Les paysans et la civilisation

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le système féodal.

 

 

UNE légende veut qu’on ait longtemps caché à ses peuples la mort de Charlemagne. On l’aurait embaumé, fardé, enrobé de sa pourpre et de ses ors. Et de son trône, globe en main, sceptre au poing, Charlemagne aurait semblé régir encore l’empire.

Mais bientôt les Normands sont partout. Et le Chef, protecteur et moniteur du peuple, lui, n’est plus nulle part. Après les Sarrasins, les pirates roses et roux déferlent, barques par barques, bandes par bandes. Entre chien et loup, ils apparaissent sous l’abbaye ; ils tombent de nuit au milieu du bourg, ici, puis là, sans que les armées des rois arrivent jamais à les réduire ou même à les chasser.

L’Empire s’est défait. Tout se morcelle. Les domaines à grandes récoltes, ces amples métairies à la romaine, avec leurs pièces de blé, leurs vignes, les gros pâturages bordés de peupliers, la futaie du chevreuil et du cerf, que sont-ils bien maintenant ? Même s’ils n’ont été dévastés, ils ne portent plus de grandes récoltes. Qu’en ferait-on ? Il n’y a plus de commerce. À chacun de pourvoir sur place à sa vie, et, s’il peut, à sa défense.

Les serfs calamiteux s’y essaient, chétivement. Tel défriche une parcelle, épierre le champ, et des cailloux rejetés bâtit un mur en bordure. D’année en année, le mur faisant clôture, le champ devient quasi sien. Cela par empiétements furtifs, à la paysanne, à peu près comme voilà cent cinquante ans sur certains communaux : les paysans les usurpèrent ainsi, peu à peu, pour y planter des pommes de terre, durant les années de disette.

De grandes maisons sont allées en ruines, – depuis quatre siècles du reste la vie a tourné, de crise en crise, de tumulte en tumulte. Le maître, s’il est encore là, l’intendant, s’il y a encore un intendant, sont débordés sans doute. Si ce maître n’arrive plus à nourrir les familles serves à sa charge, les empêchera-t-il de faire pousser leur pain comme elles l’entendent ?

Il n’est pas besoin de la révolte, faux emmanchées à l’envers et cognées brandies. Le paysan sait bien comment s’y prendre. Il suffit de la sournoise, lente, patiente résistance : ce sont les labours qui ne se font pas en leur temps, les foins que la pluie vient mouiller, les moutons qui crèvent on ne sait trop de quel piétin. Le maître sera forcé d’arriver à une sorte de partage du domaine.

Il va lotir les terres entre les quinze ou vingt familles de serfs qui les travaillent. Les vieux cadastres font comprendre comment ce lotissement s’est fait, tantôt pour tout un village, quand le pays s’y prêtait, tantôt pour des particuliers, constituant chacun son petit bien. En plaine, sur de faibles pentes, entre deux chemins, on a tracé des champs en lanières, longs de cent pas ou plus, larges de douze à quinze, et sans rien entre eux, ni haie, ni terre, ni ligne d’arbres. Le terroir étant divisé par soles, chaque année on peut ainsi mettre la sole en jachères sur toute son étendue pour y faire pâturer les moutons. C’est une organisation de communauté : il faut, là, qu’on s’entende et pour la culture et pour la pâture. En pays coupé dans les montagnes, la terre est organisée par métairies ou manses, de trente à quarante arpents, – une dizaine d’hectares, – pour une famille.

L’esclave aux fers, à peu près nu sous ses guenilles, était devenu un serf. Ce sont des minuties, plus importantes que des bouleversements d’empire, qui changeront les choses. Une centaine d’années après Charlemagne, ont apparu certaines nouveautés. Les anciens attelaient très mal les bêtes, avec des bandes de cuir qui leur pressaient le poitrail et leur barraient le souffle. Le joug de tête et le collier d’épaule, ces trouvailles de bouviers et de bourreliers, permettent enfin de faire travailler vraiment le bœuf et le cheval, de leur demander ce qu’on demandait à l’esclave. Le serf va devenir un paysan qui portera plume de chapon au bonnet et couteau à la ceinture.

En payant le droit de mainmorte, cet affranchi peut léguer sa chaumine et son champ à ses enfants, s’ils vivent avec lui, au même pot, sous le toit de paille. Le maître a perdu la vraie propriété de la terre. Le serf est devenu fermier perpétuel, qu’on ne peut déloger. Le maître, lui, est devenu un seigneur. Sa propriété s’est changée en droits de fermage, – le serf lui doit la cinquième gerbe, et des corvées, pour entretenir la réserve.

Ces partages des terres ont pu être tantôt arrachés par les serfs, s’ils se trouvaient en force, tantôt concédés par un maître qui y voyait un moyen de faire rendre davantage au domaine. Ici le plat pays a fait la culture d’ensemble et la vaine pâture, et les paysans ont même formé congrégation, tout mis en commun, champs et récoltes, afin que l’héritage de celui qui meurt sans enfants reste à la communauté, au lieu de retourner au seigneur. Là, dans les collines, la vie paysanne s’organise autrement, chaque métayer se retranchant sur sa métairie, entre l’étable de la vache, des deux chèvres, et le tas de bois sous sa tignasse de genêts secs. C’est le pays qui commande tout, le labourage et la vie. La terre oblige. Ainsi les rapports féodaux ont varié pour le même temps, en la même province, d’époque à époque et de canton à canton. La vérité sur eux, elle est une et diverse.

 

Dans le Forez, on court chance, maintenant, de voir ce qu’étaient ces rapports. Toutes les chartes antérieures à l’an 1300 y sont recueillies et publiées : toutes, ce qui ne permet plus décemment de s’en tenir à tel ou tel document flattant les idées qu’on pouvait avoir. Œuvre foncière, menée à bien grâce à la tenace méthode de M. Georges Guichard qui a groupé quatre ou cinq amis érudits. Des érudits, mais vivant plus en terriens qu’en chartistes. Et quand, comme fait M. de Neufbourg, on replace les textes devant le terroir, montueux ou plain, de garennes à serpolet et à vesses de loup, ou de terre portant les carrés de froment et les arbres à fruits, on comprend tout. On voit que le système féodal a été la vivante organisation imposée par la terre aux hommes de la terre.

Comment ces hommes vont-ils s’arranger avec leur seigneur ? Il y a les serfs, il y a les colons : il y a aussi les libres laboureurs, amassés en village autour de la même fontaine, sous les noyers, ou bien égaillés dans les pauvres métairies des montagnes. De ces laboureurs, quelques-uns souhaitent de se donner du large, hors de la communauté, ou de se trouver mieux pourvus. Ils s’offrent à prendre, aux mêmes conditions que les serfs ou les colons, telle terre qui reste à la main du seigneur. Le garçon qui se voit dixième à la maison, s’il se marie, il lui faut demander 40 arpents à défricher ; et aussi le grain pour le pain de la première année et pour la semence. Le seigneur lui fournit cela, soit 100 bichets de seigle ; et l’on convient qu’ils ne seront jamais rendus, mais qu’ils porteront intérêt perpétuel ou cens de 5 bichets par an. Plus souvent le seigneur ayant besoin de deniers, pour son équipement, fixera le cens à 2 bichets et 5 deniers. Il est convenu aussi que si jamais cette terre est vendue, un sixième ou un dixième de son prix fera retour au seigneur. Ce sont les lods ou droits de vente l’occasion en sera rare et ils seront rarement exigés en totalité.

D’autres laboureurs sont en fonds et demandent simplement à acheter. Le seigneur, pressé d’argent, consent à vendre, mais il veut garder sur cette terre comme sur celles qu’il a cédées à cens, une suzeraineté, droit de suite pour ses chiens, coup de bonnet à son passage. Pour que la terre reste mouvante à sa seigneurie, il stipule une redevance, quelquefois symbolique. Les manants de Lignon payaient aux Latour-Maubourg un fer à cheval ; ceux de Pouzol, près Montusclat, tous les dix ans, une fleur de violette.

D’autres enfin offrent de devenir censitaires du seigneur, simplement comme prime d’assurance, pour placer leurs bien-fonds en sa garde. La guerre s’est éparpillée, elle est partout. Dès qu’on sent pointer les brigands, il faut qu’on ait un refuge. Chaque famille poussera ses bêtes, chargera et amènera les grains, le fourrage s’il se peut, et avec le coutre de l’araire, les deux ou trois précieux outils de fer, elle viendra se rembûcher dans ce qui est à la fois château et bourg. Elle y a sa logette et son étable. Le seigneur groupe les hommes et prend leur tête. Ces inventions nouvelles de ferrure à clous, de sangle, d’étriers, lui permettent maintenant de tenir roide en selle, pesamment vêtu de mailles, et, chargeant en couchant la lance, d’enfoncer toutes les bandes de piétaille. Le chevalier et le château, les voilà maîtres de la campagne. Avec eux, le laboureur n’a plus rien à craindre de ce qui lui tombera dessus. Il pourra écraser les brigands du haut de la muraille sous les quartiers de pierre, ou même aux champs les assommer à coups de fléau. Cela vaut qu’on se reconnaisse l’homme du chevalier et qu’on lui verse le cens.

Le cens ne sera jamais discuté. Comme il n’augmentera point, qu’il se paie partie en argent et que l’argent se déprécie de siècle en siècle, il finit par tomber presque à rien.

Cens et lods sont une redevance de fermage. La taille est autre chose : un impôt qui n’apparaît que plus tard, une quote-part du budget de la seigneurie, quand tout s’est émietté en tout petits royaumes ayant chacun sa voirie, sa police, sa justice. Le paysan doit la taille en argent et des corvées en nature, comme de faucher le pré du château, d’en voiturer le vin, – des banalités aussi pour l’usage du four, du pressoir, du moulin que le seigneur a fait construire. Le seigneur, c’est l’État, et il en a toutes les charges, – y compris l’entretien des bâtards, – sauf celles qu’a l’Église du culte, de l’instruction, de l’assistance, pour lesquelles elle prélève des dîmes. On dira : Nulle terre sans seigneur. Mais dans les libres et réalistes montagnes, on dit surtout : Nul seigneur sans terre, car nul n’est seigneur s’il ne régit vraiment, s’il ne veille au bon train de tout, – au faucardarge de l’étang et au curage des fossés, à l’entretien du pont et du four, à la mise en défense des murailles, – s’il ne fait l’ordre et la justice. Il a tout un budget ; il lui faut donc lever des impôts. L’impôt n’est pas aimé, et la taille aura mauvais renom. Le taillable cherche à la refuser ou à l’amoindrir, tandis que le seigneur, dont les charges augmentent, tâche d’en faire passer de nouvelles, invente des exactions, se montre entreprenant.

Celui qui avait un prévôt à tête de dogue et, comme une meute, toute une troupe d’estafiers aux mains lourdes, celui-là a pu être le maître exigeant qui récolte où il n’a pas semé. Mais en tant de seigneuries, le seigneur avait-il seulement deux valets, moins hommes d’armes que garçons d’écurie et fendeurs de bois ? Ses paysans étaient trois ou quatre douzaines, tenus d’avoir pique ou épieu, pour venir garnir la muraille dès que l’homme du guet sonnait l’alarme. Pouvait-il se les mettre à dos ?

 

L’État s’étant défait, il n’y a plus rien eu. C’est-à-dire plus rien que de réel. Tout est reparti de la terre et des hommes de la terre. Serfs, métayers, francs laboureurs, ils se sont emparés des terres : ils ont amené les grands propriétaires à leur en remettre la vraie propriété, celle qui permet de faire valoir et même de vendre ; et ils leur ont reconnu une autre propriété de redevances et d’hommages. Le système féodal, c’est le paysan arrivant à la possession du sol et établissant la sécurité qui la garantit. Il s’impose un fermage, des charges, et reconnaît pour seigneur l’ancien maître, qui devra veiller sur tout le domaine élargi. Ce système nouveau s’est fait de soi, aux champs, par la force des choses.

Croit-on que le roi ait disposé de son royaume, un beau matin, comme d’une tarte à la crème, découpée, distribuée aux ducs et comtes, qui partagent leur part entre les barons, lesquels à leur tour lotissent le fief entre les paysans ? L’histoire ainsi faite, quelle histoire ! Le roi peut bien demander : « Qui t’a fait comte ? » Le comte a trop beau jeu de lui répondre : « Qui t’a fait roi ? » Tout s’est construit de bas en haut, et comme dit M. de Neufbourg, que je n’ai pu que suivre en ces pages, rien ne se construit jamais autrement.

Si ce système s’étend à toute la chrétienté et dure tant de siècles, c’est qu’il s’est constitué naturellement pour obéir à la terre. Il fallait mettre le sol en culture et le pays en défense, s’arranger entre possédants et travailleurs, malgré les pillards, malgré les calamités, continuer à tracer, le sillon et à jeter le grain dans le labour pour voir un jour la moisson, avec ces moires qui courent dessus comme des fumées, portant dans le plein soleil de midi une odeur de pain chaud. Le pain oblige. La terre oblige. Le paysan ne veut savoir que cela, cette tâche à faire, commandée de Dieu. Il veut son champ, comme il pourrait vouloir ce paradis qu’il était chargé de cultiver et de garder. Il le veut d’un désir couvert et dévorant, pareil aux charbons qu’il rassemble pour la nuit et met sous la cendre au milieu de l’âtre.

Donc, le paysan s’est arrangé pour se donner le sol cultivable et le privilège de ne pouvoir être arraché à ce sol. Hors de la seigneurie, il ne doit pas le service militaire. S’il lui faut un capitaine pour résister aux brigands, il ne se soumet à ce capitaine que tant qu’il ne l’enlève pas, lui, paysan, au pays. Plus d’État, mais cette molécule foncière, le pays. Plus d’empereur, mais comme héros protecteur, le chevalier. Tout va par cantons, mais c’est la terre même qu’on touche. Tout est moléculaire, mais tout est universel. Le système féodal, c’est exactement le système paysan.

Sa révolution agraire, le paysan l’a faite dans sa grande passion de la terre. Il ne s’est agi pour lui que de se plier aux faits, lentement, à tâtons. Les autres révolutions, échauffées, illuminées, elles se font dans les villes. Elles commencent par des idées et finissent par des registres. En fin finale, comme l’a remarqué Lénine, elles aboutissent toujours à renforcer la bureaucratie. Une mise en boîte de l’être humain. Elles veulent changer l’État. Le paysan est le seul à vouloir qu’il n’y ait plus d’État. Il ne veut que la terre, et quand il a la terre, la sauvegarde. Seule la révolution paysanne a établi la liberté utile.

Il a su, ce laboureur, qui mène seul son travail, tout le jour solitaire sur son champ, dans le brouillard où volent les feuilles mortes, il a su se dégager de la communauté serve et tyrannique. Il est devenu vrai maître de son bien. Le seigneur possède les bois, les landes, les marais. Mais tous les paysans y prétendent, avec droits de bois mort, de glandée, de chasse et de pêche. La chasse et la pêche sont libres et le resteront longtemps. Le seigneur est chef, patron, magistrat, mais non pas le maître à privilèges issu d’une race supérieure. Puisqu’il faut un maire, un gendarme, un percepteur, un juge de paix, un agent voyer, un contrôleur des poids et mesures, que le seigneur soit tout cela. Le laboureur le délègue à tout l’administratif, à tout le militaire, comme il délègue son curé à tout le spirituel. Ce qu’il entend, c’est qu’on le laisse à sa terre. Il a inventé le régime qui la lui donne, et qui le tire le moins des affaires qu’il a avec elle, de tout ce ménage des labours, des semailles, des fauchaisons, des moissons, des vendanges, mené dans le grand mouvement de la création, d’un printemps, quand l’air redevient doux sous la lumière, à un autre printemps.

Chacun a sa mission. Le paysan entrevoit cela, parce qu’il veut être tout à la sienne. Le laboureur fait le pain de tous, comme le seigneur les défend tous, comme le prêtre prie au lieu et place de tous.

Ce système féodal, ce système paysan, c’est celui de la copropriété, des obligations réciproques, de la foi mutuelle, c’est celui de l’accord et de la liberté, celui qui fait des hommes.

Chacun fait service pour tous et les mérites d’un se reportent sur tous. L’idée de communauté devient l’idée haute de communion. Le paysan ne connaît que sa motte. Mais, entre un pied de plantain et deux touffes de trèfle, il touche terre. Et devant lui, ce grand jour du temps qu’il fait au-dessus des campagnes avec leurs chemins à peupliers et leurs pays perdus, ce bleu de l’air sans limites avec les nuages blancs qui passent, plus haut que les oiseaux volant, peuvent déjà lui parler d’une paix sans mesure.

 

Une civilisation commence, romane, puis gothique, plus paysanne encore que les civilisations antiques. Grande comme elle en ses arts, parce que comme elle, à mesure d’homme. Grandeur nature, demandant tout aux formes naturelles, si simples, si variées, si trouvées, toujours. Elle s’inspirera de la feuille de cresson et de la fleur de primevère. Pour blasonner les enseignes des logis, des familles, des bataillons, elles se serviront non de lettres, ni de chiffres, mais de figures, celles de l’aigle ou du cerf, de la rose, du lys ou du trèfle. Ses églises tiendront de la pomme de pin et de la ruche, puis de l’allée forestière, du sapin qui monte en flèche et de sa branche déchiquetée. A-t-on mis aussi haut qu’il le faudrait encore ses chansons, ses vitraux, ses statues, ses cathédrales ?

À côté du marché, avec ses carrioles de choux, ses bennes de verdures, de carottes, – et les amas de pêches qui sentent si bon, et les guirlandes de gibier, – au-dessus de tout ce trafic de marchands, de ménagères aux provisions, de ces propos, de ce mouvement de la place et des rues, au-dessus des boutiques, des maisons, avec ces vies qui se vivent là, des greniers, des toits rapides à lucarnes, il y a cela, la cathédrale : ce montant de granit ouvragé, comme délégué par la terre même, vers la lumière, en architectures pareilles à l’épi et à la gerbe, à la bourre d’argent qui fleurit sur la roche. L’arche levée du sol a poussé ses douces pierres, si marquées par le travail humain, et cependant si sereines, jusqu’à les dresser tout là-haut, en l’air du temps. Elles vivent, dans leur haute paix, mêlées à cette vie humaine qui roule à leur pied, mais établies un peu au-dessus des choses : en mystérieux commerce avec les voltes des hirondelles, et le soleil léger de la matinée, avec ce peu de brise, aussi, qui les évente, de si loin venue, du fond des plaines. Pas de temple ni de palais ainsi façonnés, ainsi soulevés par le labeur et par l’esprit des hommes, ni qui soient comme ceux-là des natures, en tel accord avec les vieux ormes de la place, les buttes aux flancs hérissés de découpures des collines, et les grisailles déchiquetées des grands nuages, déroulées au large du ciel.

Comme elle a, cette civilisation gothique, l’idée vivante du monde, en ses saisons, en ses éléments, ses règnes ! De son fil aussi limpide que l’eau de la fontaine où se mire l’étoile du matin, comme elle voit l’immense harmonie établie par le Créateur ! Bien plus que les civilisations antiques, elle a su faire amitié avec la Création même. Une amitié plus haute, plus intérieure, qui remonte à la cause, à l’esprit, qui retrouve partout la source, la sève secrète de toute vie : l’amour. Et resplendit ainsi dans la belle eau lumineuse de son regard, ce qui embrase son âme naïve et qui sera pour toujours la passion de la charité.

Ce n’est pas par hasard que le siècle le plus paysan de la France est aussi le plus grand.

 

 

 

 

Le Laboureur et le Chevalier.

 

 

Il y avait le pain, l’abondance. L’Église a imposé aux barons sa trêve de Dieu. Les vigiles, d’abord, et le carême ; puis à peu près toute la semaine, du mercredi au lundi. Des sauvetés sont établies où personne ne doit porter glaive et pique. Le batailleur qui les viole ou qui rompt la trêve, excommunié. Il arrive que tel curé fasse sonner la cloche, prenne la tête des hommes des paroisses et marche contre le malfaisant.

Du reste, les biens d’Église, souvent ravagés, souvent usurpés de vive force, sont toujours les mieux soignés : avec les étangs les plus nets, les terres les mieux tenues, les foins les plus épais, les javelles les plus lourdes. Les troupeaux les plus gros, les plus gras, sont ceux de ces fermes que sont les abbayes.

En ce temps, aux champs comme à la cité, l’Église mène la culture.

La culture intéresse peu la noblesse : tout au plus quelques barons, pasteurs plus que laboureurs, comme ceux de l’Iliade, donnent leurs soins à l’élevage. Beaucoup de seigneurs n’ont que le carré de choux pour le potage, et le pré aux pâquerettes devant la porte, sans aucune terre à faire valoir. Le chevalier a une autre vocation que d’engranger des gerbes. Il doit assurer la paix, la justice. Et le chevalier, le clerc, le paysan ont fait la grande prospérité féodale.

On a le recensement des feux en Auvergne pour 1328. Les campagnes étaient aussi peuplées qu’elles le sont. En Picardie, en Normandie, elles l’étaient davantage. La France rurale d’alors comptait autant de paysans que celle d’aujourd’hui. La vie y était assez large pour que le jambon parût à l’ordinaire sur la table ; et l’on ne plaignait pas le vin. Chaque village avait son vignoble pour le vin de messe. « Adonc, écrit Froissart, à la première ligne de ses chroniques, était le royaume de France gras, plein et dru, et les gens riches et puissants de grand avoir, ni on n’y savait parler de nulle guerre. »

 

En ces premiers âges prospères, pas de distinction de race ni de nature entre le chevalier et le laboureur. Du reste, d’après la loi d’extinction, les familles franques survivantes devaient faire à peine le centième de la noblesse féodale. L’ordre de Malte le sait bien : ses statuts porteront que ses chapelains seront choisis soit parmi les fils de nobles et chevaliers, soit parmi ceux de paysans cultivant leurs terres. Jusque vers 1300, rien ne distingue un laboureur tenant son bien en fief d’un chevalier souvent moins bien pourvu que lui.

Si l’on a préféré tenir son bien en fief, plutôt qu’en censive, on ne doit plus ni cens, ni lods, mais on doit alors le service militaire hors de la seigneurie. Autrement le seigneur est le seul homme qui agit à aller au ban du comte. Et tout bien peut être tenu en fief : un bout de champ, une échoppe contre une muraille.

Jamais les personnes, les familles ne rencontrèrent moins d’opposition à s’élever du servage à la noblesse. Non que ce fût une politique, mais l’air du siècle voulait cela. Son sergent, qui est quelque chose comme son garde, son maître-valet, le seigneur l’a choisi parmi les hommes qui sont le plus à sa main, les journaliers, les serfs, s’il y en a encore. Le fils de celui-là sera prévôt, – régisseur et juge de paix. L’office devient héréditaire. Ce prévôt porte le prénom du seigneur son parrain et le nom de la seigneurie. Il faut se pencher de près sur les chartes pour s’y reconnaître. C’est à lui que les gens ont affaire ; il marche au ban, faisant le service du fief pour son seigneur qui n’est pas là ; il est le notable du village, et quelquefois le créancier de son seigneur ; il le double ; il peut lui acheter sa seigneurie, – saint Louis a permis aux roturiers d’acquérir des fiefs : ce n’est rien qu’il lui succède, puisqu’il l’a remplacé. Ainsi en Bourgogne, au treizième siècle, tandis que l’antique famille de Saulx s’éteint avec Guillaume, sire de Saulx, Robelin, prévôt de Saulx, et serf affranchi fait souche. Sa postérité achètera plusieurs seigneuries des Saulx, et son arrière-petit-fils sera chancelier de Bourgogne. Gaspard de Saulx-Tavannes, maréchal de France sous Henri II, pensera sans plaisir à cet ancêtre robin, et, ignorant, Robelin, l’ancêtre serf, il se croira le descendant, par Guillaume de Saulx, d’un Romain, compagnon de saint Bénigne.

Une loi d’extinction veut que, au bout de quelques générations, les familles qui se sont élevées disparaissent. C’est donc la paysannerie qui sans cesse a refait la France et qui l’a faite toute.

Les généalogistes connaissent bien ces histoires. Un petit gars de campagne plus déluré que les autres, devenu le clergeon du curé, apprend à écrire et à chiffrer. Il se fait marchand, il porte à la ville des grains, du chanvre, de la laine, un peu de pitance, beurre, œufs, fromages ; il rapporte au village de la quincaillerie, de la mercerie. Le voilà lancé dans le négoce ; demain ce sera dans la banque, dans l’usure. Le fils sera homme de loi, beau-frère d’avocat ou de procureur. L’argent amassé se placera en achats de fiefs et de droits seigneuriaux. Ce fils, au lieu de payer la taxe de remplacement, préfère servir le fief. Il veut porter les armes, se faire bien voir des demoiselles, chasser avec les jeunes gentilshommes. Et le suzerain le pousse à faire le devoir du fief, car les rangs de la noblesse se sont terrible-nient éclaircis. Vers 1300, dans le Forez, si le comte lève le ban, ce qui arrive à peu près deux fois par lustre, à la montre, sous les murs de Montbrison, ne paraissent que trente chevaliers, une centaine d’écuyers. Sur près de trois cents fiefs, la plupart sont aux mains de roturiers. Ils paient la taxe et le comte peut lever des hommes soldés. Mieux vaut pourtant engager les bourgeois à faire servir leurs fils. Si ces garçons se comportent vaillamment, volontiers le comte les adoubera. Et le fils du marchand ou du robin sera fait chevalier, épousera une fille noble. Ses oncles, ses cousins demeureront laboureurs, voire tâcherons, mais les mœurs sont telles qu’il ne songera pas à avoir honte d’eux.

M. de Neufbourg rapporte d’après les chartes telle histoire qui semblerait un conte de fées si elle ne se déroulait sur un demi-siècle. Au hameau de Bois vert, à la fin du treizième siècle, il y a des paysans de la condition la plus basse, censitaires, taillables et corvéables de divers seigneurs, dont Pierre de Thélis, comte de Forez. Profitant des démêlés de ces seigneurs, les Boisvert prétendent leurs fonds libres, et pour s’assurer un appui, ils reconnaissent tenir en franc-fief du comte leurs maisons et jardins attenant. Un Boisvert prêtre fait de son neveu un marchand. Le fils du marchand devient notaire, puis juge de Forez, c’est-à-dire président. du tribunal et premier ministre du comte. Ce juge bâtit une maison forte fossoyée près de la grange paternelle, achète le droit de seigneurie sur ses propres terres et celles de ses frères. Son fils Jean sert les fiefs à cheval, se bat bien, devient chevalier, épouse une demoiselle, et il marie sa fille au petit-fils de Pierre de Thélis. En soixante ans, les paysans sont devenus les seigneurs, leur descendant est le beau-père du descendant des comtes. Tout en étant leur seigneur, il a pour oncles des laboureurs, et personne ne s’étonne de voir son gendre Thélis, de vieille et grande noblesse, aller boire le pot chez l’oncle tavernier.

 

Pas de différence d’origine ni de sang entre laboureurs et gentilshommes. Bien peu de différences entre leurs conditions. Leurs maisons sont quasi pareilles : un logis de pierre où de pisé, couvert de tuiles ou de chaume, flanqué d’un côté de la grange, de l’autre de l’étable, avec un mur au fond pour clore sa cour. La maison forte, c’est cela, cette ferme en carré comme sur les coteaux du Donzy – c’est vers Feurs, par delà la plaine de la Loire – entre les vertes ravines où les pins se cramponnent. Celle du gentilhomme a un étage, – les mâchicoulis, tours d’angle, échauguettes, girouettes et autres gentillesses n’apparaîtront qu’au temps des pourpoints à crevés et des toques à plumes, – mais sa grange, son étable ne sont rien, parce que le domaine se réduit à la pâture où lâcher le cheval.

Au temps des prospérités rurales, la vie est bien à peu près la même dans la métairie et dans la maison forte. Même feu de bois entre les froidures, même chaleil dont la lueur huileuse tremblote dans le fond brun de la salle basse qui est aussi la cuisine, et où quelque chaudron s’égoutte à petit bruit, tandis que des sabots claquent sur les dalles, et que la pluie dehors bat les grands noyers du tertre. C’est là que, trois fois le jour, le seigneur, comme le laboureur, prend l’écuelle de soupe au creux de sa paume. Et il mange lui aussi le pain de seigle, la rave, le petit salé du pays. Serait-il puissant, il n’aurait rien qui lui permette de manger mieux, de mieux boire, de se chauffer mieux, de s’éclairer mieux, d’aller plus vite et d’avoir moins froid aux pieds sur son cheval que le gros fermier son voisin. Gentilshommes et paysans, alors, sont à peu près également soumis à la terre et aux saisons.

Surtout, leur système même les fait solidaires. L’idée paysanne a tout bâti du dedans ; et tout a été animé par l’idée chrétienne. Là-bas, dans la prairie bretonne, devant les chênes dont l’énorme membrure a l’antique noblesse des preux de Charlemagne, le chevalier de la Chanson du combat des Trente s’adresse à ceux d’Angleterre :

 

      Chevaliers d’Angleterre, vous faites grand péché

      De travailler les pauvres, ceux qui sèment le blé...

      Si laboureurs n’étaient, je vous dis ma pensée,

      Les nobles conviendraient travailler en l’airée,

      Au fléau, à la boue, et souffrir pauvreté.

 

La pauvreté du laboureur fait du reste celle du gentilhomme. Si la bise tire et qu’il gèle quand les blés sont en fleur, tous en pâtissent. Ils sont hommes de même terroir, l’un préposé à la sauvegarde, les autres au labourage. Tous tenus par le terroir dans les mêmes liens, ayant à compter réciproquement sur leur force et leur foi. Cette petite noblesse de campagne vit au milieu de ses hommes, du labeur de ses hommes. Le gentilhomme terrien ne veut point, ne peut point fouler le laboureur.

Mais il y a les grands seigneurs et il y a les châteaux forts. Les pouvoirs peu à peu se refont et vont peser de plus en plus sur le bonhomme aux reins douloureux. Dans les pays montueux, surtout, des Cévennes à la Combraille, le système ne paraît pas avoir été de tout repos pour la paysannerie. Celui qui a pu s’installer sur un de ces pitons de basalte se sent vraiment seigneur et maître des campagnes.

Ce sont ces souvenirs hauts en couleurs qui ont marqué, ce gâchis rouge et noir de pilleries, d’incendies, de pendaisons. L’homme du château resté dans les mémoires, c’est le capitaine de routiers habillé de fer, et niché comme le milan, dans le donjon où il s’est jeté par surprise, sur quelque flèche de rocher. Froissart a conté ces histoires de soudards vantant le temps où les vilains étaient contraints de leur amener blés et avoines, le pain tout cuit, les bons vins, la volaille, les moutons gras, les bœufs. « Nous étions gouvernés et étoffés comme rois, et quand nous chevauchions, tout le pays tremblait devant nous. Tout était nôtre, allant et retournant. »

Quelques bandits à cuirasse et à dague ainsi lâchés sur une province ont vite fait d’y changer le train des jours. C’était la prospérité : c’est la misère, où fuient comme de l’eau, avec l’abondance, la générosité et la noblesse mêmes. Car celui qui n’a plus de pain et que sa propre faim et la faim de ses enfants taraudent, celui-là regarde tout avec des yeux de loup. Lorsque la huche est vide, l’idée de charité qui faisait lueur n’est plus qu’une idée, peut-être une illusion par le milieu de l’air.

Tout allait, quand le système féodal était un juste contrat entre hommes qui ont à obéir à la terre, aux champs qu’il s’agit de faire valoir pour en tirer la vie de tous, et à la grande idée humaine, celle d’une chrétienté où tous s’entraiment et s’entraident.

Mais cent ans de guerre ! Et les grandes contagions qui, par endroits, ont fait le vide...

Avant les guerres, même, les choses avaient changé. Lorsqu’on a inventé ce système d’obligations et de droits réciproques entre seigneur et paysans, il n’y avait que vie terrienne : serfs et laboureurs volontiers donnant quelques bichets de seigle et des journées de travail pour avoir la terre et la sécurité ; et seigneur vivant comme eux sur le terroir, capable de les protéger et de faire que tout aille, dans ce petit rond.

Seulement, le petit rond n’est plus fermé comme la cour du château qui sert de refuge au fond du pays. Il s’est ouvert. Sa prospérité même l’a élargi. Sur les campagnes ont poussé de gros bourgs et de bonnes villes. Et les communes se sont affranchies, parce qu’ici leurs bourgeois sont assez riches pour acheter au seigneur le droit de s’imposer eux-mêmes, et sont assez groupés pour se faire entendre. De sorte que l’impôt du pays est retombé sur le laboureur. Le seigneur a besoin d’argent. Son harnois, si bien ouvré, se fait plus coûteux. Les deniers des cens ne sont plus rien. Pour étendre ses droits, le seigneur étend ses attributions. Alors les paysans s’assemblent, le dimanche, à la sortie de la messe. S’ils se trouvent injustement cotisés au vingtain qui est la taxe d’entretien des murailles, ou trop chargés de corvées, ils commencent de refuser leurs sous ou leurs bras. Dans ces disputes, la taille seigneuriale ira s’amenuisant, comme le cens. Elle sera réduite aux quatre cas, le seigneur est fait chevalier, il part pour la Terre Sainte, il est mis à rançon, il marie sa fille, – puis tombera en désuétude.

Non que le paysan paie moins d’impôts : il en paie davantage. Mais c’est au roi. Depuis Philippe le Bel, la taille royale s’essaie à remplacer la taille seigneuriale. Un siècle après lui, elle est partout.

Ainsi la terre tourne. Le chevalier était tout : devant les troupes réglées et les bâtons à feu, il n’est plus rien. Son château, cette bicoque, n’est plus rien devant les bombardes. On ne peut plus se défendre et vivre chacun derrière son mur.

Le système féodal, tel qu’il s’est fait, sur le pays, monté du sol, comme une futaie, est devenu autre chose, un régime : une charpente où se met la vermoulure.

Les jacqueries pourraient bien être une révolte moins contre le système que contre son desséchement. Elles prendront la férocité des guerres de buissons et de venelles, où l’on s’étripe au couteau. Le paysan s’enrage contre les gens d’armes qui gâtent les blés aux pieds de leurs chevaux, qui pillent, qui font violence, qui tuent, dont tout le fait, à l’inverse du sien, est de gaspillage et de mort. Pour se venger d’eux, comme le laboureur de la Chine qui hait les soldats, il inventera des tortures atroces.

La haine, faite d’attente déçue et d’amitié retournée, change les hommes en bêtes. Les Jacques assomment, massacrent, jettent les enfants au brasier, violent les femmes nobles avec, dans les outrages, dans les cruautés, cette rage abêtie que le désespoir a fait descendre au-dessous de toute atteinte humaine. Une sauvagerie sans recours, comme de créatures d’une autre espèce. Les nobles ripostent par des exterminations et des supplices, tel que celui de ce roi des Jacques, Guillaume Caillet, dit Jacques Bonhomme, qui fut dérisoirement couronné d’un trépied de fer rouge et roué sur la place de Clermont d’Auvergne, en 1358.

Source de sang jamais seule ne coule. Il en sourd de partout et cela fait torrent. Elles ruisselleront d’âge en âge dans les révoltes paysannes. Le vieux rêve des Jacques les tient si fort, de ne rien savoir que leurs champs, qu’on les y laisse, et pas de taille, pas de gens de guerre, pas ! Mais le pouvoir leur passera la bride et les tiendra de plus en plus serré. Les paysans pouvaient quelque chose quand tout allait par pays : tout ira par provinces, puis par royaumes, – aujourd’hui c’est par continents.

Dans la paix, les choses roulent encore. Quand le paysan, arrêtant l’araire au bout du champ versé, s’assoit dans le fossé pour manger son pain graissé d’un taillon de lard, ou le soir quand, prenant un bouchon d’herbe, il essuie sa faux et qu’il voit le premier char de foin descendre craquetant vers la métairie en faisant une fumée d’or, la sagesse le trouve à son avantage. Il saura parlementer avec le seigneur et tout régler comme leur terroir le requiert.

Mais la guerre, c’est la subversion de tout. Elle va contre la vocation même du paysan. – Là-dessus, son sentiment est celui des anciens agriculteurs du Céleste Empire, qui faisaient prendre le deuil au général victorieux et le plaçaient dans le temple, à la place de celui qui préside aux rites funèbres, où il devait pleurer et pousser des sanglots.

Et ce brigandage énorme ne va-t-il pas grossir dans les siècles, s’étendre sur les pays ? Le seigneur ne fait plus assez pour le paysan, soit qu’il ne puisse plus rien, soit qu’il soit trop loin, et, précisément, aux armées. Il fallait qu’il fût autre chose qu’un terrien, mais il fallait qu’il fût un terrien, d’abord : l’homme qui se mêle du labourage, qui sait regarder un attelage de bœufs, puiser du grain au sac, le faire couler entre ses doigts, et le mâcher pour en savoir le goût. Le paysan n’a plus pu compter sur son seigneur. Il a dû chercher hors du pays, se tourner vers le nouveau pouvoir. Le héros protecteur, ce n’est plus le chevalier, c’est le roi.

Quand ils sont mangés par les routiers anglais, les paysans ont maintenant recours au roi. Et il envoie ses hommes où l’on a tant affaire d’eux. « Il vous faut aller en Auvergne. Il y a là des pillards qui travaillent et détruisent les bonnes gens. Faites tant que tous soient boutés hors... » Les gens du roi forceront le repaire ; ses juges feront écarteler le brigand en quatre quartiers ; et les paysans se chargeront de démolir si bien le château qu’il n’en restera pas un pan de mur. Le roi sera celui qui empêchera les méchants d’écraser le bon peuple, comme toujours pour les laboureurs de Chine l’empereur est celui qui tient en respect les mauvais esprits de la terre.

« Si le roi savait... »

Ainsi pour le roi, leur recours contre les brigands et contre les gros seigneurs, naît chez les paysans une sorte d’amour filial où tout le cœur passe, chaud comme du bon pain et quasi religieux.

Le roi de France devient le Père du Peuple. Pour que le labourage continue d’aller comme il se doit, c’est en lui qu’on espère, les soirs, quand rentré des champs et lourd de fatigue, on panse patiemment les bêtes, avant de venir regarder le feu, les mains sur les genoux, au fond de la petite salle de terre qui sent la fumée de genêt et le pain de la soupe.

 

 

 

Henri POURRAT.

 

Paru dans La Revue universelle

en mai 1939.

 

 

 

 

 

 

 

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