Alice de Chambrier 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eugène RAMBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

C’était il y a dix-huit mois, en 1882, au plus chaud de l’été. Réfugiés à la montagne, loin des chemins familiers aux touristes, nous entretenions peu de rapports avec les habitants de la plaine. Nous passions des journées entières sans voir d’autres êtres vivants que les montagnards nos voisins. Encore étaient-ils peu nombreux et nous honoraient-ils rarement de leurs visites. Il leur fallait quelque occasion, de l’herbe à faucher ou du foin à serrer. Un jour, après midi, on signale un visiteur, un monsieur, qui coupait par la prairie. C’était toujours un évènement. Grande fut la surprise quand on reconnut un honorable particulier de la bonne ville de Lausanne, un libraire-éditeur, s’il vous plaît, M. Arthur Imer, un libraire aimant les livres, ce qui est moins commun et plus méritoire qu’on ne pense. Il y eut, je dois le dire, un moment d’effroi, bientôt dissipé. Il ne venait point chercher de la copie en retard ; il venait tout simplement causer d’un projet qui lui tenait fort au cœur et qui déjà était en voie d’exécution. M. Imer préparait l’anthologie des poètes de la Suisse romande qu’il devait publier quelques mois plus tard sous le titre de Chants du pays. Une concurrence s’annonçait. Les sociétés de Belles-Lettres des cantons de Genève, de Neuchâtel et de Vaud allaient de leur côté publier un recueil tout semblable sous un titre non moins alléchant : En pays romand. Il semblait dur d’abandonner à d’autres l’honneur et le bénéfice d’un rêve longtemps caressé, et cependant pouvait-on raisonnablement entrer en lutte contre des rivaux aussi redoutables ?

Ce serait un métier bien délicat que celui de donneur de conseils s’il y avait des gens pour les suivre. Mais cela arrive si rarement que ce métier, en apparence si dangereux, est en réalité un des plus innocents qu’il y ait au monde. Je crus cependant devoir réserver, comme n’étant point de mon ressort, une partie de la question. Il est certain que deux livres trop semblables de sujet, d’intention et de plan, publiés ensemble, se nuisent toujours, surtout quand le marché est restreint. Le meilleur des deux ne se vendra pas autant que ne se serait vendu le moins bon, isolément. Un homme d’affaires pouvait seul se rendre un compte exact de la différence. Ceci abandonné à la sagacité de l’honorable visiteur, je lui développai une théorie dont le point essentiel était que les deux publications ne pouvaient que se compléter et se faire désirer mutuellement. « Les sociétés de Belles-Lettres, lui disais-je, ont vu passer dans leur sein une multitude de poètes, ou de jeunes gens qui s’essayaient en poésie. Elles ont dans leurs archives de quoi remplir des volumes de vers. Elles fouilleront cette poussière, et en exhumeront ce qui mérite d’être exhumé. Ce travail, que seules elles peuvent faire, assure un avantage à leur recueil. Il aura pour plusieurs un intérêt de souvenir ; il aura pour le pays tout entier un intérêt historique que le vôtre ne saurait avoir au même degré. Il faut vous y résigner, sauf à chercher quelque compensation. Vous en trouverez une dans le fait que vous êtes seul : seul signifie libre. Or il n’y a de choix sévères que ceux qui sont libres. Les sociétés de Belles-Lettres sont trois. Elles ne sauront pas faire les sacrifices indispensables. Elles auront l’abondance, vous aurez le choix. Au moins vous sera-t-il plus facile de vous régler sur le goût actuel... Il n’est pas même certain qu’elles aient l’abondance. Les sources où elles ont le privilège de puiser ne sont pas toutes les sources ; il en est d’autres qu’elles négligeront, je parie. Ces jeunes gens ont des sœurs, des mères, des aïeules qui font ou qui ont fait des vers aussi bons que les leurs. Croyez-vous qu’ils s’en doutent seulement ? Vous verrez qu’il ne manquera à leur recueil qu’une chose, la femme ! »

Les deux volumes ont paru et chacun a pu en faire la comparaison. Mal placé pour la critique, plus mal encore pour l’éloge, je ne la tenterai pas une fois de plus. Mais il me sera permis de constater que, d’une manière générale, l’évènement m’a donné raison ; du moins a-t-on entendu dire de toutes parts que les deux recueils se complétaient, et qu’il eût été dommage que l’un empêchât la publication de l’autre. Peut-être aussi mes amis de Belles-Lettres ne s’offenseront-ils pas si je constate combien d’ailleurs ils ont justifié mes prévisions. Sur cent soixante-huit morceaux, j’en compte cinq, pas davantage, signés d’un nom féminin.

J’aurais tort, au reste, de revendiquer une part quelconque dans l’avantage que s’est assuré M. Imer en accordant aux dames une place plus proportionnée à leur mérite. Il y était décidé avant toute apparition sur notre montagne. On le vit bien quand il déballa les vers dont ses poches étaient bourrées. Il en apportait de toutes mains, n’ayant pas craint, dans sa hardiesse, de s’adresser aux jeunes gens, aux très jeunes gens, en même temps qu’aux dames. Il voulait prendre sa revanche par l’actualité ; il voulait avoir pour lui la poésie de l’avenir. Je fis ou refis connaissance, en l’écoutant, avec nombre de poètes, dont plusieurs n’avaient encore rien publié. Ce fut pour la première fois que j’entendis des vers de M. Ch. Fuster qui, à peine âgé de dix-sept ans, devait s’acquérir une célébrité précoce en remportant le premier prix dans le concours ouvert par la ville de Château-Thierry pour le meilleur éloge de La Fontaine. Je ne connaissais rien, non plus, de M. Ad. Ribaux, qui a publié dès lors, tout dernièrement, un volume de poésies très dignes d’être remarquées. M. Henri Warnery m’était plus familier. J’avais eu déjà l’occasion d’admirer son vers souple, large, enlevé. Une autre connaissance, que nous étions heureux de renouveler, ou plutôt de continuer, était celle de cette aimable dame dont le nom se dérobe sous des initiales (M. M.), et à qui l’on doit une si heureuse traduction du chef-d’œuvre d’Uhland : La fille de l’hôtesse. Ses vers se présentent sous les deux aspects de la grâce et de la force. Ce jour-là, ce fut le tour de la force.

 

          J’aime le cœur viril, j’aime l’âme vaillante,

          J’aime que sans fléchir chacun porte sa croix,

          Et quand l’âpre douleur rend la foi chancelante,

          J’aime qu’au Seigneur seul on élève la voix.

 

La personne qui a écrit cette strophe n’est plus une jeune fille ; elle a eu le temps de faire l’expérience de la douleur ; mais je serais bien surpris si elle n’avait pas, au fond, le cœur aussi jeune que tous les jeunes gens que nous venons de nommer. Voici M. Fuster, par exemple, qui a dix-sept ans, et qui se donne toutes les peines du monde pour faire croire qu’il en a cinquante. Il joue à merveille la grande expérience. Par un autre miracle, plus touchant, Mme M. M., qui pourrait être sa mère, n’a besoin de se donner aucune peine pour avoir dix-sept ans en poésie.

Au milieu de ces lectures variées, nous entendîmes des vers qui commandèrent aussitôt l’attention. Pour le coup, la voix était jeune et sonore. Qu’on en juge :

 

          Nous avons beau mêler tous les arts aux sciences,

          Nous n’atteignons jamais à tes magnificences,

          Ô nature, si grande et si simple à la fois !

          Nous demeurons vaincus par tes divins modèles ;

          Nos temples, nos palais, nos œuvres immortelles

          Ne valent pas le dôme immense de tes bois.

 

          Les plus belles couleurs, par l’homme préparées,

          Pâlissent à côté des profondeurs nacrées

          De quelques gouttes d’eau reflétant le ciel pur.

          La moire qui chatoie et les fines dentelles,

          La gaze, le satin n’égalent pas les ailes

          D’un papillon brillant qui se perd sous l’azur.

 

          La vapeur que l’on voit dans une course ardente

          S’élancer en jetant dans l’air sa voix stridente,

          Coursier nourri de flamme et d’un geste dompté,

          Ne peut suivre l’oiseau dont le vol se balance

          Et qui, sans déchirer l’harmonieux silence,

          Traverse en un instant la bleue immensité.

 

          Les milliers de flambeaux à la clarté sereine

          Que l’électricité, cette nouvelle reine,

          Prête au génie humain pour combattre la nuit,

          Valent-ils un rayon du soleil qui s’épanche

          Sur un ruisseau qu’il dore à travers une branche,

          La lune des beaux soirs, et l’étoile qui luit ?

 

          Tous les dogmes hardis, les ténébreux systèmes

          Inventés à plaisir par les hommes eux-mêmes

          Et qu’on voit ici-bas dominer tour à tour,

          Peuvent-ils égaler cette croyance auguste

          D’un Dieu qui doit punir, car il est saint et juste,

          Mais qui sait pardonner, parce qu’il est amour !

 

De qui pouvait être ce morceau ? En vain nous cherchions, il n’était de personne à nous connu. Ce fut par M. Imer que nous entendîmes pour la première fois le nom de l’auteur, Mlle Alice de Chambrier.

Il est des vers, même de fort beaux vers, qui ne donnent pas une très grande envie de faire connaissance avec la personne qui les a écrits. Ainsi en est-il des vers prolixes, abondants, surabondants, dont l’intarissable éloquence suppose, au moment de la composition, un état d’excitation fiévreuse, plus ou moins factice. En lisant Lamartine, on se dit que dans le commerce journalier il n’était pas, il ne pouvait pas être ce qu’il était en poésie. Les vers trop travaillés, façonnés, martelés, ciselés, produisent une impression semblable : on soupçonne quelque désaccord entre l’homme et l’artiste. On lit Éloa sans demander à voir Alfred de Vigny. Théophile Gautier n’exerce pas davantage une attraction personnelle. On ne regrette guère de ne l’avoir pas connu. Peut-être lui fait-on tort. Si j’en crois ce qu’on m’en dit, il était meilleur à voir dans l’abandon, dans la verve de la conversation, que sous le costume trop arrangé de ses vers chatoyants, très naturels parfois, mais naturels par art. Il n’y a que les vers naturellement naturels qui inspirent le désir de nouer amitié avec l’auteur. Jamais, je l’avoue, en aucune occasion, je n’ai éprouvé ce désir plus vivement que pour Mlle de Chambrier. Faire cet aveu, c’est caractériser son talent. Notre impression fut toute semblable à celle que, plus tard, M. Sully Prudhomme devait si bien exprimer : « L’accent est toujours si vrai, si intime, si touchant dans les poésies de cette pauvre enfant, qu’on y sent son âme comme à nu, et c’est une riche et belle âme. »

Ce plaisir, je me le promettais pour la saison brumeuse. Une excursion à Neuchâtel, depuis longtemps projetée, devait, – je l’espérais du moins, – m’en fournir l’occasion. Le moment approchait, et ma curiosité, toute d’admiration, augmentait chaque jour. De nouveaux échos répétaient le nom de l’aimable poète, et chaque fois qu’il était prononcé il en devenait plus sympathique. Tout à coup, le 22 décembre 1882, comme je parcourais d’un œil distrait le journal du soir, mes yeux tombèrent sur un entrefilet ainsi conçu : « On annonce de Neuchâtel la mort de Mlle Alice de Chambrier, connue par diverses productions littéraires. »

Ce n’était que trop vrai. Trois jours de maladie l’avaient brusquement enlevée. La veille de sa mort, elle corrigeait encore les épreuves de ses vers pour les Chants du pays. Une semaine après, le volume était en vente, avec sept morceaux de Mlle de Chambrier. Il n’en fallut pas davantage pour faire de ce nom un nom presque populaire, au moins dans tous les cercles de notre pays où l’on se préoccupe des choses d’ordre littéraire. On ne savait rien d’elle encore, sinon qu’elle composait des vers admirables, qu’elle avait vingt-et-un ans et qu’elle était morte. C’était toute sa biographie, qui rappelait douloureusement d’autres biographies de poètes également courtes et tragiques. On n’en attendait que plus impatiemment une publication prochaine. Elle vient d’avoir lieu, préparée par les soins de M. Philippe Godet, à la prière et avec l’aide de la famille. Personne n’était mieux placé pour s’acquitter de ce pieux office. Appelé auprès de Mlle de Chambrier, pour la diriger dans ses études et dans ses premiers travaux littéraires, il l’avait initiée à tout ce qui, dans la versification française, ne s’enseigne complètement ni par l’oreille ni par l’instinct. Il l’avait vue grandir et se former. Non content de réunir celles de ses poésies qui lui ont paru dignes d’être conservées, il les a fait précéder d’une notice biographique, discrète comme il convenait, mais suffisante et pleine d’intérêt. Aujourd’hui, on peut le dire, Mlle de Chambrier est connue. On a deux images d’elle, deux portraits : celui de la notice et celui qu’elle a tracé elle-même dans ses vers. Ces deux images se complètent. Et plus on les considère, plus le regret de cette mort précoce devient amer et douloureux. Il n’y a pas à le contester : c’est un grand talent qui a disparu ; c’est une belle âme qui nous a été subitement et, semble-t-il, traîtreusement enlevée. Les personnes capables de comprendre ce qu’est une perte pareille ne sont peut-être pas très nombreuses. Mais combien de fois n’a-t-on pas parlé de deuil public, de deuil national, à propos de gens qui n’ont pas fait pour l’honneur et pour le bien de leur pays la centième partie de ce qu’on pouvait attendre de cette pauvre enfant ?

 

 

II

 

Née le 28 septembre 1861, Alice de Chambrier est morte le 18 décembre 1882, âgée, par conséquent, de vingt-et-un ans, deux mois et vingt jours. Elle avait dix-sept ans, nous dit-on, lorsqu’elle donna les premiers signes, non équivoques, de sa vocation poétique. On cite, parmi ses plus anciens vers, un poème de l’Atlantide, qu’elle écrivit à titre de composition, étant encore élève de l’école supérieure des jeunes demoiselles. Il fit bruit, et Mme Ernst le lut, sans nommer l’auteur, dans une de ses séances de déclamation. La description finale dut être fort applaudie.

 

                                       Quand vint le jour naissant,

          Tout avait disparu ; rien que la mer immense ;

          À l’horizon, partout, un horrible silence ;

          Sur les vagues encor quelques tristes débris...

          Et, comme un point perdu dans le vaste ciel gris,

          Fuyait un aigle noir, et son aile rapide

          Effleurait les grands flots où dormait l’Atlantide.

 

Il est impossible que ce soient là les premiers vers de Mlle de Chambrier ; mais peu importe ; ce sont les premiers, paraît-il, qui aient fait quelque sensation. Plus tard, après sa sortie de l’école supérieure, elle obtint de son père la permission de se vouer tout entière à un travail conforme à ses goûts et aux aspirations de plus en plus ardentes de son talent. Ce fut le grand évènement de sa vie. À partir de ce jour, elle ne cessa, pour ainsi dire, de travailler.

 

Elle trouvait toujours les journées trop courtes, nous dit M. Godet, et il fallait presque l’arracher à ses occupations ; retenue quatre mois dans sa chambre à la suite d’une blessure qu’elle s’était faite au talon dans une course alpestre, elle se trouvait si heureuse de pouvoir composer à son aise, qu’elle eût voulu, disait-elle, arrêter le temps qui s’écoulait trop vite. Elle semblait écrire à la tâche, comme si elle eût pressenti que le soir viendrait tôt.

 

Ce débordement d’activité créatrice s’est répandu dans tous les sens et s’est appliqué à tous les genres. Le compte de ce qu’elle avait écrit – on peut le voir dans la notice de M. Godet – est curieux, presque effrayant : trois tragédies en cinq actes, deux comédies en trois actes, une en deux, quatre nouvelles, un roman en deux forts volumes, et enfin cent soixante-quinze pièces de poésie fugitive, parmi lesquelles nombre de poèmes d’une certaine étendue. Ce dernier article représente à lui seul plus de quinze mille vers, à quoi il faut encore ajouter un drame en vers : Le serment d’Isolde, dont deux actes seulement sont achevés, et un long roman historique : Le châtelain de Bevaix, dont Mlle de Chambrier a écrit les dernières pages peu de jours avant sa mort.

Une si prodigieuse fécondité prouve une vocation littéraire positive, indiscutable, impérieuse. Rien de plus commun que les demi-vocations, les vocations d’amateurs. La vocation d’auteur est plus rare. L’amateur a coutume de rouler une infinité de projets ; il n’éprouve pas le besoin d’aller jusqu’au bout de son idée, de la soumettre à l’épreuve dernière, seule décisive, l’expression écrite. Il la caresse en rêve, il en aspire le parfum ; il s’en grise parfois ; mais au moment où il semble n’avoir plus qu’à prendre la plume et à écrire, le voilà qui est parti. Il s’agissait de traiter une question philosophique ; allons donc ! c’est l’art maintenant qui l’occupe exclusivement. Vous le suivez sur le terrain de l’art, il n’y est plus. Oh ! l’heureux flâneur ! Entre lui et ses pareils, ils forment l’élite du public, l’aristocratie du goût, et leur rôle, peut-être, est de tenir haut la dragée aux auteurs proprement dits. Ils ont raison. Mais ce qui fait qu’un auteur représente quelque chose de plus que tous les amateurs réunis, c’est ce besoin qu’il éprouve, positif, irrésistible, de faire accomplir à une pensée tout le cycle de son évolution. Ce besoin est le signe même de la vocation. Il fut visible chez Mlle Alice de Chambrier. Elle était née auteur.

Parmi tant de compositions, en prose ou en vers, il doit s’en trouver beaucoup qui n’ont de valeur qu’à titre d’exercices ; mais il ne doit rien s’y trouver qui ne porte un cachet particulier de grâce et de distinction. Ce qui y est plus rare, c’est ce qu’on peut envisager comme définitif :

 

Elle acceptait avec une bonne grâce d’enfant, dit M. Godet, toutes mes observations ; elle corrigeait, recorrigeait et retravaillait ses vers jusqu’au moment où je me déclarais satisfait ; alors, l’œil brillant de plaisir, elle transcrivait la pièce ainsi achevée dans un livre spécial, un beau livre recouvert de peluche vieil or. – Est-ce pour la peluche ? demandait-elle ; ce qui voulait dire : Êtes-vous absolument content, ne trouvez-vous plus rien à reprendre ? – Eh bien, continue M. Godet, ce volume, je l’ai sous les yeux ; je viens de le feuilleter encore : il ne contient pas plus de quatorze pièces.

 

Ce triage sévère fait honneur au jugement de Mlle de Chambrier. M. Godet n’a pas cru devoir imiter cette rigueur. Aux quatorze morceaux de la peluche, il en a ajouté trente-six, et il a bien fait. Nous pouvons ainsi jeter un coup d’œil sur le travail qui s’est accompli chez Mlle Alice de Chambrier ; nous pouvons nous faire une idée du chemin parcouru et des progrès accomplis.

La plus ancienne pièce du recueil est datée du 2 juillet 1879. Elle a pour titre : Pourquoi mourir ? C’est une fourmi qui pose cette question à une rose. La rose s’excuse et renvoie la fourmi au chêne. Le chêne n’en sait pas plus long que la rose. « Adressez-vous au nuage, dit-il, il voit plus loin et de plus haut que moi. » Le nuage s’en rapporte à la lune, la lune au soleil, le soleil aux étoiles ; mais les étoiles ne sont pas mieux instruites que le soleil, la lune, le nuage, le chêne et la rose, et quand elles entendent la question de la noire fourmi rôdant à la brune, elles lui répondent du haut du ciel :

 

          « Demande à Dieu, lui seul est éternel. »

 

Cette pièce nous reporte évidemment à une époque où M. Godet n’assistait pas encore Mlle de Chambrier de ses précieuses directions, ou s’il le faisait déjà, il venait à peine de commencer, sans doute. On y trouve des fautes positives, contre les règles élémentaires de la versification. L’alternance des rimes masculines et féminines n’est pas rigoureusement observée :

 

          La fourmi s’en alla vers le chêne géant :

          « On doit savoir beaucoup, chêne, quand on est grand,

          Dit-elle, réponds-moi, pourquoi faut-il mourir ?

          Il serait si beau d’être et de ne point finir ! »

 

La même inexpérience se fait sentir dans des expressions d’une familiarité par trop négligée :

 

          Comment saurais-je ça ?

 

dans des images contraires à toutes les habitudes, à tous les instincts de la langue :

 

          Le nuage pleura : « Va demander plus haut... »

 

ou enfin dans des tournures embarrassées, chargées de locutions conjonctives, qui mettent à nu l’appareil logique – ou illogique – d’une phrase incorrecte :

 

                                                 Il te dira peut-être

          Pourquoi, s’il faut mourir, il faut quand même naître.

 

On le voit, les éléments font défaut. Mais le talent naturel se fait jour au travers des obstacles ; tantôt il les tourne avec une adresse déjà merveilleuse ; tantôt il les enlève de front. Les vers manqués sont rachetés par des vers trouvés, comme il n’en vient qu’aux poètes, et malgré les incorrections et les gaucheries, l’idée, en fin de compte, se trouve exprimée avec clarté, charme, grandeur.

Tournons un feuillet ou deux, et nous rencontrerons un autre morceau, de onze mois postérieur : La maison abandonnée. Il n’est plus question ici de fautes de versification, sauf le mot ruiné qui est mal scandé ; mais l’éducation du jeune poète est encore loin de son terme. Il s’agit d’une maison qui n’est plus habitée, d’un « logis » désert.

 

          On dit qu’il est humide et par le temps ruiné :

          Nul n’a compris, hélas ! qu’il se désole, et pleure

          Tous les êtres chéris qui l’ont abandonné !

 

La pensée mère du morceau est de donner à un objet inanimé la vie de l’âme. Ce ne sont pas les habitants qui regrettent la maison, c’est la maison qui les regrette, et toutes les avaries que le temps lui fait subir sont hardiment transformées en une décadence causée par le chagrin. C’est une métaphore, une sorte de mythe ou d’allégorie, je ne sais au juste quel nom lui donner, fondé sur une transposition des rôles naturels. Mais pourquoi, si l’on veut que je m’associe à ce hardi caprice de l’imagination, pourquoi me le présenter sous une forme didactique, comme s’il s’agissait de l’explication d’un phénomène : nul n’a compris que... etc. ? Ce n’est pas ainsi que V. Hugo, le seul poète auquel on attribue une influence profonde sur Mlle de Chambrier, le seul qu’elle imite parfois, passe de l’image au fait, de la réalité au symbole. Quand il nous a montré les murailles de Jéricho renversées, il ne dit pas : ceci prouve que... ou ceci doit nous faire comprendre que... ; il s’arrête un instant, se recueille ; puis, montrant de la main les remparts abattus, il adresse à d’autres clairons que ceux des Israélites, aux clairons éternels, ce commandement suprême :

 

          Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée !

 

Voilà comment on aborde une allégorie, comment on attaque un symbole : on ne les propose pas, on les pose.

Timidement introduit, le symbole ne paraît pas, en lui-même, très heureux, ou tout au moins n’est pas heureusement présenté. La première chose que fasse la maison abandonnée est de pleurer et de se désoler. Une maison qui se désole ! Qu’on se figure Alceste rencontrant une métaphore pareille dans le sonnet d’Oronte ! Dans le second couplet, nous assistons aux progrès d’un lierre qui a couvert la maison d’un manteau de verdure. Pourquoi ? parce que – encore une explication – il faut en voiler la douleur, parce que nul œil indifférent ne doit voir la blessure qui la ronge lentement jusqu’au cœur. Le cœur de la maison, cœur rongé par une blessure ! En se détaillant, l’image aboutit à des impossibilités de plus en plus criantes. Puis le vent se lève, les murs craquent, ou plutôt, – car en attaquant l’idée avec plus de hardiesse, je la rends déjà moins invraisemblable, – on nous informe qu’on a souvent entendu les murs craquer, la nuit, au souffle de la tempête, et qu’alors

 

          La maison sent la mort qui passe sur sa tête

          Et se dit que peut-être elle a souffert assez.

 

De plus en plus fort. L’auteur a pris un chemin qui mène à une impasse ; il s’y enferre.

On peut tout obtenir de l’esprit français, à condition qu’on le prenne comme il veut être pris, avec un mélange particulier de hardiesse et de prudence : de la hardiesse pour affronter la difficulté, pour affirmer le symbole, sans hésitation, ni explication ; de la prudence pour ne pas insister, pour ne pas peser et traîner. On dit couramment une maison veuve de ses habitants ; une langue dans laquelle cette image se présente d’elle-même peut sûrement exprimer le symbole d’abandon qu’avait en vue Mlle de Chambrier, mais à la condition de ne pas subtiliser la métaphore par des applications de détail pénibles et laborieuses. Il faut aux audaces de la langue française de l’imprévu, mais de la mesure aussi.

Ceci n’est pas de l’ignorance, c’est un mauvais pli contracté. On n’est pas simple en province, on ne sait pas l’être ; on y minaude toujours ; et plus la province est reculée, plus on s’y éloigne du naturel. Les précieuses de préfectures ne sont rien en comparaison de celles de sous-préfectures ; et c’est dans les villages, non dans les villes, que sont les types les plus parfaits du genre. Nous n’échappons point à la loi générale, dans la Suisse française. Nous sommes provinciaux, mais avec plus d’originalité qu’on ne l’est en France. Nous avons des défauts à nous, qui s’ajoutent à ce manque de simplicité et quelquefois l’aggravent. La Réformation du XVIe siècle, à laquelle nous devons tant de reconnaissance, ne nous a pas fait que du bien ; elle nous a rendus ergoteurs, éplucheurs de mots. Le piétisme du XIXe y a ajouté son mysticisme, et l’influence inévitable de l’Allemagne ne nous a corrigés d’aucun de ces deux défauts, en apparence contraires, en réalité très naturellement associés. Elle a raffiné, sophistiqué notre mysticisme et ne nous a point désappris, il s’en faut, à épiloguer sur les mots. Quelque chose de ces influences diverses apparaît chez presque tous nos jeunes écrivains. Plusieurs ne s’en doutent pas ; rares sont ceux qui, après s’en être aperçus, réussissent à s’en corriger. J’appliquais ces réflexions à Mlle de Chambrier, lorsque, tout à coup, quelques feuillets tournés, je me trouvai en présence de titres déjà connus, Les sphinx, Le soir au village, etc. Il y avait de quoi être promptement rassuré. De la Maison abandonnée au Soir au village, il n’y a guère que quinze mois d’intervalle, et la métamorphose est complète.

 

          Le village s’endort en son lit de verdure,

          Une vague fumée encor monte des toits,

          Un indicible calme envahit la nature

          Et gagne lentement la campagne et les bois.

 

          Un grand nuage rouge égaré dans l’espace

          Jette de longs reflets sur les cieux assombris,

          Puis insensiblement il se fond et s’efface

          Dans le vague brouillard des crépuscules gris.

 

          Tous les vieux paysans, assis devant leur porte,

          Devisent sur leurs champs, sur le temps qu’il fera :

          Le raisin claire un peu, la récolte est très forte ;

          On aura de l’argent lorsque l’hiver viendra.

 

          Les jeunes filles vont promener sous les saules,

          Marchant toutes de front en se donnant la main,

          Tandis que les beaux gars aux robustes épaules

          Malicieusement leur barrent le chemin.

 

          Chacun voudrait pouvoir retenir sa chacune,

          Ce sont de gais assauts qui n’en finissent pas,

          De longs éclats de voix, des rires, et la lune

          Qui passe dans le ciel, sourit à ces ébats.

 

          Et les bœufs tachetés, couchés dans l’écurie,

          Ruminent lentement leur provende du soir,

          Pendant que leurs grands yeux tout pleins de rêverie

          Errent dans l’ombre épaisse et regardent sans voir.

 

Ces deux derniers vers ne sont-ils pas admirables ? Leconte de Lisle, qui en a de si beaux sur le regard des bœufs, n’a pas trouvé mieux. Mais pourquoi s’attacher à un trait ? Ce n’est rien qu’un trait réussi ; il y en a dans les vers de tout le monde, et c’est ordinairement par là que débutent les novices. L’idée d’un morceau leur vient par un mot, souvent par le mot final ; le reste s’arrange comme il peut. Le difficile est que tout vienne également, sinon à la fois, et qu’il n’y ait pas de reste, que l’unité de la pensée et la force soutenue de l’inspiration se fassent sentir dans toutes les parties. En septembre 1881, n’ayant pas encore ses vingt ans révolus, Mlle de Chambrier commençait à triompher de cette difficulté. Le Soir au village en est la preuve. C’est un morceau d’un travail soigné, sans minutie ni recherche. Le mouvement en est rapide, la rime exacte, et l’harmonie toujours correcte dans sa richesse. Les vers sur la maison abandonnée n’étaient que jetés ; ceci est écrit et bien écrit. Presque partout – je dis presque à cause de l’indicible calme, tache imperceptible qu’on découvre à la loupe – presque partout, l’épithète est si juste et s’applique avec un si parfait à-propos pittoresque qu’elle semble faire partie des choses mêmes. Ce village, c’est Bevaix. Tous les détails du paysage, tous les traits de mœurs y sont pris sur le vif. Pas trace du dessin vaporeux et de l’idéalisation sentimentale qui abondent le plus souvent dans les compositions de jeunes filles. La ligne est franche, le contour net, le mot frappé. L’adjectif vague, quoique répété – autre tache imperceptible – n’est pas celui qui tombe avec le moins de précision. Le mot local, le mot du cru, indispensable à l’effet, vient en son lieu, familier sans vulgarité, saillant sans affectation. C’est du réalisme, mais du meilleur, de celui qui aspire à donner à la réalité tout son relief pittoresque.

Si nous en jugeons bien, ce morceau du Soir au village, mis à sa date, septembre 1881, est celui qui marque le progrès le plus décisif dans le court espace de temps où il nous est possible de suivre Mlle de Chambrier. Aussitôt après viennent les chefs-d’œuvre : Confiance, La belle au bois dormant, Les sphinx, Progrès, etc. – Il n’y aura pas dans la suite, dans les quatorze ou quinze mois qui lui restent à vivre, de progrès pareils. On croirait plutôt, vers la fin, non à une baisse, mais à un moment de fatigue. Peut-être n’est-ce qu’une illusion. Plusieurs des derniers morceaux n’étaient sûrement pas définitifs. Rien de plus capricieux, d’ailleurs, que la croissance du talent. Rarement elle suit une marche régulière. Elle a presque toujours lieu par poussées. Il y en eut une, de ces poussées, vers le milieu de 1881. Se rattache-t-elle à quelque évènement qui ait marqué dans la vie de Mlle de Chambrier ? Je n’en sais rien, mais cela n’est point nécessaire. Quand tout est prêt pour l’incendie, une étincelle met le feu. Il n’est pas même nécessaire que cette étincelle tombe en ligne directe du ciel, avec l’inspiration. Une lecture, une conversation, un mot entendu : tout peut y suffire. L’étude, sauf erreur, y fut pour une bonne part. Si l’on en croit M. Godet, Mlle de Chambrier aurait beaucoup plus donné que reçu. Elle lisait peu, nous dit-on ; le travail de la composition l’absorbait. Sa bibliothèque comptait quelques rares volumes. N’importe. Elle a beaucoup reçu. Son vers porte la trace de toutes les préoccupations de l’art actuel, y compris celles de l’école parnassienne. C’est un vers tout moderne, et que je ne puis m’expliquer que par certaines influences dont M. Godet ne parle pas. Celle de V. Hugo, la seule qu’il mentionne, ne suffit point. S’il ne s’en est pas bien rendu compte, c’est, je le suppose, qu’elles se sont exercées en partie par son intermédiaire. Quoi qu’il en soit, ces cinquante morceaux rangés par ordre chronologique, comprenant un espace de trois ans, nous offrent le spectacle d’un progrès immense, d’un progrès qui n’avait plus, semble-t-il, qu’à s’asseoir, à s’affermir, à se continuer dans le détail. On naît poète, on devient écrivain : Mlle de Chambrier, quand la mort l’a surprise, était en bonne voie de devenir écrivain autant qu’elle était née poète.

 

 

III

 

Rien de plus simple que la vie de Mlle de Chambrier telle qu’elle nous est présentée par M. Godet. Elle se partageait, nous dit-il, entre la ville et la campagne. À Bevaix, pendant les longs séjours d’été, elle ne donnait qu’une partie de son temps à l’étude, le reste à la promenade et aux occupations rustiques. À Neuchâtel, en hiver, elle travaillait avec suite et passion, ce qui ne l’empêchait point d’avoir des compagnes, des amies et de prendre part, avec tout l’entrain de son âge, aux plaisirs d’une société où elle était très aimée pour son enjouement et sa gentillesse. Elle n’avait rien de ce qui peut rendre désagréable la femme auteur, aucun étalage de ses goûts sérieux, aucun ton de supériorité, point d’airs rêveurs ou penchés, point de pose : rien que bonhomie et bienveillance pour tous. – C’était une bonne fille, dans toutes les acceptions du mot. – Sa religion consistait, entre autres, en une pratique assidue de la charité. On la plaisantait, dans son entourage, sur son âpreté au gain, tant elle était ponctuelle à encaisser l’argent mignon que lui rapportaient ses petits succès poétiques et les vers publiés çà et là dans divers recueils. Tout s’expliqua lorsqu’on trouva son « livre de pauvres », tenu par doit et avoir, indiquant d’un côté les recettes de la poésie et de l’autre les dépenses de la charité. – Les malades, les déshérités entraient pour une grande part dans ses combinaisons d’avenir. Elle aimait à se représenter qu’elle ne se marierait pas, et d’avance elle arrangeait son existence de demoiselle. Elle devenait châtelaine de l’abbaye de Bevaix, restaurée par ses soins ; et là, elle faisait deux parts de sa vie, comme dans son livre de comptes, l’une pour la poésie, l’autre pour la charité : elle était la providence du pays, la bonne dame aimée de tous, chevauchant à travers la campagne... « Innocente rêverie, s’écrie M. Godet. Il est à penser, ajoute-t-il, que sa vie eût pris un tout autre cours ; mais ce rêve, si noble et si gracieux dans son invraisemblance, cette chimère d’une âme de jeune fille à la fois tendre et forte, m’a paru bien propre à la faire connaître, à la faire aimer. »

Le portrait que nous venons de tracer, ou plutôt de citer – car il est pris trait pour trait et presque mot à mot de la notice de M. Godet – est aussi ressemblant qu’il est caractéristique. Nous n’avons pas connu Mlle de Chambrier, et cependant nous en affirmons la ressemblance. Il ressemble à ses vers, qui sont elle-même.

Les vers de Mlle de Chambrier sont des vers de pensée. Que serait-il advenu si l’amour se fût emparé de cette âme naïve, vierge encore et tout fraîchement éclose ? Elle eût aimé profondément, tendrement, passionnément, et sa poésie en eût aussitôt pris un autre tour et un autre accent. Peut-être ne manquait-il à son talent que cet accident suprême, inévitable, pour achever de se mûrir et pour prendre tout son essor. On a peine à se figurer la puissance qu’aurait acquise un vers tel que le sien si la passion était venue à s’en mêler. Mais l’accident n’a pas eu lieu. Quand elle est morte, elle ne s’était pas donnée ; elle n’avait pas aimé. Aussi, chose rare pour une jeune fille, l’amour est-il absent de ses vers. Elle ne prendra point place, en littérature, après Mme Desbordes-Valmore, Mlle Siefert et tant d’autres Saphos éplorées, anciennes ou modernes. Ses vers, je le répète, sont des vers de pensée. Les plus anciens du recueil, nous l’avons vu, répondent à cette question : Pourquoi faut-il mourir ? Et ce n’est point, de sa part, une simple protestation de la vie contre la mort. Ce n’est pas le cri d’angoisse de la passion qui sent que le temps lui échappe ; c’est une question, une question philosophique, qui revient sans cesse, avec toutes celles qui en sont le corollaire et l’accompagnement indispensable. C’est un problème qu’on voit flotter devant ses grands yeux de jeune fille. Ils en prennent parfois je ne sais quelle fixité inquiétante. On a déjà beaucoup cité et l’on citera beaucoup encore la pièce des sphinx, inspirée tout entière par cette sombre et douloureuse préoccupation de l’énigme de la vie.

 

          Sur les larges degrés des terrasses antiques,

          Près des piliers de marbre et des riches portiques

          Que les reines foulaient de leur pas languissant,

          Les vieux sphinx de granit, aux ailes formidables,

          Se dressaient, regardaient au-delà des grands sables

          Où le rouge soleil met des reflets de sang...

 

          Ils veillent sur les murs de Thèbes aux cent portes ;

          Mais Thèbes, sa grandeur et sa gloire sont mortes...

          De l’immense cité rien ne demeure plus.

          Seuls, ces Titans rêveurs, sous la voûte étoilée,

          N’ont pas encor senti leur puissance ébranlée

          Par le nombre pesant des siècles révolus.

 

          Ils n’ont pas incliné leurs fronts hautains et mornes ;

          On les voit, comme alors, à l’horizon sans bornes,

          Songer, graves, muets, sous l’espace infini.

          Sur leur lèvre immobile erre encore un sourire

          Si triste et si profond que l’on ne saurait dire

          Quel désespoir habite en ces corps de granit.

 

De quoi donc rêvent-ils ? Quels abîmes sondent-ils, ceux du ciel ou de la terre ? Ni les uns ni les autres. C’est à l’homme que songe le sphinx, et c’est l’énigme de la vie humaine qui lui donne ce regard sans mouvement, étrange, hagard, tragique :

 

          Vous poursuivez toujours votre recherche vaine,

          Sans parvenir jamais à sonder l’âme humaine,

          Ce problème éternel que l’on ne résout pas.

 

Ce morceau n’est pas aussi achevé en son genre que celui du Soir au village. La note faiblit parfois ; mais il renferme quelques-uns des plus grands vers que Mlle de Chambrier ait écrits.

Elle a, en effet, le vers grand, grand de cette grandeur que donne la pensée. De quelque côté que nous regardions, si c’est l’esprit qui regarde, nous voyons s’ouvrir des séries sans bornes, celles du temps, celles de l’espace, celles de l’enchaînement des effets et des causes, et l’une des conséquences poétiques de la recherche moderne, dans toutes les directions, a été de les rendre plus constamment, plus immédiatement présentes à l’imagination. Les vers des poètes qui sont réellement de notre temps cherchent à donner l’illusion de ces perspectives illimitées, de cette infinité. De là cet effet de grandeur qui vient de la pensée ; il manque aux poètes du XVIIe et du XVIIIe siècle, il apparaît pour la première fois, distinctement, chez André Chénier : voyez entre autres la Page astronomique. Il n’est point étranger à Victor Hugo, car il y a de tout chez lui ; mais son vers, magistral ou retentissant, s’adapte mieux encore à d’autres effets. S’il en fallait chercher des exemples indiscutables chez les contemporains, je m’adresserais à Alfred de Vigny plutôt qu’à Victor Hugo, et principalement à Leconte de Lisle. Je suis très frappé d’en trouver en bon nombre et d’excellents chez Mlle de Chambrier.

 

          Par le nombre pesant des siècles révolus.

 

Il y en a un autre, non moins caractéristique, à la fin d’une des strophes que nous avons négligées :

 

          Les sinistres témoins des générations.

 

Pour qu’un vers pareil soit possible, avec le sens et l’intention qu’il a ici, il n’a rien fallu moins que le développement moderne de la culture historique. Là est le côté fort, le côté viril de cette poésie d’enfant ; mais la pensée – et c’est ici que la femme reprend ses droits – n’y est jamais à l’état pur. Mlle de Chambrier ignore le travail exclusif de la tête. Toujours l’âme est de moitié dans la production de l’idée. Tout a du souffle chez elle, tout jusqu’à l’abstraction ; il y a des larmes dans son raisonnement et des entrailles dans sa logique. Ce cœur ne s’était pas donné, mais la puissance sympathique n’en restait pas sans emploi ; elle se répandait, en attendant de se fixer, sur la création tout entière, nature et humanité. Chacun des mouvements de cette poésie est une aspiration, un élancement.

 

          Je voudrais dans un chant mettre toute mon âme,

          Le rayon du ciel bleu, le parfum des grands bois,

          La force du soleil, la chaleur de la flamme,

          Et toutes les beautés comme toutes les voix.

 

          Mais il faudrait un luth aux cordes plus puissantes :

          Devant ce grand désir, le mien pleure attristé ;

          Tel l’oiseau qui, malgré ses ailes frémissantes,

          Doit s’arrêter vaincu devant l’immensité.

 

          Il aura beau franchir les mornes étendues,

          S’égarer au milieu des horizons nouveaux,

          Effleurer en passant les sphères suspendues

          Dans l’éternelle nuit où tremblent leurs flambeaux :

 

          Si loin qu’il puisse aller en sa course rapide,

          Il ne verra jamais les bornes de l’azur ;

          Jamais son vol hardi n’atteindra dans le vide

          La limite inconnue où finit le ciel pur.

 

Voilà bien l’aspiration moderne, l’élancement dans l’infini. Mais quelle différence entre ce qu’elle est ici et ce qu’elle est chez la plupart des maîtres de la poésie actuelle. C’est pour se fuir eux-mêmes qu’ils se répandent, tandis que cette humble enfant, qui les égale, sans les imiter, ne voudrait que doubler, tripler, centupler les puissances de son être. Les autres sont des égoïstes ; ce qu’ils aiment dans l’infini, c’est le néant ; ils rêvent la fin du monde, ils aspirent au suicide universel. Malheur au pauvre diable qui viendrait les troubler dans leur sinistre rêverie en leur demandant

 

                       humblement, chapeau bas,

          Quelques maravédis !

 

Elle, au contraire, elle veut vivre, elle veut aimer. Sa bénédiction de poète se répand sur tout ce qui existe. Exister est un titre suffisant pour avoir une part dans son cœur, et cette ardeur d’une âme aimante qui emporte l’imagination jusqu’aux limites de l’espace pour y trouver des spectacles à contempler, des mondes à saluer, cette même ardeur la fera descendre aussi, et non pas seulement en imagination, dans les lieux obscurs où se cachent la honte et la souffrance. La dernière sortie de Mlle de Chambrier, la veille du jour où éclata la maladie qui devait l’emmener, fut pour aller porter, en secret, des consolations et des secours à une pauvre femme malade. Les derniers vers qu’elle ait écrits sont un appel à la pitié pour de plus tristes victimes que celles de la pauvreté, pour les victimes du vice. On s’effraie à la pensée qu’une jeune fille va, dans ses vers, effleurer un sujet pareil. Que Victor Hugo y aille par le plus court chemin :

 

          Oh ! n’insultez jamais une femme qui tombe !

 

à la bonne heure !... Victor Hugo est Victor Hugo. Comment fera cette enfant pour le suivre sur ce terrain glissant ? Le fait est qu’elle enlève la difficulté comme s’il n’y en avait aucune, sans même la soupçonner, sans rien déguiser pourtant, parlant net, exprimant toute sa pensée et sans y ternir la blancheur du plus délicat des lis de sa virginale couronne.

 

          J’ai vu dans la fange jaunâtre,

          Au bord du trottoir ruisselant,

          Une plume au reflet d’albâtre,

          Qu’avait perdue un pigeon blanc.

 

Puis elle raconte, dans des vers évidemment inachevés, comment elle a vu cette plume tournoyer dans l’air, pour venir tomber, intacte encore, dans l’ornière boueuse.

 

          Le cœur s’attendrit et s’épanche

          Souvent sans qu’on sache pourquoi :

          L’aspect de cette plume blanche

          Me mit dans l’être un vague émoi.

 

          Elle me fit penser aux âmes

          Qu’un sort triste et mystérieux

          Abandonne aux chemins infâmes

          Où rampe le vice odieux.

 

          C’est comme un ange aux grandes ailes

          Qui les laisserait en passant

          Tomber, hélas ! blanches et frêles,

          Sur notre sol noir et glissant.

 

          Pour les sauver il n’est personne,

          Nul ne les tire du bourbier ;

          La nuit partout les environne

          Et l’orgueil les foule du pied.

 

Ceci la peint au naturel, dans sa bonté, dans sa courageuse innocence, dans la noble et virile activité de sa pensée, et jusque dans les hasards de ses inspirations de poète. Elle est sortie, ne songeant point à ces vers, n’en ayant pas encore le moindre pressentiment. La nature les lui a comme soufflés à l’oreille, en laissant se produire sous ses yeux un incident qui, pour tout autre, n’aurait eu aucune signification. Elle a vu tomber la plume, la jolie plume blanche ; aussitôt mille pensées se sont offertes à son esprit, et d’un premier travail, d’un premier essai d’interprétation, est née la poésie que nous venons de voir. C’est ainsi que les choses se passaient avec elle. Elle avait besoin que la nature lui donnât un motif, un premier mot. Le reste était son affaire. Le moindre ébranlement communiquait à cette âme sensible la vibration poétique. Et le plus souvent, comme dans le cas de la plume, l’imagination trouvait un symbole dans l’incident qui venait de se produire. Ainsi la poésie naissait d’elle-même sur le chemin de la jeune fille, sous ses pas. Elle naissait des moindres circonstances, des plus imprévues, et c’était comme un reflet perpétuel de son existence dans le bleu miroir de l’imagination. Le ruisseau qui, en coulant dans la prairie, réfléchit les fleurs de ses bords, n’obéit pas plus simplement à la loi de sa nature.

La création des symboles est une des plus hautes fonctions de la poésie, et ceux-là seuls en sont capables dont la vocation n’est point douteuse. C’est même le seul indice certain de la vocation. Des poètes de troisième ordre peuvent avoir un accident heureux et rencontrer quelques bons vers. Un sentiment vrai peut tenir lieu d’inspiration, et il n’est pas nécessaire d’être un très grand poète pour soupirer une élégie touchante ou entonner avec succès un cantique enthousiaste. On en a des exemples très concluants. Le discours en vers, plus ou moins réussi, est à la portée de quiconque sait manier le vers. Mais arrêter dans sa marche, par une invocation hardie, l’étoile de l’amour, mais livrer Caïn au regard vengeur de l’œil du remords : voilà qui est d’un autre ordre, voilà qui est d’un poète, qui est la poésie même.

C’est l’instinct naturel et le plus impérieux besoin du talent de Mlle de Chambrier que de créer des symboles. Les feuilles qui tombent en automne, au souffle du vent, sont les illusions dont l’âme se dépouille. Une pendule arrêtée, qui marque toujours la même heure depuis des générations, dans la salle lambrissée d’un vieux château délaissé, lui rappelle qu’il est des âmes fixées dans un souvenir, qui ont vécu, mais qui ne vivent plus, et qui marquent aussi éternellement la même heure. La comète qui s’enfonce dans les profondeurs les plus lointaines de l’espace, ne se laissant point arrêter par les mondes

 

          Qu’elle effleure en passant de sa traîne aux plis d’or,

 

fuyant, fuyant toujours, puis tout à coup se retournant, invinciblement attirée par une étoile qui n’a cessé de la suivre, accourant à l’appel du rayon lointain, se précipitant vers lui avec une rapidité toujours plus vertigineuse, qu’est-ce sinon l’âme humaine qui veut atteindre aux limites des connaissances et qui, dans l’espace où elle se perd, est soudain rappelée par le regard de Dieu ? Et la Belle au bois dormant :

 

          La belle au bois dormant qui, radieuse et pure,

          Dut en son noir castel s’endormir pour longtemps,

          N’est-ce pas ton image, ô superbe nature ?

          Et le beau fils du roi, c’est toi, joyeux printemps !

 

Et ce coursier impatient que le laboureur dompte en l’attelant entre deux bœufs tranquilles,

 

          Qui du matin au soir s’en vont indifférents,

          Sans désirs insensés, sans rêves inutiles,

          Ouvrant droit devant eux leurs yeux mornes et grands...

 

qui ne reconnaîtrait en lui le poète vaincu, dompté par les fatalités de l’existence, le génie

 

          Que la réalité, ce laboureur austère

          Attelle, dédaignant ses plus nobles élans,

          Entre l’indifférence et la rude misère,

          Ces bœufs puissants et lourds qui s’en vont à pas lents.

 

En vérité, je ne trouve rien plus souvent que des symboles dans les vers de Mlle de Chambrier. Tous ne s’adaptent pas avec le même bonheur, quelques-uns sont trop détaillés, trop expliqués ; ils tombent dans l’allégorie. Mais quand on les voit si nombreux, et la plupart si justes, si frappants, on ne peut s’empêcher d’admirer la richesse et la beauté de cette jeune imagination. Deux mondes étaient devant les yeux du poète, déroulant leurs perspectives infinies, celui de la nature et celui de Pâme, et de l’un à l’autre ce sont des reflets, des rayons renvoyés et rendus, des transpositions qui ne cessent pour ainsi dire pas. Je ne connais pas d’exemple, chez aucune nature de poète, d’une correspondance aussi rapide, d’une simultanéité aussi parfaite entre la sensation et l’idée, entre l’idée et l’image, en un mot entre l’ordre physique et l’ordre moral.

 

Ainsi débutait Mlle de Chambrier, car ce ne sont là que des commencements, des espérances qui ont été moissonnées dans leur fleur ! Mais ne voit-on pas ce qu’annonçaient de semblables prémices, quelle richesse, quelle magnificence de développement promettait cette nature si forte et si complète, si ardente et déjà si équilibrée, qui unissait à toutes les délicatesses de la sensibilité féminine la ferme volonté d’une âme virile et le coup d’œil assuré d’une haute intelligence ? Et de cet avenir, de cette gloire, de cet enrichissement pour tous, de ce rafraîchissement de poésie, de cette source déjà jaillissante qui eût abondé de plus en plus en grandes pensées, en harmonieuse éloquence, il ne reste qu’un nom sur une tombe et un petit livre que des amis se passent discrètement de la main à la main. Encore une fois, écartons cette idée ; la résignation est trop difficile. Que dire d’ailleurs qui ne soit monté à l’esprit de chacun ? Il y a un nom de plus à inscrire dans la liste déjà longue des poètes que nous avons vus naître et mourir, mais qui n’ont pas eu le temps de vivre. Ce nom, qui était fait pour aller de pair avec les plus grands, ira prendre place modestement à côté de ceux de Galloix, de Durand et de Monneron, surtout de ce dernier. Si Mlle de Chambrier a jamais eu un frère en poésie, c’est lui, Monneron. Seul, parmi ceux que nous venons de rappeler, il peut se mesurer avec elle pour l’ampleur du vers et la magnificence du jet. L’auteur de l’Alouette et des Deux buveurs la dépasse même en originalité créatrice. Mais plus que lui, peut-être, elle s’est approchée de son point de maturité. Ce qu’elle laisse est moins fragmentaire. Et puis, elle a l’éternelle supériorité des femmes en matière de poésie. On ne distingue pas, chez elles, entre l’âme et le talent. Dans les vers des hommes, il y a toujours deux personnages, le poète et sa muse, et on les entend parfois se quereller. Quand la femme est poète, cet accident n’est pas possible : elle est la muse elle-même.

 

          1884.

 

 

Eugène RAMBERT, Écrivains de la Suisse romande, 1889.

 

 

 

 

 

 



1  Au delà. Poésies de Mlle Alice de Chambrier, avec une notice biographique et littéraire par M. Ph. Godet. – 1 vol. in-16. Neuchâtel, Sandoz, 1884.

 

 

 

 

 

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