LE POÈTE ET LA FOULE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest RAYNAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À voir l’entrain avec lequel la foule, par la voix de ses journaux du moins, célèbre l’anniversaire des grands poètes, on pourrait croire qu’elle a la Poésie en particulière révérence. L’impression se gâte un peu lorsqu’on réfléchit que tant d’enthousiasme ne s’adresse qu’à des poètes morts. S’il y eut exception, au cours des âges, ce ne fut jamais qu’en faveur d’écrivains, parvenus à un âge assez avancé pour avoir eu le temps d’enterrer plusieurs générations comme il advint à Ronsard, à Voltaire, à l’abbé Delille et à Victor Hugo. Certes, la foule a ses caprices. On l’a vue s’engouer d’emblée pour de belles œuvres, mais au théâtre. Il est bien rare qu’un recueil de vers ait connu un succès équivalent à celui du Cid ou de Cyrano de Bergerac et les plus applaudis, à leur apparition, comme les Iambes ou les Messéniennes le furent pour des considérations qui n’avaient rien à voir avec la littérature. Il semble que la foule se soit, la plupart du temps, obstinée à méconnaître les chefs-d’œuvre et c’est de quoi les poètes lui font grief et se dépitent, en constatant qu’ils sont destinés à périr, comme Orphée, déchirés par la main des Ménades. La foule, de son côté, reproche aux poètes, qui ne correspondent pas à ses appétits, d’être des oisifs et des inutiles, quand elle ne va pas jusqu’à les traiter de corrupteurs.

Le malentendu persiste et persistera tant qu’on ne se sera pas mis d’accord pour savoir ce qu’il faut entendre à la fois par le mot « foule » et le mot « poète », tant on peut s’en faire d’images différentes.

Le mot « foule » englobe toutes les catégories de lecteurs qu’un poète est en droit d’espérer, depuis l’amateur éclairé jusqu’au plus aveuglé des snobs ; ces diverses catégories ne se pénètrent guère. Il faut en extraire une petite élite, qui fait les réputations, toujours plus ou moins longue à s’émouvoir et qui s’éclaircit à mesure que le poète s’élève. Ici le procès de la foule se ramène au procès de la critique, excellente pour juger des productions du passé mais malhabile à s’orienter dans le fatras contemporain. Et c’est de la critique pourtant que la foule ignorante, troupeau docile, attend ses lumières et son jugement.

L’étymologie du mot « poète » ou « créateur » signifie qu’il fut considéré, dès l’origine, comme l’agent le plus actif de la civilisation, un dompteur de monstres, le bâtisseur des villes ou encore une sorte de prophète, de médiateur céleste, chargé d’interpréter la parole divine et de faire entendre la vérité aux hommes. C’est le poète lyrique par excellence, l’animateur sacré et qui n’a rien à voir avec le poète des salons, soucieux de ménagements, avide de décorations et de prébendes, diseur de bagatelles. De ceux-ci, la société s’accommode aisément, mais de l’autre, elle s’importune, parce qu’elle n’aime point qu’on lui fasse la leçon.

Constatons tout de suite que les manuels scolaires mentent qui, dressant la galerie de nos grands lyriques, prêtent à chacun, non l’aspect sous lequel il est apparu à ses concitoyens, mais le relief qu’il a reçu du temps. On peut dire de notre histoire littéraire, comme de l’autre, qu’elle est le « roman chez la portière ». Nous y lisons ce que la postérité pense des chefs-d’œuvre et de leurs auteurs, non ce que la foule en pensait de leur vivant. Nous y voyons venir à nous du fond des âges, et s’avancer, comme à la parade, au milieu des acclamations, l’armée du Parnasse, avec ses étendards déployés. Depuis le général en chef jusqu’à l’humble serre-file, tous défilent à la place assignée par leur propre mérite ; mais cette hiérarchie parfaite ne fut organisée qu’après coup, dans le silence des bibliothèques, au détriment de la réalité. C’est l’œuvre de l’équitable postérité qui n’y est parvenue qu’en révisant et cassant les arrêts des âges précédents. La vérité est autre. Cette armée fut toujours, dans l’action, une horde confuse où les grades s’usurpent quand ils ne se décernent pas au petit bonheur. Beaucoup de ceux qui chevauchent en tête, aujourd’hui, magnifiés de broderies et de panaches, traînaient la jambe, confondus à l’arrière-garde des fantassins. Je ne parle pas seulement de cette lignée de malchanceux qui, de François Villon à Paul Verlaine, furent les souffre-douleur de leur âge, mais de ces génies privilégiés, que leur bonne étoile semblait désigner à la vénération de tous et que la faveur royale n’a pas toujours réussi à sauver des persécutions et de l’outrage. Voyez Marot. Voyez Ronsard. Ce dernier surpasse en lustre, dans les manuels, tout ce qui l’environne. Or son crédit était bien mince sur la foule qui lui préférait Grévin. En dépit du succès du Cid, ce n’est pas Corneille qui l’emportait, dans l’opinion, sur ses rivaux, c’était Chapelain. Pradon triomphait de Racine et Tabarin avait plus de dévots que Molière à son théâtre, qui n’encourut jamais les foudres de l’excommunication. Il semble, à consulter nos manuels, que tout son siècle fut ébloui de Voltaire. Or, tandis que les plaintes de la cour et du parlement le forçaient à s’exiler, les applaudissements du jour allaient à Houdart-Lamotte. Les beaux esprits recherchés dans les salons de la société élégante avaient nom : Saint-Poix, Lemierre, ou pire encore Rochon et Duclairon.

Nous avons réhabilité les grands poètes du XIXe siècle et leur avons restitué la place qu’ils méritaient. Nous aurions tort d’oublier qu’en leur verte saison, ce n’est pas à Lamartine et à Hugo qu’allaient les suffrages de la foule mais à Casimir Delavigne et à Béranger. En 1839 le prix de poésie était décerné en grande pompe à Mme Louise Colet. Sous Napoléon III, le poète officiel, ce n’était pas l’auteur de la Légende des Siècles, mais M. Belmontet, et tandis que la presse couvrait d’injures Baudelaire et le désignait à la vindicte des tribunaux, elle décernait l’apothéose à M. Auguste de Châtillon, l’auteur de La levrette en pal’tot.

Il en résulte qu’au cours des âges l’élite de chaque génération a pu dire de tout vrai poète sorti de son sein :

 

            Il devait de nos jours trouver des échafauds,

            Il aura des autels quand il naîtra des hommes.

 

Malheureusement les hommes naissent toujours trop tard. Ils ne sont capables d’entendre la vérité que lorsqu’elle ne les blesse plus.

La foule ne veut que des flatteurs et des courtisans. Elle n’admet pas d’être dérangée dans la quiétude de ses préjugés. Fi de la vérité trouble-fête ! Elle ne lit pas pour s’instruire. Elle lit par désœuvrement, pour s’amuser, et n’y parvient que si elle retrouve dans ses lectures ses préoccupations journalières. Toute nouveauté la choque comme toute supériorité l’humilie. Platon lui donnait raison, qui bannissait les poètes de sa république. Il disait :

 

Les poètes sont des conjurés qui ne cessent de conspirer contre le repos commun en s’attaquant aux lois reçues. Ils énervent le peuple en éveillant sa sensibilité. Leur ferveur n’aboutit qu’à semer le doute et à remplir le monde de chimères et de fumées.

 

Platon pensait en législateur irrité de voir ses arrêts remis en discussion. C’est le travers commun des chefs d’État qui ne veulent pas de contrepoids à leur autorité. Napoléon Ier pensera comme Platon que les « idéologues » fomentent l’indiscipline et méritent le châtiment de l’exil. Encore, Platon pris de scrupules, ne chassait-il les poètes de sa République qu’en les couvrant de fleurs et Napoléon faisait-il grâce à Corneille par cette excellente raison sans doute qu’il était mort.

Nos vieux poètes lyriques, de Ronsard à Jean-Baptiste Rousseau, avaient appris chez Horace le mépris du Vulgaire. Ils enseignaient la sagesse, tournés vers le prince et les grands de ce monde, qu’ils estimaient seuls dignes d’entendre leur langage.

Il fallut, chez nous, la Révolution pour modifier l’attitude du poète dont la magistrature seule restait debout sur les ruines accumulées de l’État. En souvenir de Voltaire, qui lui avait préparé les voies, la Convention reconnaissante, institua le Poète l’arbitre suprême des partis et remit entre ses mains le salut de la Cité. Elle lui confia charge d’âmes, persuadée qu’il entretiendrait l’enthousiasme civique et achèverait l’émancipation des esprits.

Et les poètes se mirent à parler à la foule. Lorsque le Romantisme survint, il n’était plus question que de célébrer en vers la liberté, le progrès, la marche à l’âge d’or et d’encenser le peuple souverain. Victor Hugo s’écriait :

 

            Peuples écoutez le poète,

            Lui seul a le front éclairé ;

 

et il se constitua l’apôtre d’une religion nouvelle : l’Humanité. Et alors se fit jour l’idée du poète consolateur des affligés, du poète-messie, du poète-dieu, courant s’offrir en holocauste pour le salut commun. Musset lui-même, ennemi personnel de Voltaire, n’hésitait pas à proclamer :

 

            Nos pleurs et notre sang sont l’huile de la lampe

            Que Dieu nous fait porter devant le genre humain ;

 

mais si la Convention avait revêtu le poète d’une autorité nouvelle, elle avait montré qu’elle exigeait de lui, en retour, une véritable servitude. Elle ne lui avait mis une auréole au front que pour mieux le charger de fers. Elle n’avait pas hésité à faire guillotiner André Chénier coupable d’indépendance, pour lui apprendre à médire des « bourreaux barbouilleurs de lois ». Elle démontrait ainsi que la tyrannie du nombre est la pire de toutes, puisqu’elle allait plus loin que les despotes dans sa fureur de répression.

C’est ce que constatait Alfred de Vigny qui, sans mésestimer le prix du don, refusait d’ouvrir la main et s’écriait dans Stello :

 

Le poète n’a rien à espérer de ce monde. Tous les régimes lui sont hostiles. Il traîne le poids d’une sorte de malédiction. Il ne lui reste plus que d’étouffer sa voix. Seul le silence est grand.

 

Vigny se réfugia dans sa Tour d’ivoire. Il avait décrété lui-même son propre exil.

Baudelaire, pour d’autres raisons, fit de même et se retrancha de la foule ainsi que la plupart des Parnassiens et des Symbolistes, nourris à son école, furieux que la sottise ambiante les « forçât à se boucher le nez devant l’azur ».

« Lâcheté !... Désertion !... » s’exclament les partisans  de « l’action sociale ». Non ! Simplement prudence et nécessité.

Je crois à la « mission sociale » du poète, mais pas dans le sens où l’entendent nos actuels démagogues. La mission sociale du poète ne consiste pas à haranguer les foules en place publique. On ne parle aux gens que pour en être applaudis et on y est vite amené à la lâcheté, pire des concessions. La mission sociale du poète consiste à maintenir l’idéal, sans quoi la société n’est qu’une horde sauvage, et à préparer ainsi l’avenir. Elle s’exerce mieux à distance, du fond des solitudes. Et il n’est pas nécessaire, pour que son œuvre porte fruit, qu’elle soit entreprise dans un but de propagande humanitaire. L’utilité du poète découle de son essence même. Ne s’emploierait-il qu’à chanter ses amours et ses rêves égoïstes, qu’il mériterait la reconnaissance des hommes, s’il le fait avec sincérité, car il contribuerait ainsi à enrichir le domaine de la sensibilité. « Une belle œuvre d’art, dit Keats, est une source éternelle de ravissement. » À ceux qui ne cherchent la gloire que dans la rumeur des agitations civiles et des acclamations populaires, rappelons les leçons de l’histoire et qu’ils risquent de courir au devant d’une déception. La gloire est capricieuse et se dérobe souvent à qui la poursuit avec le plus d’obstination.

Ronsard se promettait l’immortalité de sa Franciade et de ses Odes pindariques. Elle lui est venue de petits poèmes qu’il avait biffés délibérément, lors de la réimpression de ses œuvres, tels que :

 

            Mignonne, allons voir si la rose...

 

ou

 

            Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle...

 

les jugeant indignes de lui. Bien des poèmes ambitieux se sont évanouis depuis longtemps tandis que survit toujours l’humble ariette qu’un poète nostalgique a modulée en marge de son œuvre, ou le couplet qu’amoureux fervent, il a soupiré, à l’écart, sous les ombrages. Il n’y a plus guère que les curieux ou les érudits pour relire Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, pleins du fracas du temps ; tout le monde sait par cœur le sonnet d’Arvers. Les Messéniennes de Casimir Delavigne ne sont plus que poussière tandis que la moindre des ballades de François Villon et des épigrammes de Marot brillent de toute leur verdeur première. Que cela suffise à nous dégager des préoccupations superbes et des entreprises inconsidérées.

Oui, Herder a raison : « La poésie est l’institutrice de l’humanité », mais le poète n’est pas obligé pour cela de s’asservir au rôle de courtier des Muses et d’aller évangéliser, comme nous y invitent certains énergumènes du temps présent, les artisans des villes et jusqu’aux valets de labour au fond de leurs campagnes.

Vous vous souvenez du poème charmant de Théophile Gautier, auquel j’ai emprunté mon titre Le Poète et la Foule ; tout mon discours s’est inspiré de lui et n’avait d’autre but que de le mettre en évidence.

La plaine, lasse de supporter seule le faix des moissons, se plaint de la montagne. Elle lui reproche son oisiveté et que rien ne pousse sur ses flancs, toujours battus des vents. Et la montagne de lui répondre : « Mais c’est à moi que tu dois ta fertilité et l’or de tes moissons ; c’est moi qui tempère l’haleine du midi dévorant. J’arrête dans les cieux les nuages au vol. Je pétris la neige de mes doigts. Je fonds les glaciers dans mon creuset et je te distribue l’aliment des fleuves nourriciers. » De même, la foule, en proie à ses agitations stériles, s’irrite de l’immobilité du poète courbé sur sa lyre pensive ; et le poète à son tour peut lui répondre :

 

            Laisse mon pâle front s’appuyer sur ma main ;

            N’ai-je pas de mon front, d’où mon âme s’écoule,

            Fait jaillir une source où boit le genre humain ?

 

Donc, le poète, quelle que soit la voie où il s’engage, s’il chante avoué d’Apollon, mérite toujours d’être considéré comme l’artisan de la civilisation, mais la foule ne peut accepter de lui que ce qui cadre avec ses humeurs éphémères. Le relatif est l’ennemi de l’absolu. La gît l’explication de l’éternel malentendu qui les divise et c’est à la gloire des poètes qu’ils n’en persistent pas moins à ouvrir à la foule les voies de la Terre Promise, où il ne leur sera jamais permis de pénétrer, sauf à l’état de cendres et qu’ils ne trouvent à se venger après leur mort, des avanies subies de leur vivant, qu’en :

 

            Versant des torrents de lumière

            Sur leurs obscurs blasphémateurs.

 

 

 

Ernest RAYNAUD.

 

Paru dans La Muse française en 1922.

 

 

 

 

 

 

 

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