Une prison chinoise d’aujourd’hui
par
RÉMY
C’est un document bouleversant que nous présente Rémy sur les persécutions subies dans la Chine nouvelle par les défenseurs d’une foi et d’une civilisation. Le célèbre auteur des Mémoires d’un agent secret de la France libre a eu en main des témoignages indiscutables. Ayant su lui-même ce que pouvaient être les souffrances et les tortures des martyrs d’une cause, il a su animer la sécheresse des rapports et reconstituer d’une façon humaine les épisodes qu’on va lire.
LE dimanche 22 juillet 1951, deux policiers de la Sécurité de Yangzhou, dans le Jiangsu, avisaient Mgr Eugène Fahy, S. J., qu’il lui était désormais interdit de sortir de sa résidence. De nationalité américaine, Mgr Fahy avait été nommé préfet apostolique moins de quatre mois plus tôt. L’un de ses prêtres, le Père Ryan, s’arrangea pour se glisser au dehors avec le Frère Fekete : il voulait aller dire sa messe à l’église et, surtout, mettre en lieu sûr la Sainte Réserve qui s’y trouvait. Aperçu par quelques membres du Comité de réforme (instrument forgé par les marxistes pour dissocier de la Hiérarchie les fidèles de l’Église de Chine), le Père Ryan fut pris en chasse tandis qu’il rentrait à la mission, porteur de son précieux fardeau. Les « progressistes » tentèrent de forcer la porte de la chapelle où Mgr Fahy célébrait sa messe. Ils en furent empêchés par le Père Thornton, colosse de six pieds de haut, ce qui valut à celui-ci de voir braquer sur sa poitrine les fusils de deux policiers accourus à la rescousse. Sans perdre son sang-froid, le Père Thornton fit remarquer à ces agents de la force publique qu’il protégeait « la propriété du peuple » contre les déprédations qui pourraient être commises par une foule excitée, et que leur devoir était d’empêcher les pillards de pénétrer dans la chapelle. Ce langage impressionna les deux sbires, dont l’un prit la place du courageux Américain qui, le plus tranquillement du monde, alla s’asseoir devant son breakfast matinal.
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La date du dimanche 22 juillet n’avait pas été choisie à la légère par le Comité de réforme : c’était en effet la Saint-Ignace-de-Loyola, et les « progressistes » avaient pensé que la fête du fondateur de l’ordre des Jésuites convenait particulièrement à leur prise de possession des biens de l’Église de Yangzhou.
Le Mouvement pour l’Église nationale indépendante avait pris naissance au mois de février 1951, soutenu par une campagne de presse qui dénonçait Mgr Fahy et ses prêtres comme des « agents de l’impérialisme étranger ». Aidé par la police locale, le Bureau des religions mit la main sur un apostat du nom de Lo Ping-yeh, connu à Yangzhou pour avoir trafiqué avec les Japonais, et qu’on pouvait solidement tenir par ce moyen de chantage : les procédés communistes sont immuables, et nous avons vu nos marxistes de nationalité française utiliser largement celui-ci au lendemain de la Libération. Les réunions du Comité de réforme de Yangzhou débutèrent au mois de mars. Un des catéchistes de la mission, nommé Chu, qui se trouvait contraint d’y assister avec les autres catholiques, fut un jour prié de donner son opinion sur l’enseignement reçu au cours des précédentes séances. Il répondit simplement : « Je ne peux pas comprendre qu’on proclame la liberté de la religion et qu’on attaque en même temps la religion. C’est comme si l’on disait qu’un Chinois peut, en même temps, aimer et ne pas aimer sa patrie. »
Le courageux catéchiste ne fut pas arrêté sur l’heure. Mais, dès le lendemain, les communistes allèrent par la ville, répétant que ce suppôt des missionnaires avait déclaré : « Un Chinois ne peut aimer sa patrie. » Ce prétendu propos, repris par la presse locale, fut qualifié par elle de « blasphème » et provoqua immédiatement un « meeting d’accusation » contre ce malheureux Chu qui, pour sauver sa tête, signa une liste de dix crimes imputés aux missionnaires étrangers. Son exemple entraîna plusieurs défections chez les autres catéchistes. Alors le Comité passa à l’attaque directe sous des prétextes variés qui se traduisirent par le confinement des missionnaires dans quelques pièces de la résidence, et leur exhibition, la corde au cou et les mains liées derrière le dos, dans les rues de Yangzhou.
Le mardi 24 juillet, une descente de police eut lieu à la résidence. L’apostat Lo Ping-yeh se chargea d’informer les missionnaires qu’ils allaient devoir faire face à une « séance d’accusation ». Pendant qu’il parlait, des groupes de gens envahissaient silencieusement la mission. Quand les autorités jugèrent que la foule était suffisante, Mgr Fahy se vit sommer d’abdiquer son autorité entre les mains des membres du Comité de réforme. Son refus était prévu : de la foule, composée de deux à trois cents personnes (où l’on ne relevait qu’une cinquantaine de catholiques), partirent les cris des meneurs de jeu : « Abandonnez toute autorité ! Cessez d’y prétendre ! » Honteux, les fidèles qui avaient reçu l’ordre de se rendre à la manifestation essayaient de se glisser aux derniers rangs, mais les autres les entouraient et les poussaient devant eux. Graduellement, l’atmosphère se chargeait de haine.
Quelques miliciens survinrent, porteurs d’un ordre écrit. Pendant que le Frère Fekete était laissé sur place, Mgr Fahy, le Père Ryan, le Père Thornton et le Père Beaucé, jésuite français, furent conduits au bureau de la police, au milieu d’une foule déchaînée. Le chef de la Sécurité interrogea séparément les détenus, après les avoir fait attendre jusqu’au soir pour les recevoir dans son bureau. Puis il donna l’ordre de les transférer dans un ancien couvent de Carmélites où leurs conditions d’existence furent décentes. Grâce à un autel portatif, la sainte messe put y être célébrée quotidiennement.
Le 3 août, les quatre prisonniers comparurent devant leurs accusateurs. Ils durent rester debout pendant trois grandes heures pour être « les témoins de la force du peuple chinois ». Une voix, dans la foule, demanda que les lunettes des accusés leur fussent enlevées, ce qui donna lieu à un vote. À la majorité, cette mesure fut adoptée et mise à exécution. Puis les membres du Comité de réforme se succédèrent l’un après l’autre à la tribune, débitant un flot d’accusations variées et réclamant tous l’expulsion des inculpés. Comme il se faisait tard, accusateurs et accusés allèrent se restaurer.
Deux jours après, le Tribunal du peuple prononçait sa sentence : les quatre « agents de l’impérialisme américain » étaient condamnés à quitter pour toujours le territoire chinois. Mais, au lieu de les expulser, on les ramena à leur prison.
Au matin du 25 août, Mgr Fahy eut la surprise de constater que le Père Ryan avait disparu pendant la nuit. Il ne devait apprendre que beaucoup plus tard ce qui était advenu de son compagnon : un peu avant l’aube, le Père Ryan avait été emmené, la tête enfoncée dans un sac, jusqu’à un bâtiment de la police où, menottes aux poignets, il fut interrogé plusieurs nuits de suite, jusqu’à ce qu’il tombât malade.
Trois jours plus tard, Mgr Fahy, le Père Beaucé et le Père Thornton furent conduits à la prison centrale et enfermés ensemble dans une pièce infectée de vermine. La prison contenait déjà une cinquantaine de détenus qui subissaient d’interminables « cours de rééducation » et se livraient à d’incessantes « confessions » de leur passé. Certains avaient les chevilles enchaînées ; d’autres portaient autour de leur poitrine un cercle d’où partait une chaîne qui rejoignait des anneaux entourant les chevilles, les obligeant à aller toujours courbés...
Le 17 octobre 1951, en pleine nuit, les trois religieux furent réveillés. On leur mit à chacun une couverture sur la tête, sans doute pour empêcher qu’ils fussent reconnus par d’improbables passants, et on les emmena par les rues silencieuses de la ville jusqu’à un poste de police d’où, le lendemain, ils prirent le train pour Shanghai. Le greffier de la prison centrale de cette ville leur ordonna de s’asseoir sur le ciment. Il prit place pour sa part à son bureau, haut perché sur une estrade, et se fit livrer tous les objets personnels des prisonniers, y compris un appareil dentaire utilisé par le Père Thornton. Alors les trois religieux furent séparés. Ils ne devaient se revoir que sept mois et demi plus tard, après des épreuves diverses.
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Au moment de son arrestation, le Père Beaucé comptait quarante et une années d’apostolat en Chine. J’ai eu l’honneur de rencontrer ce vénérable prêtre qui a bien voulu me faire un récit détaillé de l’expérience qu’il fit de la prison de Shanghai, après en avoir rapporté l’essentiel à l’Agence internationale Fides, de Rome.
« On me donne un numéro : je serai désormais le 3184. Entré sur les registres, je suis introduit dans une cellule ; ils sont onze, que ma venue semble étonner fort. Un étranger, c’est tout de même rare... Le chef de chambrée, sorte de pion-surveillant, me convoque tout de suite : à ses pieds, car tous sont assis sur le plancher. Et un premier interrogatoire commence. Il faut remplir une fiche : noms, qualités, études, pays, et cause de mon arrestation. Tous écoutent, et demandent : « Pour quel péché ? » Souriant, j’essaie d’expliquer que je n’ai commis aucun crime politique ou autre, ce qui soulève un tollé contre moi : « Comment ? Notre Gouvernement n’a pu vous arrêter que parce que vous êtes un criminel, un ennemi du peuple, etc... »
On saisit ici sur le vif le résultat des « cours de rééducation ». Ceux qui viennent d’accabler le Père Beaucé sont, comme lui, des détenus, ce qui ne les empêche pas de soutenir le Gouvernement qui les a jetés en prison. La tête du nouveau venu ne leur revient pas : après avoir consulté ses compagnons, le chef de chambrée prie par lettre les autorités de mettre le missionnaire à la porte, ce qui est fait le lendemain. De cellule en cellule, le Père Beaucé fera la connaissance d’une cinquantaine de prisonniers.
Ces cellules sont spacieuses : cinq mètres sur huit. Mais dix, quinze, vingt prisonniers s’y entassent. Hiver comme été, les fenêtres restent constamment ouvertes et le froid va y être terrible. De cette prison, construite par les Japonais, le Gouvernement populaire a fait (comme de toutes les prisons de Chine) une « maison d’examen de conscience », où le détenu médite sur les erreurs de sa vie passée avant de s’en confesser au régime ; un « hôpital », où des maîtres d’études le guériront de ses maladies mentales, nées des idées arriérées du passé nationaliste ; une université populaire, où ces mêmes maîtres d’études lui apprendront la doctrine libératrice ; et enfin un moyen de consolidation du régime nouveau.
« Aucun noviciat religieux n’eut règlement plus minutieux, plus rigide, plus crucifiant que cette prison. Ces « criminels » qui n’avaient jamais eu pour règle d’existence que leurs caprices ou leurs fantaisies devaient, seconde par seconde, sous l’œil vigilant de gardiens farouches, obéir. Les murs étaient couverts d’avis, de défenses diverses. Tout était prévu, fixé, obligatoire jusqu’au moindre geste. »
Chaque jour, pendant dix heures et demi coupées de divers intervalles, il faut demeurer assis, le buste appuyé ou non, selon l’humeur des gardiens, et garder le silence, sauf de 18 h. 30 à 20 h. 30, où la conversation est au contraire obligatoire, ou si l’on doit subir un cours d’endoctrinement marxiste. Chaque cellule a son chef de chambrée qui, détenu comme ses camarades, représente auprès d’eux l’autorité, qu’il renseigne trois fois par semaine, par un rapport écrit sur tout ce qui a été dit ou fait par ses compagnons. Ceux de mes amis qui ont connu le régime des Konzentrationslageren institués en Allemagne par Himmler étaient, eux aussi, soumis dans leurs « blocks » à la constante surveillance d’un « kapo », condamné comme eux-mêmes (le plus souvent pour des crimes de droit commun), et à qui les S.S. avaient délégué une parcelle de leur autorité. Comme le chef de chambrée de Shanghai, ce « kapo » mouchardait ses compagnons auprès de ses maîtres : la différence entre le nazisme et le marxisme est aussi mince dans l’application des procédés que dans le commun matérialisme de leurs doctrines respectives.
« Si nous connaissions de longues heures de silence, de 18 h. 30 à 20 h. 30 il fallait parler. Si les détenus étaient libres du choix de leur conversation, ils racontaient leur propre histoire, y compris les détails les plus intimes touchant leur famille, leur femme, leurs enfants, leur travail, et, naturellement, leurs prétendus crimes, avec le développement des raisons qui avaient motivé leur arrestation.
» On racontait aussi les histoires venant d’autres cellules. La société chinoise apparaissait dans sa réalité païenne : profondément immorale, corrompue, triste, affreusement triste.
» Quand on était las d’étaler ces misères et ces turpitudes, on parlait de cuisine, de bons repas (certains avouaient sans honte qu’ils n’avaient pas connu chez eux ce riz et ces légumes qu’on nous donnait deux fois par jour, et l’on sait des cas de détenus effrayés d’avoir à quitter la prison, car ils craignaient de mourir de faim à la maison). Il y avait, encore et surtout, cet éternel sujet de conversation : la femme. Chacun était intarissable pour étaler, avec les détails les plus précis, ses succès ou insuccès féminins, avec une absence totale de pudeur, une inconscience absolue. Ce fut là ma grande souffrance.
» Quelle pitié de voir ces païens que la misère, la propagande, l’intoxication spirituelle, fruits du communisme envahissant et des anciennes guerres civiles, rabaissaient ainsi au dernier degré de l’humanité ! Mais je me consolais en pensant à nos chrétiens, chez qui je connaissais tant d’âmes admirables de beauté, de charité, de pureté.
» Puis chacun racontait, sans émotion, comme chose naturelle, les morts tragiques d’amis, de parents, de complices, qui avaient reçu dans la nuque cette balle qui met fin à tout. Au cours des mois précédents, Shanghai, comme toutes les villes, et comme partout dans les campagnes, avait vu ces exécutions en masse, par milliers de condamnés à la fois. Mes codétenus décrivaient dans le plus petit détail les derniers moments de ces « réactionnaires ». J’apprenais avec émotion que certains de ces malheureux priaient à l’instant suprême, que d’autres demeuraient hagards, silencieux, que d’autres enfin blasphémaient après avoir maudit leurs juges et leurs bourreaux. »
Si la conversation n’est pas « libre », il appartient au chef de chambrée de la diriger :
« Avant la Libération, disait celui-ci, tout n’était que corruption, erreur, souci de la « face », recherche de l’argent, injustices, cruautés, écrasement du petit et du pauvre par le grand, le « gros », le riche ! On rejetait en bloc l’histoire du passé, qui n’était faite que de hontes et de malheurs, on niait ce passé, on le rejetait, on le méprisait, on le condamnait à jamais, y compris l’art, la littérature, la philosophie de l’ancienne Chine. Je protestais, déclarant admirer cet héritage. Mais, entraînés par le chef de chambrée, mes codétenus ne voulaient rien entendre : c’était le passé, il fallait l’oublier.
» L’oublier... Avant d’être admis à oublier ce passé détesté, il fallait avoir reconnu, avoué, haï, réparé, tout ce qui avait pu paraître chez chacun sympathie, collaboration, approbation (ne fût-ce que par une parole ou un seul geste, et même si cette parole ou ce geste remontaient à dix, vingt, cinquante ans).
» Voilà ce qu’on redisait tous les soirs dans toutes les cellules de la prison, sous toutes les formes et tous les tons. Et l’on ajoutait : « Aujourd’hui, en Chine enfin libérée, est né un Gouvernement populaire qui émane du peuple, est élu par le peuple, n’a d’autre souci que l’intérêt du peuple. Ce Gouvernement est seul à posséder, avec l’intégrité, la vérité, toute la vérité. Il est seul à savoir et à pouvoir mener le peuple à la richesse, au paradis sur cette terre, en cette vie. C’est au Gouvernement populaire qu’il revient de commander, de diriger, de former les esprits, de distribuer le travail, le salaire, la nourriture. Croire le Gouvernement est un devoir ; servir le Gouvernement est un autre devoir ; l’aimer de toutes ses forces (j’allais écrire de toute son âme, mais l’âme n’existe pas au regard du Gouvernement populaire) est le troisième devoir, aussi impérieux que les deux premiers. Chaque citoyen, depuis l’enfant à la mamelle jusqu’au vieillard le plus âgé, est la propriété du Gouvernement. Celui qui reste fidèle au Gouvernement peut être assuré bientôt (ils disaient : deux à trois ans) de recevoir, comme don généreux du Gouvernement, une maison européenne avec l’eau courante, l’électricité, plus une automobile, et le bonheur parfait. »
La duperie de l’idéologie communiste vient d’être à merveille définie par l’espoir candide de ces malheureux : depuis des millénaires, la nostalgie du paradis perdu n’a cessé de hanter l’esprit des hommes, dont l’histoire est tout entière incluse dans l’anathème proféré après la faute par le Créateur. La doctrine marxiste n’exprime rien d’autre que la farouche volonté d’une impossible revanche de Ia Terre contre le Ciel. Son messianisme n’est pas nouveau : la promesse d’un ici-bas où, pour connaître un perpétuel bonheur, il suffirait à notre condition terrestre de se libérer en elle-même, et par elle-même, de l’hypothèque-Dieu, a, depuis le commencement, enchanté par son mirage tous ceux qui veulent demeurer sourds à l’appel de la Grâce. Nous assistons en Chine, comme dans tous les pays soumis au joug de fer du communisme, à une gigantesque bataille contre Dieu.
⁂
Le Gouvernement populaire attache un grand prix à la rééducation de l’« esprit réactionnaire » de ceux qu’il détient dans ses prisons. Le chef de chambrée se dépense sans compter pour recruter des adeptes, des fidèles, des militants. Au Père Beaucé qui, plus d’une fois, avait triomphé de lui dans la discussion, ce détenu converti au communisme devait dire :
« Oui, vous avez raison. Mais, moi, je crois en notre Gouvernement. Je ne raisonne plus. Le Gouvernement est seul à savoir et à tout pouvoir pour le moment. Il est seul à pouvoir sauver la Chine. S’il nous demande le sacrifice de toutes nos libertés, y compris celui de notre liberté de pensée, c’est qu’il y va du salut de notre Nation. »
Discours à la radio qu’il faut écouter et commenter ; textes d’endoctrinement marxiste qu’il faut apprendre ; lettres de jubilation d’ex-prisonniers employés aujourd’hui aux « travaux publics » ; lettres de veuves ou de mères de condamnés à mort qui remercient le Gouvernement d’avoir châtié pour ses crimes un mari, un fils, dont il faut entendre patiemment la lecture...
« Ce sont, en plus, des semaines entières pendant lesquelles il faut étudier les divers points du règlement de la prison, et ne pas manquer d’y découvrir la mansuétude du Gouvernement. Nous discutâmes aussi la loi qui frappe les accusés politiques. Rien n’y est oublié, y compris les possibilités de pardon, du pardon « gouvernemental ». La méthode à suivre pour obtenir ce pardon est indiquée en détail : c’est tout notre traité de la confession et du péché, mais avec des exigences que n’a pas l’Église. Le Gouvernement populaire veut connaître toutes les circonstances de la faute, le nom des complices, les détails les plus intimes, les plus humiliants ; il encourage les dénonciations, « actes méritoires », « actes de salut ». En dénonçant, on « aide le Gouvernement », on « s’aide soi-même et l’on sauve ses complices ».
Ces discussions se déroulent dans une atmosphère très particulière, qui endort l’esprit critique du détenu. À toute heure du jour, celui-ci entend sous sa fenêtre des chants de soldats ou de fonctionnaires, ou des discours débités par les haut-parleurs, avec des nouvelles toujours « sensationnelles » sur les victoires en Corée, les cruautés des « tigres en papier » (nom donné aux Américains). Ces malheureux Américains meurent de faim chez eux, mais sont à la veille d’être libérés par le peuple chinois (la France, pour sa part, est depuis longtemps « libérée » par le communisme). Entre les chants, les discours, les nouvelles, la radio déverse des flots de musique russe ou chinoise... Pendant ce temps, les prisonniers doivent donner leur avis sur le sujet qui a été proposé par le chef de chambrée. Un seul ton est de mise, et c’est celui de l’enthousiasme. Chacun sait que tout fera l’objet d’un rapport écrit...
« Autres sujet de longues et interminables discussions : le détail de notre vie matérielle dans notre chambre (occasion de compromettre ceux qui auraient tendance à se plaindre) : faut-il mettre le crachoir à droite de la porte ? ou le mettre à gauche ? faut-il s’asseoir de cette façon ? ou de telle autre ? On en parlait pendant des heures, puis on passait à la décision : le lendemain, on faisait le contraire, et l’on recommençait. »
Bientôt, des feuilles à en-tête imprimées sont remises au chef de chambrée, c’est la « confession volontaire, libre, spontanée », qui est demandée à chaque prisonnier. Tout un paquet, car il s’agit pour chaque détenu de ne rien oublier, de scruter toute sa vie passée : ai-je pensé, parlé, agi, selon les principes actuels, les intérêts actuels les désirs actuels du Gouvernement populaire ?
« Quand, enfin, à la lumière de ces discussions, et sous la pression des voisins déjà « convertis » (ou simplement plus malins parce qu’opportunistes), on avait compris, le chef de chambrée manifestait une joie délirante. On lui demandait des feuilles pour écrire sa « confession » (ou pour la faire écrire par un codétenu plus lettré). Beaucoup de feuilles, car il y avait tant à dire ! C’étaient des centaines, des milliers (je dis bien des milliers) de pages que chacun couvrait ou faisait couvrir d’innombrables caractères : tout y était dit, avec une effarante crudité qui n’épargnait aucun détail, fût-ce le plus insignifiant ou le plus scabreux. La vie entière s’y étalait au grand jour, depuis la plus petite enfance (et j’avais des « collègues » de soixante ans !). Avant qu’une « confession » fût transmise aux juges, toute la chambrée se jetait sur ces feuillets pour les déguster, les commenter, se rouler dans cette pourriture, dans ces lâchetés, ces infamies, ces turpitudes, ou ces simples enfantillages (il s’y trouvait bien peu de « crimes contre l’État » !).
» La « confession » une fois achevée (ce travail demandait parfois de longs mois, nécessitant plusieurs refontes ou éditions diverses au fur et à mesure que s’affaiblissait la volonté du détenu), il fallait donner au Gouvernement des « preuves ». Preuves de sa sincérité, de son loyalisme. Des preuves, des preuves, des preuves ! Cela devenait une hantise. Car, en fin de compte, que pouvaient attendre les autorités d’un tel ramassis ? On nous le disait : de L’AIDE. Cela signifiait que les dénonciations réciproques, en procurant au Gouvernement des moyens de chantage, affermissaient son emprise et son pouvoir.
» La preuve de loyalisme qu’attendait le Gouvernement, c’était la délation. Après s’être soi-même accusé « spontanément », le meilleur moyen d’obtenir sa grâce était d’accuser, toujours « spontanément », et d’accuser le plus possible : des formulaires tout préparés facilitaient la remise des renseignements les plus complets et les plus précis. Un de mes codétenus en remplit à lui seul trois cents : sa famille au grand complet, ses amis, ses condisciples, tout le monde y passa. Un autre accusa tous les collègues qu’il avait fréquentés au cours de quinze années passées au service des nationalistes et des communistes. Un troisième accusa toutes les femmes qu’il avait très intimement... connues (les communistes, qui font un abondant usage des représentantes du sexe féminin pour l’espionnage ou le contre-espionnage, attachèrent certainement un grand prix à ses « révélations »). Un autre, enfin, accusa tous les élèves qui avaient défilé dans sa classe pendant une dizaine d’années. Autant de candidats involontaires à la prison, à l’épuration, au terrain d’exécution de Kiang-wan où l’on fusille près de Shanghai.
» On citait ce cas exceptionnel : un criminel de droit commun, déjà debout dans la charrette qui le transportait à Kiang-wan, supplie ses gardiens d’entendre sa « confession », qu’il promet cette fois complète et sincère, annonçant qu’il y va de la vie de beaucoup. On arrête la voiture, on l’écoute, on le délivre...
» Par lâcheté, par peur, par simple besoin de vivre, les prisonniers les plus honnêtes dénoncent, accusent, salissent leurs amis, leurs parents : n’ont-ils pas souvent été livrés eux-mêmes par leur femme, leur mère, leur frère, leur meilleur ami ? L’Évangile a prévu cela de la part des chrétiens : comment s’étonner quand il s’agit de païens ? »
⁂
Vint, pour le Père Beaucé, l’heure des interrogatoires. Ses juges commencèrent par l’exhorter à obéir à son chef, le Pape, dont le Gouvernement « reconnaissait parfaitement l’autorité sur les âmes, sans avoir aucune intention de s’immiscer dans les questions religieuses ».
La vivacité toute française de mon éminent ami, entièrement résolu à « ne pas se laisser faire », sa longue connaissance de la Chine et des affaires chinoises, son caractère têtu de Breton, la promptitude de ses réponses, tout cela devait donner bien du fil à retordre à ses Adversaires. Le Père Beaucé, en vrai Celte, a la tête près du bonnet ; il affectionne l’offensive et ne déteste pas là bagarre. Cela devait lui réussir.
Les juges, – « des jeunes », note le missionnaire avec indulgence, – sont juchés sur leur estrade :
– N’est-ce pas aujourd’hui votre cinquantième anniversaire de vie religieuse ? N’avez-vous pas eu, il y a trois jours, vos soixante-dix ans ?
– En effet ! Mes amis s’apprêtaient à les fêter, et me voilà ici...
– Vous êtes allé à Rome ? Dites-nous ce que vous savez de la Curie romaine.
– Le Pape est l’autorité morale la plus puissante et la plus bienfaisante du monde. Tous les gouvernements de la terre, païens aussi bien que chrétiens, cherchent à prendre place dans son rayonnement !
– Pas les Américains ! s’exclament les juges, représentants d’un régime qui, depuis des mois, tout en prétendant ménager la personne du Pape (qu’il accablera bientôt de ses insultes), dénonce le Vatican comme étant le « valet de l’impérialisme américain ».
Le Père Beaucé ne se laisse pas émouvoir :
– Roosevelt avait à Rome son ambassadeur : Mr. Taylor. Truman aurait voulu en faire autant, mais il s’est heurté à l’obstruction des protestants de son pays. Et vous voulez nous faire croire que le Vatican est à la solde des Américains !
L’interrogatoire prend la forme d’une conversation, qui dure trois heures. Les juges finissent par en venir aux questions précises :
– Mettez-nous par écrit l’affaire des « Trois Autonomies ». Et expliquez-nous la présence des trois Américains à Yangzhou.
Les « Trois Autonomies », c’est la machine de guerre marxiste contre l’Église de Chine. La nouvelle Église nationale indépendante devra être autonome dans son administration, dans son financement, dans sa prédication. Au nom de ces trois principes, d’innocente apparence, des évêques (par dizaines), des missionnaires (par centaines), des prêtres chinois et des religieuses chinoises (par milliers), des fidèles (par dizaines de milliers) ont été arrêtés, emprisonnés, torturés, jugés, condamnés. On ne connaît pas exactement le chiffre des morts...
Le Père Beaucé expose en trente pages ce qu’il a à dire : « Un vrai traité de Summo Pontifice et de Dominio civili et religioso. » Il signe chaque feuille, appose trente fois ses empreintes digitales, et remet le tout au chef de chambrée.
Huit jours après, nouvel interrogatoire : dans ses minces habits d’été, le religieux grelotte. Ses juges en marquent quelque émoi, mais la séance n’en durera pas moins quatre heures. On veut obtenir du détenu qu’il accuse son supérieur, Mgr Fahy.
– S’il est responsable de l’échec des « Trois Autonomies » à Yangzhou, riposte le vaillant missionnaire, je le suis autant que lui, en tant que curé de la paroisse !
Il n’en démord pas. On le renvoie à sa cellule, avec ordre de rédiger, en huit points, une histoire de la Compagnie de Jésus. Cela tombe bien : à Yangzhou, le Père Beaucé avait justement rafraîchi ses souvenirs. Une bonne surprise, on lui remet dans sa prison des habits ouatés. Décidément, ces « jeunes gens » ne sont pas si méchants que ça... Il se met au travail.
« J’y mis tout mon cœur (et ma malice). En quarante pages, je fis l’histoire de ma Mère la Compagnie, depuis sa naissance à Montmartre jusqu’aux temps modernes : son esprit, ses œuvres, ses Universités, ses écoles de tout degré et pour tous, ses prédications, ses retraites, sa prédilection pour les humbles qui lui valut la haine des philosophes et des rois, d’où sa disparition (pas totale, car j’eus soin de souligner que c’est à la Russie que, pendant un temps, elle dut de survivre). J’éprouvai un plaisir... discret à signaler la « République chrétienne communiste des Réductions du Paraguay » – dernier livre reçu de mon excellent ami le Révérend Père de la Largère – et soulignai l’admiration manifestée par les communistes russes devant cette initiative des Jésuites...
» Ce n’était qu’une préface ! Suivait mon récit des missions S. J. en Chine, de leurs divisions (abandon de toutes les propriétés, qui nous venaient de la générosité de nos familles, de nos bienfaiteurs français et du monde entier), de leurs partages, des divisions décidées sans aucune intervention d’aucun gouvernement.
« Mgr Fahy ? c’était mon supérieur. De quel droit aurais-je surveillé sa correspondance ? Par ailleurs, il était assez taciturne et passait les récréations à lire des romans policiers, comme tant de grands hommes. Le Père Thornton, Irlandais authentique, avait souvent avec moi de vives discussions qui finissaient toujours par notre parfaite entente. Le Père Ryan ? Toujours silencieux, disparaissant après chaque repas pour donner ses cours de dactylographie et d’anglais in loco apertissimo (ceci pour répondre à d’odieuses insinuations émises par l’un de nos accusateurs lors du jugement populaire).
» Nos visiteurs ? Les policiers qui gardaient nos portes étaient si mal déguisés que nous ne recevions guère de visites...
» Conclusion : « Sur mon honneur d’honnête homme et de prêtre catholique, j’affirme n’avoir jamais vu ou entendu chez les trois Pères américains quoi que ce soit qui puisse laisser soupçonner qu’ils se livraient à l’espionnage. » Ce sera le refrain qui terminera tous mes interrogatoires et mes « confessions » à venir. Évidemment, ils voulaient davantage. »
La Compagnie de Jésus semblait intéresser vivement les « jeunes gens ». Ils firent comparaître une nouvelle fois devant eux le Père Beaucé pour lui demander de nouvelles précisions. C’était le 24 décembre 1951 : l’interrogatoire dura trois heures le matin et fut repris pendant quatre heures l’après-midi.
– C’est très simple ! leur dit l’admirable prêtre. Vous nous avez emprunté la plupart de nos méthodes, de nos principes d’action et de propagande. Bien entendu, vous en avez quelque peu modifié l’esprit...
– Expliquez-vous...
– Très facile ! Obéissance stricte aux supérieurs ; dévouement absolu ; zèle conquérant ; retraites, examens, exercices de charité, « cercles d’étude » que sont nos discussions, corrections fraternelles des fautes commises, examens de conscience... Voulez-vous connaître la raison· profonde de la vitalité de notre Compagnie ? Ce sont les persécutions dont elle n’a cessé de faire l’objet. Mais l’histoire nous prouve que, si un Gouvernement nous rejette, le peuple nous rappelle. Il est plus d’un cas où tel de nos persécuteurs a été fort aise d’avoir auprès de lui un Jésuite pour le préparer à la mort...
– Mettez-nous cela pat écrit.
Le petit traité sur la Compagnie de Jésus que le Père Beaucé fit remettre à ses juges par l’entremise de son chef de chambrée ne tarda pas à trouver son écho dans la presse chinoise, comme devait l’apprendre son auteur après sa sortie de prison : « L’Église catholique est le seul obstacle qui empêche le triomphe du communisme ; ses meilleurs et plus redoutables serviteurs sont les Jésuites : donc, sus aux Jésuites ! » Tel était le thème des articles, selon mon très estimable ami (qui ne me semble pas fâché de cette propagande gratuite pour son Ordre).
À quelque temps de là, le Père Beaucé allait combler d’aise son chef de chambrée en lui demandant, de son propre mouvement, quelques feuillets supplémentaires pour rédiger une nouvelle « confession » : il employa le papier qui lui fut remis par le « pion-surveillant » avec l’empressement qu’on devine à la rédaction d’un vibrant panégyrique du Saint-Père !
⁂
Ces « jeunes gens », au demeurant « assez sympathiques », note le Père Beaucé, agissaient dans la coulisse pour amener l’indomptable Jésuite à « se convertir » : il eût fait une recrue de choix pour une « sincère » collaboration avec le Gouvernement populaire...
« Leur méthode, qui est bien dans les habitudes communistes, consista à utiliser contre moi mes codétenus, dirigés par le pion-surveillant dont j’ai dit l’importance. Qu’on m’excuse de faire état de cette expérience personnellement vécue.
» Chaque soir, la chambrée tenait une sorte de « chapitre », où chacun, à tour de rôle, était tenu de confesser ses crimes. Si l’un de nous se montrait récalcitrant, les autres se chargeaient, avec plus ou moins de conviction et de méchanceté, à provoquer ses « aveux spontanés ». Je passai plusieurs fois sur la sellette : ce fut, à chaque fois, un débordement d’insultes sur tout ce que j’aime et en quoi je crois : ma religion, ma foi, mes vœux, ma vie missionnaire.
» Je note ici, pêle-mêle, les échos de ces attaques qui, se prolongeant bien au-delà du temps assigné aux discussions, débordaient sur « les temps libres ». Si la conversation qui nous était permise venait à chômer, le missionnaire était là pour servir de cible à ses codétenus, très désireux de donner au Gouvernement des preuves de leur « loyalisme » : ne savaient-ils pas que le chef de chambrée consignerait leurs propos dans son rapport qui serait lu en haut-lieu ?
» Dieu, l’âme, les sanctions éternelles après la mort ? Des stupidités inventées par les prêtres et les riches. Qui a jamais vu Dieu, ou l’âme ? Tout cela n’est que superstition, déraison, utile opium pour tromper le peuple ignorant, et le mieux asservir.
» L’Église ? Qu’a-t-elle donc fait en deux mille ans, votre Église, alors qu’il a suffi de quelques années au communisme pour conquérir les deux tiers du monde et la Chine tout entière ?
» Votre Pape ? Un tyran au service de l’impérialisme américain, un esclave des riches qui ne laisse à ses prêtres aucune liberté de pensée.
» Vos écoles ? Vos hôpitaux ? Vos œuvres dites « de bienfaisance » ? Des moyens d’extorquer de l’argent aux Chinois pour l’envoyer à vos gouvernements impérialistes ou à vos familles, ces familles trop pauvres pour vous nourrir, et qui sont heureuses de vous voir prendre le métier de missionnaire si rémunérateur... »
Il en alla ainsi pendant près de trois mois, à raison de deux à trois heures par jour :
– Et votre vie ? disaient les compagnons du missionnaire. Vous prêchez la vertu, mais vous savez vous rencontrer entre prêtres et religieuses (ici d’odieuses allégations, avec un luxe de détails imaginaires qui provoquaient de gros rires).
» Votre célibat ? Une plaisanterie. De plus, il est contraire aux ordres de notre Gouvernement qui réclame la « production » sous toutes ses formes. Et votre paresse ? Vous n’accomplissez aucun travail, alors que c’est là le devoir essentiel et obligatoire de tout citoyen... »
Les codétenus du Père Beaucé avaient toute latitude d’attaquer et de critiquer mon ami, tandis que le règlement interdisait à celui-ci de jamais « parler religion ». Il oubliait parfois cette défense, quand la moutarde lui montait par trop fort au nez :
« J’exposais le rôle historique de la religion, de l’Église : réhabilitation de la femme, suppression de l’esclavage, protection des petits, défense des malheureux, soutien des intérêts ouvriers... les lois sociales modernes ne sont-elles pas nées des encycliques des papes ? Mais la riposte se traduisait par d’interminables discours qui me faisaient souffrir : autant d’erreurs et de calomnies qui faussaient l’esprit de mes compagnons païens...
» Une certaine nuit, des cris éclatèrent dans la cellule voisine : ce fut, dans la prison, un branle-bas général : toute la garde, augmentée rapidement de centaines de miliciens, envahit les couloirs, les cours, pensant qu’il s’agissait d’une révolte. Ce n’était qu’un dormeur en proie à un cauchemar... Sanction : seize jours d’immobilité et de silence absolus pour le coupable, pour ses compagnons, pour les chambres voisines.
» Assis au milieu de la chambre, sans appui, au bout d’un jour et demi, je crus mourir. Reins, cœur, tête, tout allait à la dérive. Le docteur de la prison, qui nous visitait deux fois par semaine, m’autorisa à m’appuyer contre le tas de couvertures. Mais le supplice se prolongea pour mes amis... L’un ou l’autre étaient parfois condamnés aux fers : pendant des semaines, fers aux mains et fers aux pieds. Certains me contèrent les tortures qu’ils avaient subies : suspensions, flagellations, brûlures, liquide avalé de force, etc...
» Pour me reposer de ces horreurs (et aussi pour m’y préparer, car j’attendais le pire), je me mis en retraite à partir de l’Épiphanie. Pour la première fois, j’admirai la psychologie de saint Ignace : la première offrande au Seigneur, c’est la liberté. En effet, si vous perdez la mémoire, cela supprime bien des souffrances ; si vous perdez l’intelligence, toutes disparaissent. Mais, si vous perdez la liberté, vous avez le loisir de les savourer toutes, et longuement... Le Règne, les Étendards, la Contemplation ad amorem, il semble que tout cela ait été écrit pour nos temps chaotiques d’amour et de haine. Pendant ces dix mois qui se suivaient, monotones, douloureux, mystérieux, où je ne savais plus si le monde extérieur existait encore, où j’attendais la mort, cette mort tant désirée, sacrifice complet et dernier, « la plus grande marque d’amour », j’avais pour seule consolation la prière... ».
Le mercredi 25 mai 1952, à cinq heures du matin, une voix appela par le judas de la porte le n° 3184. Le Père Beaucé crut à nouvel interrogatoire, mais les trois policiers qui attendaient dans le couloir le conduisirent chez le coiffeur de la prison. Il venait de réintégrer sa chambrée quand il entendit : « 3184 ! Prenez votre savon et votre serviette ! »
« Le cœur me bat un peu, car j’ai compris : ils font leurs victimes belles et propres quand ils veulent les rendre au monde extérieur. Bien lavé, je rentre. Mes compagnons n’osent rien dire, mais le pion-surveillant, fidèle à son rôle, s’écrie : « Voyez comme notre Gouvernement est bon pour vous ! » Je me garde de faire la moindre réflexion et je suis point par point le règlement pendant toute la journée, comme le plus fervent des novices. Je dors mieux, malgré mes six voisins qui m’écrasent de leur masse remuante et sonore : un à ma tête, deux de chaque côté, trois à mes pieds... et il fait chaud ! À Yangzhou, je redoutais les nuits à cause des punaises ; ici, je les souhaitais, car leur silence mettait fin à tant de conversations douloureuses. Que de fois j’ai essayé de m’endormir en répétant : « Pardonnez-leur... » Mais, depuis que notre nombre avait été porté à dix-huit, les nuits, avec l’intolérable chaleur, devenaient un supplice... »
Le lendemain, mon vénérable ami retrouvait ses compagnons : le Père Thornton, le Père Ryan et Mgr Fahy. Celui-ci avait été soumis à un régime plus sévère encore.
Mis au secret, – tout son bien consistant dans les guenilles qui lui servaient de vêtements et en deux mouchoirs, – le prélat recevait deux fois par jour un peu de nourriture qui était poussée sur le sol entre les barreaux de la porte de sa cellule. Deux fois par jour aussi, il avait la permission de se mettre debout et de faire quelques pas. Au bout de deux semaines, quelques prisonniers chinois vinrent partager sa détention, et les « séances de discussion » que nous a si bien décrites le Père Beaucé prirent place chaque soir.
Le prélat, – heureusement dans la force de l’âge, puisqu’il n’était âgé que de quarante et un ans, – eut à subir sept interrogatoires. Ses juges étaient assis derrière un pupitre placé à environ 1 m. 20 au-dessus du sol. Lié à une chaise sur laquelle il était maintenu par une barre de fer qui, entourant le dossier, s’appuyait contre sa poitrine, Mgr Fahy devait lever les yeux pour voir ceux qui le questionnaient.
– Nous savons pourquoi tu refuses de faire ta confession, lui disaient ses juges : tu as peur que le Gouvernement américain n’exerce contre toi des représailles ! Dénonce le réseau d’espionnage que les Américains ont organisé au sein de l’Église catholique de Chine ! Nous savons que le Vatican est entre les mains du Gouvernement américain, qu’un général américain dirige toute la politique vaticane !
Et tout ceci finissait par l’injonction : « Parle ! » Mgr Fahy, qui n’avait rien à dire de ce que les communistes attendaient de lui, se taisait.
À la veille de Noël, il fut transféré à une autre prison de la ville. Là, on lui passa les menottes, d’abord en lui laissant ses mains devant lui, puis, sans les libérer de leurs bracelets d’acier, en les faisant passer derrière son dos. On voulait lui extorquer par la souffrance cette « confession » qu’il refusait obstinément d’écrire. Les menottes étaient si serrées que les mains du prélat rougirent et se gonflèrent. Un gémissement involontaire lui ayant échappé, ses gardiens serrèrent les menottes davantage encore. Mais l’interrogatoire ne donna rien, Mgr Fahy fut enfermé dans une cellule où il passa la nuit de Noël 1951 allongé sur le ciment, ses mains toujours réunies derrière son dos par les menottes, sans pouvoir fermer l’œil un seul instant. C’était au soir du jour où le Père Beaucé avait été sans relâche interrogé sur la Compagnie de Jésus...
Cinq jours plus tard, Mgr Fahy fut conduit à une troisième prison où ses chevilles furent enchaînées aux barreaux de la porte de sa cellule. Il demeura ainsi au secret pendant trois mois :
– Jamais on ne viendra te chercher pour t’interroger encore. C’est maintenant à toi de dire quand tu voudras voir tes juges pour signer ta confession.
Coupé de toute relation avec le reste du monde, ne voyant jamais ·aucun autre prisonnier, ne recevant que de temps à autre une tasse d’eau pour se laver la figure, ayant reçu l’interdiction de prononcer une seule parole, Mgr Fahy contracta bientôt une bronchite accompagnée de fièvre. Ceci n’émut pas les autorités de la prison qui n’autorisèrent aucune visite médicale et ne firent jamais parvenir au prisonnier le moindre médicament.
La fermeté du prélat eut raison de l’obstination de ses bourreaux. Le 20 mars 1952, se trouvant dans un état de maigreur extrême, il prenait place dans un camion, enchaîné à un détenu chinois. Six autres prisonniers se tenaient déjà debout dans le véhicule. Comme Mgr Fahy, ils devaient être incarcérés à la prison centrale de Shanghai où se trouvaient déjà le Père Thornton, le Père Ryan et le Père Beaucé.
⁂
Nombreux sont les condamnés des « tribunaux du peuple » qui auraient souhaité d’être détenus dans cette prison de Shanghai qu’on qualifie de « modèle ». Incarcéré à Anking, dans la province d’Ankwei, le Père Modeste Vaquez, jésuite espagnol, nous dit de la sienne :
« Ce qui était le plus désagréable, c’était la promiscuité, l’entassement des prisonniers, les odeurs nauséabondes... Il fut un temps où chaque jour mouraient quatre ou cinq reclus sans qu’on se préoccupât d’enlever rapidement leurs cadavres... »
Mgr Pierre Maleddu, préfet apostolique de Xing’an, dans le Shaanxi, et son vicaire général, le Père Bernardin Permuti, ont gardé de leur immonde prison le souvenir d’avoir été « enterrés vivants ». Et combien d’autres, combien d’autres... la place nous manque pour tout citer, pour évoquer, même brièvement, les affreuses tortures...
Dans telle prison, écrit le China Missionary Bulletin, le couvre-feu est fixé à 10 heures du soir. Mais, s’il plaît aux gardiens d’exiger le plus complet silence dès 9 heures, qui pourra les en empêcher ? Depuis cinq heures du matin, les prisonniers qui n’ont pas été emmenés à l’interrogatoire sont demeurés assis, le buste bien droit. Maintenant, les yeux grands ouverts dans leurs cellules où continue de brûler la lumière électrique, ils commencent à somnoler, attendant qu’il leur soit permis de dormir. Allant dans leurs pantoufles, les gardiens avancent sur la pointe des pieds dans les couloirs, épiant les détenus ; si, vaincues par la fatigue, des têtes s’inclinent, des hurlements et des coups dans les barreaux des portes y mettent bon ordre.
Dix heures : « Dormez ! » braillent les gardiens. Dix minutes après, chaussés de gros godillots, les miliciens raclent à qui mieux mieux le ciment des couloirs. Un livre est brutalement jeté sur une table. Un gardien est pris d’une toux interminable. Des éclats de rire retentissent. Puis le silence se fait, en attendant que le bruit organisé recommence. « Une nuit dans une prison communiste est un terrible jeu du chat et de la souris. »
Le personnel de la prison sait que les détenus qu’on a confiés à sa charge sont extrêmement nerveux. On lui a appris comment il faut s’y prendre pour exaspérer pendant la nuit leur sensibilité mise à vif. Un missionnaire a raconté que, couché tout éveillé sur son lit de bois, il maintenait ses yeux fermés pendant que son geôlier se livrait à une tonitruante comédie derrière sa porte ; exaspéré par la constante inexpression du visage de sa victime, le gardien dénonça celle-ci comme étant une « personne perfide » qui faisait semblant de dormir alors qu’elle était éveillée !
Le bruit délibérément provoqué pendant la nuit avait un autre résultat : les prisonniers savaient, par expérience, que la plupart des interrogatoires étaient nocturnes, et chacun de leurs réveils leur apportait de nouvelles angoisses. Un missionnaire, expulsé après dix mois d’emprisonnement, fit savoir qu’il n’avait jamais pu dormir une seule nuit sans être plusieurs fois tiré brusquement de son sommeil.
La tactique est inversée pendant le jour. Toute la prison reste plongée dans le plus grand silence, et les gardiens ont remis leurs chaussons. Chaque fois qu’un prisonnier est surpris vacillant dans sa position assise, ou cédant au sommeil, les miliciens hurlent et le couvrent d’insultes. La journée se traîne, interminable. Assis, le buste bien droit, les yeux bien ouverts, les détenus n’ont pas un livre pour se distraire, rien que le mur à regarder, personne à qui parler, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Les gardiens apportent la nourriture dans des récipients qu’ils placent sur le plancher ou sur le ciment des cellules. Suffisante en quantité, cette nourriture est invariablement compacte, et ce n’est qu’une heure après l’avoir reçue que les prisonniers se voient apporter un verre d’eau. Les gardiens pressent le mouvement ; si la nourriture n’a pu être avalée, ils font disparaître ce qu’il en reste, injuriant les prisonniers. Ceux-ci vivent dans leur peur constante que leur portion soit de plus en plus réduite s’ils ne réussissent pas à l’engloutir suffisamment vite. Si l’on ne veut pas mourir d’inanition, c’est un combat continuel entre la lenteur qu’exige la déglutition et la nécessité d’avoir avalé son bol de nourriture avant que le gardien apparaisse avec son verre d’eau.
Il y a aussi l’eau pour « la toilette », apportée une fois le jour, juste en quantité suffisante pour que chacun puisse s’en jeter quelques gouttes à la figure. Un bain est chose rarissime, et les mois s’écoulent sans qu’on ait la possibilité de changer ou de laver le linge qu’on porte sur le corps dont la saleté infecte immédiatement les irritations qui prennent naissance sur la peau... Si, d’aventure, on peut se tremper dans un bain chaud, la puanteur qui, après quelques semaines seulement de détention, s’en dégage est épouvantable. Dans une certaine prison, quatorze missionnaires reçurent l’autorisation de « prendre un bain », après une incarcération qui avait duré quatre mois : on mit à leur disposition un unique baquet d’eau...
Les prisonniers n’ont l’autorisation de sortir de leur cellule que pour satisfaire leurs besoins naturels, et seulement (ceci est invariable dans toutes les prisons) à des heures déterminées auxquelles le gardien ouvre la porte. Si l’on commet l’imprudence de se lever avant d’avoir été appelé par le gardien, on peut inciter celui-ci à claquer et verrouiller la porte pour « infraction au règlement ». L’humeur du personnage peut, par contre, valoir à ceux qui ont maîtrisé leur impatience dans l’attente de son appel un « Si vous n’avez pas besoin de sortir, restez assis ! » Et, derechef, la porte est claquée au nez des malheureux. La nécessité de satisfaire les besoins du corps est savamment exploitée contre les prisonniers pour accroître leur torture morale aussi bien que physique : on les laisse souvent gémir pendant toute une heure pour obtenir une « permission spéciale » de quitter pour un instant la cellule, permission qui leur est le plus souvent refusée.
Torture mentale et physique, humiliation du détenu, exaspération de ses compagnons de misère, incitation constante à la dénonciation réciproque, exercices incessants d’autocritique, dégradantes « confessions », voilà ce que la technique marxiste sait tirer des prisons qui constituent la base la plus solide du régime, aussi bien en Chine que dans les pays dits « satellites » et en U.R.S.S., en dépit de la récente amnistie promulguée par M. M. Malenkov et consorts sur la pression des chefs de l’Armée rouge. Pas plus qu’il ne peut accepter de reconnaître l’existence de Dieu sans se condamner à disparaître, le marxisme ne peut envisager d’ouvrir toutes grandes les portes de ses bagnes et de ses prisons.
⁂
On imagine facilement quelle put être la joie des quatre religieux, arrêtés le 22 juillet 1951, à Yangzhou, en se retrouvant le 26 mai 1952 dans le greffe de la prison centrale de Shanghai où ils ignoraient leur présence réciproque. Un camion emporta les quatre libérés :
« Il est 10 heures du matin, me dit le Père Beaucé. Je regarde autour de moi et la réalité ne correspond pas aux descriptions enthousiastes de certains détenus : les rues sont presque désertes, pas de voitures, des autobus traînant d’affreuses remorques. Et puis, partout, au lieu des robes aux couleurs chatoyantes, si jolies à voir, l’uniforme bleu-de-chauffe que portent avec une même inélégance les fonctionnaires, les hommes, les femmes, les étudiants, les ouvriers : seul le col indique le rang social ! Je saurai bientôt que la ville est morte : plus de commerce et, pour chacun, l’attente de la prison. »
Après trois jours de voyage, sous une escorte de quatre policiers, les quatre religieux arrivaient à Hongkong. Dans le train, un jeune Chinois proposa sa place au Père Beaucé. En se levant, il s’arrangea pour murmurer à l’oreille du religieux – d’imperceptible façon, car le policier était là, tout près, vigilant – « Sorry, Father ». Cela voulait dire : « Que je suis triste de vous voir nous quitter, mon Père ! et combien je vous prie de nous pardonner ce que vous avez subi ! » Le cœur du Père Beaucé se brisa. Déjà, le jeudi 26, au moment où il quittait sa chambrée, un de ses codétenus, jeune ouvrier paysan, lui avait dit tout bas : « I love you. » Le missionnaire s’était souvenu que, quelques jours plus tôt, ce jeune prisonnier s’était fait expliquer par lui la signification de ces trois mots. Ces deux humbles adieux à un missionnaire expulsé de Chine : c’est toute la Chine chrétienne qui attend et qui espère.
RÉMY, Une prison chinoise d’aujourd’hui.
Paru dans Les Œuvres libres en mai 1953.