent d’elle, ce serait, comme dit le proverbe : Ami à prendre et ennemi à rendre : qu’on pourrait bien tâcher de lui faire quelque querelle, de lui jeter le chat aux jambes, pour retenir et avoir prétexte de retenir ses biens après qu’on l’aurait mal-traitée et chassée : le commun bruit disait même que tout ce qu’elle avait là d’effets était argent perdu pour elle ; et que si elle était une fois hors du pays, on saurait trouver mille prétextes et inventions pour ne le lui jamais rendre. Mais on ne donne pas toujours créance à ces sortes de bruits en l’air : et il ne paraissait pas comment on pourrait se saisir des biens d’une personne protégée, dont la vie et les mœurs étaient irrépréhensibles, outre que cette sorte de biens arrentés, dont on a les obligations, ne pouvant être enlevés par manière de tumulte et de violence, mais seulement par voie de justice, elle ne donnait point de prise de ce côté-ci.

16. Voici cependant ce qui se passa. Elle avait effectivement dessein de demeurer et de s’établir dans ce lieu, pourvu qu’elle eût pu y demeurer en paix : même quelques-uns de ses amis de Hollande voulurent venir s’y établir. Mais elle sentait des mouvements dans son cœur qui l’inquiétaient, et qui lui donnaient le sentiment qu’elle n’était pas en assurance. Elle envoya de ses amis pour s’informer, de ceux qui en avaient le plus de connaissance, s’il elle pourrait là vivre en paix : on revint l’en assurer et lui rapporter des protestations de la dernière certitude que l’on faisait. Mais bien loin de se calmer par leur rapport, elle se sentit émue à dire hautement : Ô la noire trahison que l’on trame contre moi ! Il n’y a pas un seul mot de vérité dans toutes ces protestations-là. Ses intimes ne pouvaient se mettre cela dans l’esprit.

17. À juger des choses par l’extérieur, c’était le temps le plus tranquille dont elle eût encore joui. Sa fièvre l’avait quittée, et hors une grande faiblesse qui lui faisait tenir le lit la plupart du temps, sa santé se remettait peu à peu. On ne l’assurait que d’amitié. La communauté même du lieu avait eu ordre de s’employer à faire le travail de ses soins que ses domestiques ne pouvaient pas faire : mais sous main il y avait bien autre chose.

 

          – Quid non mortalia pectora cogis

          Auri sacra fames ! –

 

Elle avait à Hambourg quelques ennemis qui la haïssaient mortellement, et qui avaient inspiré à un enfant de 8 à 9 ans de dire beaucoup de faussetés contr’elle et contre ses amis, parce qu’il avait demeuré quelque-temps avec eux. On lui fit dire d’avoir été pressé par de rudes châtiments à déclarer certaines choses au désavantage de quelques-uns. Ce qui n’était que des pures faussetés, inventées sous le prétexte de six coups de verges que son Précepteur lui avait donnés à l’insu de Madlle Bourignon, pour quelques menues friponneries, sans plus, et cela encore plusieurs semaines avant le prétendu fait du chimérique traitement de rigueur dont on lui suggéra de se plaindre. Néanmoins, dès qu’on eut en Oost-Frise vent de quelque chose de ce prétendu châtiment, ce fut assez pour métamorphoser tout cela en crime civil et Capital, en gènes et en tortures criminelles, infligées privément par ordre de cette Demoiselle contre le droit Seigneurial ; ce qui devait rendre sa personne et ses biens arrêtables. Et pour ne pas manquer d’accusateurs, quatre personnes en écrivirent de là à Hambourg tant au Magistrat qu’à trois personnes particulières, requérant au Magistrat de faire juridiquement déposer cet enfant, et d’en envoyer acte, afin que ce crime ne demeurât pas impuni ; et aux trois autres, qu’ils tinssent la main à cela, et que deux d’entr’eux (l’un desquels avait été le vieil hôte de cette Demoiselle, qui était devenu son ennemi) vinssent se rendre incessamment en Oost-Frise avant que la Sainte (ce sont leurs termes) pût échapper ; et que sans se mêler de l’accuser touchant sa foi particulière, ils insistassent sur ces crimes suspectés, des gènes et des tortures qu’elle aurait fait donner, aussi-bien que sur d’autres mal-faits dont ils pourraient avoir à se plaindre, et sur quelques sorcelleries qu’un fou disait d’avoir vues dans elle par le changement de sa stature : qu’ils demandaient sur elle saisie de sa personne et arrêt sur ses biens, avec assurance qu’on leur donnait, de leur faire avoir bonne justice, et de ne la pas laisser sans punition. Messieurs de Hambourg, jugeant indigne d’un Magistrat sérieux d’écouter juridiquement la déposition d’un enfant de huit ans, un Prêtre reçut une si valable déposition par écrit : mais ce qu’il y a d’admirable, с’est que dans les huit articles qu’elle contient, il n’y a pas une seule chose à la charge de ladite Demlle, tout s’étant tourné par je ne sais quelle fatalité, sur un de ses amis, dont la réputation et la probité suffisent pour le garantir du soupçon de ces bassesses, outre les témoignages authentiques et assermentés qu’il a et qu’il peut encore avoir pour confondre cette trame d’iniquité. Or Dieu, qui veillait continuellement pour la garde de cette innocente persécutée, fut plus fin que tous ses ennemis, à qui l’on avait tant recommandé le silence. Il ne voulait pas que cette incomparable Vierge, qui avait communiqué toute sa vie la vérité divine avec une liberté sans pareil, devînt la prisonnière et le jouet des passions des hommes. Et comme il semble que Dieu lui avait donné une certaine confiance de la nature de celle qu’il donna à S. Paul, Ne crains point : parle sans te taire. Car je suis avec toi, et nul ne mettra les mains sur toi pour te nuire 38 ; aussi lui fit-il connaître en temps propre ce que l’on machinait contr’elle, afin qu’elle l’évitât.

18. Lorsqu’elle apprit ces choses, elle était dans le lit, où sa faiblesse l’obligeait de se tenir la plupart du temps sans pouvoir marcher, sinon qu’on la portait comme un enfant, ou qu’on la soutînt fortement. La première parole qu’elle dit, fut : Ah, ce malheureux argent prêté ! Puis elle dit : Je sens bien qu’il me faut absolument partir au plus tôt. Mais mon Dieu ! où irai-je ? Je n’ai jamais été si destitué d’amis ni de refuge. Je n’ai aucune place que je sache dans toute la terre où je puisse me retirer et reposer ma tête. Elle prit néanmoins courage, et Dieu lui donna soudain par manière de miracle la force de marcher qu’elle avait perdue depuis plus d’un an, et dont elle avait besoin alors pour aller à pied dans ce voyage d’une barque à l’autre en traversant les grandes villes de Groningue et de Leuwaerden. Elle fit apprêter son chariot domestique : et sous le semblant de transporter quelques hardes et meubles, elle s’y fit cacher dans un lit, où elle étouffait à moitié, y étant toute couverte pour ne pas être aperçue. Elle laissa néanmoins encore passer deux jours avant que partir, disant qu’elle sentait bien dans son intérieur qu’elle avait encore du temps ce jour-là : et le troisième, après midi, qui était un jeudi 9/19 de Septembre de l’an 1680, elle quitta Lutzbourg pour se retirer vers la Hollande. Un de ses amis lui tint compagnie, avec une personne de connaissance qui devait voyager plus loin. Ils arrivèrent le lendemain à Embden. Mais un peu avant que d’y entrer, comme elle était alors à découvert sur le chariot, ils firent rencontre de celui-là même dont on s’était servi pour écrire contr’elle à Hambourg une partie des lettres dont on a parlé. Il la reconnut fort bien, et en fit rapport à qui il appartenait : si bien que ses ennemis étant assurés de sa retraite, ne firent point éclater le dessein qu’ils avaient formé contr’elle. Elle ne voulut point s’arrêter à Embden de peur qu’on ne la fît poursuivre ; et le même jour qu’elle y arriva, elle en partit et se fit transporter dans la Frise Occidentale, qui est sous la juridiction de Messieurs les États Généraux.

 

 

Chapitre XXXIV.

 

La maladie et la mort de Madlle Bourignon. Son Portrait. Réponse aux insultes de ses ennemis. Les périodes de sa vie remarquables par des comètes ; discours là-dessus. Conclusion de cet ouvrage.

 

1. Cette persécution se peut vanter de ce malheureux avantage par dessus toutes les autres, de lui avoir donné le coup de la mort, en l’exposant, par mille fatigues et incommodités d’une suite imprévue, à une violente récidive qui l’emporta. Sans cela, si on l’eût laissé se rétablir paisiblement en sa santé, nous pourrions encore jouir de sa chère présence, et sans doute qu’elle n’aurait pas encore succombé à la mort, laquelle autrement était inévitable à une malade si débilitée, contrainte de faire des efforts si extraordinaires, et de se harasser terriblement à la première intermission de sa maladie, pour fuir sans savoir où, sans retraite, sans accommodements, sans régime régulier, sans provisions et assurances nécessaires à des malades, dans une saison la plus mal-faite de toutes, qui était l’équinoxe de Septembre, que chacun sait avoir été suivi cette année-là de maladies et de fièvres presque universelles, qui mettaient les plus vigoureux dans le tombeau, et surtout dans la Hollande. Ç’aurait été une chose miraculeuse et surnaturelle qu’elle n’en eût pas été abattue à ce qu’elle tomba dans une récidive mortelle, n’était qu’une suite naturelle de ce malheureux traitement où cette persécution la réduisait. Ceux qui en sont la cause puissent-ils en faire pénitence ; si tant est que leur cœur en soit encore susceptible ! Ce n’est pas que ceux qui avaient débilité et corrompu sa santé par des poisons, qu’on a confessé de lui avoir donnés si souvent, ne puissent prétendre à la gloire d’y avoir contribué leur part. Mais la destitution universelle et le traitement où elle se trouva alors réduite donnèrent le branle à tout, et, par manière de dire, mirent le feu dans la matière que les autres lui avaient amassée.

2. Elle avait dessein de se retirer je ne sais où, et elle ne le savait pas elle-même. Son départ précipité ne lui avait pas donné le temps de rien projeter ni d’écrire à ses amis pour s’informer où elle pourrait aller. Elle avait même alors très-peu d’amis, dont il n’y eut qu’un seul (duquel les lettres n’arrivèrent qu’après sa mort) qui lui offrit retraite en Allemagne. Elle pensa d’aller à Amsterdam : mais ce qu’elle y avait beaucoup d’ennemis, et qu’elle y était fort connue, la retint, et fit qu’elle se détourna dans la maison d’une personne de sa connaissance pour quelques jours, envoyant cependant à Amsterdam l’ami qui l’avait conduite, et celui qui était venu avec eux pour aller plus loin, afin qu’y prenant un logis à louage, elle pût ensuite s’y retirer. Mais on ne lui conseillait pas cela. Ainsi elle fut contrainte de se résoudre à passer là l’hiver dans une chambre le moins mal qu’elle pourrait. Mais la manière inaccoutumée dont elle y dut vivre, ce qu’elle ne pouvait se bien assister, et n’avait personne qu’elle pût employer si librement et qui pût aussi l’assister si convenablement que ses domestiques, tout cela fit incontinent une si grande altération dans elle, que sa fièvre revint la saisir avec un terrible redoublement, un flux de ventre, et un vomissement continuel, le 8 (18) d’Octobre. Quelques remèdes qu’on tâchât d’apporter (qui furent peu, car elle ne voulut jamais se commettre aux Médecins), tout fut en vain, et les maux s’augmentaient journellement ; sa fièvre devint continuelle, son flux de ventre dégénéra en dysenterie, et ses vomissements ne lui permettaient pas de retenir dans son estomac la moindre chose du monde. Dans cet état elle demanda de l’eau de pluie à boire : mais ceux qui l’assistaient, craignant que cela ne lui fût nuisible, n’osèrent lui en présenter qu’un peu, encore y mêla-t-on du sirop, si bien qu’elle la laissa. Je dis ceci parce que Dieu lui inspirait souvent dans la nécessité les remèdes les plus convenables : et ceux qui auront lu ce qu’un Médecin célèbre 39 a écrit touchant les admirables effets de l’eau, auront sujet de douter s’il y a meilleur remède que cette sorte d’eau, bue abondamment, pour un tel débordement de bile accompagné de vomissement et de dysenterie, cette eau étant peut-être encore plus propre que le petit-lait qu’il recommande tant, pour imbiber tempérer, et emporter les humeurs âcres et tranchantes qui déchirent les vaisseaux des intestins et même du ventricule. Sa maladie s’augmentant, elle se prépare à mourir, donne quelques ordres à ceux du logis, et leur dit, touchant sa sépulture, qu’on fît ensevelir son corps de la manière la plus basse et la plus simple de toutes, comme si elle eût été une simple servante, et cela au plus tôt et sans bruit. Elle dit plusieurs choses s’adressant à Dieu : mais ces personnes, n’entendant pas le français, n’ont su en faire le rapport en détail sinon qu’elle disait quelques fois : Qu’est ceci, Seigneur ! et souvent, Ô Seigneur Dieu ! ô Mon Seigneur et mon Dieu ! Elle leur avait dit (à ce qu’ils rapportent) en leur donnant les derniers ordres : Si je meurs, ce n’est pas la volonté de Dieu : car je n’ai pas encore accompli ce pour quoi il m’a envoyée, ni ce que je dois faire et écrire. Je me rapporte de ces paroles à ce qui en est : mais je n’ai pas voulu les omettre, et même il n’est pas impossible qu’elle les ait dites en un sens très-véritable : puisque ce n’est pas volontiers (dit le prophète dans les lamentations) que Dieu afflige les fils des hommes, lesquels s’ils avaient les yeux ouverts selon Dieu, considéreraient la mort de cette sainte créature comme le plus grand malheur, et la plus considérable perte que le monde ait pu faire. Mais, hélas ! ces choses sont cachées arrière de leurs yeux, et ils n’ont pas connu le temps de leur visitation. Dieu aurait bien voulu leur prêter et leur conserver davantage ce sanctuaire vivant de ses divins oracles : mais eux ne le voulaient plus, et traitaient ce dépôt du ciel de mille manières indignes, cruelles, lâches et traîtreuses ; et ne tâchaient qu’à l’exterminer : si bien que n’ayant plus où mettre le pied sur la terre, Dieu, contre sa bonne volonté, s’est vu contraint de le retirer à soi. Elle perdit en peu de jours les forces, la parole, et la connaissance. Ceux du logis, qui avaient leur ménage et leurs affaires à observer, après l’avoir assistée quelques jours, y commirent deux vieilles femmes qui eurent soin de manger et de boire ses provisions sans se mettre beaucoup en peine de la pauvre malade, laquelle diminuait toujours pendant que la maladie s’augmentait : si bien que le 30 Octobre selon le style nouveau, l’an 1680, un mercredi à midi, cette très-sainte âme se séparant doucement de son corps s’alla joindre à son Grand Soleil, après lequel elle avait si long-temps aspiré.

3. Ainsi mourut en pauvre exilée et persécutée ANTOINETTE BOURIGNON, la plus divinisée et la plus pure âme qui ait été sur la terre depuis Jésus Christ. Nul de ses amis n’eut la consolation de l’assister à sa mort, étant tous dispersés chacun à part dans cette persécution. Une personne considérable, à qui elle avait permis quelques jours avant sa mort de l’aller voir, vint à temps pour la trouver et lui baiser les pieds dans le cercueil, et la faire ensevelir de la manière qu’elle l’avait désiré. Elle avait vécu soixante quatre ans, neuf mois, et quatorze jours. Elle était d’une taille moyenne, mince et déliée, le visage à proportion, le teint fort brun, le front ouvert et sans aucune ride, les yeux tirant sur le bleu, le regard ingénu, et d’une vue si exquise qu’elle ne s’était jamais servie de lunettes : le nez bien fait et proportionné, la bouche, les dents et les lèvres tant soit peu grosses et avancées, l’âge avait blanchi la plus part de ses cheveux, et les maladies amaigri son visage, et enfoncé la base de ses paupières à l’entour de ses yeux : son aspect, sa parole, son abord, étaient doux, naïfs, et agréables, sa démarche grave, portant le visage tant soit peu en haut : on ne lui aurait donné guères plus de quarante ans. Tous ses sens, à la réserve du goût, étaient très-vigoureux, son naturel très-vif et diligent, jamais triste, et toujours égale. Elle n’a jamais voulu permettre qu’on la peignît, non seulement parce qu’elle n’approuvait pas cette sorte de vanité, mais parce qu’il lui importait extrêmement de n’être pas connue de visage à cause de ses persécuteurs. Quant aux dons et aux qualités de son Esprit, ses écrits les font connaître en partie ; mais il n’y a que le Donateur qui en puisse bien connaître la grandeur.

4. Si ses ennemis s’étaient réjouis des faux bruits de sa mort lorsqu’elle vivait encore, il ne faut pas demander si lorsque cette nouvelle fut véritable ils en reçurent de la joie, qui passa même jusqu’à l’insulte : car comme l’on voyait qu’elle était morte sans avoir vu aucune assemblée de véritables Chrétiens telle que Dieu lui avait fait espérer qu’il en serait par son moyen, et qu’elle même espérait de le voir avant sa mort, on concluait de là au désavantage de tout ce qu’elle a avancé de la part de Dieu et de ses divins desseins. Même des personnes qui avaient de l’estime pour ses écrits ont été ralenties par cette considération. Ils ont dit comme ces deux disciples, après la mort de Jésus Christ : Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël : et néanmoins après tout cela, voici déjà trois jours de passés après sa mort 40. Et avec ces autres Disciples : Je m’en retourne pêcher : et nous aussi avec toi 41. Les hommes se hâtent un peu trop dans les exploits du dehors pendant qu’ils sont si lents à se disposer intérieurement eux-mêmes. Ils devraient prendre le contre-pied : se peu empresser pour le dehors (ce qui est autrement le propre des Sectaires et des brouillons), et avoir bien soin du dedans, qui serait infailliblement suivi des effets extérieurs s’il était bien disposé. Mais ils vont encore bien plus vite et plus tumultuairement dans leurs raisonnements et leurs conclusions. Car quand même il serait vrai que les choses de fait ne seraient pas arrivées comme elles auraient dû l’être, ce n’est pas à dire que les vérités de droit, qui sont immuables et éternelles, en soient pour cela moins certaines, comme sont la Doctrine de la Vie Évangélique, le renoncement à soi et au monde, et l’imitation de la vie de Jésus Christ. Or il est constant que toute la substance et le but unique des livres et de la doctrine de cette Demoiselle consiste en ces sortes de choses, qui sont des vérités immuables. De plus, il est vrai, et Madlle Bourignon l’а dit plus d’une fois, comme je l’ai remarqué сi-dessus dans son Histoire, qu’elle a vu de son vivant les prémices de toutes ces choses, et que toutes sortes de personnes et de toutes Religions ont quitté le monde pour vivre Chrétiennement sous sa conduite, avec telle uniformité de sentiments que s’il n’y avait jamais eu de Religions différentes, mais seulement une seule, qui fût d’aspirer à la perfection Chrétienne. Il est vrai que cela était encore éloigné d’un accomplissement parfait ; mais outre que c’est assez que c’en ait été un prélude, n’est-il pas permis de se consoler par la considération des choses futures, de se les représenter, et même les espérer comme bientôt présentes ? Combien de fois David parle-t-il de la venue glorieuse de Jésus Christ comme s’il la voyait de ses yeux et qu’il allât lui même à la rencontre ? Il parle même dans un Psaume 42 comme s’il n’eût pas dû mourir avant la voir. Tous les Apôtres et tous les fidèles de l’Église primitive en parlaient comme s’ils l’eussent dû voir de leur vivant, et même ils l’espéraient : et il ne faut pas s’étonner si les Saints qui voient les choses devant Dieu comme toutes présentes, expriment leur espérance par les termes du présent. Mais le plus considérable est que les hommes charnels n’entendent ni la voix ni les voies de Dieu, et expliquent les choses à leur poste. À considérer ce qui était dit de Jean Baptiste par l’Ange et par son Père Zacharie dans son Cantique, et même par le Prophète Isaïe, l’on aurait dit que de son vivant il aurait dû convertir les Juifs, pères et enfants, les rendre prudents et justes, et disposer à Dieu un peuple qui reçût dûment son Seigneur. Lui-même, qui avait commencé avec quelque éclat, disait que Jésus Christ en ferait bien davantage que lui, et il se réjouissait en sa présence comme s’il eût déjà été aux noces de l’agneau ou de l’Époux. Cependant, on le quitte, on lui coupe la tête, et il se trouve que le peuple était si bien disposé et converti après sa mort que de faire mourir le Seigneur même, avant que ni l’un ni l’autre eussent rien fait de tout cela, rien établi, ni conduit, rien laissé que leur exemple et leur doctrine. Ne faut-il pas comprendre que ce n’était pas la présence charnelle de S. Jean, de son visage, de ses yeux, de son nez, de sa bouche, de tout son corps, et du temps qui correspondait à tout cela, qui devaient faire cette conversion, mais celle de son esprit et de sa doctrine ? De sorte que si deux mille ans après lui on profite de ses remontrances, on se retire du monde comme lui, on fait pénitence, et se lave de ses péchés, si on prépare ainsi les cœurs à Jésus Christ, alors c’est comme si Jean Baptiste lui-même convertissait à Dieu le peuple, selon les paroles qui ont été dites de lui. C’est ainsi que la mort corporelle ne peut empêcher que l’œuvre de Dieu ne se fasse par ceux-là mêmes qui sont morts, lorsque l’on se conduit selon leurs remontrances, que l’on s’édifie et se règle selon leur doctrine, et que l’on se gouverne selon leur Esprit et leur exemple. Les remontrances, règles, doctrines, Esprit et exemples de Madlle Bourignon sont telles, que si jamais l’Église de Dieu s’édifie sur la terre, ce ne sera que par ces seuls et uniques moyens, qui sont ceux-là mêmes de l’Évangile, lesquels étant effacés de la pratique et du cœur, et même la plus-part de l’entendement des hommes par leurs négligences et leurs fausses gloses, ils ont été renouvelés et éclaircis de nouveau, avec encore plus de lumière qu’auparavant, par le Ministère de cette Servante de Dieu, la mort de laquelle n’apporte nulle variation à toutes ces choses, qui porteront fruits en leur temps : mais à peine cette semence est-elle formée, à peine commence-t-elle à paraître en un petit coin, sans être encore semée ni répandue sur la terre, qu’on se plaint de ne pas voir déjà la moisson ! Que ces murmurateurs sont absurdes ! Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet, puisque l’on en a déjà parlé amplement dans la Préface sur la Vie Intérieure de cette Demoiselle.

Les périodes de sa vie les plus remarquables ont porté des marques particulières des jugements que Dieu veut déployer sur les hommes, et des advertances que le ciel leur donne de se convertir à ses menaces : car il y parut des comètes un peu après sa naissance, une du temps qu’elle commença à écrire et à communiquer en Brabant ses divines lumières : mais surtout quelques jours après sa mort il en parut une si effroyable qu’il n’y en eut jamais de semblables. Je n’ignore pas que le Diable ne fasse assez écrire de livres, et même dire de Sermons, pour effacer du cœur des hommes la crainte des jugements de Dieu qui leur pourrait tomber dans l’esprit par la considération de ces prodigieuses apparitions : mais j’aime mieux m’en tenir aux paroles de Jésus Christ, de ses Prophètes et de ses Apôtres, qu’aux discours insensés de ces aveugles. J’aime mieux, avec Joël 43, Jésus Christ, et Saint Jean, croire que les signes du Ciel et des astres seront des marques et des avant-coureurs des fléaux de Dieu, de sa colère et de ses jugements sur les hommes, que de prendre seulement la peine d’examiner les raisonnements de ces ânes téméraires, qui, voulant paraître savants, et éviter le caractère de l’esprit crédule et commun, ou peut-être rendre service au Diable par détruire les impressions salutaires d’une crainte que Dieu prend à tâche de nous imprimer par toutes sortes d’occasions pour réfréner notre corruption et nous ramener à la pénitence, vont criant partout que les comètes sont des choses naturelles, et qu’ainsi il n’y a rien à appréhender. Quelle absurdité ! quelle ignorance ! quelle témérité ! Je voudrais bien qu’ils me disent s’ils ont seulement la connaissance de la nature de cette chose naturelle, de ce qu’elle est, de son cours, de sa place, de ses effets ? Je suis certain qu’ils n’ont que des conjectures très-incertaines de quelques-unes de ces choses, et qu’ils ignorent absolument les principales. Ils ne connaissent pas non plus ni la nature, ni les forces, ni les effets des astres dans les choses de cette terre, et encore moins sur les esprits des hommes qui se laissent emporter à la direction de la nature corrompue ; même la plupart n’en veulent rien croire du tout : cependant ils veulent qu’on croie leur ignorance lorsqu’elle est armée de cette faible raison, que les comètes sont des choses naturelles. Les poisons, la peste, la guerre, la famine, les incendies, les maladies, les tempêtes, la furie des hommes et des bêtes, cent coups de bâton, courir aux enfers le grand galop, sont toutes des choses et communes et naturelles : ne sont-elles pas pourtant de justes sujets d’appréhensions ? ne signifient-elles rien ? ne doivent-elles faire craindre personne ? Peut-être voudront-ils appuyer leurs malheureux efforts, de rendre inutiles les menaces de Dieu et d’empêcher la conversion des méchants, par un passage de Jérémie, où Dieu dit : N’apprenez point les façons de faire des nations, et ne soyez point épouvantés des signes des cieux : d’autant que les nations les craignent 44. Mais cette ignorance est si crasse que de ne pas même entendre la langue ou les manières de parler de l’Écriture : Ne pas craindre les signes du ciel ne signifie pas qu’on ne doive pas appréhender les jugements de Dieu à l’occasion de leur apparition : mais cela signifie qu’il ne faut pas adorer, comme les païens, le Soleil, les étoiles, les planètes, ni en faire des divinités, dont le culte Religieux est appelé, dans le langage de l’Écriture, crainte, frayeur, épouvantement, même à l’égard du vrai Dieu, que Jacob appelait la frayeur de son Père Isaac, et dont l’adoration porte cent et cent fois le nom de crainte, et l’acte de l’adorer celui de le craindre et d’être épouvanté de devant sa face, de trembler devant lui. Et c’est dans ce sens qu’il est dit qu’il ne faut pas craindre les signes des cieux, mot qui signifient tous les astres, et non pas les comètes, ou elles seules, desquelles aussi la crainte n’était pas une chose propre aux seuls païens : mais le culte des astres était une façon de faire propre aux païens ; et c’est cette propriété païenne que Dieu défend ici. Mais quand même, pour leur répondre à pleine mesure, ce passage signifierait ce qu’il ne signifie pas, qu’il ne faut pas pour l’apparition des comètes et semblables phénomènes entrer en crainte de quelques malheurs ; ce qu’ils en concluent pratiquablement en paraîtrait encore plus faux : car il faut remarquer que Dieu parle ici à ceux qui se veulent abandonner à sa divine conduite, qui sont convertis à lui, qui se sont mis entièrement sous le régime de sa providence et de sa dépendance. À ceux-là Jésus Christ disait 45 en S. Matthieu et en S. Luc, en leur parlant des derniers jugements de Dieu : Il y aura des guerres, bruits de guerres, famines, pestilences, etc. Mais ne soyez point épouvantés. Possédez vos âmes en patience. Cela ne veut point dire que les méchants, les impénitents, les hommes tels qu’ils sont à présent, ne doivent pas s’épouvanter : au contraire, cela marque que tous ceux qui ne sont point dans la disposition des vrais Chrétiens et Disciples de Jésus Christ auront grand sujet de s’épouvanter : puisque Dieu doit rassurer les bons, c’est bien une marque qu’il y aura grand sujet de craindre pour les méchants. Quand un Père prépare des verges pour les enfants, il rassure ordinairement les bons que ce n’est pas pour eux. Quand un Roi lève des armées propres à faire faire un grand dégât, il rassure ordinairement ses alliés ; mais ce n’est pas à dire que ses rebelles n’aient rien à craindre. C’est tout le contraire : l’assurance qu’il donne aux uns est une marque certaine que les autres ont sujet de trembler : Vous autres, ne craignez point, disait aussi l’Ange aux femmes qui cherchaient Jésus Christ lorsque les Soldats païens qui voulaient empêcher qu’il ne ressuscitât, avaient grand sujet de trembler et de s’épouvanter mortellement : comme aussi dans ces derniers temps ceux qui chercheront Jésus Christ de tout leur cœur pourront ne pas craindre les signes des cieux : mais ceux qui le tiennent encore enseveli dans le tombeau, et qui empêchent qu’il ne ressuscite dans eux et dans les autres, ceux-là pourront bien craindre sa fureur à la vue de ses avant-coureurs. Heureux si cette crainte les dispose à frapper leur poitrine et à mener deuil devant celui qu’ils ont tant percé par leurs péchés.

6. L’on me pardonnera cette dernière digression de cette histoire, par laquelle je voudrais que les hommes ne fussent pas moins attentifs à Dieu lorsqu’il leur fait muettement parler par les signes des cieux que lorsqu’il leur a fait parler vocalement par ce signalé organe de sa grâce, ANTOINETTE BOURIGNON : quoiqu’il ne soit que trop à craindre qu’on ne ferme les oreilles aussi-bien à l’un qu’à l’autre de ces langages divins. Si l’expérience du passé nous doit servir de préjugé pour l’avenir, il est à craindre que presque tous les hommes ne doivent être accablés des jugements de Dieu, pour ne les avoir pas voulu craindre, et n’avoir pas écouté tant de divines voix qui ont retenti de sa part. Celle de la conscience est tout à fait supprimée ; et se conduire par la crainte que son dictamen nous inspire, passe pour simplicité et pour folie. Pour celle du Ciel, ce sont des choses naturelles, dit-on. Cela ne signifie rien. Mais celle de son Divin Esprit qu’il a mis dans cet insigne instrument de sa grâce, Antoinette Bourignon, qu’en a-t-on donc fait ? comment a-t-on donc reçu cette divine voix ? On a dit que c’était la voix du Diable, que c’était des blasphèmes, des hérésies, des horreurs, des impiétés, des doctrines Diaboliques : que c’était bouleverser la Religion Chrétienne, l’Église, l’État, et les consciences : on a pillé, déchiré, brûlé ces divins volumes ; on a calomnié, persécuté, volé, empoisonné, trahi, et voulu faire mourir cent et cent fois sa personne. L’abomination est venue si avant que de se servir des prétextes les plus sacrés pour faire encore mourir le Fils de Dieu dans sa créature : c’est pour la gloire de Dieu, c’est pour l’amour de Jésus Christ, c’est pour le zèle de la vérité, qu’il fallait la poursuivre, chasser, exterminer, lui ravir biens, vie, et réputation, sans cesser même après sa mort, de laquelle les uns se sont réjouis, d’autres ont pris sujet d’en renforcer leurs diffamations et poursuites : tout cela, pour la gloire de Dieu, dit-on. Ah les grands Amateurs et zélateurs de la gloire de Dieu et de la vérité ! Ô qu’ils prennent à cœur la charité et la Doctrine de Jésus Christ ! ô qu’ils sont empressés à pourvoir à ses intérêts, et à les venger ! Ô les nouveaux Moïses et Josués ! qu’ils ont de zèle pour exterminer Jéricho sans mettre la main au pillage ! Ô les fervents Élies, qu’ils font bien d’animer et eux-mêmes et le peuple à égorger les prophètes de Bahal ! Mais encore, qui sont-ils, ces nouveaux Zélateurs qui ont tant d’impatience à venger ainsi l’intérêt de Dieu et de Jésus Christ ? Ce sont des mondains, des personnes farcies de vanités, des gens plongés dans la convoitise des yeux, la concupiscence de la chair, et l’orgueil de la vie, des gens qui en vérité se soucient autant de Dieu et de l’imitation de Jésus Christ que de leurs vieux souliers ; gens de chair et de sang, une populace brutale, des prêtres ambitieux et avares, des personnes du monde, qui aiment le monde et les choses qui sont au monde, dans lesquels n’est pas l’amour du Père, qui aiment plus cent millions de fois les plaisirs et la gloire des hommes que la gloire de Dieu. Ô qu’il est bien-séant à ces gens-là de prendre dans leurs bouches impures le Nom de Dieu, de Jésus Christ, de sa vérité, de sa gloire, de ses intérêts, pour persécuter par-là ses amis, les ruiner, et ne leur pas laisser sur la terre le privilège qu’on accorde aux chiens et aux chats, une retraite en paix sous un toit ! traiter sous ces prétextes en ennemie de Dieu son envoyée et son amie ! en impie, en hétérodoxe, et en hérétique une personne dont les ordures, pour ainsi dire, sont plus pures et plus orthodoxes que les âmes et les cœurs de ces impurs ! Voilà, Seigneur, comment les hommes ont reçu et écouté votre divine ambassade, ayant dit qu’elle venait du Diable ; et ont exterminé votre Envoyée, après avoir fait de sa vie, depuis son premier moment jusqu’au dernier, une seule et continuelle persécution. (a) Ô Dieu Tout-puissant, comment justes et véritables seront vos jugements sur eux en les abreuvant de sang, puisqu’ils ont aimé à répandre le sang des saints ! 46 Ayez pourtant pitié de ceux qui le font par ignorance, surpris et préoccupés qu’ils sont des impostures des méchants. Faites connaître votre Divine et salutaire vérité par toute la terre, qui est ensevelie dans les ténèbres infernales et épaisses que l’abyme a répandues sur elle ! Faites luire la clarté de votre face aux hommes de bonne volonté, qui sont capables de profiter de votre lumière, qui vivraient mieux s’ils savaient mieux ; mais qui sont, hélas, en si petit nombre ! Il y en a pourtant encore quelques-uns : mais tels, que les meilleurs, sans excepter ni moi ni mes semblables, ne valent rien devant vous, et sommes encore bien-éloignés de l’état de véritables Chrétiens et de personnes régénérées par votre S. Esprit. La seule qu’il y avait de reste sur la terre, n’ayant pu trouver un coin de retraite contre les méchants, en a été enlevée. Vous avez retiré le juste en paix afin que ses yeux ne voient plus le malheur de cette désolation. Où est, Seigneur, où est maintenant votre sainte Église ? Elle est, hélas, toute détruite, et ne subsiste plus que dans ses masures, dans quelques pierres rares et dispersées, comme les pierres de l’Ancien Sanctuaire 47, à chaque bout des rues, rompues, mal-propres, mal polies, sans qu’il y ait plus personne pour les rassembler et les préparer à la construction de votre Nouvelle Jérusalem. Car vous avez repris l’instrument sacré de votre Esprit que vous aviez appelé et rempli des trésors de votre grâce pour y travailler ! Vous avez éteint le grand flambeau que vous aviez envoyé sur la terre pour conduire hors du monde les âmes de bonne volonté. Où est maintenant, Seigneur, la vérité de votre promesse ? Où sont vos anciennes miséricordes qui n’ont jamais destitué le monde de quelques-uns de vos témoins vivants que vous y laissiez ? Comment avez-vous permis que le temps soit arrivé où l’on pût dire sans exception : Le juste est mort ! Il n’y a plus de Prophète entre nous : nous n’avons plus personne qui connaisse jusqu’à quand 48 ! Mais en vérité, vous avez fait justice à toute la terre, qui ne méritait pas de posséder davantage ce dont elle profitait si peu. Faites désormais la grâce à toutes les bonnes âmes, et même à tous ceux qui en sont susceptibles, de mettre en pratique la Doctrine Évangélique et céleste de votre Fils, que vous venez de nous renouveler pour la dernière fois. Donnez à vos enfants le courage et la force pour l’embrasser avec patience et persévérance, de quelques incommodités, blâmes, et persécutions qu’elle puisse être accompagnée, sans qu’ils aient honte des glorieux et avantageux opprobres de votre Christ. Et à moi, Mon Dieu, qui ai écrit cette histoire pour la gloire de Votre Grand Nom, donnez-moi, s’il vous plaît, de demeurer fixe dans le ciel de votre vérité, sans que le Dragon puisse m’en jeter en terre par ses violences ni par ses artifices. Que je puisse y recevoir toujours la lumière du divin Soleil de justice dans lequel vous avez placé votre Servante, la femme que vous avez montrée autres fois à Saint Jean dans l’Apocalypse, laquelle nos yeux ont vue, par laquelle nos oreilles ont ouï et nos mains touché la parole de la vie, que vous aviez mise dans elle : car vous avez encore manifesté les paroles de la vie en ces derniers temps, ces paroles de la vie qui sont originairement dans vous : et nous les avons vues et ouïes, et nous rendons témoignage que vous nous les avez manifestées, et notre Témoignage est très-véritable devant vous, et devant quiconque voudra ouvrir les yeux de sa conscience pour le considérer en votre divine présence.

Oui, Seigneur mon Dieu, Créateur et Inspecteur de mon cœur, qui m’avez donné d’aimer votre divine vérité plus que les sciences et les avantages d’Égypte, vous savez que je hais le mensonge, et que je ne voudrais pour nulle considération recommander la fausseté. Je ne puis nier que je n’aie reçu de votre grâce de pouvoir discerner la vérité d’avec ce qui est faux. Or, que je l’aie fait dans cet ouvrage, c’est ce que vous savez, Seigneur. Vous savez, mon Dieu, que si après toute l’application possible de mon esprit je pouvais trouver dans les intentions, le but, les écrits, et la pratique d’Antoinette Bourignon, votre créature, quelque chose qui fût contre votre gloire, qui vous rendît moins digne de l’adoration, de l’amour, et des louanges éternelles et infinies que l’on vous doit ; si quelque chose qui favorisât la corruption et le péché, et qui choquât votre sainte image, la doctrine et la vie de votre Christ ; si quelque chose de dangereux au salut des hommes ; vous savez bien que j’aurais cela en horreur, que je le détesterais, que je le maudirais. N’est-il pas véritable, ô Scrutateur et Juge de mes pensées, que cette disposition est très-réellement dans le fond de mon âme ? Nest-ce pas dans la dernière sincérité de mon cœur que je proteste ouvertement que les paroles de la Vie Éternelle ont été avec une pureté, une clarté, et une solidité incomparable dans cette âme que vous avez sanctifiée, et sont encore dans ses saints écrits ? Certainement la voie qui y est recommandée comme nécessaire à salut est la seule et la véritable voie, et il n’y a nul danger de s’y abandonner tout entier. Car c’est la vérité même : c’est la vérité : c’est la pure vérité. Il n’y en a point, Seigneur, il n’y en peut point avoir d’autre au Ciel ni dans la terre. Il n’y a point d’autre voie à la Vie Éternelle que celle que vous avez mise dans la bouche, dans les écrits, et dans la vie de votre très-sainte Servante, ANTOINETTE BOURIGNON. Je vous loue et vous rends grâces, ô mon Dieu, que vous m’en ayez donné la connaissance, et y ayez ouvert et incliné l’oreille de mon cœur. Faites-moi la grâce que j’aime, que j’observe, et que je maintienne cette céleste vérité jusqu’à la mort. Heureux qui perdrait mille vies pour un si digne sujet ! Heureux qui pour nulle considération n’en abandonnera jamais la pratique ! Puissé-je par votre divine grâce être de ce nombre : afin qu’après cette courte vie d’épreuve, ce très-assuré et très-infaillible moyen me fasse jouir de ma Souveraine fin, qui est d’avoir le bonheur d’adorer et de louer à jamais Votre Grande Majesté, ô Jésus, Dieu Éternel, Créateur, Sauveur et Rédempteur du Monde, lorsqu’avec le Père et le S. Esprit vous régnerez glorieusement dans toute l’Éternité. Amen !

 

 

                 PSAUM : LXXII. V. 18, 19.

 

        L’Unique Auteur de ces merveilles

                C’est le Dieu d’Israël.

        Chantez ses vertus non-pareilles :

                Béni soit l’Éternel !

        Louez la puissance infinie

                Du Monarque des cieux :

        Et que la terre soit remplie

                D’un Nom si glorieux !

 

 

 

 

 

 

F     I     N.

 

 

 

 

 

T   A   B   L   E

 

des Chapitres.

 

 

CHAPITRE I.

 

Les maximes, les voies et la conduire des hommes sont contraires à celles de Dieu sur les siens, et particulièrement sur Madlle Bourignon. L’Histoire de sa vie, commencée par elle-même, mais non continuée, pourquoi. Sa continuation, et pourquoi on la reprend dès sa naissance. De quelle manière on y procédera. Sa naissance ; et comment elle a dès lors été en péril de perdre la vie pour une chose par laquelle Dieu voulait la garantir de la méchante éducation que l’on fait ordinairement des enfants.

 

 

CHAPITRE II.

 

Comment dès son enfance elle commença mépriser les choses transitoires, chercher les permanentes, à s’entretenir avec Dieu, à aimer la vie de Jésus Christ, à reconnaître que les Chrétiens de ce temps ne sont plus Chrétiens ; à chercher après des véritables Chrétiens, et à être moquée pour ce sujet ; à demander à Dieu d’être toujours vierge ; à être pieuse et juste dans ses petits divertissements ; à demander d’être épouse de Dieu ; à pleurer de ce qu’il n’y avait de vrais Chrétiens ; et à être douée de toutes sortes de vertus. Ses premières persécutions, dont au lieu d’être soulagée en sortant de la maison de son Père, elle tombe dans le péril d’une mauvaise éducation, et de là dans une autre extrémité et dans une maladie. Elle retourne chez son Père.

 

 

CHAPITRE III.

 

Des pièges que le Diable tend par les Parents et amis. Elle y tombe, et perd l’entretien de Dieu. Dieu l’attire doucement, et ensuite durement. Ses combats, ses larmes, sa conversion, sa désolation spirituelle.

 

 

CHAPITRE IV.

 

Elle recouvre l’entretien avec Dieu. Vicissitude de consolations et de désolations. Sa pénitence, et ses grandes et durables austérités. Que la vie austère ne doit pas être condamnée ; mais qu’il est bon d’en éviter les extrémités.

 

 

CHAPITRE V.

 

Le Diable la fait tenter par toutes sortes de personnes et de moyens pour la rengager dans le monde, auquel elle dit un Adieu absolu et irrévocable. Manière dont un Jésuite la confesse. Elle cherche en vain les Chrétiens dans les Cloîtres les plus austères et les plus réformés. Elle découvre leur avarice. Dieu lui dit que le Christianisme est éteint dans le monde, et l’appelle au désert.

 

 

CHAPITRE VI.

 

Voulant chercher le désert et éviter le mariage, elle fuit déguisée hors de la maison de son Père. Sa prise. Elle est délivrée par un Saint Pasteur, duquel l’histoire remarquable est ici récitée en passant.

 

 

CHAPITRE VII.

 

Elle est arrêtée. Dieu lui déclare qu’il se veut servir d’elle pour le rétablissement du véritable Christianisme ; à quoi elle résiste long-temps ; sa manière d’acquérir des connaissances et d’entreprendre quelque chose. L’Archevêque de Cambrai la va voir. La fermeté de sa résolution à suivre de Dieu. On la remmène malgré elle, après lui avoir promis de la laisser libre.

 

 

CHAPITRE VIII.

 

Sa manière de vie après son retour. Ses persécutions. La bonne opinion qu’elle a des autres. Évènement mémorable qui lui survint voulant aller chez son Pasteur. Elle s’oppose à une injustice qu’on voulait dissimuler. Elle commence à écrire le premier de ses ouvrages. Elle abandonne pour une seconde fois la maison de son Père pour suivre Dieu.

 

 

CHAPITRE IX.

 

Étant à Mons, elle est écoutée, approuvée, et secondée de l’Archevêque, de son Conseil, du Doyen de Maubeuge, et de quelques filles pieuses, dont l’une était sainte, et les autres toutes résolues par son moyen de tout abandonner pour embrasser une Vie Évangélique. Mais, outre d’autres persécutions, les Jésuites font changer tout cela ; et elle demeure ferme et seule.

 

 

CHAPITRE X.

 

Elle retourne à Blaton vers son Pasteur. L’idée d’une vie Chrétienne et sainte dans un pauvre paysan dont ce Pasteur lui parle. Elle convertit à Dieu un Religieux. L’estime qu’on a d’elle et la persécution la chassent de Blaton, et ensuite de Mons. Elle va chez une Comtesse, où elle souffre des distractions.

 

 

CHAPITRE XI.

 

Elle retourne à Lille. Prédiction et mort de sa Mère. Ne trouvant personne qui voulût profiter de la vérité, elle demeure chez son Père. Elle y est malade et persécutée. Soin pour sa sœur. Elle se retire en solitude, où jouissant de Dieu elle est persécutée des hommes. Voyage et retour pour la mort de son Père. Ce qui reste à achever de son histoire.

 

 

CHAPITRE XII.

 

Comment elle dut reprendre ses biens. S. Saulieu. Origine de l’Hôpital dont elle fut Régente. S. Saulieu l’y engage, elle y entre, et comment elle le régit. Les Jésuites l’y traversent et l’y font traverser. Elle y tombe dans des maladies extraordinaires.

 

 

CHAPITRE XIII.

 

Description de la persécution de S. Saulieu. Ceci est circonstancié un peu particulièrement, tant pour confirmer la vérité de l’histoire, que pour exemple aux bons à se garder des hommes, quelques saints et pieux qu’ils puissent paraître.

 

 

CHAPITRE XIV.

 

Pour faire entendre les causes et la nature des deux persécutions suivantes suscitées au sujet de la découverte des sorciers, il est ici traité de ce crime ; et l’on répond aux difficultés que témoignent trois sortes de personnes à croire qu’il y ait des sorciers, du moins qu’il y en ait si grand nombre. Cette découverte, étant si nécessaire, est traitée assez particulièrement, d’autant plus que Dieu veut que ce mal ne demeure plus caché.

 

 

CHAPITRE XV.

 

Comment Madem. Bourignon découvrit par des choses surnaturelles et par la propre confession des filles qu’elle régissait, qu’elles étaient toutes liées au Diable volontairement et qu’elles tâchaient à la faire mourir. Des Pasteurs découvrent le même. Dieu et les hommes, l’expérience et la raison, déposent que la plus grand’part du monde appartient au Diable à présent.

 

 

CHAPITRE XVI.

 

Persécution de la Justice de Lille contre Mademoiselle Bourignon, qui est obligée de fuir. Tous l’abandonnent. Après qu’on eut connu son innocence, on n’osa la justifier par décision de cause.

 

 

CHAPITRE XVII.

 

Étant sortie de Lille, elle va à Gand. Les grâces que Dieu lui fait là, et les petites traverses qu’elle reçoit des meilleurs mêmes. Son voyage et sa demeure à Malines. Ses connaissances. Elle y écrit sa vie. La conversion de Mr de Cort et de quelques autres bonnes âmes, avec des particularités remarquables. Elle retourne et demeure à Lille incognito, et y écrit et communique à d’autres beaucoup de connaissances que Dieu lui donna. Comment la raison ne peut connaître ni juger des choses spirituelles. Sa dernière retraite de Lille.

 

 

CHAPITRE XVIII.

 

Des connaissances qu’elle fit à Gand et à Malines. Ses pensées d’un faux Messias. Elle y est malade. Ses afflictions au sujet des péchés et de la damnation des âmes. Conversion d’une Religieuse, son histoire, et son apparition après sa mort. Le vrai et le faux du Purgatoire.

 

 

CHAPITRE XIX.

 

Les écrits qu’elle composa en Flandres et en Brabant depuis sa sortie de l’hôpital ; des occasions qu’elle eût à les écrire ; et de leur contenu.

 

 

CHAPITRE XX.

 

Son arrivée à Amsterdam. Elle y est découverte, connue, et visitée de personnes de toutes sortes de conditions, de Nations, de Religions, de Professions, avec des événements remarquables. Elle y découvre le bien et le mal de tous, et particulièrement l’erreur où sont les Cartésiens.

 

 

CHAPITRE XXI.

 

Suite de sa demeure à Amsterdam. Des ouvrages qu’elle y écrivit. Comment Dieu lui fit voir l’état glorieux de la création et du premier homme ; sa venue glorieuse sur la terre ; et l’état malheureux où les derniers fléaux réduiront le monde universel.

 

 

CHAPITRE XXII.

 

Comment l’on fit emprisonner et mourir Monsr de Cort parce qu’il suivait la vérité des sentiments de Mademoiselle Bourignon, sans prendre assez à cœur les advertances qu’elle lui donnait d’être sur ses gardes.

 

 

CHAPITRE XXIII.

 

Ses persécutions d’Amsterdam. Les Advertances qu’elle y reçoit de Dieu. Ses maladies là : ses suites différentes. Elle fait alliance avec ses amis, dont l’un laissé par sa femme, on la calomnie injustement à ce sujet. Plusieurs de ses prédictions. Elle se retire de la Hollande.

 

 

CHAPITRE XXIV.

 

Son arrivée en Holstein. Sa persécution à Tonningue. Autre persécution à la campagne. Elle vient à Slesvicq : écrit contre les Trembleurs : prévient quelques coups du Diable là et ailleurs : se plaint à Dieu de ses amis. Apparition de Jésus Christ. Divers évènements d’elle avec les frères et les amis. Plusieurs Frisons viennent se retirer vers elle pour mener une Vie Évangélique.

 

 

CHAPITRE XXV.

 

Son arrivée à Husum et sa conduite avec les Frisons : les livres qu’elle y écrivit, leur occasion et leur matière. Tous les Prêtres s’animent, animent aussi la Cour et le pays contr’elle, pendant que Dieu convertit quelques âmes de bonne volonté. On fait information contr’elle, elle doit fuir ailleurs. Persécution de Flensbourg.

 

 

CHAPITRE XXVI.

 

Persécution de Husum : on enlève et pille ses livres avec grand tumulte. Les Prêtres la font condamner à une prison perpétuelle : Dieu l’en délivre par celui-là même qui devait faire cet exploit. Deux Prêtres écrivent contr’elle pour l’engager à répondre, et ainsi avoir sujet de s’en défaire.

 

 

CHAPITRE XXVII.

 

Sa fuite à Slesvicq. Persécution et périls universels. Sa pauvre retraite et demeure ; fuites d’une place à l’autre. Ses biens sont confisqués en sa patrie. Elle écrit la Pierre de Touche. On commence à découvrir son innocence et le tort qu’on lui faisait. Elle est protégée de nouveau et demeure avec liberté à Slesvicq.

 

 

CHAPITRE XXVIII.

 

Les Prêtres s’opposent à sa retraite dans sa Succession de Nordstrand. Elle se justifie par les présentations de sa Confession de Foi, et déclare ses desseins. Elle refuse ceux qui la recherchent. Mort de quelques-uns de ses amis. Comment Dieu lui fait voir leur état. Ce qu’elle écrit là. Règles touchant l’extérieur. Sa dernière persécution et fuite de Holstein.

 

 

CHAPITRE XXIX.

 

Son arrivée à Hambourg. Sa conduite et ses occupations extérieures. Les écrits qu’elle y composa. Quelques-uns de ses discours touchant la bonté de Dieu, les tentations, la Conversion, l’Eucharistie, la persévérance, la prescience, le renoncement et l’abandon, les prières et méditations, et les choses extérieures.

 

 

CHAPITRE XXX.

 

Diverses persécutions faites à Madem. Bourignon dans la personne de ses amis à Slesvicq et ailleurs. Deux maladies qui lui font envisager la mort comme prochaine. Sa persécution de Hambourg.

 

 

CHAPITRE XXXI.

 

Son voyage, son arrivée et son établissement en Oost-Frise. Ses amis, maltraités ailleurs, s’y réfugient. On lui refuse sa succession. Plusieurs personnes s’étant retirées vers elle, la quittent encore. D’autres la vont voir et confèrent avec elle, qui répond à leurs difficultés. Les livres qu’elle écrivit là.

 

 

CHAPITRE XXXII.

 

Entretiens de Madem. Bourignon touchant diverses matières importantes, comme, la Conversion, la Grâce, la Conduite extérieure, la Correction, et quelques questions problématiques.

 

 

CHAPITRE XXXIII.

 

Elle raconte l’Apparition qu’elle eut de Jésus Christ et des choses dernières. Dieu l’avertit par diverses manières de ses traverses. Comment elle voyait les choses en Dieu maladies qu’elle eut. Persécutions de ses Domestiques ; et aussi d’un étranger. Sa dernière persécution de Lutzbourg.

 

 

CHAPITRE XXXIV.

 

La maladie et la mort de Mad. Bourignon. Son Portrait. Réponse aux insultes de ses ennemis. Les périodes de sa vie remarquables par des comètes : discours là dessus. Conclusion de cet ouvrage.

 

 

F  I  N.

 

 

 

 

 

 



1 Buchanan in Baptist.

2 Ps. 71.

3 Ps. 69.

4 Ps. 27.

5 Prudence. Couronne à sainte Eulalie.

6 Ps. 8.

7 Ps. 71.

8 Ps. 119.

9 Ps. 119.

10 Ps. 119.

11 Ps. 58, v. 4.

12 Osée 9, v. 14.

13 Ps. 119. v. 25, 28 ; 123, 136, 139, 143, 147, 148, 149.

14 1 Cor. 9, v. 27.

15 Jer. 20 et ch. 6.

16 Ps. 12, v. 5.

17 Ps. 73, v. 8. 9.

18 Exod. 22, v. 18.

19 Deut. 18, v. 10, 11, 12.

20 Jean de la Croix. Obscure nuit.

21 Suso, des Neuf roches, chap. 23.

22 Ibid. chap. 22.

23 Luc 18, v. 8.

24 Ps. 14.

25 Jer. 11, v. 18, 19.

26 Luc 14, v. 26, 33.

27 Matth. 19, v. 29.

28 Gal. 3, v. 28.

29 Joh. 7, v. 20.

30 Tacit. Annal, lib. XV.

31 Prov. 6, v. 34, 35.

32 Ps. 35, v. 13, etc.

33 Ps. 41, v. 16.

34 August. Cons. lib. VIII. cap. 8. Ego fremebam spiritu, indignans turbulentissima indignatione, quod non irem in placitum et pactum tecum, Deus meus, in quod eundun osse omnia ossa clamabant, et in coelum tollebant laudibus : et non illuc ibatur navibus quadrigis, pedibus – nam non solum ire, verum etiam pervenire illuc, nil erat aliud quam velle ire, sed velle fortiter et integre ; non, semisauciam hac atque hac versare et jactare voluntatem, hac parte assurgentem, cum alia parte cadente luctantem.

35 Suso, Des neuf roch., chap. 1.

36 Aveuglement des hommes, 1re Part. § 191.

37  Bodin. Demonom : liv. II, ch. 4.

38 Act. 18, v. 10.

39 Van der Heyden. Synops. discurs. Disc. 3.

40 Luc 24, v. 21.

41 Jean 21, v. 3. 

42 Ps. 118, v. 17.

43 Ioel. 2, v. 30. Luc. 21, v. 11, 25. Apoc. passim.

44 Matth. 24, v. 6, 7. Luc 21, v. 11, 19.

45 Ier. 10, v. 2.

46 Apoc. 16. 

47 Ier. lam. 4, v. 1. 

48 Isa. 57, v. 1.

 

 

 

 

 

 

 

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