Saint Yves

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri QUEFFÉLEC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’auteur d’une récente préface, un homme qui se tient pour un ami de saint Yves, mais un homme qui chérit les effets (ces avocats !...), termine ainsi une de ses phrases :

« Saint Yves qui, à tous les mérites propres aux bons saints bretons, ajoute celui d’avoir réellement existé... »

Pardon, monsieur l’avocat, pardon, maître, il y a maldonne. Et puisque vous vous offrez un coup de patte, permettez-nous d’être brusque à notre tour pour demander : « Kékexa, un bon saint ? », un bon saint qui n’a pas réellement existé ? Saint Yves ne fut jamais un « bon saint breton ». Ah, vous supprimez d’un trait de plume tous ceux qui l’ont précédé ? La prudence psychologique n’est pas vertu moins importante que la prudence historique. Nous n’avons pas le droit de bonhomiser les saints, eux qui nous dépassent tellement.

La naïveté n’est pas en cause non plus lorsqu’il s’agit de croire à l’existence de la plupart des saints bretons. Ce saint Yves que vous affirmez quand même avoir été homme de chair et de sang, il y croyait, lui, autant qu’à sa propre existence. Et ce trait de foi demeure capital dans son expérience mystique.

 

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Donc, saint Yves a existé. Nous connaissons les dates de sa naissance et de sa mort, 1253-1303. Rome ayant commencé d’instruire peu de temps après cette dernière son procès de canonisation, dont un érudit a eu la joie de retrouver le texte, nous disposons sur beaucoup de ses faits et gestes du témoignage précis, imagé souvent, d’un grand nombre de ses contemporains.

Mais ceci dit – comme il faut être prudent, n’est-ce pas ! – les investigations du XXe siècle rencontrent dans cette existence, apparemment si claire, les difficultés les plus sérieuses. Né à Tréguier, dans le duché de Bretagne. Se rend à Paris, âgé de quatorze ans, pour y étudier à l’Université une dizaine d’années. Passe à Orléans travailler le droit. Est appelé par l’Évêque de Rennes, qui lui confie la charge d’official (juge ecclésiastique). Est rappelé par l’Évêque de Tréguier, qui lui confie la même charge. Reçoit la prêtrise, devient recteur de petites paroisses, Trédrez, vers Plestin-les-Grèves, Louannec, face au Sept-Îles et à la baie de Perros-Guirec...

Bien. Et nous connaissons le costume de saint Yves aux différentes époques de sa vie, sa nourriture, sa couche, toutes ses macérations de plus en plus grandes...

Et il nous manquera toujours l’essentiel. Nous contemplons les rivages magnifiques de cette sainteté : l’hinterland reste, obstinément, clos. Le grand saint Yves n’a pas jugé bon de nous en instruire. Il ne tenait pas de conférences de presse. Il n’écrivait pas un journal. Quand ses amis l’interrogeaient sur sa vie intérieure, il parlait d’autre chose.

Et pourtant...

 

            « Tu naquis à Nicomédie

            Du temps du tyran Maximin

            Et pour le malheur de ta vie

            Tu naquis d’un père païen... »

 

chantent à sainte Barbe, sur la dune où s’élève sa chapelle, les pèlerins de Roscoff.

Toi, Yves Hélory de Kermartin, toi le damoiseau breton du XIIIe siècle, tu n’avais pas connu ces malheurs : tu étais né dans une famille bien-pensante et celui qui régnait alors sur la France s’appelait Louis IX, le futur saint Louis.

Mais nous les gaillards du XXe, nous avons fini, je crois, par apprendre à nos dépens que nous ne connaissions presque rien dans le jeu des effets et des causes ; les âmes ont des tours pendables pour ceux qui veulent trop tôt s’assurer d’elles.

Tu partais pour être un homme pieux, mais tu aurais pu être un paillard ; en tous cas, tu n’étais aucunement obligé de devenir un saint. Ce champion de sainteté qui possède une statue dans une foule d’églises et qui patronne d’innombrables garçons et filles ainsi que la remuante, la discutée, la nécessaire corporation des avocats.

 

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Comment cela s’est-il fait ?

Modestement, tu souris, tu murmures que tu n’en sais rien. Tu te considérais toujours comme le dernier. Tu t’appelais dans ton testament « le plus vil des serviteurs du Christ ». Quelques-uns de tes chroniqueurs veulent qu’après ta mort tu sois apparu en songe à un pape et lui aies reproché, en termes vifs, de laisser traîner ton procès de canonisation, vraiment je ne puis le croire. Toi, toi, ce « menfatort » de sous-préfecture !

Oui nous lisons qu’un jour, dans ton enfance, tu courais vers ta pieuse mère. La lumière du soir était belle. Tu avais accompli un grand tour dans la campagne ou sur la plage et tu te sentais plein de joie.

– Que pourrais-je faire, demandas-tu, pour vous faire plaisir ?

– Vivez de manière à devenir un saint.

Pas moins que cela...

Mais combien de mamans, dans le cours des âges chrétiens, n’auront-elles pas répondu à leurs rejetons en termes identiques ?

Parce que tu avais exercé les professions de juge et d’avocat sans prêter une seule fois le flanc à la critique pour cupidité ou tricherie, admettons que les hommes aient choisi de faire un sort spécial à ta sainteté. Advocatus et non latro. « Il était avocat et pourtant il n’était pas voleur », a-t-on dit de toi dans tout le pays et depuis longtemps la méfiance et le dédain populaires à l’égard des tribunaux et des prétoires avaient osé se condenser dans une formule terrible : « Summum jus, summa injuria... »

Encore aujourd’hui, dans les écoles, le maître ne sourit-il pas quand l’élève récite une certaine fable où paraît

« Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras... »

Mais quoi, ô grand saint Yves, il a toujours existé aussi des juges et des avocats intègres. Et on ne les a pas canonisés. Tu plaidais justement, tu rendais de justes verdicts, parce que tu étais un saint, mais la sainteté n’avait pas jailli en toi d’une science théorique ni pratique de la justice, elle venait en toi de beaucoup plus loin et de beaucoup plus profond.

 

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Avant le juge strict et l’avocat vertueux, après l’enfant docile aux suggestions maternelles, il me semble que je t’aperçois, adolescent réfléchi, engrangeant les impressions fécondes. Autour de toi, dans la prolifique Bretagne armoricaine, naissaient et croissaient indéfiniment des chrétiennes et des chrétiens, mais toi tu ne te contentais pas de subir l’admirable beauté des paysages ni de vivre au jour le jour, avec plus ou moins de zèle, le calendrier liturgique, déjà tu connaissais un autre royaume auquel tu accédais en t’envolant de celui-ci et tu allais rejoindre la cohorte des saints et des saintes nés dans ton pays ou venus d’ailleurs y mourir, les Guénolé, Corentin, Efflam, Gouesnou, Tugdual, Ildut, Rivoal, Gildas, Léonor, Brieuc, Thégonnec, Maudez, Miliau, combien d’autres et d’autres qui tous n’ont pas reçu des juridictions compétentes les diplômes de sainteté – tu n’avais garde d’y songer davantage : il n’existe pas de demeures sans fondations et le pays chrétien que tu trouvais sous tes yeux, tu savais de science immédiate que tu devais en rendre hommage, après le Christ, à des allumeurs, des continuateurs de chrétienté, de rudes hommes merveilleusement pieux dont tu n’avais pas à éplucher les mérites. La sainteté cela existait pour toi de manière évidente, comme la foudre, comme l’arbre que le vent fracasse ; encore plus évidente même...

Et Shakespeare n’a pas existé, n’est-ce pas ? Et des deux frères Corneille, c’était Thomas le génie, hein, au lieu de Pierre ?

Les enfants aiment à jouer avec les trousseaux de clefs, qui libèrent entre leurs mains tout un joyeux cliquetis. Les clefs sont aussi des objets graves et toi l’adolescent Yves Hélory tu ne jouais pas avec celle du monde, que soudain tu te sentais confiée. Car, immédiatement, tu tirais les conséquences. Qui voit dans une lumière aussi crue la sainteté sous-tendre le monde, celui-là doit conclure un pacte avec elle.

 

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Parce qu’Yves était Breton et que la renommée veut les Bretons têtus, facilement les gens raisonnent comme si sa sainteté fut d’abord une affaire de volonté tenace. L’ascèse à laquelle il se plia corps et âme, quelle discipline de fer n’exigeait-elle pas ! Pour se priver à ce point de nourriture et de sommeil, pour accepter si bien les poux et la vermine, sans que jamais dans cette mécanique de pénitences le moindre rouage semblât grincer, toute entorse au régime se justifiant par les exigences les plus hautes...

L’intelligence mystique et l’amour ont cependant, bien avant la volonté, entraîné cette âme. Ce n’avait pas été une affaire de volonté que de voir en fermant les yeux le flux de sainteté qui circulait dans le monde, ce n’en fut pas une davantage que d’arriver, avec tant de sage raison, à augmenter peu à peu la dureté de l’ascétisme.

Il est là, semble-t-il, tout le drame de l’opposition brutale entre les deux enfants de Tréguier les plus célèbres, Ernest Renan, Yves Hélory de Kermartin. L’un et l’autre, jeunes clercs bretons, ils avaient, presque au même âge, quitté leur province et gagné la capitale afin d’y poursuivre leurs études – bons chrétiens tous deux, pouvait-on croire, et si l’on avait dû donner la palme à l’un on l’eût offerte à Ernest Renan dans sa tenue de séminariste. Et cependant !... Car celui-là n’était que du beau sable subtil, tandis que le premier c’était vraiment du roc. Sa foi chrétienne, qui avait très profondément fait sa souille, ne chasserait jamais. Avec lui, à côté de lui, toute une troupe de saints avance dans les rues et dans les salles d’études. Qu’est-ce que cela eût signifié, les doux prestiges du scepticisme et de l’orgueil ?

Au moment d’aborder la prêtrise, Renan découvre qu’il a cessé de croire et, loyalement, abandonne le séminaire. Étrange confrontation des âmes ! Des siècles auparavant, Yves de Tréguier, qui avait reçu tous les ordres mineurs, retardait l’ordination année après année (il faudra toute l’insistance d’un évêque pour vaincre ses scrupules) ; mais avec lui, si l’on peut dire, il s’agissait d’un excès de foi. Il ressentait comme une peur de devenir un saint. L’humilité n’exigeait-elle pas d’assister toujours à la messe des autres.

Douillet Renan, il te va mal de plaisanter la larme à l’œil sur les chanoines de ton enfance et de ta jeunesse ! « Que l’homme est petit quand on le contemple du haut de la Mer de Glace ! » écrivait M. Perrichon. « Comme les saints bretons sont petits quand on se les rappelle du haut de l’Acropole ! » entend M. Ernest Renan, dont la plume empanachée trace les mots fameux « le linceul de pourpre où dorment les « dieux morts »...

Contre l’humilité il y a belle lurette dans l’histoire du monde que le soi-disant scepticisme a déclaré forfait. Renan écrit le mot linceul ? Quand ce serait du haut de l’Everest il n’apparaît pas comme petit le saint breton en train de coudre le linceul d’un clochard lamentable que tous ses camarades ont abandonné comme trop puant.

 

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Successeur et contemporain d’une foule de saints, Yves le couseur de linceuls préfigure aussi un Vincent de Paul et un Curé d’Ars. En vérité, c’est un très grand saint et, si le secret définitif de sa sainteté repose en Dieu, il en passe tant de joyeux et d’émouvants reflets dans de nombreuses anecdotes de son existence que notre époque moderne, avide de voyants détails, peut constamment venir à lui. Ceux qui l’approchaient se sont montrés plus d’une fois incapables, comme nous le serions nous-mêmes, d’imiter ses macérations, mais presque toujours ils ont chanté ses louanges.

Jusqu’à la consommation du temps on pourra évoquer les pleurs que versait un vicaire de M. le Recteur Yves Hélory un jour de disette où son maître avait donné aux pauvres tout le pain du presbytère. Pleurs d’énervement dus à la faim d’un homme en bonne santé, à l’irritation d’un inférieur qu’on ne consulte pas, pleurs dus aussi, n’est-il pas vrai, au sentiment délicat d’une faiblesse : le jeune prêtre a reconnu qu’il n’est pas un saint et tout de même il en souffre... Nous retrouvons ici l’atmosphère d’une discussion fameuse entre Marie et Marthe.

La veille de sa mort, malgré son terrible épuisement, Yves avait tenu à dire la messe. L’intensité de sa vision mystique était si grande. Jamais il n’avait pu célébrer le sacrifice jusqu’au bout sans avoir les yeux pleins de larmes... Haletant, il descendit de l’autel, appuyé sur l’épaule d’un autre prêtre. Une femme était là. Elle arrivait au dernier mois de sa grossesse et demandait que saint Yves l’entendît en confession. Elle voyait bien qu’il n’en pouvait plus mais puisque c’était un saint elle devait l’appeler encore. Et il n’eut même pas l’idée de sourciller. Il entendit en confession cette femme qui allait donner la vie, avec autant de patience que lors des grandes fêtes il se rendait à pied pour prêcher la parole de Dieu dans toutes les paroisses des environs qui réclamaient sa présence.

Peut-être ne se considérait-il pas comme un grand jeûneur du fait qu’il s’accordait, au dîner de Pâques, le droit de manger un œuf ? Et parfois d’ailleurs il en mangeait deux, soulignent les chroniqueurs... Délicieux humour des saints. Vous voyez bien, semblent-ils murmurer sans cesse, que nous sommes comme tout le monde. En vérité nous sommes tellement gourmands que nous nous trouvons capables, un jour de l’année, de manger deux fois plus de nourriture qu’il ne nous en faut...

Et tout de même dans une occasion il a également perdu patience. Lui, la patience même : il n’acceptait de défendre que les justes causes, dès lors il se laissait copieusement traiter de coquin et de truand par ses adversaires du tribunal sans répondre que par de braves sourires et une simple remarque de bon sens : « Toutes ces insultes ne vous donnent pas raison... » En la circonstance le sang se révéla plus vif. Les agents fiscaux du roi de France Philippe le Bel, qui avaient reçu pour mission de prélever des taxes en nature sur les biens d’Église, avaient pénétré dans Tréguier. Saint Yves savait cela et, chaque nuit, il allait dormir par terre dans la cathédrale pour empêcher qu’on n’en pillât le trésor. Et ne voilà-t-il pas qu’il entend hennir le cheval de l’évêque ? Il comprend qu’on veut le saisir, il se précipite, et cette fois-là il y eut un grand saint breton qui se battit avec un agent du fisc. Et victorieusement.

Mais pas de démagogie ! Dans la liste des amis possibles du grand saint Yves aucun numerus clausus ne doit jouer et de tous les pays de la terre, aujourd’hui, des gens viennent à Tréguier pour visiter la patrie d’Yves Hélory et prier près de son tombeau ; veuille seulement l’amitié des pèlerins tâcher de s’approfondir ! Le maître de justice que l’on vénère à Tréguier avait contemplé la gloire de Dieu.

 

 

Henri QUEFFÉLEC, Saint Yves.

 

Recueilli dans Les saints de tous les jours de mai, 1958.

 

 

 

 

 

 

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