Virgile, enchanteur

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Théodore de PUYMAIGRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Virgile est celui de tous les écrivains de l’antiquité qui, au moyen-âge, a joui de la célébrité la plus grande. Pétrarque imita le style de l’Énéide dans son poème sur l’Afrique, Dante prit Virgile pour guide d’une partie de son mystérieux voyage, il l’appela altissimo poeta et commença à écrire la Divine Comédie dans la langue même de son auteur de prédilection. En 1227, les habitants de Mantoue déclarèrent Virgile seigneur de leur ville, son portrait fut mis sur les drapeaux de la cité, une statue lui fut élevée, on battit monnaie à son effigie. On le considéra presque comme un saint. Le jour de St-Paul on chantait à la messe ces deux strophes :

 

Ad Maronis mausoleum

Ducius, fudit super eum

Piæ rorem lacrymæ.

 

Quam te, inquit reddidissem

Si te vivum invenissem

Poetarum Maxime !

 

Si l’on voulait connaître sa destinée, on introduisait une épingle entre les feuillets de l’Énéide, et le vers que l’épingle rencontrait était interprété comme un oracle ; on appelait ce mode de divination les sorts Virgiliens. Virgile était resté tout ce que signifiait le mot latin vates, poète et prophète.

On a dit, il est vrai, que Virgile l’enchanteur était pour le moyen-âge un être distinct de Virgile le poète. Legrand d’Aussy a partagé cette opinion. On ne peut nier, toutefois, qu’au XVIe siècle le véritable Virgile n’ait passé encore pour avoir été un habile magicien. On lit dans la Démonomanie de Bodin : « Virgile, qui estoit en grande reputation de sorcier » ; et Belleforest dit dans ses Histoires prodigieuses : « Les esprits ont peur des espées desgainées ainsi qu’on recueille d’Énée aux enfers qui n’est dit sans mystère par qui n’ignorait rien des supperstitions des enchanteurs avoir desgainé son espée. » Le trésor de Saint-Denis possédait un miroir que l’on considérait comme magique et qui, dans l’inventaire de l’abbaye, était désigné par ces mots : « Miroir du prince des poètes, Virgile, qui de jayet. » Enfin, si au souvenir de Virgile ne s’étaient attachées des idées cabalistiques, pourquoi aurait-on transformé la muse de l’Énéide en une sorte de sybille ?

Il peut sembler de voir le poète regardé tout à la fois et comme un magicien et comme un être mystique ; nous avons cité les vers que l’on chantait en Italie le jour de la fête de saint Paul et qui le représentent sous ce dernier aspect. En France on paraît aussi avoir attribué à sa personne quelque chose de sacré. Dans une sorte de tragédie en vers latins rimés, Virgile se trouve associé aux prophètes ; il vient avec eux adorer le Christ dans son berceau, et mêle sa voix aux leurs pour débiter un long benedicamus qui termine la pièce. Deux églogues expliquent peut-être comment on donna au poète des caractères si différents. L’une est celle où Virgile fait l’horoscope d’un enfant illustre. Il règne dans cette pièce un ton prophétique, on croirait entendre un écho d’Isaïe : « Un petit enfant nous est né, un fils nous a été donné, il sera appelé l’admirable, le conseiller, le Dieu fort, le prince du siècle futur, le prince de la paix, etc. » Des commentateurs essayant d’éclaircir le sens de la quatrième églogue ont pensé que Virgile avait annoncé le Messie ; l’obscurité et l’enthousiasme avec lesquels elle est écrite peuvent faire comprendre qu’au moyen-âge on ait conçu cette opinion. L’autre églogue à laquelle Virgile put devoir sa réputation de magicien est la VIIIe de ses bucoliques : le poète y parle d’une bergère qui, par des enchantements, cherche à regagner l’amour de l’infidèle Daphnis. C’est là sans doute l’origine de l’incroyable légende que raconta le moyen-âge. Cette légende, sans cesse augmentée de nouveaux détails, fut redite par Hélinand, dans sa Chronique universelle ; par Gervais de Tours, dans Otia imperatoris ; par Neckam, dans son livre sur la nature et la propriété des choses. Virgile devint le Deus ex machina du Dolopethos. Dans l’Image du Monde, espèce d’encyclopédie rimée qui fut écrite à Metz au XIIe siècle, on trouve le récit de nombreux prodiges attribués à Virgile, et d’une égrillarde vengeance à laquelle il est fait allusion dans le Champion des Dames, de Martin Franck ; dans le roman de Renard contrefait, dans les Controverses du sexe masculin et du sexe féminin, de Gratien du Pont ; dans la Marguerite poétique d’Albert de Eib, et qu’en Espagne débitèrent l’archiprêtre de Talavera, et l’archiprêtre de Hita, Juan Ruiz. On remarque aussi dans les romances espagnoles une pièce dont un personnage appelé Virgile est le héros, et que nous allons traduire.

 

 

ROMANCE DE VIRGILE.

 

Le roi envoya saisir Virgile et le fit mettre en un lieu retiré parce qu’il avait fait une trahison dans le palais, parce qu’il avait fait violence à une damoiselle appelée dona Isabel. Sept ans il fut captif sans que l’on se souvînt de lui. Mais un dimanche, pendant la messe, il revint en mémoire au roi. Mes chevaliers, Virgile, qu’a-t-on fait de lui ? – Alors parla un chevalier qui à Virgile voulait du bien. – Captif le tient ton altesse, il est dans tes prisons. – Allons manger, mes chevaliers ; chevaliers, allons manger. Après que nous aurons mangé, nous irons voir Virgile. – Ici parla la reine. – Je ne mangerai pas sans lui. – Ils s’en vont aux prisons où Virgile est retenu. – Que faites-vous ici, Virgile ? Virgile, ici que faites-vous ? – Seigneur, je peigne mes cheveux et les poils de ma barbe aussi. C’est ici qu’ils sont nés, ici qu’ils auront à blanchir, car aujourd’hui s’accomplissent sept ans depuis que vous m’avez envoyé prendre. – Tais-toi, tais-toi, Virgile, il manque trois ans pour dix. – Seigneur, si ton altesse le veut, toute ma vie je resterai. – Virgile, pour ta patience, avec moi tu viendras manger. – Je porte des vêtements déchirés, je ne suis pas en état de paraître. – Je t’en donnerai, Virgile, je commanderai qu’on t’en donne. – Cela plut aux chevaliers et aux damoiselles aussi, mais surtout cela plut à une dame nommée dona Isabel. On appelle sur-le-champ un archevêque et on la marie à Virgile. Il la prit par la main et la mena dans un verger 1.

 

La romance espagnole semble faire de Virgile un chevalier. Dans d’autres ouvrages il devient un nain bossu et laid. Quoi qu’il en soit, les aventures d’amour occupent une certaine place dans sa vie. Virgile, comme Merlin, avait l’âme tendre, et l’on a parlé de ses succès près de la princesse de Babylone. Il avait créé un magnifique jardin où il la transportait tous les soirs. Le sultan finit par s’apercevoir de la disparition de sa fille, il parvint à s’emparer de l’enchanteur, mais celui-ci lui échappa en faisant déborder l’Euphrate.

Dans l’Image du Monde il est aussi parlé d’un jardin merveilleux qui était l’œuvre de Virgile et qu’entourait une muraille d’air. Cette muraille invisible rappelle un épisode de la vie de Merlin. Ce célèbre magicien était fort amoureux de la belle Viviane, dans le château de laquelle il oubliait et Artus et la Table Ronde. Viviane craignait pourtant de voir Merlin lui échapper, et un jour elle lui dit : « Beau doulx ami, je veux que vous m’enseigniez comment je pourrai un homme enclore et enserrer sans murs, sans fers, sans tours, mais que jamais ne yssit sans mon vouloir. » Merlin comprit très-bien que ces paroles le concernaient, mais comme il se trouvait très-heureux de sa captivité, il ne vit pas d’inconvénient à révéler à Viviane le secret qu’elle lui demandait. Elle en profita pour entourer son château d’un obstacle pareil à l’invisible enceinte de Virgile.

Ce dernier enchanteur ne fut pas toujours aussi heureux qu’il l’avait été près de la princesse de Babylone. À Rome, son maître, et Virgile fut pompeusement enterré avant que l’heure de sa régénération n’arrivât.

Twardowski, le Faust polonais, employa le même moyen pour se rajeunir, mais ce moyen lui réussit complètement, et dans sa seconde vie il eut encore les plus merveilleuses aventures.

Virgile, comme nous l’avons déjà dit, joue un rôle important dans le Dolopathos poème dont nous avons parlé avec détail dans notre volume des Poètes et romanciers de la Lorraine. Ce roman a une origine orientale et paraît avoir été écrit dans l’Inde. Après avoir traversé plusieurs siècles et plusieurs idiomes, il fut traduit en latin par dom Jean, moine de Haute-Selve ou Haute-Seille, abbaye qu’Henri, comte de Salm, attribua, en 1154, au diocèse de Metz. Ce fut à un évêque de cette ville, Bertram, cinquante-neuvième successeur de saint Clément, que dom Jean dédia son livre des Sept Sages. Un poète, Herbert, s’empara de la donnée de ce livre et composa son poème en vers français qu’il appela Dolopathos, du nom d’un prétendu roi de Sicile. Ce Dolopathos avait épousé une nièce de l’empereur Auguste et avait eu de son mariage un fils appelé Lucinien. On confia l’éducation de ce jeune prince au savant Virgile, qui emmena son élève avec lui. Lucinien profita des leçons de son maître, et l’astrologie lui révéla un jour que sa mère venait de mourir. Virgile reconnut que son élève ne s’était pas trompé, il lui donna des consolations et lui annonça que Dolopathos s’était remarié, que lui, Lucinien, allait être rappelé à la cour et qu’un grand péril l’y attendait. Ce danger ne pouvait être évité qu’en gardant un silence complet. Ce silence devait être observé jusqu’au jour où Lucinien et son maître se retrouveraient ensemble. Lucinien fut en effet mandé par son père, et obéissant à son gouverneur, il feignit d’être muet. Dolopathos fut au désespoir, on essaya de persuader au pauvre roi que les distractions, les plaisirs guériraient sans doute une infirmité qui n’était qu’accidentelle, et la femme de Dolopathos essaya d’employer ce remède. Alors se renouvela l’histoire de Phèdre et d’Hippolyte. Lucinien, faussement accusé par sa belle-mère, allait périr sur le bûcher quand apparut un vieillard d’un aspect vénérable, c’était l’un des sept sages. Il s’enquiert de ce qui se passe, on le lui apprend ; il blâme le jugement qui a été prononcé et raconte au roi un apologue dont le récit produit un tel effet que l’exécution est remise au lendemain. Un autre sage fait aussi ajourner l’exécution en débitant un conte ; il en est de même pendant les cinq jours suivants au bout desquels Virgile vient lui-même raconter une nouvelle qui fait reconnaître la complète innocence de Lucinien. Le poème finit par le triomphe du jeune prince et par sa conversion au christianisme.

Nous n’avons cité que quelques-uns des ouvrages où il est question de Virgile sorcier, il est encore parlé de lui dans les Études sur Goethe, de M. Marmier ; dans le dictionnaire de Bayle, tome IV, page 456, à la note ; dans l’Apologie des grands hommes, de Naudé ; dans le De Claris medicinae scriptoribus, de Symphorien Champion. Le Loyen n’a pas oublié Virgile dans le livre 1er des Spectres. On a publié à Paris les Faits merveilleux de Virgile, et au XVIe siècle il a paru en Angleterre et en Hollande une prétendue vie du poète-magicien. Nous ajouterons que M. Leroux de Lincy a donné, dans la Revue de Paris, une analyse du Dolopathos où il est aussi question de Virgile.

Pour nous, dans une notice sur l’Image du Monde, notice publiée dans cette revue même, nous avons dit qu’un jour nous nous occuperions avec quelques détails de la réputation de magicien qui fut si étrangement faite à Virgile. Bien que nous soyons probablement seul à nous souvenir de cette promesse, nous avons voulu la tenir.

 

 

Th. de PUYMAIGRE.

 

Paru dans L’Austrasie en 1854.

 

 

 

 

 



1  Romances caballerescos e historicos recogidos, por D. Eugenio de Ochoa. P. I.

 

 

 

 

 

 

 

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