Ombres rustiques
par
Henri POURRAT
La révolution sociale de 1936 – a dit, d’assez haut, un de ses anciens ministres, en la traitant de demi-révolution – n’a rien fait pour le monde paysan. Il était donc forcé qu’elle tire le rural des champs pour le jeter vers la ville ; qu’elle arrache à la terre les meilleurs de ceux qui y tenaient encore. Ainsi, pour la paysannerie, cette demi-révolution, ç’a été une épreuve entière.
En effet, en 1936, même dans les régions où elle se maintenait jeune et forte, la paysannerie s’est trouvée atteinte. Des Flandres à la Normandie, cent mille garçons ont quitté les campagnes. Il y avait eu la baisse du blé et du bétail, en 1934, pour ôter beaucoup de courage aux paysans. Pouvaient-ils, tout de suite après, ne pas envier les conditions faites par contrat aux travailleurs des usines, des chantiers et du rail ?
Tout va mal pour les champs quand l’homme des champs croit voir son sort plus pénible que celui de l’homme des villes : du cheminot, du métallurgiste ou du garde-mobile et du facteur. Il compare les salaires, il songe aux retraites, aux assurances. De si loin que ce soit, derrière les haies, le vent lui apporte le sifflet de l’usine, et il entend l’appel.
Quand le bœuf, au bout de la dernière raie, a fait halte, il n’a plus qu’à rentrer à l’étable, à se mettre au râtelier et à manger sa provende. De même au signal, dans l’atelier, quand l’ouvrier débraie, il n’a plus qu’à rentrer chez lui, tranquille ; il va lire le journal, sur le banc de rondins, ou réparer son vélo en fumant des cigarettes.
Voilà surtout ce qui lui donne l’impression que la condition ouvrière est plus enviable que la condition paysanne. Lorsqu’il retourne au village, aux jours des congés payés, s’il rencontre quelque camarade de catéchisme qui va au pré, le bras jeté sur le manche de la faux, il s’arrête et lui secoue la main à la manière des villes. Puis, avec un sentiment fatal de supériorité, mais qui se fait goguenard pour plus de camaraderie – et c’est comme une invite au vieux copain, aussi : s’il veut, on l’aidera à se tirer de sa crotte :
– Alors, tu vas faner ? Pauvre péquenot !
Faner, on sait ce que c’est, en ces montagnes, et ce que sont ces soirs de fenaisons où l’on rentre les reins moulus, la tête tournoyante.
Le paysan rit. Faner, bien sûr, ce n’est pas comme de pousser la romance, une main en l’air. Sa mine, pourtant, montre qu’il ne se rend pas.
– Il y a des fois qu’il faut en mettre un coup. Mais je suis mon maître.
Il a dit bien droit ce qu’il avait à dire, les yeux sur les yeux de l’autre.
L’autre devient sérieux, en homme qui comprend le grand travail. Tout de même, il est sûr de tenir le bon bout.
– Oui, mais voilà : quand j’ai tombé ma journée, moi, je n’ai plus à me soucier de rien.
Du coup, le faucheur ne sait plus que répondre.
Comment répondre, sinon par de la métaphysique ? Ou du moins par de la biologie – au bout du compte, c’est la même chose : il s’agit des lois de la vie, des mœurs de la Création. Déclarer à cet homme des villes que la facilité diminue l’homme, que l’homme a besoin de faire effort, s’il ne veut se défaire ? « À la sueur de ton visage... » C’est le commandement biblique et l’apprentissage du salut. C’est la vérité. Mais c’est un secret.
L’homme fauche son pré, roulant sur ses reins, la faux lancée et relancée dans l’épaisseur du foin vert qui s’effondre, et, ayant tant travaillé de ses bras, il aura encore à travailler de sa tête, à prévoir, à calculer, à concevoir, à se demander si ce fourrage lui permettra d’hiverner tout son bétail, s’il ne devra pas vendre telle et telle bête à l’arrière-saison et, d’ici là, paître les bêtes de façon à ménager un peu de regain, s’il se peut. Toujours le souci ; tout au moins le calcul. Ah ! il peut envier celui qui, sorti de l’atelier, n’a plus qu’à se laisser vivre. D’abord, à celui-là, le travail arrive à la chaîne ; on a tâché que ce soit la machine qui peine, plutôt que le muscle, et le cerveau n’aura à travailler que le moins possible. Surtout, les huit heures faites, tout est dit pour le camarade : l’assistance prévue pour lui jusqu’en ses appendicites et ses panaris ; ses loisirs même organisés par l’usine, que ses goûts le portent à être orphéoniste, pêcheur à la ligne ou équipier de football ; l’avenir enfin tarifé, et quelque confortable retraite.
Que la condition paysanne soit préférable à la condition ouvrière ou bureaucratique, parce qu’elle demande davantage à l’homme, c’est une vérité, mais qui n’est pas visible immédiatement.
Entrevoir que l’homme qui a et à peiner et à penser sera plus vivant, se saisira mieux de la vie que l’homme du moindre effort, demande déjà un œil philosophique.
Puis le travail, s’il l’accable, risque de diminuer l’être humain. La batteuse est bonne, qui a libéré les batteurs de ces longues journées d’hiver où, le dos rond et les pieds gelés, ils battaient au fléau dans la poussière de la grange. Seulement, si l’on s’imagine que le triomphe des techniques sera de réduire de plus en plus la peine des bras et la peine de la tête, on prend les choses d’une façon un peu trop simple. Dangereusement trop simple.
Reste que la civilisation industrielle cherche à augmenter les pouvoirs de l’espèce humaine, donc à diminuer les efforts qui seraient son lot. On peut donc la regarder comme partie à la conquête de la facilité. Qu’elle tourne à autre chose, avec ses révolutions et ses guerres, cela apparaîtra assez vite. Mais, pour le citoyen de modèle courant, la facilité et l’argent sont les bonnes choses des bonnes choses. Et la civilisation industrielle, qui semble les donner, fait mirage.
Les paysans sont allés vers elle. Avant 1939, déjà, des communes entières, abandonnées, ont tourné à peu près en territoire de chasse. Tant de parcelles sont devenues des friches. En France, deux millions de biens agricoles – domaines, fermes, locatures – ont disparu. Deux millions...
On a pensé que des mesures législatives pourraient quelque chose – carnet de travail, prêt au mariage. On a exempté de droits de succession la petite propriété terrienne, lorsque le fils y succède au père. Mais une loi établissait déjà quelque exemption de cet ordre. Le ministre même ne le savait point ! Il y a trop de lois et de décrets-lois, les gens les ignorent, et tout cela a peu d’efficace. Ces digues de papier ne sauraient arrêter la débordante crue qui emporte la paysannerie.
La hausse des prix agricoles aurait-elle pu davantage ? Il aurait fallu qu’elle changeât la vie dans les campagnes. Certainement, là où des chemins ont été ouverts aux camionnettes, là où l’eau a été amenée, nette et bien fluante, là où des bois ont fourni à chaque feu sa part de coupes a affouagères, là où on a pris de plus larges habitudes de cuisine et d’hygiène, on a moins songé à partir.
En France, les paysans de beaucoup de cantons pauvres avaient de petits moyens et de grandes parcimonies. Esprit de lésine ? Pas tout à fait. Mépris des aises ; accoutumance à l’inconfort ; peut-être entraînement à l’endurance. Peut-être même obscur sentiment de cette vérité vitale qu’il y a plus de bénéfice profond dans la privation que dans la jouissance. Enfin, lorsqu’on a électrifié tel canton, un peu avant 1939, on avait compté que chaque ferme prendrait quatre à cinq lampes ! Ç’a été deux, ou une...
Seulement, les garçons et les filles, les filles surtout, ont accéléré le départ vers les lumières de la ville.
On a parlé de l’équipement des campagnes. En effet : lorsqu’on pensait dès lors à ces villages du Jura suisse, par exemple, auxquels ne manquent ni une barrière verte, ni un géranium rouge, on pouvait être pris d’une espèce de rage devant tant de villages de France. Ce délaissement : la fenêtre crevée par où passe, comme une main pour l’adieu, quelque branche de sureau, la maison sans porte servant de hangar à fagots près de la maison sans toit ; et, sous des plantains et des laiterons poussiéreux, les gravats recouvrent les tessons de tuiles dans les ruelles-dépotoirs.
Au flanc de leurs buttes, des bourgs de vignerons ont croulé ainsi dans la mauvaise herbe. Tel n’avait qu’un fil de fontaine. En temps de sécheresse, quand les femmes faisaient queue, le matin, la dernière pouvait s’attendre à poser des quarts d’heure. Il n’y a que ce peu d’eau, à l’entrée du village, et puis sur la place, faisant citerne, un rectangle d’eau croupissante. Ces maisonnettes, bâties, comme au petit point, de gros cailloux, ne se reflètent pas bien riantes en ce trouble miroir. La mare et le fil d’eau... Vieille France négligée...
Beaucoup de vignes sur les côtes n’ont plus été qu’une broussaille où quelque pêcher à demi desséché penchait sur la pierraille à vipères. Plus bas, dans la plaine, les moissons se faisaient mal : on ne trouvait plus seulement un journalier. On se demandait ce qu’allait devenir la Limagne : une prairie, disaient certains, une étendue de prés clos de barbelés où l’on mettrait des bêtes à l’embouche. D’autres pensaient que cela même ne se pourrait : ce terroir de pain et de vin portera des moissons et des vendanges, ou bien il ne portera rien.
Un moment, on a essayé de croire que le chômage renverrait à la terre les terriens partis pour la ville. Mais, pour le paysan, il en va comme pour l’arbre : s’il n’est jeune plant et si on ne l’y replante au temps favorable, arraché de sa motte, il n’y reprendra plus.
On a aussi essayé d’espérer qu’un changement des techniques ramènerait la vie aux champs, une industrie décentralisée succédant à l’industrie concentrée. Ces ateliers ruraux ne rouleraient que quand la terre entrerait en sommeil ; et, quand elle s’éveillerait, au printemps, on couperait le courant : les ouvriers redeviendraient des agriculteurs. De l’autre côté de ces montagnes, dans le Forez, une usine se serait montée sur ce pied-là. Mais ceux qui veulent s’en tenir au plus probable voient la nécessité de produire imposant toujours plus de concentration.
Sans même se l’avouer, on savait que ce n’était plus la peine de tenter quelque chose. Du fond de l’horizon, la guerre arrivait, comme l’épaisseur violette de l’orage qui grossit, qui prend tout l’espace. Les mobilisations de 1938. Puis 1939 et la drôle de guerre. Et ce qui a suivi.
La première chose que les Allemands ne voulaient pas, évidemment, c’était une France qui pût se réarmer, s’équiper pour le combat. Ils lui ont donc conseillé impérieusement de renoncer à la grosse industrie pour se consacrer au jardinage, à une petite culture de tout repos. La paysannerie, ils poussaient la France vers elle comme vers une inertie champêtre, plus rassurante pour le Reich. Elle pouvait la prendre, elle, comme une façon de toucher terre et d’y refaire ses forces. Comme le long espoir d’un pays qui ne saurait mieux que rassembler du fond de la nuit, quasi souterrainement, ses ressources profondes. Patiemment, sourdement, renouveler son sang et sa volonté de vivre, ce sens de l’effort et de la confiance, qui ne se renouvelle qu’au contact de la terre, et puis, de nouveau, marcher vers le soleil. Pour un pays, il s’agit toujours, en dernière analyse, de faire des hommes. S’il a des hommes, il finit par tout avoir. Et, sans la volonté d’homme, l’or, le charbon, les lignes fortifiées, les valeurs bancaires, l’aviation, les armes secrètes même, en leur phénoménale puissance, ne seront rien.
Mais ce sont là espoirs à long terme. La réalité du moment, c’est le servage. Soumis aux réglementations et aux réquisitions, le paysan pourra camoufler quelques sacs de grain, voire, s’il est très malin, quelques têtes de bétail ; mais il ne camouflera pas ses hectares. L’occupant lui imposera de livrer tant de quintaux de blé, tant de bêtes de boucherie, et des douzaines d’œufs, et la laine, et le reste. A commencé depuis l’an 1940, dans les contraintes de la défaite, une énorme affaire de dirigisme, dont on ne sait plus quand elle pourra finir.
Les services du Ravitaillement sont venus enlever dans les étables des vaches à prix taxé – 4 000 francs, à cette époque, – et déjà il fallait racheter au marché libre une bête de 10 à 12 000 francs.
Enlever, contrôler, gourmander, verbaliser.
Je me rappelle ce jour, dans une ferme : la fermière, une jeune mère, se trouvait seule avec la gamine ; les hommes tous dehors, aux labours. Trois messieurs ont fait une entrée de théâtre, impérieuse et dégagée, s’annonçant d’une voix de stentor : « Services du Contrôle économique ! » ou quelque chose d’analogue. Et aussitôt ils ont passé à l’action. Quelle visite des locaux, de la souillarde au galetas ; et des chambres, comme de tout le reste. Le devoir de ces officiels était de s’assurer qu’il n’y avait pas de grain non déclaré en quelque coin. Ils ont trouvé un peu de farine, à faire des sauces blanches ; a commencé du coup le grand chapitre des observations, semonces et menaçantes admonitions.
Dans telle commune, parce qu’il y a une laiterie, les cultivateurs doivent livrer tout leur lait ; il leur est interdit de cailler seulement un fromage. Et les agents de l’État viennent s’assurer en ouvrant les placards qu’ils n’ont pas commis un acte aussi délictueux ! Ç’a été cela en 1945, en 1946, et c’est peut-être encore cela. Quand on sait comme les anciens paysans entendaient se sentir maîtres chacun chez soi, comme ils ont pu détester toute pression de la ville, toute contrainte des autorités, et leur plus sourde passion était de n’en faire absolument qu’à leur tête, on imagine l’espèce de noire colère qui a souvent grondé dans les fermes, ces dernières années.
Une inspection, un procès-verbal, après tout, restent une histoire hors série. Mais l’ordinaire des jours, ce sont ces embêtements, les uns sur les autres, et toujours ces papiers à remplir, ces démarches pour la moindre chose, et quelles lenteurs avant d’obtenir une poignée de clous ou le seau de fer-blanc dont on ne peut se passer. Naturellement, on consent assez volontiers à toucher des allocations, des majorations. Mais, s’il y a des versements à faire, on grogne. Récriminations, comparaisons, délations. L’envie, dans les villages, est toujours prête à monter comme le lait sur le feu. Quelquefois, pourtant, un trait qui est d’un homme fait plaisir. Un fermier est dénoncé par la voisine à la Gestapo comme ayant encore un cheval ; on le lui réquisitionne, et c’est une perte de 50 000 francs. Un mois après, on vient lui dire de se venger en la dénonçant au maquis comme dénonciatrice. « Laissez ça. Parce qu’elle a fait une idiotie, je n’irai pas en faire une autre. »
Du milieu des taxations, le marché noir a pu sembler une sorte de reprise individuelle. Les réquisitions ont été trop souvent et par trop désavantageuses. Puis le cultivateur qui a eu à ferrer ses bœufs, à faire souder à l’autogène la barre de la faucheuse, la fermière qui a eu à acheter un sarrau pour elle, un gilet de travail pour son homme, ont su ce qu’il fallait tirer du portefeuille.
Il aurait convenu que les paysans fussent des saints. Sur ce pied, ils auraient évité de céder au marché noir. C’était leur demander beaucoup.
Quand on sait comment ils ont été sollicités... Les piétons à sac alpin, les cyclistes à sacoches se sont présentés dans les fermes, quelquefois quinze ou vingt dans une journée ; et même dans les coins perdus, au creux de la combe, derrière les châtaigniers, la mare et son buisson ; au haut de la montée là où les roches, les fagotiers, les tilleuls masquent le portail. Des trafiquants sont entrés, et leur auto était plus bas, au tournant : ils ont aligné leurs billets sur la table, au-dessus du tiroir où le pain dort, enveloppé d’une serviette.
On ne savait plus quels étaient les prix véritables. Naturellement, la tendance était à la hausse : on relevait toujours le tarif, avec plus ou moins de pudique embarras.
Une vieille dame s’est entendue avec de braves gens, à huit kilomètres d’ici : ils lui apportent chaque quinzaine une demi-livre de beurre au prix taxé. Des cousins de Marseille venus la voir ont fait marché avec d’autres un peu moins braves ; les prix sont de 60 pour 100 plus hauts. Les Marseillais n’ont pas regardé à cela : ils voulaient du beurre. La femme qui les fournit apporte à la vieille dame, qui emballe et leur expédie. Un jour, se rencontrent chez elle les deux pourvoyeuses : la sienne, celle des Marseillais. Il lui faut payer celle-ci devant celle-là, qui, le moment venu d’être payée aussi, bien sûr, se dit qu’elle serait trop bête de se contenter du prix taxé. Sans oser prendre la même volée que l’autre, avec quelque hésitation, elle hausse son tarif de vingt francs...
Lorsqu’elle revient, quinze jours après, elle pose cette coupure de vingt francs sur la table.
– Voilà ! Mon homme a voulu que je vous rapporte... En rentrant, je lui ai tout raconté, ce que vous a demandé cette femme pour son beurre, et qu’alors, moi, j’ai demandé vingt francs de plus... Il m’a dit : « Si ce n’était pas à huit kilomètres, et si tu n’étais pas une femme de ton âge, je te renverrais là-bas tout de suite. La prochaine fois, tu me feras le plaisir de commencer par rendre tes sacrés vingt francs. Si cette femme aime la canaillerie, c’est son affaire. Nous, nous pouvons vendre au prix juste, et pas de raisons ! »
C’est un fait, non pas une fable. Il est arrivé chez la plus proche voisine.
Dans Le Chemin des Chèvres, j’ai rapporté quelques histoires de marché noir. Elles peuvent paraître assez effroyables, si l’on imagine bien que là, réellement, l’argent, c’est le sang des pauvres. Ces vieilles gens réduites au rutabaga, ces enfants si peu gais, si peu forts, à qui on ne peut plus donner les nourritures qu’il faut...
La honte et la plaie sont le fait du trafiquant. Le paysan sent bien que le trafic brouille tout et pourrit tout. Mais il croit voir que l’État en vient à le couvrir, voir à l’enjoindre, parce que c’est le moyen le plus sûr pour lui de se procurer les subsides qui lui permettront d’entretenir une clientèle toujours plus nombreuse et de mener un train de vie toujours plus ruineux.
Ne constate-t-il pas, ce paysan, que le trafic obtient plus que n’obtient le travail ? L’État lui ordonne d’amener ses pommes de terre au marchand, et ce marchand, qui n’a même pas à les décharger, qui les lui fait conduire à la gare, qui n’a finalement qu’à prendre la peine de remplir une feuille d’expédition et d’envoyer un télégramme, gagne sa vie plus aisément et plus largement que lui.
Des neveux de la ville lui ont dit combien se vendent chez l’Espagnol ces oignons et ces pêches de vigne qu’il a livrés à un grossiste. Il est vrai que les intermédiaires sont obligés de relever très sensiblement leur prix d’achat, à cause des frais généraux – taxes et impôts, personnel, charges sociales, – mais enfin si sensiblement que, du grossiste aux demi-grossiste et détaillant, son prix de vente à lui est souvent triplé, quadruplé, quintuplé.
Comment les prix n’iraient-ils pas montant quand on voit les pouvoirs du franc diminuer comme ils ont fait ? La maîtresse de domaine qui garde ses trois chèvres au bord du pacage dira : « Je me rappelle le temps où j’étais louée soixante francs par an ; et maintenant je paie un ouvrier agricole trois cents francs par jour. »
Les salaires haussent, d’où les prix de revient, d’où les prix de vente. Et, chacun désirant une marge de sécurité, ces relèvements tournent en rond : le cercle, comme la trombe, fait entonnoir et succion vers l’abîme.
Tant que le franc sera un franc-papier qui ira croissant en volume et perdant en valeur, que pourra-t-on contre le marché noir ? Il y aura des gens pour préférer à ce papier et aux chiffres qu’il porte des mottes de beurre et des jambons, des fromages et des bouteilles. Ils feront des offres, sans regarder aux prix, car ces prix, si l’on a la vue longue, ne représentent pas grand-chose. Or il paraît que c’est une loi : la loi de l’offre et de la demande. Comme telle, elle porte fatalité. Tout ainsi que la loi de la pesanteur. Et comment le paysan ne céderait-il pas aux offres qui lui sont faites ? Il est gêné de céder, mais il faut bien qu’il cède. Dans certains coins où le marché noir a particulièrement fleuri, les gens du coin n’ont plus pu s’approvisionner. Les paysans qui les traitaient en amis n’ont pas osé leur présenter le tarif établi par les trafiquants ; et ils n’ont pas poussé l’amitié jusqu’à consentir à un manque à gagner trop considérable. Il ont préféré dire que les vaches ne donnaient plus de lait, que les poules ne pondaient plus d’œufs.
On dit que l’argent est comme l’huile, qu’il ne se mêle avec rien. À l’occasion, pourtant, dans les fermes, un certain sens chrétien a parlé : en faveur des prisonniers, des vieilles gens dépourvus, des enfants affamés de Lyon ou de Marseille. Quand les paysans ont su que ceux qui se présentaient avaient véritablement des colis à envoyer, à ceux-là, presque toujours, ils ont vendu leurs denrées à des prix raisonnables, ceux de la taxe, à peine relevés.
Les paysans, on peut choisir de croire qu’il sont vertueux. Réellement, il est assez surprenant que le marché noir n’ait pas fait tout le climat des campagnes : honnêteté, laisser-aller, défiance envers le papier-monnaie, aussi. Mais enfin, il serait naïf de s’assurer sur la vertu des humains, même de ceux qui vivent les pieds dans l’herbe, au milieu des choses innocentes. L’économie politique et la politique tout court ont joué trop fort sur les gens de la terre. Le résultat, c’est la pénurie. Peut-être n’écartera-t-on plus cette menace de disette.
La disette. Vers 1910, nous pensions tous que c’était fini de cela : une chose morte et passée, comme les loups dans les forêts de France. Mais voilà que les loups peuvent reparaître : dans ces communes qui redeviennent bois sauvages, ils pourront de nouveau être un danger demain.
On revoit le pain d’orge, et pire, le pain de maïs avarié. On revoit les mesures législatives contraignant à ensemencer en blé ces champs dont ils allaient faire des vergers ou des prairies.
La hantise du gouvernement sous Louis XV était d’obtenir une récolte de blé qui pût nourrir deux ans la France. Qui fit que, s’il y avait une année mauvaise, comme en 1947, gelées de printemps, ou pluies qui versent et gâtent tout, on eût encore provision de grain.
La monarchie n’avait jamais eu cette double récolte tant souhaitée. Mais, depuis, on s’en était moins soucié. On s’était dit qu’on pourrait toujours faire venir du blé d’Ukraine ou du Canada. On dormait tranquille. Aujourd’hui, on s’aperçoit que l’Ukraine et le Canada peuvent aussi manquer de blé. Et surtout que, pour acheter, on peut manquer d’or. Les vieux problèmes se reposent.
La France fait retour au pain d’orge et aux lois imposant un certain ensemencement en blé. Mais les lois... Chacune peut sembler utile, voire bienfaisante : d’ensemble, par leur masse même de législation, de contrainte, elles ont un effet d’écrasement. La monarchie est morte du colbertisme, du dirigisme, qui avait soulevé un immense besoin de liberté, en un pays fait par ses paysans.
Les paysans, du reste, ont toujours senti qu’il ne vaut rien de faire intervenir la loi dans le gouvernement de la chose terrienne, chose vivante, aux réactions complexes et imprévisibles. À la terre, ne vaut que la coutume établie de soi-même par la nature des faits. La faire trancher par des mesures administratives, c’est comme mettre le scalpel aux glandes et aux fibres nerveuses. De telles opérations, si elles sont indispensables, doivent être menées avec une prudence et une délicatesse extrêmes.
On a légiféré sur les fermes, sur les baux ruraux. Le fermier a pu sembler plus propriétaire que le propriétaire. Enfin, ce propriétaire s’est vu plus lié à lui par le fermage qu’il ne l’était par son mariage à sa propre femme. Résultat : les propriétés qui se sont trouvées libres, on n’a plus consenti à les affermer ; du fait de la loi, c’était plus avantageux de les faire tourner à la friche que de leur faire nourrir des troupeaux ou porter des moissons. Un propriétaire qui arrive à se débarrasser de son fermier et à boiser ses terres voit sa propriété doubler de valeur. Cela n’aide pas la France à manger du pain de froment.
Dans certaines régions, de jeunes paysans qui auraient voulu devenir maîtres d’un petit bien-fonds ont été ainsi écartés de la terre, rejetés vers la ville.
Le fils d’un boulanger revient de captivité ; il ne demande qu’une chose : prendre la suite de son père au village. Bientôt il voit que la commune perd de plus en plus. Quatre cents habitants, des vieux, surtout. Sept mariages se sont faits depuis la fin de la guerre : les sept nouveaux couples sont partis. Tous partent. Le jeune boulanger, lui, veut rester. Mais, dans dix ans, dans cinq ans, il ne pourra plus vivre ici de son seul métier. Il décide d’acheter des terres qu’il cultivera. Boulangerie et bien-fonds le feront vivre. Il va parler à de vieilles gens qui doivent aller retrouver leurs enfants à la ville ; il en tire une promesse de vente.
Mais un personnage du chef-lieu l’apprend, un marchand de vaches de fort tonnage. Il est à l’affût de toute terre à vendre, plus de trente ventes passées chez le notaire. Il fait des offres plus hautes que le boulanger. C’est à lui que vont les terres, et il les fait boiser. L’autre, le jeune boulanger, n’a plus qu’à déguerpir.
Déjà, pour ceux qui restent, il devient quelquefois difficile de cultiver. Ceux qui partent se refusent à vendre, toujours parce que le franc-papier ne représente plus rien. Dans leurs lopins, ils plantent donc des épicéas. Mais, à cinq mètres de ces bois, plus rien ne vient. Certains champs enclavés ne sont pratiquement plus labourables.
– Dans quinze ans, me dit quelqu’un d’un canton voisin, de tout le pays, il n’y aura plus que le bourg. Les villages, les écarts n’existeront plus. En 1942-1943, on achetait tout, à n’importe quel prix, même ce qui valait, selon le mot d’autrefois, deux sous la course de lièvre. Aujourd’hui, les domaines cultivables sont seuls à trouver preneur.
Avec quelque naïveté, dans les villes, on s’imagine les paysans gagnant de l’argent gros comme eux et donc ne songeant plus à quitter la terre. Mais déjà, quand quelque rare prisonnier revenait, en 1941-1942, la première chose qu’il demandait, c’était une place dans la police, à Vichy. Depuis 1945, le mouvement n’a fait que s’étendre et s’accélérer. Les plaintes s’élèvent partout, on peut dire que c’est non pas seulement la montagne, mais la terre même qui se trouve délaissée. Les lessiveuses pleines de billets n’y font pas grand-chose.
L’argent ? Mais il n’y a plus que les idiots qui veuillent croire encore à la finance ! Il en faudrait trop et il fait trop chaud. Un jeune ménage qui rêverait de s’installer à la terre, la lessiveuse pleine n’y suffirait pas. Le paysan gagne gros en regard de son ancien train de vie. Il ne pourrait pourtant, avec ces billets-là, ni s’équiper, ni se loger, ni vivre à peu près comme il serait souhaitable. Les machines se sont usées et n’ont pu être remplacées. Une moissonneuse-lieuse, un tracteur, une camionnette, sait-on ce que cela coûte ? Et ces maisons sordides entre la ruelle pourrie de boue et la fosse à purin, comment les rebâtir ? Comment se donner un de ces logis nets, gais, en ordre, tels que ceux des cités ouvrières, mais adaptés au faire-valoir rural ; et l’écrémeuse, et la petite dynamo, et la cuisinière électrique, et du linoléum, et du carreau de faïence, et un peu de nickel, pourquoi pas ? Il n’est plus guère question de trouver une bonne pour aider la ménagère : alors, si elle se voit écrasée par le trop de besogne, si un équipement ménager ne la lui allège pas, elle ne rêvera plus que du départ pour la ville où l’on connaît une autre vie, croit-elle, où tout semble facile dans un petit logement.
Les garçons qui revenaient d’un Kommando, qui avaient vu les fermes bien montées de la Westphalie ou de la Hesse-Rhénane, comprend-on que, quand ils revoyaient le village natal, si attendrissant fût-il dans ses chaudes ombres brunes, son délabrement, son fumier, eux, ils préféraient rallier Vichy ?
Le gouvernement ne demandait pas mieux. À lui, à toute la civilisation urbaine, il fallait toujours plus de commis. On les occuperait à scribouiller, à inspecter, à contrôler, ce qui n’est pas précisément produire. Un jour, on s’aperçoit qu’aux champs les rustiques ne font plus pousser assez de pain...
L’État va jurer qu’il n’a pas voulu cela. Simplement, il a eu besoin de plus de fonctionnaires, de plus d’employés et de manœuvres.
Il se trouvait, d’autre part, à peu près contraint de favoriser les groupements ouvriers. Et voilà que la vie se faisait difficile pour tous. Il lui fallait donc empêcher le pain de devenir trop cher dans les villes : il a fixé le cours du blé ; mais, comme il veut que les paysans eux aussi puissent vivre, il leur a permis de vendre les pommes de terre à prix plus haut. L’agriculteur a fait des pommes de terre, et tant pis pour le blé. L’État n’avait pas prévu cela...
Et, quand il prévoit, il prévoit trop ; il fait des stocks, dont une bonne partie se gâte, c’est presque fatal.
Puis le terrible, dans ce jeu des taxes, en économie dirigée, c’est l’appel à la corruption. Il suffira à de hardis capitaines trafiquants de verser aux bons endroits les pots de vin nécessaires : ils obtiendront au prix de la taxe les hectolitres et les tonnes qu’ils sauront bien revendre au marché noir. On fait voir à l’État, sur ses papiers même, ceux de la Douane et ceux du Ravitaillement, que tant de millions d’hectos sont venus d’Algérie en France, et que tant, seulement, ont été répartis par ses services. Manquent quatre millions. L’État, stupéfait, croit que le meilleur est qu’on ne parle plus de rien ; est donc nommée une Commission parlementaire d’enquête...
Qu’est devenu le vin ? Est-il parti pour l’étranger ? On sait avec quel entrain les légendes en couleurs de tout temps se montent et se répandent. Mais n’est-ce pas bien significatif ? En 1947, beaucoup de gens croient, ou se demandent s’ils ne devraient pas croire, que des gangsters, avec la complicité tacite de l’État, dans son besoin pressant de devises, expédient en Suisse et ailleurs des wagons de froment. Triomphe du feuilleton. Après tout, on en a tant vu, depuis l’an 1940, que personne ne peut plus discriminer le vraisemblable du démentiel. Et les campagnes continuent d’élaborer des légendes, comme au temps des ogres, de la Bête Noire et du drac.
Le drac, avec ses plaisanteries stupides et sa présence énorme emplissant la nuit, c’est aujourd’hui, pour le rustique, l’État bureaucratique. L’État, sa réglementation, ses paperasses, son croc à phynances et son argent en papier, d’un papier trop dur pour une trop molle valeur.
Au fond, ceux qui donnent dans la métaphysique peuvent en faire là-dessus. Avec un peu trop de facilité même, ils opposeront le paysan, serviteur de mère Nature et collaborateur de l’Esprit de vie soufflé par le Créateur, à la Phynance aux signes noirs sur la blancheur du papier, à ce qui se fait passer pour la vérité supérieure et qui n’est rien de réel, rien de vivant, qui n’est que néant, comme le diable même.
Sans tant chercher, le paysan croit que son ennemi no 1 c’est ce Père Ubu, à ongles crochus et bedaine redondante, ce loup-garou fantasque, tracassier, tyrannique, qui entend tout réglementer, en une espèce d’énorme chamboulement où lancer tout le monde cul par-dessus tête, de la disette à la déconfiture.
Alors, lui, il va se garer, comme il pourra, selon d’antiques traditions, qui datent de l’Empire romain ou de beaucoup plus avant dans les temps peut-être. Les agents du fisc et du contrôle, de naissance, il sait les dépister, et il ne se laissera tout de même pas coiffer par le loup-garou. Ni par toutes ses prescriptions ahurissantes. Surtout, s’il est de la montagne, où il a appris de toujours à se suffire et à sauvegarder sa petite autonomie. « Ceux de par là-haut, si les lois veulent les attraper, elles feront bien d’apprendre à monter les côtes !... » L’État a rêvé de tout régler et garantir, d’assurer la félicité de tous, citadins et ruraux. En sa tête de vieux pédagogue, il arrangeait les choses, bâtissait la félicité de tous. Son plus grand tort a été de croire que la raison a plus de génie que le génie de la vie. Il faut l’intelligence, mais, devant la vie, il la faut subtile, respectueuse, amicale, passionnée... Pauvre État, qui croyait se faire paternel et qui n’a su être que social...
En attendant de voir devant lui un État au cerveau amélioré, le paysan a à entrer bon gré mal gré dans ce pays des bureaux et de la mécanique. Le virage n’est pas facile à prendre. Ballotté sur le siège de sa moissonneuse, ce paysan se demande s’il est fait pour aller à droite ou pour aller à gauche, puisqu’il ne peut plus aller tout droit. Faute d’acquérir un tracteur, il troque une motte de beurre contre un pneu de vélo et, faute de faire rebâtir sa ferme, il se munit d’un fourneau émaillé et de trois faitouts.
Il s’aide de neuves hardiesses autant que de vieilles défenses. Il ose boire son lait, manger sa volaille, préférer sa satisfaction à des billets, il devient premier consommateur de ses produits, et c’est une cause de disette, encore. Un peu gêné pourtant d’enfreindre sa loi, qui était de se priver, autant que de peiner.
Il continue, il mène sa bataille. Mais l’arrière-saison est venue, et la menace se précise. Quand il s’arrête, au bout de la raie, portant son semoir, et qu’il regarde devant soi, il se demande si le loup-garou l’aura, à la fin des fins. Cessera-t-il, lui, d’être un homme libre, pour redevenir un serf : le manœuvre, manœuvré par les bureaux, de la grande exploitation agricole ?
– En attendant, il faut faire, dit-il à mi-voix, mais ce que ça fera, on ne le sait pas.
Et il remplit son semoir, et il repart du pied gauche, et il recommence à semer.
Henri POURRAT.
Paru dans Hommes et Mondes en 1948.