Sainte-Beuve et saint Augustin
par
P. POUX
Il s’appelait Augustin. Que ce prénom janséniste ait de bonne heure orienté Sainte-Beuve vers l’auteur des Confessions, il n’y aurait point lieu de l’imaginer, s’il n’était possible, après tout, que sur une sensibilité « volontiers catholique » ce patronage ait exercé quelque mystique attrait. Cependant le petit garçon dévot, triste et tendre qui s’affligeait avec une ingénuité si touchante sur les erreurs de Théodose et de Constantin 1, ne semble pas s’être apitoyé particulièrement sur celles d’Augustin. Le livre des Confessions ne figure point dans la bibliothèque d’Amaury enfant. S’il ressentit cette inclination première, il est certain qu’au cours de ses études, elle ne tarda pas à s’effacer, et ni le sceptique élève de Damiron, ni l’étudiant en médecine, ni l’auditeur de l’Athénée n’ont souci de l’entretenir. Mais sitôt qu’il tend à revenir au christianisme, il revient ou vient à Augustin. « Lisez, relisez le livre d’Augustin, lui écrira en 1831 Lamennais, c’est notre histoire à tous. » Sainte-Beuve n’avait point attendu ce conseil pour le lire : c’est une phrase des Confessions – célèbre, il est vrai, entre toutes – qui sert d’épigraphe aux poésies de Joseph Delorme. Aussi bien, lié qu’il était avec Ulric Guttinger, qui depuis 1829 poursuit, à grand renfort de lectures édifiantes, un retour quelque peu titubant vers la foi, il ne pouvait guère manquer d’être encouragé par lui à lire les Confessions : le florilège d’Arthur contient plus d’un texte augustinien. Ainsi des hautes futaies de Honfleur aux marronniers de Juilly, les pieux amis de Sainte-Beuve, dans leur zèle apostolique, s’accordaient pour remettre à l’évêque d’Hippone, patron naturel des âmes pécheresses, le soin de convertir ce subtil pénitent. Celui-ci – qui peut-être les avait précédés – ne fit point difficulté pour les suivre. Dans la Préface des Consolations il cite Augustin en homme qui l’a lu de près ; le second poème du recueil est d’inspiration tout augustinienne ; et dans Volupté enfin, où revient plusieurs fois le nom d’Augustin, l’imprégnation paraît si sensible que le rapprochement, quoique évident, ne saurait être évité.
⁂
Il est des écrivains dont le style apparaît d’abord tout formé, défini et définitif ; il peut s’accentuer et s’aggraver, mais dans le même sens : au demeurant il ne change guère ; tel est, si l’on veut, le style de Hugo dont Sainte-Beuve du premier coup dégageait le caractère essentiel, que l’âge ne fit qu’accuser : et c’est sans doute que la personnalité elle-même, en son fond, ne change guère ou que les écrivains s’offrent à nous masqués d’une forte rhétorique, sans que jamais le masque adhère véritablement au visage. Mais il en est d’autres dont le style plus sensible reflète les métamorphoses. Le style de Sainte-Beuve est de ceux-là. Il n’en est pas de plus transparent, et s’il est trouble, c’est que le fond de l’âme lui-même est troublé. L’on peut suivre aux changements de son style ceux de son esprit. Or, précisément, dans Volupté et, plus ou moins, dans tous les articles contemporains de Volupté, voici qu’il parle un langage nouveau et singulier. D’où lui vient ce style, si critiqué et si admiré, et, tout compte fait, si admirable ? De lui-même ? Assurément, mais à lire ses premiers articles, on ne s’en douterait guère. Quand il débute au Globe, il écrit simplement, nettement, dans un style dépouillé, assez proche de celui de Sainte-Beuve vieillissant, et l’on dirait que c’est là le style vrai de Sainte-Beuve, si une telle affirmation, quand il s’agit d’une nature si complexe, n’était quelque peu téméraire. Est-ce influence romantique ? Sainte-Beuve est, en effet, en ce temps-là, prisonnier dans les jardins d’Armide, et ce style est bien fait pour séduire quelque Armide romanesque et dévote. Mais il ne ressemble guère, à y regarder de près, au style de René ou de Hugo, pas plus qu’à celui de Jean-Jacques, et n’a ni les arêtes vives ni les assises régulières de ces beaux styles solides et éloquents. L’on songerait plutôt au style flottant de Lamartine, quoiqu’il soit plus strict, moins spontané, plus quintessencié, ou encore à celui de quelque poète pétrarquisant de ce XVIe siècle qu’il vient précisément d’étudier, si la lecture des Confessions ne révélait la source manifeste de ces eaux troubles, profondes et fleuries.
Elles sont déjà chez Augustin, en effet, ces métaphores si hardies dans leur incohérence ou si ingénieuses dans leur cours prolongé où se réfléchit, mouvant et vivant, tout le paysage intérieur. Il y est, ce symbolisme où, dans le jeu des apparences spiritualisées, la vie de l’âme s’exprime fidèlement, sans que se fige le mouvement ni que s’arrête le rythme profond du cœur. Ce style ambigu, où tant de sincérité s’accompagne de tant de subtilité, c’est le style des Confessions. Même art de tisser dans la trame du style les textes scripturaires : et cette rhétorique pieuse enfin, soupirs, élans, invocations, n’est-ce point cette même atmosphère d’oraison perpétuelle où la biographie d’Augustin s’enveloppe, se confond et se transfigure ?
De ce style d’Augustin l’on dit communément qu’il est corrompu ; on le dirait tout aussi bien de celui de Volupté. Cette corruption toutefois a un sens profond. D’où vient cet apport d’images fortes et de mouvements passionnés qui, se mêlant au langage latin, en altère la simplicité, en trouble le cours régulier, en fertilise aussi l’aridité ? Il vient de la Bible, et l’on voit à l’œuvre, dans ce style pathétique, la puissance de décomposition féconde exercée par l’Orient sur l’Occident latin, éternel ferment, profonde contradiction, vivante conciliation qui prête au vieux parler romain des expressions inouïes. Mais au moment où Sainte-Beuve écrit Volupté, comment ne subirait-il pas l’attrait de ce style décomposé, dont s’enchanteront Baudelaire ou Huysmans ? Sous le coup de la passion, la sensibilité chrétienne envahit son âme enfin dénouée, et cette intime diffusion va rejoindre naturellement les effusions d’Augustin.
Ainsi s’explique ce pastiche si soutenu et si heureux auquel n’eût point suffi la seule virtuosité. Car cette ressemblance ne comporte point d’emprunts directs : le principe de l’imitation est ici tout intérieur.
Au surplus la ressemblance, pour être évidente, n’est point absolue.
Chaque page des Confessions apparaissait à Doudan « dans le cadre éclatant du paysage d’Afrique ou du midi de l’Italie ». Elles sont, disait-il, « comme ces missels du Moyen Âge colorées de toutes les teintes les plus vives des fleurs, des oiseaux, du bleu de la mer, du bleu du ciel, de l’éclat triste du couchant 2 ». Le missel de Sainte-Beuve est moins vif de couleur ; le ciel y est tel qu’il l’aimait, voilé, la mer brumeuse, l’heure crépusculaire, et les images y sont assourdies. L’imagination de Sainte-Beuve, plus délicate que forte, ne rappelle que de loin « cette grande imagination » d’Augustin où les jansénistes se sont attachés « comme une nuée de moineaux d’un plumage terne sur un bel arbre en fleur 3 » ; c’est peut-être que Sainte-Beuve lit déjà les Confessions à travers M. Lancelot et M. Hamon qui les décolorent ; c’est qu’il puise moins directement à la source biblique ; c’est sans doute aussi que ce Celte n’a point l’imagination violente de cet Africain. À travers toutes les déliquescences enfin, le langage d’Augustin garde je ne sais quelle force romaine et l’âpreté sauvage du terroir : le style de Volupté est moins dense, plus dilué, moins robuste. La différence des idiomes en est cause ? Mais plus encore celle de la personnalité même.
Car il n’est pas de plus sûr révélateur que le style de la qualité des âmes.
II
Au premier abord pourtant le dessein semble le même et le sujet identique : il s’agit de part et d’autre du récit d’une conversion. Sainte-Beuve ne cherche point à dissimuler cette identité : il l’accuse plutôt. Il a voulu qu’on ne pût lire son livre sans penser aux Confessions, et il est difficile, en effet, de n’y point penser.
Peut-être même est-ce là qu’il faut chercher, entre autres explications, le secret de ce dénouement de Volupté qui, comme on sait, détermine tout le roman. Des contemporains le jugèrent excessif ; d’aucuns aujourd’hui l’estiment encore faux. Pourquoi n’avoir pas fait épouser Mlle de Liniers à Amaury, dénouement tout indiqué, d’autant mieux qu’il répond à un vœu secret de Sainte-Beuve ? Pourquoi l’avoir fait prêtre ? Mais Sainte-Beuve ne s’est point contenté pour Amaury de la prêtrise : il lui a conféré l’épiscopat. Ce surcroît de dignité n’accuse-t-il point son intention de rapprocher Amaury d’Augustin. De chaque côté de la croix, comme aux deux volets d’un diptyque, l’évêque de Baltimore fait face à celui d’Hippone.
Leurs discours des lors se peuvent confondre et le dessein de Sainte-Beuve s’éclaire : il veut refaire les Confessions. Au livre d’Augustin il rattachera plus tard « toute cette série d’ouvrages qui sont les Confessions sécularisées et profanées, des Confessions sans conversion, par amusement, par art, par ennui ? » Cette forêt « à l’état de graine encore légère, de branchages encore clairs, riants et flexibles chez Montaigne » est devenue bientôt « une forêt épaisse et sombre et vénéneuse, mortelle aux Werther et à tous rêveurs qui s’endormiront sous son ombrage 4 ». Songe-t-il à Volupté quand il évoque ce bois virgilien de cyprès et de myrtes ? Sans doute ; mais quand il écrivait son livre, pensait-il l’accroître, ce bois malfaisant, d’un arbre et d’un roman ? Ce n’est pas sûr. Car l’originalité de Sainte-Beuve, c’est justement d’être revenu par-dessus ces Confessions profanes de Jean-Jacques et de René, à celles d’Augustin, et si son but n’est point l’édification, il espère du moins qu’il pourra sortir de son ouvrage « çà et là quelque bien pour quelques-uns 5 ». Toute cette orgueilleuse postérité il la renie. Il retrouve cette humilité et cette charité qui inspirent l’œuvre d’Augustin. Il rend au mot confession son double sens, son acception augustinienne : il se confesse et confesse Dieu. Cette confession s’offre à nous avec tout le cortège de sentiments chrétiens que le mot comporte, de croyances chrétiennes qu’il suppose, et telle est enfin l’impitoyable indiscrétion de cet examen de conscience qu’il paraît relever moins du psychologue que du pénitent.
Qu’espère-t-il de ce rapprochement ? Plus de facilité sans doute, une garantie contre les écarts d’une naturelle complaisance, plus encore peut-être : à demi sincère il a besoin pour un tel livre, pour un tel effort, du concours de cette âme entière ; défiant de lui-même si incertain et de sa foi si peu assurée, il espère faire bénéficier son œuvre de ce constant et puissant rayon, dont le reflet réchauffera et illuminera son ouvrage ; la foi d’Augustin s’ajoutant à son propre désir suppléera à ce qui lui manque.
Mais elle n’y supplée point. Augustin confessait lui-même ses erreurs : mais Sainte-Beuve se dérobe derrière Amaury. Simple voile ? Détour qui n’abuse personne ? Pudeur naturelle qui n’exclut point la sincérité ? Le subterfuge aujourd’hui peut nous paraître tel : il n’en est pas moins vrai qu’il suffit à dérouter les contemporains. Nul parmi les critiques de Volupté ne s’avisera alors de découvrir l’auteur dans le personnage. C’est qu’au surplus il n’y est point seul. S’il a mis, en effet, beaucoup de lui-même dans Amaury, il ne laisse pas d’y avoir mis quelque chose d’autrui. Et dans quelle mesure encore ce qu’il y a mis de lui-même lui appartient-il en propre ? Il faut faire leur part dans ces aveux à Guttinger et à Lamennais. Sainte-Beuve n’a pas moins de goût pour le rôle de confesseur que pour celui de pénitent. Bref, ce qu’il a voulu faire c’est « un livre à la fois personnel et d’une personnalité poussée au type et à l’idéal 6 » : c’est dire que le dessein artistique se mêle au dessein religieux et le corrompt.
Est-ce pour mieux accuser ce dédoublement qu’il modifie, sur un autre point encore, le dessein des Confessions ? Tandis qu’Augustin s’adresse au genre humain tout entier, c’est à un ami qu’Amaury se confie, et cet ami n’est autre que Sainte-Beuve lui-même. Ce changement lui permet sans doute de prendre un ton différent, plus confidentiel, mieux approprié à sa nature et à ses goûts, et le grand cri d’Augustin se détend en un murmure plaintif. Mais, ce faisant, il se ménage une porte de sortie dont il compte bien user – et dont il usera. À la confidence d’Amaury Sainte-Beuve, en effet, a répondu, et cette réponse, véritable épilogue de Volupté, définit la distance qui la sépare à la fois de son héros et d’Augustin 7.
Ainsi, tandis que le dessein des Confessions apparaît simple et entier, celui de Volupté se multiplie et se complique. Il eût fallu non seulement qu’Amaury se confondît avec Augustin, mais que Sainte-Beuve lui-même se confondît avec Amaury. Or Amaury n’est point que Sainte-Beuve et Sainte-Beuve n’est pas qu’Amaury ; et alors même que toutes ces distinctions, dans la communauté tout au moins d’une confession humble et contrite, semblent s’effacer, la dissemblance subsiste plus profonde encore et le dessein de l’ouvrage s’en trouve plus sensiblement modifié.
Car s’il est vrai qu’il y a loin de Volupté à ces orgueilleuses Confessions de Jean-Jacques et de René, cet examen de conscience de Sainte-Beuve, si intime et si sévère qu’il soit, part-il du même principe que celui des Confessions ? Sainte-Beuve, à sa manière, c’est-à-dire indirectement, s’est expliqué sur ce point.
Maurice de Guérin avait aimé Volupté : c’est, dit Sainte-Beuve qu’il s’y était retrouvé lui-même. Car ce jeune homme « qui réalisait par l’imagination l’existence fabuleuse des demi-dieux » était de ces âmes « pour ainsi dire nées chrétiennes, qui ont besoin de s’accuser, de se repentir, de trouver hors d’elles un amour de pitié, de compassion ; – c’est Sainte-Beuve qui souligne – qui se sont confessées de bonne heure et qui auront besoin de se confesser toujours ». Or, tel est Sainte-Beuve lui-même. La confession est pour lui, non pas un effort, mais un goût, un inexorable besoin d’exciter la pitié ; ses aveux ne sont que l’expression d’un égoïsme souffrant qui sollicite la tendresse. « C’est une plainte », disait de Volupté la fine Hortense Allart. Mais se plaindre, « se sentir pauvre, infirme, pitoyable 8 », – Sainte-Beuve souligne derechef – c’est être humble sans doute, ce n’est point s’humilier.
Augustin, lui, s’humilie : c’est pourquoi il ne retient dans ses Confessions « qu’un petit nombre de faits 9 », et s’il se décide à rappeler sommairement le souvenir de ses fautes, c’est qu’il veut faire apparaître en son propre cas les effets merveilleux de la grâce divine. L’insuffisance biographique est précisément la marque de la sincérité du repentir. Mais Amaury est un de ces pénitents qui aiment à entrer dans les détails ; dans la confession de l’aveu ils goûtent secrètement le charme si sensible à un Sainte-Beuve du souvenir. Quelle complaisance, en effet, dans son récit ! Il en a conscience puisqu’aussi bien il s’en excuse. Cette atmosphère d’oraison où s’enveloppent les aveux d’Augustin, comme elle est ici plus légère, plus dispersée, moins absorbante, quoiqu’au gré du lecteur profane elle le soit encore beaucoup ! Voici, comme à son insu, sous l’hymne religieux l’humaine palinodie qui s’enchante d’elle-même et se prolonge : le repentir est volupté, la confession roman.
Mais les Confessions d’Augustin ne peuvent-elles aussi être considérées comme un admirable roman psychologique ? Cette réverbération continue du présent sur le passé y introduit un élément de complexité vivante dont Sainte-Beuve a su tout le prix ; et dans cette composition musicale 10, comme dans un opéra wagnérien, la symphonie est une analyse ; mais cette analyse a une autre fin qu’elle-même ; elle se brise contre « les jugements de valeur », qui s’appuient sur elle et la dépassent ; elle garde « cet ordre de la charité, non de l’esprit » dont parle Pascal, cet ordre qui « consiste principalement à la digression sur chaque point qu’on rapporte à la fin, pour le montrer toujours 11 ». Les jugements de valeur assurément ne manquent pas dans Volupté, et Amaury ne se fait point faute de juger et de condamner son passé ; cependant l’ordre est de l’esprit, non de la charité. Amaury s’attarde volontiers et analyse davantage. Le mouvement est plus lent et le dessein moins direct. C’est qu’il juge du haut d’un désir qui n’est peut-être qu’une velléité, non d’une volonté. Sa vie n’est point comme celle d’Augustin immuablement fixée. Chez celui-ci, ce ne sont que remous impuissants du passé sur le rivage et contre « le rocher ». Mais Sainte-Beuve va au-delà des jugements de valeur qu’il porte, jusqu’aux perspectives désenchantées et fuyantes de l’avenir, et ses erreurs, il se soucie moins au fond de les juger que de les expliquer, en homme qui désespère d’atteindre la rive, ne se sent point assuré même qu’il y en ait une, et ne s’intéresse, en fin de compte, qu’au tumulte incertain des flots.
Ainsi le moraliste curieux de soi et des autres se substitue au pénitent, et le dessein augustinien de Volupté, sous la poussée intérieure, s’infléchit et se brise.
III
Mais dans ce miroir brisé, où Sainte-Beuve se contemple avec complaisance, ne reste-t-il rien du miroir intact où Saint Augustin s’examine avec horreur ?
Le prétendre, ce serait mal connaître Sainte-Beuve et son génie. Il sait lire, c’est-à-dire multiplier entre l’auteur et lui les points de contact : le courant de vie spirituelle dont chaque livre garde le dépôt vivant et sacré se mêle à celui de sa propre vie, et, dans toute la mesure possible, s’y confond.
C’est pourquoi, en tête des poésies de Joseph Delorme, à un texte des Confessions il lie une phrase d’Obermann : c’est que dans sa conscience Augustin rejoint Senancour. De même, dans la préface des Consolations, il l’associe aux tristes anges de Klopstock, Abbadona ou Lebbée : c’est que, dans l’intimité de son âme ulcérée du sentiment de sa déchéance morale, un même sentiment les unit à lui.
Nulle part ce sentiment de l’actualité des Confessions ne se manifeste mieux que dans le poème des Consolations adressé à M. Viguier. Le tableau du temps des Empereurs,
« quand les Dieux adultères
Impuissants à garder leur culte et leurs mystères
Pâlissaient..... »
recouvre, sans le déformer, le tableau du temps présent ; l’angoisse intellectuelle de ces hommes
« honteux de croire et d’adorer
Avides, inquiets, malades d’ignorer »
n’est autre que le doute romantique ; Sainte-Beuve se retrouve lui-même et sa triste jeunesse dans leur abandon sinistre au plaisir ; et dans l’aube du christianisme il découvre l’aurore nouvelle qui se lève. Le mal du siècle est d’un autre siècle, le remède chrétien est de tous les temps : Augustin fut un romantique.
Le drame intérieur qui se livre dans son âme n’offre-t-il pas, en effet, ce double aspect de l’inquiétude à la fois intellectuelle et sensible dont souffrent les jeunes gens de 1830 ? Le double mouvement suivant lequel se développe la vie d’Amaury rythme celle d’Augustin. Il erre du manichéisme au néo-platonisme, comme Sainte-Beuve des idéologues à Lamarck, sans savoir où se prendre. Parallèlement, la sensibilité s’exaspère et s’égare, et dans le cœur du jeune Africain qui lisait le quatrième chant de l’Énéide sur le rivage punique aussi voluptueusement que Sainte-Beuve sur la plage brumeuse de la mer du Nord, les orages désirés sc déchaînent. Il faut relire l’admirable page des Confessions, où respirent déjà l’âme de René et le démon de son cœur :
« J’arrivai à Carthage. Partout autour de moi bouillait à grands fracas la chaudière des honteuses amours. Je n’aimais pas encore et je me délectais à l’idée d’aimer. Assoiffé d’amour jusqu’à l’intime de moi-même, je m’en voulais de ne l’être pas encore assez. Je cherchais un objet à mon amour, j’aimais à aimer et je haïssais l’idée d’une vie paisible, une vie exempte de pièges... 12 »
Elle contient, cette page fameuse, avec l’idée même de Volupté, toute la jeunesse de Sainte-Beuve. À la lire, comme elle dut lui paraître brûlante de tous les feux dont il était consumé ! C’est dans son cœur qu’il la lisait. Non, l’imitation d’Augustin dans Volupté n’est point qu’un procédé littéraire, ou plutôt le procédé lui-même est encore une réalité.
Cette inquiétude intellectuelle pourtant que révèlent les Confessions est-elle bien celle dont Sainte-Beuve est agité ? Ne sont identiques, à vrai dire, ni les domaines où elle s’exerce, ni l’attitude même de l’esprit. Augustin est philosophe et Sainte-Beuve ne l’est pas. Celui-ci se défie de ces systèmes où Augustin s’imagine pouvoir fixer son esprit et tenir la vérité. Ce qui l’attire, lui, c’est plutôt la science qui ne prétend point, comme ces systèmes ambitieux, emprisonner tout le réel. Elle n’apporte pas, il est vrai, les dernières solutions ; mais c’est précisément pour cela – et dans la mesure où en effet elle n’y prétend pas – que Sainte-Beuve de plus en plus y inclinera. Seulement il faut pouvoir s’en contenter et se résigner à l’ignorance. C’est ce qu’Augustin, lui, ne saurait faire ; il est de ceux qui ont besoin, pour vivre, de savoir. « Toute recherche intellectuelle s’accompagne chez lui d’un mouvement passionné 13. » Qu’il ait eu sa crise de probabilisme il faut le croire, puisqu’il le dit, observe M. de Labriolle, mais « la desperado veri n’est pas son fait 14 ». Elle est celle de Sainte-Beuve. Cet esprit circonspect, fortement attaché au réel, épris du particulier et défiant des généralisations se plaît à examiner et craint de conclure. S’il est vrai que le dénouement de Volupté est équivoque et que la cristallisation ne se fait qu’en apparence, si même cette conversion apparente d’Amaury revêt une forme moins prompte et plus laborieuse que celle d’Augustin, s’il n’entend pas le Tolle, lege du jardin de Milan, c’est qu’il y a chez Sainte-Beuve un divorce entre l’esprit et le cœur bien plus profond que chez Augustin : l’élan métaphysique se heurte chez lui à des éléments irréductibles aux mouvements de la sensibilité. Au surplus, ceux-ci mêmes sont-ils pareils ? Augustin est certes sensuel, et la concupiscence de la chair le tourmente ; il le confesse âprement, hardiment ; mais les sens et le sentiment sont chez lui moins liés. La part de passion qu’il apporte à la recherche de la vérité semble prise sur celle qu’il apporte à aimer. Sainte-Beuve est moins purement charnel : c’est pourquoi justement il est moins pur. Au cours de cette affreuse jeunesse où la disgrâce physique a tant contribué à refouler sa tendresse et les exigences mêmes de sa sensibilité à refroidir son esprit – car tout se tient – sa sensibilité est devenue en quelque sorte plus concrète et s’est irrémédiablement troublée. Le sentiment s’est mêlé à la sensation, la sensation au sentiment, et les appétits les plus bas aux plus hauts désirs. Cette fusion au creuset de la souffrance ne s’est point faite dans l’âme plus claire, plus brutale et plus saine d’Augustin. C’est pourquoi la voie qu’il suit n’a pas les détours subtils du chemin où s’engage Sainte-Beuve. Les circonstances, Pétrarque et sa nature amènent celui-ci à chercher dans le pur amour la régénération. « Et qu’est-ce qui me charmait, dit quelque part Augustin, sinon d’aimer et d’être aimé ? Mais je ne m’en tenais pas aux rapports d’âme à âme sans m’écarter du sentier lumineux de l’amitié 15. » Ce disant, il guigne seulement du doigt, comme eût dit Montaigne, par où sa rudesse latine le préserve d’aller. Pas un instant il ne s’imagine que la femme et l’enfant ou le mariage que rêve pour lui Monique puissent être autre chose qu’un obstacle à son bien, et ces liens, que dans l’effort d’une âme unifiée, il rompt sans scrupules, brusquement, entièrement, Amaury s’y embarrasse comme à plaisir. Il ne les rompt pas ni même ils ne se rompent, s’il est vrai que la mort les noue pour l’éternité. C’est qu’il voit dans Madame do Couaën la régénération et le salut. La prière d’Élisabeth a touché ce Romieu dont le bâton de pèlerin ne refleurira point. Lui-même a souligné dans Volupté ce qui sur ce point le sépare d’Augustin. Analysant le Secret de Pétrarque, où Augustin, impitoyablement, proscrit Laure et les illusions du pur amour, il protestait : « Et pourquoi, ô le plus tendre des Docteurs, ô le plus irréfragable des Pères, s’il m’est permis de le demander humblement, pourquoi ne la lui laissais-tu pas ? Est-il donc absolument interdit d’aimer une créature de choix, quand plus on l’aime, plus on se sent disposé à croire, à souffrir et à prier 16 ? » Est-ce à dire qu’il y ait, comme le disait un jour J. Lemaître, dans le cas de Sainte-Beuve, quelque ingénuité ? Méconnaît-il le danger de telles amitiés ? Mais à quelques pages de là il nous avertit que toute femme en certains moments est séductrice. Non, ce n’est point candeur, c’est faiblesse ; dans ce goût du pur amour, plus secrète et toujours présente, la volupté, insensiblement, l’anime encore ; et rien ne prouve mieux à quel point l’état d’âme de Sainte-Beuve diffère de celui d’Augustin que le choix de ce moyen ambigu où se satisfont à la fois sa délicatesse et sa sensualité.
⁂
Est-ce l’issue réelle de cette imprudente expérience du pur amour qui le rend plus docile ? Ce qu’on sait, c’est qu’il quitte après Volupté la fontaine de Vaucluse pour le vallon de Port-Royal : c’est revenir à Augustin, mais à celui du Secret. À travers Saint-Cyran et Arnauld et M. Lancelot et M. Hamon et Jansénius lui-même, Sainte-Beuve ne cessera désormais de le hanter, et pendant plus de dix ans, il va vivre dans un commerce étroit avec le docteur janséniste.
De ce long commerce l’œuvre même constitue le dénouement : commencée dans un sentiment chrétien ou sympathique au christianisme, elle s’achève dans un spinozisme avoué. C’est qu’à poursuivre Augustin à travers le maquis théologique, il a senti se creuser les différences qui, dans le feu du premier contact, déjà se manifestaient. Cette fois, dégagé « de l’atmosphère », il touche « le rocher » ou plutôt s’y heurte. Sa liberté d’esprit sceptique s’offense d’un dogmatisme si agressif ; son humeur épicurienne répugne à un tel ascétisme ; ses tendresses, ses faiblesses, son humanité s’effarouchent d’une religion si impitoyable ; et comme le jansénisme lui paraît être un christianisme plus logique et logiquement déduit de l’œuvre d’Augustin, il se détache à la fois d’Augustin et du christianisme.
Celui qu’il avait appelé le plus tendre des Docteurs, – décoloré, desséché, roidi par Port-Royal, – lui en apparaît dès lors comme le plus dur, et de l’auteur des Confessions il s’aperçoit qu’il n’a peut-être véritablement aimé que les erreurs.
P. POUX.
Paru dans le Bulletin de l’Association
Guillaume Budé en avril 1928.
1 Volupté. Société d’édition « Les Belles-Lettres », Paris, 1927, t. I, p. 13.
2 Doudan, Corr., t. I, p. 419.
3 Doudan, Corr., t. I, p. 508.
4 Port-Royal, t. II. Livre troisième, p. 405.
5 Volupté, t. I, p. 4.
6 Causeries du Lundi, t. XI, p. 432.
7 Volupté, t. II, p. 285.
8 Causeries du Lundi, t. XV, p. 29.
9 Saint Augustin, Confessions. Société d’édition « les Belles Lettres », Paris, 1925. Introduction, p. XXII.
10 Les Confessions, t. I, Introduction, p. XIV.
11 Pensées, éd. Havot, art. VII. p. 217.
12 Les Confessions, t. I, liv. III, ch. I.
13 Les Confessions, t. II, p. 315.
14 Les Confessions, t. I, Introduction, p. XX.
15 Les Confessions, t. I, p. 30.