Le Concordat

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Étienne-Marie PORTALIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La religion en général est-elle nécessaire aux corps de nation ? est-elle nécessaire aux hommes ? Nous naissons dans des sociétés formées et vieillies, nous y trouvons un gouvernement, des institutions, des lois, des habitudes, des maximes reçues ; nous ne dédaignons pas de nous enquérir jusqu’à quel point ces diverses choses se tiennent entre elles ; nous ne demandons pas dans quel ordre elles sont établies, nous ignorons l’influence successive qu’elles ont eue sur notre civilisation et qu’elles conservent sur les mœurs publiques et sur l’esprit général ; trop confiants dans nos lumières acquises, fiers de l’état de perfection où nous sommes arrivés, nous nous imaginons que sans aucun danger pour le bonheur commun, nous pourrions désormais renoncer à tout ce que nous appelons préjugés antiques et nous séparer brusquement de tout ce qui nous a civilisés. De là l’indifférence de notre siècle pour les institutions religieuses et pour tout ce qui ne tient pas aux sciences et aux arts, aux moyens d’industrie et de commerce qui ont été si heureusement développés de nos jours, d’objets d’économie politique sur lesquels nous paraissons fonder exclusivement la prospérité des États.

Je m’empresserai toujours de rendre hommage à nos découvertes, à notre instruction, à la philosophie de nos temps modernes.

Mais, quels que soient nos avantages, quel que soit le perfectionnement de notre espèce, les bons esprits sont forcés de convenir qu’aucune société ne pourrait subsister sans morale et que l’on ne peut encore se passer de magistrats et de lois.

Or, l’utilité ou la nécessité de la religion ne dérive-t-elle pas de la nécessité même d’avoir une morale ? L’idée d’un Dieu législateur n’est-elle pas aussi essentielle au monde intelligent que l’est au monde physique celle d’un Dieu créateur et premier moteur de toutes les causes secondes. L’athée qui ne reconnaît aucun dessein dans l’univers et qui semble n’user de son intelligence que pour tout abandonner à une fatalité aveugle, peut-il inutilement prêcher la règle des mœurs en desséchant par ses désolantes opinions la source de toute moralité ?

Pourquoi existe-t-il des magistrats ? Pourquoi existe-t-il des lois ? Pourquoi ces lois annoncent-elles des récompenses et des peines ? C’est que les hommes ne suivent pas uniquement leur raison ; c’est qu’ils sont naturellement disposés à espérer, à craindre et que les instituteurs des nations ont cru devoir mettre cette disposition à profit pour les conduire au bonheur et à la vertu. Comment donc la religion, qui fait de si grandes promesses et de si grandes menaces, ne serait-elle pas utile à la société ?

Les lois et la morale ne sauraient suffire.

Les lois ne règlent que certaines actions ; la religion les embrasse toutes. Les lois n’arrêtent que le bras, la religion règle le cœur, les lois ne sont relatives qu’au citoyen, la religion s’empare de l’homme.

Quant à la morale, que serait-elle si elle demeurait reléguée dans la haute région des sciences et si les institutions religieuses ne l’en faisaient pas descendre pour la rendre sensible au peuple ?

La morale sans préceptes positifs laisserait la raison sans règle, la morale sans dogmes religieux ne serait qu’une justice sans tribunal.

Quand nous parlons de la force des lois, savons-nous bien quel est le principe de cette force ? Il réside moins dans la bonté des lois que dans leur puissance. Leur bonté seule serait toujours plus ou moins un objet de controverse. Sans doute une loi est plus durable et mieux accueillie quand elle est bonne ; mais son principal mérite est d’être loi, c’est-à-dire son principal mérite est d’être, non un raisonnement, mais une décision, non une simple thèse, mais un fait. Conséquemment une morale religieuse qui se résout en commandements formels a nécessairement une force qu’aucune morale purement philosophique ne saurait avoir. La multitude est plus frappée de ce qu’on lui ordonne que de ce qu’on lui prouve. Les hommes en général ont besoin d’être fixés ; il leur faut des maximes plutôt que des démonstrations.

La diversité des religions positives ne saurait être présentée comme un obstacle à ce que la vraie morale, à ce que la morale naturelle puisse jamais devenir universelle sur la terre. Si les diverses religions positives ne se ressemblent pas, si elles diffèrent dans leur culte extérieur et dans leurs dogmes, il est du moins certain que les principaux articles de la morale naturelle constituent le fond de toutes les religions positives. Par là, les maximes et les vertus les plus nécessaires à la conservation de l’ordre social sont partout sous la sauvegarde des sentiments religieux et de la conscience. Elles acquièrent ainsi un caractère d’énergie, de fixité et de certitude qu’elles ne pourraient tenir de la science des hommes.

Un des grands avantages des religions positives est encore de lier la morale à des rites, à des cérémonies, à des pratiques qui en deviennent l’appui. Car n’allons pas croire que l’on puisse conduire les hommes avec des abstractions ou des maximes froidement calculées. La morale n’est pas une science spéculative, elle ne consiste pas uniquement dans l’art de bien penser, mais dans celui de bien faire. Il est moins question de connaître que d’agir ; or, les bonnes actions ne peuvent être préparées et garanties que par les bonnes habitudes. C’est en pratiquant des choses qui mènent à la vertu, ou qui du moins en rappellent l’idée, qu’on apprend à aimer et à pratiquer la vertu même.

Sans doute il n’est pas plus vrai de dire, dans l’ordre religieux, que les rites et les cérémonies sont la vertu, qu’il ne le serait de dire, dans l’ordre civil, que les formes judiciaires sont la justice, mais comme dans l’ordre politique la justice ne peut être garantie que par des formes réglées qui préviennent l’arbitraire dans l’ordre moral, la vertu ne peut être assurée que par l’usage et la sainteté de certaines pratiques qui préviennent de la négligence et de l’oubli.

La vraie philosophie respecte les formes autant que l’orgueil les dédaigne. Il faut une discipline pour la conduite, comme il faut un ordre pour les idées. Nier l’utilité des rites et des pratiques religieuses en matière de morale, ce serait nier l’empire des notions sensibles sur des êtres qui ne sont pas des purs esprits, ce serait nier la force de l’habitude.

Il est une religion naturelle dont les dogmes et les préceptes n’ont point échappé aux sages de l’antiquité et à laquelle on peut s’élever par les seuls efforts d’une raison cultivée. Mais une religion purement intellectuelle ou abstraite pourrait-elle jamais devenir nationale ou populaire ? Une religion sans culte public ne s’affaiblirait-elle pas bientôt ? Ne ramènerait-elle pas infailliblement la multitude à l’idolâtrie ? S’il faut juger du culte par la doctrine, ne faut-il pas conserver la doctrine par le culte ? Une religion qui ne parlerait point aux yeux et à l’imagination pourrait-elle conserver l’empire des âmes ? Si rien ne réussissait à ceux qui professent la même croyance, n’y aurait-il pas eu, en peu d’années, autant de systèmes religieux qu’il y a d’individus ? Les vérités utiles n’ont-elles pas besoin d’être consacrées par de salutaires institutions ?

Les hommes en s’éclairant deviennent-ils des anges ? peuvent-ils donc espérer qu’en communiquant leurs lumières, ils élèveront leurs semblables au rang sublime des pures intelligences ?

Les savants et les philosophes de tous les siècles ont constamment manifesté le désir louable de n’enseigner que ce qui est bon, que ce qui est raisonnable, mais se sont-ils accordés entre eux sur ce qu’ils réputaient raisonnable et bon ? Règne-t-il une grande harmonie entre ceux qui ont discuté et qui discutent encore les dogmes de la religion naturelle ? Chacun d’eux n’a-t-il pas son opinion particulière, et n’est-il pas réduit à son propre suffrage ? Depuis les admirables offices du consul romain, a-t-on fait, par les efforts de la science humaine, quelque découverte dans la morale ? Depuis les dissertations de Platon, est-on agité par moins de doutes dans la métaphysique ? S’il y a quelque chose de stable et de convenu sur l’existence et l’unité de Dieu, sur la nature et la destination de l’homme, n’est-ce pas au milieu de ceux qui professent un culte et qui sont unis entre eux par les liens d’une religion positive ?

L’intérêt des gouvernements humains est donc de protéger les institutions religieuses, puisque c’est par elles que la conscience intervient dans toutes les affaires de la vie, puisque c’est par elles que la morale et les grandes vérités qui lui servent de sanction et d’appui sont arrachées à l’esprit de système, pour devenir l’objet de la croyance publique, puisque c’est par elles enfin que la société entière se trouve placée sous la puissance et la garantie de l’auteur même de la nature.

Les États doivent maudire la superstition et le fanatisme. Mais sait-on bien ce que serait un peuple de sceptiques oui d’athées ?

Le fanatisme de Muncer, chef des anabaptistes, a été certainement plus funeste aux hommes que l’athéisme de Spinosa. Il est encore vrai que des nations agitées par le fanatisme se sont livrées, par intervalle, à des accès et à des horreurs qui font frémir. Mais la question de préférence entre la religion et l’athéisme ne consiste pas à savoir si, dans une hypothèse donnée, il n’est pas plus dangereux qu’un tel homme soit fanatique qu’athée, ou si dans certaines circonstances, il ne vaudrait pas mieux qu’un peuple fût athée que fanatique ; mais si, quant à la durée des temps, et pour les hommes en général, il ne vaut pas mieux que les peuples abusent quelquefois de la religion, que de n’en point avoir.

L’effet inévitable de l’athéisme, dit un grand, homme, est de nous conduire à l’idée de notre indépendance, et conséquemment de notre révolte. Quel écueil pour toutes les vertus les plus nécessaires au maintien de l’ordre social ! Le scepticisme de l’athée isole les hommes autant que la religion les unit ; il ne les rend pas tolérants, mais frondeurs ; il dénoue tous les fils qui nous attachent les uns aux autres ; il se sépare de tout ce qui nous gêne et il méprise tout ce que les autres croient ; il dessèche la sensibilité ; il étouffe tous les mouvements spontanés de la nature ; il fortifie l’amour-propre et le fait dégénérer en un sombre égoïsme ; il substitue des doutes à des vérités ; il arme des passions, et il est impuissant contre les erreurs ; il n’établit aucun système, il laisse à chacun le droit d’en faire ; il inspire des prétentions sans donner des lumières ; il mène par la licence des opinions à celle des vices ; il flétrit le cœur, il brise tous les liens, il dissout la société.

L’athéisme aurait-il du moins l’effet d’éteindre toute superstition, tout fanatisme ? Il est impossible de le penser. La superstition et le fanatisme ont leur principe dans les imperfections de la nature humaine.

La superstition est une suite de l’ignorance et des préjugés. Ce qui la caractérise est de se trouver unie à quelqu’un de ces mouvements secrets et confus de l’âme, qui sont ordinairement produits par trop de timidité ou par trop de confiance et qui intéressent plus ou moins vivement la conscience en faveur des écarts de l’imagination ou des préjugés de l’esprit. On peut définir la superstition une croyance aveugle, erronée ou excessive, qui tient presque uniquement à la manière dont nous sommes affectés et que nous réduisons, par un sentiment quelconque de respect ou de crainte, en règle de conduite ou en principe de mœurs.

Avec une imagination vive, avec une âme faible, ou avec un esprit peu éclairé, on peut être superstitieux dans les choses naturelles comme dans les choses religieuses. Il n’est pas contradictoire d’être à la fois impie et superstitieux ; nous prenons à témoin les incrédules du Moyen Âge et quelques athées de nos jours.

D’autre part, toute opinion quelconque, religieuse, politique, philosophique, peut faire des enthousiastes et des fanatiques. De simples questions de grammaire nous ont fait courir le risque d’une guerre civile ; on s’est quelquefois battu pour le choix d’un histrion.

D’après le mot d’un célèbre ministre, la dernière guerre dans laquelle la France a si glorieusement soutenu le poids de l’univers, a-t-elle été autre chose que la guerre des opinions armées, et y a-t-il eu une guerre religieuse qui ait fait répandre plus de sang ?

On ne saurait donc imputer exclusivement à la religion des mots qui ont existé et qui existeraient sans elle ; loin que la superstition soit née de l’établissement des religions positives, on peut affirmer que sans le frein des doctrines ou des institutions religieuses, il n’y aurait plus de terme à la crédulité, à la superstition, à l’imposture. Les hommes, en général, ont besoin d’être croyants pour n’être pas crédules ; ils ont besoin d’un culte pour n’être pas superstitieux.

En effet, comme il faut un code de lois pour régler les intérêts, il faut un dépôt de doctrine pour fixer les opinions. Sans cela, suivant l’expression de Montaigne, il n’y a plus rien de certain que l’incertitude même.

La religion positive est une digue, une barrière qui seule peut nous rassurer contre ce torrent d’opinions fausses et plus ou moins dangereuses, que le délire de la raison humaine peut inventer.

Craindrait-on de remédier à rien en remplaçant les faux systèmes de philosophie par de faux systèmes de religion ?

La question sur la vérité, la fausseté de telle ou telle autre religion positive n’est qu’une pure question théologique qui nous est étrangère. Les religions, même fausses, ont au moins l’avantage de mettre obstacle à l’introduction des doctrines arbitraires. Les individus ont un centre de croyance, les gouvernements sont rassurés sur des dogmes une fois connus, qui ne changent pas ; la superstition est, pour ainsi dire, régularisée, circonscrite dans des bornes qu’elle ne peut ou qu’elle n’ose franchir. Il n’y a point à balancer entre de faux systèmes de philosophie et de faux systèmes de religion.

Les faux systèmes de philosophie rendent l’esprit contentieux et laissent le cœur froid : les faux systèmes de religion ont au moins l’avantage de rallier les hommes à quelques idées communes, et de les disposer à quelques vertus. Si les faux systèmes de religion nous façonnent à la crédulité, les faux systèmes de philosophie nous conduisent au scepticisme, Or, les hommes en général, plus faits pour agir que pour méditer, ont plus besoin, dans toutes les choses pratiques, de motifs déterminants que de subtilités et de doutes. Le philosophe lui-même a besoin, autant que la multitude, du courage d’ignorer et de la sagesse de croire : car il ne peut ni tout connaître, ni tout comprendre.

Ne craignons pas le retour du fanatisme : nos mœurs, nos lumières empêchent ce retour. Honorons les lettres, cultivons les sciences en respectant la religion, et nous serons philosophes sans impiété et religieux sans fanatisme. Ce qui est inconvenable, c’est que dans le moment même où l’on annonce que la protection donnée aux institutions religieuses pourrait nous replonger dans des superstitions fanatiques, on prétend, d’un autre côté, qu’on fait un trop grand bruit de la religion et qu’elle n’a aucune sorte de prix sur les hommes.

Il faut pourtant s’accorder : si les institutions religieuses peuvent inspirer du fanatisme, c’est par le ressort prodigieux qu’elles donnent à l’âme ; et dès lors il faut convenir qu’elles ont une grande influence, et qu’un gouvernement serait peu sage de les mépriser ou de les négliger. Avancer que la religion n’aurait aucun désordre dans les pays où elle est le plus en honneur, puisqu’elle n’empêche pas les crimes et les scandales dont nous sommes les témoins, c’est proposer une objection qui frappe contre la morale et les lois elles-mêmes, puisque la morale et les lois n’ont pas la force de prévenir tous les crimes et tous les scandales.

À la vérité, dans les siècles même les plus religieux, il est des hommes qui ne croient point à la religion, d’autres qui y croient faiblement ou qui ne s’en occupent pas ; entre les plus fermes croyants, peu agissent conformément à leur foi ; mais aussi ceux qui croient à la religion la pratiquent souvent, s’ils ne la pratiquent pas toujours ; ils peuvent s’égarer, mais ils reviennent plus facilement. Les impressions de l’enfance et de l’éducation ne s’éteignent jamais entièrement chez les incrédules mêmes. Tous ceux qui paraissent incrédules ne le sont pas ; il se forme autour d’eux une sorte d’esprit général qui les entraîne malgré eux-mêmes, et qui règne jusqu’à un certain point, sans qu’ils s’en doutent, sur leurs actions et leurs pensées. Si l’orgueil de leur raison les rend sceptiques, leurs sens et leur cœur déjouent plus d’une fois les sophismes de la raison. La multitude tend plus à la religion qu’au scepticisme, conséquemment les idées religieuses ont toujours une grande influence sur les hommes en masse, sur les corps de nation, sur les sociétés générales du genre humain. Nous voyons les crimes que la religion n’empêche pas ; mais voyons-nous ceux qu’elle arrête ? Pouvons-nous scruter les consciences et y voir tous les noirs projets que la religion y étouffe et toutes les salutaires pensées qu’elle y fait naître ? D’où vient que les hommes nous paraissent si mauvais en détail ? Ne serait-ce point parce que les inspirations, les remords auxquels les méchants déterminés résistent et auxquels les bons ne cèdent pas toujours, suffisent pour régir le général des âmes, dans le plus grand nombre des cas, et pour garantir, dans le cours ordinaire de la vie, cette direction uniforme et universelle sans laquelle toute société durable serait impossible ?

D’ailleurs on se trompe si, en contemplant la société humaine, on imagine que cette grande machine pourrait aller avec un seul des ressorts qui la font mouvoir ; cette erreur est aussi évidente que dangereuse. L’homme n’est point un être simple ; la société, qui est l’union des hommes, est nécessairement le plus compliqué de tous les mécanismes qui ne pourront nous la décomposer ! Et nous apercevrions bientôt le nombre innombrable de ressorts imperceptibles par lesquels elle subsiste.

Une idée reçue, une habitude, une opinion qui ne se fait plus remarquer, a souvent été le principal ciment de l’édifice. On croit que ce sont les lois qui gouvernent et partout ce sont les mœurs.

Les mœurs sont le résultat lent des circonstances, des usages, des institutions. De tout ce qui existe parmi les hommes, il n’y a rien qui embrasse plus l’homme tout entier que la religion. Ne sent-on plus que jamais la nécessité d’une instruction publique ? L’instruction est un besoin de l’homme, elle est surtout un besoin des sociétés ; et nous ne protégerions pas les institutions religieuses, qui sont comme les canaux par lesquels les idées, l’ordre, le devoir d’humanité, de justice, coulent dans toutes les classes de citoyens ? La science ne sera jamais que le partage du petit nombre ; mais avec la religion on peut être instruit sans être savant.

C’est elle qui enseigne, qui révèle toutes les vérités utiles à des hommes qui n’ont ni le temps ni les moyens d’en faire la pénible recherche. Qui voudrait donc tarir les sources de cet enseignement sacré qui sème partout les bonnes maximes, qui les rend présentes à chaque individu, qui les perpétue en les liant à des établissements permanents et durables, et qui leur communique ce caractère d’autorité et de popularité sans lequel elle serait étrangère au peuple, c’est-à-dire à presque tous les hommes ?

Écoutons la voix de tous les citoyens honnêtes dans ce qui se passe depuis dix ans sous leurs yeux.

« Il est temps, disent-ils, que les théories se taisent devant les faits. Point d’instruction sans éducation, sans morale et sans religion.

« Les professeurs ont enseigné dans le désert, parce qu’on a proclamé imprudemment qu’il ne fallait jamais parler de religion pour base de l’éducation.

« Les enfants sont livrés à l’oisiveté la plus dangereuse, au vagabondage le plus alarmant.

« Ils sont sans idée de la Divinité, sans notion du juste et de l’injuste. De là, des mœurs farouches et barbares ; de là un peuple féroce.

« Si l’on compare ce qu’est l’instruction avec ce qu’elle devrait être, on ne peut s’empêcher de gémir sur le sort qui menace les générations présentes et futures. »

Ainsi toute la France appelle la religion au secours de la morale et de la société.

Ce sont les idées religieuses qui ont contribué, plus que toute autre chose, à la civilisation des hommes ; c’est moins par nos idées que par nos affections que nous sommes sociables ; or, n’est-ce pas avec les idées religieuses que les premiers législateurs ont cherché à modérer et à régler les passions et les affections humaines ?

Comme ce ne sont guère des hommes corrompus ou des hommes médiocres qui ont bâti des villes et fondé des empires, on est bien fort quand on a pour soi la conduite et les plans des instituteurs et des libérateurs des nations. En est-il un seul qui ait dédaigné d’appeler la religion au secours de la politique ?

Les lois de Minos, de Zaleucus, celles des Douze-Tables, reposent entièrement sur la crainte des dieux. Cicéron, dans son Traité des lois, pose la Providence comme la base de toute législation. Platon rappelle à la Divinité dans toutes les pages de ses ouvrages. Numa avait fait de Rome la ville sacrée, pour en faire la ville éternelle.

Ce ne fut point la fraude, ce ne fut point la superstition, dit un grand homme, qui fit établir la religion chez les Romains ; ce fut la nécessité où sont toutes les sociétés d’en avoir une.

« Le joug de la religion, continue-t-il, fut le seul dont le peuple romain, dans sa fureur pour la liberté, n’osa s’affranchir ; et ce peuple, qui se mettait si facilement en colère, avait besoin d’être arrêté par une puissance invisible. »

Le mal est que les hommes, en se civilisant, et en jouissant de tous les biens et des avantages de toute espèce qui naissent de leur perfectionnement, refusent de voir les véritables causes auxquelles ils en sont redevables ; comme dans un grand arbre, les rameaux nombreux et le riche feuillage dont ils se couvrent cachent le tronc et ne nous laissent apercevoir que des fleurs brillantes et des fruits abondants.

Mais je le dis pour le bien de ma patrie, je le dis pour le bonheur de la génération présente et pour celui des générations à venir, le scepticisme outré, l’esprit d’irréligion transformé en système politique est plus près de la barbarie qu’on ne pense.

Il ne faut pas juger d’une nation par le petit nombre d’hommes qui brillent dans les grandes cités. À côté de ces hommes il existe une population immense qui a besoin d’être gouvernée, que l’on ne peut éclaircir, qui est plus susceptible d’impressions que de principes, et qui, sans le concours et sans le frein de la religion, ne connaîtrait que le malheur et le crime.

Les habitants de nos campagnes n’offriraient bientôt plus que des hordes de sauvages, si, vivant isolés sur un vaste territoire, la religion, en les appelant dans les temples, ne leur fournissait de fréquentes occasions de se rapprocher, et ne les disposait ainsi à goûter la douceur des communications sociales.

Hors de nos villes, c’est uniquement l’esprit de religion qui maintient l’esprit de société. On se rassemble, on se voit dans les jours de repos. En se fréquentant, on contracte l’habitude des égards mutuels. La jeunesse, qui cherche à se faire remarquer, étale un luxe innocent, qui adoucit les mœurs plutôt qu’il ne les corrompt. Après les plus rudes travaux, on trouve à la fois l’instruction et le délassement. Des cérémonies augustes frappent les yeux, et remuent le cœur ; les exercices religieux préviennent les dangers d’une grossière oisiveté. À l’approche des solennités, les familles se réunissent, les ennemis se réconcilient, les méchants même éprouvent quelque remords. On connaît le respect humain, il se forme une opinion publique, bien plus sûre que celle de nos grandes villes, où il y a tant de coteries et point de véritable public. Que d’œuvres de miséricorde inspirées par la piété ! Que de restitutions forcées par les terreurs de la conscience !

Ôtez la religion à la masse des hommes, par quoi la remplacerez-vous ? Si l’on n’est pas préoccupé du bien, on le sera du mal : l’esprit et le cœur ne peuvent demeurer vides.

Quand il n’y aura plus de religion, il n’y aura plus ni patrie ni société pour des hommes qui, en recouvrant leur indépendance, n’auront que la force pour en abuser.

Dans quel moment la grande question de l’utilité ou de la nécessité des institutions religieuses s’est-elle trouvée soumise à l’examen du gouvernement ? Dans un moment où l’on vient de conquérir la liberté, où l’on a effacé toutes les inégalités affligeantes et où l’on a modéré la puissance et adouci toutes les lois. Est-ce dans de telles circonstances qu’il faudrait abolir et étouffer les sentiments religieux. C’est surtout dans les États libres que la religion est nécessaire C’est là, dit Polybe, que pour n’être pas obligé de donner un pouvoir dangereux à quelques hommes, la plus forte crainte doit être celle des dieux.

Le gouvernement n’avait donc point à balancer sur le principe général d’après lequel il devait agir dans la conduite des affaires religieuses.

Mais plusieurs choses étaient à peser dans l’application de ce principe. L’état religieux de la France est malheureusement trop connu. Nous sommes à cet égard environnés de débris et de ruines. Cette situation avait fait naître dans quelques esprits l’idée de profiter des circonstances pour créer une religion nouvelle, qui eut pu être, disait-on, plus adaptée aux lumières, aux mœurs et aux maximes de liberté qui ont présidé à nos institutions républicaines. Mais on ne fait pas une religion comme on promulgue des lois. Si la force des lois vient de ce qu’on les craint, la force d’une religion vient uniquement de ce qu’on la croit. Or, la foi ne se commande pas.

Dans l’origine des choses, dans des temps d’ignorance et de barbarie, des hommes extraordinaires ont pu se dire inspirés, et, à l’exemple de Prométhée, faire descendre le feu du ciel pour animer un monde nouveau. Mais ce qui est possible chez un peuple naissant, ne saurait l’être chez des nations usées, dont il est si difficile de changer les habitudes et les idées.

Les lois humaines peuvent tirer avantage de leur nouveauté, parce que souvent les lois nouvelles annoncent l’intention de réformer d’anciens abus ou de faire quelque nouveau bien, mais en matière de religion, tout ce qui a l’apparence de la nouveauté porte le caractère de l’erreur ou de l’imposture. L’antiquité convient aux institutions religieuses parce que, relativement à ces sortes d’institutions, la croyance est plus forte et plus vive, à proportion que les choses qui en sont l’objet ont une origine plus reculée, car nous n’avons pas dans la tête des idées accessoires tirées de ces temps-là qui puissent les contredire.

De plus, on ne croit à une religion que parce qu’on la suppose ouvrage de Dieu ; tout est perdu, si on laisse entrevoir la main de l’homme.

La sagesse prescrivait donc au gouvernement de s’arrêter aux religions existantes, qui ont pour elles la sanction du temps et le respect des peuples.

Ces religions, dont l’une est connue sous le nom de religion catholique, et l’autre sous celui de religion protestante, ne sont que des branches du christianisme. Or, quel juste motif eut pu déterminer la politique à proscrire les cultes chrétiens. Il paraît d’abord extraordinaire que l’on ait à examiner aujourd’hui si les États peuvent s’accommoder du christianisme qui depuis tant de siècles constitue le fonds de toutes les religions professées pour les nations policées de l’Europe ; mais on n’est plus surpris quand on réfléchit sur les circonstances.

À la renaissance des lettres il y eut un ébranlement : les nouvelles lumières qui se répandirent à cette époque fixèrent l’attention sur les abus et les dérèglements dans lesquels on était tombé. Des esprits ardents s’emparèrent des discussions : l’ambition s’en mêla, on fit la guerre aux hommes au lieu de régler les choses, et au milieu des violentes secousses, on vit s’opérer la grande scission qui a divisé l’Europe chrétienne.

De nos jours, quand la Révolution française a éclaté, une grande fermentation s’est encore manifestée, elle s’est étendue à plus d’objets à la fois ; on a interrogé toutes les institutions établies, on leur a demandé compte de leurs motifs, on a soupçonné la fraude ou la servitude dans toutes ; et, comme dans une telle situation des esprits on s’accommode toujours davantage des voies extrêmes, parce qu’on les répute plus décisives, on a cru que, pour déraciner ]a superstition et le fanatisme, il fallait attaquer toutes les institutions religieuses.

On voit donc par quelles circonstances il a pu devenir utile et même nécessaire de confronter les institutions qui tiennent au christianisme avec nos nouvelles institutions politiques.

Quand le christianisme s’établit, le monde sembla prendre une nouvelle position. Les préceptes de l’Évangile notifièrent la vraie morale à l’univers ; ses dogmes firent éprouver aux peuples devenus chrétiens la satisfaction d’avoir été assez éclairés pour adopter une religion qui vengeait en quelque sorte la Divinité et l’esprit humain de l’espèce d’humiliation attachée aux superstitions grossières des peuples idolâtres. D’autre part, le christianisme, joignant aux vérités spirituelles qui étaient l’objet de son enseignement toutes les idées sensibles qui entrent dans son culte, l’attachement des hommes fut extrême pour ce nouveau culte qui parlait à la raison et aux sens. La salutaire influence de la religion chrétienne sur les mœurs de l’Europe et de toutes les contrées où elle a pénétré, a été remarquée par tous les écrivains. Si la boussole ouvrit l’univers, c’est le christianisme qui l’a rendu sociable.

On a demandé si, dans la durée des temps, la religion chrétienne n’a jamais été un prétexte de querelle ou de guerre, si elle n’a jamais servi à favoriser le despotisme et à troubler les États ; si elle n’a pas produit des enthousiastes et des fanatiques ; si les ministres de cette religion ont constamment employé leurs soins et leurs travaux au plus grand bonheur de la société humaine.

Mais quelle est donc l’institution dont on ait jamais abusé ? Quel est le bien qui ait existé sans mélange de mal ? Quelle est la nation, quel est le gouvernement, quel est le corps, quel est le particulier qui pourrait soutenir en rigueur la discussion du compte redoutable que l’on exige des prêtres chrétiens ?

Il ne serait donc pas équitable de juger la religion chrétienne et ses ministres d’après un point de vue qui répugne au bon sens. N’oublions pas que les hommes abusent de tout et que les ministres de la religion sont des hommes.

Mais pour être raisonnable et juste, il faut demander si le christianisme en soi, à qui nous sommes redevables du grand bienfait de notre civilisation, peut convenir encore à nos mœurs, à nos progrès dans l’art social, à l’état présent de toutes choses.

Cette question n’est certainement pas insoluble, et il importe au bien des peuples et à l’honneur des gouvernements qu’elle soit résolue.

Des théologiens sans philosophie, et des philosophes qui n’étaient pas sans prévention ont également méconnu la sagesse du christianisme. Il faut pourtant connaître ce que l’on attaque et ce que l’on défend. Comme les institutions religieuses ne sont jamais indifférentes au bonheur public, comme elles peuvent faire de grands biens ou de grands maux, il faut que les États sachent une fois pour toutes à quoi s’en tenir sur celles de ces institutions qu’il peut être utile ou dangereux de protéger.

Nous nous honorons à juste titre de nos découvertes, de l’accroissement de nos lumières, de notre avancement dans les arts et de l’heureux développement de tout ce qui est agréable et bon.

Mais le christianisme n’a jamais empiété sur les droits imprescriptibles de la raison humaine ; il annonce que la terre a été donnée en partage aux enfants des hommes, il abandonne le monde à leurs disputes, et la nature entière à leurs recherches. S’il donne des règles à la vertu, il ne prescrit aucune limite au génie. De là, tandis qu’en Asie et ailleurs, des superstitions grossières ont comprimé les élans de l’esprit et les efforts de l’industrie, les nations chrétiennes ont partout multiplié les arts utiles et reculé les bornes des sciences.

Il y a des pays où le bon goût n’a jamais pu pénétrer, parce qu’il en a constamment été repoussé par les préjugés religieux. Ici la clôture et la servitude des femmes sont un obstacle à ce que les communications sociales se perfectionnent et conséquemment à ce que les choses d’agrément puissent prospérer ; là on prohibe l’imprimerie ; ailleurs la peinture et la sculpture des êtres animés sont défendues ; dans chaque moment de la vie, le sentiment reçoit une fausse direction, et l’imagination est perpétuellement aux prises avec les fantômes d’une conscience abusée.

Chez les nations chrétiennes, les lettres et les beaux-arts ont toujours fait une douce alliance avec la religion : c’est même la religion qui, en remuant l’âme et en l’élevant aux plus hautes pensées, a donné un nouvel essor au talent.

C’est la religion qui a produit nos premiers et nos plus célèbres orateurs, et qui a fourni des sujets et des modèles à nos poètes ; c’est elle qui, parmi nous, a fait naître la musique, qui a dirigé le pinceau de nos grands peintres, le ciseau de nos sculpteurs, et à qui nous sommes redevables de nos plus beaux morceaux d’architecture.

Pourrions-nous regarder comme inconciliable avec nos lumières et avec nos mœurs une religion que les Descartes, les Newton, et tant d’autres grands hommes s’honoraient de professer, qui a développé le génie de Pascal, de Bossuet, et qui a formé l’âme de Fénelon ?

Pourrions-nous méconnaître l’heureuse influence du christianisme sans répudier tous nos chefs-d’œuvre en tout genre, sans les condamner à l’oubli, sans effacer les monuments de notre propre gloire ?

En morale, n’est-ce pas la religion chrétienne qui nous a transmis le corps entier de la loi naturelle ? Cette religion ne nous enseigne-t-elle pas tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable ? En recommandant partout l’amour des hommes et en nous élevant jusqu’au Créateur, n’a-t-elle pas posé le principe de tout ce qui est bien ? n’a-t-elle pas ouvert la véritable source des mœurs ? Si les corps de nation, si les esprits les plus simples et les moins instruits, sont aujourd’hui plus fermes que ne l’étaient autrefois les Socrate et les Platon, sur les grandes vérités de l’unité de Dieu, de l’immortalité de l’âme humaine, de l’existence d’une vie à venir, n’en sommes-nous pas redevables au christianisme ?

Cette religion promulgue quelques dogmes particuliers, mais ces dogmes ne sont point arbitrairement substitués à ceux qu’une saine métaphysique pressent on démontre ; ils ne placent pas la raison ; ils ne font qu’occuper la place que la raison laisse vide et que l’imagination remplirait incontestablement plus mal.

Enfin, il existe un sacerdoce dans la religion chrétienne. Mais tous les peuples qui ne sont pas barbares reconnaissent une classe d’hommes particulièrement consacrée au service de la Divinité. L’institution du sacerdoce chez les chrétiens n’a pour objet que l’enseignement et le culte. L’ordre civil et politique demeure absolument étranger aux ministres d’une religion qui n’a sanctionné aucune forme particulière du gouvernement, et qui recommande aux pontifes comme aux simples citoyens de les respecter toutes comme ayant toutes pour but la tranquillité de la vie présente et comme étant toutes entrées dans les desseins d’un Dieu créateur et conservateur de l’ordre social. Tel est le christianisme en soi.

Est-il une religion mieux assortie à la situation de toutes les nations policées et à la politique de tous les gouvernements ? Cette religion ne nous offre rien de purement local, rien qui puisse limiter son influence à telle contrée ou à tel siècle, plutôt qu’à tel autre siècle ou à telle autre contrée ; elle se montre, non comme la religion d’un peuple, mais comme celle des hommes ; non comme la religion d’un pays, mais comme celle du monde.

Après avoir reconnu l’utilité ou la nécessité de la religion en général, le gouvernement français ne pouvait donc raisonnablement abjurer le christianisme, qui, de toutes les religions positives, est celle qui est la plus accommodée à notre philosophie et à nos mœurs.

Toutes les institutions religieuses ont été ébranlées et détruites pendant les orages de la Révolution : mais en contemplant les vertus qui brillaient au milieu de tant de désordres, en observant le calme et la conduite modérée de la masse des hommes, pourquoi refuserions-nous de voir que ces institutions avaient encore leurs racines dans les esprits et dans les cœurs, et qu’elles se survivaient à elles-mêmes dans les habitudes heureuses qu’elles avaient fait contracter au meilleur des peuples ? La France a été bien désolée : mais que serait-elle devenue si, à notre propre insu, ces habitudes n’avaient pas servi de contrepoids aux passions ?

La piété avait fondé tous nos établissements de bienfaisance, et elle les soutenait quand, après la dévastation générale, nous avons voulu rétablir nos hospices. Nous avons rappelé ces vierges chrétiennes, connues sous le nom de Sœur de charité, qui se sont si généreusement consacrées au service de l’humanité malheureuse, infirme et souffrante.

Ce n’est ni l’amour-propre ni la gloire qui peuvent encourager des vertus et des actions trop dégoûtantes et trop pénibles pour pouvoir être payées par des applaudissements humains. Il faut élever ce regard au-dessus des hommes, et l’on ne peut trouver des motifs d’encouragement et de zèle que dans cette piété qui anime la bienfaisance, qui est étrangère aux vanités du monde, et qui fait goûter dans la carrière du bien public des consolations que la raison seule ne pourrait nous donner. On a fait, d’autre part, la triste expérience que des mercenaires, sans motif intérieur qui puisse les attacher constamment à leur devoir, ne sauraient remplacer des personnes animées par l’esprit de la religion, c’est-à-dire par un principe qui est supérieur aux sentiments de la nature, et qui, pouvant seul motiver tous les sacrifices, est seul capable de nous faire braver tous les dégoûts et tous les dangers. Lorsqu’on est témoin de certaines vertus, il semble que l’on voit reluire un rayon céleste sur la terre. Eh quoi ! nous aurions la prétention de conserver ces vertus en tarissant la source qui les produit toutes ? Ne nous y trompons pas : il n’y a que la religion qui puisse ainsi combler l’espace immense qui existe entre Dieu et les hommes.

On imaginera peut-être que la politique ferait assez en laissant un libre cours aux opinions religieuses et en cessant d’inquiéter ceux qui les professent.

Mais je demande si une telle mesure, qui ne présente rien de positif, qui n’est, pour ainsi dire, que négative, aurait jamais pu remplir le but que tout gouvernement sage doit se proposer.

Sans doute la liberté que nous avons conquise et la philosophie qui nous éclaire ne sauraient se concilier avec l’idée d’une religion exclusive.

J’appelle religion exclusive, celle dont le culte public est autorisé privativement à tout autre culte. Tel était parmi nous la religion catholique dans le dernier siècle de la monarchie.

J’appelle religion dominante celle qui est plus intimement liée à l’État, et qui jouit dans l’ordre politique de certains privilèges qui sont refusés à d’autres cultes dont l’exercice public est pourtant autorisé. Telle était la religion catholique en Pologne et telle est la religion grecque en Russie.

Mais on peut protéger une religion sans la rendre ni exclusive ni dominante. Protéger une religion, c’est la placer sous l’égide des lois ; c’est empêcher qu’elle ne soit troublée ; c’est garantir à ceux qui la professent la jouissance des biens spirituels qu’ils s’en promettent, comme on leur garantit la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés. Dans le simple système de protection, il n’y a rien d’exclusif ni de dominant, car on peut protéger plusieurs religions, on peut les protéger toutes. Je conviens que le système de protection diffère essentiellement du système d’indifférence et de mépris que l’on a si mal à propos décoré du nom de tolérance.

Le mot tolérance, en fait de religion, ne saurait avoir l’acception injurieuse qu’on lui donne quand il est employé relativement à des abus que l’on serait tenté de proscrire, sur lesquels on consent à fermer les yeux.

La tolérance religieuse est un devoir, une vertu d’homme à homme ; et en droit public, cette tolérance est le respect du gouvernement pour la conscience des citoyens et pour les objets de leur vénération et de leur croyance. Ce respect ne doit pas être illusoire ; il le serait pourtant si, dans la pratique, il ne produisait aucun effet utile ou consolant.

D’après ce que nous avons déjà eu occasion d’établir, on doit sentir combien le secours de la religion est nécessaire au bonheur des hommes. Indépendamment de tout le bien moral que l’on est en droit de se promettre de la protection que je réclame pour les institutions religieuses, observons que le bon ordre et la sûreté publiques ne permettent pas que l’on abandonne, pour ainsi dire, ses institutions à elles-mêmes. L’État ne pourrait avoir aucune prise sur des établissements st sur des hommes que l’on traiterait comme étrangers à l’État. Le système d’une surveillance raisonnable sur les cultes ne peut être garanti que par le plan connu d’une organisation légale de ces cultes. Sans cette organisation avouée et autorisée, toute surveillance serait nulle ou impossible, parce que le gouvernement n’aurait aucune garantie réelle de la bonne conduite de ceux qui professeraient des cultes obscurs dont les lois ne se mêleraient pas et qui, dans leur invisibilité, s’il m’est permis de parler ainsi, sauraient toujours échapper aux lois.

Les circonstances particulières dans lesquelles nous vivons fortifient ces considérations générales. On a vu, par les évènements de la Révolution, que le catholicisme a été l’objet principal de tous les coups qui ont été portés aux établissements religieux, et cela n’étonne pas. La religion catholique avait toujours était dominante ; elle était même devenue exclusive par la révocation de l’édit de Nantes, et on croyait avoir à lui reprocher cette révocation qui avait eu des suites si funestes pour la France. Une religion que l’on a soupçonnée d’être réprimante est réprimée à son tour quand les circonstances provoquent cette espèce de réaction. Ajoutez à cette première circonstance que le clergé jouissait d’une existence politique liée à la monarchie que l’on renversait. La violence dont on usa contre le catholicisme fut d’autant plus vive qu’on se crut autorisé à le poursuivre moins comme une religion que comme une tyrannie.

Mais la violence et les nouveaux plans de police ecclésiastique que la violence appuyait ne reproduisirent que des schismes scandaleux, qui défigurèrent la religion, qui troublèrent la France et qui la troublent encore.

En cet état, que devait-on faire ?

Était-il d’une politique sage et humaine de continuer la persécution commencée contre ceux qui résistaient aux innovations ?

La force ne peut rien sur les âmes ; la conscience est notre sens moral le plus rebelle ; les actes de violence ne peuvent rien opérer en matière religieuse que comme moyen de destruction.

Un gouvernement compromet toujours sa puissance quand, se proposant d’agir sur des âmes exaltées, il veut mettre en opposition les récompenses et les menaces de la loi avec les promesses et les menaces de la religion ; la terreur qu’il cherche alors à inspirer force l’esprit à se replier sur des objets qui lui impriment une terreur bien plus grande encore. Au milieu de ces terribles agitations, le fanatisme déploie toute son énergie : il se soutient par le fanatisme, il devient son aliment à lui-même.

Notre propre expérience ne nous a-t-elle pas démontré qu’en persécutant, on ne réussit qu’à faire dégénérer l’esprit de religion en esprit de secte ? On croyait par les terreurs et par les supplices augmenter le nombre des bons citoyens, on ne faisait tout au plus que diminuer celui des hommes. J’observe que tout système de persécution serait évidemment incompatible avec l’état actuel de la France.

Sous un gouvernement absolu, où l’on est plutôt régi par des fantaisies que par des lois, les esprits sont peu effarouchés d’une tyrannie, parce qu’une tyrannie, quelle qu’elle soit, n’y est jamais une chose nouvelle, mais dans un gouvernement qui a promis de garantir la liberté politique et religieuse, tout acte d’hostilité exercé contre une ou plusieurs classes de citoyens à raison de leur culte ne serait propre qu’à reproduire des secousses. On verrait dans les autres une liberté dont on ne jouirait pas soi-même, on supporterait impatiemment une telle rigueur, on deviendrait plus ardent parce qu’on se regarderait comme plus malheureux. Sachons qu’on n’afflige jamais plus profondément les hommes que quand on proscrit les objets de leur respect ou les articles de leur croyance ; on leur fait éprouver alors la plus insupportable et la plus humiliante de toutes les contradictions.

D’ailleurs, qu’avons-nous jusqu’ici gagné à proscrire des classes entières de ministres dont la plupart s’étaient distingués auprès de leurs concitoyens par la bienfaisance et par la vertu. Nous avons aigri les esprits les plus modérés, nous avons compromis la liberté en ayant l’air de séparer la France catholique d’avec la France libre.

Il existe des prêtres turbulents et factieux, mais il en existe qui ne le sont pas ; par la persécution on les confondrait tous. Les prêtres factieux et turbulents mettraient cette situation à profit pour usurper la considération qui n’est due qu’à la vérité, à la sagesse, on ne les regarderait que comme malheureux et opprimés, et le malheur a je ne sais quoi de sacré qui recommande la pitié et le respect. Au lieu des assemblées publiques surveillées par la police et qui ne peuvent jamais être dangereuses, nous n’aurions que des conciliabules secrets, des trames ourdies dans les ténèbres. Les scélérats se glorifieraient de leur courage, ils en imposeraient au peuple par les dangers dont ils seraient environnés. Ces dangers leur tiendraient lieu de vertus, et les mesures que l’on croirait avoir prises pour empêcher que la multitude ne fût séduite, deviendraient elles-mêmes le plus grand moyen de séduction.

De plus, voudrions-nous flétrir notre siècle en transformant en système d’État des mesures de rigueur que nos lumières ne comportent pas, et qui répugneraient à l’urbanité française ? Voudrions-nous flétrir la philosophie même dont nous nous honorons à si juste titre, et donner à croire que l’intolérance philosophique a remplacé ce qu’on appelait l’intolérance sacerdotale ? Le gouvernement a donc senti que tout système de persécution devenait impossible.

Fallait-il ne plus se mêler des cultes et continuer les mesures d’indifférence et d’abandon que l’on paraissait avoir adoptées toutes les fois que les mesures révolutionnaires s’adoucissaient ? Mais ce plan de conduite, certainement préférable à la persécution, n’offrait-il pas d’autres inconvénients et d’autres dangers ?

La religion catholique est celle de la très grande majorité des Français.

Abandonner un ressort aussi puissant, c’était avertir le premier ambitieux ou le premier brouillon qui voudrait de nouveau agiter la France, de s’en emparer et de la diriger contre sa patrie.

À peine touchons-nous au terme de la plus grande révolution qui ait éclaté dans l’univers, qui ne sait que dans les tempêtes politiques, ainsi qu’au milieu des grands désastres de la nature, la plupart des hommes, invités, par tout ce qui se passe autour d’eux, à se réfugier dans les promesses et dans les consolations religieuses, sont plus portés que jamais à la piété et même à la superstition ? Qui ne connaît la facilité avec laquelle on reçoit, dans les temps de crise, les prédictions, les prophéties les plus absurdes, tout ce qui donne de grandes espérances pour l’avenir, tout ce qui porte l’empreinte de l’extraordinaire, tout ce qui tend à nous venger de la vicissitude des choses humaines ? Qui ne sait encore que les âmes froissées par les évènements publics sont plus sujettes à devenir les jouets du mensonge et de l’imposture ? Est-ce dans un tel moment qu’un gouvernement bien avisé consentirait à courir le risque de voir tomber le ressort de la religion dans des mains suspectes ou ennemies ?

Dans les temps les plus calmes, il est de l’intérêt des gouvernements de ne point renoncer à la conduite des affaires religieuses. Ces affaires ont toujours été rangées, par les différents codes des nations, dans les matières qui appartiennent à la haute police de l’État.

Un État n’a qu’une autorité précaire quand il a dans son territoire des hommes qui exercent une grande influence sur les esprits et sur les consciences, sans que ces hommes lui appartiennent au moins sous quelques rapports.

L’autorisation d’un culte suppose nécessairement l’examen des conditions suivant lesquelles ceux qui le professent se lient à la société, et suivant lesquelles la société promet de l’autoriser. La tranquillité publique n’est point assurée, si on néglige de savoir ce que sont les ministres de ce culte, ce qui les caractérise, ce qui les distingue des simples citoyens et des ministres des autres cultes ; si l’on ignore sous quelle discipline ils entendent vivre, et quel règlement ils promettent d’observer, si ces règlements peuvent être faits ou changés sans leur concours, s’ils demeurent étrangers ou indifférents à la forme et à la constitution du gouvernement qui se propose de régir les âmes, et s’ils n’ont dans des supérieurs légalement connus et avoués des garants de la fidélité des inférieurs.

On peut abuser de la religion la plus sainte. L’homme qui se destine à la prêcher, en abusera-t-il ou n’en abusera-t-il pas ? S’en servira-t-il pour se rendre utile ou pour nuire ? Voilà la question. Pour la résoudre, il est assez naturel de demander quel est cet homme, de quel côté est son intérêt, quels sont ses sentiments, et comment il s’est servi jusqu’alors de ses talents et de son ministère. Il faut donc que l’État connaisse d’avance ceux qui sont employés. Il ne doit donc point attendre tranquillement l’usage qu’ils feront de leur influence ; il ne doit point se contenter de vaines formules ou de simples présomptions, quand il s’agit de pourvoir à sa conservation et à sa sûreté.

On comprend donc que ce n’était qu’en suivant, par rapport aux différents cultes, le système d’une protection éclairée, qu’on pouvait arriver au système bien combiné d’une surveillance utile. Car, nous l’avons déjà dit, protéger un culte, ce n’est point chercher à le rendre dominant ou exclusif, c’est seulement veiller sur sa doctrine et sur sa police, pour que l’État puisse diriger des institutions si importantes vers la plus grande utilité publique, et pour que les ministres ne puissent corrompre la doctrine confiée à leur enseignement ou secouer arbitrairement le joug de la discipline, au grand préjudice des particuliers et de l’État.

Le gouvernement, en sentant la nécessité d’intervenir directement dans les affaires religieuses par les voies d’une surveillance protectrice, et en considérant les scandales et les schismes qui désolaient le culte catholique, professé par la très grande majorité de la nation française, s’est d’abord occupé des moyens d’éteindre ces schismes et de faire cesser ces scandales.

Un schisme est, par sa nature, un germe de désordre qui se modifie de mille manières différentes, et qui se perpétue à l’infini, Chaque titulaire ancien, le nouveau, le plus nouveau, ont chacun leurs sectateurs dans le même diocèse, dans la même paroisse, et souvent dans la même famille.

Ces sortes de querelles sont bien plus tristes que celles qu’on peut avoir sur le dogme, parce qu’elles sont comme une hydre qu’un nouveau changement de pasteur peut à chaque instant reproduire.

D’autre part, toutes les querelles religieuses ont un caractère qui leur est propre. « Dans les disputes ordinaires, dit un philosophe moderne, comme un chacun sent qu’il peut se tromper, l’opiniâtreté et l’obstination ne sont pas extrêmes, mais dans celles que nous avons sur la religion, comme par la nature de la chose, chacun croit être sûr que son opinion est vraie, ne nous indignons pas contre ceux qui, au lieu de changer eux-mêmes, s’obstinent à nous faire changer. »

D’après ces réflexions, il est clair que les théologiens sont par eux-mêmes dans l’impossibilité d’arranger leurs différends. Heureusement, les théologiens catholiques reconnaissent un chef, un centre d’unité, dans le pontife de Rome. L’intervention de ce pontife devenait donc nécessaire pour terminer des querelles jusqu’alors interminables.

De là, le gouvernement conçut l’idée de s’entendre avec le Saint-Siège : la constitution civile du clergé, décrétée par l’Assemblée constituante, n’y mettait aucun obstacle, puisque cette constitution n’existait plus. On ne pouvait la faire revivre sans perpétuer le schisme qu’il fallait éteindre : le rétablissement de la paix était pourtant le grand objet ; il suffisait de combiner le moyen de rétablissement avec la police de l’État et avec les droits de l’Empire.

Il faut sans doute se défendre contre le danger des opinions ultramontaines, et ne pas tomber imprudemment sous le joug de la cour de Rome ; mais l’indépendance de la France catholique n’est-elle pas garantie par le précieux dépôt de nos anciennes libertés ?

L’influence du pape, réduite à ses véritables termes, ne saurait être incommode à la politique. Si quelquefois on a cru utile de relever les droits des évêques pour affaiblir cette influence, quelquefois aussi il a été nécessaire de la réclamer et de l’accréditer contre les abus que les évêques faisaient de leurs droits.

En général, il est toujours heureux d’avoir un moyen canonique et légal d’apaiser des troubles religieux.

Les principes du catholicisme ne comportent pas que le chef de chaque État politique puisse, comme chez les luthériens, se déclarer chef de la religion ; et dans les principes d’une saine politique, on pourrait penser qu’une telle réunion des pouvoirs spirituels et temporels dans les mêmes mains n’est pas sans danger pour la liberté.

L’histoire nous apprend que, dans certaines occurrences, des nations catholiques ont établi des patriarches ou des primats pour affaiblir ou pour écarter l’influence directe de tout supérieur étranger.

Mais une telle mesure était impraticable dans les circonstances ; elle n’a jamais été employée que dans les États où l’on avait sous la main une Église nationale, dont les ministres n’étaient pas divisés, et qui réunissait ses propres efforts à ceux du gouvernement, pour conquérir son indépendance.

D’ailleurs, il n’est pas évident qu’il soit plus utile à un État dans lequel le catholicisme est la religion de la majorité, d’avoir, dans son territoire, un chef particulier de cette religion, que de correspondre avec le chef général de cette Église.

Le chef d’une religion, quel qu’il soit, n’est point un personnage indifférent. S’il est ambitieux, il peut devenir conspirateur ; il a le moyen d’agiter les esprits, il peut en faire naître l’occasion : quand il résiste à la puissance séculière, il la compromet dans l’opinion des peuples. Les dissensions qui s’élèvent entre le sacerdoce et l’empire deviennent plus sérieuses. L’Église, qui a son chef toujours présent, forme réellement un État dans l’État : selon les occurrences, il peut même devenir une faction. On n’a point ces dangers à craindre d’un chef étranger, que le peuple ne voit pas, qu’il ne peut jamais naturaliser à son crédit, comme pourrait le faire un pontife national, qui rencontre dans les préjugés, dans les mœurs, dans le caractère, dans les maximes d’une nation dont il ne fait pas partie, des obstacles à l’accroissement de son autorité ; qu’il ne peut manifester ses prétentions sans réveiller toutes les rivalités et toutes les jalousies ; qui est perpétuellement distrait de toute idée de domination particulière par les embarras et les soins de son administration universelle ; qui peut toujours être arrêté et contenu par les moyens que le droit des gens comporte, moyens qui, bien ménagés, n’éclatent qu’au dehors, et nous épargnent ainsi les dangers et le scandale d’une guerre à la fois religieuse et domestique.

Les gouvernements des nations catholiques se sont rarement accommodés de l’autorité et de la présence d’un patriarche ou d’un premier pontife national ; ils préfèrent l’autorité d’un chef éloigné, dont la voix ne retentit que faiblement, et qui a le plus grand intérêt à conserver des égards et des ménagements pour des puissances dont l’alliance et la protection lui sont nécessaires.

Dans les communions qui ne reconnaissent point de chef universel, le magistrat politique s’est attribué les fonctions et la qualité de chef de la religion, tant on a senti combien l’exercice de la puissance civile pourrait être traversé s’il y avait, dans un même territoire, deux chefs, l’un pour le sacerdoce et l’autre pour l’empire, qui pussent partager le respect du peuple, et quelquefois même rendre son obéissance incertaine.

Mais n’est-il pas heureux de se trouver dans un ordre de choses où l’on n’ait pas besoin de menacer la liberté pour rassurer la puissance ?

Dans la situation où nous sommes, le recours au chef général de l’Église était donc une mesure plus sage que l’érection d’un chef particulier de l’Église catholique de France ; cette mesure était même la seule possible.

Pour investir en France le magistrat politique de la dictature sacerdotale, il eût fallu changer le système religieux de la très grande majorité des Français. On le fit en Angleterre, parce que les esprits étaient préparés à ce changement ; mais, parmi nous, pouvait-on se promettre de rencontrer les mêmes dispositions ?

Il ne faut que des yeux ordinaires pour apercevoir, entre une révolution et une autre révolution, les ressemblances qu’elles peuvent avoir entre elles et qui frappent tout le monde ; mais pour juger sainement de ce qui les distingue, pour apercevoir la différence, il faut une manière de voir plus exerçante et plus exercée, il faut un esprit plus judicieux et plus profond.

Assimiler perpétuellement ce qui s’est passé dans la révolution d’Angleterre avec ce qui se passe dans la nôtre, ce serait donc faire preuve d’une grande médiocrité.

En Angleterre, la révolution éclata à la suite et au milieu des plus grandes querelles religieuses, et ce fut l’exaltation des sentiments religieux qui rendit aux âmes le degré d’énergie et de courage qui était nécessaire pour attaquer et renverser le pouvoir.

En France, au contraire, les mœurs et les principes étaient déjà, depuis longtemps, contre la religion, et on ne voyait en elle que les abus qui s’y étaient introduits.

En Angleterre, on n’avait point eu l’imprudence de dépouiller le clergé de ses biens avant de lui demander le sacrifice de sa discipline et de sa hiérarchie.

En France, on voulait tout exiger du clergé, après lui avoir ôté jusqu’à l’espérance.

En Angleterre, les opinions religieuses furent aux prises avec d’autres opinions religieuses, mais la politique, qui sentait le besoin de s’étayer de la religion, se réunit à un parti religieux qui protégeait la liberté, qui en fut protégé à son tour, et qui finit par placer la constitution de l’État sous la puissante garantie de la religion même.

En France, où, après la destruction de l’ancien clergé, tout concourait à l’avilissement du nouveau qu’on venait de lui substituer, la politique avait armé toutes les consciences contre ses plans ; et les troubles religieux qu’il s’agit d’apaiser ont été l’unique résultat des troubles et des erreurs de la politique.

Il est essentiel d’observer que, dans ces troubles, dans ces dissensions, tout l’avantage a dû naturellement se trouver du côté des opinions mêmes que l’on avait voulu proscrire : car la conduite qui avait été tenue envers ceux qui avait embrassé les opinions nouvelles avait décrié ces opinions, et n’avait pu augmenter le respect du peuple pour celles qui tenaient à l’ancienne croyance, qui avaient reçu une nouvelle sanction du courage des ministres qui s’en étaient déclarés les défenseurs. Car, en morale, nous aimons, sinon pour nous-mêmes, du moins pour les autres, tout ce qui suppose un effort ; et en fait de religion, nous sommes portés à croire les témoins qui se font égorger.

Or, une grande maxime d’État, consacrée par tous ceux qui ont su gouverner, est qu’il ne faut point chercher mal à propos à changer une religion établie, qui a de profondes racines dans les esprits et dans les cœurs, lorsque cette religion s’est maintenue à travers les évènements et les tempêtes d’une grande révolution.

Il y a une grande sagesse à ménager dans un pays des institutions et des maximes religieuses qui tiennent depuis longtemps aux habitudes des peuples, qui se sont mêlées à toutes ses idées ; qui sont souvent uniques, morales, et qui font partie de son existence.

Le gouvernement ne pouvait donc proposer des changements dans la hiérarchie des ministres catholiques sans provoquer de nouveaux embarras et des difficultés insurmontables.

Il résulte de l’analyse des procès-verbaux des conseils généraux des départements, que la majorité des Français tient au culte catholique ; que, dans certains départements, les habitants tiennent à ce culte presque autant qu’à la vie ; qu’il importe de faire cesser les dissensions religieuses ; que les habitants des campagnes aiment leur religion ; qu’ils regrettent les jours de repos consacrés par elle ; qu’ils regrettent ces jours où ils adoraient Dieu en commun, que les temples étaient pour eux des lieux de rassemblement où les affaires, le besoin de se voir, de s’aimer, réunissaient toutes les familles, et entretenaient la paix et l’harmonie ; que le respect pour les opinions religieuses est un des moyens les plus puissants pour ramener le peuple à l’amour des lois ; que l’amour que les Français ont pour le culte de beurs aïeux peut d’autant moins alarmer le gouvernement que ce culte est soumis à la puissance temporelle ; que les ministres adressent, dans leurs oratoires, des prières pour le gouvernement ; qu’ils ont tous rendu des actions de grâces en reconnaissance de la paix ; qu’ils prêchent tous l’obéissance aux lois et à l’autorité civile ; que la liberté réelle du culte et un exercice avoué par la loi réuniraient les esprits, feraient cesser les troubles, et ramèneraient tout le monde aux principes d’une morale qui fait la force du gouvernement ; que la philosophie n’éclaire qu’un petit nombre d’hommes ; que la religion seule peut créer et épurer les mœurs ; que la morale n’est utile qu’autant qu’elle est attachée à un culte public ; que l’on contribuerait beaucoup à la tranquillité publique en réunissant les prêtres des différentes opinions ; que la paix ne se consolidera que lorsque les ministres du culte catholique auront une existence honnête et assurée ; qu’il faut accorder aux prêtres un salaire qui les mette au-dessus du besoin, et enfin qu’il est fortement désirable qu’une décision du pape fasse cesser toute division dans les opinions religieuses, vu que c’est l’unique moyen d’assurer les mœurs et la probité.

Tel est le vœu de tous les citoyens appelés par les lois à éclairer l’autorité sur la situation et les besoins des peuples ; tel est le vœu des bons pères de famille, qui sont les vrais magistrats des mœurs, et qui sont toujours les meilleurs juges quand il s’agit d’apprécier les salutaires influences de la morale et de la religion.

Les mêmes choses résultent de la correspondance du gouvernement avec les préfets.

« Ceux qui critiquent le rétablissement des cultes, écrivait le préfet du département de la Manche, ne connaissent que Paris ; ils ignorent que le reste de la population le désire et en a besoin. Je puis assurer que l’attente de l’organisation religieuse a fait beaucoup de bien dans mon département et que depuis ce moment nous sommes tranquilles à cet égard. »

Le préfet de Jemmapes assurait « que tous les bons citoyens, les respectables pères de famille, soupirent après cette organisation, et que la paix rendue aux consciences sera le sceau de la paix générale que le gouvernement vient d’accorder aux vœux de la France ».

On lit dans une lettre du préfet de l’Aveyron, sous la date du 19 nivôse, « que les habitants de ce département, tirant les conséquences les plus rassurantes de quelques expressions relatives au culte, du compte rendu par le gouvernement à l’ouverture du Corps législatif, on a vu les esprits se tranquilliser, les ecclésiastiques d’opinions différentes devenir plus tolérants les uns envers les autres ».

Il serait inutile de rappeler une multitude d’autres lettres qui sont parvenues de toutes les parties de la République et qui offrent le mène résultat.

Le vœu national pourrait-il être mieux connu et plus clairement manifesté ?

Or, c’est ce vœu que le gouvernement a cru devoir consulter et auquel il a cru devoir satisfaire ; car on ne peut raisonnablement mettre en question si un gouvernement doit maintenir ou protéger un culte qui a toujours été celui de la très grande majorité de la nation qui demande à le conserver.

Il ne s’agit plus de détruire, il s’agit d’affermir et d’édifier. Pourquoi donc le gouvernement aurait-il négligé un des plus grands moyens qu’on lui présentait pour ramener l’ordre et rétablir la confiance ?

Comment se sont conduits les conquérants qui ont voulu conserver et consolider leurs conquêtes ? Ils ont partout laissé au peuple vaincu ses prêtres, son culte et ses autels.

C’est avec la même sagesse qu’il faut se conduire après une révolution ; car une révolution est aussi une conquête.

Les ministres de la République auprès des puissances étrangères mandent que la paix religieuse a consolidé la paix politique, qu’elle a arraché le poignard à l’intrigue et au fanatisme, et que c’est le rétablissement de la religion qui réconcilie tous les cœurs égarés avec la patrie.

Indépendamment des motifs que nous venons d’exposer et qui indiquaient au gouvernement la conduite qu’il a tenue dans les affaires religieuses, des considérations plus vastes fixaient encore sa solitude.

Les Français ne sont pas des insulaires, ceux-ci peuvent facilement se limiter par leurs institutions comme ils le sont par les mers. Les Français occupent le premier rang parmi les nations continentales de l’Europe. Les voisins les plus puissants de la France, ses alliés les plus constants, la nouvelle république d’Italie, dont l’indépendance est le prix du sang et du courage de nos frères d’armes, sont catholiques. Chez les peuples modernes, la conformité des idées religieuses est devenue entre les gouvernements et les individus un grand moyen de communication, de rapprochement et d’influence. Or, il importait à la nation française de ne perdre aucun de ses avantages, de fortifier et même d’étendre ses liens d’amitié, de bon voisinage, et toutes ses relations politiques ; pourquoi donc aurait-elle renoncé à un culte qui lui est commun avec tant d’autres peuples ?

Conformément à la discipline fondamentale, nous n’aurons plus qu’un clergé séculier, c’est-à-dire des évêques et des prêtres toujours intéressés à défendre nos maximes, comme leur propre liberté, puisque leur liberté, c’est-à-dire les droits de l’épiscopat et du sacerdoce, ne peuvent être garantis que par ces maximes.

Le dernier état de la discipline générale est que les évêques doivent recevoir l’institution canonique du pape. Aucune raison d’État ne pourrait déterminer le gouvernement à ne pas admettre ce point de discipline, puisque le pape, en instituant, est collateur forcé et qu’il ne peut refuser arbitrairement l’institution canonique au prêtre qui est en droit de la demander ; et les plus grandes raisons de tranquillité publique, le motif pressant de faire cesser le schisme, invitaient le magistrat politique à continuer un usage qui n’avait été interrompu que par la constitution civile du clergé, constitution qui n’existait plus que par les troubles religieux qu’elle avait produits.

Avant cette constitution et sous l’ancien régime, si le pape instituait les évêques, c’était le prince qui les nommait. On avait regardé, avec raison, l’épiscopat comme une magistrature qu’il importait à l’État de ne pas voir confiée à des hommes qui n’eussent pas été suffisamment connus. La nomination du roi avait été remplacée par les élections du peuple convoqué en assemblées primaires. Ce mode disparut avec les lois qui l’avaient établi, et on ne lui substitua aucun autre mode. Toutes les élections d’évêques, depuis cette époque, ne furent assujetties à aucune forme fixe, à aucune forme avouée par l’autorité civile. Le gouvernement n’a pas pensé qu’il fût sage d’abandonner plus longtemps ces élections au hasard des circonstances.

Par la constitution sous laquelle nous avons le bonheur de vivre, le pouvoir d’élire réside essentiellement dans le sénat et dans le gouvernement. Le sénat nomme aux premières autorités de la république : le gouvernement nomme aux places militaires, administratives, judiciaires et politiques ; il nomme à toutes celles qui concernent les arts et l’instruction publique.

Les évêques ne sont point entrés formellement dans la prévoyance de la constitution ; mais leur ministère a trop de rapport avec l’instruction, avec toutes les branches de la police, pour pouvoir être étranger aux considérations qui ont fait attribuer au premier consul la nomination des préfets, des juges et des instituteurs. Je dis, en conséquence, que ce premier magistrat, chargé de maintenir la tranquillité et de veiller sur les mœurs, devait compter, dans le nombre de ses fonctions et de ses devoirs, le choix des évêques, c’est-à-dire le choix des hommes particulièrement consacrés à l’enseignement de la morale et des vérités les plus propres à influer sur les consciences.

Les évêques avoués par l’État, institués par le pape, avaient par notre droit français la collation de toutes les places ecclésiastiques de leurs diocèses. Pourquoi se serait-on écarté de cette règle ? Il était seulement nécessaire, dans un moment où l’esprit de parti peut égarer le zèle et séduire les mieux intentionnés, de se réserver une grande surveillance sur les choix qui pourraient être faits par les premiers pasteurs.

Puisque les Français catholiques, c’est-à-dire la très grande majorité des Français demandaient que le catholicisme fût protégé, puisque le gouvernement ne pouvait se refuser à ce vœu sans continuer et sans aggraver les troubles qui déchiraient l’État, il fallait par une raison de conséquence pourvoir à la dotation d’un culte qui n’aurait pu subsister sans ministres et le droit naturel qui réclamait, en faveur de ces ministres, des secours convenables pour assurer leur subsistance.

Telles sont les principales bases de la convention passée entre le gouvernement et le Saint-Siège.

Quelques personnes se plaindront peut-être de ce que l’on n’a pas conservé le mariage pour les prêtres, et de ce que l’on n’a pas profité des circonstances pour épurer un culte que l’on présente comme trop surchargé de rites ou de dogmes.

Mais quand on admet ou que l’on conserve une religion, il faut la régir d’après ses principes.

L’ambition que l’on témoigne et le pouvoir que l’on voudrait s’arroger de perfectionner arbitrairement les idées et les institutions religieuses sont des prétentions contraires à la nature même des choses.

On peut corriger par des lois les défectuosités des lois. On peut, dans les questions de philosophie abandonner un système pour embrasser un autre système que l’on croit meilleur ; mais on ne pourrait entreprendre de perfectionner une religion sans convenir qu’elle est vicieuse, et conséquemment, sans la détruire, par les moyens mêmes dont on userait pour l’établir.

Nous convenons que le catholicisme a plus de rites que n’en ont d’autres cultes chrétiens : mais cela n’est point un inconvénient, car on a judicieusement remarqué que c’est pour cela même que les catholiques sont plus invinciblement attachés à leur religion.

Quant aux dogmes, l’État n’a jamais à s’en mêler, pourvu qu’on ne veuille pas en déduire des conséquences éversives de l’État ; et la philosophie même n’a aucun droit de se formaliser de la croyance des hommes sur des matières qui, renfermées dans les rapports impénétrables qui peuvent exister entre Dieu et l’homme, sont étrangères à toute philosophie humaine. L’essentiel est que la morale soit pratiquée ; or, en détachant la plupart des hommes des dogmes qui fondent leur confiance et leur foi, on ne réussirait qu’à les éloigner de la morale même.

La prohibition du mariage, faite aux prêtres catholiques, est ancienne ; elle se lie à des considérations importantes. Des hommes consacrés à la divinité doivent être honorés ; et dans une religion qui exige d’eux une certaine pureté corporelle, il est bon qu’ils s’abstiennent de tout ce qui pourrait les faire soupçonner d’en manquer. Le culte catholique demande un travail soutenu et une attention continuelle ; on a cru devoir épargner à ses ministres les embarras d’une famille. Enfin le peuple aime, dans les règlements qui tiennent aux mœurs des ecclésiastiques, tout ce qui porte le caractère de la sévérité ; et on l’a bien vu, dans ces derniers temps, par le peu de confiance qu’il a témoigné aux prêtres mariés. On eût donc choqué toutes les idées en annonçant sur ce point le vœu de s’éloigner de tout ce qui se pratique chez les autres nations catholiques.

Personne n’est forcé de se consacrer au sacerdoce. Ceux qui s’y destinent n’ont qu’à mesurer leurs forces sur l’étendue des sacrifices qu’on exige d’eux. Ils sont libres ; la loi n’a point à s’inquiéter de leurs engagements quand elle les laisse arbitres souverains de leur destinée.

Le célibat des prêtres ne pourrait devenir inquiétant pour la politique : il ne pourrait devenir nuisible qu’autant que la classe des ecclésiastiques serait trop nombreuse et que celle des citoyens destinés à peupler l’État ne le serait pas assez. C’est ce qui arrive dans les pays qui sont couverts de monastères, de chapitres, de communautés séculières et régulières d’hommes et de femmes, et où tout semble éloigner les hommes de l’état du mariage et de tous les travaux utiles. Ces dangers sont écartés par nos lois, dont les dispositions ont mis dans les mains du gouvernement des moyens faciles de concilier les intérêts de la religion avec celui de la société.

En effet, d’une part, nous n’admettons plus que les ministres dont l’existence est nécessaire à l’exercice du culte, ce qui diminue considérablement le nombre des personnes qui se vouaient anciennement au célibat. D’autre part, pour les ministres mêmes que nous conservons, et à qui le célibat est ordonné par les règlements ecclésiastiques, la défense qui leur est faite du mariage par ces règlements n’est point consacrée comme empêchement dirimant dans l’ordre civil : ainsi leur mariage, s’ils en contractaient un, ne serait point nul aux yeux des lois politiques et civiles, et les enfants qui en naîtraient seraient légitimes. Mais dans le for intérieur et dans l’ordre religieux, ils s’exposeraient aux peines spirituelles prononcées par les lois canoniques. Ils continueraient à jouir de leurs droits de famille et de cité ; mais ils seraient tenus de s’abstenir de l’exercice du sacerdoce. Conséquemment, sans affaiblir le nerf de la discipline de l’Église, on conserve aux individus toute la liberté et tous les avantages garantis par les lois de l’État. Mais il eut été injuste d’aller plus loin, et d’exiger pour les ecclésiastiques de France, comme tels, une exception qui les eut déconsidérés auprès de tous les peuples catholiques, et auprès des Français même auxquels ils administreraient les secours de la religion. Il est des choses que l’on dit toujours parce qu’elles ont été dites une fois. De là le mot si souvent répété, que le catholicisme est la religion des monarchies, et qu’il ne saurait convenir aux républiques.

Ce mot est fondé sur l’observation faite par l’auteur de l’Esprit des lois, qu’à l’époque de la grande scission opérée dans l’Église par les nouvelles doctrines de Luther et de Calvin, la religion catholique se maintint dans les monarchies absolues, tandis que la religion protestante se réfugia dans les gouvernements libres.

Mais tout cela ne s’accorde point avec les faits. La religion protestante est professée en Prusse, en Suède et en Danemark, lorsque l’on voit que la religion catholique est la religion dominante des cantons démocratiques de la Suisse et de toutes les républiques d’Italie.

Sans doute la scission qui s’opéra dans le christianisme influa beaucoup sur les affaires publiques, mais indirectement. La Hollande et l’Angleterre ne doivent pas précisément leur révolution à tel système religieux plutôt qu’à tel autre, mais à l’énergie que les querelles religieuses rendirent aux hommes et au fanatisme qu’elles leur inspirèrent.

Jamais, dit un historien célèbre, sans le zèle et l’enthousiasme qu’elles tirent naître, l’Angleterre ne fût venue à bout d’établir la nouvelle forme de son gouvernement.

Ce que dit cet historien de l’Angleterre s’applique à la Hollande qui n’eut jamais tenté de se soustraire à la domination espagnole si elle n’eut craint qu’on ne lui laissât pas la faculté de professer sa nouvelle doctrine. Tant qu’en Bohème et en Hongrie les esprits ont été échauffés par les querelles de religion, ces deux États ont été libres ; cependant ils combattaient pour le catholicisme. Sans ces mêmes querelles, l’Allemagne n’aurait peut-être pas conservé son gouvernement. C’est le trône qui a protégé le luthéranisme en Suède, c’est la liberté qui a protégé le catholicisme ailleurs ; mais l’exaltation des âmes, qui accompagne toujours les disputes de religion, quel que soit le fond de la doctrine que l’on soutient ou que l’on combat, a contribué à rendre libres des peuples qui, sans un grand intérêt religieux, n’eussent eu ni la force ni le projet de le devenir.

Sur cette matière, le système de Montesquieu est donc démenti par l’histoire.

On ne peut avoir, dans l’autorité réglée que les pasteurs de l’église catholique exercent séparément ou en corps, qu’un moyen non d’asservir les esprits, mais d’empêcher qu’ils ne s’égarent sur des points abstraits et contentieux de doctrine et de prévenir ou de terminer des dissensions orageuses et des disputes qui n’auraient pas de terme. Les gouvernements ont un si grand besoin de savoir à quoi s’en tenir sur les doctrines religieuses, que dans les communions qui reconnaissent dans chaque individu le droit d’expliquer les Écritures, on se lie en corps par des professions publiques qui ne varient point ou qui ne peuvent varier sans l’observation de certaines formes capables de rassurer les gouvernements contre toute innovation nuisible à la société.

Enfin un des grands reproches que l’on fait au catholicisme consiste à dire qu’il maudit tous ceux qui sont hors de son sein et qu’il devient par là intolérant et insociable. Nous n’avons point à parler en théologiens du principe des catholiques sur le sort de ceux qui sont hors de leur Église. Montesquieu n’a vu dans ce principe qu’un motif de plus d’être attaché à la religion qui l’établit et qui l’enseigne. Car, dit-il, quand une religion nous donne l’idée d’un choix fait par la Divinité, et d’une distinction de ceux qui ne la professent pas, cela nous attache beaucoup à cette religion.

Nous ajouterons, avec le même auteur, que pour juger si un dogme est utile ou pernicieux dans l’ordre civil, il faut moins examiner ce dogme en lui-même que dans les conséquences que l’on est autorisé à en déduire et qui déterminent l’usage et l’abus que l’on en fait.

Les dogmes les plus vrais et les plus saints peuvent avoir de très mauvaise conséquences lorsqu’on ne les lie pas avec les principes de la société, et, au contraire, les dogmes les plus faux en peuvent avoir d’admirables lorsqu’on sait qu’ils se rapportent aux mêmes principes.

La religion de Confucius nie l’immortalité de l’âme et la secte de Zénon ne la croyait pas. Qui le dirait ? Ces deux sectes ont tiré de leurs mauvais principes des conséquences non pas justes, mais admirables pour la société. La religion des Tao et des Foé croit à l’immortalité de l’âme, mais de ce dogme si saint ils ont tiré des conséquences affreuses. Presque par tout le monde et dans tous les temps, l’opinion de l’immortalité de l’âme mal prise a engagé les femmes, les esclaves, les sujets, les amis, à se tuer pour aller servir dans l’autre monde l’objet de leur respect ou de leur amour.

Ce n’est point assez pour une religion d’établir un dogme, il faut encore qu’elle le suive. C’est ce qu’a fait la religion catholique pour les dogmes qu’elle enseigne, en ne séparant pas ces dogmes de la morale pure et sage qui doit en régler l’influence et l’application.

Ainsi des prêtres fanatiques ont abusé et pourront abuser encore du dogme catholique sur l’unité de l’Église pour maudire leurs semblables et pour se montrer durs et intolérants ; mais ces prêtres sont alors coupables aux yeux de la religion même et la philosophie qui a su les empêcher d’être dangereux a bien mérité de la religion, de l’humanité et de la patrie.

Les ministres du culte catholique ne pourraient prêcher l’intolérance sans offenser la raison, sans violer les principes de la charité universelle, sans être rebelles aux lois de la République et sans mettre leur doctrine en opposition avec la conduite de la Providence ; car si la Providence eût raisonné comme les fanatiques, elle eût, après avoir choisi son peuple, exterminé tous les autres. Elle souffre pourtant que la terre se peuple de nations qui ne professent pas toutes le même culte, et dont quelques-unes sont même encore plongées dans les ténèbres de l’idolâtrie. Ceux-là seraient-ils sages, qui annonceraient la prétention de vouloir être plus sages que la Providence même ?

La doctrine catholique, bien entendue, n’offre donc rien qui puisse alarmer une saine philosophie, et il faut convenir qu’à l’époque où la Révolution a éclaté, le clergé, plus instruit, était devenu plus tolérant. Cesserait-il de l’être après tant d’évènements qui l’ont forcé à réclamer pour lui-même les égards, les ménagements, la tolérance qu’on lui demandait autrefois pour les autres ?

Aucun motif raisonnable ne s’opposait donc à l’organisation d’un culte qui a été celui de l’État, qui est encore celui de la très grande majorité du peuple français, et pour lequel tant de motifs politiques sollicitaient cette protection de surveillance, sans laquelle il eût été impossible de mettre un terme aux troubles religieux et d’assurer le maintien d’une bonne police dans la République.

Mais comment organiser un culte déchiré par le plus cruel de tous les schismes ? On avait fait déjà un grand pas en reconnaissant la primatie spirituelle du pontife de Rome, et en consentant qu’il ne fût rien changé dans les rapports que le dernier état de la discipline ecclésiastique a établis entre ce pontife et les autres pasteurs. Mais il fallait des moyens d’exécution. Comment accorder les différents titulaires qui étaient à la tête du même diocèse, de la même paroisse, et dont chacun croyait être seul le pasteur légitime de cette paroisse ou de ce diocèse ?

Les questions qui divisaient les titulaires n’étaient pas purement théologiques, elles touchaient à des choses qui intéressent les droits respectifs du sacerdoce de l’Empire ; elles étaient nées des lois que la puissance civile avait promulguées sur les matières ecclésiastiques. Il n’était pas possible de terminer par les voies ordinaires des dissensions qui, relatives à des objets mêlés avec l’intérêt d’État et avec les prérogatives de la souveraineté nationale, n’étaient pas susceptibles d’être décidées par un jugement doctrinal et qui ne pouvaient conséquemment avoir que le triste résultat d’inquiéter la conscience du citoyen ou de faire suspecter sa fidélité.

Une grande mesure devenait nécessaire. Il fallait arriver jusqu’à la racine du mal, et obtenir simultanément les démissions de tous titulaires, quels qu’ils fussent. Ce prodige, préparé par la confiance que la sagesse du gouvernement avait su inspirer et par l’ascendant que l’éclat de ses succès en tout genre lui assurait sur les esprits et sur les cœurs, s’est opéré avec l’étonnement et l’admiration de l’Europe, à la voix consolante de la religion et au doux nom de la patrie.

Par là, tout ce qui est utile et bon est devenu possible et les sacrifices, que la force n’avait jamais pu arracher, nous ont été généreusement offerts par le patriotisme, par la conscience et par la liberté.

Que donne l’État en échange de tous ces sacrifices ? Il donne à ceux qui seront honorés de son choix le droit de faire du bien aux hommes en exerçant les augustes fonctions de leur ministère ; et si les raisons supérieures, qui ont engagé le gouvernement à diminuer le nombre des offices ecclésiastiques, ne lui permettent pas d’employer les talents et les vertus de tous les pasteurs démissionnaires, il n’oubliera jamais avec quel dévouement ils ont contribué au rétablissement de la paix religieuse.

Nous avons dit en commençant que dès les premières minutes de la Révolution, le clergé catholique fut dépouillé des grands biens qu’il possédait, le temporel des États de Rome, comme celui des autres pontifes. L’intervention du pape n’était certainement pas requise pour consolider et affermir la propriété des acquéreurs des biens ecclésiastiques. Les ministres d’une religion qui n’est que l’éducation de l’homme pour une autre vie n’ont point à s’immiscer dans les affaires de celle-ci. Mais il a été utile que la voix du chef de l’Église, qui n’a point promulgué des lois dans la société, pût retentir doucement dans les consciences et y apaiser des craintes ou des inquiétudes que la loi n’a pas toujours le pouvoir de calmer. C’est ce qui explique la clause par laquelle le pape, dans sa convention avec le gouvernement, reconnaît les acquéreurs des biens du clergé comme propriétaires incommutables de ces biens.

Nous ne croyons pas avoir besoin d’entrer dans de plus longs détails, sur ce qui concerne la religion catholique. Je ne dois pourtant pas omettre la disposition par laquelle on déclare que cette religion est celle des trois consuls et de la très grande majorité de la nation. Mais je dirai en même temps qu’en cela on s’est réduit à énoncer deux faits qui sont incontestables, sans entendre, par cette énonciation, attribuer au catholicisme aucun des caractères politiques qui seraient inconciliables avec notre nouveau système de législation.

Le catholicisme est en France, dans le moment actuel, la religion des membres du gouvernement, et non celle du gouvernement même. Il est la religion de la majorité du peuple français et non celte de l’État. Ce sont là des choses qu’il n’est pas permis de confondre et qui n’ont jamais été confondues.

Comme la liberté de conscience est le vœu de toutes nos lois, le gouvernement, en s’occupant de l’organisation du culte catholique, s’est pareillement occupé de celle du culte protestant. Une portion du peuple français professe ce culte dont l’exercice public à été autorisé en France jusqu’à la révocation de l’Édit de Nantes.

À l’époque de cette révocation, le protestantisme fut proscrit et on déploya tous les moyens de persécution contre les protestants. D’abord on les chassa du territoire français. Mais comme l’on s’aperçut ensuite que l’émigration était trop considérable et qu’elle affaiblissait l’État, on défendit aux protestants de sortir de France, sous peine des galères. En les forçant à demeurer au milieu de nous, on les déclara incapables d’occuper aucune place et d’exercer aucun emploi, le mariage même leur fut interdit ; ainsi une partie nombreuse de la nation se trouva condamnée à ne plus servir Dieu ni la patrie. Est-il sage de précipiter par de telles mesures des multitudes d’hommes dans le désespoir de l’athéisme religieux et dans les dangers d’une sorte d’athéisme politique qui menaçait l’État ? Espérait-on pouvoir compter sur des hommes que l’on rendait impies par nécessité, que l’on asservissait par la violence et que l’on déclarait tout à la fois étrangers aux avantages de la cité et aux droits mêmes de la nature ?

N’était-il pas évident que ces hommes justement aigris seraient de puissants auxiliaires toutes les fois qu’il faudrait murmurer et se plaindre ? Ne les forçait-on pas à se montrer favorables à toutes les doctrines, à toutes tes idées, à toutes les nouveautés qui pouvaient les venger du passé et leur donner quelque espérance pour l’avenir ? Je m’étonne que nos écrivains, en parlant de la révocation de l’édit de Nantes, n’aient présenté cet évènement que dans ses rapports avec le préjudice qu’il porte à notre commerce, sans s’occuper des suites morales que le même évènement a eues pour la société, et dont les résultats sont incalculables,

Dans la révolution, l’esprit de liberté a ramené l’esprit de justice, et les protestants, rendus à leur patrie et à leur culte, sont redevenus ce qu’ils avaient été, ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être, nos concitoyens et nos frères. La protection de l’État leur est garantie à tous égards comme aux catholiques.

Dans le protestantisme, il y a diverses communions. On a suivi les nuances qui les distinguent.

L’essentiel pour l’ordre public et pour les mœurs n’est pas que tous les hommes aient la même religion, mais que chaque homme soit attaché à la sienne ; car lorsqu’on est assuré que les diverses religions, dont on autorise l’exercice, contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon que chacune de ces religions soit observée avec zèle.

La liberté de conscience n’est pas seulement un droit naturel ; elle est encore un bien politique. On a remarqué que là ou il existe diverses religions également autorisées, chacun dans son culte se tient davantage sur ses gardes et craint de faire des actions qui déshonoreraient son Église et l’exposeraient au mépris ou aux censures du public. On a remarqué de plus que ceux qui vivent dans des religions rivales ou tolérées sont ordinairement plus jaloux de se rendre utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans le calme et les honneurs d’une religion dominante. Enfin veut-on bien se convaincre de ce que je dis sur les avantages d’avoir plusieurs religions dans un État ? Que l’on jette les yeux sur ce qui se passe dans un pays où il y a déjà une religion dominante et où il s’en établit une autre à coté ; presque toujours l’établissement de cette religion nouvelle est le plus sûr moyen de corriger les abus de l’ancienne.

En s’occupant de l’organisation des divers cultes, le gouvernement n’a point perdu de vue la religion juive. Elle doit participer, comme les autres, à la liberté décrétée par nos lois. Mais les juifs forment bien moins une religion qu’un peuple ; ils existent chez toutes les nations sans se confondre avec elles. Le gouvernement a cru devoir respecter l’éternité de ce peuple qui est parvenu jusqu’à nous à travers les révolutions et les débris des siècles, et qui par tout ce qui concerne son sacerdoce et son culte, regarde comme un de ses plus grands privilèges de n’avoir d’autres règlements que ceux sous lesquels il a toujours vécu, parce qu’il regarde comme un de ses plus grands privilèges de n’avoir que Dieu même pour législateur.

Après avoir développé les principes qui ont été la base des opérations du gouvernement, je dois m’expliquer sur la forme qui a été donnée à ces opérations.

Dans chaque religion, il existe un sacerdoce ou un ministère chargé de l’enseignement du dogme, de l’exercice du culte et du maintien de la discipline. Les choses religieuses ont une trop grande influence sur l’ordre public, pour que l’État demeure indifférent sur leur administration.

D’autre part, la religion en soi, qui a son asile dans la conscience, n’est pas du domaine direct de la loi ; c’est une affaire de croyance et non de volonté. Quand une religion est admise, on admet, par raison de conséquence, les principes et les règles d’après lesquelles elle se gouverne.

Que doit donc faire le magistrat politique en matière religieuse ? Connaître et fixer les conditions et les règles sous lesquelles l’État peut autoriser, sans danger pour lui, l’exercice public d’un culte.

C’est ce qu’a fait le gouvernement français relativement au culte catholique.

Il a traité avec le pape, non comme souverain étranger, mais comme chef de l’Église universelle dont les catholiques de France font partie. Il a fixé avec ce chef le régime sous lequel les catholiques continueront à professer leur culte en France. Tel est l’objet de la convention passée entre le gouvernement et Pie VII, et des articles organiques de cette convention.

Les protestants français n’ont point de chef, mais ils ont des ministres et des pasteurs. Ils ont une discipline qui n’est pas la même dans les diverses confessions. On a demandé les instructions convenables, et d’après ces instructions, les articles organiques des diverses confessions protestantes ont été réglés.

Toutes ces opérations ne pouvaient être matière à projet de loi, car s’il appartient aux lois d’admettre ou de rejeter les divers cultes, les divers cultes ont par eux-mêmes une existence qu’ils ne peuvent tenir des lois et dont l’origine n’est pas réputée prendre sa source dans des volontés humaines. En second lieu, la loi est définie par la constitution un acte de la volonté générale.

Or, ce caractère ne saurait convenir à des institutions qui sont nécessairement particulières à ceux qui les adoptent par conviction et par conscience.

La liberté des cultes est le bienfait de la loi, mais la nature, l’enseignement et la discipline de chaque culte sont des faits qui ne s’établissent pas par la loi et qui ont leur sanctuaire dans le retranchement impénétrable de la liberté du cœur.

La convention avec le pape et les articles organiques de cette convention participent à la nature des traités diplomatiques, c’est-à-dire à la nature d’un véritable contrat. Ce que nous disons de la convention avec le pape s’applique aux articles organiques des cultes protestants. On ne peut voir en tout cela l’expression de la volonté souveraine et nationale ; on n’y voit au contraire que l’expression et la déclaration particulière de ce que croient et de ce que pratiquent ceux qui appartiennent aux différents cultes. Telles sont les considérations majeures qui ont déterminé la forme dans laquelle le gouvernement vous présente, citoyens législateurs, les divers actes relatifs à l’exercice des différents cultes, dont la liberté est solennellement garantie par nos lois ; ces mêmes considérations déterminent l’espèce de sanction que ces actes comportent. C’est à vous, citoyens législateurs, qu’il appartient de consacrer l’important résultat qui va devenir l’objet d’un de vos décrets les plus solennels.

Les institutions religieuses sont du petit nombre de celles qui ont l’influence la plus sensible et la plus continue sur l’existence morale d’un peuple. Ce serait trahir la confiance nationale que de négliger ces institutions. Toute la France réclame à grands cris l’exécution sérieuse des lois concernant la liberté des cultes.

Par les articles organiques des cultes on apaise tous les troubles, on termine toutes les incertitudes, on console le malheur, on comprime la malveillance, on rallie tous les cœurs. On subjugue les consciences même en réconciliant, pour ainsi dire, la révolution avec le ciel.

La patrie n’est point un être abstrait. Dans un État aussi étendu que la France, dans un État où il existe tant de peuples divers sous des climats différents, la patrie ne serait pas plus sensible pour chaque individu que ne peut l’être le monde, si on ne nous attachait à elle par des objets capables de la rendre présente à notre esprit, à notre imagination, à nos sens, à nos affections. La patrie n’est quelque chose de réel qu’autant qu’elle se compose de toutes les institutions qui peuvent nous la rendre chère. Il faut que les citoyens l’aiment ; mais pour cela, il faut qu’ils puissent croire en être aimés. Si la patrie protège la propriété, le citoyen lui sera attaché comme à sa propriété même.

On sera forcé de convenir que, par la nature des choses, les institutions religieuses sont celles qui unissent, qui rapprochent davantage les hommes, celles qui nous sont le plus habituellement présentes dans toutes les situations de la vie, celles qui parlent le plus au cœur, celles qui nous consolent le plus efficacement de toutes les inégalités de la fortune, et qui seules peuvent nous rendre supportables les dangers et les injustices inséparables de l’état de société ; enfin, celles qui, en offrant des douceurs aux malheureux, et en laissant une issue au repentir du criminel, méritent le mieux d’être regardées comme les compagnes secourables de notre faiblesse.

Quel intérêt n’a donc pas la patrie à protéger la religion, puisque c’est surtout par la religion que tant d’hommes destinés à porter le poids du jour et de la chaleur peuvent s’attacher à la patrie ?

Citoyens législateurs, tous les vrais amis de la liberté vous béniront de vous être élevés aux grandes maximes que l’expérience des siècles a consacrées et qui ont constamment assuré le bonheur des nations et la véritable force des empires.

 

 

Jean-Étienne-Marie PORTALIS.

 

Paru dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

6e série, tome 1er.

  

 

 

 

 

 

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