Observations autour de Paul Valéry

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Victor POUCEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Bien des gens parlent de Paul Valéry à tort et à travers, faute de connaître assez son histoire. Paul Valéry, sachez-le donc, était jadis un pur esprit. Librement, au-dessus de la terre et des eaux, il flottait, se jouant autour des pâles humains dans un état de jouissance inexprimable. Une curiosité méfiante pour le Non-Moi relevait de sa pointe ce plaisir. Les purs esprits sont plus heureux que nous. Ils ont l’art de tirer d’eux-mêmes les idées dont ils vivent, alors que, dans les champs peu accessibles de l’univers où nous errons, il nous faut glaner les nôtres péniblement. Le pur esprit s’engraisse de lui-même, si j’ose dire. Celui dont nous parlons, sans peine ni danger, simplement à force de conscience, avait pris un embonpoint admirable. Et comme, à mesure que progressait son Moi, sa naturelle acidité dissolvait tout le reste, il n’eût pas tardé à remplacer l’univers tout simplement. C’était fortune faite. Mais à ce moment se produisit l’accident que nous allons voir.

Ceci n’est point un conte, cher lecteur. Des documents le prouvent. Votre expérience peut-être aussi. L’esprit de Paul Valéry ! Esprit d’une ardeur contenue mais implacable, argus revêtu d’autant d’énigmes que d’yeux, il éveillait en nous à son passage mille inquiétudes mêlées à l’irrésistible désir de savoir. Jeunes gens, nous avons souri à l’ombre légère qu’il ne nous était pas possible de haïr. Mais le temps a passé sur cette vieille histoire. Depuis l’accident, les rapports sont bien changés, et c’est nous, devenus hommes, c’est nous maintenant qui retenons prisonnière pour la soumettre à nos jugements une divinité partie en si bonne voie. Que lui est-il donc arrivé ?

– Un malheur : Paul Valéry est né. Cet être singulier a fait comme les autres. Cette erreur intellectuelle que je m’explique mal ne fut du moins aggravée par aucun manque de goût. Comme l’antique déesse formée de l’écroulement harmonieux des flots, l’esprit qui venait tenter parmi nous une si périlleuse expérience eut la Méditerranée pour mère. Paul Valéry naquit à Cette. À peine né il commença à regarder la mer, le port, les bateaux, avec des yeux attendris. Ces objets peu conciliables avec les fulgurations de sa science antérieure, il les croyait, pieusement, humblement. Et bien des poèmes et chapitres de son âge mûr se composeraient un jour de ces images souveraines que sa pénétration ne parvenait plus à dissoudre.

Montpellier, où il s’initia aux arts humains, l’instruisit d’une pensée qui n’était point la sienne. Cette pensée, élaborée avant lui sans interruption pendant plusieurs millénaires, forma bientôt un solide contrepoids aux libres élancements de l’ange déchu. Que l’intelligence est donc faible et soumise une fois qu’elle a perdu sa virginité ! Il n’était pas jusqu’aux nobles espacements des jardins offerts à sa méditation par l’antique ville qui ne se liguassent contre lui. Il avait épousé notre monde, et c’était là son châtiment. Cet esprit indépendant, ce critique impatient des formes faites subirait donc désormais et garderait intactes dans sa pensée et dans son style les ordonnances du monde romain !

Mais toute faute est une pente. Paul Valéry devait à sa dignité primitive non seulement de ne penser que lui-même, mais encore de ne penser qu’en lui-même, de pratiquer le silence absolu. La logique de son péché voulait au contraire qu’il parlât, que dis-je, qu’il écrivît comme tout le monde. Il le fit. Les forces qui mènent le troupeau humain entraînèrent jusque-là cet esprit superbe. Je sais qu’il en souffre, et que parfois, revenu à lui-même, il lui arrive d’en rougir.

Car il ne pouvait oublier son passé. Ce fut là, du moins, ce qui le retint dans sa dégradation. Jamais il ne se vautra dans la fange des discours communs et vulgaires. Un reste de fierté fit de lui cette chose inouïe : un écrivain qui n’est point bavard. Ce qu’il écrivait était une sorte de musique sans bruit, d’éloquence non brutale. Parler, pour les simples mortels, c’est foncer sur son semblable. Le langage de Paul Valéry est une fuite, et n’interpelle que des chasseurs.

Ce qui persiste surtout de sa béatitude première est, dans Cet écrivain, le besoin de la contemplation de soi. Dans le tracas imposé à son âme par une existence divisée entre le savoir et l’agir, il s su tirer profit de sa condition présente. Son premier mouvement avait été de se réfugier dans les profondeurs de son Moi silencieux et obscur. Mais là il s’aperçut bien vite que sa conscience lui interdisait, depuis qu’il était né, de se trouver lui-même tout entier. Les bruits du rivage paternel rappelaient au dehors ce fils de la mer latine. Il revint alors s’accouder « sur le bord doré de l’univers ». Ici, en présence des formes et des images qui le tentaient, mais qui risquaient de le disperser, il emprunta au monde extérieur, pour les utiliser, ses matériaux colorés et sonores. Mais alors, de nouveau, c’était moins pour se livrer à autrui que pour s’achever personnellement, en construisant autour de soi des formes verbales conquises, dont il serait le seul, le vrai maître. La discrétion de Paul Valéry procède, sans doute, du peu de zèle qu’un homme très réfléchi peut éprouver à modifier autrui. Ses constructions répondent strictement au besoin intime d’une conscience qui se cherche, se définit et s’achève.

Dans ces mouvements de recherche, oscillations entre le dedans et le dehors, Paul Valéry fit plusieurs découvertes notables. Au dedans de lui il sut s’établir en ces cantons secrets où les leviers de l’action s’articulent efficacement sur la pensée. Analyste avec Socrate, constructeur avec Eupalinos, il conciliait ainsi deux modes de l’être dont l’opposition seule nous frappe. Au dehors, il lui arriva un jour de rencontrer une muse, la plus singulière, la plus farouche, la plus exquise qui fût. Leur union était marquée par les destins. Valéry ramena au logis l’inspiratrice ; et tandis que dans son orgueil il niait, le malheureux ! qu’elle fût autre chose qu’une création de sa conscience à lui, elle souriait de l’entendre parler comme s’il était encore un ange du ciel. Doucement elle consolait sa folie dont, à vrai dire, elle se sentait un peu coupable.

...Telles sont les aventures, inédites jusqu’à ce jour, qui vont nous instruire sur un génie illustre et si peu connu, et si lourdement loué, et dont les œuvres demeurent introuvables pour la plupart. Dans ces petits et denses volumes, vers, prose, art, critique ou libres essais, en tout ce que vous pourrez atteindre, vous trouverez le fidèle écho de ma confidence. Un esprit tombé se souvient des cieux et, pour y remonter, s’épuise en efforts extraordinaires. De là cette fièvre dans la sérénité ; de là cet affairement d’une conscience qui s’hallucine au point de croire qu’elle s’est retrouvée et se possède purement. De là, la poésie valérienne. Le long de cette œuvre silencieuse par ailleurs, j’écoute le ver de la pensée rongeant l’aubier. Ainsi quelquefois dans un bois solitaire votre réflexion est saisie par le grattement obstiné d’un insecte sous quelques feuilles sèches. Le sérieux immense de l’imperceptible travail vous intéresse au point de vous détourner de plus visibles objets, et bien à propos. Car c’est par des volontés de ce genre que s’anime la nature, et peut-être qu’elle s’explique.

Au lieu de nous disperser dans les apparences de l’œuvre, nous suivrons donc plutôt Valéry à la recherche de son Moi présent ou de son Moi perdu. Nous comprendrons ensuite mieux par là ce que son art présente de singulier, d’hermétique, de décourageant, de captivant pour celui qui, comme j’avoue que cela m’est arrivé, s’y laisse prendre.

 

 

 

II

 

 

Que faire lorsque l’on est le noble étranger dont je viens de résumer l’histoire ? On se méfie d’autrui, on se confie en soi. Telle est l’attitude première de Valéry parmi les hommes. Penseur toujours en mouvement, mais peu disposé à croire, dont le scrupule est de réduire en poussière tout ce que l’usage a pu agglomérer de signification incontrôlée dans les mots, de cohérence dans les images et les concepts, qui s’empare de ces notions élémentaires autour des quelles gravitent tant de pensées et de problèmes : l’univers, la vie, la matière, les corps ; après en avoir dégagé 1e convenu, l’absurde, le douteux, il s’applique à tout reconstruire rigoureusement à l’aide d’analyses opérées sur ses propres états de conscience. Car c’est là, n’est-ce pas, ce que nous possédons de plus sûr ? – « Je ne mettais rien au-dessus de la conscience », dit-il. Sa manière est décisive autant que peu soucieuse d’effets. La langue employée ajoute à l’impression de rigueur ; et l’on sent que dans les sujets les plus relâchés sa pointe restera aussi dure.

Un esprit dirige cette rigueur ; un esprit de curiosité qui est en même temps l’égoïsme suprême, puisqu’il se tient lui-même, lui, sujet pensant, pour le seul objet digne de pensée. Cet esprit, je n’aurai pas l’imprudence d’en tracer La peinture ; mon intention était simplement d’« observer autour ». Mais j’observe qu’il s’incarne plus ou moins sous un pinceau guidé par la complaisance : Léonard de Vinci, M. Teste, la jeune Parque on sont les symboles incomplets mais très expressifs.

Voici Léonard, renforcé par une figure antagoniste, Pascal. Léonard, Pascal, condensés aux deux pôles de l’esprit, représentent le Moi vainqueur en face du Moi manqué ; l’un, parfait et lumineux, articulé sur l’ordre universel des choses, l’autre, sombre et impuissant. – D’où vient leur différence ? – Léonard pense, et en pensant il s’est trouvé. Une conscience heureuse l’a fait maître de sa nature et de la nature. Pascal croit, c’est-à-dire qu’il cesse de penser. Ce timide s’est arrêté plein d’effroi devant le silence des espaces infinis. Tant pis pour lui ; le voilà devenu l’exemplaire éternel de la réflexion paresseuse, de la confusion entre la science et la morale, du génie détourné de lui-même par la hantise de la finalité.

– Me sera-t-il possible de m’associer à votre haine, Paul Valéry ? J’aime Pascal, et j’aime précisément en lui ce que vous haïssez. Ne voyez-vous pas que ce que vous prenez pour réflexion paresseuse et arrêt de la pensée est précisément courage, et la seule pensée digne des profondeurs dont nous sommes sortis ? C’est encore la science humaine en lui qui prend peur devant les espaces infinis. La foi ne s’effraye pas de l’œuvre du Créateur. Mais je crains que votre Léonard ne soit qu’une image académique de votre erreur, un trompe-l’œil de l’intelligence.

Toute haine mise à part, peut-être nous suffira-t-il, pour comprendre Valéry, je ne dis pas d’aimer (notre nouveau personnage est trop excentrique par rapport à l’affection), mais de considérer profondément et, si vous y consentez, d’embrasser M. Teste. M. Teste n’est pas Paul Valéry en personne ; il est l’ingénieux produit d’un Paul Valéry préalablement dissocié, volatilisé comme tout le reste, et ensuite refait suivant la formule.

Quoi de plus semblable à un pur esprit que M. Teste ? Il est une conscience qui s’est trouvée, qui se possède, qui se suffit. De là son extrême singularité (la seule gloire dont il lui arrive de jouir) et son extrême indifférence envers les choses. M. Teste vit dans le milieu le plus commun. Sa chambre est « aussi quelconque que le point quelconque des théorèmes ». Tant la pensée est indifférente à son objet et supérieure à lui. M. Teste est un être pour lequel, toutes choses se substituant les unes aux autres en ce monde sublunaire, le seul fait intéressant, sans équivalence, est de penser. Il ne s’en fait pas faute. Je pense, et cela ne gêne rien, dit-il avec une discrète fermeté. Je suis seul. Que la solitude est confortable ! Rien de doux ne me pèse. La même rêverie ici que dans la cabine du navire. Les bras d’une Berthe, s’ils prennent de l’importance, je suis volé comme par la douleur. Je suis étant et me voyant, me voyant voir et ainsi de suite...

À mon humble avis, M. Teste fait un peu trop l’ange, après qu’il a eu l’inexplicable imprudence de déclarer que « la bêtise n’était pas son fort ». Sa vue me remplit d’une sympathie que je ne saurais analyser. Je l’aime surtout dans la plus curieuse des situations, lorsqu’il souffre. Cela lui arrive par moment ; quelques calculs peut-être biliaires. Occasion inestimable de mieux « se savoir ». « Car souffrir, énonce-t-il admirablement, c’est donner à quelque chose une attention suprême, et je suis un peu l’homme de l’attention. » Et, avec une complaisance presque émue, il nous décrit ce progrès de sa conscience, sa géométrie de la douleur. Il est vrai qu’à force de souffrir M. Teste ne pense plus, il crie, ce qui est tout différent. – « Que peut un homme ! » soupire-t-il alors, dans les rares moments de sa meilleure sagesse. – Je voudrais qu’il allât jusqu’au bout et nous dît ce qu’il pense de la mort. Si la douleur présente une pointe inconciliable à la pensée, la mort est 1’absurdité même. La conscience de M. Teste, « volée par la douleur », sera cette fois assassinée. Indifférente à tout, l’est-elle encore à cela ? Elle se le doit et elle ne le peut. Que j’aimerais à la voir se débattre dans ce dilemme ! Mais quoi ! la naissance, sur laquelle la mort s’appuie comme sur son pivot, n’est pas, si l’on y réfléchit, une chose moins étrange que la mort. Être un pur esprit et être né, voilà le mystère. M. Teste, par cette distraction inhérente aux génies, a omis d’y songer.

Mais j’ai hâte de vous présenter la Jeune Parque, un poème dont la coque m’a paru assez dure à ouvrir, mais dont l’amande est savoureuse.

 

            Je ne rends plus au jour qu’ un regard étranger.

            Oh ! combien peut grandir dans ma nuit curieuse

            De mon cœur séparé la part mystérieuse,

            Et de sombres essais s’approfondir mon art !

 

Cette Jeune Parque livrée à un extrême dévergondage de pensée parce que la nuit est venue, et qui redevient femme au retour du soleil, n’est autre chose, semble-t-il, que la conscience éveillée à elle-même dans l’obscurité intérieure. Incapable cependant de se maintenir plongée dans sa connaissance profonde, elle remontera bientôt, comme le liège, vers la trompeuse lumière et les ballottements de l’action.

Vous avez certainement remarqué combien la nuit aide à l’approfondissement de la vie psychologique. En éteignant autour de nous les « choses », elle nous allège de leur obsession. Le corps soustrait à nos yeux qui en faisaient un objet différent de nous-mêmes se saisit alors par le dedans, et l’attention se reporte de la matière de notre action sur nos actes trop oubliés. Le langage, qui s’interposait entre les deux, s’efface, et nous échangeons la clarté banale et commode des discours pour le bénéfice de contacts réels, et aveugles. Ce qu’il y a d’intime, d’ineffable en chacune des attitudes où se moulent nos efforts semble alors surgir d’un demi-néant. Nous devenons présents à nous-mêmes. Dans cette région silencieuse où la pensée et le mouvement s’épousent nous ressentons d’abord le sentiment d’une maîtrise facile.

Cela, nous l’éprouvons, mais vaguement, distraitement, tout au plus en amateurs et sans nous y exercer avec méthode. La Parque, elle, est artiste, et elle approfondit son art de mille sombres essais dont je voudrais ici signaler les principaux :

1o Dans sa « nuit curieuse » la Parque (entendez Paul Valéry) s’exerce aux ressorts secrets de nos actes communs ; elle découvre par le dedans la danse, le langage, l’activité inventive, et d’une façon générale les puissances du corps. Sur ce point, elle est une artiste de premier ordre 1.

2o La Parque, en se rapprochant du Moi, s’éloigne de ce qu’elle était auparavant. Elle périt à l’« individu », dont le réseau des phénomènes extérieurs dessinait l’étroite apparence. Elle périt à « la personne », laquelle, contrairement à la définition reçue, ne se possède pas, ne subsiste pas en soi. « La personne, dit Valéry, est de l’ordre des pénates. » Seule la conscience pure, illimitée, indifférente, dépouillée de tout ce qu’elle n’est pas, formera le résidu cherché dans la nuit. Parvenir à ce point sera donc en quelque sorte s’anéantir. De là l’angoisse, le désespoir mêlés aux élans d’orgueil de la Parque.

3o Rigide, absolue, fatale comme une somnambule, Psyché est donc descendue de marche en marche la spirale de l’hypogée intérieur. Elle tient à la main le rayon dissociateur de tout ce qui « paraît », qui met en fuite les fantômes. Seule enfin s’inclinera-t-elle vers le « Moi pur » ; saura-t-elle le débarrasser de ses bandelettes ? Peut-être, car il est là, reposant dans la cellule profonde, nourri d’obscurité et de silence, repoussant les regards profanes, secrètement décidé à se livrer au plus méthodique, au plus malin des chercheurs.

« Chaque vie particulière possède... à la profondeur d’un trésor, la permanence fondamentale d’une conscience que rien ne supporte ; et comme l’oreille retrouve et reperd, à travers les vicissitudes de la symphonie, un son grave et continu qui ne cesse jamais d’y résider, mais qui cesse à chaque instant d’être saisi, le Moi pur, élément unique et monotone de l’être même dans le monde, retrouvé, reperdu par lui-même, habite éternellement notre sens. » (Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Note et digression.)

Le Moi pur, offert non pas à la recherche morale (bon pour Pascal !) mais à l’égoïsme intelligent, est l’unique Dieu de notre ange déchu. Il adore le mystère inexpliqué de sa propre lumière. – Pour autant que la pensée de Valéry se représente une construction métaphysique, ceci s’appelle communément le « monisme », et, si l’on prend garde à presser tant soi peu la réalité de cette conscience sans objet, le « monisme idéaliste », philosophie toute proche du nihilisme absolu.

 

 

 

III

 

 

Ces grands mots, il est vrai, ne disent pas tout. L’intellectualisme de Valéry se pare à nos yeux de l’arrogance charmante des êtres jeunes et forts : on sait qu’ils ne sont pas ce qu’ils prétendent être, et que leur ambition s’accommodera d’équivalences surprenantes. Ils peuvent oser, on leur fait crédit. En aimant leur présent, c’est leur avenir seul qu’on approuve. Je réserverai donc mon jugement comme lui réserve ses progrès. Je remarque ici simplement combien, malgré le soin apporté par Valéry à séparer la pensée de la vulgaire et irraisonnable morale, il confine à l’ordre moral par le désintéressement de sa curiosité. Il recrée ainsi, à côté des humbles vertus que repousse son orgueil, tout un monde de qualités aériennes et transparentes, et belles. Ce serait un travail plein d’intérêt de noter les vertueuses images que sa discipline évoque chez lui, ou encourage chez autrui, depuis le dédain de la gloire et du « paraître » chez celui qui ne veut estimer que ce qu’il est, jusqu’à l’« effrayante pauvreté » dans laquelle l’orgueil abandonne l’âme qui ne cherche que soi, « étonnée, nue, infiniment simple sur le pôle de ses trésors ».

Mais, ce que je dois ajouter pour être sincère, c’est que cette morale née, par une sorte de parthénogenèse, de l’intelligence pure, m’étonne plus qu’elle ne me convainc. Moi aussi, me représentant M. Teste distinctement présent au point « de respirer la fumée de nos cigares », moi aussi, « je l’entends, je me méfie ». J’éprouve avec lui le même sentiment qu’avec Léonard, lorsque je regarde ce saint Jean du Louvre dont les yeux et le geste de magnétiseur appellent nettement la défense. Ces grands intelligents étalent leur lacune avec une ostentation qui tient de la naïveté. On sent assez qu’il ne serait pas bon de se livrer entre leurs mains trop doctes. Nous sommes chose tendre, et elles mesurent mal la tendresse. Nous savons que ces monstres de pensée peuvent bien s’établir à tel croisement des voies de la nature où il leur plairait de nous attendre. Nous passerions ailleurs ! Et à notre tour, en riant de notre mutuelle simplicité, nous poserions au Sphinx telle question la plus sotte du monde, trop difficile pour lui ; par exemple celle-ci : « Pourquoi les yeux d’un petit enfant qui ne sait pas sont-ils la plus belle chose du monde ? » À l’intrépide M. Teste nous demanderions ce que tout le monde dit sur les places publiques : « Que faudrait-il pour que Mme Émilie Teste se déclarât parfaitement heureuse ? » – Nous l’embarrasserions ainsi.

Un homme de cette race peut s’approcher d’aussi près qu’il le voudra de la parfaite candeur, il n’y sera jamais. Aussi parfaitement qu’il le voudra il peut imiter l’innocence, à cela près qu’il ne la produira jamais. Mme Teste, qui est pieuse, nous confie que son mari l’effraye par son exactitude lorsque, « se mettant prodigieusement à sa place », il lui explique sa propre prière, sa propre foi. «  Mais, ajoute la brave femme, il manque affreusement à cette reconstitution de mon cœur brûlant et de sa foi, son essence qui est espérance. » « C’est pourquoi, conclut-elle, je trouve un certain malaise dans cet exercice de son pouvoir. »

J’ai la même impression que cette estimable dame. Tout se passe comme si nous avions affaire à un esprit qui refuserait d’être homme, s’obstinerait à tirer de sa lumineuse substance des représentations vides de réalité ; qui en un mot rêverait la vie supérieurement au lieu de la vivre humblement.

« Les éponges et les sots ont ceci de commun qu’ils adhèrent, ô Socrate ! »

– Eh oui ! Mais le plus parfait des hommes est encore frère de l’éponge. Et le plus élevé des anges serait un sot, s’il refusait d’adhérer à une vérité plus haute que lui. C’est en se livrant elle-même que l’intelligence se dépassera. Je ne saurais dire tout ce que j’augure qu’un esprit pareil à celui de Valéry acquerrait de force, de pénétration, de réalité, si seulement il osait s’engager dans ce passage difficile, et goûter, après tant de savantes joies, celle de savoir s’oublier et fermer les yeux, – pour enfin voir.

 

 

 

IV

 

 

– Et, je pense, son art même y gagnerait. Ce « mystique sans Dieu », comme se définit M. Teste, a frappé à la source de soi-même. Mais le jaillissement de sa conscience profonde étant aussitôt résorbé en elle ne l’enrichirait nullement sans le bénéfice de l’effort produit. L’art devient ainsi chez Valéry une discipline de l’effort, analogue à la responsabilité morale, et qui aisément la remplacerait, à ce que je crois comprendre.

De là ce ton confidentiel, insaisissable et de là cet amour de la difficulté technique : deux caractères de la poésie valérienne que j’examinerai maintenant.

Vous pensiez, mortels profanes, que faire des vers était s’exprimer soi-même ou chercher à s’exprimer hors de soi. Détrompez-vous, c’est le contraire qu’il faut dire. Si la poésie est strictement personnelle, elle ne s’exprime pas. Exprimer, n’est-ce pas communiquer à autrui, c’est-à-dire passer du personnel à l’impersonnel ? Abandonnez à son destin la prose, l’humble, impersonnelle et commerciale prose, et convenez que la poésie est l’art de se garder. La prose est un assemblage de signes représentatifs, d’idées dont l’échange est consenti ; son idéal, réalisé peut-être quelque jour, est de devenir l’algèbre complète des opérations de l’esprit. L’œuvre poétique est le cocon de soie tiré de la substance du fileur, mais sans rapport extérieur avec lui, et dont les dehors ne décèlent ni la forme ni la présence de son hôte. Suspendu à son brin de bruyère, il ressemblerait plutôt à un fruit doré par la lumière du paradis pour rassasier les yeux. Qui songerait que sous ce féerique tissu un être vivant se renouvelle ! De même, la poésie est le secret du poète, sa construction à lui. Les constructions ne sont intelligibles, en dehors de l’architecte, que pour les locataires possibles. Nous comprenons très bien le sens d’une maison, d’un kiosque à journaux ou à musique ; très mal celui d’une tige de corail, d’un cocon de soie, d’un poème, créations d’architectes inconnus. Chacun de leurs éléments, leur organisation, leur harmonie, leur unité, sont fonction des exigences internes d’une monade occupée à s’affirmer en se défendant contre les envahissements du monde. Voilà, si je ne m’abuse, la conception que je me ferais de la poésie si je suivais les pentes de Paul Valéry. Je la tire d’œuvres commandées par tous les mouvements d’un esprit qui se cherche, qui se garde. Le poète s’est construit avec des mots la demeure mesurée pour lui seul, et par suite, compréhensible pour lui seul. Cela est rare et admirable. Je ne me retiens pas de penser qu’un égoïsme malheureux est venu contraindre pour son dommage une poésie naturellement expansive.

Que de fois, en pénétrant dans ces poèmes, n’ai-je pas éprouvé le cauchemar d’un homme qui entrerait dans un salon extrêmement distingué où il s’efforcerait en vain de suivre des conversations incompréhensibles pour lui dans le français le plus pur. Je veux vous raconter cette aventure. L’excuse de cette confession béotienne sera peut-être de suggérer que l’obscurité n’est louable dans un poème que si elle est mystère et non rébus. – Voici les premiers vers de la Jeune Parque :

 

            Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure

            Seule avec diamants extrêmes ?... Mais qui pleure

            Si proche de soi même au moment de pleurer ?

 

Le premier vers lu d’un trait malgré « le vent simple » (mis pour « simplement le vent » – après tout, affaire de lecture), je tombe sur les « diamants extrêmes ». Perplexité. Je croyais dans mon innocence que ces diamants étaient des diamants, et me demandais comment il se pouvait qu’ils fussent « extrêmes ». Sans doute, les derniers qu’elle possédât. – Non, plutôt, « placés à l’extrémité ». « Diamants extrêmes », c’est-à-dire portés aux poignets ou aux chevilles. C’est assez mallarméen ! – C’est complètement stupide. Cherchons autre chose.

Deuxième temps. Voyons. Cette Parque est sur le point de pleurer. Tout à l’heure elle apostrophera sa « très imminente larme ». C’est de ses larmes qu’elle dira :

 

            Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid ?

 

Et alors, cette Parque seule avec ces larmes qui vont tomber et déjà brillent à l’extrémité des cils, diamants extrêmes...

Troisième temps. J’ai cru comprendre, et j’ai fait un contresens. La suite immédiate ne rend pas. – Allons, courage, lecteur frivole. Ne te rebute pas. Étudie le contexte. Le contexte ! c’est la règle d’or. Demande-toi : « Que fait cette Parque avec « diamants extrêmes ? » – Elle parle, elle s’adresse aux « tout-puissants étrangers » qui sont les astres, dont elle célèbre

 

            Ces souverains éclats, ces invincibles armes

            Et ces élancements de [leur] éternité.

 

Les voilà ! les voilà ! les diamants cherchés. Et pourquoi extrêmes ? Extrêmes, me disais-je, mais c’est clair, cette fois. Ces puissants étrangers habitent très loin de la Parque, à l’extrémité du ciel. Ils sont extrêmes. – Un instant j’éprouvai cette jouissance rare qui accompagne la solution d’un problème douloureux.

Quatrième temps. M. Frédéric Lefèvre enseigne dans le commentaire authentique de la Jeune Parque 2, que « diamants extrêmes » signifie : les derniers astres de la nuit. – Après tout, c’est possible. Si je voulais chicaner, je rappellerais à M. Frédéric Lefèvre que, parlant au nom du poète, à propos du Cimetière marin, il lui avait refusé le droit d’interpréter son propre ouvrage. « Il est, dit-il, désormais hors du pouvoir de celui qui l’a engendré [l’écrit] d’imposer une signification quelconque à cet objet. Voilà ce qu’il faut bien comprendre. » – Je comprends que chacun a le droit de traduire à sa guise « diamants extrêmes » – mais je m’en rapporterai, finalement, à l’explication d’autrui. Maintenant que vous l’avez dit, admettons les derniers astres. Vivent les scoliastes ! Combien nous en faudra-t-il pour débrouiller ce poème, qui contient plus de cinq cents vers, dont beaucoup dépassent celui-ci. Les « diamants extrêmes » sont élémentaires. M. Frédéric Lefèvre nous expliquera-t-il les rébus qui suivent, les rébus de seconde année, ceux du cours supérieur, par exemple celui de la « tresse » ?

 

            Je n’attendais pas moins de mes riches déserts

            Qu’un tel enfantement de fureur et de tresse,

 

dit-elle, la Parque. – J’ai trouvé dans Darmesteter : TRESSE, cordon plat en forme de natte de fils, de soie, de pailles, de cheveux entrelacés. « Des tresses de cheveux. » – En attendant un secours qui ne vient pas, que vous dire ? Je ne sais rien de plus.

 

 

 

V

 

 

Malentendu, peut-être, sur la nature du langage ? J’aborde ce point, avec hésitation, d’autant plus que je dois plaider contre une impression première, opérer un triage dans l’obscurité. Ce n’est point aisé. Je ne tiens pas à être classé dans la catégorie de ces lecteurs volages qui récusent les textes simplement parce qu’ils ne les ont pas compris. C’est que le fait de ne pas comprendre ne décide rien. Et, je le sais encore, l’obscurité n’est pas seulement l’attribut du désordre, elle est inhérente à tout ordre nouveau, à toute organisation. Vous déconcertez les vieilles clés dès que vous leur présentez une serrure nouvelle. On a peine à se figurer la paressa de l’esprit public ; elle est immense. La clarté des mots, pour la plupart des gens, consiste dans la facilité qu’ils ont de s’en servir. Obstinez-vous à leur dire une pensée comme elle demande à l’être, – ce qui est parler clairement, – c’est alors qu’ils crieront à l’obscurité. Après tout ils auront raison ; seulement, c’est eux qui sont obscurs. – À Dieu ne plaise que je soulève une querelle de ce genre aux poètes !

Je leur ferai donc crédit. Je tiendrai compte de leurs propres déclarations. Je reviendrai sur mes impressions successives, en prenant le temps de rêver à ma guise sur tout cela.

« J’ai apporté des soins particuliers au vocabulaire de la Jeune Parque », nous apprend l’auteur. – Il en apporte et même beaucoup, et de très particuliers, suivant les habitudes de M. Teste, dont il est dit : « On constatait qu’un grand nombre de mots étaient absents de son discours. Ceux dont il se servait... parfois... perdaient tout leur sens, ils paraissaient remplir uniquement une place vide dont le terme destinataire était douteux ou imprévu par la langue. »

– C’est avec ces terribles moellons que P. Valéry me paraissait construire la muraille sonore que je n’avais pu franchir.

Un exemple. Le mot « poreux », à ma, connaissance, ne s’emploie qu’au sens physique 3. Faites-en une épithète humaine désignant la facilité des rapports entre une personne et son milieu ; dites que la Parque est « poreuse ».

Et encore :

 

            Tonnes d’odeurs, grands ronds par tes races heureuses

            Sur le golfe qui mange et qui monte au soleil,

            Nids purs, écluses d’herbe, ombre des vagues creuses,

            Bercez l’enfant ravie en un poreux accueil.

                                                                      (Été).

 

Mais c’est ici que je vous dois une confession instructive.

Figurez-vous que, ne comprenant vraiment goutte à ces quatre vers célèbres, naïvement je m’étais permis de les consteller de points d’interrogation. Un ami, qui entend les poètes mieux que moi, vient d’accourir indigné de mon irrévérence : « Pourquoi, m’a-t-il dit, pourquoi ces injures à la plus belle strophe d’Été, à la plus claire ? Y pensez-vous... ! » – Or, tandis que dans sa ferveur il me secouait comme un prunier, brusquement je sentis tomber de mes yeux des écailles, et voici ce que j’ai vu : Dans une atmosphère saturée de lourdes senteurs (tonnes d’odeurs), un beau golfe s’arrondissait (grands ronds), et, agrandi par l’irradiation, semblait empiéter (qui mange, qui monte) sur un rivage qu’animait la population des pêcheurs (par les races heureuses). Je vis que ce golfe était un délicieux abri (nids purs), encombré par les algues charriées du large (écluses d’herbes). Je vis enfin une enfant s’abandonner avec ravissement (poreux accueil) aux plis de la mer oscillante (ombre des vagues creuses). – Voilà en mauvaise prose ce que soudain je vis sortir magiquement du quatrain fermé. Cela s’est passé comme je vous le dis.

Et maintenant je les relis, ces vers elliptiques, mais le branle est donné, le contact établi. Je sens, et par ce que je sens, je vois. Et parce que je vois, je jouis. Morale : pour comprendre les poètes il ne suffit pas de les lire, même en y réfléchissant. Il y faut la secousse.

Cette première découverte m’ouvrait un horizon. Tout signe, me disais-je, est par lui-même indéterminé car il ne remplace jamais la chose signifiée. Ce n’est donc pas de lui seul que sortira la clarté d’une signification précise. La prose même, la prose banale en est là. La première phrase venue, la plus simple, serait parfaitement inintelligible sans un certain entrain de l’esprit cherchant sa direction à travers les signes qui la composent. À plus forte raison le poète qui engage à la fois toutes les valeurs de signification que possèdent les mots complique-t-il la lecture. Au lieu d’insérer l’esprit sur une ligne droite, il l’entraîne dans un tourbillon de suggestions diverses où celui-ci risquera d’abord de se désorienter.

Il y a dons loin, certes, de la prose cursive à la poésie.

Il reste toutefois que le mot est un bien qui ne saurait sans injustice être accaparé par celui qui le prononce. Le mot, quel qu’il soit, a un sens, c’est-à-dire un but : il est pour l’humanité. Le « Moi » lui-même relâche de son égoïsme dès lors qu’il se prononce, il vous échappe, d’intelligence avec quelqu’un qui n’est pas vous. Le mot avec sa naturelle grossièreté – car il est toujours commun et n’a certes pas autant d’esprit que l’Esprit – avec sa raideur un peu paysanne, le mot est l’élément sociable de l’esprit. Né d’un désir, c’est encore au souffle du désir qu’il s’élance. Son organisme entier exerce une fonction de cons descendance ou pour mieux dire de charité envers le plus pressant des besoins, celui de savoir et de comprendre.

J’avouerai donc sans trop rougir mon impression de malaise, d’étouffement, ressentie plus d’une fois. C’est que j’ai vu Valéry s’exercer trop souvent en dehors du champ d’une conversation possible, oubliant, à se poursuivre ainsi lui-même, l’aumône que j’attendais de lui. Après m’être évertué à le rejoindre, je m’aperçois alors qu’il ne m’a jamais cherché. Son mépris de moi fait tache sur mon ange lumineux. Voilà du moins ce que j’ai cru lire parfois, dans les yeux contristés de sa Muse.

 

 

 

VI

 

 

C’est par ailleurs un spectacle digne d’attention que celui de cet architecte soulevant avec effort la matière pour achever le monument scellé, aux perspectives décevantes, mais dont la poussée écrasante inspire du moins le respect. Quand Valéry ne nous aurait pas livré de chères théories sur la valeur de l’effort dans l’art, ses poèmes, palais dont les pierres chantent, nous les rediraient harmonieusement. Dites-moi si en les lisant, non pas certes tous, mais la Parque, le Cimetière, le Serpent, quelques autres, la beauté que vous pouvez leur prêter n’est pas contenue dans la catégorie de l’effort. J’y vois des cariatides supportant un balcon. Le monstre de pierre gémit, lève les yeux vers son fardeau, son unique ciel, développe ses enflures et multiplie ses replis comme pour chercher un point d’appui plus voisin du repos, l’équilibre parfait entre la force qui tend le muscle et la masse menacée d’effondrement. L’impression est d’autant plus frappante que le vers lui-même, évidemment né de Racine, est féminin de visage et semble créé pour de faciles abandons. C’est le choix des mots, l’articulation des idées qui sont difficiles. C’est l’agencement métaphysique qui est effroyablement recherché. Si nous en venons de cette impression au système réfléchi qui la commande, une idée très délibérée chez Valéry est que l’obstacle fait la valeur de l’action. Le poète est semblable à ce constructeur de navires dont il est question dans Eupalinos.

 

C’est une chose admirable, ô Socrate, dit Phèdre à ce propos, que d’une part, si nul obstacle n’empêche ta course, la course est tout à fait impossible. Tous les efforts que tu enfantes se détruisent l’un l’autre, avec une égale puissance. Mais d’autre part, l'obstacle nécessaire étant réalisé, il travaille contre toi, il boit tes fatigues et te concède parcimonieusement l'espace dans le temps. C’est ici que le choix d’une forme est l’art délicat de l’artiste : car c’est à la forme de prendre à l’obstacle ce qu’il lui faut pour avancer, mais de n’en prendre que ce qui empêche le moins le mobile.

 

L’obstacle, pour le poète, c’est le flot amorphe des mots du dictionnaire ; ce sont les règles qui assujettissent d’avance des rapports tout faits ; ce sont les règles imposées par la tradition à l’expression poétique. Ces résistances à vaincre indiquent au créateur la direction de son effort il y dirige sa proue. P. Valéry s’est souvent expliqué là-dessus, nulle part plus clairement que dans son essai sur l’Adonis de La Fontaine. Un mot le résume : « il faut peiner. »

 

Aux dieux est réservée l’ineffable indistinction de son art et de sa pensée. Mais nous, il faut connaître amèrement leur différence. Nous avons à poursuivre des mots qui n’existent pas toujours, et des coïncidences chimériques ; nous avons à nous maintenir dans l’impuissance, essayant de joindre des sons et des significations, et créant en pleine lumière l’un des cauchemars où s’épuise le rêveur... Nous devons donc passionnément attendre, changer d’heure et de jour comme l’on changerait d’outil, – et vouloir...

 

De fait, il s’est enchaîné superbement lui-même aux règles classiques, à toutes, y compris celle de l’s des rimes pour l’œil. Ce qui est peut-être bien, cette fois, cultiver l’effort pour récolter l’effort.

Dans cette guerre déclarée à la facilité, il y a une magnifique leçon.

 

La véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement de pensées, consentement de l’âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice.

 

On peut cependant se demander si une primauté si complète accordée à l’effort ne masque pas en réalité quelque absence. L’effort est l’honneur de l’homme né pour l’action, il contribue plus que la lucidité même à son mérite moral ; il est rarement le couronnement de son art. Nos courtes vues, nos applications restreintes maintiennent mal dans leur perfection les larges premières impulsions créatrices. Pour ma part, je ne crois pas, dans l’ordre littéraire, à cette valeur absolue donnée à l’effort.

D’ailleurs, c’est bien simple. Il suffit de lire, on verra si les efforts de Valéry valent ses facilités. (J’ajouterai, ceci est indispensable, que la discipline de l’effort donne chez lui une valeur singulière aux facilitée.) Comparez les œuvres de tension aux œuvres de détente, les vers cherchés aux vers donnés.

Les dieux, dit Valéry, nous donnent pour rien tel premier vers, mais c’est à nous de façonner le second qui doit consonner avec l’autre, et ne pas être indigne de son frère aîné surnaturel. » – Là-dessus, ouvrons une des œuvres de Valéry les plus parfaites, le Cantique des Colonnes. Je laisse au lecteur le soin de départager ce qui est don, et ce qui est travail.

 

            Si froides et dorées

            Nous fûmes de nos lits,

            Par le ciseau tirées

            Pour devenir ces lys !

            

            De nos lits de cristal

            Nous fûmes éveillées.

            Des griffes de métal

            Nous ont appareillées.

            

            Pour affronter la lune,

            La lune et le soleil,

            On nous polit chacune

            Comme ongle de l’orteil.

            

            Servantes sans genoux.

            Sourires sans figures,

            La belle devant nous

            Se sent les jambes pures.

 

Comparez encore dans ces quatrains les groupes de deux vers, et vous sentirez ce que je veux dire :

 

            Incorruptibles sœurs

            Mi-brûlantes, mi-fraîches,

            

            Nous prîmes pour danseurs

            Brises et feuilles sèches.

            

            .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

            

            Et les siècles par dix

            Et les peuples passés,

            

            C'est un profond jadis

            Jadis jamais assez.

 

Voulez-vous varier vos exercices ? Comparez maintenant dans les pièces à plusieurs rédactions les retouches aux textes primitifs. L’expérience sera plus concluante encore, parce que, dans ce cas, les faiblesses décelées dans les deuxièmes rédactions seront les produits directs de l’effort et de la volonté. Le Narcisse, publié dans l’Album de vers anciens (1890-1900), a reparu dans Charmes (1922), légèrement modifié. Voici un passage de la première rédaction de cette pièce admirable :

 

            Hélas ! l’image est vaine et les pleurs éternels !

            À travers les bois blancs et les bras fraternels [des arbres]

            Une tendre lueur d’heure ambiguë existe,

            Et d’un reste du jour me forme un fiancé

            Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste...

            Délicieux démon, désirable et glacé.

            

            Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée,

            Ô forme obéissante à mes vœux opposée !

            Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs !...

            Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent

            D’appeler ce captif que les feuilles enlacent

            Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs.

 

Le poète a osé revenir sur la ciselure primitive de ce bijou ! Au lieu de : « Et d’un reste du jour », il a écrit : « Là, d’un reste du jour. »

Au lieu de :

 

            Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée

 

il a mis :

 

            Te voici, mon doux corps de lune et de rosée.

 

Au lieu de :

 

            Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs,

 

il a écrit :

 

            Qu’ils sont beaux de mes bras tes dons vastes et vains,

 

qui est un vers de grande manufacture, mais manufacturé.

Au lieu de :

 

            Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs,

            – Mon cœur jette aux échos l’éclat des noms divins.

 

L’exemple est bon. Chacun peut ici se convaincre que la valeur de l’effort est contenue dans des limites étroites, et que le génie domine le métier.

Les poètes sont beaux sans le vouloir, et ils ne savent pas pourquoi ils sont beaux, parce que la poésie est divine et que le métier est, à la mesure de nos conceptions, petitement humain. Dans cette limite l’effort joue son rôle, mais avec une efficacité qui se fait sentir en nous plutôt que hors de nous. Les âmes se délivrent dans leurs efforts. Tout se passe alors comme si, je ne sais quelles cloisons intérieures étant rompues, une circulation plus franche s’établissait entre le cœur de l’ouvrier et ses doigts, et l’œuvre participe alors, dans un accroissement de splendeur, aux progrès de l’esprit qui l’épouse.

Voulez-vous voir un poète, entraîné par de fortes disciplines, toucher enfin au parfait ? Cherchez parmi ces « exercices » d’un infatigable ouvrier les œuvres de détente. Lisez la Palme. Valéry nous dit que ce poème fut accordé en récompense aux longues applications de la Jeune Parque. – Quels vers !

 

            Par la sève solennelle

            Une espérance éternelle

            Monte à la maturité !

            

            ...Patience, patience,

            Patience dans l’azur !

            Chaque atome de silence

            Est la chance d’un fruit mûr !

            Viendra l’heureuse surprise :

            Une colombe, la brise,

            L’ébranlement le plus doux,

            Une femme qui s’appuie

            Feront tomber cette pluie [la pluie des dattes]

            Où l’on se jette à genoux !

            

            Qu’un peuple à présent s’écroule

            Patine, irrésistiblement !

            Dans la poudre qu’il se roule

            Sur les fruits du firmament.

            Tu n’as pas perdu ces heures

            Si légère tu demeures

            Après ces beaux abandons,

            Pareille à celui qui pense

            Et dont l’âme se dépense

            À s’accroître de ses dons !

 

Et que dire des quatre strophes intitulées les Pas :

 

            Tes pas, enfants de mon silence

            Saintement, lentement placés,

            Vers le lit de ma vigilance

            Procèdent, muets et glacés.

            

            Personne pure, ombre divine,

            Qu’ils sont beaux tes pas retenus !

            Dieu ! tous les dons que je devine

            Viennent à moi sur ces pieds nus !

            

            Si de tes lèvres avancées

            Tu prépares pour l’apaiser

            À l’habitant de mes pensées

            La nourriture d’un baiser,

            

            Ne hâte pas cet acte tendre,

            Douceur d’être et de n’être pas,

            Car j’ai vécu de vous attendre

            Et mon cœur n’était que vos pas.

 

M. Frédéric Lefèvre a beau nous avertir que dans cette pièce c’est l’« inspiration poétique » qui est symbolisée ; que les pas sont, « avec une indubitable clarté », les différents stades de la pensée. Comme tout cela nous est égal ! Ce sont de beaux vers qui, en exprimant avec une délicatesse exquise les charmes de l’attente, suggèrent la fragilité des bonheurs. Chose simple et vraie, vraiment humaine cette fois. Valéry devient ainsi poète parfait en redescendant vers l’ordre commun.

Si je me trompe dans mon interprétation trop peu subtile de ces vers, après tout le mal n’est pas grand. De l’art valérien bon pour les essences sidérales, inutile aux gens d’ici, nous conserverions toujours au moins l’écorce plus savoureuse que le fruit.

 

 

Victor POUCEL.

 

Paru en 1927 dans Le Roseau d’or.

 

 

 

 

1. Valéry est toujours intéressant lorsqu’il parle du corps. Je signalerai ici le passage de Variété (p. 188) où, avec une pénétration surprenante, il rejoint le dogme, observe l’importance attribuée à la notion de corps par l’Église catholique et par elle seule, et s’étonne enfin de la paresse de nos penseurs religieux à utiliser une pareille richesse. Mon opinion personnelle est que Valéry a raison sur le fait : un fléchissement s’est produit dans l’attention des catholiques (je dis fléchissement et non déviation) au sujet de la valeur doctrinale de l’idée de corps. Qui d’entre nous, au retour d’un cimetière, a osé prononcer le mot de « résurrection » ? Combien se nourrissent de cette pensée, qui est un dogme ? Quel docteur, depuis Thomassin, a donné son prix à la chair de Jésus-Christ ? – Sur ces points, des courants véhéments de philosophie spiritualiste prévalent en ce moment. Mais les mentalités varient et les dogmes demeurent. La durée de l’Église s’accommode de ces fluctuations. C’est la seule réponse à faire.

2. Entretiens avec Paul Valéry, Le Livre, éditeur.

3. Darmesteter : « POREUX (T. didact.) qui a des pores, des interstices qui le rendent perméable. Tous les corps sont –. »

  

 

 

 

 

 

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