Autour de l’an 1000
par
Maxime RAYMOND
I. – La légende
« On connaît cette idée bizarre répandue par le clergé, que le monde devait finir en l’an mille. Elle fut habilement exploitée par les prêtres, qui vendaient à beaux deniers comptant une place en paradis 1. » Ces paroles d’un conteur étincelant, plus tard membre de l’Académie française et sénateur, ont encore aujourd’hui plein crédit auprès de certains écrivains. Nous ne lisons guère de volumes concernant l’histoire des Xeet XIesiècles sans y trouver plus ou moins développée, plus ou moins atténuée, cette pensée fameuse.
Un savant bénédictin français, dom Plaine, a déjà fait, en 1873, justice de cette affirmation 2. D’autres érudits l’ont suivi. Nous citerons entre autres M. M. P. Rozières 3, J. Roy 4, Ch. Pfister 5, etc. Néanmoins, la légende a suivi son cours. Parfois encore, des écrivains catholiques l’acceptent de bonne foi, et tout récemment un de nos historiens suisses l’adoptait dans une histoire locale.
Les lignes suivantes n’apprendront rien, sans doute, aux savants qui ont déjà étudié la question. Mais nous serions heureux de prouver à nos lecteurs que la fable de l’an mille est erronée. Nous examinerons rapidement à cette fin ce que disent les documents contemporains et sur quelles bases l’erreur est fondée. Les ouvrages ci-dessus mentionnés seront souvent consultés.
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Il est écrit dans l’Apocalypse, chapitre vingtième, que, lorsque les mille ans seront accomplis, l’Antéchrist viendra, et peu après le jugement dernier. Il est évident aujourd’hui que cette date n’est qu’un chiffre symbolique. Mais, il y a neuf siècles, fut-elle prise à la lettre par la majeure partie du monde chrétien ? L’Église, surtout, qu’on a voulu représenter à cette occasion comme encourageant la crédulité populaire pour en profiter, l’Église enseigna-t-elle cette opinion ? La réponse nous paraît facile. Cent cinquante bulles pontificales environ, datées de 970 à 1000, nous sont parvenues : aucune ne fait pressentir un si grave évènement. Depuis l’époque fatale, aucune bulle ne contient un acte de reconnaissance envers Dieu de ce qu’il aurait laissé vivre le monde. De nombreux synodes se tinrent vers l’an mille. Il n’y est fait jamais allusion au fait qui nous occupe.
Au concile de Trosly 6, en 909, Hérivée, archevêque de Reims que l’Église a canonisé, prononça ces paroles : « Pour nous qui avons le titre d’évêque, le fardeau de la charge pastorale devient un poids insupportable, quand approche le moment de rendre compte de la mission qui nous a été confiée, et du profit que nous avons réalisé. Bientôt arrivera, majestueux, le jour terrible où tous les pasteurs comparaîtront avec leurs troupeaux devant le Pasteur suprême 7. »
Cette dernière phrase peut servir, à la rigueur et à défaut d’autres, d’argument contre notre thèse. Mais n’oublions pas que saint Hérivée parlait quatre-vingt-dix ans avant l’an mille, et qu’il n’a formulé aucune date précise.
Au Xesiècle, vivait Gerberge de Saxe 8, fille du roi d’Allemagne Henry l’Oiseleur et mariée au roi de France Louis IV d’Outremer. Femme d’une intelligence supérieure, paraît-il, elle manifesta le désir d’approfondir les Saintes Écritures. Elle s’adressa pour cette fin à plusieurs savants de l’époque. L’un d’eux, Abson, abbé de Montier-en-Der, au diocèse de Troyes, lui envoya un traité qu’il avait écrit sur l’Antéchrist prévu par saint Jean 9. On a voulu, mais à tort, prouver par cet opuscule que la question était discutée pratiquement. Cet écrit n’est assurément point l’œuvre d’un polémiste. Loin d’être une controverse, il est manifestement destiné à la reine seule. Le bénédictin champenois qui étudie à quels signes on reconnaîtra l’Antéchrist ne se place qu’au point de vue dogmatique. Au sujet du jugement dernier, il dit, sans équivoque, que Dieu seul en connaît le jour.
Mentionnons à la hâte un évènement raconté par Baronius 10. En 846, une femme, nommée Tiota, parcourait les diocèses de Constance, Strasbourg, Worms, Spire. Elle annonçait déjà la fin du monde pour l’année suivante. Des foules crédules l’écoutaient et lui donnaient même leurs biens, croyant qu’elles n’en auraient plus besoin. L’année 847 arriva. Mais alors survint, au lieu du jugement dernier, le jugement particulier de la fausse prophétesse par le concile de Mayence qui, naturellement, la condamna. Ici, outre l’époque trop éloignée de l’an mille, la réfutation est assez manifeste.
Trithème, annaliste allemand du XVesiècle, dit qu’en 960, un ermite des Marches de Thuringe, nommé Bernard, homme versé dans les lettres, se présenta à Würzbourg devant une réunion de princes. « Faites pénitence, leur annonça-t-il ; le monde dans peu aura pris fin ; Dieu me l’a révélé souvent. » Le chroniqueur ajoute que les uns le prirent pour un envoyé du Maître suprême, et d’autres pour un fou ou pour un imposteur 11.
Que prouve le fait, s’il est authentique ? Il y a toujours eu et il y aura toujours des illuminés, sans que leurs croyances aient nécessairement une influence quelconque sur les évènements contemporains. Pour affirmer le contraire, il faudrait démontrer qu’ils ont laissé des disciples, qu’ils ont fait école. Il serait nécessaire aussi de donner la preuve, pour ce qui nous concerne ici, que l’autorité la plus puissante de ces temps, l’Église, crut à cette erreur, ou du moins la laissa propager. Or les faits déjà cités s’y opposent. Il en est de même du suivant, qui nous vient d’Abbon, le savant abbé de Fleury de la fin du Xesiècle 12.
Dans une lettre apologétique aux rois de France Hugues et Robert, le moine bénédictin écrit ceci : « Touchant la fin du monde, en ma première jeunesse, j’ai entendu prêcher, devant le peuple, dans l’église de Paris, qu’aussitôt les mille ans révolus, l’Antéchrist arrivera, et peu après le jugement universel. Je me suis opposé de toutes mes forces à cette opinion, m’appuyant sur les Évangiles, l’Apocalypse et le livre de Daniel, autant que cela a dépendu de moi 13. »
C’est ce même Abbon qui, simple moine alors, fut chargé par son supérieur, l’abbé Richard, de déraciner une tradition répandue en Lorraine. On croyait que le monde serait englouti l’an 970 14, parce qu’en cette année le Vendredi-Saint et l’Annonciation seraient confondus. Le peuple ne pouvait s’imaginer qu’on pût en même temps célébrer et l’anniversaire du jour où le Christ fut conçu et celui de sa mort. Mais le jeune religieux n’eut pas de peine à démontrer qu’il n’y avait pas là sujet de crainte et que le cas était déjà arrivé souvent 15.
Un chroniqueur limousin de la fin du XIIesiècle, Guillaume Godelle, affirme qu’en « l’an mille dix, un bruit se répandit en bien des lieux sur la terre, et remplit plusieurs esprits de tristesse et d’effroi. On soupçonnait que la fin du monde approchait ; les plus sages, tournés au dessein de leur salut, s’étudièrent plus attentivement à corriger leur vie 16 ». Si le fait ne se rapporte pas à l’an mille, il n’en est pas moins énoncé comme positif. Mais nous nous permettrons de mettre en doute l’autorité d’un texte écrit deux siècles après l’évènement, car les chroniqueurs contemporains, ainsi que nous le verrons plus tard, paraissent s’en être guère souciés.
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Nous ne croyons pas devoir réfuter longuement le sens donné à ce qu’on nomme la Prose de Montpellier ou le Chant du dernier jour. Voici le morceau que l’on veut nous opposer ; il est très beau : « Écoute, terre, et toi, abîme des vastes mers, prête l’oreille. Ô homme, fais silence ; que tout ce qui vit sur la terre écoute ma parole. Il vient, il est proche, le jour de la colère suprême, jour d’horreur, jour d’amertume, où le ciel disparaîtra, le soleil rougira, la lune changera son disque ; la clarté du jour s’éteindra dans les ténèbres, les étoiles tomberont du firmament. Bien assise sur ses fondements, la terre jusqu’ici est restée inébranlable ; alors elle oscillera comme les vagues de l’Océan. Il n’y aura plus de cités, plus de châteaux forts, plus de tours élancées à l’abri desquelles triomphe maintenant un fol orgueil. Les fleuves seront desséchés ; la mer ne sera plus ; le chaos immense ouvrira ses abîmes, et le Tartare, épouvanté, reculera d’horreur. Des signes au ciel, des signes sur la terre précéderont ce jour affreux.
« Les peuples seront dans l’angoisse sur tous les points de l’univers. Alors s’élanceront des sauterelles d’une espèce inconnue, semblables à des chevaux armés pour la guerre, la tête couverte d’un casque, le corps revêtu d’une cuirasse, la queue aiguisée en dard de scorpion ; leur face est la face de l’homme. Le bruissement de leurs ailes est comme la voix des eaux ; leur dent est comme la dent du lion. Elles volent avec rapidité, rugissent comme des quadriges. Elles portent l’ange de l’abîme ; son nom en hébreu est Abaddon, en grec Apollon, en latin l’exterminateur. Cinq mois durant il sera le fléau des pervers. Une persécution plus cruelle que celle de Néron ou de Dèce sévira contre les serviteurs de Jésus-Christ. De farouches cavaliers parcourront la terre et extermineront la troisième partie du genre humain. De leur bouche sortiront le feu, le soufre, la fumée pestilentielle. Subjugués par la folie de l’erreur, les nations s’assembleront sous les étendards de Satan. Elles mettront le siège devant la cité des Saints, mais le feu du ciel fera périr tous les impies.
« Alors, dans une auréole de gloire le Christ descendra de son royaume, précédé du signe de la croix. Autour de lui seront rangés les légions des Saints Anges, tous les prophètes et patriarches, les apôtres, les martyrs vêtus de pourpre, les confesseurs éclatants de gloire, les chœurs des vierges brillants de vertus. À l’approche du Christ, souverain juge, Satan rentrera au fond des enfers dans les éternels supplices. En haut le ciel, en bas la terre, au milieu le feu dévorant qui anéantira le monde 17. »
Pour répondre à ce morceau étrange, chef-d’œuvre d’imagination méridionale, nous ne ferons que répéter ces mots de M. Pfister : « À supposer que ce chant appartienne bien au Xesiècle, – ce qui n’est point du tout démontré, – que prouverait-il ? Ce que prouve le Dies irae : que le christianisme a cru à la fin du monde et à un jugement dernier, comme il y croit encore. Le chrétien ne doit-il pas s’attendre toujours à la destruction totale de toute chose, et néanmoins bâtir, labourer, peiner comme si le monde était éternel 18. » Puis, que signifie exactement : Il est proche, le jour de la colère suprême ? On disait aussi cela en 885 et en 1059. Et qu’est-ce qu’un jour pour le souverain Maître ? Non, toujours on se souvient de ces paroles : « Nul ne peut savoir quand viendra le Fils de l’homme 19. »
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À quoi bon nier l’évidence, nous dira-t-on ? Est-ce que cent chartes et plus, cent chartes authentiques du Xesiècle, ne portent pas comme préambules ces mots sinistres : « Comme nous ne doutons pas que la fin du monde approche..., les ruines se multipliant sous nos pas, etc., etc. » Cela est vrai, très vrai. Dans les quelques recueils de documents que nous avons sous les yeux, nous en lisons plusieurs. Ces actes sont datés, dans l’un, des années 885, 890, 904, 919, 963, 964, 973 20 ; dans un autre, de 1007 et 1031 21 ; en voici encore des années 1025, 1028, 1030, 1037 22 ; puis de 1023 23. On aurait tort de voir là une croyance générale à la catastrophe pour l’an mille, et cela pour plusieurs motifs.
On cite bien les chartes qui portent les mots célèbres : Mundi terminum appropinquare ruinis crebrescentibus certa manisfestant indicia, ou, Dum hujus mundi finem simulque terminum nostrum advenire non dubitamus, etc. Mais on oublie de les comparer avec la masse considérable des actes qui n’y font pas allusion. Prenons deux exemples seuls : le premier document des Cartulaires de Savigny et d’Ainay ainsi conçu est de 1023 ; or, de l’an 900 à cette date nous comptons plus de 650 chartes ; et de 1023 à 1037, date de la dernière pièce où se trouve le préambule visé, 66 chartes. Le Cartulaire de Saint-Victor de Marseille 24 est de même significatif ; il s’y trouve 64 chartes de 900 à 1030, et aucune dans le genre de celles dont nous avons parlé. Et pourtant Dieu sait si les Méridionaux ont de l’imagination.
Remarquons encore que bien des chartes contenant le fameux préambule sont postérieures à l’an mille de l’Incarnation et même à l’an mille de la Passion. Et il y a lieu de s’étonner que le sagace Aug. Bernard n’ait pas découvert la vérité lorsqu’il dit : « Nous voyons la reine de Bourgogne, Ermengarde, femme de Rodolphe III, se servir de cette formule dans une charte de donation de l’an 1037, c’est-à-dire à une époque où on aurait pu être un peu rassuré sur ces sinistres prédictions 25. »
Un fait détruit encore, s’il était utile, tous les commentaires déduits des actes en cause. Tous ces préambules sont plus ou moins copiés d’après un modèle commun usité dès le VIIesiècle. Alors en effet, un moine franc du diocèse de Paris, Marculfe, fit un recueil des formules employées par les clercs pour la confection des chartes. L’un des préambules de ce recueil, qui fut en usage dans les chancelleries pendant presque tout le moyen âge, est précisément celui-ci : « Des indices irrécusables, des phénomènes évidents se joignant aux paroles du Seigneur, annoncent que les ruines qui nous entourent sont le prélude de la fin du monde 26, etc. »
Certes, loin de nous la croyance que ces formules n’eussent aucun sens dans la pensée de ceux qui s’en servaient. Tous connaissent l’état de désorganisation sociale qui, dès les Mérovingiens, dura jusqu’à l’époque féodale. Mais que ces paroles se rapportent à une date quelque peu précise, qu’elles expriment un sentiment général, nous le contestons. Si le clergé bénéficia de ces donations, ce ne fut point par des moyens indignes. Les donataires savaient que l’Église est mieux respectée lorsqu’elle est puissante ; ils savaient que lui faire du bien est agréable à Dieu, et que ses prières sont profitables pour le salut de l’humanité. Et nous le répétons encore, aucun texte ne laisse entendre que les clercs aient propagé l’erreur qui nous occupe, aucun, pas même celui que nous allons examiner.
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C’est de la chronique de Raoul Glaber que nous voulons parler. Tous les partisans de la légende s’appuient sur ce texte comme sur une base irréfutable. Voyons-le.
L’autorité du moine bourguignon, malgré ses erreurs et ses naïvetés parfois étranges, a de la valeur. Il mourut en 1050, après une vie quelque peu dissolue. Il dut donc voir l’an mille, ou du moins sa naissance n’en fut pas éloignée.
Raoul Glaber termine le livre deuxième de son œuvre en contant les diverses hérésies arrivées avant et en l’an mille de l’Incarnation, et finit par ces mots : « Saint Jean avait prédit tous ces maux dans la prophétie où il déclare que Satan doit être déchaîné au bout de mille ans 27. » Plus loin, après le récit de la mort en Orient du duc Robert de Normandie 28, il ajoute : « Quelques personnes conçurent alors des alarmes de ce concours prodigieux des peuples au Saint-Sépulcre de Jérusalem ; et toutes les fois qu’on leur demandait leur avis sur cet empressement jusqu’alors inouï, elles répondaient sagement que c’était le signe avant-coureur de l’infâme Antéchrist que les hommes attendent, en effet, vers la fin des siècles, sur la foi des divines Écritures 29. »
Le religieux de Cluny croyait donc à la venue prochaine de l’Antéchrist. Quelques personnes partageaient avec lui ce sentiment. Mais de là à la généralité, il y a loin. Et remarquons : ces dernières paroles furent dites, non pas à l’occasion de l’an mille, mais trente-cinq ans plus tard. C’est en cette même année que le chroniqueur, après avoir décrit une famine affreuse qui dura trois ans, dit : « On croyait que l’ordre des saisons et les lois des éléments étaient retombés dans un éternel chaos, et l’on craignait la fin du monde 30. » Ainsi, en face des hérésies, des guerres et des famines qui sévirent après l’an 1000 sur la chrétienté, l’on craignit la fin du monde. Si l’on attendit jusqu’alors pour éprouver cette crainte, c’est, nous semble-t-il, qu’on ne s’en soucia pas beaucoup vers l’année fameuse.
Mais les passages de la chronique de Raoul Glaber que nous avons commentés ne sont pas les seuls, les principaux que l’on allègue. Ces derniers, les voici : « Près de trois ans après l’an mille, les basiliques des églises furent renouvelées dans presque tout l’univers, surtout en Italie et dans les Gaules, quoique la plupart fussent assez belles pour ne point exiger de réparations. Mais les peuples chrétiens semblaient rivaliser entr’eux de magnificence pour élever des églises plus élégantes les unes que les autres. On eût dit que le monde entier, d’un même accord, avait secoué les haillons de son antiquité, pour revêtir la robe blanche des églises. Les fidèles, en effet, ne se contentèrent pas de reconstruire presque toutes les églises épiscopales, ils embellirent aussi tous les monastères dédiés à différents saints et jusqu’aux chapelles des villages 31. » Et plus loin : « Quand le monde entier eut donc revêtu la robe blanche, en renouvelant les basiliques des églises, quelque temps après, dans l’année 1008 de l’Incarnation du Sauveur, grâce à diverses révélations et à des indices certains, on parvint à retrouver des reliques saintes, depuis longtemps cachées à tous les yeux. Les saints eux-mêmes vinrent, par l’ordre de Dieu, réclamer les honneurs d’une résurrection sur la terre, et apparurent aux regards des fidèles, dont ils remplirent l’âme d’une foule de consolations 32. »
Raoul Glaber donne donc un fait. De ce fait, certaines gens très habiles ont tiré de remarquables conclusions. « Pourquoi cette rénovation ? Elle était causée par l’inaction des années précédentes. Pourquoi cette inaction ? Parce qu’une crainte immense envahissait le cœur humain. Quelle était cette crainte ? La croyance généralement admise que le monde devait finir l’an mille de l’ère chrétienne. » Nous avouons ne point comprendre la base de ce raisonnement, et par conséquent ce qui en découle. Il nous paraît que ceux qui le mettent au compte du moine de Cluny sont légèrement naïfs ou bien croient inutile de comprendre la vérité.
En forçant les paroles de Raoul Glaber on arriverait à penser qu’un certain nombre de personnes croyaient au jugement dernier l’an 1000 de la Passion, c’est-à-dire en 1033. Ce sentiment était partagé par Pierre Diacre, du Mont-Cassin, qui dit : « L’an millième après la Passion du Christ, le prince des enfers, Satan, sera délié des chaînes dont l’avait garrotté le Sauveur après sa résurrection triomphante 33. » Donc en l’an 1003 de l’Incarnation, on ne pouvait guère songer à bâtir en signe de remerciement. Puis le fait que les églises actuelles ne furent construites qu’après la date discutée est loin d’être général. Les églises des monastères de Weissenau, au diocèse de Constance, de Saint-Pierre de Bourgueil en Vallée, au diocèse d’Angers, de la Trinité de Fécamp furent élevées en 990, celle de Saint-Père de Melon (diocèse de Sens), fut restaurée l’année suivante ; en 992 vinrent celles de Saint-André-le-Haut, de Vienne, de Thoren, au diocèse de Liège, de Saint-Symphorien-les-Metz ; en 993, Saint-Martin en Vallespir (diocèse de Perpignan) fut édifié ; deux ans plus tard, c’était le tour de Sainte Marie de Rennes. Continuons. En 996 commence la construction de Saint-Frambourg de Senlis, de Notre-Dame d’Étampes ; de Saint-Flour, de la Couture du Mans ; quelques mois après, celle de Saint-Étienne d’Ahun, au diocèse de Senlis ; en 999 enfin, c’est-à-dire en l’année où tout l’univers aurait dû être dans une anxiété indicible, nous voyons s’élever les églises de Saint-André de Villeneuve d’Avignon, de Saint-Remi de Lunéville, de Saint-Orens la Réole (diocèse de Tarbes), de Notre-Dame de Carcassonne, de Néaufle-le-Vieux, au diocèse de Chartres. La liste est déjà longue et nous en avons passé beaucoup 34. Il nous semble qu’il ne devait guère sourire aux pieux fondateurs de tous ces couvents et ces églises de construire à la veille même de la catastrophe dernière.
Tout ce que nous venons de dire n’empêche pas, cependant, qu’un fait incontestable existe. Aux approches de l’an 1000, il y eut une rénovation. À quoi donc est dû ce rajeunissement ? « L’état prospère auquel les arts étaient parvenus ne put se maintenir dans les temps, moins heureux, qui suivirent le règne de Charlemagne. Les dissensions intestines et les malheurs sans nombre qui résultèrent de l’invasion des Normands amenèrent bientôt une décadence marquée dans l’architecture ; on vit s’éteindre, à la fin du IXesiècle et dans le Xe, le talent des architectes, en même temps que les lumières de l’ancienne civilisation 35. » « L’abbaye avait retrouvé (à la fin du Xesiècle), dans ces études de l’antiquité, l’art de construire une voûte, et ce style qui semble un effort de l’édifice lui-même pour s’élever vers le ciel, devait plaire aux mystiques habitants de ces murs, comme une image de leur propre aspiration. Il devient général. Le plein cintre, forme énergique, mais impliquant la pensée d’un mouvement d’en haut, voilà le style des puissantes abbayes de cette époque 36. » Et après ces citations indiquant la déchéance et le relèvement d’une façon claire et logique, qu’on nous permette de reproduire encore une belle page de Rohrbacher :
« Ces églises du XIesiècle et des suivants apparaissent aujourd’hui, non seulement comme des prodiges d’architectures, mais comme d’immenses poèmes. Cette pensée, c’est la prière, c’est la piété chrétienne, qui s’élance vers le ciel et qui tient à la terre le moins possible. L’ensemble de l’édifice s’élève à une hauteur telle, que les demeures de l’homme disparaissent à côté. Le portail, avec ses innombrables statues, offre d’un coup d’œil l’ensemble des faits, des personnages, des mystères de l’Ancien et du Nouveau Testament ; la tour, qui en sort comme une tige, avec sa flèche, qui réellement s’élève au-dessus des nuages, emporte la vue et la pensée du chrétien jusqu’au-dessus des astres. Cette tour n’est point muette : elle parle par le son des cloches, voix puissante comme celle du tonnerre, comme celle de l’Océan, mais sans inspirer d’effroi ; c’est, au chrétien qui l’entend, la voix de Dieu qui l’appelle. Dans l’intérieur, c’est comme trois nefs, trois églises dans une ; c’est comme une forêt de colonnes, qui ont hâte d’atteindre au ciel, mais qui s’épanouissent dans les hauteurs, qui s’unissent entr’elles en firmament nouveau et semblent redescendre vers la terre, comme si elles avaient aperçu ce qu’elles cherchaient dans les cieux. En effet, où conduit cette trinité de nefs éclairées de ce jour mystérieux ? Vers le sanctuaire où est l’autel, est réellement Dieu avec nous. Le ciel y est sur la terre, mais avec le jour mystérieux de la foi. Les saints avec leurs chapelles, leurs tableaux, leurs statues, sont le cortège visible de ce roi invisible. Les vitraux parlent aux yeux, et racontent, dans leurs peintures, les mystères du Christ et de sa sainte Mère, les combats des martyrs, les vertus des confesseurs. Sous le pavé du temple reposent, en attendant la confession générale, les princes, les pontifes, les prêtres, les nobles, les bienfaiteurs de la basilique. Agenouillés sur la tombe des générations et des grandeurs passées, élevant leurs regards vers la gloire future des saints, les fidèles unissent leurs voix et leurs cœurs pour louer ensemble le Dieu du passé, du présent et de l’avenir. L’orgue vient y mêler sa voix, comme un écho du ciel. L’esprit s’élève, le cœur s’épure, les passions mauvaises sont mises dehors, comme ces animaux bizarres, ces êtres fantastiques qui servent de gouttière au toit de ces cathédrales. Pour construire cette espèce de monde, les arts et les métiers s’unissent en confraternité pieuse. Partout c’est la variété dans l’unité, et l’unité dans la variété. Et l’architecte qui a conçu le plan de cette merveille, ou qui l’a exécuté, reste à jamais inconnu ; il ne s’agissait pas de l’homme, mais de Dieu ; et puis, cette merveille n’est pas la pensée d’un seul, mais la pensée de tous. Et ces diverses provinces, et ces divers peuples, qui rivalisent entr’eux à qui aura la plus belle église, forment eux-mêmes tous ensemble une église vivante, animée par un Dieu réellement présent, ayant ses âmes d’élite qui s’élancent vers le ciel comme des tours et des flèches aériennes 37. »
Est-ce assez pour justifier pleinement l’enthousiasme des peuples ?
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Nous avons maintenant étudié les pièces du procès et il nous reste un doute. Nous croyons avoir prouvé que la tradition acceptée jusqu’ici repose sur l’erreur ou sur des bases mal comprises. Mais les évènements qui, d’après la croyance des uns, devaient survenir en une seule année, ne furent-ils pas considérés pas d’autres comme devant s’accomplir dans un espace indéterminé de temps voisin de la fameuse date ? Le fait n’est pas impossible. Voyant les maux nombreux qui affligeaient l’humanité aux Xeet XIesiècles, les uns se sont demandés si là n’était pas le prélude de la fin des temps. Nous disons les uns et non la généralité ; car dans cette dernière hypothèse, l’opinion générale aurait été exprimée plus explicitement ; les pouvoirs dirigeants s’en seraient occupés plus activement. Quoi qu’il en soit, on chercherait en vain le langage de la vérité chez certains écrivains contemporains. « On se sent effrayé, dit Sismondi, de l’état de désorganisation où la croyance de l’approche imminente de la fin du monde dut jeter l’humanité. La masse entière des hommes se trouvait dans la situation d’âme d’un condamné qui a reçu la sentence. Tout travail de corps ou d’esprit devenait sans but 38. »
Et Michelet continue : « Ce pauvre monde du Xesiècle était sans espoir après tant de ruines... Le captif attendait dans son noir donjon, le serf attendait sur son sillon, le moine attendait dans les abstinences du cloître ; tous avaient l’effroyable espoir du jugement dernier 39. » Cela n’est pas vrai, et nous espérons le démontrer en essayant de rendre compte de l’activité de l’humanité de 980 à 1030 environ, c’est-à-dire pendant le demi-siècle où les appréhensions et la terreur auraient dû être les plus vives, puis où un cri universel de reconnaissance aurait dû se faire entendre.
II. – Le Saint-Siège 40
On ne doit aux Papes que la vérité
et ils n’ont besoin que de la vérité.
(De Maistre, Du Pape, liv. II, c. XIII.)
I
L’Église ne devrait aucunement se trouver à la merci de celui qu’elle a pour mission de convertir et de maintenir dans la foi. Cet aphorisme indiscutable n’a jamais reçu qu’une exécution relative. Les moyens employés pour parvenir à sa réalisation ont donné parfois des effets contraires.
Diminuer la dépendance matérielle du clergé vis-à-vis des laïques fut sans doute la préoccupation de nombreux chrétiens, la cause de plusieurs donations. Là cependant n’est pas l’origine principale des terres ecclésiastiques. Elle est dans l’échange, fréquent au moyen âge, de biens terrestres contre les prières de l’Église. Montalembert a dit : « Ces biens sont l’offrande des fidèles, le patrimoine des pauvres et la rançon des âmes 41. » Ces paroles sont profondément justes.
Le clergé devint bientôt une puissance matérielle importante. Comme telle, l’Église eut des suzerains, des vassaux et des sujets. Elle eut des intérêts temporels nombreux à défendre. Il faut alors considérer le clerc sous deux faces, distinguer en lui le prêtre et le seigneur. Il importe de ne point les confondre. Les lois divines et les lois humaines ne peuvent être qu’en apparence contradictoires. Suivant que le clerc aura plus ou moins bien compris leur concordance réelle, il aura bien ou mal agi.
Cette règle est spécialement nécessaire au Xesiècle. Le pouvoir temporel ne fut pas sans dangers pour l’Église. L’élément humain tenta parfois d’enchaîner l’élément divin. Le suzerain ne voulut voir souvent dans le prêtre qu’un simple vassal. Le clerc, en certains moments, se montra seigneur terrestre plutôt qu’homme de Dieu. De là des périls pour la paix et la morale. Il fallut toute l’autorité spirituelle de l’Église pour y obvier.
Nous voyons à Rome un exemple frappant d’une de ces pénibles situations. Examinons ce fait.
II
Une question importante se pose dès le début. Qu’est-ce que le Pape au Xesiècle ? Comment est-il considéré par le clergé, les princes, le peuple ? Quelle est en un mot l’autorité spirituelle de « l’Apôtre de la chaire suprême 42 ? »
Que la doctrine constante des Pères de l’Église soit en faveur de la suprématie universelle et de l’infaillibilité du Vicaire du Christ, cela est chose indiscutable. Les textes à l’appui de cette thèse sont innombrables et formels. Nous ne voulons pas accabler nos lecteurs de citations : deux ou trois résumant l’opinion de chaque ordre suffiront.
Benoît VII écrit à l’évêque de Passau : « C’est à nous que s’adressent de tous les points du monde les évêques nos frères. Ils tiennent leur dignité, la règle et la vigueur de leur propre office, de cette sainte et catholique Église romaine, ainsi que de son ministre, le vicaire du bienheureux Pierre, prince des Apôtres, à la puissance et au rang duquel, par la grâce et le don du Seigneur, nous succédons 43. » Jean XIX écrit à Robert-le-Pieux : « L’Église romaine a droit de juger toutes les autres Églises sans que nul ne puisse ni appeler de son jugement, ni le réformer 44. » Léon IX affirme à l’évêque de Gummi que : « Sans l’ordre du Pontife romain, il ne doit être tenu aucun concile universel, ni être condamnés ou déposés d’évêques ; le Pape doit définir les causes majeures et difficiles de toutes les Églises 45. »
Les canons des conciles ne sont pas moins explicites. Le XXIe canon du Concile œcuménique de Constantinople, en 869, dit : « Si dans un concile universel, il s’élève quelque ambiguïté ou quelque controverse touchant l’Église romaine, il faut respectueusement demander des explications et les recevoir de même, mais non porter audacieusement une sentence contre le Souverain Pontife de l’ancienne Rome 46. » Le deuxième Concile de Limoges, en 1031, décide : « C’est dans le Siège apostolique que réside principalement le jugement de l’Église universelle 47. »
Les témoignages du clergé fourmillent. Rathier, évêque de Vérone, censeur d’une sévérité extrême, va à Rome. « Ce qui est cassé là, dit-il, n’est approuvé nulle part, et l’on ne casse nulle part ce qui est approuvé là 48. » Adalbérou, évêque de Laon, malgré les sentences que Sylvestre II avait justement portées contre lui, écrit : « Les Papes, organes de la foi, ont fixé par leurs décisions ce que sont les ministres de l’Église de Dieu, par qui et comment ils doivent être établis 49. » Wazon, évêque de Liège, affirme à l’empereur, Conrad, que : « Ni les lois humaines, ni les lois divines, avec lesquelles s’accordent en tout les paroles et les écrits des Saints Pères, ne permettent que le Souverain-Pontife soit jugé par d’autres que par Dieu seul 50. »
Saint Abbon de Fleury continue : « L’autorité du Siège apostolique de Rome s’étend sur toute l’Église, par une suite de l’autorité que Jésus-Christ a accordée à saint Pierre dont les Papes tiennent la place 51. » Saint Mayeul de Cluny refusa le souverain gouvernement, disant : « Je ne me trouve pas les qualités nécessaires à un Chef de l’Église ; j’ai la conviction que je serais incapable de porter le poids d’une telle grandeur 52. »
Otton-le-Grand fait serment, en 962, au « bienheureux Pierre, prince des Apôtres et porte-clefs du Ciel, et par lui à son Vicaire le seigneur Jean XII, Souverain-Pontife et Pape universel 53. » Hugues Capet écrit à Jean XVI : « Vous qui tenez la place des Apôtres, statuez ce qu’il faut faire 54. » Henri de Germanie dit à Benoît VIII : « Tout ce que votre paternité a institué et réformé synodalement pour la restauration nécessaire de l’Église, je le loue, je le confirme et je l’approuve comme votre fils 55. »
Le peuple est du même avis. Les chansons de geste, œuvres éminemment populaires, donnent toutes des preuves non équivoques de respect et d’attachement au Pontife romain qu’elles nomment de ce beau et vrai mot : l’Apostole 7.
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L’autorité sans recours du Vicaire du Christ n’était cependant pas unanimement reconnue. L’absolu chez l’homme n’est pas possible. Les témoignages cités représentent l’opinion de la grande majorité des contemporains. Il y eut des exceptions.
Nous allons les rapporter.
Un certain nombre mettent toujours en avant les canons, comme si le Pape ne pouvait abroger un décret auquel seul l’assentiment d’un de ses prédécesseurs donnait force de loi. Ainsi l’archevêque de Reims, Hugues, présentant des lettres d’Agapet II, au synode de Mouson (948), on s’assure qu’elles ne contiennent rien qui ne fût canonique 56. Ainsi, Raoul Glaber dit : « Quoique le Pontife de l’Église romaine reçoive plus d’hommages que les autres pontifes répandus dans l’univers, parce qu’il a obtenu les honneurs du Siège apostolique, il n’a pourtant jamais le droit de transgresser en rien les préceptes de la règle canonique. Car de même que chacun d’eux, comme pontife d’une Église orthodoxe, comme époux de sa propre Église, y représente individuellement le Sauveur ; ainsi aucun d’eux en général ne doit entreprendre isolément sur le diocèse d’un autre évêque 57. » Il semblerait par cela que le moine de Cluny ne considère le Pape que comme le premier entre des pairs. Ce sentiment paraît être confirmé par cette lettre des évêques de la province de Reims au Pape : « Que votre autorité nous aide par son suffrage à déposer cet apostat 58, à ordonner un nouvel archevêque, d’accord avec nos frères les évêques, afin que nous sachions et que nous comprenions pourquoi nous devons préférer votre apostolat entre les autres 59. » La dernière phrase du chroniqueur bourguignon est dictée par un évènement dont nous allons parler.
Un seigneur franc, Foulques Nerra, comte d’Anjou, fit construire, à mille pas du château de Loches, le monastère de Beaulieu. Il demanda à l’archevêque de Tours, Hugues, dont c’était le diocèse, d’en faire la dédicace. Hugues refusa, voulant que Foulques restituât auparavant ses vols au préjudice de l’Église. Irrité de ce refus, le comte se rendit à Rome, soumit le monastère à l’autorité directe du Pape. Celui-ci envoya un légat en France bénir l’Église. « Quand les prélats des Gaules surent cette nouvelle, dit Glaber, ils eurent tous horreur de voir un homme appelé à remplir le Siège apostolique fouler aux pieds avec tant d’impudence les lois apostoliques et canoniques tout ensemble, surtout lorsqu’un usage, fondé sur les autorités les plus anciennes et les plus nombreuses, interdit aux évêques le droit d’exercer leur ministère dans le diocèse d’un autre, s’ils n’y ont été appelés, ou au moins autorisés par le prélat qui le gouverne 60. » L’archevêque alla plaider sa cause à Rome. Le Pape tint un Synode où se trouva entr’autres l’archevêque de Lyon. Il fut décidé que le comte Foulques, ayant bâti le monastère sur ses terres, était libre de le donner au Saint-Siège. L’archevêque Hugues confessa que là était la vérité et se soumit 61. »
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Mais c’est dans la question de pénitence que s’élèvent les plus nombreuses contestations. Le synode de Seelingstadt, près Mayence, dit : « Parce que plusieurs, chargés de grands crimes, refusaient de recevoir la pénitence de leurs pasteurs et s’en allaient à Rome, croyant que le Pape leur remettrait tous leurs péchés, le concile arrête que telle indulgence ne leur servira de rien. Ils doivent premièrement accomplir la pénitence qui leur sera imposée par leurs pasteurs. Après quoi, s’ils veulent aller à Rome, ils prendront des lettres de leurs évêques au Pape 62. » Saint Dunstan, archevêque de Cantorbéry, refusa d’admettre à la communion un comte, rebelle aux lois de l’Église, qui avait obtenu du Pontife romain des lettres de rémission ; le seigneur dut se soumettre au prélat 63. Le deuxième concile de Limoges, en 1031, formule aussi des plaintes. Ponce, comte de Clermont, après avoir répudié sa femme se remaria. L’évêque d’Auvergne l’excommunia ; Ponce se fit absoudre par le Pape. Le concile décida : « Il n’est permis à personne de recevoir la pénitence et l’absolution du Pape sans avoir consulté son évêque 64. »
Le Pape Jean XIX d’ailleurs avait été prévenu. Dès qu’il connut les détails du cas, il écrivit à l’évêque d’Auvergne, retirant son absolution et confirmant la décision du prélat. Il paraît cependant que les plaintes étaient fondées ; ces protestations d’Allemagne, d’Angleterre et de France le prouvent. Trop souvent le Vicaire du Christ se laissa leurrer ; mais le moyen de ne faire aucune faute, au milieu de tout ce dont il est chargé ?
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Hors de ces points, l’autorité de l’Apostole n’est pas méconnue. On le voit sans cesse maintenir la discipline et les lois de l’Église. Ici il apaise un conflit entre deux évêques ou entre les deux ordres ecclésiastiques, là il maintient la paix entre le clerc et le laïque, ou il apaise deux princes. On le voit encore interdire des prélats rebelles ou schismatiques et casser leurs actes illégaux, ou rétablir sur leurs sièges des clercs dépossédés. Et ce n’est pas en un seul pays, c’est dans toute la chrétienté. Ce n’est pas les petits qu’il frappe, les grands n’échappent point à sa ferme douceur. Nous conterons plus loin l’affaire de l’archevêque de Reims ; voici un autre fait qui vient de haut :
Le fils unique d’Hugues Capet, Robert, avait accepté d’être le parrain du dernier né d’un puissant seigneur, Eudes, comte de Blois, de Chartres et de Tours. Ce grand vassal mourut peu après, en 895. Il laissa un héritage très disputé et cinq enfants en bas âge à sa femme Berthe, fille de Conrad, roi de Bourgogne et de Provence. Celle-ci se trouva dans une position très critique. Un protecteur lui fut nécessaire. Elle choisit le parrain de son fils. Robert accepta. Les relations d’affaires se changèrent bientôt en un lien plus étroit. Berthe avait trente-deux ans ; le roi, vingt-six ; ils s’aimèrent et voulurent s’unir. Un obstacle les retint. Ils violaient les lois de l’Église, qui interdit le mariage entre proches parents. Ce cas s’appliquait aux deux amants 65, et Gerbert d’Aurillac, consulté, le leur démontra. Robert s’obstina, causant ainsi un chagrin profond à ses parents, à son père Hugues particulièrement. Peut-être même hâta-t-il sa mort qui arriva le 24 octobre 996. Seul roi, seul maître, il trouva alors des courtisans. L’archevêque de Tours, Archambault, et quelques évêques consentirent à unir Berthe à Robert. À cette nouvelle, le pape Grégoire V tint à Pavie, au milieu de 997, un concile. Le synode ordonna à Robert et aux évêques qui l’avaient uni, malgré l’interdiction du Siège apostolique, de venir se justifier auprès du Chef de l’Église. À ce défaut, ils seraient excommuniés 66. Robert ne se soumit pas encore. Il envoya à Rome Abbon de Fleury annoncer que la décision du concile sur l’affaire de Reims serait exécutée. Ce saint moine l’avait sévèrement et souvent réprimandé au sujet de son union, soit en particulier, soit en public 67. Ce fut lui cependant que le roi de France chargea de demander au Vicaire suprême un délai « nécessaire, disait-il, pour prendre des arrangements convenables à l’égard d’une princesse alliée aux puissantes maisons du royaume de France ». Des délais furent accordés à Robert. Leur expiration ne vit pas sa soumission. Alors Grégoire, en concile général à Rome, en août 998, lança les foudres de l’Église contre celui qui était pourtant son parent au même titre que Berthe. Voici ce que disent les canons : « Le roi Robert quittera Berthe sa parente, qu’il a épousée contre les lois. Il fera une pénitence de sept années, selon la discipline de l’Église. S’il refuse, qu’il soit anathème. La même sentence est rendue à l’égard de Berthe. Archambault, archevêque de Tours, qui a consacré cette union, et tous les évêques qui ont assisté sont suspendus de la sainte communion jusqu’à ce qu’ils soient venus à Rome pour y faire satisfaction 68. »
L’anathème est la punition la plus terrible de l’Église. Écoutons cette formule employée en l’an 900 contre les assassins de Foulques, archevêque de Reims : « Au nom du Seigneur, par la vertu du Saint-Esprit et par l’autorité divine conférée aux évêques par l’entremise du bienheureux Pierre, prince des Apôtres, nous les séparons du giron de la sainte Église et nous les condamnons par l’anathème d’une malédiction perpétuelle, afin qu’aucune puissance humaine ne les puisse relever et qu’ils n’aient plus aucun rapport avec les chrétiens. Qu’ils soient maudits dans la ville, maudits dans la campagne, maudites leurs épargnes, maudits les fruits de leurs ventres et les fruits de leurs champs, leurs troupeaux de bœufs et leurs troupeaux de brebis ! Qu’ils soient maudits entrant et sortant ; qu’ils soient maudits dans leurs demeures et fugitifs dans leurs campagnes ! Qu’isolés de tous, ils répandent leurs entrailles comme le perfide et misérable Arius !... Que nul chrétien ne leur dise même salut. Qu’aucun prêtre ne célèbre la messe en leur présence, ni, s’ils sont malades, ne reçoivent leur confession, ni, à moins qu’ils ne viennent à résipiscence, ne leur donne la très sainte communion, même au dernier moment de leur vie. Mais que leur sépulture soit celle de l’âne, et qu’ils restent comme un fumier sur la face de la terre, afin qu’ils soient un exemple d’opprobre et de malédiction aux générations présentes et futures. » Et après ces mots, les évêques présents au synode jetèrent leurs flambeaux à terre et ajoutèrent : « De même que ces flambeaux s’éteignent à nos pieds, que de même le flambeau de leur vie s’éteigne pour l’éternité 69. »
À cette effrayante menace, Robert, que l’histoire a surnommé le pieux, se rendit enfin. Il se remaria l’année suivante, avec Constance, fille de Guillaume, comte d’Arles, et de Blanche d’Anjou, veuve de Lothaire, dernier roi carolingien 70. Quant aux évêques, l’histoire n’apprend rien ; mais il est bien probable qu’ils se soumirent en même temps que Robert ou qu’ils reçurent rémission de leur faute.
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Toutes ces tentatives de résistance aux lois de l’Église n’étaient que des cas passagers, et sans autre résultat qu’une soumission plus complète. Il en est autrement du schisme grec. On connaît les faits. Un homme d’une grande science et d’un orgueil non moins considérable, et en outre modèle du parfait courtisan, Photius, placé violemment sur le siège patriarcal de Constantinople, ne voulut pas reconnaître la suprématie du Pontife romain. Il prétendait que la tête de l’Église devait être où se trouvait le chef de l’empire romain, devenu l’empire grec. Il s’oublia jusqu’à excommunier le légitime Apôtre de la Chaire suprême. Ce fut ainsi l’ambition seule qui sépara d’abord les deux Églises ; la différence des rites ne vint que plus tard. Le Concile œcuménique de Constantinople eut beau l’anathématiser. L’empereur Basile, qui d’abord avait vu la vérité, fut séduit par Photius. Il rétablit cet homme sur un siège dont il avait été chassé. Il lui rendit pleine confiance. Et un Pape, Jean VIII, se laissa duper par le faux repentir du schismatique, et des légats envoyés sur les lieux se laissèrent tromper aussi. Ils signèrent des actes annulant le dernier Concile œcuménique, abolissant implicitement le Filioque que la nécessité, consacrée même par l’Église d’Orient, ainsi que le prouvent les Actes du Concile de Ctésiphon (410), avait ajouté au Symbole 71.
Jean VIII s’aperçut un peu tard de sa faute. Il allait sévir, lorsque la mort lui donna un successeur énergique. À peine élu, le pape Martin condamna Photius qui, à la mort de Basile, dut quitter enfin le siège qu’il avait souillé. Le nouvel empereur, Léon-le-Philosophe, rétablit l’union avec le Saint-Siège, union qui dura nominalement un siècle. Pendant ce temps, les nouveaux patriarches demandèrent régulièrement au Pape leur confirmation. Mais le feu couvait sous la cendre. L’empereur Nicéphore qui régna de 963 à 969 paraît avoir été peu disposé en faveur du Saint-Siège. Sous ses faibles successeurs, la désunion augmenta. Le patriarche Sisinne envoya en 995 une circulaire reproduisant contre le Pape les accusations de Photius ; cette lettre paraît du reste avoir eu peu d’effet, hors des diocèses soumis à son autorité directe. Son successeur, Serge, fit plus. Il raya en 998 le nom du Pape des Diptyques, dans un conciliabule tenu par ses partisans 72. Cependant, après de longues hésitations, il le rétablit, sur l’ordre réitéré de Jean XVIII.
Eustache succéda en 1019 à Serge. Excité par l’ambitieux empereur Basile II, il envoya en 1024 une ambassade à Rome. Il demandait à Jean XIX, nouvellement et singulièrement élu, le privilège de s’appeler patriarche œcuménique d’Orient, comme le Pape l’était de toute l’Église. Raoul Glaber 73 affirme que Jean XIX, gagné par les largesses du patriarche, allait céder. Cela nous paraît guère se concilier avec le caractère connu du Pontife. Il est plus probable que le Pape, qui différa sa réponse, voulut connaître l’opinion de l’Église latine. Celle-ci se manifesta énergiquement. Le Pape reçut de tous les points quantités de supplications d’évêques et d’abbés, de ne rien céder des privilèges de l’Église romaine. Aussi la réponse négative de Jean XIX fut-elle considérée comme étant celle de la chrétienté tout entière. Confus, les ambassadeurs s’en retournèrent. Pendant trente ans encore, les Grecs parurent soumis. Michel Cerulaire, en 1052, renouvela le schisme. Mais ceci n’est plus de notre compétence.
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Résumons : La chrétienté entière, dans la grande majorité de ses membres, reconnut, au Xesiècle, l’autorité supérieure et infaillible du Saint-Père. Celui-ci n’eut cependant que peu de prise, malgré une soumission nominale, sur l’Église grecque.
Le Saint-Siège
III 74
Le Souverain Pontife pouvait-il rendre effective l’autorité qui lui était théoriquement reconnue ? L’étude des élections successives du successeur de Saint-Pierre, de sa situation à Rome, de ses vertus et de sa science, décideront de la réponse.
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La théorie des conditions d’élection du Vicaire du Christ fut nettement établie dès les premiers siècles.
Le candidat doit être clerc. Son élection est faite par les Cardinaux 75 et par les grands de Rome. Les clercs et le peuple ratifient. L’élu prête serment, avant le sacre, de respecter les lois établies, de maintenir la foi dans son intégrité. Il le fait devant un délégué ad rem de l’empereur, lequel vérifie si l’élévation a été faite selon les canons. La preuve de simonie suffit pour casser l’élection.
Ceci fut accepté par Charlemagne et Léon III. Otton Ier et Jean XII le confirmèrent en 962. Toute règle a ses exceptions. Celle-ci put être modifiée quand une circonstance grave, qu’il importe de bien apprécier, l’exigea.
De Jean XII, élu en 956, à Jean XIX, mort en 1033, on compte vingt papes et antipapes. L’élection de Jean XIII, Benoît VI, Donus II, Benoît VII (965-983), de Jean XVI (985-996), de Jean XVII, Jean XVIII, Serge IV (1003-1012), ne soulève aucune objection. Elles sont ou paraissent entièrement régulières. Si une influence quelconque s’y manifesta, ce fut en des bornes licites. Si une opposition se fit jour, elle n’eut pas de raisons légales d’exister.
L’élévation de Jean XIV (983-985) est manifestement due à l’influence d’Otton II, comme celle de Grégoire V et de Sylvestre II (996-1003) l’est à Otton III. Ces deux souverains les proposèrent ; mais leur choix fut agréé par la majorité des Romains. S’il y eut influence, elle fut toute morale. Fait à remarquer : des seize papes qui vont nous occuper, ce furent peut-être les meilleurs. Une pression matérielle fût-elle même exercée que la conduite du patrice Crescentius et du comte Grégoire de Tusculum justifierait cette irrégularité.
Sur les intrus Boniface VII (974-985) et Jean Philagathe (997), nous ne nous arrêterons pas : la violence de Crescentius, l’illégalité d’une élection, un pontife étant déjà, sont trop manifestes.
Les documents détaillés sur Jean XV (983) manquent ; il ne fit que passer. Il est considéré comme pontife légitime. Rien cependant n’autorise à l’affirmer. On dit même qu’il ne fut pas.
Restent Jean XII, Léon VIII et Benoît V (956-965), Benoît VIII, Grégoire et Jean XIX (1012-1033).
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Jean XII avait dix-neuf ans lorsqu’il fut élevé au pontificat. Il était fils du défunt patrice Albéric, souverain temporel de Rome. Il était clerc et patrice de Rome lui-même. Son nom primitif était Octavien ; ce fut le premier pape qui en prit un nouveau.
La légalité de son élection est attaquée. L’esprit des canons peut, en effet, en faire douter ; cependant la lettre n’en fut pas violée. Flodoard 76 dit qu’il fut nommé aux applaudissements de la ville de Rome. Ces vivats furent-ils intéressés ? On l’a dit, mais ce n’est qu’une conjecture. Octavien, maître temporel à Rome, acheta les suffrages, intimida probablement les électeurs. C’est possible ; rien pourtant ne le prouve. Le témoignage désintéressé de Flodoard paraît militer contre cette hypothèse. Jean XII fut reconnu par tous, même par ceux qui l’attaquèrent. Il est inutile de le rejeter maintenant ; tout mauvais pape n’est pas nécessairement, selon la loi, un antipape.
Jean XII fut déposé en 963 par un concile qu’il n’avait pas convoqué, qu’Otton Ier – alors son adversaire – présidait, auxquels des évêques soumis à l’empereur prirent seuls part. Le prétexte fut une inconduite réelle ou supposée : Luitprand, promoteur de ce pseudo-concile, est le seul qui en parle 77. La cause vraie fut une question politique, question d’influence qui n’est point à la gloire du premier Otton.
Cette déposition ne fut point canonique. Il ne se peut tenir de concile sans l’autorisation du Chef de l’Église ; partant, pas de décision valable. Un concile ne peut déposer un Pape, car celui-ci ne peut être jugé. C’est la jurisprudence suivie par les évêques de France en 800 78 ; c’est la décision prise par le concile œcuménique de Constantinople en 870 ; c’est la marche observée en 1046, lors de l’abdication de Grégoire VI. L’élection qui se fit en ce conciliabule de Léon VIII comme Vicaire de Jésus-Christ est donc nulle et non avenue, ce que déclara Jean XII en concile à Rome, le 26 février 964.
Le Pape mourut le 14 mai suivant. Les Romains ne voulurent pas reconnaître le protégé d’Otton. Ils élurent Benoît V. Cette élévation fut conforme aux canons, mais ne plut pas au souverain germain. Il s’empara violemment de Rome, obligea Benoît à se déclarer usurpateur du Saint-Siège, et intronisa à nouveau Léon. Benoît V mourut en exil à Hambourg, le 5 juillet 965 ; Léon, usurpateur, le précéda dans la tombe dès le début d’avril.
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Le Pontife Serge IV mourut en juin 1012. Une scission se produisit dans le collège électoral. La majorité nomma chef de l’Église, le clerc Benoît, fils du comte Grégoire de Tusculum ; la minorité choisit le prêtre Grégoire, protégé du duc Jean de Spolète. Chacun des compétiteurs tenta de faire prévaloir son autorité. Le deuxième l’emporta d’abord par la force. Benoît, chassé de Rome, s’en vint se plaindre à l’empereur Henri II, pour lors à Polden près Mersebourg (Noël 1012). Henri refusa tout d’abord de le reconnaître. Il voulut entendre à Rome les deux parties. Ce qu’il fit aux premiers jours de 1014 79. Il trouva alors Jean de Spolète mort, son protégé disparu, et Benoît rétabli sans conteste. Il se fit par lui couronner, confirma les règles établies pour l’élection du Pontife suprême, en apportant une modification. Benoît VIII l’accepta. Elle excluait les laïques du collège électoral. Ceci pour remédier à bien des abus. Il ressort donc de ces faits la légitimité de Benoît VIII.
Benoît cessa de vivre le 7 avril 1024. Les Romains élurent aussitôt son frère Romain, qui devint Jean XIX. Le nouvel Apostole était laïque et préfet de la capitale. En théorie, il était inéligible.
Mais il importait pour les Romains sensés d’avoir à leur tête un directeur capable et puissant. De là, le choix de Jean XIX et, disons-le de suite, ce ne fut pas un mauvais choix. Le nouveau Pontife dut, avant de se faire sacrer, prendre les Ordres, et très probablement demander l’appui de l’empereur.
Raoul Glaber accuse Jean XIX de simonie. C’est à tort. De nombreux chroniqueurs contemporains mentionnent l’irrégularité de l’élection ; aucun ne parle de cette circonstance aggravante. Cette élévation extraordinaire dut surprendre. Ne connaissant pas exactement la position du Pontife à Rome, on a pu l’attribuer, à l’étranger, à d’indignes manœuvres ; mais à Rome on ne s’y trompe pas. Bonizo de Sutri, témoin oculaire de l’élection, ne dit aucune parole qui puisse faire supposer de sa part à la croyance d’actes simoniaques.
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Le lecteur vient de s’en apercevoir ; la concorde n’existait pas toujours dans la cité reine du monde. Plus d’un obstacle existait dans la Ville éternelle contre le libre épanouissement du pouvoir pontifical. Il y avait des factions.
Charlemagne consolida le successeur de saint Pierre dans son autorité temporelle sur le duché de Rome et les provinces environnantes. Il promit l’appui impérial contre quiconque voudrait nuire à l’autorité de l’Apostole. Il tint sa promesse. Ses successeurs le jurèrent aussi ; mais ce serment était trop pour leur faible puissance ; ils ne le purent tenir.
Le Vicaire du Christ se trouva seul, sans appui réel ; ceux qu’à défaut des fils de Charlemagne, il voulut prendre, lui furent plus nuisibles qu’utiles. Une famille peu à peu s’éleva dans Rome. Elle en devint insensiblement la maîtresse. Le patrice Albéric, mort en 954, en fut le dernier chef laïc.
Albéric II de Spolète, patrice et consul de Rome, fut un vrai souverain. Il exerçait dans la ville éternelle tous les droits féodaux. Il faisait frapper des monnaies à son effigie. Il était maître à Rome et entendait que personne ne se vînt mêler de ce qu’il croyait lui appartenir. Durant sa vie, aucun héritier du grand Charles ne put se faire couronner dans la cité sainte.
Son influence fut sans doute décisive dans l’élection de plus d’un pontife ; mais il faut convenir qu’aucun Vicaire du Christ élu durant son gouvernement ne fut indigne de ce nom. Il n’eut pas un serviteur dans le Prince des évêques. Ce dernier, fût-il même, comme Jean XI, l’un des membres de sa famille, ne cessa de maintenir intact tout au moins son pouvoir spirituel, quand il ne lui résista pas dans le domaine temporel.
Il y eut ainsi, malgré la puissance d’Albéric, une dualité qui ne pouvait aboutir qu’à un résultat fâcheux. Ce résultat, le jeune patrice Octavien, se crut assez fort et habile pour l’empêcher. Il réunit sous le nom de Jean XII les deux pouvoirs. Mais il n’avait pas l’expérience éprouvée et la connaissance des hommes que son père possédait. Il ne fut point respecté. Ses États furent envahis par le prince Adalbert, fils de Bérenger d’Italie.
Jean XII voulut échapper à ce péril. Il se jeta dans un autre : Otton Ier de Franconie, roi de Germanie, prince d’une valeur reconnue, vint à Rome au commencement de l’année 962 recevoir la couronne impériale. Son épouse Adélaïde, fille de notre gracieuse reine Berthe, l’accompagnait. La tradition établie par Charlemagne et Étienne était renouvelée.
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Otton était arrivé à Rome accompagné d’Allemands et ne désirait pas se contenter d’un beau titre. Il déplut aux habitants, jaloux de leur indépendance. Le parti qu’Albéric avait dirigé se reforma. En cette faction revivaient toutes les tendances de l’ancienne. L’ordre avait été profondément troublé à Rome pendant quelques années ; l’empereur voulait, avec un zèle trop ardent peut-être, le rétablir : L’Allemand hors de Rome ! fut la devise du nouveau parti, et Constantinople, la séculaire adversaire de Rome et d’Aix-la-Chapelle, l’appuya.
Le Pape Jean XII avait à prendre parti, et son hésitation était grande. Le Vicaire du Christ avait à choisir : d’un côté, un empereur, qui évidemment utiliserait l’autorité pontificale en vue de ses intérêts, mais qui, animé de larges vues, était capable de protéger et faire respecter l’autorité spirituelle ; de l’autre, l’aristocratie romaine, s’appuyant sur l’hérésie byzantine pour mettre la chaire de saint Pierre au service de ses étroits appétits, de ses vulgaires ambitions, incapable de défendre à l’extérieur les vues du représentant de Jésus-Christ. Mais, pour le fils d’Albéric, il y avait aussi un étranger, assez puissant pour se faire obéir lorsque besoin serait et quand il le voudrait, pas assez cependant pour régner continuellement en maître dans la Ville Éternelle ; il y avait encore, adversaire de celui-ci, une aristocratie puissante à Rome, dont la plupart des membres étaient ses parents, ses tenants, des fidèles de sa famille, capable de le faire repentir de ce qu’elle pouvait peut-être appeler une trahison.
Jean XII hésita donc ; mais bientôt son choix fut décidé. Le fils d’Albéric l’emporta sur le Chef de l’Église. Il mourut en adversaire de l’empereur. Durant la période qui nous occupe, ce fut le seul Pontife qui prit ce parti.
La lutte ne cessa pas à la mort de Jean XII. Elle aboutit, cela devait nécessairement arriver, à des excès. La persécution exercée par Rotfred de Campanie contre Jean XIII ; par le patrice Crescentius contre Jean XVI, Grégoire V, Sylvestre II, le grand Pontife même ; par le duc Jean de Spolète, contre Benoît VIII ; l’assassinat par Crescentius de Benoît VI et Jean XIV, l’intronisation qu’il fit du détestable intrus Boniface VII, tout cela est à l’actif de la conduite de l’aristocratie romaine. Et toutes ces persécutions le furent pour une seule cause : le Pape, que l’empereur respectait, ne voulait point se faire le serviteur des basses passions des tenants de Constantinople.
Il ne nous appartient pas de faire cette triste histoire d’un siècle. Ce que nous avons dit démontre déjà combien les obstacles mis à l’activité du Saint-Père étaient grands, combien il lui fallait lutter à l’intérieur autant qu’à l’extérieur pour la défense des droits sacrés de l’Église.
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Quels étaient donc ces « apôtres de la Chaire suprême » durant ce siècle parfois si cruel envers eux ? Étaient-ils les dignes fils de saint Pierre par leurs vertus ? Leur science était-elle à la hauteur de leurs hautes fonctions ?
Interrogeons les contemporains, les actes mêmes des Pontifes. Ils diront surabondamment la réponse.
Léon VIII, Boniface VII, Jean Philagathe et Grégoire, l’adversaire de Benoît VIII, sont antipapes, hors de la question, quelle que fût leur conduite. Rien ne reste sur les pontificats de Donus II, Jean XV 80, Jean XVIII, sauf une inscription concernant ce dernier. Elle dit qu’il se distingua beaucoup dans les lettres et qu’il ne s’endormit que pour aller régner dans les cieux. Restent treize Pontifes dont la carrière est connue.
Jean XII est l’un des plus attaqués. On l’a représenté sous les couleurs les plus noires. Le témoignage de Luitprand 81 est en effet accablant pour sa mémoire. Le patrice Octavien aurait eu, d’après cet auteur, les mœurs les plus corrompues, les plus infâmes, ce que, devenu chef de l’Église, le jeune homme n’aurait aucunement cherché à corriger. Il est vrai que les affirmations de cet auteur sur Jean XII sont très sujettes à caution. Jean était l’allié d’Adalbert d’Italie, adversaire d’Otton Ier, et Luitprand avait toute l’ardeur d’un néophyte : il avait passé du service du père d’Adalbert, le roi Béranger, à celui du monarque germain. Quoi qu’il en soit, une partie des accusations peut cependant être vraie. Pape à dix-neuf ans, Jean XII avait auparavant mené la vie d’un jeune et grand seigneur romain, et, ainsi que le dit très bien Rohrbacher 82, « ce que le monde excuse dans celui-ci comme des fredaines de jeune homme, devient dans l’autre un énorme scandale ». Il est à remarquer que Jean XII, parlant et écrivant en Père de l’Église, ne commit jamais aucune erreur de doctrine.
Son successeur Benoît V fut un saint prêtre et un savant homme. Le témoignage de ses adversaires allemands, d’Adam de Brême 83, en particulier, est concluant. En exil, d’après les chroniqueurs germains, il se fit admirer des Saxons par sa science et ses vertus.
Même note pour Jean XIII, Pontife de bienheureuse mémoire, dit Richer 84, pasteur vigilant et sage, d’après son épitaphe 85. Un jugement identique est formulé pour Benoît VI.
L’épitaphe 86 de Benoît VII résume excellemment la carrière de ce Vicaire du Christ, et aucun document ne la dément. Il frappa les déprédateurs de l’Église romaine ; fit revivre la sévérité des lois canoniques. Il jouit de l’amour de son troupeau, qu’il aima, fut l’appui des veuves et le père des pauvres.
Cette lettre de Jean XIV donne la mesure de ce qu’il fut : « Que votre vie, écrit-il à l’archevêque Alo de Bénévent, soit une règle et un modèle pour vos fils en Jésus-Christ ; leur progrès dans le bien dépendra de votre exemple... À force de vertu, sachez triompher du malheur par la patience. Ayez la mansuétude qui convient à un bon pasteur, la fermeté d’un juge dont le devoir est d’encourager les bons et de réprimer les séditieux... Montrez-vous miséricordieux, soyez l’appui des opprimés, opposez la modération et le calme aux violences des oppresseurs 87. » Croit-on que celui qui donnait de tels conseils pouvait ne pas les suivre lui-même ?
Jean XVI, dit le Codex Regius 88, était profondément versé dans la science ecclésiastique. Le biographe de saint Adalbert de Prague 89 ajoute que ses conseils étaient reçus comme des oracles divins, qu’il mourut laissant son corps à la terre et son âme au ciel.
Sur Grégoire V, nous ne voulons retenir que ces mots de saint Abbon de Fleury : « Toutes les vertus se sont assises avec lui sur le siège de saint Pierre. La sagesse et l’éloquence de Grégoire-le-Grand revivent dans son jeune successeur 90. » Grégoire, cousin d’Otton III, avait vingt-quatre ans seulement.
Et Sylvestre II, ce géant de science, qui, pour répondre aux accusations d’aujourd’hui, revêtait la tiare de saint Pierre l’an du Christ 999, pour ne mourir qu’après l’an mille passé ? Nous ne voulons pas nous arrêter maintenant sur cet illustre personnage, nous le reverrons.
Puis vient Jean XIX qui renonça au siège pontifical pour vivre simple moine, dans la prière et l’austérité. « Priez pour ce digne successeur de saint Pierre, dit une inscription, puisse-t-il régner dans la patrie du ciel 91. » Voici encore Serge IV, pontife de vie sainte et d’excellente doctrine, au dire véridique du Codex Regius 92, Benoît VIII, l’ami de l’empereur saint Henri, et dont saint Pierre Damien dit : « Ce Pontife apostolique avait édifié l’Église catholique dont il était le chef par le zèle et le dévouement 93. »
Et pour terminer cette page, écoutons ce que dit à Jean XIX, saint Fulbert, évêque de Chartres : « Grâces immortelles soient rendues au Dieu tout-puissant qui a visité votre humilité, bienheureux père, et vous a élevé au faîte des honneurs dont vous étiez si digne. Le monde entier a les yeux fixés sur vous et vous proclame trois fois bienheureux ; les saints contemplent votre élévation et se réjouissent de trouver, vivantes en votre personne, toutes les vertus qu’ils cherchent à pratiquer. Les persécuteurs de l’Église vous regardent, ils tremblent en voyant votre main armée du sceptre de la justice. Les opprimés élèvent vers vous un regard d’espérance, et ils respirent ; vous êtes la consolation de leurs douleurs, le remède à leurs maux 94. »
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Ces notes rendent-elles douteuse la réponse à la question posée au début de ce chapitre ? Mais afin de rendre la démonstration plus complète, plus exacte encore, nous voulons prendre de ces pontificats le plus brillant, celui de Sylvestre II ; et le plus lamentable, celui de Benoît IX. À eux deux, ils résumeront l’histoire de Rome et celle de la chrétienté.
Sylvestre II
I
Le moine Gerbert d’Aurillac, Pape sous le nom de Sylvestre II, a été l’objet d’importants et définitifs travaux. Il y a témérité à en parler encore, quand on n’apporte aucune vue nouvelle, aucun détail inédit.
Cependant, ce Pontife prit part à toutes les affaires importantes de son temps ; il en fut parfois le principal acteur. Il restaura la plus illustre école de France et se fit connaître comme le meilleur savant de toute la chrétienté.
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On sait quelle fut la jeunesse de Gerbert. Né à Aurillac, en Aquitaine, vers 945, fils de paysans, il étudia à l’Abbaye de cette ville, puis à Vich, en Catalogne. Son séjour dans la studieuse Espagne chrétienne a fait croire à tort qu’il avait appris auprès des Arabes.
Arrivé à Rome en 970, il devint précepteur du futur Otton III. Deux ans plus tard, il prit la direction de l’École épiscopale de Reims qu’il tint dix années. En 982, son impérial disciple le nomma Abbé de Bobbio, monastère renommé des Apennins. Mais tracassé de mille manières, Gerbert revint à Reims peu après. Il reprit son enseignement et remplit les fonctions de secrétaire et de vicaire-général de l’archevêque Adalbéron. En cette qualité, il participa activement à l’évolution politique qui amena la chute des Carolingiens et l’avènement de Hugues Capet.
Adalbéron mourut : Gerbert crut à tort recueillir sa succession. Le clerc Arnulf fut nommé ; mais il trahit le roi qui le fit illégalement déposer. Gerbert le remplaça, sans l’autorisation du Saint-Père, et tint le siège de Reims durant deux ans (993-995), au bout desquels il se soumit et résigna ses fonctions.
Otton III l’appela auprès de lui, en fit son conseiller et son chapelain, puis, en 998, le proposa au siège archiépiscopal de Ravenne. Gerbert fut élu, et ne déposa cette charge que pour occuper, dès le 7 avril 999, la Chaire de Saint-Pierre.
Le Pontificat de Sylvestre II dura quatre ans. Ce pape mourut le 12 mai 1003. C’est donc lui qui, en 1000, occupait le Siège apostolique.
II
Gerbert se distingua par sa science. Voyons ce qu’il apprit à ses élèves, ce que ses contemporains connurent.
Deux mots auparavant.
C’est faire erreur que de croire à l’ignorance, même relative, de la fin du dixième siècle. Certes, il y eut déclin aux environs de l’an 900, chute causée par les invasions des Hongrois, des Normands et des Sarrasins. Mais, ce péril passé, l’enseignement reprit peu à peu l’importance qu’il avait eue autrefois. Les écoles détruites ou restreintes furent restaurées ; de nouvelles furent établies. En même temps, le clergé régulier recevait la réforme de Cluny, et chaque monastère réformé devenait une pépinière de lettres. Les moines, à cette époque, occupèrent la plupart des sièges épiscopaux. Ce furent de très dignes prélats, de grands savants souvent, des saints quelquefois.
Les écoles monastiques ou épiscopales, nombreuses, étaient gratuites et s’ouvraient à tous. On ne séparait plus riches et pauvres, nobles et serfs ; il n’y avait que des élèves. La direction de l’école payait même au besoin l’entretien complet de l’écolier nécessiteux : témoin Sylvestre II lui-même. Enfin, surtout en Italie, existaient plusieurs écoles laïques, mais non gratuites.
Le champ d’enseignement était vaste. Les principes étaient donnés dans les écoles enfantines déjà florissantes, et les détails dans les classes supérieures.
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La science humaine avait alors deux divisions : la logique et la mathématique. On apprenait l’une et l’autre parallèlement, à des degrés de perfection divers.
La logique, autrement dit trivium, parce qu’elle se subdivisait en trois classes, comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique.
Gerbert savait le grec, mais n’enseignait que le latin. Cette dernière langue commençait à n’être plus parlée par le vulgaire qui y substituait le roman qui deviendra le français. Les élèves les plus jeunes s’appliquaient aux différentes parties du discours dans Donat, et les plus avancés étudiaient Martianus, Capella et Priscien. L’écolâtre de Reims y joignait sans doute les commentaires de Remi d’Auxerre et de Rathier de Vérone, et les réflexions propres qui en rehaussaient la valeur.
La grammaire apprise, l’écolâtre enseignait l’art de discuter scientifiquement. La logique d’Aristote et les cinq livres des commentaires de Boèce formaient la base de cette instruction. Gerbert y faisait préparer par l’Introduction et les deux dialogues de Porphyre. Il employait à cet effet, dit Richer, la traduction latine du rhéteur Victorin. Connaissant alors les quinque res, le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident, l’élève pouvait s’appliquer aux dix Considérations et à l’Interprétation d’Aristote, puis aux Topiques de Cicéron, commentés en six livres par Boèce. Gerbert fit un traité, dédié à Otton, sur le raisonnable et le raisonner.
Son enseignement philosophique reposait sur les divisions suivantes, d’après ce que nous connaissons d’une grande jouxte intellectuelle qu’il soutint en 981 à la cour impériale contre le moine Othric. Ainsi qu’on va le voir, ce domaine était de beaucoup plus étendu qu’il ne l’est aujourd’hui, et comprenait la majeure partie des sciences.
La philosophie est théorique et pratique. La première a pour base la nature (physique), ou elle se rapporte à l’entendement (mathématique) ou encore à l’intelligence (théologie). La philosophie pratique est dispensative dans l’éthique, distributive dans l’économie, civile dans la politique. Ces divisions sont égales l’une à l’autre, mais ne sont pas indépendantes, en ce sens qu’elles se complètent mutuellement.
Dans la dialectique, Gerbert ne pouvait guère innover. Il en fut autrement dans la rhétorique. Ses contemporains, saint Abbon de Fleury, entre autres, enseignaient l’art de s’exprimer au moyen de manuels. Sans les négliger – Gerbert publia même sur la rhétorique un traité remarqué, mais aujourd’hui perdu – il préféra faire étudier les beautés de la phrase dans les maîtres eux-mêmes : Virgile, Stace, Pline, Térence, Ovide, Juvénal, Sénèque, Horace, Salluste, Lucain, Suétone, Cicéron, etc. Notons qu’il connaissait eu entier le traité sur la République, de Cicéron, et le De rerum natura, de Lucrèce, que le moyen âge ignora depuis. L’influence de cette méthode fut manifeste. Qu’on lise les ouvrages de Gerbert et de ses disciples, Richer l’historien, Fulbert de Chartres, Otton II, Robert-le-Pieux, Liétry de Sens, Adalbéron de Laon, Bruno de Langres, Gérard de Cambrai, l’écolâtre Jean d’Auxerre, Adelbold d’Utrecht, Herbert de Lagny, Jugon de Saint-Germain-les-Prés, Nithard et Rémi de Mithlac : l’on sent dès les premières pages la connaissance des bons écrivains latins.
L’art d’argumenter fut poussé au plus haut degré. Il le fut tant, dit Richer, que l’art lui-même parut disparaître et laisser place au simple langage.
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Ceci était un enseignement théorique, principalement. L’enseignement des sciences exactes formait les diverses branches du quadrivium : géographie, arithmétique, musique et astronomie.
Gerbert fut, en arithmétique surtout, un rénovateur. Il écrivit une lettre, un traité plutôt, qu’il adressa à Constantin, moine de Fleury. C’est, sous le nom d’Abacus, une étude sur les nombres, très appréciée des contemporains, malgré le mot du chroniqueur Aubry de Trois-Fontaines que c’était la science vaine et frivole. Hériger, le savant abbé de Lobbes, Adelbold, évêque d’Utrecht et disciple de Gerbert et d’Hériger, la commentèrent avec science et autorité dès sa publication. Herbert, moine de Saint-Hubert en Ardennes, les suivit dans cette voie, tandis qu’un autre disciple de l’écolâtre, Bernelin, écrivait d’après cette méthode un traité complet d’arithmétique, ce que firent également par la suite plusieurs savants. D’autres faits prouvent que, loin d’être une méthode spéculative, les mathématiciens l’employaient parfois déjà quand vint Gerbert et le firent généralement après lui.
Dans son acception originelle l’Abacus était une table, couverte de poudre, sur laquelle se faisait le calcul. On appliqua bientôt cette dénomination au calcul lui-même.
Ce dernier, calcul de la multiplication et de la division simples et composées, se faisait au moyen des chiffres dont nous usons vulgairement aujourd’hui. Le zéro cependant ne fut connu qu’au XIesiècle, et Gerbert le remplaçait par un point.
Cette méthode de compter était pareille à celle que nous employons. Elle était seulement plus confuse. Nous avons réuni en quelques règles générales les nombreuses règles qu’enseignait Gerbert. Par l’introduction du zéro, il a été possible, en outre, de supprimer les colonnes qu’on était obligé de tracer, afin de ne pas faire d’erreur dans la suite des chiffres.
À part la méthode de division usitée aujourd’hui, Gerbert en employait une seconde, plus longue et difficile. Il n’y aurait qu’un intérêt rétrospectif à la reproduire.
Ce système, qu’on a voulu faire venir à tort des Arabes, sur la foi de G. de Malmesbury, écrivain du XIIesiècle, fut appelé aussi méthode de Pythagore, du nom de son inventeur présumé.
Gerbert, comme ses contemporains, le considérait comme une introduction à la géométrie, sur laquelle il a fait également un traité, l’un des meilleurs qu’il ait écrits. Les savants auteurs de l’Histoire littéraire de la France le jugent ainsi : « Ce traité est aussi estimable pour sa brièveté et sa clarté que pour les choses qu’il contient, la méthode et la manière dont elles y sont traitées. On peut douter avec raison, si, depuis la première décadence des lettres jusqu’à leur dernier établissement, quelqu’un a mieux réussi à traiter ce sujet. » Ce n’est pas cependant qu’on n’y trouve point quelques fautes, mais on ne sait si elles sont bien de Gerbert lui-même, car il n’en subsiste que des copies défectueuses. Ce qui est certain, c’est que l’écolâtre fit faire à cette science des progrès. Il suivait pour le reste Boèce, son guide presque continuel.
L’écolâtre de Reims se distingua plus encore dans la musique et l’astronomie. Il établit la génération des tons sur le monocorde, que moins d’un demi-siècle après, Guy d’Arezzo allait perfectionner. Il distingua leurs consonnances ou unions symphoniques en tons et en demi-tons, ainsi qu’en bémols et en dièses : par une classification convenable des sons dans les différents tons, il répandit une bonne connaissance de cette science. Il faisait construire des instruments de musique, des orgues. G. de Malmsebury affirme qu’il établit à Reims un orgue rendant des sons mélodieux par l’effet de la vapeur d’eau. Mais le fait est sujet à caution.
En astronomie, il fut le premier peut-être qui construisit des sphères célestes, aidant aussi puissamment au développement de la géographie. L’une d’elles était pleine ; il y nota les points auxquels se levaient et se couchaient les astres ; plusieurs sphères armillaires montraient leur marche dans le ciel ; enfin il fit une sphère creuse munie de plusieurs tubes, dont l’un permettait de déterminer les pôles et dont les autres tournant autour du premier dirigeaient le regard et le fixaient sur un point bien précis.
Gerbert était aussi un juriste remarquable. Il enseignait le droit civil et le droit canon. Le conciliabule de saint Basle prouve cependant qu’en cette dernière matière, il n’était pas infaillible.
Les connaissances théologiques enfin étaient orthodoxes et solides. Nous avons de lui un traité sur le corps et le sang du Christ. Il y émet en principe que, dans le Christ, il y a trois corps : le corps matériel avec lequel il vivait visiblement sur la terre, le corps de l’Eucharistie qui en dérive, et le corps mystique de l’Église.
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« Le zèle de Gerbert pour l’étude et la science se doublait avec le succès, écrit son disciple Richer ; le nombre de ses disciples croissait chaque jour. La renommée du grand docteur n’était point circonscrite dans les provinces des Gaules et de la Germanie ; elle franchit les Alpes et courut en Italie de la mer Tyrrhénienne à l’Adriatique. » Ses relations littéraires à cette époque étaient des plus vastes. Il écrit à Eberhard, abbé de Saint-Julien de Tours :
« Je mets tous mes soins à former une bibliothèque. Depuis longtemps j’ai acheté à grand prix à Rome et dans les autres parties de l’Italie, en Belgique et en Germanie, des manuscrits d’auteurs, aidé de la bienveillance et du zèle de mes amis de chaque province. Permettez-moi de vous prier de me rendre le même service. J’enverrai aux copistes le parchemin et l’argent nécessaire, selon vos ordres, et je me souviendrai toujours de vos bienfaits. » Cette lettre résume sa vie littéraire. Elle démontre une fois de plus qu’un puissant mouvement intellectuel existait à cette époque dans toute la chrétienté, sans exception.
C’est avec regret que nous nous voyons obligé de ne donner que quelques notes incomplètes, car nous aurions voulu mieux démontrer, et les documents pour cela ne manquent pas, ce que fut vraiment la civilisation du Xesiècle. À ce propos, qu’on nous permette d’ouvrir une parenthèse.
On abuse du mot civilisation. C’est d’ailleurs le sort de tout terme qui exprime un sentiment élevé. Il serait bon, avant de l’employer, d’en connaître le sens exact.
Pour qu’une époque soit civilisée, il n’est pas suffisant qu’elle ait une certaine somme de science morale, intellectuelle et matérielle. Cette connaissance doit être supérieure à celle dont jouissait l’époque précédente. Nous refusons ainsi au XVIIIesiècle le qualificatif de civilisé : malgré son savoir, malgré ses progrès en certaines branches, son état moral, intellectuel et matériel est inférieur à celui de la période précédente.
Un siècle n’est pas nécessairement barbare parce que sa science est moins grande que celle d’un siècle suivant. Il l’est s’il ne possède pas un certain niveau d’instruction, et si ses connaissances sont inférieures à celles du siècle qui le précédait immédiatement.
Tout cela n’est que relatif. Le point de séparation entre la barbarie et la civilisation n’est pas le même vu par les Romains, nos contemporains et nos arrière-petits-neveux.
Le Xesiècle n’est pas un siècle barbare : sa science est grande, son savoir est supérieur à celui du IXe.
III
Gerbert d’Aurillac ne fut pas un grand savant seulement, mais encore un homme d’État. Il est à propos ici de rappeler la part qu’il prit à la chute des Carolingiens.
La décadence romaine, le christianisme et les barbares avaient changé peu à peu l’organisation sociale. Les bases premières avaient été celles-ci : le souverain, maître absolu, – les hommes libres, égaux en droits et devoirs, – les esclaves, qui, par l’influence du christianisme, devenaient insensiblement des serfs et des affranchis.
Mais de tout temps les faibles ont besoin des forts. Les simples hommes libres, les petits propriétaires, n’échappèrent pas à cette règle. Le pauvre se mit sous la protection du riche. Il lui demanda son appui, son aide, et céda en retour une partie de ses droits de souveraine propriété sur lui-même et sur ses biens. Cette coutume, que le temps et la force des choses établirent seuls, qu’elle se nommât clientèle, précaire, ou truste, supprimait l’égalité en droits et en devoirs des hommes libres.
En même temps, par une nécessité contre laquelle Charlemagne avait vainement cherché à réagir, les gouverneurs, ducs ou comtes, devinrent, de fait d’abord puis de droit, irrévocables, et les terres qu’ils administraient temporairement furent transmissibles à leurs enfants. Et pendant que les héritiers de Charlemagne s’entre-déchiraient pour le hochet impérial, qui ne disait plus rien depuis qu’il ne répondait plus à une unité, ces fonctionnaires projetaient d’être les maîtres.
L’union du principe supérieur d’inamovibilité et de transmission avec la hiérarchie résultant de la protection fut la base de la féodalité.
Des souverains intelligents auraient accepté et utilisé ce fait. Ils auraient été dans cette nouvelle organisation ce que les ducs et comtes étaient pour leurs inférieurs, des suzerains obéis. Mais non : tout entiers à leurs luttes intestines, ils ne s’en aperçurent que lorsque ce fut trop tard. Les derniers Carolingiens, malgré leur valeur personnelle, n’étaient plus que de petits barons ; le souvenir de leur aïeul leur valait seul et leur titre royal et la considération dont on voulait bien les entourer encore.
Pendant qu’ainsi les fils de Charles tombaient, une autre famille, celle des Robertiniens, servie par les circonstances et son habileté, s’élevait et devenait peu à peu chef des seigneurs, et maître réel de la France. Entre les rois de nom et les rois de fait, il fallait choisir.
Les Carolingiens se défendirent énergiquement et habilement. Les derniers voulurent être de vrais souverains, et ils étaient de taille à l’être. Mais que faire contre les puissants fils de Robert-le-Fort, que la cour impériale des Otton protégeait sous main ? Succomber. La lutte fut longue ; elle dura quatre-vingts ans. Un accident hâta sa fin : Louis V mourut sans enfant en 987, ne laissant qu’un oncle, le duc Charles de Basse-Lorraine.
Le chef des Robertiniens, Hugues Capet, pensa que le moment était venu d’en finir. Charles, son compétiteur, était peu aimé, héritier indirect, vassal de l’empire, et le plus faible : une assemblée de grands seigneurs et de prélats ratifia la volonté du maître. Le roi Hugues se hâta de consolider le nouveau droit par l’élection de son fils Robert comme roi subrogé. Charles de Lorraine finit ses jours dans une forteresse.
Il n’eût cependant pas triomphé si vite, l’habile Hugues, si un puissant appui ne lui était venu de l’intérieur.
L’archevêque de Reims, grand chancelier de France, chef du clergé, avait été jusqu’en 969 un fidèle des Carolingiens. Mais dès lors, il n’en fut plus de même. Le nouveau prélat, Adalbéron, des comtes de Verdun, homme illustre par son caractère et sa noblesse, jugea qu’il valait mieux pour l’Église de France avoir un avoué considéré qu’un protecteur incapable de se défendre lui-même. Il mit résolument, quoiqu’avec prudence, son influence considérable au service de Hugues, et l’abbé Gerbert lui servit alors de conseiller intime, de secrétaire et de représentant.
Ce que Gerbert déploya d’habileté et d’énergie dans des négociations souvent très délicates ou périlleuses, est impossible à dire en quelques lignes. Il faut absolument lire sa correspondance et l’histoire de Richer pour le bien juger. De 983 à 987, Gerbert, outre l’influence personnelle qu’il exerçait, se montra diplomate exercé, actif, retors, mais peu récompensé. Hugues, devenu roi, oublia les services que l’abbé de Bobbio avait rendus au duc de Francia.
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En nous étendant sur la France, nous ne voulons pas dire que l’activité humaine s’y fût concentrée, loin de là. Voyons, par exemple, ce que faisait la chrétienté précisément en ces années 999-1000 qui, d’après les uns, durent être des années de terreur et d’affreuse anxiété ; il est vrai que les contemporains les jugent autrement. Voici ce qu’ils en disent.
Le Byzantin Basile II poursuit, flanqué de l’inutile Constantin IX, ses rêves de grandeur militaire et de décadence religieuse et littéraire. Les Bulgares l’ont battu, il s’en vengera cruellement dans quelques années. Il médite de perdre son rival Otton III, et en ce moment il cherche à l’atteindre indirectement en soutenant le patriarche de Constantinople dans sa rébellion contre le Souverain-Pontife.
Son beau-frère, le prince Wladimir, est devenu chrétien ; il vient d’achever la cathédrale de Kief, et cherche, non sans peine, à faire partager sa foi par le peuple russe. Celui-ci résiste ; les prêtres catholiques sont pour lui des sorciers, et leur enseignement de la magie. Le martyr saint Boniface se prépare à son apostolat.
Une lutte pareille entre les fils de Jésus et ceux d’Odin se continue plus au nord. Saint Sigfried, évêque de Wexiow, et saint Libentius, archevêque de Brême, font des merveilles. Suède, Norvège. Danemark ne font trêve à cette ardeur religieuse que pour s’entre-déchirer les uns les autres ou envoyer leurs hommes fondre, sous le nom de Normands, sur l’Europe civilisée.
Le roi de Suède, Olaf Skoetkonung, chrétien, est de tous les souverains du nord le plus puissant. Il vient de rendre ses États au roi de Danemark, Svend. Celui-ci, un converti, profite de sa force pour anéantir, en l’an 1000, à Svoldr, près du pays des Vendes, la flotte norvégienne. Le souverain de cette dernière nation, Olaf Tryggwason, y périt : Svend ajouta la Norvège à ses possessions.
Quatre ans auparavant, Svend et Tyggwason, alors unis, s’étaient emparés de l’Angleterre orientale. Ils en avaient chassé le lâche et cruel roi Ethelred qui, en 1002, se vengera en faisant massacrer tous les Danois dans ses États. Sa punition fut grande. Saint Elphège, évêque de Winchester, Aldroc, archevêque de Canterbury, et d’autres encore, combattent avec succès la corruption du clergé séculier anglais.
Les Normands de France, sous leur duc Richard, reniant leurs frères danois restés païens, font en ce même an 1000 cause commune avec le saxon Ethelred. Le roi des Gaules, Robert-le-Pieux, les appuie, mais sans succès. Il vient de les mener avec lui, en 999, aux sièges de Melun, de Massay, de Laon. Et au lieu de se préparer à la catastrophe dernière, il vient d’épouser Constance d’Arles. Saint Fulbert de Chartres et les évêques ses collègues se soucient bien peu aussi de la date fatale. Nous voyons le 13 janvier 1000, se tenir à Poitiers un concile où se trouvent l’archevêque de Bordeaux, les évêques de Poitiers, de Limoges, d’Angoulême et de Saintes, plus douze abbés. On y décide que toute querelle née au sujet de biens usurpés devait se terminer en justice. L’archevêque de Sens, Liétry, vient d’être élu (1000) de même que l’évêque d’Auxerre, Hugues (999). Sont-ce là vraiment des actes de moribonds ?
Continuons notre route. Le roi de Navarre, don Sanche-le-Grand, vient de succéder à son père Garcie III, et, avec le roi de Léon, Alphonse V, monté sur le trône en 999, il s’en va battre à Calat-Auszar, en Castille, le vizir Almanzor, premier ministre du calife Omniade Issem de Cordoue. Almanzor mourut du chagrin d’avoir perdu cent mille hommes. Pendant ce temps, saint Froïlan relevait en Espagne l’Ordre monastique.
Revenons sur nos pas, en Allemagne. « Le millième an depuis le salutaire enfantement de la Vierge sans tache étant arrivé, dit Thietmar de Mersebourg, un contemporain, on vit briller sur le monde un matin radieux. » Est-ce donc là présage de mort ? Et Jean Diacre ajoute qu’en l’an 1000 « l’empereur Otton III, se disposant à passer pour la troisième fois en Italie, le voulut faire en traversant le gouffre du grand lac de Côme ».
La même année, précisément, Otton ouvre à Aix-la-Chapelle le tombeau de Charlemagne et érige en archevêché la ville de Gnesen, où reposent les restes du martyr saint Adalbert de Prague.
Entre-temps, un autre saint, Étienne de Hongrie, sollicite du Pape Sylvestre II la couronne royale et la protection du Siège apostolique. Le duc Boleslas de Pologne, redoublant, lui aussi, de zèle pour la propagation de la foi, reçoit en récompense le titre de roi.
Comme toujours, l’Italie est en ébullition. La révolte contre les autorités légitimes est chronique. Hardouin d’Yvrée vient d’être choisi par des seigneurs italiens comme leur roi. Choix indigne. Hardouin, épiscopicide, sera, au début de l’an 1001, excommunié par le Chef de l’Église.
À Rome même, les habitants, loin d’attendre avec crainte ou joie le jour dernier, continuent leur révolte contre le Pape. En cette même année, Sylvestre II est obligé de quitter la capitale. Il n’y rentrera que dans quelques mois.
Et pendant tout cela, et malgré tout cela, le paysan est à son champ, l’ouvrier à son atelier, le commerçant à son négoce, le scribe à ses grimoires. Étaient-ce donc des esprits forts, aussi forts que ceux qui, aujourd’hui, nous content des sornettes ?
IV
Ce qui fait, en somme, la meilleure gloire de Sylvestre II, ce n’est pas sa science, ce n’est pas son génie politique, tout important que cela fût, c’est sa piété, son profond génie religieux.
Nous avons déjà parlé de sa science théologique : malgré ses connaissances vastes, nous l’avons vu faillir au conciliabule de Saint-Basle. Cette faute lui fut utile ; elle lui permit de compléter ses études, et, certes, il n’y manqua point. Il n’est aucun de ses actes comme Pontife dans lequel se trouve une seule erreur dogmatique.
Il fut au contraire un très énergique adversaire de l’hérésie. Quand, en 991, il prit possession du siège de Reims, il déclara solennellement n’accepter en aucune façon l’hérésie de Manès. Cette déclaration, de prime abord, paraît insolite. Mais, si l’on songe qu’en 1015 le nouvel archevêque de Bourges, Gauzlin, naguère abbé de Fleury, éprouva alors le besoin de faire une profession de foi identique, l’on conclut qu’il y avait dans cette hérésie un danger important. Le danger était réel. Sa source était à Orléans, dans l’école épiscopale elle-même. De savants professeurs y enseignaient en secret les doctrines cathares. Le roi Robert en fit brûler en 1032. En Italie, une autre doctrine erronée avait cours en l’an 1000 ; il paraît cependant que ce n’était là qu’une faute individuelle. Néanmoins, Sylvestre II ne dut pas rester inactif. Si les documents précis manquent, l’on doit supposer, d’après sa conduite antérieure, une action énergique.
Nous ne savons plus quel auteur dit que l’hérésie ne surgit qu’en temps de ferveur religieuse. Le mot est vrai : que voyons-nous, en effet, vers l’an 1000 ? Des miracles nombreux de sainteté : la vie de saint Adalbert de Prague, saint Bernard de Hildesheim, saint Libentius de Hambourg, saint Boniface de Russie, saint Romuald, saint Olaüs de Norvège, saint Étienne de Hongrie, saint Mayeul et saint Odilon de Cluny, par exemple, en sont un témoignage irrécusable.
Nous voyons encore la foi s’étendre, en Russie, dans les pays du Nord jusque dans le Nouveau-Monde, à Gardhs, en Groenland, qui pendant deux siècles fut le siège d’un évêché.
Il est juste d’ajouter cependant que si les barbares devenaient chaque jour plus chrétiens, en revanche, des peuples autrefois les premiers convertis s’endormaient en rejetant la foi de leurs pères. Et c’est ce qui fit écrire au pape Sylvestre II cette lettre sublime qui demandait aux chrétiens d’aller recouvrer, à Jérusalem, le tombeau du Christ, profané par les infidèles. On ne l’écouta pas, malheureusement, et les catholiques laissèrent le calife Hakem brûler le Saint-Sépulcre. Il est vrai qu’ils étaient occupés ailleurs ; les musulmans étaient en Espagne, où une chevaleresque nation les combattait bravement ; ils s’avançaient sur Rome quand Otton III les battit à Capoue, et donna ainsi aux Italiens un instant de répit.
C’est pour mieux lutter contre les infidèles, en même temps que pour protéger les laboureurs, que le clergé, le Pape en tête, institua en 991 la Trêve-de-Dieu, qui fut un immense bienfait.
Mais la médaille n’a pas que son beau côté. Loin de prier pour leur fin dernière et prochaine, clercs et lares s’occupaient parfois trop de questions terrestres.
Le moyen âge ne connut pas la séparation de l’Église et de l’État. Le prêtre, mêlé à toutes les affaires temporelles, subit l’influence du milieu où il se trouvait placé. Nous avons vu Gerbert travailler à la chute de la dynastie carolingienne ; nous l’avons vu attirer à Hugues les prélats hésitants. Dans une sphère moins haute, un simple évêque, un prêtre, agissaient souvent pour ou contre un seigneur, subissaient l’influence de quelque puissant. Ils demandaient à ce dernier son appui. Ce fut là une des causes de l’ingérence des laïcs dans l’Église. Défenseurs, premiers serviteurs du clergé, ceux-ci en vinrent bientôt à renverser la situation. Ils exigèrent que l’Église mît son pouvoir à leur service. Ils voulurent que les prêtres fussent des leurs. Mais parfois leur choix ne fut pas agréé par ceux auxquels le bien de l’Église et le salut des âmes passaient avant toute autre considération. De là conflit. Sylvestre II fut bien souvent appelé, comme chef de l’Église, à trancher un différend semblable, et nous voyons toutes ses décisions marquées de justice et de fermeté.
La deuxième cause de discorde dans l’Église était la discipline ecclésiastique et les relations entre le clergé séculier et le clergé régulier. Ce fut un grand souci pour les pontifes de ce siècle. Car on ne saurait méconnaître un désaccord, exagéré peut-être, mais pas moins réel, entre les prêtres et les moines. Les prêtres, plus mêlés à la vie du monde, en ressentaient parfois de funestes effets ; les moines, eux, se croyaient plus rigides, plus parfaits, mais oubliaient aussi parfois le détachement des choses de ce monde. Il y avait encore la question d’obédience. Le moine ne voulait pas être soumis à l’évêque, même pour le spirituel, et l’évêque de son côté ne cherchait rien moins qu’à étendre ses droits. Il arriva aussi des disputes sur des questions hiérarchiques entre prélats ; témoin le démêlé entre l’archevêque de Mayence, Willigis, et l’évêque d’Hildesheim, Bernard, au sujet de la juridiction sur un couvent de femmes, débat que Sylvestre II dut apaiser ; témoin encore, sous le même pontificat, l’érection de l’archevêché de Gnesen et l’opposition de l’évêque de Posen, dans le diocèse duquel Gnesen était situé. On conçoit que les décisions des Papes et des conciles soient nombreuses ; en effet, les Regestes et les Actes fourmillent de pièces décidant sur de pareilles questions.
Mais toutes ces disputes, quelque déplorables qu’elles fussent, témoignent bien hautement du peu de créance qu’on avait alors à la fin du monde pour la millième année après la venue du Sauveur des hommes.
L’on voit au contraire se créer cette conception que deux génies pouvaient seuls établir et maintenir : ce gouvernement universel rêvé par Sylvestre II et Otton III, gouvernement de la chrétienté dans lequel l’empereur romain était le monarque temporel du monde et le bras droit du souverain spirituel. Ils pensaient bien aux difficultés de l’avenir, ceux qui conçurent cette idée, mais il eût fallu un accord perpétuel entre le pape et l’empereur, ce que les successeurs d’Otton III ne comprirent jamais.
CONCLUSION
Nous pourrions continuer cette étude bien longtemps encore, mais ce que nous ajouterions ne serait qu’un surcroît, une surcharge de preuves ; or, nous ne voulons pas accabler nos lecteurs. Nous voulons seulement noter les lignes qui suivent, prises tout récemment dans un journal de la Suisse romande. Elles prouvent combien est vivace ce préjugé, combien les faits peuvent être faussés, et combien aussi, par tous les moyens possibles, il faut remettre la vérité dans l’histoire. Cet extrait le voici :
« On sait quelle inquiétude s’empara des humains à l’approche de la fin du Xesiècle. Si nous nous reportons par la pensée, à l’aide de l’histoire, sur l’état des esprits à cette époque-là, nous voyons la croyance à la fin du monde devenue générale. Les populations étaient affolées ; les hommes avaient perdu la tête. Les uns cherchaient dans les plaisirs, dans les festins, dans les orgies, un moyen de détourner les yeux de la fatale échéance et de s’étourdir avant de taire le grand saut. À quoi bon d’ailleurs garder ces biens qui allaient être engloutis à jamais. D’autres se jetaient tête baissée dans la dévotion ; ils se dépouillaient de tout pour doter les hospices, les couvents, les églises, les congrégations religieuses. Ils pensaient ainsi assurer leur salut, comme si leur sacrifice pouvait être d’une agréable odeur, tout devant être anéanti. Vous représentez-vous l’ébahissement, la stupéfaction de tous ces gens-là quand la dernière heure du siècle a sonné et que le premier jour du siècle suivant s’est passé comme à l’ordinaire. Combien ont dû se mordre les doigts et regretter les actes que la terreur leur avait suggérés, mais c’était trop tard. Ce qui est fait est fait et la restitution est un mot qu’on aurait en vain cherché dans le vocabulaire de l’Église. C’est celle-ci qui s’est enrichie dans ce temps-là et agrandie temporellement. On dit même, non sans quelque raison, que le clergé n’avait pas été complètement étranger aux craintes que la superstition avait fait naître alors. »
Maxime RAYMOND.
Paru dans la Revue de Fribourg en 1890-1891.
1Essai sur l’architecture religieuse du moyen âge, particulièrement en France, par Prosper Mérimée, Inspecteur général des monuments historiques – dans l’Annuaire de la Société de l’histoire de France pour 1838. – Paris, 1837, in-16, p. 288.
2Les prétendues terreurs de l’an mille, par dom F. Plaine, Bénédictin de l’abbaye de Ligugé – dans la Revue des questions historiques, du 1er janvier 1873, p. 145 et suiv.
3La légende de l’an mil, par Paul Rozières – dans la Revue politique et littéraire de la France et de l’Étranger, 1878, p. 919 et suiv.
4L’an mille, par Jules Roy. – Paris, 1885, 1 vol. in-12.
5Études sur le règne de Robert-le-Pieux (996-1031), par Charles Pfister – dans la Bibliothèque de l’École des Hautes-Études, fascicule 64. – Paris, 1885, 1 in-8°.
6Dans l’Aisne, au diocèse de Reims.
7Labbe, Collection des Conciles, t. IX, p. 523.
8Gerberge de Saxe, veuve du duc Gislebert de Lorraine, épousa Louis d’Outremer en 940. Celui-ci mourut en 954 et son épouse, née vers 913, vivait encore en 968.
9Dans Migne, Patrologie latine, t. CI.
10Baronian, Annales, anno 847.
11Trithème, Annales Hirsaugienses, t. 1, p. t03. Cet auteur, vivant cinq siècles après l’an mille, est le premier qui fasse nettement allusion aux prétendues terreurs. Homines mutuebant instare diem novissimum, id., p. 143.
12Abbon, né près d’Orléans vers 945, devint abbé de Fleury-sur-Loire en 975, et fut tué en Gascogne (voir Frodoard, livre III, chap. III), le 13 août 1004. Ses écrits, histoire et théologie, ont été insérés dans le t. VIII des Acta Sanctorum, et reproduits par Migne, Patrologiae cursus completus (series latina), t. CXXXIX.
13Apologétique d’Abbon, dans Migne, CXXXIX, 462. La lettre est de 995.
14La plupart des écrivains fixent ce fait à l’an 992, parce qu’alors en effet le Vendredi-Saint et l’Annonciation tombent le même jour ; mais cette coïncidence eut aussi lieu en 970 et 981, et comme l’abbé Richard dirigea le monastère de Fleury de 961 à 975, c’est sans doute 970 qu’il faut choisir.
15Abbon, l. c.
16Bouquet, Recueil des historiens de France, t. X, p. 262.
17Publié par M. Paulin Blanc. Paris, Lecoffre, 1865, in-4o.
18Ch. Pfister, l. c., p. 325.
19Thessaloniciens, IV, 2.
20Cartulaire de Notre-Dame de Lausanne, p. 82, 87, 90, 91, 130, 275, 283.
21Historiae Patriae Monumenta, I, 363 et 496.
22Cartulaire de l’abbaye de Savigny, nos 633, 639, 641, 663.
23Cartulaire de l’abbaye d’Ainay, no 15. – Dom Plaine cite un acte de 1048 et un de 1059 que nous n’avons pu vérifier. Ces deux chartes prouvent une fois de plus en faveur de la thèse que nous soutenons modestement, après de savants érudits. En 1059, en effet, le millénaire, soit de l’Annonciation, soit de la Passion du Fils de Dieu, était passé depuis longtemps.
24Publié par MM. Guérard et N. de Wailly, dans la Collection des documents inédits sur l’Histoire de France, t. VIII et IX ; 2 in-4o.
25Notice historique sur l’abbaye de Savigny, en tête du Cartulaire, p. LXXXIII-LXXXIV.
26Marculfe, Formules, liv. II, chap. III. – Paris 1860, 2 in-8o.
27Liv. II, chap. XII.
28Robert le Diable ou le Magnifique, mort à Nicée le 2 juillet 1035, père de Guillaume le Bâtard ou le Conquérant, roi d’Angleterre.
29Liv. IV, chap. VI.
30Liv. IV, chap. IV.
31Liv. III, chap. IV.
32Liv. III, chap. VI.
33Petr. Diac. Rhythm. de novissimis diebus. Migne, CLXXIII, col. 1143.
34D’après Louis de Mas Latrie, Annuaire historique de la Société de l’Histoire de France, pour 1838, p. 66 et suivantes.
35Abécédaire ou rudiment d’archéologie(architecture religieuse), par M. de Caumont, membre de l’Institut. 4e éd., Paris 1859, p. 43. Nous devons ajouter, pour être loyal, que l’auteur continue : « Une superstition bizarre contribua peut-être encore à hâter la décadence de l’architecture : on croyait que la fin du monde arriverait dans le Xesiècle ; le découragement et l’apathie qui résultaient de cette croyance paralysaient les esprits, et loin d’élever des constructions nouvelles, à peine réparait-on les anciennes. »
36Notice sur la cathédrale de Lausanne, par François Naef. – Lausanne 1873, in-16°, p. 17. – Voir aussi et surtout, pour les détails, de Caumont.
37Histoire universelle de l’Église catholique, par l’abbé Rorhbacher, éd. Gaume. Paris 1857, t. XIII, p. 398-399.
38De la chute de l’Empire romain, par Sismonde de Sismondi, Paris, 1835, T. III, p. 397 et 398.
39Histoire de France, par Michelet. Paris, 1835, T. II, p. 132.
40Dans ce chapitre comme dans les suivants, nous n’avons aucunement l’intention de faire connaître des faits inédits. Analyser des faits acquis, en tirer la conclusion qui nous paraît raisonnable, telle est notre tâche.
41Moines d’Occident, t. 1. Introduction, p. CXLIV.
42Guy d’Arezzo, apud Baronius anno 1022.
43Migne, CXXXVII, col. 316.
44Migne, CXLI, 1145.
45Labbe, IX, 972.
46Labbe, VIII, 1140.
47Labbe, IX, 881.
48Spicilegiumde d’Achéry, I, 379.
49Dialogue avec le roi Robert, édit. Guizot, t. VI, p. 436.
50Pertz, IX, 228, apud Watterich, I, 79.
51Migne, CXXXIX, l. c.
52Migne, CXXXVII, 769.
53Watterich, Pontificum Romanorum, I, 18.
54Gerbert, Opera, édit. Olleris, 202.
55Migne, CXL.
56Frodoard, Histoire de l’Église de Reims, chap. XXXIV.
57Liv. Il, chap. IV.
58Il s’agit de l’archevêque Arnulf de Reims.
59Gerbert, édit. Olleris, l. c.
60Liv. II, chap. IV.
61Migne, CXXXIX, 1526.
62Le Concile se tint en 1022. L’archevêque de Mayence et six de ses suffragants y assistèrent. Labbe, IX, 844.
63Acta Sanctorum, 19 maii.
64Labbe, IX, 880.
65L’empereur Henry l’Oiseleur eut deux filles. L’aînée, Gerberge, épousa Louis IV d’Outremer, roi de France, dont vint Mathilde, mère de Berthe. La deuxième, Hedwige, mariée au duc Hugues-le-Grand, donna le jour à Hugues Capet, père de Robert.
66Pertz, Monumenta Germaniae historica, Scriptores, III, 694.
67Helgaud, Vie du roi Robert, édit. Guizot, VI, 386. Migne, CXLI, 921.
68Labbe, IX, 722.
69Labbe, IX, 481.
70M. Pfister, l. c., ne croit pas que Robert se soumit immédiatement après le Concile de Rome. Il en donne pour preuve que Robert fit, le 26 octobre 999, une donation à la requête de sa mère Adélaïde et de sa chère épouse Berthe, et qu’en 1001, Constance paraît encore dans un diplôme auprès de sa mère. Mais il est obligé pour cela de révoquer en doute une lettre de Grégoire V à Constance, reine des Gaules, et une charte signée : « S. Roberto regi quarto anno jam regnante. S. Constantia regina. »
Robert aimait fort Berthe ; il a fort bien pu, même après sa séparation, faire un don à sa requête. Et comment l’appeler, si ce n’est en rappelant le lien qui les avait unis ? D’ailleurs, si nous ne faisons erreur, il faut lire 998 et 999. En effet, si Robert devint roi à Noël 987, le 1er mars 988 appartient à la deuxième année du règne. Cette manière de compter est conforme à plusieurs textes. La douzième année du règne part ainsi du 1er mars 998 pour finir au 30 avril 999. L’argument tiré de l’acte de 1001 ne prouve rien, puisque M. Pfister est réduit pour cela à déclarer qu’il y a eu interpolation dans une autre charte, ce qui n’est pas démontré. L’un pour l’autre, nous préférons croire à un oubli du copiste dans la transcription de l’acte de 1001 ; il peut fort bien avoir oublié le mot regina. L’argument tiré de la lettre du Pape, mort le 18 février 999, nous paraît d’ailleurs convaincant.
71Voir pour toute cette question : Maimbourg, Histoire du schisme des Grecs, et le bel ouvrage du regretté Dr Hergenroether, frère du cardinal, sur Photius.
Les Actes du Concile de Ctésiphon ont été publiés en 1868 à Louvain, par M. T. Lamy, sous ce titre : Concilium Selenciae et Ctetiphonti habitum anno 410. Testum Syriacum edidit, latini vestit notisque instruxit.
72Malmbourg, l. c. ; voir aussi l’état de Constantinople en 962, Luitprand, très partial contre les Grecs, comme d’ailleurs coutre tout ce qui ne lui plaisait pas.
73Raoul Glaber, liv. IV, chap. I.
74Nos principales sources pour ce chapitre sont : Watterich, l. c. I ; Rohrbacher, l. c. XIII ; Darras, l. c. XX ; Gregorovius, Histoire de la ville de Rome, IIIet IV ; Jaffé, Regesta pontificum romanorum ; Guizot, Collection de Mémoires.
75Les cardinaux étaient alors tous clercs romains. Sept étaient cardinaux-évêques ; vingt-huit, prêtres ; onze, diacres.
76Chronique, an 954.
77Luitprand, lib. VI, apud Watterich, 49-63.
78On accusait alors le pape Léon III.
79Nous suivons l’interprétation de Baronius, Muratori, etc., contre celle du P. Sollier, bollandiste, de Rohrbacher et Darras. D’après ces derniers, ce fut Grégoire et non Benoît qui fut chassé et se rendit vers Henri. La contradiction est causée par une amphibologie du seul chroniqueur qui parle de ce fait, de l’évêque Thietmar de Mersebourg. La voici : « Papa Benedictus Gregorio quodam in electione prevaluit. Ob hoc iste ad nativitatem Dominicam ad regem (Henricum) in Palithi venit, cum omni paratu apostolico, expulsionem suam omnibus lamentando innotescens. » (Thietmarus, chronic, lib. VI, cap. XI).
L’argumentation du P. Sollier se résume ainsi :
1° Benoît prévalut dans l’élection contre Grégoire ; il était donc inutile qu’il aille implorer secours.
2° Benoît appartenait à la famille la plus puissante.
3° Henri refusa au demandeur les honneurs pontificaux.
4° À son entrée à Rome, Henri trouva Benoît plus puissant que jamais.
5° Thietmar n’hésite pas à reconnaître la légitimité de Benoît.
6° Dans la langue latine, iste signifie toujours la partie adverse.
Ces arguments ne nous ont point convaincus :
1° Benoît, dans l’élection, obtint la majorité, cela n’est pas contesté. Mais la phrase n’engage rien au-delà de la lettre.
2° Cela n’est pas, car au témoignage de Thietmar lui-même, Henri ne put se faire couronner à Rome tant que vécut Jean de Spolète. Celui-ci était donc le maître ; donc son protégé l’était aussi.
3° Henri le Saint ne voulait pas, en face d’une contestation, s’engager à la légère sans avoir entendu les deux parties.
4° Jean de Spolète périt en 1013 assassiné ; sa faction tomba avec lui. Avec l’aide de son père Grégoire, Benoît pouvait se considérer comme très puissant, après la chute de l’adversaire.
Remarquons qu’une année et demie s’écoula entre la nomination de Benoît et l’arrivée d’Henri à Rome (22 juin 1012 – 14 février 1014). Des revirements sont ainsi très faciles.
5° Le chroniqueur écrivait lorsque toute contestation était terminée ; son témoignage n’a donc pas de valeur.
6° Ce qui est vrai pour la langue de Cicéron l’est beaucoup moins pour celle du moyen âge. Les exemples du contraire ne sont pas rares.
80C’est à Jean XV que doit se rapporter cette notice de Watterich : « Ce pontife n’avait que des sentiments de haine pour les clercs, en sorte que ceux-ci l’exécraient et à juste titre, car tout ce qu’il pouvait avoir ou se procurer de biens, il le distribuait à sa famille. » Ce ne doit pas être à Jean XVI, comme le savant historien le suppose ; la vie de ce dernier chef de l’Église est la contradiction de ces lignes. Il faut se souvenir que Jean XV mourut quelques mois déjà après son intronisation, et que Jean XVI le remplaça. Une confusion est d’autant plus facile que la vie de Jean XV n’est pas connue.
81Lib. VI.
82T. XIII, 128.
83Lib. II, cap. VI.
84Watterich I, 86-90.
85Watterich I, 86-90.
86Watterich I, 86-90.
87Migne, Pate. lat. t. CXXXVII, col. 360.
88Fol. 290, apud Darras, XX, 170.
89Migne, t. CXXXVII, col. 877 et 880.
90Id,. t. CXXXIX, col. 460.
91Watterich, l. c.
92Fol. 195, apud Darras, XX, 415.
93Migne, t. CXLIV, 936.