Machinisme et civilisation
RÉSULTATS D’UNE ENQUÊTE-INTERNATIONALE
par
Léon de PONCINS
L’auteur de cet article termine en ce moment une vaste enquête internationale sur l’un des plus graves problèmes de l’heure : celui du machinisme dans ses rapports avec la civilisation.
Trois questions ont été posées :
I. Le machinisme est-il un bien ou un mal ? autrement dit, si l’on met en balance ce qu’il a produit de bien et de mal dans tous les domaines, le résultat est-il positif ou négatif ?
II. L’élément de mal engendré par le machinisme est-il dû à la machine en soi ou à l’utilisation qu’en a fait le monde moderne ?
III. Que faire ? Le remède est-il technique, social ou spirituel ?
Directement consultées, une cinquantaine de personnalités éminentes appartenant aux pays et aux milieux les plus divers ont répondu soit par écrit, soit oralement par interview.
Nous allons résumer ici les tendances générales qui se dégagent de cette consultation 1.
I
BILAN DU MACHINISME
Deux siècles d’industrialisme viennent de passer sur le monde, et cette expérience peut déjà nous permettre de porter un jugement sur les résultats qu’elle a engendrés.
Le machinisme est-il un bien ou un mal ?
Cette question, si simple cependant en apparence, et la diversité des réponses qu’elle attire nous font instantanément toucher du doigt l’effarante complexité des problèmes soulevés par le machinisme.
La réponse n’est pas facile, et cela pour plusieurs raisons : il n’y a pas de critérium absolu et universel du bien et du mal ; tout jugement personnel est forcément subjectif, les goûts et les opinions diffèrent.
En second lieu, pour porter un jugement d’ensemble valable, il faut tenir compte de la complexité des modifications produites par le machinisme dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique, spirituelle, entre lesquels il n’y a pas de commune mesure. Un gain dans un domaine est souvent compensé par une perte dans un autre ; comment établir l’équivalence ?
Enfin, le machinisme est en pleine période d’évolution, de sorte qu’on ne peut porter sur lui un jugement définitif. Toutefois, s’il n’y a pas équivalence, on peut cependant admettre une certaine hiérarchie des valeurs, sur laquelle les grands esprits de tous les temps et de tous les pays sont à peu près d’accord. Bref, s’il n’est pas possible d’avoir un jugement unanime, net et définitif, on peut cependant retirer de cette consultation une tendance générale indiscutable qui a d’autant plus de poids qu’elle provient des cerveaux dirigeants de notre temps. Sans préjuger de ce que le machinisme donnera dans l’avenir, domaine de l’espoir et du rêve, si l’on dresse aujourd’hui le bilan des deux siècles écoulés, selon l’opinion de la majorité de nos correspondants, le bilan penche du côté négatif. Il n’y a plus guère que les communistes (et encore les communistes russes, car certains communistes français comme Henri Barbusse sont assez réservés) qui soient les partisans aveugles et fanatiques du développement illimité du machinisme. Les Américains eux-mêmes sont bien revenus de leur enthousiasme primitif.
Nos grands ancêtres romantiques, écrit Paul Guitard dans Chômage, ont accueilli avec enthousiasme l’annonce d’une époque nouvelle, heureuse, sous les signes conjugués de la science et du progrès. Des années ont passé. Le plus clair que nous puissions retirer des leçons de ce temps écoulé est que la confiance dans la science est à moitié perdue. Nous n’étions pas éloignés de croire, cependant, que du xviiie siècle datait une ère définitive. Je veux le croire encore. Mais il faut bien reconnaître que les choses ne vont pas aussi vite que nous le pensions et que l’affaire n’est pas aussi claire qu’elle nous semblait.
Les défenseurs du machinisme sont assez hésitants dans leurs plaidoiries ; d’une façon générale, leur argument principal est le suivant, tel qu’il nous a été exposé par l’éminent savant qu’est le duc de Broglie :
Sans doute, le développement exagéré de l’industrialisme a produit un grand trouble, mais il ne faut pas oublier qu’il nous a donné auparavant plus d’un siècle de grande prospérité et aujourd’hui encore les choses vont-elles si mal que cela ? La grande difficulté vient de ce que les progrès du machinisme ont été si rapides, que l’adaptation sociale n’a pu suivre le train ; d’où crise.
Les adversaires du machinisme, par contre, sont plus nombreux et beaucoup plus affirmatifs. Devant les guerres, les révolutions, les crises économiques, la misère, le chômage et le bouleversement de l’Asie, certains d’entre eux, même des hommes politiques haut placés comme lord Lymington, n’hésitent pas en parlant de l’industrialisme moderne à employer les mots sonores de désastre et de calamité.
Résumons très brièvement les principaux arguments des deux camps en présence :
La machine, disent ses partisans, a donné à l’homme par ses multiples conquêtes la maîtrise de l’univers matériel.
Conquête des matières premières : métaux, fer, fonte, acier, bronze, nickel, aluminium, manganèse, charbon, pétrole, coton, caoutchouc, cellulose, soie végétale et la liste croissante des produits artificiels qui supplantent les produits naturels.
Conquête de la puissance : par la vapeur, le moteur à explosion et l’électricité.
Conquête de la distance et du temps : par les systèmes modernes de transport et par la transmission des pensées et des nouvelles.
Conquête de la faim : par l’intensification industrielle de la production agricole et coloniale.
Conquête du climat : par les mille moyens que la science met à notre disposition.
Pour résumer :
La machine est le symbole de la maîtrise de l’homme sur la nature qui l’entoure.
HENRY FORD.
À ce titre, elle est une victoire de l’esprit. À quoi les adversaires du machinisme répondent : Nous ne nions pas la réalité du progrès technique, mais son importance.
Est-il bon, est-il loyal, écrit G. Duhamel, de chercher à se duper sur l’importance de ces conquêtes qui laissent au vieux problème toutes ses dents, toutes ses griffes, tout son venin ?
Nous ne parlons même pas, écrit de son côté l’éminent orientaliste René Guénon, de tout ce qui a été sacrifié à ce développement et qui valait incomparablement plus ; nous ne parlons pas des connaissances supérieures oubliées, de l’intellectualité détruite, de la spiritualité disparue ; nous prenons simplement la civilisation en elle-même et nous dirons que, si l’on mettait en parallèle les avantages et les inconvénients de ce qu’elle a produit, ce résultat risquerait fort d’être négatif.
Est-il vrai que les hommes soient plus heureux aujourd’hui qu’autrefois parce qu’ils disposent de moyens de communication plus rapides ou d’autres choses de ce genre, parce qu’ils ont une vie plus agitée et plus compliquée ? Il nous semble que c’est tout le contraire : le déséquilibre ne peut être la condition du vrai bonheur. La civilisation moderne vise à multiplier les besoins artificiels et… elle créera plus de besoins qu’elle n’en peut satisfaire. Or, une fois qu’on est dans cette voie, il est bien difficile de s’y arrêter, et il n’y a même aucune raison de s’y arrêter à un point déterminé.
Les avantages du machinisme sont immédiats et évidents : il est plus agréable d’avoir des instruments qui rendent rapide et facile un travail autrefois long et pénible et qui créent ainsi, ou du moins devraient créer, une grande prospérité matérielle.
Les inconvénients sont plus lointains et plus subtils, mais ils n’en sont que plus redoutables ; on commence à s’en apercevoir aujourd’hui. La machine recèle en puissance des possibilités de bien et des possibilités de mal. À en juger par l’expérience des cent cinquante dernières années, les secondes augmentent plus vite que les premières à mesure que le machinisme se développe.
Nous ne pouvons nous étendre sur ce sujet. Énumérons rapidement quelques-uns des inconvénients du système :
Le travail mécanique est ennuyeux.
Le système technique ruine dans l’homme le plaisir de vivre. C’est certainement ce qui, dans les témoignages récents sur l’Amérique, est le plus inquiétant.
DANIEL-ROPS.
L’industrialisme ne crée pas la richesse, il l’exploite, à un rythme tel qu’on peut déjà entrevoir la fin de certaines matières premières indispensables.
L’industrialisme favorise la production, mais pour cela il crée des besoins et des appétits. Le résultat final est l’inverse de ce qu’on avait prévu. L’industrialisme crée la vie chère et l’absence de loisirs ; tout compte fait, patron ou employé, on travaille aujourd’hui plus qu’autrefois.
L’industrialisme impose la concentration de la population, dans de grandes cités où règnent des conditions d’existence artificielles et malsaines, moralement et physiquement.
L’industrialisme crée une profonde instabilité des conditions d’existence, dont souffrent toutes les classes de la population. Le fléau moderne du chômage est un des aspects de cette instabilité ; or, c’est là un fait sur lequel on ne saurait trop insister, depuis l’avènement du régime industriel le chômage a toujours existé à l’état endémique, même aux périodes de prospérité.
L’excès même du progrès matériel risque fort d’aboutir à quelque cataclysme, ne serait-ce que par l’incessant perfectionnement des procédés militaires de destruction.
L’industrialisme détruit la spiritualité.
Comme un idéal donne des satisfactions que l’on ne peut ni vendre, ni acheter, ni fabriquer à la machine, on s’en moque et on le piétine, tandis qu’on exalte sur tous les tons les plaisirs que l’on peut industrialiser, fabriquer et vendre, les plaisirs qui poussent au travail et à la consommation…
La chaîne est brisée qui nous tenait, nous périssables, unis au monde impérissable, et nous voilà réduits avec nos richesses à n’être que des étoiles errantes, dont la seule raison de vivre est d’être vivants.
GINA LOMBROSO.
Quels que soient donc les indéniables bienfaits qu’ait apportés le machinisme dans le passé, il devient évident qu’à continuer à l’aveugle dans la voie où nous sommes aujourd’hui engagés, nous marchons droit à une catastrophe.
Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles, a dit un jour Paul Valéry dans une page célèbre.
Il faut donc aviser et aviser rapidement. Pour cela, il est nécessaire d’examiner la situation avec clairvoyance et impartialité, de mesurer l’étendue du mal, d’en diagnostiquer les causes : causes immédiates et causes lointaines, causes apparentes et causes profondes ; ensuite, de chercher les remèdes et les solutions : solutions immédiates et provisoires qui nous tireraient momentanément d’affaire en parant au plus pressé ; puis solutions durables et lointaines qui empêcheraient le retour de pareilles catastrophes.
II
LES CAUSES DU MAL
L’élément de mal engendré par le machinisme est-il dû à la machine en soi ou à l’utilisation qu’en a fait le monde moderne ?
Dès l’abord, une remarque préliminaire s’impose. Il faut distinguer entre « machine » et « outil ».
Un outil est un instrument de travail plus ou moins perfectionné, mû par la force musculaire des hommes ou des animaux, ou par une force naturelle : vent, eau, etc.
Une machine est un instrument qui dégage une force autonome interne : vapeur, électricité, moteur à explosion.
Une faucheuse tirée par des chevaux est un outil ; la même faucheuse, tirée par un tracteur, est un groupe machine.
L’outil est vieux comme le monde, et, quelle que soit sa complexité, ses résultats sont toujours bienfaisants ; nous pouvons donc le mettre, une fois pour toutes, hors de cause. La machine, par contre, est de création récente ; elle a fait son apparition au xviiie siècle et a bouleversé le monde. C’est donc uniquement d’elle qu’il s’agit au cours de cette enquête.
Est-ce la machine qui est responsable des maux de l’industrialisme, ou l’utilisation qu’en a fait l’homme moderne ?
La machine n’a ni âme ni cerveau, elle ne peut être responsable en soi.
Inutile d’injurier la machine, elle ne répondra pas, nous dit René Dupuis, prière de s’adresser à l’homme.
La machine, nous dit le professeur d’Ocagne, est comme la langue d’Ésope, qui peut être utilisée pour le meilleur et pour le pire.
« Reproche-t-on aux couteaux les crimes des assassins ? » nous écrit un troisième.
Ceci est l’évidence même, mais le problème n’est cependant pas aussi simple qu’il paraît, et là se pose une question très redoutable, infiniment complexe et troublante, peu étudiée encore, que certains de mes correspondants signalent, mais sur laquelle cette enquête jette cependant peu de lumière ; je veux parler de l’interaction de la machine sur l’homme.
Je sais que l’homme fait la machine et que la machine le lui rend bien, écrit G. Duhamel.
Nos machines modernes complexes, nous écrit le sociologue américain Lothrop Stoddard, semblent posséder quelque chose comme une vie propre. La conséquence en est une obscure, mais très réelle symbiose entre l’homme et la machine. Cet inter-vitalisme est si nouveau que ses phénomènes n’ont presque pas été étudiés encore et que ses lois en sont virtuellement inconnues.
Bref,
on en vient à se demander si la machine n’est pas plus forte que l’homme.
J. DE MAUPÉOU.
Il semble, en effet, que la machine, une fois créée, amène fatalement par sa nature même certaines conséquences partout identiques dont l’homme constate le danger, qu’il déplore, mais qu’il est incapable d’enrayer. Ainsi on dit : Ne confondez pas « machinisme » et « concentration industrielle » ; sans doute, mais le machinisme n’exige-t-il pas la concentration industrielle pour produire avec efficacité ?
Dans « l’U. R. S. S. sans passion », Marc Chadourne nous montre que les méthodes de travail soviétique sont les mêmes que les méthodes américaines :
Devant les méthodes Ford, hier honnies, aujourd’hui exemplaires, les Soviets ont capitulé. Qui veut la fin veut les moyens. La production a ses lois et sa logique, ses nécessités inexorables qui sont les mêmes à Détroit ou à Stalingrad.
Seule une entente internationale pourrait remédier à cela, mais sa réalisation semble bien utopique.
Il y a aujourd’hui dans le monde des rivalités économiques féroces, et il est à craindre qu’il y ait toujours un pays qui, dans un but de domination mondiale, préfère les avantages égoïstes et momentanés de la surindustrialisation, sans se soucier des conséquences néfastes qui peuvent en résulter par la suite.
L. BLÉRIOT.
Prenons un exemple précis : le travail à la chaîne. Admettons que tout le monde soit d’accord pour constater qu’il est socialement nuisible ; il suffira cependant qu’une seule grande usine dans le monde travaille à la chaîne, pour que toutes les autres soient obligées d’en faire autant si elles ne veulent pas être distancées dans la concurrence économique. Or, il y aura toujours quelque part un industriel égoïste qui, dans un but de lucre, lancera la chaîne sans se soucier des conséquences. Autre exemple plus grave : tous les pays sont d’accord pour interdire l’emploi des gaz, mais tous fabriquent des gaz, car les gaz sont un élément de puissance, et tout le monde sait qu’il y aura toujours un pays prêt à jouer le tout pour le tout, malgré les signatures et les accords, en utilisant les gaz. L’exemple de la dernière guerre est là pour le prouver.
L’homme est-il plus fort que la machine, ou la machine plus forte que l’homme ? Grave problème qui touche à la métaphysique.
Ceci dit, nous poserons en principe que l’homme peut et doit dominer la machine, car d’une part, s’il ne le pouvait, il serait inutile de continuer cette enquête plus avant, et d’autre part le problème de la civilisation consiste justement à dominer la matière, donc la machine qui est un des aspects de la matière. Ce que nous venons d’en dire n’a pas pour but de montrer l’impossibilité de la tâche, mais de nous en faire apprécier la difficulté.
L’homme moderne a utilisé le machinisme en accord avec son idéal et sa mentalité dominante ; c’est donc elle qui est responsable des mauvais résultats que nous constatons aujourd’hui.
Le grand désordre, la crise économique et même les catastrophes qu’il est impossible de ne pas prévoir dans les jours où nous sommes, ne proviennent pas de l’instrument énorme qu’est le machinisme, mais de l’usage désordonné qui en est fait par suite du désordre même des régimes sociaux actuels.
HENRI BARBUSSE.
Or, la mentalité moderne est d’origine assez récente ; ses premiers symptômes ont commencé à se manifester à la Renaissance ; sous l’influence des conceptions juives et puritaines ils se sont développés par la Réforme et se sont imposés définitivement par la Révolution française de 1789. Les nouvelles conceptions ont donné le mercantilisme industriel dans le domaine économique, la démocratie égalitaire dans le domaine politique, et le rationalisme matérialiste dans le domaine religieux.
C’est, originairement tout au moins, la machine qui est un produit de la mentalité moderne, nous dit l’orientaliste René Guénon, et non pas l’inverse : tant que les tendances d’ordre matériel ne sont pas devenues prédominantes chez l’homme, il n’a jamais songé à consacrer tout son temps et tous ses efforts à inventer et à construire des machines. Il va sans dire d’ailleurs que les succès obtenus dans ce domaine n’ont fait, par la suite, qu’amplifier et généraliser ces mêmes tendances, mais ce sont celles-ci qui sont au point de départ.
Il est un fait qui étonnera sans doute beaucoup de nos contemporains, si infatués de l’idée de progrès : le principe des machines était connu dès la haute antiquité, et cela chez des peuples fort divers.
Mais alors, direz-vous, pourquoi n’ont-ils pas produit une civilisation industrielle comparable à celle d’aujourd’hui ?
La seule réponse que je puisse trouver, écrit l’Américain W. Stuart Chase, est qu’ils ne l’ont pas fait parce qu’ils ne le voulaient pas.
Ils ne voulurent pas y arriver, écrit de son côté Gina Lombroso, parce qu’ils étaient orientés de façon à redouter plus qu’à envier les machines dont nous sommes si fiers.
Une conception de la vie, une orientation différente de la nôtre peut exister. …Les Romains, les Égyptiens, les Chinois, diversement orientés, avaient des aspirations, des répugnances qui – directement ou indirectement – s’opposaient à l’utilisation de la science dans un but industriel, à la multiplication de la production, à l’augmentation du gaspillage. De même pourtant qu’avec notre orientation il nous est impossible d’arriver au degré où Rome, la Grèce, le Moyen Âge et la Chine arrivèrent comme perfection esthétique, politique, sociale et morale, perfection qui fut la conséquence logique de leur orientation, – de même il ne leur était pas possible de songer aux applications de machines dont ils méprisaient les avantages.
En tout cas, quelle que soit la part de la mentalité moderne dans la naissance et la création de l’industrialisme, une chose reste certaine, c’est cette mentalité qui en a orienté et dirigé les applications ; c’est donc elle qui est responsable de la bonne ou mauvaise utilisation du machinisme. D’autre part, c’est l’aspect économique de cette mentalité qui nous intéresse directement ici, autrement dit l’esprit capitaliste dont nous allons préciser les modalités, car il ne faut pas confondre « capitalisme » et « propriété ».
L’esprit qui anime la vie économique peut varier et a effectivement toujours varié à l’infini ; l’esprit qui animait l’artisan médiéval est totalement différent de celui qui inspire aujourd’hui les entreprises capitalistes.
Pour tous les hommes de l’aube du capitalisme, les affaires n’étaient qu’un moyen en vue d’une seule fin suprême, laquelle n’était autre que la vie ; ce sont leurs propres intérêts vitaux et ceux des autres hommes avec lesquels et pour lesquels ils travaillaient qui déterminaient la direction et la mesure de leur activité… La richesse était appréciée, on cherchait à l’acquérir, mais elle n’était pas une fin en soi : elle ne devait servir qu’à la création et à la conservation des valeurs en rapport avec la vie.
WERNER SOMBART.
La conception et l’organisation médiévales s’opposaient au grand développement matériel et économique actuel, mais elle évitait, par contre, la plupart des maux qui accablent le monde moderne : inégalité scandaleuse des fortunes, chômage, misère, paupérisme ; instabilité de l’existence, crises économiques et sociales, etc. Avant l’avènement du capitalisme :
La vie économique dans toutes ses vicissitudes restait subordonnée à la loi religieuse ou morale ; il n’était pas encore question de séparation entre la vie économique d’un côté, la religion et la morale de l’autre. Tout acte était encore sous la dépendance immédiate de la suprême instance morale : la volonté divine. Et pour autant que l’esprit du Moyen Âge restait en vigueur, cette volonté était entièrement et rigoureusement étrangère à la conception mammoniste des choses, et de ce fait la vie matérielle du temps jadis se trouvait tempérée par un solide facteur moral.
WERNER SOMBART.
À la fin du Moyen Âge :
En même temps que les conceptions, les sentiments et les mentalités, on voit se transformer le système économique du monde ; une puissance nouvelle fait son apparition : le capital.
La Renaissance rêvait d’un monde où le capital se mettrait au service de la culture intellectuelle et artistique, considérée comme un but ; après la Réforme, et quels que soient les arguments idéaux qu’elle puisse invoquer, le capital n’est plus un moyen, il devient à lui tout seul un but et un idéal.
G. BATAULT.
Il triomphera définitivement par la Révolution française de 1789 et s’imposera alors au monde entier.
L’essence du capitalisme est la recherche du gain, non pour subvenir aux nécessités de la vie ou satisfaire aux jouissances de l’existence, mais pour le gain lui-même. Son idéal est la masse, non la qualité. Ses moyens d’action sont le crédit et l’agiotage.
Ce qui constitue le capitalisme :
C’est premièrement le caractère… anonyme et impersonnel de la propriété, du travail et de la production. Deuxièmement le but, qui n’est pas la production des utilités réelles en vue de la consommation, mais qui est l’accumulation de ce qu’on appelle les richesses. Troisièmement le crédit, c’est-à-dire la dette, valeur par définition négative, qui est à la base de toute production, au lieu que cette base soit la terre, valeur positive.
Bref, le capitalisme, c’est l’industrie de l’argent, c’est la production de l’argent pour l’argent et par l’argent, où la terre et le travail, la production et la consommation, ne sont que des moyens employés pour arriver à cette fin, seule importante en soi, sans égard et souvent au détriment de tout le reste.
E. MALYNSKI.
Le reste est tout simplement l’homme vivant. Le monde occidental a déraillé. Ce qui avant n’était qu’un moyen est devenu un but. L’or, les affaires et plus tard les machines, au lieu d’être de simples instruments vers une civilisation plus haute et vers un peu plus de bonheur, sont devenus une fin en soi.
Primitivement, le machinisme fut inventé et utilisé par des artisans, et son but primordial était la création d’objets d’utilité. Au cours des cent cinquante dernières années, le machinisme s’est transformé, il est devenu la propriété d’un patron anonyme et lointain, et son but est devenu la création de profits.
ÉRIC GILL.
Ce qui caractérise l’esprit de nos jours :
C’est son indifférence complète pour le problème de la destinée de l’homme. L’homme est à peu près totalement éliminé du champ des intérêts économiques. Fiat Productio et pereat Homo…
WERNER SOMBART.
Tout ceci nous a menés dans une impasse apparemment sans issue, et on ne voit pas comment l’humanité sortira du cercle où elle s’est engagée.
Hâtons-nous d’ailleurs d’ajouter que le socialisme n’est pas une issue, car il ne peut qu’aggraver, en les renforçant, les maux du monde moderne. Capitalisme et socialisme ont en effet une base commune d’origine judéo-puritaine.
Le lien mystérieux, l’affinité secrète qui unissent malgré tout les mercantilistes et affairistes puritains aux bolchévistes proviennent, pour une large part, du fait qu’ils ont en commun, tout en tirant des conséquences et des conclusions différentes, une même conception et une même vision du monde.
G. BATAULT.
Selon Gustave le Bon, la civilisation allait osciller désormais entre deux systèmes aussi rebutants pour des âmes éprises de liberté : l’américanisme et le bolchévisme, dont il avait été le premier à saisir et à souligner l’inquiétante analogie.
Dans les deux systèmes, – américanisme et bolchévisme, – nous voyons le même idéal de bonheur terrestre par la production, la même prépondérance de l’économique, le même culte idolâtre de la machine et les mêmes méthodes industrielles qui aboutissent au même résultat : l’écrasement de l’homme asservi aux nécessités économiques.
Selon Ford, la machine a libéré l’homme et réussi là où la religion a échoué. Les Soviets ne disent pas autre chose. Pour eux, elle est le symbole d’un nouveau millénaire, de la science contre la superstition, de la libération définitive de l’humanité.
Pour les Russes, la machine est la plus extraordinaire création de l’homme… elle fera de l’homme le maître de lui-même et du monde environnant. C’est l’hymne d’éternelle génération, le chant de la vie éternelle. Il voit en elle sa propre finalité, le but suprême.
Sans elle, la vie lui paraît une éternelle damnation, une nuit incessante de ténèbres et d’horreur… la machine est pour lui une fée bienfaisante toujours prête à écarter tous les maux et tous les tourments.
MAURICE GERSHON HINDUS.
La crise économique et industrielle qui nous atteint si durement n’est donc que l’aspect extérieur et superficiel de la crise profonde qui secoue le monde et menace les fondements mêmes de notre civilisation.
La crise mondiale actuelle n’est pas une chute brusque dans l’abîme ; elle est l’aboutissant logique des faux principes sur lesquels repose notre civilisation. Elle était prévisible et elle a été prévue par des hommes au regard profond, qui ont su pénétrer l’avenir à travers le masque trompeur des apparences et le mirage des illusions, si généreuses soient-elles. Citons entre autres « Past and Present » de Thomas Carlyle, et « Erewhon » de Samuel Butler, deux livres prophétiques écrits il y a environ un siècle, et, plus près de nous, « la Crise du Monde moderne », de René Guénon.
La crise n’est pas une crise de circonstances ; elle est une crise de système. Le monde moderne, produit de la Renaissance, de la Réforme et de la Révolution de 1789, s’écroule, et un monde nouveau commence lentement à s’élaborer.
L’histoire contemporaine s’achève et voici que commence une ère inconnue…
Les hommes qui pressentaient l’avenir avaient depuis longtemps conscience que des catastrophe étaient imminentes, et ils en discernaient les symptômes spirituels sous les dehors d’une vie tranquille et bien arrangée. Le fait qu’aujourd’hui tout l’univers entre en dissolution ne doit pas étonner ceux qui ont été attentifs aux mouvements de l’esprit.
NICOLAS BERDIAEV.
III
LES RÉFORMES DE L’AVENIR
Que faire ? Le remède est-il d’ordre technique, social ou spirituel ?
Dans ses débuts, la machine a grisé l’homme.
L’explosion d’inventions qui marqua le xixe siècle achève de faire chavirer les esprits. L’homme se croit Dieu. La science et la technique, considérées comme toujours bienfaisantes, deviennent les divinités tutélaires de la cité. Le taylorisme, la rationalisation sont élevés à la hauteur de véritables conceptions mystiques.
P. LUCIUS.
Tant que cette hypnose durait, il n’y avait rien à faire, mais la crise s’est chargée de dissiper cette gigantesque hallucination collective.
Certains faits récents ont profondément impressionné les masses ; pour la première fois dans l’histoire du monde, on a délibérément brûlé du blé ; l’absurdité d’un régime économique qui fait détruire des récoltes, alors que des millions de gens souffrent de la faim, a éclaté ainsi aux yeux de tous.
Il y a donc aujourd’hui un point essentiel d’acquis ; la nécessité de profondes et urgentes réformes. Reste à décider lesquelles.
Il va de soi que les réformes suggérées par cette enquête restent pour le moment sur un plan idéal, puisque aucun de ceux qui les proposent ne dispose du pouvoir effectif de les appliquer. Toutefois, pour décréter des réformes efficaces, il est indispensable au préalable de voir clair dans l’imbroglio actuel, et seuls ceux qui ont le loisir de méditer peuvent trouver une issue et formuler un plan d’action que les hommes au pouvoir pourront tenter d’appliquer.
Or, comme nous l’avons déjà fait ressortir, un point capital se dégage de cette enquête : le chaos actuel n’est pas une crise de circonstances, mais une crise de système. Seul donc, un long et douloureux processus de redressement pourra en venir à bout, et ce redressement, pour être efficace, devra se faire sur un plan international, pour ne pas dire mondial, car aujourd’hui les interactions économiques mondiales, dues au développement de la technique, sont trop étroitement solidaires pour que des réformes entreprises sur un plan exclusivement national puissent agir de façon durable et efficace.
D’autre part, le temps presse, car la gravité de la situation est telle que des catastrophes sont imminentes. D’une part, donc, les seules réformes vraiment efficaces sont des réformes à longue échéance, et, d’autre part, dans bien des cas, on ne peut pas attendre. Il est donc nécessaire de prendre des mesures de sauvegarde provisoires, mais immédiates, qui permettent de durer le temps suffisant pour obtenir une amélioration définitive.
Il est inutile de nous étendre ici sur les réformes provisoires et immédiates. Elles peuvent être prises sur le plan national, varient suivant les pays et les circonstances, et sont du ressort des gouvernements. Les secours de chômage, les contingentements, les accords douaniers, rentrent dans cette catégorie
Toutefois, ces mesures, si elles neutralisent momentanément les effets néfastes de la crise, ne suppriment pas la cause du mal.
Il ne peut s’agir d’établir ici un programme de réforme complet, précis et détaillé, car il sortirait du cadre de cet article et surtout il est encore un peu tôt pour cela. Tout au plus peut-on espérer mettre un peu d’ordre et de clarté dans le chaos actuel des idées et des faits, et indiquer la tendance générale et le sens des réformes à opérer…
Celles-ci doivent être à la fois d’ordre technique, social et spirituel, car ces trois domaines sont liés, et rien ne passe dans l’un qui n’ait ses répercussions immédiates dans les deux autres.
Réformes d’ordre technique. – Étant du domaine de la technique pure, c’est aux techniciens à les formuler et à les préciser. Elles pourraient notamment et devraient remédier au côté malsain et dangereux du machinisme.
Une multitude de précautions est nécessaire pour lutter contre le rôle malsain ou dangereux de la grande industrie,
nous dit le biologiste anglais J. S. Haldane, qui est chargé de la surveillance sanitaire et sociale de toutes les mines d’Angleterre.
Dans cet ordre d’idées, de sérieuses améliorations ont été déjà effectuées depuis un siècle, mais beaucoup reste encore à faire.
Il y a d’autre part des réformes purement techniques qui ont d’heureuses répercussions sociales ; le développement de la force électrique permet la décentralisation industrielle et favorise la renaissance de l’artisanat, tant citadin qu’agricole. L’électricité permet aussi de construire des usines saines, propres et agréables à voir.
On pourrait multiplier les exemples de ce genre. Bornons-nous à poser le principe des réformes techniques.
Réformes d’ordre social. De ce côté, il y a beaucoup à faire. Le libéralisme économique a eu des résultats désastreux : il faut remplacer l’économie basée sur l’individualisme égalitaire par une économie sociale à base corporative ; de ce côté, on pourrait s’inspirer utilement de la splendide organisation médiévale, et certains grands pays, comme l’Italie fasciste ou la nouvelle Autriche, commencent résolument à s’orienter dans cette voie, prônée également par l’Église catholique.
Naturellement, un changement aussi considérable d’orientation sociale exige beaucoup de tâtonnements et de prudence, mais le principe en est généralement admis.
Parallèlement à l’idée corporative, la renaissance de l’artisanat s’affirme et se développe. Nous avons vu qu’il ne fallait pas confondre « machinisme » et « concentration industrielle », celle-ci étant considérée comme néfaste au point de vue social ; alliée au progrès de la technique, la renaissance corporative et artisanale lutte avec efficacité contre cette concentration. Corporation et artisanat ne sont pas une panacée universelle, et il y a des domaines où l’artisanat est inapplicable, celui de l’industrie lourde, par exemple. Toutefois, ses possibilités sont déjà assez vastes pour que les effets bienfaisants de ces deux réformes se fassent vite sentir.
Les conditions exceptionnelles du xixe siècle ont permis à l’Europe de devenir l’usine du monde et, ce faisant, certains pays ont délibérément sacrifié leur agriculture à leur industrie. Cette époque est finie sans retour. Le reste du monde s’industrialise lentement ; les marchés se ferment un à un, les barrières douanières s’élèvent et les boycottages économiques s’installent un peu partout. Les conditions exceptionnelles qui ont présidé au développement industriel de l’Europe ne reviendront jamais, il faut en prendre son parti et s’organiser en conséquence. Cela signifie pour certains pays une réorganisation totale.
La France, qui a gardé un certain équilibre entre l’économie rurale et l’économie industrielle, retire aujourd’hui le bénéfice de cet esprit de mesure, qui fut longtemps tourné en dérision par l’étranger industrialisé et américanisé.
Il y a aussi des mesures d’ordre social qui peuvent avoir d’heureux effets, telles que la restriction et l’interdiction du travail des femmes et des enfants dans les usines ; dans une société bien ordonnée, chacun doit remplir un rôle conforme à sa nature ; la femme est mal adaptée à ce genre de travail, et il est absurde, à une époque de chômage, de faire travailler des femmes alors que tant d’hommes se croisent les bras.
Il y a également un problème connexe et délicat : celui de la surpopulation ; par un ensemble de causes qu’il serait trop long d’énumérer ici, l’industrialisme tend à amener un accroissement rapide de la population. La population du globe était, en 1810, de 680 millions d’habitants, et, en 1913, de 1 milliard 750 millions. En l’espace d’un siècle, elle avait donc augmenté de plus d’un milliard. Or, il est manifeste que certains pays, comme l’Allemagne et le Japon, souffrent terriblement d’un excès de population qui est une des causes principales de guerre.
Certains gouvernements préconisent officiellement la limitation des naissances par le « Birth Control » (Angleterre entre autres). D’autres, au contraire, comme l’Allemagne et l’Italie, poussent dans un but militaire au développement illimité de la population. Le « Birth Control », autorisé par certaines églises protestantes, est interdit par l’Église catholique. En tout cas, il y a un fait certain et universel : après une poussée forcenée due à l’industrialisation, le rythme des naissances et de l’accroissement de la population revient partout à une cadence normale que nous appellerons préindustrielle. La courbe démographique a subi successivement partout la même évolution dans le monde entier. Il ne semble pas que ni les gouvernements, ni les Églises soient capables de la modifier sensiblement, et de ce côté l’avenir s’annonce moins inquiétant.
Au point de vue sanitaire et social, le développement du naturisme et des sports, malgré d’inévitables abus dus principalement au commercialisme de notre époque, marque une bienfaisante réaction contre la vie malsaine de la cité : dans ce domaine, la belle institution sportive des sokols tchécoslovaques pourrait servir de modèle social et de réaction contre l’abus américain du record à tout prix.
Dans cet immense effort de redressement, l’art, créateur de beauté, peut jouer un rôle important. L’art ne doit pas être une chose accessoire et extérieure, il doit faire partie intégrale de la vie humaine ; il en était ainsi autrefois. Les maisons que nos ancêtres habitaient, les vêtements dont ils s’habillaient, les objets dont ils se servaient étaient beaux et, par leur variété, s’harmonisaient au cadre des diverses natures environnantes. Il en est encore ainsi au Japon, où l’objet le plus usuel est d’un goût parfait. L’industrialisme a amené le divorce de l’art et de la vie, mais ce n’est pas là une conséquence fatale du machinisme et il pourrait en être tout autrement. D’ailleurs, il se manifeste partout, depuis vingt-cinq ans, une renaissance artistique très nette. C’est là un symptôme dont l’importance peut être difficilement surestimée.
L’art est un mode de vie supérieure, il représente une victoire sur la mort.
A. ROUSSEAUX.
L’art est un reflet de la spiritualité ; à ce titre il peut lutter efficacement contre le matérialisme mercantile de notre époque, et par ailleurs il embellit et anoblit l’atmosphère de l’existence humaine. De ce côté, il y a beaucoup à faire, car le cadre de la vie industrielle est trop souvent encore sordide, déprimant et malsain.
Enfin, dans le domaine social qui touche à l’économie capitaliste, il y aurait de grandes réformes à opérer touchant les abus du crédit et de la publicité. Tous deux ont pour but de créer des besoins factices incessamment renouvelés, afin de permettre un développement illimité du machinisme et des affaires. Ceci provient de l’erreur capitaliste, qui met le moyen, c’est-à-dire le machinisme et les affaires, avant le but qui est l’homme vivant, et qui développe les premiers au détriment du second. Il y a là un monstrueux renversement des valeurs qui est au fond d’ordre spirituel et qui nous amène au troisième et dernier point de cette enquête : les réformes d’ordre spirituel.
Réformes d’ordre spirituel. – Les réformes d’ordre technique et social sont subordonnées aux réformes d’ordre spirituel qui en conditionnent les modalités et les rendent possibles. Tout changement doit être conçu en idée avant d’être appliqué en fait, et, quoi qu’on en dise, ce sont les idées qui mènent le monde.
Le problème du machinisme est le problème même de l’humanité ; c’est le réduire ou le mal comprendre que le présenter autrement.
J. LAFITTE.
C’est donc au spirituel qu’il incombe de corriger tout cela, nous dit le président de la chambre de commerce de Lyon, M. Isaac. Car ce qui doit dominer comme préoccupation, c’est que la machine soit faite pour l’homme, et non l’homme pour la machine.
ANDRÉ SIEGFRIED.
Une économie qui avait perdu de vue son véritable but, qui s’organisait sans tenir aucun compte de la nature, qui méconnaissait les réalités les plus essentielles en ne voulant voir partout que besoins à susciter pour avoir à les satisfaire et pour chercher dans cette satisfaction une source de profits toujours plus grands ; une économie qui ne voulait voir dans l’homme, en définitive, qu’une sorte de matière à exploiter au profit de l’argent, au lieu d’y voir une fin à servir ; une pareille économie ne devait-elle pas aboutir un jour à la catastrophe ?
R. P. COULET.
Le monde moderne a fait faillite parce qu’il a sacrifié toutes les valeurs supérieures à un idéal exclusif de bonheur terrestre, le bonheur étant identifié avec le bien-être matériel ; or, il n’a jamais donné le bonheur et il ne peut même plus assurer le bien-être matériel.
Arrivant nous-mêmes, écrit Pierre Lucius, au point d’articulation de deux périodes de l’histoire, n’appartenant déjà plus à celle qui s’achève sous nos yeux, nous saisissons que le monde a vécu pendant cinq cents ans du potentiel intellectuel et moral que le Moyen Âge, méditatif et concentré, avait accumulé.
Il n’y a plus moyen, écrit de son côté A. J. Penty, il n’y a plus moyen actuellement de nier le fait que l’emploi inconsidéré du machinisme soit une menace pour la civilisation. Nous vivons aujourd’hui dans une société anormale, et c’est folie que de vouloir stabiliser l’anormal. La seule solution est un retour à la normale.
La solution du problème du machinisme exige un renversement des conceptions et des méthodes actuelles. Nous devons apprendre à subordonner les moyens aux fins, et pour cela nous devons acquérir de nouvelles valeurs et changer nos habitudes courantes de pensée et de vie. Le problème du machinisme n’est donc pas un problème isolé, il fait partie d’une maladie spirituelle intérieure.
La restriction du machinisme semble pur obscurantisme aux adeptes de la philosophie matérialiste; c’est pécher contre la lumière, alors qu’en réalité ce serait la suprême sagesse.
Pour maîtriser le machinisme, nous devons exalter les fins supérieures et subordonner les activités matérielles aux fins spirituelles.
Nous devons exiger que les intérêts de la société, de la religion, de la vie et de la culture passent en premier et que l’emploi du machinisme soit réduit lorsqu’il entre en conflit avec l’un d’eux ; nous devons approcher le problème du machinisme d’un point de vue qualitatif plutôt que quantitatif, et alors nous serons à même de formuler des principes pour son contrôle.
A. J. PENTY.
La véritable civilisation, il faut le répéter sans trêve, est d’ordre spirituel.
LUC DURTAIN.
C’est un grand idéal qui crée les grandes civilisations… Nos sages nous ont appris que c’est la vérité qui sauve les hommes de l’annihilation, non les choses matérielles. Les peuples souffrent d’un déséquilibre quand leur puissance n’est pas dirigée par une vérité intérieure, semblables en cela à une auto privée de chauffeur et lancée à l’aveugle.
RABINDRANATH TAGORE.
C’est une conception du monde et de la vie basée sur un idéal de bonheur terrestre matérialiste et quantitatif qui a orienté l’activité humaine dans le sens du développement illimité du mercantilisme industriel et a produit le déséquilibre actuel.
La crise économique qui nous atteint si durement n’est que l’aspect extérieur et superficiel de la crise profonde qui secoue le monde et menace les fondements mêmes de notre civilisation.
À un moment donné, nous nous sommes engagés dans une voie séduisante, mais fausse, parce qu’elle brisait l’armature spirituelle de la société occidentale, et cette voie nous a menés au désastre.
Or, toute tentative de redressement qui ne tiendra pas compte des racines profondes de cette civilisation ne pourra être qu’illusoire et vaine, même s’il en résulte une amélioration passagère.
Il faut donc commencer par instaurer une nouvelle conception du monde, une nouvelle mystique de la vie et de ses fins dernières qui rétablisse l’équilibre des valeurs.
Le but des efforts humains ne doit plus être uniquement la production, mais la création d’une civilisation supérieure, image terrestre de la spiritualité éternelle.
Il ne sera plus alors impossible d’entrevoir le rêve d’une société aristocratique où la machine remplacera les esclaves d’autrefois et les prolétaires d’aujourd’hui.
Et, dit le docteur Ch. Nicolle, c’est précisément, peut-être, par le judicieux développement d’un machinisme strictement limité à son domaine, que l’homme, allégé dans ses soucis matériels, assurera le mieux dans l’avenir l’indépendance et le développement de sa personnalité spirituelle. Quelles ressources Prométhée, le génie humain, n’a-t-il pas tirées de son vieil ennemi le feu ?
Léon de PONCINS.
Paru dans le Mercure de France
en novembre 1934.
1 Toutes les réponses qui nous sont parvenues mériteraient également d’être citées ici ; mais, à notre très grand regret, l’immensité même du sujet s’y oppose et le cadre forcément restreint d’un article de revue nous permet seulement de résumer dans ses grandes lignes l’opinion générale qui se dégage de cette enquête.
Nous nous en excusons très vivement auprès de ceux de nos correspondants que des raisons d’ordre purement matériel nous ont empêché de citer ici, en les priant de nous faire crédit jusqu’à la complète publication de cette enquête en librairie.