Vieux plant

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri POURRAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Canada ne nous donne plus seulement des idées de railway filant à travers d’immenses étendues céréales, ou de jeunes hommes à fourrures bâtissant des gâteaux en quartiers de glace. Ces trois syllabes nous font voir aussi des coins tels quels de nos campagnes, un bout de route où roule une carriole, des gamins qui reviennent du catéchisme avec des joues en pomme, aussi rouges que la soutanelle du clergeon ; il y a des camps de trèfle et de luzerne ; on entend, signe de beau temps, la cloche de l’autre paroisse, et les faneurs qui rentrent devant le dernier car orné d’une grande brande, saluent au tournant la vieille croix d épinette.

Le Canada, grâce à ses littérateurs, devient pour les songes une province, semblable à soi, et semblable à ses sœurs, Normandie, Maine ou Saintonge. Et elle a des couleurs faites pour plaire : à la fois jeunes, exotiques, d’un monde neuf, et puis anciennes, plus qu’en France, d’un vieux monde paysan ici trop souvent bousculé par le siècle.

Les frères de là-bas s’excusent avec modestie de n’avoir pu assez faire encore pour les lettres françaises.

« Voyez-vous, écrit M. Damase Potvin, nous n’avons pas cent ans de vie intellectuelle. Nous comptons bien trois siècles d’existence, mais nos ancêtres ont employé les deux premiers à se battre avec les Indiens d’abord, puis avec les Anglais, pour nous assurer le pays... Nous sommes restés seuls aux prises avec les vainqueurs, pas toujours commodes, je vous assure, de sorte que nous avons dû prendre encore, après la conquête, une bonne cinquantaine d’années rien que pour faire savoir à l’English que nous n’étions pas de sang à nous faire manger la laine sur le dos. »

Les ancêtres ont passé leur vie le fusil d’une main, la cognée de l’autre ; puis, des temps plus tranquilles venus, il y eut à jouer encore des coudes pour la religion et la langue menacées. « Ils étaient alors, voilà cent cinquante ans, 60 000 ; nous sommes à présent 2 500 000. Il a fallu pour cela beaucoup travailler et beaucoup batailler. » Bien sûr, et ils ne pouvaient guère songer à écrire des tragédies raciniennes, des drames hugolesques, ou encore de ces beaux sonnets parnassiens qui, selon le mot de Claudel, partent tout seuls comme une tabatière à musique.

 

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Maintenant ils ont derrière eux un passé de trois cents ans, toute une richesse, tout un tas de matériaux à déblayer, à dégrossir, à ouvrager, à polir. Ils commencent de le mettre en œuvre. Des précurseurs, on sait qu’ils en ont eu. Aubert de Gaspé, par exemple, et Louis Fréchette. Mais demain ils peuvent avoir là-bas une littérature régionale d’éclat vif et de grand intérêt.

L’École Littéraire de Montréal a naguère publié ses Soirées. C’est un recueil de proses et de vers. Les vers ne marquent pas une originalité très nette. Les proses sont le plus souvent des récits de terroir et des tableaux campagnards bien charmants.

Il serait assez sot d’engager les littérateurs canadiens à se confiner en tel ou tel domaine. Reste que leurs pages auront d’autant plus d’intérêt qu’elles peindront mieux les mœurs et conditions de leur pays. Il ne s’agit pas de régionalisme : ce n’est pas tant le particulier qui intéresse, que le général, l’universel. On dirait sans trop jouer sur les mots, le catholique. Mais pour atteindre à l’universel, à l’humain, le retrouver au fond, il faut d’abord une grande fidélité à la réalité particulière.

Voici le Nom dans le Bronze, par Michelle le Normand : joli livre aux teintes d’aquarelle, claires et lavées, qui sous ses tons discrets sait aller à l’émotion. Une fine Canadienne française aime un garçon d’une autre race. Un jour, précisément, elle commence à prendre conscience de ce qu’est sa race, à sentir que cela aussi c’est une réalité vivante. Et sa vie qui risquait de gauchir, elle la ramène dans la voie droite.

Voici Nord-Sud par Léo-Paul Desrosiers. Roman canadien, dit le sous-titre, et qui apporte ce qu’on pouvait précisément attendre d’un roman canadien. Tout en évitant les touches faciles de la couleur locale, et même un certain didactisme, L.-P. Desrosiers a su rendre sensible ce que peut être le goût de la vie en liberté au fond de la forêt et sur le bord du fleuve. Le paysan aime la terre, plutôt que la nature : regardera-t-il un paysage ? Mais la fraicheur de l’air, l’espace ouvert, la compagnie des herbes, des feuillages, des eaux, la joie du soleil au matin peuvent sourdement l’envoûter et s’emparer de son être. Le paysan, ce n’est pas le coureur de bois, c’est même tout le contraire ; mais il y a en lui au fond, sinon l’homme d’aventure, du moins l’homme de la vie parmi l’herbe et la feuille. Et c’est quelque chose qu’un roman ait peint ainsi, en couleurs nettes et vraies, non sans largeur, la lutte au cœur d’un garçon entre Nord et Sud, entre la vie du trappeur et celle du colon ; et surtout l’attirance de l’espace, du hasard, et de la plus verte sauvagerie.

 

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Les Canadiens ont un bel héritage. En premier lieu une langue héritée de leurs pères agrestes, juste et vraie, pleine d’allant, de vigueur et de verdeur. Les Zigzags autour de nos parlers, de M. Louis-Philippe Geoffrion, en témoignent. En second lieu toute la tradition d’un vieux pays paysan et chrétien. Il y a là un trésor. Ils commencent de le monnayer, comme le prouvent Chez Nous, Chez nos gens, de M. Adjutor Rivard, juge à la Cour d’appel de Québec, et les Rapaillages de M. l’abbé Lionel Groulx, professeur d’histoire du Canada à l’Université de Montréal. Les Rapaillages, ce sont des coins de pré, à l’ombre des bois, pleins d’herbes de senteur, de fougères, de framboises, de nids de crins, à petits œufs bleus, et parfois de puits abandonnés où des gouttes suintant des pierres tombent dans l’ombre fraîche. C’est ainsi que ces livres sont composés de souvenirs d’enfance, d’histoires et de scènes de la vie rustique. Une effusion un peu penchée, mais qui a du charme. Chez nous a été vendu à plus de vingt mille exemplaires ; Rapaillages, à plus de trente mille. La Baie, de M. Damase Potvin est un récit plus direct, et excellent.

Il y a plaisir à retrouver là tant de choses qui sont nôtres, comme on retrouve dans les Légendes du Saint-Laurent, – sorte de guide, de Montréal à l’Atlantique, édité par le Pacifique Canadien, – les vieux thèmes légendaires qui hier avaient encore vie et voix dans nos campagnes.

Le folklore, mot savant, et trop étroit pour tout un monde paysan encore mal connu et peu compris, qui reste plus vivace là-bas, dans la Nouvelle-France. C’est ainsi que là où la vieille vigne a disparu, remplacée par des variétés modernes, pour retrouver l’ancien plant aux fortes vertus, on va chercher dans les lieux écartés, dans les rapaillages. Et il se peut qu’on y trouve des pousses vigoureuses, là où les gens ont eu assez d’amour pour les respecter.

Les frères canadiens peuvent beaucoup pour nous, s’ils le veulent. « Parce qu’elle plonge ses racines dans les vieux sols de France, notre langue nous est chère, écrit M. l’abbé Lionel Groulx. Nous faisons de notre mieux pour la défendre parce que la langue, c’est presque toute l’âme, avec la foi. »

 

 

 

 

Henri POURRAT, Toucher terre, 1936.

 

 

 

 

 

 

 

 

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