Victor de Laprade
par
Claudius PROST
Si l’on exige du critique ce scepticisme qui fait envisager avec le même intérêt une pensée que la pensée contraire, si l’on ne compte au nombre de ceux dont le jugement fait autorité dans les choses de l’esprit que les disciples de Sainte-Beuve, qui, comme M. Jules Lemaitre, sont passés maîtres en fait d’analyse, Victor de Laprade ne saurait être considéré comme un vrai critique. Sa méthode est toute synthétique : il a donné pour base à ses jugements, non l’imagination et la sensibilité, mais l’idéal et la raison. Sa critique était un moyen pour un but élevé, noble toujours, mais au fond c’était une forme supérieure de la polémique.
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On s’est trop accoutumé à ne voir dans le dernier écrit de Laprade qu’un effort de la vieillesse du poète ; après l’éclatant succès de l’Histoire du sentiment de la nature 1, cette page magnifique de la philosophie de l’histoire, certains esprits superficiels se sont trouvés déçus. Ils n’ont pas voulu comprendre que les Essais de critique idéaliste ne sont point un livre, mais un recueil d’études faites à des époques différentes : de là le manque d’unité qu’on a reproché à cette œuvre. Mais à défaut de l’unité purement littéraire, elle possède, ce qui vaut beaucoup mieux, l’unité morale et cette hauteur de vues qui chez tous nos grands poètes est la conséquence de la faculté créatrice. Un coup d’œil rapide jeté sur les Essais de critique idéaliste confirmera ce jugement.
Dans Juvénal et la haute satire, l’auteur expose quelles sont les qualités nécessaires au poète satirique, puis il passe en revue les principaux : Horace, Agrippa d’Aubigné, Régnier, Boileau, Barbier. Il assigne une place secondaire à la satire d’Horace, de Régnier et de Boileau, pour élever d’autant la satire politique et sociale en la personne de Juvénal et de Barbier. Son article est une réhabilitation de Juvénal que l’Empire avait voulu rabaisser comme il avait voulu rabaisser Tacite, ces deux illustres représentants de l’opposition sous les Césars. Il n’est pas difficile, en effet, de remarquer sous les appréciations élevées du critique la préoccupation constante de l’époque présente. Cette préoccupation se traduit moins dans le second article du livre : À propos d’une traduction d’Horace. Il faut savoir gré à Laprade de nous avoir donné son impression personnelle sur le grand poète latin, à l’âme si moderne qu’on peut soutenir sans paradoxe qu’il est bien plus notre contemporain que ne l’est par exemple Châteaubriand.
Mais c’est surtout dans les études suivantes : Le grand Corneille, la Morale de Molière, Lamartine, que se manifestent les qualités de l’auteur ; cette partie, qui est la plus considérable du volume, est un éloquent plaidoyer du poète en faveur de ses maîtres favoris, de ceux surtout qui ont laissé une impression plus profonde sur son œuvre : Corneille et Lamartine.
Tout le monde sait quel culte Laprade avait voué à Corneille, « ce véritable statuaire de la grandeur morale », comme il l’appelle dans les Prolégomènes de l’Histoire du sentiment de la nature. Dans un poème admirable : Un entretien avec Corneille 2, il nous avait déjà fait connaître « ce culte religieux (qu’il lui rend) comme les anciens à leurs dieux pénates, comme le chrétien à ses patrons célestes 3 ». Mais sous la correction des alexandrins presque classiques, il ne justifiait pas son admiration ; dans les Essais de critique idéaliste, au contraire, il la discute et la justifie. Nous comprenons aisément cette admiration : la grandeur et la noblesse des sentiments exerçaient sur Laprade une sorte de fascination : sa poésie, comme celle de Corneille est tout entière de grands sentiments ; le côté humain n’y tient presque aucune place, si l’on en excepte pourtant Pernette et le Livre d’un père. Il n’a pas une seule poésie d’amour et ses héros n’ont pas de passions ; ce sont des figures idéales comme Hermia, comme le chevalier de la Tour d’Ivoire. Laprade ne pouvait pas, par conséquent, être frappé de ce qu’il y a de peu humain dans le théâtre de Corneille, qui est surtout composé de nobles dissertations sur les beaux sentiments. De là la supériorité qu’il donne à Corneille par rapport à Shakespeare et à Racine, qui sont cependant d’aussi grands poètes et dont les personnages sont plus vivants.
Et encore Laprade, en défendant Corneille contre les reproches souvent injustes de Voltaire, n’est-il vrai qu’à demi. Voltaire prend des archaïsmes pour des solécismes, ce qui s’explique par ce fait qu’il ne comprenait pas, qu’il ne pouvait pas comprendre la langue du XVIIe siècle. Tous les grammairiens de notre temps, notamment Godefroy, l’auteur du savant Lexique de Corneille, confirment l’opinion émise dans les Essais de critique idéaliste. Mais ce point mis en lumière, il ne semble pas juste de nier les expressions impropres et les tournures incorrectes qu’on rencontre dans Corneille, qu’on ne rencontre jamais dans Pascal et Bossuet, chez lesquels il n’est pas une page où l’on n’ait à noter quelque beauté de style, quelque énergie d’expression, quelque fière tournure.
Ces différences de vues n’infirment pas la thèse générale de l’auteur. Nous devons admettre avec lui que le grand dix-septième siècle est presque tout entier dans la première moitié et que le style de Racine fait déjà pressentir l’amollissement de la langue. Mais on peut cependant admettre aussi que Racine est bien plus grand artiste, bien plus vrai que Corneille et Laprade, lui-même, nous y autorise quand il nous dit : « Hormis chez les Grecs, il ne faut chercher la perfection de l’art dans aucun temps et chez aucun peuple ; tout grand poète a ses qualités à lui, exclusives de certaines autres. C’est un genre de critique fort étrange et cependant fort commun que de reprocher à un artiste de ne pas faire comme fait tel autre très différent. On ne peut pas demander à Rubens d’être un Raphaël, à Raphaël d’être un Rubens, à Mozart d’être un Beethoven, à Shakespeare d’être un Corneille et à Corneille d’être un Shakespeare : il y a plusieurs degrés et plusieurs demeures sur le Parnasse comme dans le Paradis : Sunt multae mansiones in domo Patris mei ; ne poussons personne à envahir la demeure d’autrui 4. »
On s’étonne moins, après avoir lu cette magistrale étude sur le premier de nos poètes dramatiques, de la sévérité avec laquelle Laprade juge Molière. Dans l’article qui a pour titre : La morale de Molière, article fort bien fait, du reste, et plein de vues générales et d’idées justes, on sent qu’il admire l’auteur du Misanthrope plus qu’il ne sympathise avec lui. Laprade a peu de goût pour la raillerie : « Les genres nobles, dit-il, suffisent à l’expression des grandes et nobles passions 5... C’était l’avis de Barthélemy Tisseur, son ami, qui lui aussi ne goûtait pas le rire, qui est si français cependant. Il semble que Laprade a toujours devant les yeux l’anathème de l’Évangile : Væ vobis, qui ridetis nunc, quia lugebitis et flebitis, dont les Maximes et réflexions sur la Comédie de Bossuet ne sont que l’éloquent commentaire. Mais quand l’auteur des Essais de critique idéaliste voit dans le genre ironique un parti pris pour les sens contre l’âme, il nous semble dépasser le but. Quoi qu’il en soit, la critique aussi large qu’élevée du théâtre de Molière décèle chez Laprade une finesse rare ; ce n’est plus la vieille thèse de Bossuet ou de Rousseau accommodée aux exigences de notre temps, mais une dissertation savante et originale bien capable d’éveiller des idées nouvelles chez le lecteur instruit.
Si Laprade met la comédie de Molière fort au-dessous de la tragédie de Corneille, il est bien près cependant d’admettre comme un axiome le mot de Boileau à Louis XIV sur l’illustre poète comique. Il voit dans Molière le plus grand poète, le plus habile versificateur du XVIIe siècle, et dans les Femmes savantes « un chef- d’œuvre où le poète a dépensé tant de merveilles de style et d’esprit et dont il a fait, par la langue et la versification, l’œuvre peut-être la plus parfaite de notre littérature 6 ».
Sa conclusion est curieuse. Toujours préoccupé par Corneille, qu’il semblait pourtant avoir abandonné en entrant chez Molière, il déclare qu’il ne découvre pas « dans toutes les pièces de Molière la substance morale d’une seule page du grand Corneille 7 ».
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Cette préoccupation constante du rapport entre la valeur d’une œuvre et son résultat moral nous a donné sur Lamartine une étude des plus intéressantes et des plus complètes. Nous rentrons alors dans la sphère de l’admiration et sur ce point tous les gens de goût sont de l’avis de Laprade. Laissons de côté les pensées ingénieuses, les finesses d’appréciations qui sont le propre du critique, surtout quand ce critique est un poète, et examinons dans son ensemble cette dernière partie des Essais de critique idéaliste.
« La poésie de Lamartine est la plus saine, la plus noble, la plus élevée de toutes les poésies de notre siècle 8... » Cet exorde ne peut être contesté, surtout après l’imposante manifestation qui vient d’avoir lieu à l’occasion du centenaire de la naissance du grand poète spiritualiste. « Lamartine, après les versificateurs du dix-huitième siècle, a ressuscité la poésie morte parce qu’il a fait rentrer l’âme dans la poésie 9... » C’est vrai, bien qu’on trouve dans Chénier une âme, moins parfaite sans doute, parce que l’inspiration chrétienne lui manque. Mais on ne peut nier son rôle dans la poésie moderne. Quand Victor Hugo disait : « Je suis par ordre de date le premier des poètes modernes, Lamartine le dernier des poètes classiques », il se trompait. C’est à Chénier que revient cet honneur. Sainte-Beuve, croyons-nous, est le premier qui l’ait indiqué nettement, Th. de Banville et bien d’autres l’ont répété depuis, c’est aujourd’hui une vérité acquise.
Mais ce qui fait la supériorité incontestée de Lamartine, ce n’est pas sa versification parfois négligée, ce n’est pas sa langue souvent indécise, ce n’est pas son style trop peu concis, c’est qu’il est le poète lyrique par excellence, qu’il a su chanter toutes les nobles passions, c’est enfin qu’il a écrit Jocelyn, « le chef-d’œuvre de la poésie française 10 ».
Voilà en deux mots toute la thèse de Laprade et il faut avouer que si elle n’est pas neuve, elle est du moins supérieurement développée. C’est presque la répétition de l’étude sur Corneille : dans l’une et dans l’autre, le même souci de défendre les œuvres critiquées, de les faire goûter à la jeunesse, de faire partager à tous cette admiration presque sans limites. Et vous vous laissez peu à peu subjuguer en lisant « cette prose brillante, ailée » comme dit Caro 11, et quand vous fermez le livre, le critique vous a gagné à sa cause.
Qu’il y a loin de ces études consciencieuses et enthousiastes à la critique sèche et souvent prétentieuse qu’on décore aujourd’hui du titre de scientifique, et qui, si elle peut donner quelquefois des idées justes, est impuissante à en donner de généreuses. Une seule fois Laprade a eu l’occasion de la juger, le passage est assez curieux pour qu’on se permette de le transcrire : « Il y a dans tout artiste, dans tout penseur de génie, comme un jet nouveau de la spontanéité divine. L’influence des milieux où il se produit, l’état social, la race, le climat, le tempérament, l’éducation, toutes ces circonstances extérieures sur lesquelles on insiste aujourd’hui de façon à y absorber entièrement et la liberté divine et la liberté humaine, tout cela modifie, mais rien de cela ne crée. Dans son génie de grand poète, comme chacun de nous dans son âme d’être moral, tout grand ouvrier de l’art est directement émané de la pensée du Créateur 12. »
Puis un peu plus loin, comme s’il avait oublié ce qu’il venait d’exprimer en termes si précis, Laprade s’empresse de nous décrire avec une complaisance d’artiste les lieux qui virent naître le grand poète, ceux où il passa son enfance, où son cœur s’ouvrit au sentiment de la nature et de l’infini. Il faut lire cette page maîtresse qui suffirait à assigner à Laprade une place honorable parmi les prosateurs contemporains :
« Le pays où cet enfant se développait, au sein de la plus pure atmosphère morale, a, par lui-même, dans son climat, dans ses sites, dans sa culture, dans l’ensemble de ses aspects, mille éléments faits pour venir en aide à l’éducation d’un esprit de bonne race. C’est la douce, élégante et large nature du Mâconnais. Ce sol abonde en productions fines et savoureuses, il est le verger et la vigne de la zone tempérée de notre France. Le vin de ses coteaux et de ses plaines ondulées fournit au sang de la race qui les cultive une chaleur sans violence, une sève franche et pure, légère et pourtant riche en principes de vie. Toutes les impressions que l’âme reçoit de ses paysages sont gracieuses et la grandeur s’y mêle sans nulle sévérité. Des bords de la Saône, lentus Arar, de Mâcon, où naquit le poète, le sol s’élève et s’étend en longues inflexions, couvert de villages et de vignobles, dont Montceau marque à peu près le milieu, jusqu’aux montagnes boisées de chênes ou d’arbustes odorants, au pied desquels s’abritent Milly et Saint-Point. Les étages supérieurs de ces montagnes vous conduisent à travers la région des sapins jusqu’aux solitudes élevées qu’on aperçoit depuis les rives du fleuve. Mais ces hauteurs n’ont rien d’aride, elles se développent avec harmonie. Les lieux les plus déserts y sont sans âpreté ; sur les cimes et dans les vallées, nulle déchirure n’atteste les antiques convulsions de la terre. De ces larges sommets et des moindres éminences qui redescendent vers la Saône, quand on se tourne à l’orient, on voit, par-dessus les immenses plaines de la Bresse, se dessiner, à certains jours d’atmosphère plus diaphane, le profil des Alpes éblouissantes et les crêtes neigeuses du Mont-Blanc. C’est comme un appel de l’inconnu et de l’idéal, comme une invitation aux entreprises difficiles qui vient susciter les jeunes âmes dans la douce paix de ces jardins et de ces prairies où les enchaîne la vie de famille. Tel fut le berceau du poète ; vous savez quelles traditions l’entourèrent. Tel fut le paysage natal d’où ses ailes devaient l’emporter sur les lacs des Alpes, vers la mer de Sorrente et jusqu’aux cèdres du Liban 13. »
On surprendrait ici Laprade en flagrant délit de contradiction si l’on ne voyait dans cette page brillante la revanche du poète sur le critique. Qu’importe, après tout, que le poète reparaisse à chaque instant, puisque c’est en poète, en fils respectueux et dévoué, que Laprade veut juger Corneille et Lamartine.
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Le style de ce livre, sans être étincelant, est noble, sans prétention ; si la phrase n’est pas toujours ciselée comme celle de Jean Tisseur, elle est toujours pleine, abondante, venue sans effort. Le critique s’élève parfois jusqu’à l’éloquence sans descendre jamais jusqu’à la déclamation, témoin le passage où il défend la conduite politique de Lamartine contre ceux qui l’attaquent 14. Il est difficile de rencontrer plus de conviction et d’honnêteté que dans cette remarquable digression. En somme, le livre tout entier mérite l’attention qu’on a cru devoir lui refuser parce que c’est « un livre de bonne foy », comme dirait Montaigne, et que cette qualité nous paraîtrait suffisante, quand il n’y en aurait pas d’autres, pour nous en faire aimer la lecture. Au reste, les doctrines élevées dont Laprade nous présente la synthèse éloquente peuvent un jour paraître délaissées par le grand nombre, c’est alors qu’elles reparaissent avec plus d’éclat et que la race française qui a l’esprit naturellement droit revient toujours aux vérités éternelles qui, depuis Platon jusqu’à Lamartine, ont été l’aliment des esprits supérieurs.
Claudius PROST.
Paru dans la Revue du siècle littéraire,
artistique et scientifique en 1891.
1 On peut voir, sur ce livre de Laprade, Caro : Poètes et romanciers, p. 52 et suiv., et les articles de Jean Tisseur et de M. Ferraz : Salut Public de Lyon, 26 janvier 1867, 21 février 1870, 2 février 1883.
2 Les voix du silence, tome VI de l’éd. Lemerre.
3 Essais de critique idéaliste, p. 171.
4 Essais de critique idéaliste, p. 97.
5 Essais de critique idéaliste, p. 195.
6 Essais de critique idéaliste, p. 193.
7 Essais de critique idéaliste, p. 227.
8 Essais de critique idéaliste, p. 229.
9 Essais de critique idéaliste, p, 239.
10 Essais de critique idéaliste, p. 281.
11 Poètes et romanciers, p. 60.
12] Essais de critique idéaliste, p. 245.
13 Essais de critique idéaliste, p. 256.