Saint Louis-Marie Grignion de Montfort

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PEUT-ÊTRE la sainteté est-elle un décret : la décision de suivre la vérité, coûte que coûte, sans rien vouloir savoir de la faiblesse humaine.

Louis Grignion de Montfort est un de ces résolus, un vrai gaël, une tête de fer. Sous de plats cheveux noirs, on voit une figure maigre et rouge, au nez en coupe-vent, à la bouche découpée, faite pour le baiser et pour le cri. Les yeux baissés ne veulent pas voir le monde. Don Quichotte, archange et pirate du Seigneur, il ira toujours plus avant, vers ce qui lui est apparu au-dedans de lui-même. Cela le mènera loin.

Il est né à Montfort-sur-Meu, devant la mer bretonne, en 1673. Son père est avocat. Lui, plus qu’à la ville, il aime vivre à la métairie. Son esprit en gardera un tour légendaire, celui de la grande imagination en couleurs des campagnes.

À Rennes, au milieu de ces écoliers qui savent que la vraie sagesse c’est de se contenter dans la vie, on le sent en retraite, en recul. Tout ce qu’il peut c’est de réunir quelques camarades en une naïve congrégation : tandis que les mutins courent les tavernes, agacent les filles, eux, dans un oratoire qu’ils ont orné, prient Marie de leur apprendre à servir leurs frères et son Fils.

Un jour de septembre, dans le crachin qui mouille les haies et les chênaies, au loin, il part pour Paris. Dix jours de marche. Toute sa vie il fera les chemins à pied, comme pour retrouver dans les campagnes l’innocence de Dieu. Il s’arrête chez les plus pauvres, mange avec eux la galette de blé noir.

Une filiale de Saint-Sulpice l’accueille : séminaire pour étudiants démunis qui ont à y scier le bois et à y faire la vaisselle. Comme il est sans argent, il va veiller les morts. Rien ne le gêne. Le Supérieur leur a recommandé d’éviter ce qui sentirait le monde. Il sait que c’est cela. Il est nature, ou bien alors surnaturel. Les conventions sociales, la bonne opinion, l’argent, tout cela, c’est le monde et il est contre. À fond, pour toujours.

Dans la salle de la Sorbonne, avant le cours, il se met en prière, à deux genoux, sans tenir compte aucun des quolibets. Les quolibets n’existent pas ; le monde n’existe pas.

Il sait qu’il y a un autre monde plus vrai. Des signes lui en viennent. A-t-il besoin de trente sous pour une aumône, de deux pistoles pour habiller un camarade, l’argent lui tombe entre les mains.

Le Supérieur mort, la communauté dissoute, il échoue dans une autre plus misérable, et de celle-là, à l’Hôtel-Dieu : si malade qu’on y prépare son linceul. Mais lui, il annonce qu’il va guérir. Et il guérit.

Puis le voilà au Petit Saint-Sulpice. Une dame dévote fait les frais de la pension. Il y fonde parmi les séminaristes une Société de l’Esclavage de la Très Sainte Vierge. Il ira la visiter à Chartres, dans la crypte, « la Vierge noire qui doit enfanter », pareille à la nuit bénie de Dieu d’où sort le jour, la sainte Douleur qui s’ouvre sur la lumière. Il ira à pied, s’arrêtant près de ceux qui moissonnent, partageant leur pain, leur taillon de lard, retrouvant l’odeur de la motte poudreuse, la fraîcheur des fontaines, la grande haleine du vent.

Mais au Paris des badeaux, des bourgeois, des filles, des filous, à ce Paris bruissant de paroles et de rires, où se mène de partout l’immense quête des plaisirs et des profits, lui, l’irréductible, il s’affronte. Il sait maintenant quelles sont les maximes des honnêtes gens.

 

1–Tu sauras bien le monde.

2–Tu vivras en honnête homme.

3–Tu feras bien tes affaires.

4–Tu conserveras ce qui t’appartient.

5–Tu sortiras de la poussière.

6–Tu te feras des amis.

7–Tu hanteras le beau monde.

8–Tu feras bonne chère.

9–Tu n’engendreras pas la mélancolie.

10–Tu éviteras la rusticité, la bigoterie, la singularité.

 

Et lui, il en a pris à jamais le contre-pied. Il ne croit pas aux plaisirs : il ne croit qu’aux béatitudes. Il est l’homme de la vie humble et dure, et pure, le serviteur de Marie. Là-dessus jamais il ne cède. Sur le Pont-Neuf en place de Grève, il apostrophe le vendeur de chansons égrillardes ou d’almanachs graveleux. Comme un agitateur populaire, il se déchaîne, chasse le marchand, qui n’arrive pas à sauver sa marchandise. Un jour le crucifix au poing, il se jette entre deux duellistes. Et ils rengainent. Un des deux se fera prêtre...

Lui, il est prêtre depuis juin 1700. Il demande à aller évangéliser les Peaux-Rouges. Son supérieur le lui refuse, craignant, comme il dit spirituellement, que dans l’impétuosité de son zèle, l’abbé Grignion ne se perde parmi les vastes forêts du Canada en courant chercher les sauvages. Au fond, cet ecclésiastique voit en lui un homme des bois.

L’abbé ira donc à Nantes comme auxiliaire du directeur d’un séminaire.

Seulement ce séminaire est une sorte de pétaudière et d’esprit assez janséniste. Montfort rêve d’une compagnie de prêtres qui, sous l’étendard de Marie, iraient « de paroisse en paroisse faire le catéchisme aux pauvres paysans, aux dépens de la seule Providence ».

Son ancien supérieur ne voulant pas être rendu responsable de ce qu’il fera, le prie de chercher un autre directeur. En même temps, il écrit à l’évêque de Nantes de veiller à ce que ce garçon dangereux « n’entreprenne rien de nouveau ».

L’abbé Grignion a été appelé à l’hôpital de Poitiers. Il y tombe au milieu des noises, des disputes de doctrines. Mais il n’y veut être qu’à l’amour des pauvres, regardés comme ses seigneurs et maîtres. Il coupe les cheveux des teigneux, épouille les vagabonds, balaie leur dortoir, vide leurs bassins.

Ici se place un trait que des biographes ont voilé pudiquement. Un malheureux macéré dans la sanie environné d’une odeur si infecte, que devant lui l’hôpital se ferma. Montfort, pour ce malheureux, force la porte. Mais il ne peut faire que, tandis qu’il le lave, le cœur ne lui lève. Il ne tolère pas cela. « Triomphant par acte héroïque de la répugnance qu’il éprouvait, il montra que la charité sait vaincre toutes les difficultés que lui oppose la nature. » Cela veut dire que pour mater d’un coup et à jamais ses dégoûts, Montfort a exprimé dans quelque écuelle le pus affreusement puant des abcès, et il l’a bu.

En 1702, apprenant qu’une de ses sœurs a dû quitter son couvent de Paris et s’y trouve sans asile, Montfort y va. À Angers, on lui dit qu’un de ses anciens maîtres est au séminaire : naïvement, joyeusement, il y court.

Lorsque le maître voit arriver ce gueux suant et mal en ordre, il le chasse.

À Issy, son ancien directeur ne consent même pas à l’entendre. Montfort est chassé.

Jamais il n’aura la bienveillance des honnêtes gens. Il se fait un petit troupeau des autres, goitreux, maléficiés, innocents, ces déchets d’hospices qu’on voit traîner à la queue des processions. Vient à lui pourtant une demoiselle, fille d’un gros bourgeois. Mais quel noviciat il lui impose ! Il l’humilie, décachette ses lettres, les lit, les jette au feu, – des amusettes, ces lettres, n’ayant rien à voir avec le salut, – la traite enfin comme les balayures. « Si Dieu m’avait destiné pour le monde, dit Montfort, j’aurais été le plus terrible homme de mon siècle. » Un jour, au bord du Clain, il voit des baigneurs, comme des chèvre-pieds, lutiner les lavandières. Cris, rires, tumultes. Il empoigne sa discipline et tombe sur la brigade en ouragan. Mais des familles se plaignent ; l’évêque n’aime pas cet esclandre. Finalement, de Poitiers, Montfort est à peu près chassé.

Il ira à Paris à la Salpêtrière ; puis au Mont-Valérien réformer les ermites. Mais « par la mort et la passion du bon Jésus », quatre cents pauvres de Poitiers supplient qu’on leur rende « celui qui aime tant les pauvres, M. Grignion ».

On le leur rend. Puis on le juge impossible. On le chasse.

Il entreprend des missions dans les faubourgs. Un jour, sans l’avertir, le P. de Montfort mène un de ses confrères au mauvais lieu. Ils entrent, s’agenouillent, disent un Ave Maria, baisent la terre, et lui, il parle. « Ces messieurs et leurs créatures ne savaient que dire ni faire, tant ils étaient consternés. La plupart sortaient en silence, et les créatures restaient. Il y en avait qui pleuraient amèrement... »

Un autre jour, en fin de mission, il veut faire une cérémonie expiatoire, brûler un monceau de livres clandestins surmontés d’un mannequin qui figure une femme de mauvaise vie, et planter une croix sur la place. Le grand vicaire, un janséniste, fait irruption dans l’église : « Mes frères, dit Montfort, qui s’est mis à genoux pour recevoir la blessante semonce, nous nous disposions à planter une croix à la porte de cette église, plantons-la dans nos cœurs... » Puis l’évêque lui fait interdiction de prêcher et le chasse.

Il partira pour Rome, en reviendra avec approbation entière, pèlerin aux pieds sanglants, noirci par la canicule. Derechef, gallican et janséniste sans doute, l’évêque de Poitiers le chasse.

Il partira pour la Bretagne. À la grande abbaye de Fontevrault, il se présente comme un pauvre : on le chasse.

De sa famille, – elle l’avait abandonné durant ses études ; le jugeait-elle impossible ? – il n’accepte l’hospitalité qu’à titre de pauvre. Puis il va la demander à sa nourrice, et elle non plus, elle ne le reconnaît pas d’abord, elle le chasse.

Mais le pays l’accueille. Le voilà au pays. Il va parcourir les six diocèses de cette campagne demi-sauvage, où le cimetière, souvent, n’est plus qu’un communal, l’église une grange à entreposer des gerbes. Peut-être le christianisme a-t-il à peine mordu sur eux par endroits et sont-ils encore dans le fond de leur cœur païens et sorciers ? Le P. Maunoir croit à une vaste association diabolique dont les prêtres même font partie, l’Iniquité de la Montagne. Et cette magie noire des temps immémoriaux fait alliance avec le nouveau libertinage.

Montfort est un terrible lutteur, mais il aura à lutter terriblement. Sur un bac, entonnant ses cantiques, il étouffe des chansons de taverne : dans un bourg, il donne l’assaut à un cabaret. Il a du nerf et des muscles de fer, – on l’a vu installer un tonneau sur ses genoux, porter une pierre que deux hommes soulevaient à peine, – et cela d’emblée fait qu’on lui porte révérence. Mais il lui arrive d’être claustré ou molesté. Quelquefois, c’est par des curés, qu’il dérange, et qui déchaînent contre lui les garnements.

Pour commencer, il a joint un missionnaire en renom, qui le formera. Mais dans son premier élan, il enfreint la consigne. Le missionnaire le chasse. Il sera donc son propre chef. À sa mort, à peine s’il aura trois compagnons ; et sa communauté comptera deux religieuses.

Il ira et il fera. – Il a tant fait que dans l’Ouest à tout un peuple il a donné des habitudes religieuses.

Ses missions ont été un spectacle avec chants et cortèges, tenant des figurations de pénitents : et davantage, un drame où tous entraient. Montfort est un homme du moyen âge. Il a pris les leçons d’un imagier à Rennes, il sculpte des bâtons de pèlerinage et des statues. En ses processions, il sait ordonner par groupes sous les guidons et bannières les demoiselles bourgeoises en robe blanche, les grisettes en robe grise, les femmes mariées en robe noire, – pieds nus, elles tiennent cierge, chapelet, contrat de renouvellement des promesses du baptême... Derrière les hautbois des canonniers, et les maîtres de danse jouant de leurs violons, lui-même en grand manteau porte une Vierge d’argent, et un piquet de soldats l’escorte en habit feuille-morte et écarlate.

Il prend ainsi tout le pays. Il a envoyé le frère coadjuteur parcourir les vignes en agitant une sonnette :

 

            Alerte, alerte, alerte,

            La mission est ouverte !

 

Et il les entraîne à quelque plantation de croix. Le calvaire de Pontchâteau est une œuvre à laquelle travaillent des mois des volontaires de toute condition. Quinze chapelles à parterre de roses y représentent les quinze mystères joyeux, douloureux et glorieux ; cent cinquante sapins les ave, et des cyprès sont les pater ; entre le jardin d’Éden et le jardin des Olives s’y dressent la croix rouge du Christ, la verte du bon larron, la noire du mauvais. Une Bible de plein air, mise ainsi en figures au plus haut de la lande, devant l’immensité des pâles lieues des campagnes et des nuées houlant.

Mais les soldats détruiront tout. Ce pourrait être là une forteresse sur laquelle s’appuierait une descente des Anglais ! – Le P. de Montfort a prédit que plus tard le calvaire serait relevé,... et il l’a été.

Les œuvres où il fait le testament de sa pensée et de son cœur, il sait de même qu’elles seront publiées, mais après une attente, pour certaines de deux siècles.

Ses cantiques, du moins, auront tout de suite une grande popularité. Jésus s’adresse à son peuple :

 

      Il faut, chrétiens, me croire, ou bien le monde :

                    Choisissez l’un des deux.

      Me croyez-vous ? Que chacun me réponde :

                    Jamais je ne trompe, moi,

                    Mais le monde trompe.

 

Le peuple répond :

 

      Moi, je veux vous croire en tout,

      Moi, je veux vous croire.

 

Le P. de Montfort a voulu être avec les simples gens, ceux que mènent les yeux, l’oreille, l’imagination. Nous sommes créatures et dans la Création. La vérité de l’univers, ce ne peut pas être une notion intellectuelle. Ce doit être à la fois plus simple et plus complexe. Et le secret s’est incarné dans le drame joué entre Dieu et l’homme, de la Chute à la Rédemption.

De même la Sagesse, ce n’est pas un code ou une ascèse : c’est Marie. Marie, la vierge et la mère, la ménagère dont les histoires n’ont pas fait mention, – la vie d’assentiment, de transparence et de don tout absorbée en Dieu. Au sommet de l’humanité, sa fleur immaculée, sous la plénitude de grâce d’en haut venue, et en qui descend l’Esprit même. La créature humaine devenue épouse de l’Esprit et mère du Verbe.

Pour Montfort, le grand message de la vie divinisée s’incarne en Marie.

On peut le contredire et le contrecarrer. On le guettera de nuit pour lui casser la tête ; on l’empoisonnera... Il va toujours ; il est avec Marie.

Certainement il a eu des pouvoirs singuliers. Il a su qui venait à lui, a salué des inconnus par leur nom, a lu dans leur pensée, a prédit leur avenir. Il a guéri les malades et multiplié les nourritures.

Vers la fin de sa vie, on le voit soulevé de terre, mangé par la lumière. Un jour où on veut l’arracher à l’oraison pour confesser ceux qui l’attendent, il a ce mot profond : « Laissez-moi : si je ne suis pas bon pour moi-même, comment le serais-je pour les autres ? »

Dans la forêt de Mervent, au haut de la ravine, il découvre la grotte de la Roche-aux-Faons. Il y creuse un bassin à l’eau de la fontaine, l’entoure d’un jardinet de fleurs et de légumes, et il s’installe en ce nouvel ermitage.

Il retournera à la Rochelle, consolidera son œuvre de la Sagesse, et il prophétise qu’elle deviendra pépinière. De fait, ses Filles sont plus de cinq mille, les prêtres plus de douze cents. Autour de lui les miracles éclatent. Le saint entre vivant dans la grande légende des campagnes.

Malgré sa faiblesse, à Saint-Pompain, lors d’une mission, il entraîne les fidèles, bannières au vent, croix en tête, met en l’air la foire des taverniers qui profanait le dimanche. Hors d’état d’aller en pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers, il y délègue trente-trois pénitents blancs, figurant les trente-trois années de Notre-Seigneur. Puis enfin il y va tout mettre aux pieds de Marie. Il lui confie son œuvre, son peuple ; il sait que sont proches « les temps périlleux ».

À Saint-Laurent-sur-Sèvre, le dimanche des Rameaux, comme il se repose, épuisé, dans la sacristie, voici venir la Vierge. On le trouve en extase devant elle. Il avoue simplement : « Je m’entretenais avec Marie, ma bonne Mère. »

Son évêque est là, celui qui l’a aidé. Les pauvres sont là. Il prêchera encore aux vêpres. Puis il ne peut que s’allonger, bénir ces pauvres qui sont venus s’agenouiller devant son lit ; et le surlendemain, 28 avril, sur le soir, ayant toute sa vie lutté contre le monde, il meurt victorieux.

 

 

 

Henri POURRAT.

 

Paru dans la revue Marie

en juillet-août 1955.

 

 

 

 

 

 

 

 

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