Sainte Catherine Labouré

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ELLE est née à Fain, en Bourgogne, neuvième d’une famille de onze enfants. Elle n’avait pas neuf ans lorsque sa mère est morte. La servante la surprit un jour grimpée sur la table et étreignant des deux bras la statue de la Sainte-Vierge. « L’esprit de foi, a dit le curé d’Ars, on l’a quand on parle à Dieu comme à un homme. » Catherine aime la Sainte-Vierge comme une mère vivante. Lorsqu’elle la verra, elle osera se jeter contre elle, appuyer ses mains sur les genoux de sa Mère.

L’aînée, en 1818, est devenue Fille de la Charité. Catherine et sa jeune sœur ont passé ménagères. « À nous deux, nous allons faire marcher la maison ! » Elle semblait froide, apathique. Elle avait pourtant ce cœur tout de feu, ce grand désir secret. Et quand elle paraissait au colombier, sept ou huit cents pigeons lui faisaient une énorme couronne de satin, bruissante et palpitante. Comme s’ils l’environnaient de mystérieux signaux, et les anges déjà étaient là.

Vers ses dix-huit ans lui est survenu un songe. Elle était dans l’église et dans sa chapelle favorite de la Vierge. Un vieux prêtre disait la messe. Puis il lui a fait signe d’approcher. Elle, au contraire, s’écartait, sans pouvoir détacher ses yeux des yeux pénétrants de ce prêtre... Puis elle était en visite près d’un malade. Le vieux prêtre a reparu : « Ma fille, c’est bien de soigner les malades. Vous me fuyez maintenant, mais un jour vous serez heureuse de venir à moi. Le bon Dieu a des desseins sur vous. »

Son père ne voulait pas entendre parler de la donner à un couvent. Elle est allée près de sa belle-sœur qui tenait un pensionnat à Châtillon-sur-Seine. Dans le parloir des Filles de la Charité un portrait de S. Vincent de Paul lui a tiré le regard : c’était le prêtre de ce songe...

Le père, à la fin, consent à la donner : mais pas de dot : à la belle-sœur de la faire. En avril 1830, Catherine arrive à la maison-mère de la rue du Bac. Le corps de S. Vincent, caché durant la Révolution, vient d’être rendu à la chapelle des Lazaristes. Ce sont de grandes fêtes. Le peuple s’associe. L’archevêque en a beaucoup de joie. « À présent le bon Dieu peut m’envoyer toutes les épreuves qu’il lui plaira... Mon cœur est prêt. »

Dans les rues, allant à Saint-Lazare pour la neuvaine, la jeune sœur a le même pressentiment d’épreuves. Trois jours de suite, dans leur chapelle de la rue du Bac, elle voit le cœur de S. Vincent lui apparaître, blanc couleur de chair, puis rouge de feu, puis rouge noir. Une voix intérieure lui dit le saint affligé des malheurs qui vont fondre sur la France. Le dimanche 6 juin 1830, pendant la messe, c’est N.-S. qui se montre à elle, comme un roi, avec la croix sur la poitrine. Et elle voit cette croix lui couler sous les pieds... « C’est là que j’ai eu les pensées que le roi de la terre serait perdu et dépouillé de ses habits royaux et de là les pensées que j’ai eues, je ne saurais l’expliquer, sur la perte que l’on faisait. »

La veille de la fête de S. Vincent de Paul, 19 juillet, la maîtresse des novices leur fait une instruction sur la dévotion à Marie. – Catherine Labouré a rapporté les choses avec une naïveté totale. Jusqu’à dire que comme on leur avait donné à chacune un morceau d’un rochet de S. Vincent, elle l’a coupé en deux, en a avalé la moitié... L’Esprit-Saint repose sur les reliques ; elle voulait être cette nuit-là, du 18 au 19, temple de l’Esprit-Saint. Son grand désir la poussait. Elle s’est endormie dans la pensée que S. Vincent lui obtiendrait la grâce de voir la Sainte-Vierge. « Il y avait si longtemps que je désirais la voir... »

À onze heures et demie, elle est éveillée par un appel. Un enfant, de blanc vêtu, est près de son lit. « Venez à la chapelle, la Sainte Vierge vous attend. » Sur la pensée qu’on va l’entendre, l’enfant la rassure. « Je me suis dépêchée de m’habiller et me suis dirigée du côté de cet enfant, qui était resté debout, sans avancer plus loin que la tête de mon lit. Il m’a suivie, ou plutôt, je l’ai suivi, toujours sur ma gauche, partout où il passait. Les lumières étaient allumées partout où nous passions, ce qui m’étonnait beaucoup ; mais bien plus surprise lorsque je suis entrée à la chapelle, la porte s’est ouverte, à peine l’enfant l’avait touchée du bout du doigt. Mais ma surprise a été encore bien plus complète, quand j’ai vu tous les cierges et flambeaux allumés, ce qui rappelait la messe de minuit. Cependant je ne voyais pas la Sainte-Vierge... » L’enfant, qui semble avoir quatre ou cinq ans, la conduit dans le sanctuaire, et elle trouva le temps long. Elle regarde si les veilleuses, les sœurs faisant la ronde, ne passent pas...

« Enfin l’heure est arrivée. L’enfant me prévient ; il me dit : “Voici la Sainte-Vierge, la voici.” J’entends comme un bruit, comme le frou-frou d’une robe de soie... Et la Vierge est là, sur les marches de l’autel, dans un fauteuil pareil à celui d’un tableau de sainte Anne.

« Je doutais si c’était la Sainte-Vierge. Cependant cet enfant qui était là me dit : “Voici la Sainte-Vierge.” À ce moment, il me serait impossible de dire ce que j’ai éprouvé, ce qui se passait au dedans de moi ; il me semblait que je ne voyais pas la Sainte-Vierge. C’est alors que cet enfant me parla, non plus comme un enfant mais comme un homme, le plus fort : et des paroles, les plus fortes ! Alors, regardant la Sainte-Vierge, je n’ai fait qu’un saut auprès d’elle, à genoux sur les marches de l’autel, les mains appuyées sur les genoux de la Sainte-Vierge... »

La Vierge lui dit pour elle seule plusieurs choses : comment se conduire envers son directeur, et dans ses peines... Catherine Labouré lui demande ce que signifient les visions qu’elle a eues...

... Il était à peu près deux heures. L’enfant, toujours sur sa gauche, l’a reconduite à son lit. Il portait avec lui une lumière miraculeuse. Elle a pensé que c’était son ange gardien...

Ce détail est de 1856. Vingt ans plus tard, Sœur Catherine a précisé par un autre. La Vierge lui a annoncé que Dieu voulait la charger d’une mission. « Le trône sera renversé ; le monde entier sera renversé... » Après ces malheurs proches, il y en aura d’autres : des victimes dans le clergé de Paris, l’archevêque... La croix méprisée, le sang coulant dans les rues... Ce sera au bout de quarante ans.

La prophétie, – celle de la Révolution imminente de 1830, puis de la Commune, – est avertissement, gage ainsi de la mission donnée. Et elle indique le grand recours : « Venez au pied de cet autel : là les grâces seront répandues... » Seize ans plus tard, sur la montagne de la Salette, la Vierge parlera de même d’humilité et de pénitence à deux petits bergers. À Lourdes, Pontmain, Pellevoisin, Beauraing, la révélation se répétera.

... Le 27 novembre, veille de l’avent, sur les cinq heures et demie du soir, la sœur est à la chapelle. On fait la méditation. Et cette conviction lui est venue qu’elle va revoir la Sainte Vierge, « belle dans son plus beau ». En ce grand silence, elle entend un froufrou de soie. Et du côté de la tribune, elle voit la Vierge, debout, habillée de blanc, blanc-aurore. Avec une étonnante précision féminine, elle l’a décrite.

Entre ses mains. Marie tient un globe, qu’elle offre à Notre-Seigneur. Ce globe représente le monde et particulièrement la France, et chaque personne. Les rayons qui sortent des pierreries à ses doigts sont figures des grâces qu’elle accorde, qu’elle a tant de joie à accorder...

« À ce moment, ou j’étais, ou je n’étais pas », il s’est formé un tableau « un peu ovale », autour de la Vierge : elle a paru étendre ses mains, donner ses grâces, et autour d’elle se lisait : Ô Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. Enfin, l’avers de la médaille bien connue. Puis son revers : entourée de douze étoiles, l’M surmonté d’une croix, les deux cœurs, l’un couronné d’épines, l’autre percé d’un glaive.

Voici les notes des directrices : « Catherine Labouré : forte, moyenne taille, sait lire et écrire pour elle ; le caractère a paru bon, l’esprit et le jugement ne sont pas saillants, a de la piété, travaille à la vertu. » Son registre, recettes-dépenses de la basse-cour, tenu pendant trente ans, fait sentir l’équilibre de son esprit : parfaite propreté extérieure, netteté, régularité d’une écriture pleine, forte où rien, sauf l’orthographe n’est abandonné au hasard. » Comment penser à une hallucinée, à une intrigante ? Elle ne s’est confiée qu’à son directeur, et en exigeant de lui l’assurance qu’il ne la nommerait à qui que ce fût. L’archevêque aurait désiré la voir : elle s’est excusée. Naturellement, sur les récits de l’apparition, d’après les précisions données, les curiosités ont travaillé. Des soupçons se sont portés sur la Sœur Labouré. Mais elle garda un complet silence, effacement complet. Elle a passé plus de quarante-six ans à l’hospice d’Enghien, chargée successivement de la cuisine, de la lingerie, de la basse-cour, du soin des vieillards. En fait, à un certain moment, elle a dû tout diriger. Mais lorsqu’on a voulu la nommer supérieure, elle s’est dite incapable. Pour finir, on fit d’elle la concierge. Dans sa petite loge, si ce n’est une statue de la Sainte-Vierge, les sœurs qui cherchaient un souvenir d’elle n’ont rien trouvé.

Dépouillement, simplicité. Humilité, surtout. Quand elle est persuadée que son directeur ne regarde ses visions que comme un peu de son imagination, alors même qu’elles se répètent et l’assurent de leur réalité, elle baisse la tête. Sans chercher à porter la question devant d’autres, elle se tait. Cette fille des champs si effacée a pourtant osé promettre avec assurance la protection spéciale de la Vierge à ceux qui porteront la médaille.

Ce n’est qu’au milieu de 1832 qu’on a commencé de la frapper. Très vite on l’a nommée la médaille miraculeuse, à cause des guérisons obtenues, des conversions opérées.

Sœur Catherine n’a point fait de théologie. Dieu ne tient pas à s’adresser à ses docteurs : à une très simple fille, qui donnera le grain aux poules et nettoiera à la fontaine la chaise de nuit des infirmes, il fait voir une médaille. L’emblème, comme il fut dit à Sœur Catherine, en dit assez : Marie est l’Immaculée Conception, pour notre rédemption unie à son Fils et Médiatrice toute puissante. On sait ce qu’a déclaré un jour à Stanislas Fumet, le plus grand des métaphysiciens français depuis Descartes, Charles Péguy : que le dogme de l’Immaculée Conception, sur lequel il ne cessait de méditer, lui paraissait la clef de voûte de la religion. De fait, le mystère de Marie est le mystère du genre humain et de son salut, le mystère de la destinée du monde. Au sommet de la Création, l’humanité au sommet de l’humanité, la créature sans tache, par décret tout spécial de Dieu, et il fait d’elle la Mère de son Fils, la nouvelle Ève du genre humain nouveau, divinisé. Délivrée de l’égoïsme, de la pesanteur et de la mort, la Nature débouche enfin dans la vraie vie, celle qu’on nomme la gloire. L’œuvre de Dieu est pour finir une réussite.

À Rome, dans un pauvre sanctuaire, jouxtant le corps du B. Léonard de Port-Maurice, se voit une de ses lettres. Il y est marqué que lorsque le mystère de l’Immaculée Conception aura été mis dans son jour et que la lumière de cette capitale vérité éclatera en sa magnificence, viendra l’heure de la paix du monde...

Catherine Labouré n’a su qu’une chose : transmettre le message et « se tenir petite ». Un jour, comme on parlait de la sœur qui avait eu des visions, des religieuses disaient qu’elle devait à cette heure est supérieure. « Non, dit la sœur Labouré, elle doit mener la vie cachée. »

Avoir une vie cachée... Ce devait être une des choses que lui avait dites, pour elle, la Sainte Vierge. Qu’on songe bien à ce grand désir secret, plus rare, plus incandescent, que le génie, à cette méprise qui résiste, à ce transport... À peine si l’on démêle qu’il y a eu ensuite dans ses jours une volonté constante de voir Dieu en tout, – quand elle débarbouillait tel vieil homme désagréable, elle le regardait comme Notre-Seigneur ; – et sans doute des extases, les souffrances qui l’associaient au Rachat. Mais on n’a devant soi qu’une vieille bonne femme de sœur : elle vient de se casser le poigner dans l’omnibus. Elle se tient le bras dans son mouchoir et ne dit mot. Quand la supérieure la questionne : « Ah, ma sœur, dit-elle bonnement, je tiens mon bouquet : tous les ans la Sainte Vierge m’en envoie un de cette façon. »

Elle allait mourir, – le dernier jour de 1876. La supérieure vint lui confier ses commissions pour le ciel. « J’ignore comment on parle au ciel, dit Sœur Catherine ; mais vous pouvez être tranquille, ma sœur, toutes vos commissions seront faites. »

Celles de la France, en ces temps, qu’elle les fasse aussi.

 

 

Henri POURRAT.

 

Paru dans la revue Marie

en mars-avril 1952.

 

 

 

 

 

 

 

 

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