La prière de Kepler

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Armand de QUATREFAGES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On entend dire tous les jours que la science est incompatible non seulement avec une religion positive et dogmatique, mais encore avec ce spiritualisme élevé qui, en dehors des dogmes spéciaux aux diverses croyances, voit dans cet univers l’empreinte d’une volonté intelligente, et qui reconnaît à l’homme des destinées autres que celles qu’il accomplit sur ce globe terrestre. Ceux qui tiennent ce langage connaissent peu la science et peu l’histoire.

Bien loin que l’étude de la nature et de ses lois éloigne des idées religieuses, elle y ramène presque invinciblement quiconque se préoccupe quelque peu des questions de cette nature. La religion et la science, chacune dans sa sphère, répondent à des instincts qui se retrouvent chez tous les peuples, chez les derniers aussi bien que chez les premiers, et qui relèvent des facultés humaines les plus élevées. Sans doute, les conceptions varient selon les lieux et le temps ; elles se modifient aussi, incontestablement, d’intelligence à intelligence. Mais, dans les hautes régions où l’entraîne la connaissance de plus en plus approfondie des phénomènes, il est rare que le savant ne rencontre pas une foule d’enchaînements et de faits généraux qui lui imposent la pensée d’un législateur, d’un créateur.

La plupart des hommes de science n’ont pas eu à se prononcer publiquement sur leurs convictions religieuses. Il faut avoir connu leur vie privée pour savoir ce qu’ils ont pensé de ces problèmes élevés que la foule agite aujourd’hui sans avoir les données nécessaires pour les aborder. Pourtant, il en est un certain nombre qui ont hautement proclamé leurs convictions. On dirait qu’ils ont été conduits à le faire par la nature même de leurs recherches, qui amenait comme une explosion des sentiments éveillés et grandis par le spectacle de la création. Et ce ne sont pas d’obscurs adeptes de la science qui poussent parfois des cris d’enthousiasme et d’adoration ; ce sont les chefs eux-mêmes, les fondateurs de notre savoir ; ce sont les hommes que la postérité reconnaissante place au premier rang dans les annales scientifiques.

Linné, de qui datent la zoologie et la botanique modernes, a pris pour épigraphe de son Systema naturae les paroles du Psalmiste :

 

            Ô Jéhovah ! que tes œuvres sont vastes !

            Combien tu les as faites avec sagesse !

 

La magnifique introduction de ce livre immortel se résume dans cette phrase : « Le but de la création de la terre est la gloire de Dieu » ; et quand l’auteur, résumant la caractéristique de tout ce qui compose l’empire de la nature, en arrive à l’homme, il met au nombre des attributions de cet être supérieur à tous les autres la vénération pour son créateur.

À côté de Linné, le croyant enthousiaste, on peut placer un autre naturaliste non moins illustre qui, quoique se regardant comme libre de rejeter certains dogmes, n’en est pas moins arrivé au plus haut spiritualisme. Buffon rattachait aux actions naturelles la formation de tout notre système planétaire ; il tenta le premier d’éclairer notre cosmogonie par des expériences directes ; il fut amené par elles à vieillir notre globe bien au delà de ce qu’admettent les calculs dogmatiques. Par cet ensemble de conceptions, par bien d’autres opinions de détail que je ne saurais indiquer ici, Buffon s’écarta des doctrines orthodoxes, et mérita d’être placé au nombre des libres-penseurs, alors appelés philosophes. Il n’en proclama pas moins hautement l’existence de Dieu et de l’âme humaine. Ces mots reviennent bien souvent sous sa plume, et voici comment il termine son Discours sur la nature des animaux :

« Dieu seul connaît le passé, le présent et l’avenir ; il est de tous les temps et voit dans tous les temps. L’homme, dont la durée est de si peu d’instants, ne voit que ces instants. Mais en lui une puissance vive, immortelle, compare ces instants, les distingue, les ordonne ; c’est par elle qu’il connaît le présent, qu’il juge le passé et qu’il prévoit l’avenir. Ôtez à l’homme cette lumière divine, vous effacez, vous obscurcissez son être ; il ne restera que l’animal... »

Lamarck, dont on a si souvent voulu faire un athée, que l’on a appelé le Linné français, et qui fut le plus sérieux précurseur de Darwin ; Lamarck, qui admettait la génération spontanée, et qui fait dériver les espèces animales et végétales supérieures des infusoires et des algues ; Lamarck a proclamé très expressément et à diverses reprises l’existence de Dieu. Il distingue le Créateur de l’ensemble des lois qui régissent l’univers et qu’il appelle la Nature. Voici entre autres ce qu’il en dit dans l’introduction de son Histoire naturelle des animaux sans vertèbres :

« On a pensé que la Nature était Dieu même... Chose étrange ! on a confondu la montre avec l’horloger, l’ouvrage avec son auteur. Assurément, cette idée est inconséquente... La Nature n’est en quelque sorte qu’un intermédiaire entre DIEU et les parties de l’univers physique pour l’exécution de la volonté divine. »

Geoffroy Saint-Hilaire, qui se rattache à certains égards à la fois à Lamarck et à Buffon, qui a créé la tératologie et ramené à des lois précises la formation de ces monstres regardés jusqu’à lui comme des jeux ou des erreurs de la nature ; Geoffroy Saint-Hilaire était sincèrement religieux. Lui aussi a commencé et fini un de ses ouvrages par cette exclamation : – Gloire à Dieu !... Lui aussi croyait à l’âme humaine et à un avenir au delà de la tombe. Dans le livre qu’il a consacré à l’histoire de son père, Isidore Geoffroy nous apprend que se voyant près de sa fin, il disait à sa fille chérie : – « Nous allons nous quitter ; nous nous retrouverons. »

On ne saurait être surpris de rencontrer ces sentiments spiritualistes chez les hommes livrés à l’étude des êtres organisés. Le naturaliste, le zoologiste surtout, se trouve sans cesse en face de la vie, dont les manifestations, infinies en apparence, mais aboutissant toujours à un petit nombre de résultats généraux, font naître presque invinciblement la pensée d’une volonté organisatrice. D’autres sciences, et surtout l’astronomie, sont de nature à provoquer des impressions différentes. Sans doute c’est pour l’esprit un grand et splendide spectacle que celui de ces myriades de corps célestes se mouvant dans l’espace chacun à son rang et avec un ordre merveilleux. Mais cet ordre, nous en saisissons la cause immédiate ; ces mouvements, le calcul les retrouve dans le passé et les prévoit dans l’avenir avec une précision étrange. On peut se croire en présence de quelque chose d’immuable et de fatal. L’idée de nécessité peut alors écarter celle d’une puissance intelligente ayant façonné et réglé cette horloge des siècles.

Pourtant, en astronomie aussi, les princes de la science ont échappé à cet entraînement. Des lois qu’ils avaient découvertes, ils ont su remonter au législateur. Il suffit de citer ici deux noms illustres entre tous, celui de Kepler qui découvrit les lois des mouvements des corps célestes, celui de Newton qui, en donnant la raison de ces lois, en montrant qu’elles sont la conséquence nécessaire de l’attraction universelle, a fait la plus grande des découvertes dont s’honore l’intelligence humaine. Tous deux étaient profondément religieux et touchaient presque au mysticisme. On sait que Newton essaya de commenter l’Apocalypse. Quant à Kepler, il nous a laissé un touchant témoignage de ses sentiments dans la prière placée par lui à la fin d’un de ses ouvrages, et que Buckland a reproduite en tête de son Traité sur les fossiles. Nous en empruntons la traduction à M. Doyère :

« Avant de quitter cette table sur laquelle j’ai fait toutes mes recherches, il ne me reste plus qu’à élever mes yeux et mes mains vers le ciel, et à adresser avec dévotion mon humble prière à l’auteur de toute lumière. – Ô toi qui, par les lumières sublimes que tu as répandues sur toute la nature, élèves nos désirs jusqu’à la divine lumière de ta grâce, afin que nous soyons un jour transportés dans la lumière éternelle de ta gloire, je te rends grâce, Seigneur et Créateur, de toutes les joies que j’ai éprouvées dans les extases où m’a jeté la contemplation de l’œuvre de tes mains ! Voilà que j’ai terminé ce livre qui contient le fruit de mes travaux, et j’ai mis à le composer toute la somme d’intelligence que tu m’as donnée. J’ai proclamé devant les hommes toute la grandeur de tes œuvres ; je leur en ai expliqué les témoignages autant que mon esprit fini m’a permis d’en embrasser l’étendue infinie. J’ai fait tous mes efforts pour m’élever jusqu’à la vérité par les voies de la philosophie ; et s’il m’était arrivé, à moi, méprisable vermisseau conçu et nourri dans le péché, de dire quelque chose d’indigne de toi, fais-le-moi connaître, afin que je puisse l’effacer. Ne me suis-je point laissé aller aux séductions de la présomption, en présence de la beauté admirable de tes œuvres ? Ne me suis-je pas proposé ma propre renommée parmi les hommes en élevant ce monument qui devait être consacré tout entier à ta gloire ? Oh ! s’il en était ainsi, reçois-moi dans ta clémence et dans ta miséricorde, et accorde-moi cette grâce, que l’œuvre que je viens d’achever soit à jamais impuissante à faire le mal, mais qu’elle contribue à ta gloire et au salut des âmes ! »

Je me garderai bien d’ajouter la moindre réflexion à ce cri d’adoration.

 

 

Armand de QUATREFAGES.

Membre de l’Académie des sciences ;

professeur au Muséum d’histoire naturelle.

Paru dans Le Magasin pittoresque en 1883.

 

 

 

 

 

 

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