L’Église catholique,

bastion du droit naturel

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Harry PRICE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Saint Augustin, Dante et saint Thomas d’Aquin sont des étoiles de première grandeur à la lumière desquelles des hommes de non moindre importance ont réussi, vers le milieu de leur vie, à parvenir, à travers la sombre forêt du désordre du monde moderne, jusqu’à la splendide lumière de l’Église. Le Docteur Price est un de ces hommes.

Sa ville natale est Baltimore dans le Maryland. C’est là qu’il étudia avant d’aller à l’école supérieure de Manchester, au collège Tuft, puis au Séminaire de l’Église épiscopalienne de Cambridge, Massachusetts. Il se dévoua avec zèle pendant plus de vingt ans comme pasteur de son église. L’intérêt qu’il prit aux questions de pédagogie, les cours qu’il professa, les études privées, les voyages en Amérique centrale, en Amérique du Sud, au Canada contribuèrent à ouvrir son esprit à l’histoire et à la culture catholique. L’influence prépondérante du catholicisme dans les pays de langue espagnole l’intrigua. Il se fit une autre idée du « sombre Moyen Âge » et fut très étonné de découvrir que « le génie théologique des Espagnols et le génie politique des ancêtres fondateurs de l’Amérique provenaient de la même source », les principes catholiques. Un fait fut décisif pour sa conversion, le combat sans compromis de l’Église catholique pour la défense du droit naturel, alors que les autres confessions laissaient voir des brèches dans leurs systèmes. Il a trouvé dans l’Église, sainte dans ses trois stades, la « Cité de Dieu » de saint Augustin, son maître préféré. Il fit sa profession de foi catholique en mai 1953. Il occupe actuellement 1962 un poste de professeur d’anglais et d’histoire dans un collège.

 

 

 

Je ne pourrais pas désigner plus simplement ce qu’il y a eu de spécifique dans ma conversion à l’Église catholique qu’en l’attribuant toute entière à l’œuvre de l’Esprit-Saint.

Longtemps déjà avant le jour décisif j’avais demandé à l’Esprit-Saint de diriger ma vie et d’incliner ma volonté à coïncider avec la volonté de Dieu. À un certain moment tous mes problèmes s’éclaircirent et je sus que ma prière était exaucée ; c’était à l’instant précis où j’avais connu ce que Dieu voulait de moi. C’était à moi alors de répondre à la volonté manifeste de Dieu. J’étais comme celui qui grimpe sur une échelle de bateau, qui atteint le bord d’où il aperçoit le pont et qui s’entend appeler : « Sois le bienvenu ! C’est à toi de te décider de venir à bord ou de retourner à la mer. » Personne ne me pressait de l’extérieur, mais dans mon intérieur c’était comme si l’on m’avait dit : « Prends tout le temps de réfléchir. Tout ce que tu désirais nous l’avons fait, c’est à toi de te décider maintenant. Personne ne peut prendre la décision à ta place, personne n’a le droit de te forcer de venir à bord. Tu peux rester debout sur le dernier échelon aussi longtemps que tu le veux. Ce n’est pas très agréable, mais selon la nature des choses, c’est à toi de prendre une décision. »

Je connaissais ce texte de mon cher saint Augustin 1 : « Nous faisons beaucoup de choses que nous ne ferions certainement pas si nous ne voulions pas les faire. Telle est la propre essence du vouloir : si nous voulons, il est ; si nous ne voulons pas, il n’est pas, puisque enfin on ne voudrait pas si on ne le voulait pas. Mais il y a une autre manière d’entendre la nécessité, comme quand on dit qu’il est nécessaire que telle chose soit ou arrive de telle façon ; prise dans ce sens, je ne vois dans la nécessité rien de redoutable, rien qui supprime le libre arbitre de la volonté. » J’avais donc le libre choix, cela dépendait de moi et quand je le voudrais. Il devait en être ainsi : c’était tout autre chose qu’une affaire écrite dans « les cartes ». J’avais moi‑même toutes les cartes en main. Que devais-je en faire ? L’Esprit-Saint avait parlé : j’avais la possibilité de faire un pas dans le chaos ou dans l’ordre, dans le ciel ou dans l’enfer. J’ai choisi le ciel et cette portion de ciel qui s’étend sur notre planète Terre, l’Église de Dieu.

Il ne serait pas convenable d’interrompre ici l’histoire, car il y avait des degrés dans cette évolution, sortes d’échelons et qui sont des faits réels. Ce sont des degrés que d’autres et même que chaque homme doit de façon plus ou moins semblable franchir. Ces échelons permettent de nous comprendre, et certains s’apercevront que mes expériences ne sont pas si différentes des leurs, du moins ils pourront reconnaître là une évolution qui se tient, qui a un sens, qui est raisonnable.

Mon expérience suppose l’acceptation inconditionnée des concepts chrétiens, orthodoxes de Dieu le Père, Créateur, de Dieu le Fils, Rédempteur, et de Dieu Esprit-Saint, Sanctificateur. Même si certains chrétiens n’usent pas de cette terminologie, on peut affirmer que ces concepts demeurent un fondement commun pour le plus grand nombre de chrétiens. Tous ceux qui reconnaissent le Christ Roi, Rédempteur et Seigneur, les admettent et les proclament comme foi traditionnelle. Celui donc qui admet ces concepts chrétiens ne devrait pas avoir de peine à suivre mes explications pas à pas ; il approuvera en tout cas les faits principaux et les principes que j’ai énoncés sinon tous les détails de mon récit. Je prie Dieu pour que mon récit incite d’autres hommes à se mettre sous la conduite de l’Esprit-Saint pour parcourir ce même chemin, quelque différente que puisse être par ailleurs leur propre évolution. Car ce chemin mène nécessairement à la paix et au salut. Les lecteurs non catholiques comme les catholiques admettront sans peine que la révélation du Christ n’a pas d’autre but que d’apporter « la paix qui surpasse tout sens 2 ». Les faits constatables qui conduisent à la foi catholique sont pour la plupart positifs. Un non-catholique n’a pas à abandonner un trésor précieux lorsqu’il devient catholique. Il ajoute plutôt à son trésor des vérités de foi qui le complètent et qu’il a connues par la lumière de la grâce. Ces vérités ne font que compléter ce qui était jusque-là en germe dans ses croyances, pour autant qu’il n’ait pas été un athée décidé ou un agnostique.

En d’autres termes, la foi catholique est par la grâce divine l’achèvement de ce que « l’âme naturellement chrétienne » avait pressenti. La foi catholique n’est rien de plus et n’est pas autre chose que l’achèvement surnaturel et la perfection de la connaissance religieuse donnée par Dieu à l’homme. On peut également dire : il est inné à l’homme de s’occuper, de se soucier de ce qui est « au-dessus » ou « au-delà » de la nature. Vouloir en défendre l’accès à l’homme ne serait pas seulement contre-nature, c’est même impossible, comme le montre l’expérience quotidienne. On ne peut pas plus l’en empêcher que de voir avec les yeux ; voulons-nous voir ? Il nous faut ouvrir les yeux. La nature ne nous a pas donné d’autre organe pour voir.

 

 

Problèmes d’éducation               

 

Ma conversion commença par l’intérêt pour les questions d’éducation de mes élèves et de moi-même. Mon éducation avait été assez brève. J’ai parcouru les écoles, collèges et séminaires de la culture supérieure, qu’on appelait « cités de la culture saine et chrétienne ». On nous demandait d’être critiques, à nous qui n’avions encore aucun présupposé, aucune faculté de critique. Nous étions comme des apprentis-maçons, bien drôles à vrai dire ! Avant même d’avoir vu des pierres, briques ou ciment, on nous rabâchait cette sentence : « Personne n’a jamais rien compris dans l’art du maçon », et notre métier ne serait pas de monter des murs mais d’expliquer pourquoi et comment il faut en arriver à un art plus simple et plus commode de monter des murs ! C’est facile, splendide même ! Exactement comme celui qui dirait dans le jeu du base-ball : « Que cherchez-vous à comprendre à ce jeu ? Vous entrez tout simplement et vous donnez une semonce à celui qui vient de lancer la balle. Joue-t-il bien ou mal ? Vous n’avez pas à vous poser la question. Votre devoir est de le démolir. Le base-ball est d’ailleurs, comme le capitalisme, une stupidité. Même si le joueur lance très bien la balle, injuriez-le et critiquez le base-ball. Êtes-vous riches en injures ? Vous êtes un critique. – Mais, j’aime le base-ball ! – Allons, ne soyez pas sot, vous ne pouvez pas aimer quelque chose. Aimez-vous quelque chose ? Vous n’êtes plus un critique, mais un propagandiste et cela vous ne voulez pas l’être, n’est-ce pas ? – Non, sans doute. Mais, voyez ces garçons des hautes classes qui ne savent pas même lire ou écrire, vont-ils être eux aussi des critiques ? – Ah ! Vous êtes donc contre l’éducation. – Pas du tout..... L’éducation, c’est ce que j’aimerais bien rencontrer une fois ! »

Je pris part, pendant des années, en tant que prêtre de l’église épiscopale anglicane, à beaucoup de conférences, débats et disputes sur l’éducation. Et voilà, chaque fois que nous étions d’accord sur telle ou telle question, il nous fallait reconnaître que cela se faisait déjà depuis longtemps dans les écoles catholiques. Horreur !

L’automne passé, on avait cassé des tas de vitres à l’école officielle. À l’école catholique, il y eut une seule vitre de cassée. Contre quoi protestaient ces élèves ? Voici un autre cas. Une jeune homme revenant d’une réunion d’éclaireurs avait réussi à soulever la lourde plaque d’un trou d’évacuation au milieu de la route. La police le surprit alors qu’il roulait le couvercle dans un buisson. On s’imagine l’accident si une auto était survenue ! Quels étaient les motifs de cet acte ? Personne ne le sut et le jeune homme ne voulut pas le dire. Le cas fut poursuivi. Pour l’amour du ciel, de quoi s’agissait-il ?

Je lus quelque part que le collège de St. John d’Annapolis dans l’État de Maryland essayait de ressusciter l’étude des classiques de la culture occidentale. Bien, je voulais aussi l’essayer et collaborer. Qui étaient ces anciens qu’on rappelait à la vie ? L’un d’eux était saint Augustin. N’avait-il pas écrit quelque chose comme la Cité de Dieu ? Oui, j’en avais entendu parler. Un professeur nous avait dit autrefois à peu près ceci : « L’histoire, c’est de la foutaise et des hommes comme Augustin, Thomas d’Aquin, Dante appartiennent au Moyen Âge et sont vieillis aujourd’hui. » Je n’avais donc pas lu la Cité de Dieu. J’avais aussi entendu parler de la Politique d’Aristote, du Phédon de Platon et des drames grecs : Médée, Antigone, Iphigénie. Je devais avoir lu Homère et Virgile à l’école supérieure, en tout cas ils figuraient au programme ! Je connaissais Shakespeare d’un peu plus près. Je ne pouvais pas dire si la forme ou le contenu l’emportait, mais c’était un classique de premier rang. J’avais peu lu ses œuvres, mais je les avais vu jouer, et c’était inoubliable.

 

 

L’ancre est jetée               

 

Je m’inscrivis au collège St. John pour un cours d’été. Il était spécialement destiné aux adultes qui s’étaient rendu compte du négligé de leur formation spirituelle. Le leitmotiv était : « Oubliez les manuels : prenez les textes en main ! » Tenez, par exemple, l’œuvre de Dante... c’est l’objet de notre lecture. Ce fut pour moi une révélation. Je n’ai pas beaucoup lu à St. John, mais la Politique d’Aristote vraiment je l’ai lue. Et elle me remit sur pied ! Je croyais fermement alors qu’il n’y avait plus de vérités absolues. C’était le seul absolu que j’admettais encore dans mon ignorance. Un apostat unitarien 3 ou plutôt un protestant unitarien m’avait dit une fois au temps de mes études : « Je ne vois pas comment les Relativistes peuvent esquiver la vérité de cet axiome : Le tout est plus grand que la partie. » J’avais entendu souvent cet axiome, mais je ne le fis mien qu’en ce jour précis au collège de St. John. Cette expérience paraîtra une banalité à certains ; pour moi, elle était unique. Je venais d’entrer à cet instant dans le royaume de l’absolu, je venais de jeter une ancre, définitivement, sans condition ! Il n’y avait plus à changer. C’était fait, c’était irrévocable. J’étais touché en profondeur. Puisque un absolu était connaissable, la catégorie des vérités absolues était du même coup établie. Un ami, qui est encore anglican, tint ce fait pour « l’instant de ma conversion ». Oui, j’étais mis sur la piste, j’étais sur le chemin de l’Église catholique. Évidemment je ne le savais pas encore, d’autre évènements allaient encore se passer.

Quiconque croit depuis toujours à la connaissance de vérités absolues acceptera difficilement que là puisse être le point décisif. Celui qui tient à la relativité de toute vérité n’arrivera jamais à admettre qu’il doit au moins regarder cette idée comme un absolu. S’il l’admet, tout sera changé pour lui.

Je commençais alors à donner des cours sur les « grands livres », d’abord dans ma paroisse, puis à l’école secondaire. Il me fallait lire l’ouvrage en question, en faire la critique et donner le cours. Je m’attardais à commenter avec soin la Cité de Dieu, les Confessions de saint Augustin, la Divine Comédie de Dante et l’Odyssée d’Homère. Je me rendis compte peu à peu que les œuvres que nous lisions étaient la plupart d’auteurs catholiques.

 

 

Le jour se lève               

 

Des questions de plus en plus nombreuses m’étaient posées par des étudiants, des confirmés, des fiancés. J’essayais sans succès de trouver les réponses dans les sources anglicanes. Remontais-je assez haut ? Ce fut le cas : je trouvais alors les seules réponses pertinentes et c’était dans les encyclopédies et les catéchismes catholiques. Je me gardais bien d’étudier de ma propre initiative les réponses de Rome, je voulais tout simplement être renseigné sur les questions de jeûne, de pénitence, de contrôle des naissances, etc. Les seules sources qui donnaient des réponses à ces questions profondes et humaines étaient catholiques. Je suis certain, et les non catholiques objectifs me l’accorderont, qu’au fond personne d’autre ne peut donner de réponse satisfaisante.

Après une introduction aux « grands livres » et à la littérature, je donnais un cours sur l’Écriture sainte. Ayant reconnu l’existence de vérités absolues, j’acceptais l’autorité absolue des livres bibliques. Quelques-uns de mes amis prêtres étaient ritualistes 4 et défendaient vigoureusement la Bible, Parole de Dieu. En quoi j’étais d’accord avec eux. Ils avaient une curieuse manière de choisir les citations bibliques à leur goût et de laisser tomber les autres. Un savant fondamentaliste reconnaissait que d’après le texte grec la parole du Seigneur était bien : Ceci est mon corps, mais affirmait d’autre part que le sens était : « Ceci symbolise mon corps. » Là, je ne pouvais plus le suivre. Et je vis clairement que la Bible entière, avec les livres appelés à tort apocryphes, contient la vérité. L’Église anglicane admettait ces apocryphes, mes amis fondamentalistes les rejetaient. J’acceptais l’Écriture sainte tout entière et le seul groupe de chrétiens qui agissaient de même étaient les catholiques. Était-ce possible ? Le Pape de Rome pensait comme moi. L’Église catholique devait avoir ses raisons puisqu’elle pensait comme moi ! De nouveau j’étais touché. Dans l’anglicanisme, un seul qui croit à l’Écriture entière ?... Dans l’Église de Rome, des millions qui l’acceptent comme moi ! Pourquoi restais-je donc à l’écart ? Je tremblais à la pensée que cela pourrait me conduire à... et je décidais de n’y plus penser. En vain. Je sentais déjà sur ma nuque l’haleine du « Lévrier du ciel 5 ».

 

 

La Tradition               

 

J’avais toujours eu un certain respect pour la Tradition. Pratiquement, je l’acceptais, mais j’avais été éduqué à rester indifférent et même à m’opposer à ses exigences particulières. On a cru que je n’aimais pas la Tradition ; or je l’aimais réellement. Il apparut en outre qu’être contre la Tradition devenait une tradition. Nous avions des traditions paroissiales inflexibles, de sorte qu’un cierge de plus ou de moins provoquait une révolution. Il était clair qu’on ne pouvait pas abolir toute tradition. On pourrait tout au plus la rejeter dans le sens qu’on n’accepterait pas la Tradition comme les catholiques. Il n’était pas question d’abolir des formes de traditions paroissiales de Noël, de Pâques. S’il faut donc une Tradition – et il faut qu’elle soit maintenue –, pourquoi ne pas se rallier à celle qui est reconnue par la plupart des chrétiens, plutôt qu’aux formes des traditions qui varient avec chaque groupe ?

 

 

Les voyages élargissent l’horizon               

 

Depuis l’âge de vingt ans, j’ai souvent passé mes vacances d’été en Amérique centrale et en Amérique du Sud. J’ai aussi visité le sud-ouest des États-Unis et la presqu’île gaspésienne du Canada. Depuis mes jeunes années, je m’étais intéressé aux Indiens et à leur culture. Les historiens américains Prescott, Parkman et Irving et ce qu’ils racontaient de la culture et des conquêtes espagnoles, de l’histoire héroïque des Jésuites au Canada et dans le nord de l’État de New York me montrèrent que le Nouveau Monde était une création catholique.

Un jeune artiste m’avait dit un jour à Mexico : « Vous autres Américains du Nord, vous avez exterminé les Indiens ou les avez enfermés dans des camps de concentration que vous appelez des réserves. Nous, catholiques de la Tradition, nous nous sommes efforcés de les convertir au christianisme et de les civiliser. Évidemment, il y a eu de la part des conquérants des cas de cruauté, de brutalité. Mais c’est un fait que des hommes d’Église, comme un évêque Las Casas, ont condamné les excès et ont protesté sans crainte auprès de la couronne d’Espagne. Si mauvais qu’ait pu être en fait le traitement, jamais on n’a rejeté le principe de la protection des Indiens. »

J’eus honte de cette chaîne de péchés de nous autres, Américains du Nord, contre les Indiens. D’autre part, les preuves visibles de la vie et de la piété catholiques, que j’ai eu le loisir d’observer dans les églises célèbres du Mexique, de San Domingo, de Bolivie, du Pérou, de Québec, m’en imposèrent. Les historiens m’avaient renvoyé à saint Robert Bellarmin, Suarez, Vitoria, Las Casas. Je lus ce que je pus trouver de leurs œuvres. Quelle joie de voir comment ils avaient défendu les Indiens, hommes comme les autres, avec les mêmes droits donnés par la loi naturelle ! C’est alors que nous avons étudié dans notre cours sur les « grands livres » Thomas Jefferson et son traité de la déclaration d’indépendance des États-Unis. Sa conception du droit naturel concordait avec celle des théologiens espagnols et italiens ; il avait en partie la même terminologie. Jefferson avait un exemplaire des œuvres de Bellarmin.

Les fondateurs des États-Unis avaient accepté, comme base de la déclaration des droits politiques, le principe d’après lequel l’homme a reçu du Créateur lui-même ses droits et non pas de l’État ou de la société. Quelle qu’ait été l’utilisation pratique, les principes sur lesquels notre nation était bâtie étaient catholiques, principes de la théologie naturelle, qu’avaient défendu les théologiens espagnols.

Ce fut le thème habituel de mes réflexions. L’Espagne ne s’était pas ralliée au naturalisme et à l’humanisme de la Renaissance, courants qui avaient bouleversé les autres pays européens. La péninsule ibérique avait résisté à la Réforme. Il est vrai que de mon temps l’Espagne passait pour un pays arriéré et l’Inquisition pour une persécution infâme. Mais ne dois-je pas aussi faire remarquer que l’Espagne avait été la seule nation du vingtième siècle à reconnaître la vraie signification du matérialisme dialectique et qui avait réussi à se débarrasser de cette forme moderne et monstrueuse du naturalisme ?

Les théologiens espagnols avaient gardé intacte la ligne des Scolastiques se rattachant à saint Augustin, à saint Paul, aux Évangiles. Les États-Unis avaient tenté et tentent encore (à leur insu) de transposer la « Cité de Dieu » de saint Augustin dans un État actuel. Le génie théologique des Espagnols et le génie politique des fondateurs de l’Amérique avaient la même source, chrétienne et catholique. Malgré ma formation insuffisante, déficiente, et malgré les divergences que signalaient les livres d’histoire, je ne pouvais pas considérer l’Amérique autrement qu’un bastion préparé par la Providence pour accueillir la foi en un temps où la culture de l’Europe est de plus en plus décadente. Je voyais avec douleur ma nation et mon peuple se laisser emporter par le tourbillon entraînant de l’Europe, alors que le fondement de notre État reposait sur des principes chrétiens qui auraient dû être un signe à l’Europe pour retrouver sa voie catholique. Depuis plusieurs décennies l’Amérique avait agi dans ce sens, à son insu, en recevant chez elle des milliers d’émigrants catholiques. Hommes, femmes, qui n’avaient pas réussi à mettre fin à leurs disputes religieuses à cause de la politique européenne, vivaient chez nous comme de bons voisins, parce qu’aux États-Unis un principe politico-religieux protégeait leurs droits naturels.

Avec les mois et les années, je vis de plus en plus les choses d’un point de vue catholique ; on me considérait comme partisan du groupe anglo-catholique de l’Église anglicane ou de l’Église épiscopale. Mes amis à l’intérieur de ce groupe n’arrivaient pas à tirer les conséquences logiques des principes orthodoxes et catholiques qu’ils admettaient. J’étais arrivé moi-même à une position qui, au point de vue intellectuel, correspondait exactement à tout ce que l’Église catholique croit et enseigne.

Un fait particulièrement important pour ma conversion fut l’amitié que les catholiques me témoignèrent tout au long de ma vie. Je peux remonter jusqu’à mon enfance, je ne trouve pas un seul cas où un catholique pratiquant ait été sciemment impoli à mon égard. On dira peut-être : « Attendons qu’il ait vécut quelque temps parmi eux ! » Naturellement, tenant compte de la nature humaine déchue, je sais bien que cela peut arriver. Je veux pourtant indiquer pourquoi j’ai été si sensible à ces témoignages d’amour du prochain. Les non-catholiques attachent beaucoup plus d’importance au droit du jugement privé dans les questions de religion et de morale que ne se figurent ceux qui ont toujours vécu dans l’Église.

 

 

Limites de la critique               

 

Le droit – et le devoir – de donner son opinion personnelle est considéré comme une affaire de conscience chez les non-catholiques : c’est-à-dire que s’il omet de se prononcer il commet une faute pareille au péché d’omission. En pratique, chacun, à moins qu’il ne soit empêché par un motif économique, social ou politique, se sent libre de donner son avis sur les principes les plus profonds, les plus compliqués, les plus solides. Leur principe de base est donc l’approbation du désordre. Des paroissiens s’imaginent ainsi être obligés en conscience de manifester leur jugement lorsqu’ils sont en désaccord avec l’attitude ou avec les idées de leur pasteur, ou avec des changements dans la paroisse, et ils le font dans des termes qui se passent de commentaires ! De bons amis eux-mêmes se mettent à juger, sans la moindre trace de méchanceté, et à critiquer des entreprises, des affaires qu’ils ne comprennent qu’à moitié. Cela provoque des situations qui troublent l’amitié, des agissements qui brisent ou paralysent les plans, les programmes de prédication ou d’enseignement et même les décisions qui avaient été pourtant prises en commun. Il n’est pas rare que les gens les mieux intentionnés veuillent transformer les cérémonies selon leurs propres idées, alors même que cela va à l’encontre des habitudes du pasteur et de la paroisse. Une telle disposition d’esprit me paraissait et me paraît inconnue chez nos amis catholiques. Beaucoup d’entre eux promirent de prier pour moi avant même que j’aie été catholique. Je ne peux pas dire comme cela m’a consolé. Un ami me fit cadeau d’un chapelet que je disais en secret et assez gauchement, mais je le récitais et je demandais intensément de pouvoir vivre selon la volonté de Dieu, sous la direction du Saint-Esprit.

J’étais un défenseur enthousiaste du droit et de la théologie naturels. Je ne cessais de répéter qu’une chose était bonne lorsqu’elle correspondait à sa nature, lorsqu’elle agissait selon son but et son devoir. Cela s’entend aussi bien des hommes que de toute chose créée. J’exposais avec force citations religieuses et littéraires que le but et le devoir des hommes consistaient essentiellement à aimer Dieu en ce monde, à le servir conformément à sa volonté, pour jouir avec lui dans l’au-delà du bonheur futur. « Aime Dieu et fais ce que tu voudras », n’était-ce pas le refrain de saint Augustin ? Et je l’avais choisi pour guide.

Il me paraît impossible maintenant de chercher la direction du Saint-Esprit et de ne pas la reconnaître alors qu’elle se manifeste. L’expérience est concluante, on a l’impression de se trouver exactement à sa place dans l’ordre cosmique, d’entrer dans la « Cité de Dieu ». Je crois que l’image de la « coagulation » ou d’un élément qui se dépose lors d’une solution chimique, correspond assez bien à mon évolution. Cela a commencé chez moi au collège de St. John où pour la première fois je reconnus l’existence d’un absolu. L’évolution a duré onze ans. À regarder en arrière, le chemin paraît clairement tracé par la Providence. C’était une élévation, une évolution pas à pas. Je ne sais avec quelles chances de succès on peut séparer en domaines bien différenciés ses expériences intellectuelles de ses expériences spirituelles. Je sais que chez moi, c’est d’abord le « moule » intellectuel qui a été rempli. J’acceptais des définitions essentielles. On ne s’approprie pas une foule de définitions à la fois, l’oreille peut bien les entendre, mais pour les faire siennes, il faut de la réflexion. Je m’enrichissais de définitions catholiques. Je vis bien qu’une définition n’était pas vraie parce que l’Église la donnait ; au contraire, l’Église l’acceptait, parce qu’elle était vraie. Mes amis s’énervèrent à force d’entendre ma rengaine : « Ce n’est pas vrai, parce que cela est dans la Bible, mais cela est dans le Bible, parce que vrai. »

Une fois le processus de la recherche de la vérité bien en course, et après avoir assimilé bien des réponses, je me rendis compte qu’il y avait un seul groupe, une seule communauté, une seule organisation, un seul organe, un seul endroit, – appelez cela comme il vous plaira, – il n’y a qu’une seule Église qui, formellement et officiellement, donnait des solutions claires et nettes. J’étais, par exemple, un adversaire décidé de l’euthanasie, qui n’est pas autre chose qu’un meurtre, une transaction de la loi naturelle et de la loi révélée. Plusieurs de mes collègues pasteurs considéraient l’euthanasie comme un problème laissé au jugement privé d’un chacun, et ils ne craignaient pas de le dire publiquement. L’Église catholique seule s’élevait inébranlable là-contre et ne se prêtait à aucun compromis avec ceux qui défendaient l’euthanasie. L’Église était de même l’unique et ferme défenseur de beaucoup d’autres solutions claires, nettes, en accord avec le droit naturel et la volonté divine.

Oui, je devais entrer dans la grande Cité de Dieu, car je savais dès lors que l’Église catholique était une partie de cette cité, sur terre, et une partie essentielle ; l’Église catholique qui avec l’Église souffrante du purgatoire et l’Église triomphante du ciel formait l’Église une, sainte et universelle.

Le champ des possibilités se restreignait pour moi. J’étais libre de rester là où j’étais, mais cela était impossible, c’eut été comme un retour au désordre, ou à l’euthanasie affaire de jugement privé. Pensée insupportable ! J’étais acculé à l’extrême décision. Je compris à cet instant précis le sens du libre-arbitre que j’avais depuis longtemps enseigné, prêché, commenté par écrit. À cet instant, sa puissance merveilleuse et effrayante me toucha comme autrefois la lumière qui aveugla saint Paul.

Je ne sais comment décrire cet évènement en son fin fond, en ses dernières conséquences. Je ne trouve pas de meilleure expression que « don de la foi ». Cela paraît banal, je l’accorde. C’était l’alliance de l’esprit-âme avec l’intelligence, à l’instant précis où je devais me décider pour Dieu ou pour Satan. Le Malin ne se tint pas coi. Il peut bien, il est vrai, attirer la volonté, la tenter, mais il n’est pas en son pouvoir de la vaincre. Il ne pouvait pas non plus détruire cette paix qui surpasse tout sens et qui inondait mon âme pour ne plus me quitter. Je disais alors que j’étais du « côté des anges », là où se trouve la paix véritable. Mon maître saint Augustin savait ce qu’il disait par ces paroles : « Dieu a envoyé son Fils sur terre, son Fils qui était sans péché, mais non pas invulnérable à la souffrance. » Je préfère encore cet axiome plus profond : « Le royaume des cieux, ô homme, n’est au prix que du don de toi-même ; tu es toi-même le prix de ce royaume. Donne-toi et tu l’obtiendras. »

 

 

 

Harry PRICE, dans Les pourchassés de la grâce,

témoignages de convertis de nos jours,

rassemblés et présentés par Bruno Schafer,

Apostolat de la presse, 1962.

 

 

 

 

 



1 Cité de Dieu, V, 10.

2 La réconciliation et la paix avec le Père.

3 Les Unitariens nient le dogme de la Trinité.

4 Ils soutiennent, à l’encontre de la théologie protestante libérale et de la critique biblique moderne, l’inspiration verbale de l’Écriture et la valeur des anciennes doctrines protestantes comme fondement de la foi chrétienne.

5 Titre d’un livre de Francis Thompson : The Hound of Heaven.

 

 

 

 

 

 

 

 

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