Louis Bertrand

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel RAYMOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort vient de frapper presque en même temps deux grands noms de la littérature catholique : Louis Bertrand et Émile Baumann. Le renouveau littéraire catholique des vingt dernières années devra beaucoup à deux écrivains qui ont consacré leur vie à infuser un sang nouveau à l’hagiographie, à la mystique et au roman, qui étaient deux amis au point que l’un avait converti l’autre. Il est émouvant que Dieu les ait rappelés à lui à quelques heures d’intervalles. Leur tempérament opposé, leur génie divers se complétaient beaucoup plus qu’ils ne se contredisaient.

Grand, gros, puissant, la moustache finement relevée, une bonne tête de pirate parcourue d’un imperceptible sourire, la jambe un peu gourde, tel m’était apparu, dans le hall du Château Frontenac, à Québec, celui que les critiques littéraires ont salué comme l’empereur littéraire du monde méditerranéen et qui, en effet, avait absolument le physique du rôle.

Né en Lorraine, en 1866, à Spincourt, il n’y demeura pas, appelé qu’il était par la vie universitaire parisienne d’abord, puis par les grands espaces africains. Ses études terminées (Bar-le-Duc – Henri IV – École Normale) jusqu’au doctorat-ès-lettres, il est nommé professeur à Aix-en-Provence. Il a raconté, d’une plume à la fois piquante et goguenarde, qui est essentiellement sa « manière », ses débuts dans l’enseignement 1, son voyage en troisième classe, son arrivée à Aix. Il avait 22 ans et il lui fallait avec un salaire de famine gagner son pain et celui des siens. « Ah ! s’écrie-t-il, ce n’était pas ainsi que je m’étais figuré mon premier grand départ, ce que j’aurais pu appeler mon Embarquement pour la Vie ! Je l’avais vu tout autrement. » Dans le train, il regarde ses compagnons, la banquette sur laquelle il est appelé à passer la nuit, sa pauvre valise en peau de truie juchée sur la planche aux bagages, une mince couverture roulée dans une de ses courroies. Un peu découragé et peu enthousiaste. Sa santé est restée affaiblie d’une bronchite prise dans les dortoirs glacés d’Henri-VI ; il craint une rechute.

Tout de même, un certain nombre de choses sont précises dans son cœur. Il aime la Poésie, Victor Hugo. Son entrée dans l’université, c’est surtout une entrée dans le monde de la littérature. Il se rend déjà compte qu’il est fait uniquement pour écrire des livres, conter des histoires. Il aspire au Midi, aux contrées ruisselantes de soleil comme à la définitive révélation de lui-même. Il se voit, fez sur la tête, se coulant dans la frange d’ombre qui borde les cases blanches d’Alger ou de Tunis. Depuis longtemps, tous ses rêves logent à cette enseigne.

Ces années obscures eurent leur bon côté : au début de toute carrière, il faut une retraite. Ce que Jacques de Lacretelle a très justement appelé une « île de Saint-Pierre ». Dans la solitude d’Aix, Bertrand mit au point un certain nombre de choses, tout en accomplissant scrupuleusement ses devoirs de professeur. Au contact des livres, il devenait lentement écrivain, préparait son premier roman. Il savait par cœur des milliers de vers : Bourget, Sully Prud’homme, Banville, Leconte de Lisle. Des camarades l’initièrent à Mallarmé, « le premier Mallarmé, encore à demi parnassien et fâcheusement intelligible... » Par eux également, il peut lire nombre de sonnets, encore inédits, d’Hérédia. On se les passait d’admirateur à admirateur. Il s’était lié d’amitié avec Joachim Gasquet et tous deux s’émulaient à chérir les poètes, à parler de Flaubert et de Loti, deux écrivains dont, toute sa vie, Bertrand est resté fanatique.

Quelques années plus tard, préfaçant les œuvres de son ami Gasquet, il précisera ses théories littéraires du moment. Il y déclare qu’il ne faut pas renier le passé, ne jeter l’anathème à personne, mais plutôt profiter des devanciers, surtout de leurs erreurs pour ne pas les répéter ; éviter le cosmopolitisme, l’exotisme facile. « Nous repousserons, écrit-il, les philtres de la sirène étrangère, et nous n’imiterons plus l’imprudent Ulysse, qui but dans la coupe de l’enchanteresse l’oubli de la patrie et du foyer domestique. Nous n’interrogerons le Mystère et l’Infini que dans la mesure où il convient à des êtres finis et bornés. » Toute cette préface 2 exalte la fibre française et prêche un retour à la tradition comme à la seule réalité humaine.

D’Aix, il est nommé à Bourg, puis à Alger. C’est là qu’il connaît Émile Baumann. Dans ce nord africain, l’auteur de Sanguis Martyrum a trouvé un paysage à sa mesure. « Pays de soleil et de la plus pure lumière, tu me donnas l’être une seconde fois » (Le Jardin de la Mort, Albin Michel, 1905).

À Paris, son premier roman est paru. Il s’y rend pour le « lancement » mais n’en rapporte que déception. Toutefois, il est admis chez Hérédia : suprême honneur. Le poète créole servait à ses familiers bière et sonnets. On fumait ferme. Henri de Régnier, Maurice Maindron, Pierre Louÿs en étaient, qui allaient devenir les trois gendres du poète. On voyait parfois une des demoiselles Hérédia apparaître, telle une nymphe, dans la fumée des pipes.

Il s’éloigne vaguement de l’Église : il voit des contradictions dans la Bible. Un certain nombre d’autres points de l’orthodoxie ne font pas son affaire. Il écrit des romans colorés dans lesquels il raconte les amours brutales des colons algériens. Puis devient vaguement socialisant, va au monarchisme.

Baumann rôde autour de lui. Il lui parle de mystique, de sainteté, de la grandeur de l’Église. « Que craignez-vous, lui écrit-il d’Alger, vous verrez comme vous serez libre. » Louis Bertrand part pour l’Orient en 1906, messager de la Revue des Deux-Mondes. Ferdinand Brunetière lui a donné une bourse bien garnie, et il s’est tracé un bel itinéraire : Égypte, Grèce, Turquie, Syrie, Asie Mineure. À Beyrouth, il est reçu à l’Université des Pères jésuites et rencontre le P. Jean-Baptiste Ray, en qui il vit le désir de s’immoler pour l’âme de ce visiteur inconnu. « Tout à coup, raconte Bertrand, un nom flamboya à mon esprit : Jésus. Il me sembla que je venais d’entendre le cri même du jardin des Oliviers. » Il retrouve ainsi, à combien d’années de distance, ce visage familier, il le rejoint au fond des âges, toujours vivant, toujours offert. À cette pensée, il est touché jusqu’aux larmes. Mais il ne rend pas aussitôt les armes. Dans une retraite chez les Dominicains, à Jérusalem, il relit la Vie de Jésus de Renan, pour trouver le défaut de la cuirasse. Il est à même de constater qu’avec un sans-gêne admirable le savant exégète écarte scrupuleusement les textes qui ne font pas son affaire. Le P. Lagrange vient à bout des dernières objections de son pénitent. Dans la chapelle de la Nativité, le 24 décembre 1906, « le poète de la lumière reçoit dans son cœur... la petite hostie dont le rayonnement illumine le monde depuis dix-neuf siècles » (Louis Chaigne).

Il est peut-être tôt pour porter un jugement sur Louis Bertrand. On peut le définir un écrivain d’humeur. Il ne mâchait pas ce qu’il pensait. Au Jardin des Oliviers, il avoue : « Je fus détourné de mes méditations par les discours intempestifs du capucin qui m’en fit les honneurs et par la vue d’un bassin où il y avait des poissons rouges ce qui, en un lieu pareil, me choqua comme un blasphème. » Ailleurs, il s’emporte contre le roman russe et toute la littérature étrangère. Shakespeare l’ennuie et il l’écrit ! En voyage, il n’est pas commode. L’Égypte est sale ; sur l’Acropole, il met en pièces la prière de Renan. Il querelle les aubergistes, se lamente si la mer est mauvaise.

À l’hagiographie, il a donné des œuvres fortes : Saint Augustin, Sainte Thérèse. Son Sanguis martyrum est un des romans chrétiens les plus émouvants de ce temps. La scène où il raconte la visite de Jésus aux chrétiens condamnés aux mines est une des choses les plus émouvantes que je connaisse. D’ailleurs, Bertrand excellait dans le portrait et le tableau. Qu’il nous peigne Louis XIV podagre et vieillissant, une bagarre à Madrid, une audience de Charles II enfant ; qu’il nous décrive un monument maure, une mosquée ou une traversée de la Méditerranée, c’est le même modelé, le même souci qui lui fait souligner surtout l’élément grandeur. Il fait grand. Il voit large. Ajoutez à cela un sens profond de l’ironie qui se constate en maintes pages, notamment dans le chapitre de son volume sur le Roi-Soleil : Louis XIV et ses médecins.

On pourra peut-être lui reprocher de donner parfois dans le style inutilement pompeux. Il écrit : « avant d’entrer dans la diplomatie », quand il serait si simple de dire « avant d’être diplomate ». Ailleurs, on le surprend à écrire « mélanger le sacré au profane » au lieu de « mêler », ce qui est une négligence.

Il est peut-être un peu déplacé, dans une notice nécrologique de parler d’un autre défaut qu’on aurait pu reprocher à Louis Bertrand : ne pas s’intéresser à autrui. À cet écrivain, il semblait que lui seul existât. Plusieurs ne lui ont pas pardonné facilement. On l’a vu, par antisémitisme, faire une scène lorsqu’il fut question d’élire André Maurois à l’Académie française !

Nonobstant ces travers, il reste que Bertrand a donné des œuvres fortes, qu’il s’est fait l’historiographe du fait français en Afrique et qu’il a parlé de l’Eucharistie comme personne ne l’avait fait avant lui. Il écrivait un jour : « Ce monde-ci n’est habitable qu’à la condition qu’il y ait un autre monde. »

 

 

 

 

Marcel RAYMOND.

 

Paru dans La Nouvelle Relève

en janvier 1942.

 

 

 

 

 



1 « Mes débuts dans l’université », Les Œuvres libres, no 163, janvier 1935, pp. 5-63. 

2 Les chants séculaires par Joachim Gasquet, P. Ollendorff, 1903 ; préface de Louis Bertrand.

 

 

 

 

 

 

 

 

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