André Gide et Henri Ghéon

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel RAYMOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quel mystère de penser que le champion du théâtre chrétien en France, Henri Ghéon, hagiographe admirable et chrétien militant, une des gloires de la France catholique de l’entre-deux-guerres, a été l’ami d’André Gide, durant près de vingt-cinq ans, qu’il a parcouru le monde avec lui et que c’est même par l’intermédiaire de son ami qu’il rencontra celui qui devait déterminer la nouvelle orientation de sa vie, après une adolescence païenne dont le seul dieu était l’ART.

L’histoire exacte et scrupuleuse de Henri Ghéon serait la peinture d’une série d’influences. N’étant pas né maître, comme il aime à l’écrire, il fut l’élève de plusieurs écoles avant de se retrouver lui-même.

À vingt ans, la lecture de quelques vers de Francis Vielé-Griffin le sauve du naturalisme régnant, lui donnant la soudaine révélation de la « musique spontanée du vers français » : une poésie toute liberté, allégresse et danse. En même temps que Francis Jammes lui rouvre toute son enfance et la poésie intacte de son bourg natal, c’est le coup en plein front du génie claudélien, les vagues d’un grand flot issues du rocher eschyléen dont la force et la valeur incantatoire l’enthousiasment dès la première lecture.

André Gide, son compagnon constant, depuis 1898, lui apprend que l’art est difficile et qu’il ne faut jamais être satisfait de son effort. La lecture de Maurice Barrès et la fréquentation de Charles Péguy, son voisin de campagne à Bray, réveillent en lui le nationalisme et raniment la fibre française. Un secret besoin de logique et d’ordre l’amène à Charles Maurras, puis le fait bifurquer vers la philosophie éternelle selon Aristote et saint Thomas, telle que l’expose et la commente Jacques Maritain. La guerre lui fit ensuite rencontrer Pierre-Dominique Dupouey. Revenu à Dieu, Henri Ghéon allait maintenant donner à sa vie une orientation nouvelle : celle que nous connaissons.

La vie d’André Gide est, elle aussi, toute marquée de « grandes amitiés ». Être mystérieux ! être aux mille visages ! Le jeune huguenot pâle, aux sombres cheveux plats, que le pinceau impitoyable de Jacques-Émile Blanche nous a transmis dans une très symboliste tonalité glauque d’aquarium. L’homme sombre et moustachu drapé dans sa pèlerine de montagnard. Le visage glabre aux lèvres droites de quelqu’un qui n’a jamais menti, qui faisait dire à Oscar Wilde : « Je n’aime pas vos lèvres... Je veux vous apprendre à mentir, pour que vos lèvres deviennent droites et tordues comme celles d’un masque antique ». Le crayon dur et satanique de P.-H. Laurens. Le visage tragique de maintes photographies. Le Gide « en Afrique » curieux d’histoire naturelle et d’ethnologie. Le masque japonais décrit par André Maurois. Et, récemment, « la dernière photo » de Jean-Marie Marcel : crâne dégarni, abajoues, rides affreuses, lunettes ; au mur, le masque léonin de Pascal. Autant de déguisements, autant de figures diverses, ondoyantes, changeantes, auprès desquelles, d’année en année, des compagnons fidèles, des amis fervents se sont succédé en une chaîne ininterrompue.

Ce fut d’abord, dès l’École Alsacienne, Pierre Louÿs, puis Paul Valéry, Michel Arnaud, Jean Schlumberger, Jacques Copeau, Henri Ghéon, Paul Claudel, Francis Jammes, Jacques Rivière, Charles du Bos, Roger Martin du Gard, André Maurois, Marc Allégret, Julien Green, etc. Le catholicisme lui en ravit quelques-uns ; son caractère et les circonstances en éloignèrent d’autres. Quelques-uns lui restèrent fidèles. « Tous mes amis se sont convertis, confiait-il, un jour, tristement, à Julien Green, qui nous le rapporte dans son Journal : Ghéon, Claudel, Laurens, Copeau... Cela m’a rendu impossible tout entretien avec eux. »

Mais, c’est sans contredit Henri Ghéon qui occupa la plus grande place dans l’amitié d’André Gide. Je tenais déjà de Ghéon lui-même certains détails et la publication du journal de Gide m’en a fourni d’autres. Il est hors de doute que l’histoire de cette longue et sincère amitié de deux êtres unis dans un même amour de l’art mais engagés dans des contextes moraux différents constitue une très belle page de l’histoire littéraire, morale et religieuse contemporaine, puisque Gide, en initiant Ghéon à l’art véritable, a contribué, dans une large mesure, à délivrer le peuple chrétien de la triste littérature dramatique que des bonnes volontés lui avaient jusque-là servie en pâture, l’avilissant sous prétexte de l’édifier.

 

 

Très mêlé au mouvement symboliste, Henri Ghéon commence, dès 1893, de collaborer aux revues de l’époque. Le directeur du Mercure de France lui demande un jour un article sur Gide. Ghéon lui écrit et ce dernier l’invite à lui rendre visite. Ils causent, discutent. Gide, mis en confiance et enthousiaste, lui confie, pour qu’il soit le premier à connaître cette œuvre nouvelle, les épreuves des Nourritures terrestres. Ghéon en est emballé, tant ce petit livre offre de nouveau. Son article, publié en mai 1897 (p. 237-263), témoigne de son enthousiasme. À partir de ce jour, les deux amis ne se quittèrent plus.

Les deux premières œuvres de Ghéon, Chansons d’Aube et la Solitude de l’Été, publiées en 1898, font de Ghéon un poète écouté. Il a dédié la première à Francis Jammes que, grâce à Gide, il rencontre la même année.

En effet, à l’automne 1898, Gide avait réuni un groupe d’amis pour goûter le charme des prairies et des bois qui s’étendaient autour de son château de La Roque-Baignard. Il y avait là Raymond Bonheur, Henri Ghéon, André Ruyters et Georges Rondeau, beau-frère de Gide.

Les plaisanteries faisaient les délices de Ghéon et de Gide. Ils avaient convenu, afin de blaguer un peu Jammes sur ses connaissances en histoire naturelle qu’il mettait volontiers en avant et qui, au dire de Gide, n’étaient pas toujours des plus sûres, d’appeler les guêpes, scorpènes. Elles étaient très abondantes cette année-là et entraient par la fenêtre ouverte de la salle à manger, ayant même suspendu un nid à une des poutres du salon.

Jammes est à peine assis :

– Encore un scorpène ! s’écrie Ghéon.

Jammes est surpris. Il ne voit qu’une guêpe, s’étonne, se trouble, n’y comprend plus rien. Mais il entre vite dans le jeu et reconnaît que le mot scorpène convient en effet beaucoup mieux à ces insectes. Partant de là, le groupe d’amis proposa de rebaptiser maintes choses : une clé de montre devint un chronocric ; un mauvais Bordeaux, du pleutre, etc. Tout le monde s’amusait follement, et au bout de quelques jours de vie commune, leur vocabulaire devint absolument hermétique aux non-initiés.

Vers dix heures du matin, une animation insolite réveillait brusquement la maison. On était au temps de l’Affaire ; de vives discussions s’engageaient et s’éternisaient.

Ghéon combattait avec âpreté dans le camp des révisionnistes. Non par anarchie, équité humaine : par chauvinisme. Pour les mêmes aveugles raisons, précise-t-il, que, dans l’autre camp, Déroulède ! C’est à ce moment qu’il se rend compte de la place que tient la patrie dans son cœur.

Pendant tout le temps qu’il resta à La Roque, Jammes habitait une chambre fantomale, située dans une tourelle en ruines, isolée, dont le macbéthisme l’avait séduit. Il prétendait même avoir trouvé, un matin, un petit hibou dans sa pantoufle !

Un jour, Gide, Ghéon et Jammes vont tous trois à Trouville, en voiture. On s’amuse, on rit et, soudain, Jammes devient soucieux, presque triste. Ses yeux s’emplissent même de larmes. Il avoue qu’il a surpris dans l’air un parfum d’héliotrope qui remue en lui des souvenirs. Puis, de nouveau, silence. C’est au retour de cette promenade que le poète d’Orthez s’enferma dans sa chambre et composa la très belle élégie :

 

            Dans le domaine abandonné où le grand vent...

 

Ce même domaine servit aussi de cadre au récit qu’André Gide intitula Isabelle. Les trois amis l’avaient visité la veille. Tous les détails du récit de Gide sont réels.

Parlant d’une élégie de Jammes, Almaïde d’Étremont, Gide, dans ses Lettres à Angèle, que publie l’Ermitage, en profite pour comparer l’œuvre de ses deux amis :

« C’est près des bois épais qu’elle fut composée, dans cette Normandie ruisselante et penchée où je m’attarde encore, où nous vîmes approcher l’automne, ensemble avec Henri Ghéon dont il faut aussi que je vous parle ; j’aime à placer ce nom près de celui de Jammes : leurs livres sont voisins dans ma bibliothèque ; ils vivent dans une même atmosphère, cela leur fait, par sympathie, une espèce de ressemblance : mais c’est par où devraient se ressembler tous les poètes ; l’entente à demi-mot de la nature. Ceci dit, il est difficile d’imaginer deux esprits de nature plus différente. Celui-là, tout le trouble ; son émoi, c’est la contagion d’une tristesse ; pour motiver mieux sa pitié, il imagine une souffrance en chaque chose ; il explique ainsi sa tendresse. – En Ghéon, aucune tristesse ; c’est une âme de cristal et d’or, pleine de sonorités merveilleuses. Tout ce qui la touche y retentit ; rien ne la laisse indifférente ; pourtant, à travers tout, elle reste la même. Tout l’émeut et rien ne la trouble ; le monde se revoit en elle dans une charmante, vibrante et souriante harmonie. »

Francis Jammes veut bien se souvenir de Ghéon et lui offre, dans De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir, le poème intitulé le vent triste :

 

            Le vent triste souffle dans le parc,

            comme dans un livre que je lus enfant...

 

Quant à Gide, qui a fait éditer, à ses frais, le premier ouvrage de Jammes, Un jour, il se verra dédier la très belle poésie que toutes les anthologies ont citée :

 

            Le vieux village était rempli de roses

            et je marchais dans la grande chaleur...

 

Et plus tard, revenu à Dieu, Jammes recommandera aux prières de Claudel :

 

            Gide qui toujours flotte et revient d’Italie.

 

Ghéon fréquente chez Francis Vielé-Griffin : « Il me révéla, à la lettre, la poésie, par la souplesse et le tremblement de son chant... il me guida, encouragea et soutint mes premiers efforts. » Gide note toutefois dans son journal que Ghéon est intraitable lorsqu’il revient de chez Griffin !

 

 

Voici l’aurore d’un siècle nouveau, grand événement que Paris tient à fêter par une exposition universelle. Gide et Ghéon, en quête de dépaysement, vont flâner près des souks tunisiens reconstitués, où Jacques-Émile Blanche fit leur portrait. Gide avait même fait venir d’Afrique, au grand scandale de sa mère, son ancien guide algérien, Athman Ben Sala, et les deux amis se promenaient avec lui par tout Paris, Ghéon conduisant une des rares autos de l’époque. Retenu toute la journée par l’exercice de sa profession à Bray (il était médecin), il venait retrouver Gide à Paris, le soir, et, bien souvent, ne retournait chez lui qu’au petit matin, se livrant à toutes sortes d’extravagances. Il faut vivre dangereusement ! était le mot d’ordre.

Les deux inséparables étudient l’anglais ensemble, fréquentent les expositions, les concerts, les conférences. Gide note dans son journal de 1902 : « La franchise de Ghéon me console de toutes mes hypocrisies. Il est d’une force, d’une santé admirables. Encore qu’il me contraigne un peu et s’amuse à me rendre bête, j’ai le plus grand plaisir à le revoir. S’il travaille très peu, du moins lit-il beaucoup. Tout y passe, et, depuis trente jours, il dévore au hasard Thucydide, Montesquieu, Marivaux, Stendhal, Sainte-Beuve et tutti quanti. »

La dédicace de l’Immoraliste, paru l’année suivante, se lit comme suit : « À Henri Ghéon, son franc camarade. André Gide. » C’est en cette même année 1903 que les deux amis lieront connaissance avec Jacques Copeau, dont la rencontre déterminera, chez Ghéon et chez Gide, des œuvres comme le Pain, l’Eau de Vie et Saül, et aussi la fondation de la Nouvelle Revue Française, quelques années plus tard.

Un voyage en Algérie suscite chez Ghéon un troisième volume de vers, Algérie, très audacieuse tentative de « vers libre intégral » et dont plusieurs parties sont d’une grande beauté.

C’est en 1909 que Copeau, Gide et Ghéon fondent la Nouvelle Revue Française, où Ghéon joue un rôle de tout premier plan, parlant même au nom de la revue dans Nos directions.

Les jeunes écrivains se réunissent chez Gide et y vivent une irremplaçable vie dont la musique, la lecture à haute voix, le théâtre, les discussions, les jeux et les excursions et la pêche font les frais. Du point de vue artistique, Ghéon reconnaît devoir sa formation entière à Gide. Il aime à préciser aussi que Gide n’a eu sur lui aucune influence morale. Il collabore, avec lui, à un article sur Cocteau. Ils vont dénicher Edmond Jaloux à Marseille. Gide découvre Jean-Richard Bloch ; Ghéon lance Marcel Proust.

Ghéon et Gide s’enthousiasment pour les auteurs étrangers nouveaux : Walt Whitman et Nietzsche font leurs délices. Ils vont dîner avec Apollinaire ou Charles-Louis Philippe, vont rencontrer la Comtesse de Noailles, ce qui donne l’occasion à Gide d’écrire : « Henri Ghéon, très paysan du Danube, frais débarqué d’Orsay, aux gros souliers crottés, mais, selon son habitude, fort à son aise, est beaucoup plus intéressé, séduit, qu’il ne s’y attendait. Il faudrait beaucoup pour ne pas tomber sous le charme de cette extraordinaire poétesse au cerveau bouillant et au sang froid. »

On discute sans fin peinture et art chez les Van Rysselberghe. Ghéon fait à ce moment de la peinture. « Je fais des choses très bien, dit-il à Gide. Je te montrerai ça. Et ce qui me fait le plus de plaisir là-dedans, ajoute-t-il gaiement, c’est de pouvoir me convaincre que les Vuillard, les Roussel et beaucoup d’autres qui nous charmaient... eh bien, mon vieux, c’est très facile à faire. » Il crie tout cela sur la rue, faisant retourner tout le monde. Gide lui trouve un air de pochard, qui le ravit. Ghéon a une telle santé, une telle vigueur, une telle exubérance que Gide, toujours inquiet et renfrogné, se sent délivré à ses côtés.

En effet, Gide et Copeau trouvent très bien les peintures de Ghéon ; ils déclarent remarquable aussi son premier roman (l’Adolescent), qu’il leur lit, au fond d’un caboulot assez vulgaire. « Nous avons écouté, note Gide, dévotement lire, d’une voix égale et moyenne, Ghéon romancier si différent du Ghéon auteur de l’Eau de Vie et du Pain. – Excellente impression sur nous tous. » Ghéon a un autre talent. Il est acteur admirable et mime littéralement une scène qu’il raconte. Ayant dû se réfugier dans un café un peu suspect, pour attendre l’heure du train de nuit qui doit le ramener à Orsay, il fait à Gide, le lendemain, le récit d’une scène de milieu dont il a été le témoin. Il est à la fois le petit vieux, le marlou et les filles ! Gide n’en revient pas.

À lire tous ces détails, on voit à quel point le gros Béraud se trompe lorsqu’il représente l’équipe de Cuverville comme un musée de longues figures, une collection de gens austères et guindés. Personne n’a fait plus qu’eux confiance à la vie et au hasard.

Un matin, parce qu’il fait beau, on décide, sur le pré, de partir pour l’Angleterre. Malheureusement, l’horaire des bateaux contrecarre leurs caprices. Voilà Ghéon qui tempête : « On annonce qu’on va sauter, criait-il, je prends mon élan... on saute demain ! Comment voulez-vous que je l’accepte. »

Gide a toujours aimé les voyages pour ce qu’ils représentent de départ, de dépaysements, d’inconnu et de nouveau. Il aimait aussi y entraîner des amis.

 

 

Voici Ghéon et Gide, en 1912, à Florence, courant les musées, Ghéon émerveillé de ce tête-à-tête avec les chefs-d’œuvre, mais bientôt rappelé en hâte par un télégramme : une de ses nièces orphelines, dont il a la garde, est mourante. Gide n’a pas le cœur de prolonger derrière lui son voyage et vient le retrouver à Paris. La nièce est hors de danger mais Ghéon a la douleur, quelques semaines plus tard, de perdre sa mère. Péguy, voisin de Ghéon, à Bray, en ressent beaucoup de chagrin et assiste pieusement aux funérailles, auprès de Ghéon révolté qui fixe l’autel, disant : « Tu n’es pas, tu ne peux pas être, tu ne m’aurais pas pris ce que j’aimais tant. »

L’année 1914 voit Gide et Ghéon en Turquie, puis en Grèce, où ils sentent la guerre se préparer et décident de rentrer précipitamment en France.

Gide attend un appel qui ne vient pas et se dévoue à des œuvres de réfugiés, avec Charles du Bos. Ghéon, refusé, insiste pour aller au front quand même. On se décide à lui confier la direction d’un hôpital et il part pour Nouvion-en-Thiérarche, le 9 août 1914. Il écrit à Gide, tout déçu, que l’hôpital dont il a la direction n’est qu’un lieu de plaisance et qu’on n’y envoie aucun blessé. Il a eu le temps d’écrire quelques poésies qu’il lit à Gide, au cours d’une permission. À la fin-décembre, il parvient à se faire envoyer sur le front belge. Gide lui dit au départ : « Puisque tu vas sur le front de Belgique, tâche donc de trouver Dupouey. Il a quitté Cattaro pour Dixmude. »

Dupouey, qu’il voit pour la première fois, lui dit : « Gide me déçoit. Je ne vois pas qu’il avance. » Et Ghéon de répondre en défendant son ami : « Gide a toujours couru après sa propre jeunesse : il ne veut pas y renoncer. » – « Un homme juste, un homme libre, qui comprend tout, même le bien », écrit Ghéon à Gide.

Ghéon a pris pension chez le sacristain. L’armée belge, en repos, « s’amuse, s’épuce, s’épouille sur un pré ». Ghéon pianote sur un vieux meuble, écrit, lit. Il a entrepris une traduction d’Électre.

Il voit Dupouey très souvent ; sa franchise lui plaît. Sa mort le convertira. Le retour de Ghéon au catholicisme de sa mère a fait le sujet de trop d’articles pour qu’il soit nécessaire d’y revenir ici. Dupouey mourut glorieusement, sur le front de l’Yser, la veille de Pâques, et cet événement retourna Ghéon comme un gant : « Pour moi, je sors de là extasié. » Il se confesse et communie le 25 décembre. Noël moissonne ce que Pâques avait semé. La guerre avait tué le vieil homme.

Torturé de doutes et d’inquiétudes, ému de la mort de Dupouey, bouleversé par la conversion de Ghéon, André Gide se bat avec l’Ange. Il dit à Ghéon : « Je t’embrasse, toi qui m’a devancé » ; il écrit l’émouvant Numquid et tu, mais son âme reste « inattentive et fermée – trop amoureuse de son péché pour consentir à s’acheminer sur la route qui l’en éloigne ».

De sa prison d’Allemagne, le petit Jacques Rivière, récemment revenu à Dieu, apprend la miraculeuse nouvelle. En date du 19 mars 1916, il écrit dans une lettre à Gide : « Je m’adresse maintenant à Ghéon de qui la lettre m’a tellement ému. Quelle joie pour moi, mon cher ami ! quelle nouveauté dont ma pensée ne peut se rassasier. Ainsi déjà je ne suis plus tout seul ! qu’il me tarde de vous voir, de vous écouter, de vous reconnaître ! Moi, je réfléchis de toutes mes forces à ce qui maintenant doit vous passionner comme moi et il me semble par moments que j’avance un peu dans ces voies secrètes. Comme ce sera bon de nous y aider l’un l’autre. » Et Gide, bouleversé, remettant cette lettre à Ghéon, ajoute : « Je suis plus qu’avant ton ami. »

Mais Rivière allait ne connaître la paix que beaucoup plus tard. En 1919, quand Ghéon va lui porter le manuscrit de son Témoignage d’un converti, récit de sa conversion, Rivière, un peu triste, lui dit : « Oh ! je n’en suis déjà plus là. » Ghéon note : « De sa part, un certain regret. Du mien, la plus profonde déception que j’aie connue. Mais voilà qui retrempe et soude à jamais deux cœurs. »

Gide traverse une crise religieuse profonde, mais il résiste, se donne des raisons. Il sent qu’il va perdre Ghéon et cette idée fait une basse sourde à toutes ses réflexions. Il écrit en 1917 : « Je me raidis contre le chagrin, mais il m’apparaît par instants que Ghéon est pour moi plus perdu que s’il était mort. Il n’est ni changé, ni absent ; il est confisqué (19 mai). » Il lit l’Homme né de la guerre avec un chagrin « et même un écœurement indicibles ». Il n’a de cesse, toutefois, qu’il ne se donne, comme à l’accoutumée, des raisons : « Il m’apparaît seulement à présent combien son esprit subissait, hélas, mon influence, durant tout le temps que je le fréquentais. J’avais si grande joie à le sentir brûler à mes côtés que je regimbais contre cette évidence, qui crevait les yeux de plusieurs. »

Une visite de Ghéon ne lui apporte que tristesse profonde et secrète « comme un deuil qu’on ne pourrait pas avouer », et une lettre que Ghéon lui adresse sur le sentiment religieux de Shakespeare remue Gide qui veut bien reconnaître que la bonne foi de son ami est parfaite. Mais il regimbe lorsque son ami, dans la deuxième partie de sa lettre, déplore affectueusement qu’il n’ait pas su donner jusqu’à présent la grande œuvre dont il le sait capable.

Un peu plus tard, Gide se montre impitoyable lorsque Ghéon lui lit, ainsi qu’à Marcel Drouin, Jean Schlumberger et quelques autres, une pièce qu’il vient de terminer. Mais on sent quand même la tristesse qu’il éprouve de voir Ghéon, de jour en jour, s’éloigner de lui. Témoin ce texte, daté du 2 décembre 1921 : « Je me raidis de mon mieux ; mais la désertion de Ghéon me cause un chagrin presque intolérable et constamment renouvelé... Je me souviens de nos dernières conversations. Ma douleur de le quitter me faisait lui céder le plus possible ; mais, dans tout cet article (paru dans l’Action Française), je sens une protestation contre ma pensée, contre moi. »

Le fossé s’accentue, Ghéon, de plus en plus accaparé par son œuvre nouvelle, cesse peu à peu de voir son ami et, après 1924, sa signature disparaît de la Nouvelle Revue Française.

D’ailleurs, à cette époque, Gide perdait tous ses amis. Claudel et Jammes ne le fréquentaient plus. Jacques Rivière était mort « miraculeusement sauvé ». Jacques Copeau, dans son désir de pureté, avait retrouvé Dieu. Le ciel et Henri Béraud attaquaient la Nouvelle Revue Française. Gide partait pour l’Afrique, un filet à papillons sous le bras.

Nous retrouverons André Gide et Henri Ghéon, en 1931, polémiquant dans la N.R.F., au sujet de Mozart, sur lequel Ghéon vient de publier un ouvrage important. On sent que les deux amis sont restés très attachés l’un à l’autre. Ghéon reconnaît devoir beaucoup de choses à Gide, dont son culte pour Mozart. Gide écrit de son côté : « La profonde tristesse que j’éprouve en songeant à toi, comme je fais souvent, est faite uniquement de regrets, car rien n’a pu remplacer, pour moi, ce constant compagnonnage de pensée qui me manque de façon parfois douloureuse ».

La mort de Mme André Gide, en 1938, fournit l’occasion à Ghéon de revoir son ami. « Je me rendis par train de nuit à Cuverville, en Normandie, me confiait-il ; je n’y avais pas mis les pieds depuis la guerre. Que de souvenirs ! J’y passais des mois entiers, autrefois, avec Schlumberger, Copeau et les autres. Chose étonnante : de tous les amis de Gide, je fus le seul à aller le consoler, avec les paysans du voisinage qui venaient, gauchement, la coiffure à la main, rendre une dernier hommage à la bonne dame du château. Je veillai avec Gide la dépouille d’Emmanuèle. Terrassé par la douleur, il me semblait qu’André se recentrait, que je retrouvais un autre Gide que celui que j’avais connu et je crus même, à la nature des conversations que nous avons eues, qu’il était très près du Christ. »

J’ignore si Gide et Ghéon se sont revus depuis cette touchante rencontre. Gide est un être tellement changeant qu’il est imprudent de vouloir trop tôt conclure avec lui. Il reste hors de doute qu’il n’a pu, impunément, avoir pour amis des catholiques de la trempe de Dupouey, de Copeau, de Du Bos, de Jammes, de Claudel ou de Ghéon.

 

 

 

Marcel RAYMOND.

 

Paru dans Gants du ciel en 1944.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net