Le dénuement et l’amour

dans la vie de Richard Rolle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul RENAUDIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Angleterre avait connu au moyen âge, comme la France, de beaux siècles chrétiens. L’école d’York, avec Bède le Vénérable et Alcuin avant l’an mille, le Bx Lanfranc et saint Anselme ensuite, avaient donné l’élan à l’enseignement théologique comme à la spiritualité. Le monachisme, après une première floraison spontanée en Irlande, s’épanouissait magnifiquement sur la terre anglaise, du VIe jusqu’au XIIIe siècle. Les écrits spirituels, paraphrases de l’Écriture, vies de saints, contes, moralités, poèmes pieux (souvent imités d’ailleurs du français) abondaient. Et le « maître spirituel de tout le moyen âge », Richard de Saint-Victor, était un Écossais d’origine.

Mais le déclin spirituel du moyen âge s’annonce de bonne heure. Dès le XIVe siècle, l’unité de la foi commence à chanceler, et déjà les divisions intestines se préparent dans la maison de Dieu. L’esprit de richesse, de domination, corrompt le haut clergé ; les moines perdent la pureté de leur Règle et de leur vie ; les disputes, les jalousies commencent entre séculiers et réguliers, entre moines sédentaires et moines itinérants, entre partisans de la vie contemplative et de la vie active ; et bientôt, vers la fin du siècle, les prédications enflammées de Wiclef contre les vices du clergé ou des Ordres mendiants glisseront du terrain des mœurs vers celui des doctrines, préparant la grande rupture, le Corps mystique du Christ déchiré en deux. Sans parler d’autres maux et d’autres troubles qui s’abattront sur le peuple chrétien : la terrible peste de 1348, les aberrations de la pénitence après le fléau divin, les Flagellants, puis les Lollards ; enfin les luttes pour l’établissement d’un ordre social nouveau, les insurrections populaires, qui ajoutent au trouble des esprits et au désarroi des consciences.

Alors, dans ce monde où rien n’est pur, où rien n’est sûr, la vie éternelle apparaît à plusieurs comme le seul refuge, la véritable et l’unique paix dès ici-bas. Le XIVe siècle va être pour l’Angleterre son plus beau siècle mystique. Non pas qu’on y voie surgir une école de spiritualité autour d’une congrégation, ou des foyers mystiques s’allumer dans l’ombre des monastères, comme aux bords du Rhin ou aux Pays-Bas. C’est plutôt une floraison dispersée. Des âmes, que rien ne rapprochait, se rencontrent dans une même ardeur pour la vie contemplative. Plusieurs sont restées inconnues ; et leurs écrits, anonymes. Mais, de l’Ancren Rywle (Règle des Recluses) au Nuage de l’inconnaissance, des écrits de Richard Rolle et de Walter Hilton aux Revelations of divine Love de la recluse de Norwich, il y a le témoignage continu d’âmes d’élite qui, ici ou là, s’efforcent d’atteindre la perfection de l’amour et de répandre autour d’elles la joie du don divin goûté dans sa plénitude.

Cet épanouissement de la vie mystique est sorti, par un trait particulier à l’Angleterre, de la vie érémitique plutôt que de la monastique. Le royaume avait accueilli de bonne heure les grands Ordres monastiques : les fils de saint Benoît dès le VIe siècle, les Cisterciens, les Chartreux, les Chanoines de Saint-Augustin avec la conquête normande, les Ordres mendiants très vite après leur naissance. Mais déjà auparavant, des solitaires bâtissaient leur cabane un peu partout dans les campagnes, ou leur cellule accolée aux églises des petites villes. Aucun pays n’a connu plus de Règles pour les ermites : c’est presque une littérature. Et les moines eux-mêmes ou les moniales quittent souvent leurs maisons pour mener dans la solitude une vie plus parfaite. Faut-il voir là un indice psychologique ? Individualisme de la race, plus sensible aux attraits de l’indépendance qu’à la vertu et aux bienfaits de la Règle ? Presque tous les mystiques anglais du XIVe (et même leur héritier du XVIIe, Dom Baker) seront, en même temps que parfaitement orthodoxes et soumis à l’Église (peu enclins d’ailleurs aux audaces de la pensée et plus moralistes que philosophes), foncièrement indépendants et difficiles à rattacher à une école.

Richard Rolle, entre autres, curieux type d’ermite anglais, doux entêté de pauvreté et de liberté, chanteur passionné de l’amour divin.

 

 

Environ l’an 1310, un jeune homme de dix-neuf ans s’en revenait d’Oxford vers son village natal, Thornton, au Yorkshire. Grâce aux sacrifices de parents d’humble origine pour un enfant heureusement doué, grâce à la générosité d’un homme d’Église, Thomas de Neville, archdeacon de Durham, il avait étudié, dans la florissante Université, les lettres profanes, la théologie et les sciences sacrées ; il montrait des dons brillants ; une belle carrière d’Église lui était promise. Ses parents, son protecteur, n’en doutaient point. Mais lui, ne s’apprête-t-il pas déjà à les décevoir ? Ce chemin du retour, où le mène-t-il ? Un mot, un seul, du Fire of Love – mais un de ces mots qui ne trompent pas – nous fait entrevoir un jeune homme plein de mélancolie, l’irrequietum cor de celui que la terre ne va pas satisfaire :

 

Au temps où je me sentais mécontent (Cum infeliciter florerem, dit la grâce émouvante du latin) et où j’entrais dans l’âge de l’adolescence inquiète, la grâce de mon Créateur s’approchait 1...

 

Combien de temps, revenu dans la maison paternelle, resta-t-il à peser son inquiétude, écoutant tour à tour les sollicitations de son entourage et les voix intérieures qui l’appelaient ailleurs ? Nous ne savons ; peu de temps sans doute. Et voici que l’emporte Celui auquel on ne résiste point.

Un jour, profitant de l’absence de ses parents, Richard vient trouver sa sœur. « Sœur chérie, tu as deux robes qui me font grande envie. Aurais-tu la bonté de m’en faire présent ? » Et comme la jeune fille s’étonne, d’un geste il lui demande de garder son secret. « Demain, veux-tu me les apporter dans le bois qui est près de notre maison ? Tu y joindras le capuce de mon père, celui qu’il met par les temps de pluie. »

 

Le lendemain, continue le pieux récit 2, tenant sa promesse, elle porta les deux robes dans le bois, ignorant tout à fait ce que son frère en voulait faire. Aussitôt il se mit à couper les manches de la robe grise et les boutons de la robe blanche, et il arrangea de son mieux les manches de la tunique blanche pour en faire un vêtement approprié à son dessein. Puis, s’étant dépouillé de ses habits, il mit sur son corps la tunique blanche de sa sœur, et la grise, il l’enfila par-dessus, en passant ses bras par les trous des manches qu’il avait enlevées. Ensuite, il couvrit sa tête avec le capuchon de son père : et ainsi il se trouva, queussi-queumi, habillé en ermite. Mais quand il se présenta devant sa sœur, elle s’écria, terrifiée : « Mon frère est fou ! mon frère et fou ! » Alors il s’éloigna d’elle en lui défendant de le suivre, et il s’enfonça dans l’épaisseur du bois, pour ne pas être arrêté par ses amis ou ceux qui le connaissaient.

 

 

Rassemblons les quelques anecdotes qui nous sont parvenues, les confessions voilées qui parsèment les œuvres de Rolle, et essayons de voir, dans l’atmosphère de son époque, l’ermite improvisé qui sort du bois de Thornton avec un cœur tout neuf sous sa tunique blanche et grise.

Quelques jours plus tard, il est dans une église, à la veille de l’Assomption, perdu dans sa prière. La châtelaine du lieu arrive avec les siens pour entendre vêpres, et voit l’inconnu installé dans son banc – mais il prie si bien qu’elle défend qu’on le dérange... Les vêpres finies, l’un de ses fils reconnaît dans le jeune ermite le fils de William Rolle, avec lequel il a été étudiant à Oxford.

Le lendemain, jour de l’Assomption, on le retrouve à l’église. Cette fois, il a revêtu un surplis et il chante l’office avec le clergé, « sans que personne l’y eût invité », dit la Lectio. La surprise atteint son comble quand, après l’évangile, il demande la bénédiction de 1’officiant et monte en chaire... Et le voici qui prêche : un sermon tel que la paroisse n’en a jamais entendu, qui pénètre les cœurs et tire les larmes des yeux. C’est vraiment l’Esprit-Saint qui parle par sa bouche.

 

Alors, continue la Lectio IIIa, après la messe, le Squire, qui s’appelait John de Dalton, l’invita à prendre le repas chez lui ; mais quand il entra dans le château, il alla se cacher dans certain recoin vieux et malpropre, car il ne voulait pas entrer dans le hall, mais plutôt suivre l’enseignement de l’Évangile, qui dit : « Quand vous êtes invité à des noces, allez vous mettre à la dernière place, afin que celui qui vous a prié vienne vous dire : Ami, montez plus haut. » C’est ce qui lui arriva, car lorsque le Squire, le cherchant partout, le découvrit dans 1’endroit que j’ai dit, il l’amena à sa table et le plaça avant ses propres fils. Mais lui gardait le silence, et pas un mot ne sortit de sa bouche pendant le repas. Et quand il eut mangé assez, il se leva, avant qu’on desservît la table, et se prépara à partir. Le Squire dit que ce n’était pas la coutume de quitter ainsi son hôte, et obtint qu’il reprît sa place. Le repas terminé, le Squire, qui voulait avoir un entretien particulier avec lui, le retint jusqu’à ce que tous les convives fussent partis. Alors il lui dit : « Êtes-vous vraiment le fils de William Rolle ? » L’ermite fut contrarié, et répondit évasivement, car il craignait, s’il était reconnu, que tout le dessein de sa vie ne fût renversé. Car ce Squire était un excellent ami de son père, et Richard s’était fait ermite à l’insu de celui-ci et contre son gré, parce qu’il aimait son Père du ciel plus encore que celui d’ici-bas.

Et quand le Squire l’eut examiné avec soin, et qu’il eut acquis la conviction que l’intention du jeune homme était parfaitement sainte, alors il lui fit donner un véritable vêtement d’ermite, et il le garda dans sa maison un longtemps, lui procurant un endroit où il pût vivre en solitaire et lui fournissant toutes les nécessités de la vie. Alors, sans perdre un instant, le jeune homme, nuit et jour, commença de chercher à mener vie plus parfaite et à s’avancer dans les voies de l’amour divin.

 

Je pense que le Squire acheva son geste généreux en apaisant un père irrité... Mais, dans l’Angleterre d’alors, ce geste n’était pas si surprenant qu’il nous paraît. La vie érémitique était en honneur ; reclus et recluses sont des figures familières à l’égal du moinillon dans nos provinces françaises. Mais ne nous représentons pas ces ermites anglais comme des anachorètes épuisés de jeûnes et brûlés de soif : il n’y a pas de déserts dans les vertes campagnes d’Érin ou de Cornouailles. Ils vivent de pauvreté, certes, mais ils acceptent l’hospitalité qu’on leur offre, près d’un château, d’un monastère, d’une église. Ils sont souvent chapelains d’un seigneur ; ils aident au culte public en cas de besoin. Ni farouches, ni vêtus de peaux de bêtes ou couverts de cendre. Plutôt que la pénitence et les flagellations, ils recherchent la solitude, la modération des désirs, le loisir et le silence favorables à la prière. Leur petit ermitage, souvent adossé à une église ou chapelle, s’ouvre par une fenêtre sur le sanctuaire, par une autre sur le dehors, où ils écoutent les âmes qui viennent les entretenir et les consulter : symbole parfait de leur vie qui, en se tournant vers le ciel, n’a pas rompu toute communication avec la terre.

Richard Rolle nous est un exemple de ces ermites aimables, si l’on ose dire. Il se refuse d’abord à confondre l’austérité avec la sainteté ; il accepte sans scrupules les facilités de vie que lui procurent ses hôtes ; il estime que le mieux est de se conformer à la condition et aux habitudes de ceux auprès desquels il est. Ceux qui affectent les grands jeûnes, n’est-ce pas le plus souvent pour se faire admirer des hommes : « car on prend toujours pour les plus saints ceux qui font les grandes pénitences, et souvent c’est bien le contraire ». Pour lui, il se contente de « sobriété et sagesse » :

 

J’ai mangé et bu ce qui me paraissait le meilleur, non parce que j’y prenais plaisir, mais parce qu’il faut soutenir la nature quand on est dans le service de Dieu et la louange de Jésus-Christ ; me pliant par courtoisie aux habitudes de ceux chez lesquels je demeurais, et ne voulant point feindre une sainteté que je n’avais point...

 

Morale pratique, mais quelque chose de plus encore : une doctrine. Rolle entend énergiquement garder à la prière sa primauté sur la pénitence :

 

Celui qui aime vraiment le Christ, celui qui se laisse conduire par le Christ, n’a pas besoin d’autre science pour savoir ce qui est trop et ce qui est trop peu. Ah ! sans comparaison, celui-là aura mérité meilleure récompense qui prie, qui contemple, qui lit et médite avec une joie intérieure, tout en mangeant bien mais sobrement, que celui qui, négligeant tout cela, passerait ses jours à jeûner de pain et d’herbes... L’abstinence n’est pas sainteté par elle-même ; elle nous aide seulement, si elle est discrète, à nous sanctifier... Celui qui veut aimer Dieu, il vaut mieux qu’en de petites choses il passe la mesure sans le savoir, s’il le fait avec la bonne intention de soutenir la nature, que de ruiner sa santé et de ne plus pouvoir, avec un corps trop faible, chanter la louange de Dieu... Toi, lorsque tu manges ou bois, que le souvenir du Dieu qui te donne la nourriture ne quitte point ta pensée ; mais loue-le, bénis-le, glorifie-le pour chaque morceau que tu manges, et que ton cœur soit plus occupé de sa louange que de ta nourriture, et que ton âme ne perde à aucun moment la présence de Dieu. Si tu fais ainsi, tu mériteras de recevoir une couronne devant le Christ Jésus, et tu éviteras les tentations du Malin, qui guettent la plupart des hommes dans le boire et le manger 3.

 

Il est difficile de dire combien de temps Rolle demeura dans la famille de Dalton. Comme aussi ce qui le fit la quitter pour d’autres résidences. Mais, d’après les confidences qui émergent çà et là dans ses écrits, il eut une existence assez errante. Il avoue qu’il aimait le changement. Il ne s’en fait pas un reproche.

 

J’ai toujours recherché le repos [de la contemplation], bien que j’aie souvent passé d’un lieu dans un autre. Car il n’est pas mauvais pour un ermite de changer de cellule pour une cause raisonnable, et de revenir ensuite à la même, s’il lui convient. En vérité, quelques-uns des saints Pères ont fait ainsi, quoiqu’ils en aient été blâmés des hommes (mais non pas des hommes de bien).

 

Les Lectiones nous confirment qu’il changeait souvent de résidence :

 

Après cela, le saint de Dieu, Richard, se rendit en d’autres lieux, sans doute par la providence de Dieu qui voulait qu’en demeurant ici et là il pût procurer le salut d’un plus grand nombre, et aussi quelquefois pour n’être pas empêché dans sa vie de contemplation, comme nous voyons que les saints Pères du désert en usèrent souvent. Car changer fréquemment de demeure ne vient pas toujours d’inconstance, comme le pensent des esprits chagrins toujours prêts à mal juger de leurs voisins.

 

Rolle n’évita pas ces jugements quick and perverse. Parmi les passages de ses livres qui laissent apercevoir les reproches dont il fut l’objet, je n’en retiens qu’un, un peu vif, mais qui montre le cas qu’il faisait de ces attaques :

 

Il m’est arrivé aussi de me séparer de divers hôtes, non parce qu’ils me donnaient une nourriture grossière ou insuffisante, mais parce que nous ne nous entendions pas bien, ou pour quelque autre motif raisonnable. Néanmoins, j’ose dire, avec le saint homme Job : « Les insensés m’ont méprisé, et quand je les ai quittés ils m’ont déchiré de leur langue » ; et pourtant ceux-là seront confondus quand ils me verront, qui ont dit que je ne voulais demeurer que là où j’avais une nourriture délicate...

 

Il continuait donc, en dépit des critiques, de mener sous la conduite de l’Esprit sa vie solitaire et libre :

 

Aucune tribulation, aucune gêne ou misère, aucune humiliation ne doit faire trembler l’homme de droite intention, aussi longtemps qu’il ne pèche pas et qu’il progresse dans l’amour de Dieu.

 

Une seule chose est nécessaire : répondre à l’appel de cet amour. Tous les écrits de Rolle débordent d’un magnifique éloge de la vie solitaire, synonyme pour lui de la vie contemplative. Celui-là seul qui l’a connue, répète-t-il, peut savoir quelle est sa vertu, et quel Paradis elle ouvre aux âmes. Les ignorants la critiquent : mais que peuvent valoir les attaques d’ignorants contre nos certitudes à nous ? Nous avons nos épreuves, nos souffrances, qui ne sont pas dans les mortifications matérielles ni dans les humiliations venues des hommes ; nous avons nos délices, qui ne sont pas comparables à celles de la terre. D’autres encore disent : Puisque vous voulez la vie parfaite, que n’allez-vous la chercher dans les cloîtres ? Contre ceux-là il n’y a guère à disputer, car ils parlent de ce qu’ils ne connaissent pas 4.

 

En vérité, il y a une vie qu’aucun homme vivant dans la chair no peut imaginer, sinon celui auquel Dieu a bien voulu raccorder ; et nul homme ne peut juger de cette grâce s’il ne l’a pas sentie agir en lui. Ah ! je suis sûr que s’ils la connaissaient, ils la mettraient au-dessus de toute autre.

Certains ne se trompent pas moins qui ne cessent de railler et de blâmer la vie solitaire en disant : Vae soli. Malheur à un homme qui vit seul. Mais ils ne pensent qu’à celui qui vit sans compagnons. Or il n’y a de vraiment seul que l’homme avec qui Dieu n’est pas. Mais celui qui a choisi la vie en solitude pour Dieu, et qui la mène bien... le nom de Jésus réjouira sans cesse son esprit, et plus il aura renoncé aux consolations de ses semblables pour prendre cette vie, plus il jouira de la compagnie de Dieu.

Il recevra souvent des visitations divines, qu’on ne reçoit pas au milieu des hommes. C’est pourquoi il a été dit à l’âme que Dieu aime : « Je la mènerai dans la solitude, et là je parlerai à son cœur. »

 

Il allait donc, menant dans l’un ou l’autre ermitage sa vie de lecture (grand liseur de l’Écriture, et sans doute de quelques écrits mystiques des siècles précédents 5, de méditation, de prière et de chant. Quittant aussi ses solitudes pour aller suivre l’office dans les églises voisines, entretenir de saintes âmes, prêcher peut-être, quoiqu’on n’ait gardé de lui aucun sermon. L’Office préparé pour sa fête nous assure que « l’abondance de sa charité le faisait prendre soin avec beaucoup de zèle de tous ceux qui avaient besoin de consolation spirituelle ou qui souffraient dans leur âme ou leur corps par le fait de mauvais démons. Dieu lui donnait une grâce singulière pour aider ceux qui étaient troublés de cette façon. » Quelques traits de cette « grâce singulière » nous sont ensuite narrés ; ils ont un peu couleur de légende, mais ce n’est pas une raison pour les déclarer suspects.

Parmi les recluses qu’il assista, nous en connaissons une avec certitude : the lady Margaret, la recluse d’Anderby, dans le Yorkshire. Sans doute vivait-elle comme Juliane de Norwich, dans quelque appentis auprès d’une église, où Rolle venait la visiter, dans ce pays qui leur était commun. Il l’instruisit dans la contemplation, il lui apprit à régler sa vie. Des années plus tard, comme il résidait à quelque vingt milles de la recluse, un homme vint le chercher en hâte, lui disant qu’elle était au seuil de la mort. Rolle vint, la trouva en proie à de graves crises nerveuses, semble-t-il, et ramena le calme dans ce corps et dans cette âme. Il l’entoura de soins délicats (l’épisode est conté de façon naïve et charmante dans l’Office) et la quitta en lui promettant que, tant qu’il serait en vie, elle ne souffrirait plus de cette horrible maladie. Secours surnaturel ou thérapeutique psychique, je ne sais ; mais la promesse de l’ermite eut un plein succès. Plusieurs années s’écoulèrent ; puis, un jour, la recluse fut reprise de ses tourments. Elle pria le même messager d’aller chercher encore une fois l’ermite, très loin cette fois, à Hampole, où il demeurait. Elle ne doutait point, puisque la maladie l’affligeait à nouveau, que Rolle ne fût plus en vie ; mais elle tenait à s’en assurer. Le messager vint donc à Hampole, et apprit que le saint n’était plus de ce monde. Il s’enquit du moment exact de sa mort, et découvrit que le mal avait repris la recluse quelques heures après le trépas de Rolle. Mais, par la suite, lady Margaret se rendit à Hampole, où le saint corps avait reçu sépulture ; et depuis lors ne se ressentit plus jamais de cette maladie.

Vers la fin de sa vie, Rolle s’était en effet fixé auprès de religieuses cisterciennes, à Hampole, près de Doncaster. Il a gardé le nom de l’Ermite de Hampole. Est-ce là, est-ce pour ces moniales qu’il écrivit ses livres ? Nous n’en savons rien, et sa vie se perd désormais dans l’obscurité. Mais il importe peu : Rolle s’est désintéressé lui-même de tous les évènements, la trame matérielle de l’existence : pauvres choses sans intérêt. De tout ce qui nous advient d’heureux ou d’éprouvant, il n’est que de remercier Dieu et se tenir en joie : en cela se résume la sagesse humaine.

 

Ô mon âme, au milieu de tout ce qui t’arrive, loue le Seigneur avec tendresse et piété... disant : Laudabo Dominum in vita mea. J’adorerai le Seigneur dans tous les évènements de ma vie, que ce soit l’aisance ou la gêne, les honneurs ou les mépris. Aussi longtemps que je vivrai, je chanterai pour mon Dieu. Si je suis en repos, je chante en Jésus ; si je suis en tribulation, je ne quitte pas d’aimer Dieu. C’est assez pour moi d’aimer mon Dieu et de venir à lui, puisque vraiment je ne puis faire autre chose, je ne me sens de goût pour aucune autre occupation que d’aimer le Christ.

 

Au dernier chapitre du Fire of Love, il dit encore :

 

En vérité, depuis que mon âme a été touchée du divin amour, je n’ai pas cessé de brûler du désir de voir Votre Majesté. C’est pourquoi je me suis fait à supporter la pauvreté, à mépriser les dignités humaines et à n’avoir pas de goût pour les honneurs ; ma vraie joie est l’amitié divine... Ô bon Jésus, donnez-moi d’entendre le chant céleste des anges qui ravit mon âme et lui fait chanter continuellement vos louanges. Ce que vous avez donné à un pauvre homme ignorant et pécheur, donnez-le encore à celui qui l’a expérimenté et qui vous le redemande ; donnez-le-lui à nouveau !

 

Ainsi a-t-il vécu, singing in Jesu : c’est le mot qui revient le plus souvent et le plus naturellement sous sa plume. Son amour s’attache à Jésus, sa contemplation prend la forme d’un chant, sa quiétude s’achève en mélodie.

 

 

Approchons-nous donc de cette vie d’amour, la seule que voulut vivre Rolle, et la seule sur laquelle il doit être jugé comme nous serons tous, dit saint Jean de la Croix.

En dépit de sa culture et de ses écrits, Rolle n’a pas été un théoricien de la vie mystique. Même le Form of perfect living, malgré son litre et les conseils qu’il donne aux âmes pour acquérir le goût et l’usage de l’oraison, ne fait guère figure de traité didactique. Quant à l’Incendium amoris (que le premier traducteur de Rolle en langue vulgaire, Richard Misyn, baptisa le Fire of Love), c’est au juste un chant d’amour, brûlant et joyeux. Point de souci d’enseigner, d’ordonner même les pensées : librement le chant s’élève, s’abaisse, reprend, mêlé de confessions ingénues, de quelques essais d’analyse qui témoignent d’une grande finesse psychologique, mais qui ne suffisent pas à constituer un bréviaire de la contemplation, comme la Scala perfectionis de Walter Hilton. Tout au plus Rolle veut-il communiquer à d’autres le rayonnement de sa joie, stir all manner of folk to love :

 

Voyez, frères, je vous ai dit comment je suis venu au feu d’amour, non pour m’attirer louange, mais pour que vous glorifiiez Dieu, de qui j’ai reçu tout ce que j’ai de bon ; et pour que, persuadés que toutes choses sous le soleil sont vanité, vous soyez attirés à me suivre au lieu de me railler.

 

Le Fire fait souvent songer à l’Imitation : c’est la même paix, en effet, qui émane de ces pages, le même bonheur d’aimer exclusivement Celui qui seul est aimable. Le même mépris de la vaine science, la même sagesse du cœur qui passe celle de la raison, le même : Tout est vanité, hors la lumière intérieure qui récompense les cœurs humbles et donnés à Dieu. Les couplets du Fire sur l’amour divin ne sont guère moins beaux que ceux de l’Imitation :

 

Seigneur Jésus, je vous en prie, donnez-moi pour Vous un élan d’amour sans mesure, un désir sans limite, une faim sans règle, un feu sans modération. Plus l’amour est grand, plus il est insatiable, car ni la raison ne peut le retenir, ni la crainte ne peut le troubler, ni la mort ne peut le vaincre. Quel homme sera plus heureux que celui qui peut mourir à force d’amour ? Aucune créature ne peut aimer avec excès. En toute autre chose, l’excès mène au vice ; mais l’amour, plus il est fort, plus il sera glorieux. Le véritable amant languit lorsqu’il n’a pas auprès de lui l’image de ce qu’il aime. Aussi est-il dit : Nuntiate dileclo quia amore langueo, ce qui veut dire : « Dites à mon Amour que je languis d’amour. »

 

Pour moi, tourné vers le Christ de toute mon âme, je me suis lié d’abord par la pénitence, j’ai abandonné tout ce qui n’est que vanité ; aussi, après avoir goûté la douceur spirituelle, je serai emporté dans le chant de la louange divine. Aussi je dis : Ego cantabo dilecto meo, et, suivant le Psaume : In Te cantalio mea semper. Aussi est-il naturel que ceux qui auront vécu dans l’amour de Dieu, qui auront brûlé doucement dans la lumière d’un amour sans crainte, quitteront avec joie la lumière d’ici-bas et monteront jusqu’au céleste royaume.

 

... Qu’est donc l’amour, sinon le désir qui se transforme en l’objet de son désir ? Or l’amour est un grand désir, de la beauté, du bien, de l’aimable ; quand il possède son objet, il se réjouit ; car la joie ne naît que de l’amour. Et l’amour rend celui qui aime semblable à ce qu’il aime.

 

... L’amour a puissance pour rayonner, pour nouer, pour transformer. Pour rayonner, certes : car il répand les rayons de sa bienveillance non seulement sur des amis ou des voisins, mais sur des ennemis et des étrangers. Pour nouer aussi : car il unit ceux qui s’aiment en volonté et en actes ; et le Christ est lié avec toute âme sainte. Celui qui s’attache à Dieu est un même esprit avec Lui, non pas en nature mais en grâce, et en liaison de volonté. L’amour a puissance aussi pour transformer : car il transforme l’aimant en l’aimé, il le greffe en lui. Aussi le cœur qui a vraiment reçu le feu de l’Esprit-Saint est comme changé en feu tout entier, et il devient une image de Dieu. Sinon, il n’aurait pas été dit : Ego dixi dii estis et filii Excelsi omnes. J’ai dit que vous êtes tous des dieux et les fils du Très-Haut.

 

La charité est la reine des vertus ; l’étoile la plus brillante ; la beauté de l’âme, et qui fait tout en elle : car c’est la charité qui la blesse, la rend languissante, qui l’attendrit, la fond et la purifie ; elle réjouit et elle enflamme, elle ordonne l’âme en sa plus belle perfection. Il convient sans doute que toute vertu ait sa source dans l’amour. Aucune vertu n’est véritable qui n’est établie dans l’amour de Dieu. Celui qui multiplie les actes de vertu sans l’amour, c’est comme s’il jetait des pierres précieuses dans une fosse sans fond. Il est certain que tout ce que fait l’homme ne lui profite point s’il ne l’a fait dans l’amour de Dieu et de son prochain.

 

Malgré la beauté de ces pages, on ne saurait assurément mettre le Fire of Love au rang de l’Imitation. Le livre de Rolle est moins dense ; la pensée n’y a pas cette richesse profonde, cette résonance accordée à toutes les âmes, qui fait de l’Imitation une œuvre sans âge. En revanche, l’auteur du Fire of Love reste moins voilé, moins mystérieux que celui de l’Imitation. On l’aperçoit mieux derrière ses pages, et il est plus vivant. L’anonymat de l’Imitation n’est pas seulement un hasard de circonstances, c’est une sorte de caractère interne, de sérénité de l’œuvre elle-même. Au contraire, le Fire porte les marques et le témoignage d’une expérience personnelle assez particulière : je voudrais maintenant essayer d’en préciser le caractère.

 

Nous avons vu la conversion (au sens mystique) du jeune homme, son geste d’adieu au monde, son entrée dans la solitude. Il y entrait, souvenons-nous-en, sans règle et sans appui extérieur. Trois ans de vie de pénitence et de prière : tel fut son noviciat libre, son stage, avant les premières grâces divines de contemplation. Ici, il faut lui laisser la parole :

 

Trois ans s’écoulèrent, moins trois ou quatre mois, depuis le commencement de ma nouvelle vie, jusqu’au jour où les portes du ciel s’ouvrirent : jusqu’au jour où, la Face divine m’étant montrée, les yeux de l’âme purent la contempler et voir comment ils pourraient se tourner vers mon Amour et le désirer d’un désir sans fin. Une année se passa encore, la porte restant toujours ouverte, avant que je sentisse vraiment dans mon cœur la chaleur de l’amour qui ne passe point.

Ce jour-là, j’étais assis dans une chapelle, et tandis que je goûtais une grande douceur dans ma prière ou ma méditation, soudain je sentis au-dedans de moi une chaleur joyeuse et inconnue. Je demeurai surpris, pendant un bon moment, me demandant ce que cela pouvait être. J’étais assuré que cela ne venait pas d’une créature, mais de mon Créateur, car cette chaleur augmentait en force et en joie.

La moitié d’une année, trois mois et quelques semaines s’écoulèrent dans cette chaleur inattendue, sensible, pleine de douceur ; jusqu’au jour où descendit en moi, où je reçus du ciel cette mélodie spirituelle, laquelle s’apparente aux chants de la louange éternelle et à la douceur d’une musique surnaturelle ; car celui-là seul qui la reçoit peut la connaître et l’entendre, lorsqu’il s’est purifié et vidé de tout ce qui est de la terre.

 

Tandis que j’étais assis dans cette même chapelle, le soir, avant le souper, et que je chantais des psaumes, autant que je le pouvais, je perçus au-dessus de moi comme un bruit de gens qui lisaient, ou plutôt qui chantaient. Et tandis que je m’appliquais à prier, je sentis des chants qui s’élevaient en moi, et je reçus la plus ravissante musique céleste, qui demeura dans mon esprit. Car, en vérité, ma pensée était changée en un chant de joie, ma méditation se muait en louanges, et tout en priant et psalmodiant, un chant sortit de moi : je me mis à chanter, sous la force de ma délectation intérieure, ce que je disais auparavant sans paroles, seul avec mon Créateur. Heureusement, j’étais un inconnu pour ceux qui me regardaient ; car peut-être s’ils m’avaient connu, ils auraient crié merveille et m’auraient louangé, et alors j’aurais perdu la plus jolie fleur [de ce moment] et je serais retombé tristement sur la terre.

Alors je commençai de m’étonner de ce que je fusse ravi à une telle hauteur de joie pendant que j’étais encore en exil, et de ce que Dieu me faisait des dons que je ne pouvais demander ; et je pensais qu’aucun homme, je dis des plus saints, ne pouvait en avoir reçu de pareils. Aussi bien, je pense qu’ils viennent de pure gracieuseté du Christ, et que nul ne les reçoit s’il n’aime spécialement le nom de Jésus, et ne le laisse jamais s’échapper de son esprit, sinon pendant le sommeil. Celui à qui il est donné de faire ainsi recevra peut-être ces mêmes grâces.

 

Donc, entre le jour où mon cœur fut changé et celui où, par la bonté de Dieu, je pus atteindre ce haut degré d’amour du Christ... je fus environ quatre ans et trois mois. Ici, quand le premier élan de l’amour s’est concentré jusqu’à ce degré, sans doute demeure-t-il tel jusqu’à la fin ; mais après la mort il sera plus parfait encore ; car ici-bas la joie de l’amour ou le feu de la charité ne fait que commencer, et dans le royaume du ciel il recevra son achèvement glorieux. Et l’âme ici-bas... ne monte pas plus haut ; mais, confirmée en grâce, autant que peut l’être un homme mortel, elle se repose.

Aussi, sans me lasser, je désire donner grâces et louanges à Dieu, qui me console dans les épreuves, la tristesse et la persécution... Je me réjouis en Jésus ; je chante son los sans cesse ; Jésus qui m’a accordé, à moi petit et misérable, de me mêler avec ses doux adorateurs, de la bouche desquels des cantiques célestes jaillissent, sous le souffle de l’Esprit.

 

HEAT, SWEETNESS and SONG ; dans le texte latin CALOR, DULCOR, CANOR : ainsi Rolle résume, sous trois images sensibles, son expérience religieuse et son itinéraire spirituel.

De quoi s’agit-il au juste ? De métaphores poétiques, un peu poussées ? Plus précisément, d’une transposition, dans le langage des sens, d’émotions spirituelles puisque aussi bien nous ne pouvons nous exprimer, ni même penser, sans images. Ou bien encore s’agit-il d’une symbolique voulue, littéraire, telle que le moyen âge en a usé souvent, en a abusé même quoiqu’elle soit entièrement légitime en vérité, puisque la vie mystique, débordant le champ de la raison proprement dite, exprimant les élans, les certitudes du cœur et ses rencontres avec une Réalité ineffable, ne peut se traduire, sur le plan intellectuel, que par un symbolisme constant ?

La réponse à la première de ces questions n’est pas douteuse, et Rolle lui-même nous en fournit les éléments. Chaleur, douceur, mélodie : non, ce ne sont point simples métaphores.

Sans doute Rolle prend souvent ces mots au sens figuré. Tous les mystiques ont traduit leur expérience intime sous les images du feu, de la brûlure, de la « vive flamme » d’amour ; l’Écriture aussi est pleine du feu qui purifie l’âme ou qui l’embrase : « Le Seigneur vient avec du feu ! » Rolle ne dit-il pas avoir trouvé dans l’Écriture, pour peindre le haut amour du Christ, les trois comparaisons qu’il affectionne ? D’ailleurs, dans le mysticisme surtout affectif du moyen âge depuis saint Bernard, l’amour prend le pas sur la connaissance. Lorsque Rolle nous dit : « Dans cette brûlure du doux amour, l’âme est élevée à la contemplation de son Bien-Aimé » ; lorsqu’il chante la heavenly savour de la contemplation, il ne fait que répéter tous ceux qui ont parlé des « délices spirituelles », des « goûts divins », de la « délectation de Dieu » ; il dit l’euphorie intime, intense, qui accompagne souvent l’état mystique, surtout dans ses commencements. « Quelquefois Dieu vient en l’âme, non appelé, dit la Bse Angèle de Foligno ; et il pose en l’âme un feu, un amour ; parfois une suavité ; et l’âme croit que cela est de Dieu, et elle se délecte en cela. » Transcriptions vieilles comme les siècles, et qui se retrouveront toujours, car elles traduisent l’ébranlement de l’âme qui se sent soudain en relation personnelle, intime avec l’Être infini. Enfin, lorsque Rolle nous dit que le contemplatif « demeure dans la musique de l’esprit », qu’il « mourra dans une mélodie merveilleuse », il use d’un symbolisme tiré du sentiment de beauté, de paix, d’harmonie, que procure l’art musical.

Mais s’en tenir à des figures serait certainement ne pas donner leur plein sens aux textes de Rolle. Sous cette imagerie, il y a une expérience à la fois spirituelle et sensorielle.

 

J’ai été plus surpris que je ne l’ai montré, en vérité, lorsque j’ai senti mon cœur devenir chaud, non pas d’un feu imaginaire, mais comme s’il était brûlé d’un feu matériel... Souvent, ignorant d’où venait une telle surabondance de vie, j’ai tâté ma poitrine pour savoir si cette chaleur avait une cause corporelle, extérieure. Mais quand je sus qu’elle était allumée intérieurement par une cause spirituelle [...] j’ai compris qu’elle était un don de mon Créateur. En vérité, elle enflamme l’âme comme si l’élément du feu brûlait en elle. De même que si ton doigt, mis dans le feu, éprouvait une brûlure matérielle, ainsi l’âme, comme j’ai dit, mise en feu par l’amour, éprouve une chaleur véritable, parfois plus intense, parfois moins, suivant que le permet la faiblesse de la chair.

 

De tels textes ne laissent pas de doute : il y a là une exaltation psychique, accompagnée de modifications organiques, qui a marqué pour Rolle, après trois ans de préparation ascétique, l’entrée dans une région nouvelle de la prière. Nul doute qu’il ait reçu alors une de ces grâces sensibles qui précèdent ou accompagnent l’état mystique, avec lesquelles on le confond souvent, et peut-être Rolle le premier 6.

 

Dans toute vie d’oraison, il y a une sorte de seuil psychologique : l’âme qui le franchit éprouve soudain le sentiment d’une présence, d’un pouvoir étrangers, qui, peu à peu ou brusquement, viennent diminuer ou même réduire à rien l’activité propre de celui qui prie. Ce que d’autres nomment présence de Dieu, quiétude, raptus mentis, ou encore illumination, Rolle l’appelle chaleur et suavité. Il sera toujours plus attentif aux enrichissements de la sensibilité qu’à ceux de l’intelligence, aux « goûts » qu’aux « lumières » ; mais pourquoi mettre ceux-là au-dessous de ceux-ci ? Saint Jean de la Croix et les mystiques de la nuit diraient que Dieu n’est pas plus dans les uns que dans les autres. Remarquons aussi comment Rolle qualifie ces états émotionnels. Il dit que cette chaleur est unwrought, ou inflowed, inshed dans l’âme : mots qui en font un don divin, et qui équivalent à la notion d’état infus. Rolle n’est pas étranger non plus à l’idée de quiétude, puisqu’il ajoute qu’il n’a connu ces grâces que dans le repos parfait du corps :

 

J’ai l’expérience, dit-il naïvement, que ces trois [états] ne peuvent se maintenir sans un grand repos. Car lorsque je voulais m’adonner à la contemplation debout, ou en marchant, ou couché, je tombais dans la sécheresse ou l’impuissance. Aussi, lorsque je voulais atteindre une haute oraison et y demeurer, de nécessité je me tenais assis.

 

Quant au caractère psycho-sensoriel de cette expérience, il est loin d’être particulier à Rolle. On le retrouve chez de nombreux mystiques, des moindres aux plus grands. Répercussion des grâces spirituelles sur la sensibilité, partant sur l’organisme : loi générale de la psychologie des états d’oraison. S’il importe de distinguer les effets de la cause, et de ne pas verser dans les confusions ou les partis pris de la psychologie religieuse empirique, il serait vain de nier leur concomitance à tout le moins, leur emmêlement souvent délicat à débrouiller. Parmi les manifestations extrêmes de la participation du corps à l’état mystique, il suffira d’en rappeler deux : l’apparition des stigmates sur les membres de certains mystiques particulièrement occupés de la Passion du Christ ; et les « flèches de feu », les « dards enflammés », ce que sainte Thérèse appelait le dard du Séraphin : blessure à la fois spirituelle et corporelle, que saint Jean de la Croix lui-même a connue et décrite et qui n’est point, certes, littérature. Sans aller jusqu’à ces paroxysmes, jusqu’à ce symbolisme écrit dans la chair, la plupart des états mystiques ont un contenu émotionnel qui associe largement le corps à l’esprit, et les images dont on se sert pour les traduire sont beaucoup plus proches de la sensation que nous ne croyons. Le Fire of love s’étend au corps comme à l’âme, et l’exaltation qu’il apporte à l’un comme à l’autre dépasse toutes les joies qu’on peut tirer des objets sensibles :

 

Cet enchantement que l’on goûte en aimant Jésus passe toute idée et tout sentiment. Vraiment je ne puis dire l’intensité de cette joie, car qui peut décrire une chaleur indicible ? qui peut dévoiler une douceur sans mesure 7 ?

 

Ne nous faisons pas, au reste, une idée trop limitée de cet état de honey-sweet heat où Rolle voit le premier degré de la vie mystique. Il n’est pas toujours pleine euphorie physique et mentale ; il comporte bien des variations, un rythme d’exaltation et de dépression familier à tous les mystiques :

 

Mais des choses surviennent qui vont contre l’amour : les tentations sournoises de la chair viennent troubler le repos de l’esprit ; les nécessités corporelles aussi, et les fragiles attachements humains, et l’angoisse inséparable de l’exil terrestre, tout cela vient parfois diminuer cette chaleur, assoupir et alourdir cette flamme que j’ai appelée le feu de l’amour, parce qu’elle brûle et elle éclaire. Non pas qu’elle puisse être chassée complètement d’un cœur qu’elle a envahi tout entier. Mais elle paraît absente, pour l’une ou l’autre des choses que j’ai dites ; et moi, jusqu’à ce qu’elle apparaisse à nouveau, je demeure triste et froid, je me crois abandonné, n’éprouvant plus ce feu spirituel qui porte la joie dans toutes les parties du corps et de l’âme... 8

 

Le sommeil aussi vient disputer l’âme à cette félicité :

 

En outre, j’ai à combattre le sommeil comme un ennemi ; car ce temps-là seul me semble perdu où je cède malgré moi à la nécessité de dormir. Au réveil, je me hâte de réchauffer mon âme, comme transpercée de froid ; et lorsqu’elle s’est bien remise en prière, je la sens comme rallumée et soulevée par son désir au-dessus de toutes les choses d’ici-bas 9.

 

Enfin, pour Rolle comme pour tous les mystiques, cette joie divine est inséparable d’un envers, ou plutôt d’un mélange intime, de souffrance. Elle est possession incomplète, ébauche, désir : et le désir est souffrance. Love growing, languor is also increased. C’est le cri, répercuté de siècle en siècle, des âmes blessées du divin amour, de saint Paul à Thérèse de l’Enfant-Jésus. Mori lucrum, la mort me serait un gain, la mort m’unirait au seul Bien que je désire. Rolle a de beaux accents sur ce thème :

 

J’ai dit à la Mort : Où es-tu, ô Mort ? Pourquoi tardes-tu tant à venir à moi ? Pourquoi ne saisis-tu entre tes bras celui qui te désire ?

Ô Mort, que ton heure est douce à celui qui aime le Christ et qui regarde vers les choses du ciel !... Il sera emporté vers le chant des Anges, il mourra dans une mélodie merveilleuse celui qui a médité toute sa vie sur ce doux nom de Jésus ; les saints viendront à lui pour l’honorer de leurs hymnes, il sera conduit dans le Hall du Roi éternel.

... Hélas ! que ferai-je ? Combien de temps devrai-je attendre encore avant de jouir de ce que je désire ?... Le cri de mon cœur monte vers les habitants de la cité céleste pour qu’ils le portent jusqu’aux oreilles du Très-Haut : Ô mon Amour ! Ô mon miel ! Ô ma harpe, mon psaltérion et mon chant quotidien ! Quand viendrez-Vous au secours de ma tristesse ? O radix cordis mei, quand viendrez-Vous prendre mon esprit pour l’unir au vôtre ? Vous voyez que je suis blessé au vif par votre beauté, et que mon désir ne s’apaise pas mais croît de jour en jour...

 

 

Paul RENAUDIN.

 

Paru dans La Vie spirituelle en décembre 1939.

 

 

 

 

 



1  Il dit aussi ailleurs : My youth was fond, my childhood vain, my young age unclean.. Mais ce triple mea culpa n’est sans doute guère justifié.

2  Il s’agit d’un texte qui avait été préparé, sans doute dans le monastère de Hampole, pour l’office du saint Ermite, au jour où il serait mis sur les autels. C’est une série de Lectiones, relatant quelques épisodes de la vie de Richard Rolle el quelques-uns de ses miracles posthumes. Il figure, à la date du 1er novembre, en traduction anglaise, au York Breviary. Rolle n’a point été déclaré Bienheureux, je ne sais pourquoi.

Ainsi le jeune Richard dit adieu au monde, et s’enfuit vers la solitude où il allait chercher Dieu. On pense malgré soi à François Bernardone, mettant bas ses vêtements sur la place d’Assise pour signifier à tous une évasion irrévocable. Et maudit par son père, et traité de fou par ses amis et ses compagnons. Le geste est bien pareil : hardi, symbolique, romanesque un peu... Un mélange d’audace juvénile, de risque joyeux, de courage profond. Peut-être même le geste de Richard est-il moins théâtral que celui de François : l’enfant qui s’habille en ermite dans le secret d’un bois quitte le monde plus discrètement que le fils du drapier d’Assise. Mais avec le même sérieux, n’en doutons pas : ici de même, c’est la conversion définitive sous l’appel divin, le don total de l’être, une vie qui ne retournera plus en arrière. Non, le jeune Richard n’est pas fou : il s’échappe seulement de la sagesse du monde pour aller chercher l’autre, dont il a entrevu la beauté.

Ce faisant, il ne renonce pas seulement aux espérances de son avenir humain ; il s’expose à la pauvreté, et aussi aux langues acérées des hommes, aux jugements de mépris ou de blâme que lui vaudront, tout le long de sa vie, ses gestes ou ses attitudes. Il a parlé des backbiters, des langues de vipère, avec une vivacité qui montre combien il en a souffert. Mais qu’importe : pour l’instant, rien d’autre ne saurait le satisfaire que ce renoncement absolu, et toutes épreuves seront rachetées au centuple par sa joie intérieure. Il commence une vie qui n’a plus de sens humain ; il n’est plus que le pèlerin de la Cité éternelle, et, qu’il parcoure les routes ou qu’il se fixe en quelque ermitage, il n’a plus d’autre objet, d’autre recherche, que cette cleanness of mind, where God is seen, cette pureté du cœur qui nous fait voir Dieu dès ici-bas. Appeler Dieu, goûter Dieu, chanter Dieu : ainsi se résumera pour lui l’exil terrestre.

Ce n’est donc pas seulement par son premier geste, c’est par toute son existence errante et ravie qu’il rappellera François Bernardone. Et s’il ne fut pas, certes, un génie religieux comparable au Pauvre d’Assise, s’il n’a pas marqué son temps ni la chrétienté d’un sillage aussi lumineux, cependant, bien des traits de sa figure ou de sa vie apparentent au grand Trouvère italien ce petit chanteur anglais de l’amour divin.

3  On ne peut qu’être frappé du fait que tous les mystiques anglais ont insisté sur la modération dans les pénitences et sur le peu d’efficacité des mortifications pour la vie contemplative. De la Règle des Recluses au sage Hilton, en passant par Rolle et par l’auteur du Cloud, c’est en quelque sorte la même consigne de discrétion dans les pénitences corporelles. Et Dom Baker l’accentuera encore. Constatant ce fait, Dom Nœtinger écrit : « Une préoccupation aussi constante suppose des abus qu’il fallait combattre. Peut-être les excès des moines irlandais avaient-ils créé une sorte de légende autour de leurs pratiques ? » Je ne contesterai point cette explication, ni d’autres qu’on pourrait tirer de l’époque ou du milieu. Mais je croirais volontiers aussi qu’il y a là un trait du caractère anglo-saxon. Cette attitude de bon sens, ce goût d’un sain équilibre entre le corps et l’esprit, ce réalisme qui n’aime pas les outrances et les excès, fût-ce dans la sainteté ; ce pied solide dans les voies glissantes et difficiles ; tout cela me paraît foncièrement anglais. On est tenté, assurément, de préférer, à cette sagesse encore à demi humaine, les folies de la croix, les emportements de l’amour. Mais que répondre à des gens qui vous disent qu’il vaut mieux prier que jeûner, que la pénitence n’est pas une fin en soi, et que « les exercices tels que les jeûnes, les veilles, le port de la haire et les pénitences du même genre... ne sont utiles que dans la mesure où ils donnent naissance à un mouvement d’amour généreux ; sinon ils sont de nulle valeur ». Seule la mortification intérieure nous rapproche vraiment de Dieu : telle est la doctrine constante des mystiques anglais.

4  Le moyen âge a pourtant beaucoup discuté cette question. À la suite de saint Augustin et de saint Grégoire le Grand, de longues controverses se poursuivirent pendant des siècles sur la nature de la perfection religieuse et les meilleurs moyens de la réaliser ; sur les mérites respectifs de la vie contemplative, de la vie active et de la vie mixte. L’apparition des Ordres mendiants, formule nouvelle, ranima encore ces controverses. Nous en trouvons les échos chez Rolle, qui, lui, prend vivement le parti des contemplatifs et des solitaires. L’auteur du Cloud est encore plus affirmatif (ch. VIII).

5  Il semble bien que Rolle ait connu des écrits de saint Bernard, de saint Bonaventure, des Victorins ; le Speculum Ecclesiae de saint Edmund de Canterbury. Mais je laisse cette question aux érudits. Une chose est certaine : il ne fut pas un autodidacte. Il a gardé de ses années d’Oxford le goût de la culture ; il dit nettement que le contemplatif doit s’aider de livres et de maîtres. « Néanmoins, dans les commencements, on peut prier avec les mots d’autrui ; je le sais bien par moi-même. En vérité, si tu méprises l’enseignement des docteurs et si tu penses pouvoir trouver par toi-même quelque chose de meilleur que ce qu’ils t’apprennent dans leurs écrits, sache que tu n’acquerras pas le goût de l’amour divin » (Mending of Life, ch. VIII).

6  Est-ce en pensant à Rolle que l’auteur du Cloud of unknowing, quelques années plus tard, dénonçait ces quaint heats and burnings in their bodily breasts, ces « bizarres chaleurs et brûlures à la poitrine » ? Walter Hilton, lui aussi, classe parmi les automatismes suspects : sensible heat, as it were fire glowing and burning in the breast.

Puisque nous sommes sur le terrain des automatismes, ne semble-t-il pas que Rolle ait eu aussi ce qu’on appelle en psychologie le graphisme automatique ? Je ne sais si on peut l’inférer avec certitude de ce passage des Lectiones de son Office : « Parmi d’autres faits merveilleux, ne doit-on pas rappeler celui-ci : Un jour, comme il était assis dans sa cellule après le repas, la dame de la maison (il était donc encore l’hôte de quelque Squire) vint à lui, avec une nombreuse compagnie, et vit qu’il écrivait avec une grande rapidité. Elle lui demanda de suspendre son travail et de leur dire quelques mots d’édification. Il y consentit aussitôt et se mit à les exhorter éloquemment à renoncer aux vanités mondaines pour établir leurs cœurs dans l’amour de Dieu. Ce faisant, il ne cessa pourtant point d’écrire aussi rapidement qu’auparavant, ce qui n’eût été aucunement possible si le Saint-Esprit n’avait, pendant ce temps, dirigé à la fois sa plume et sa langue ; car ces deux occupations étaient entièrement étrangères l’une à l’autre, et les mots qu’il disait tout à fait différents de ceux qu’il écrivait... » Petit tableau pris sur le vif, qui éclaire heureusement un coin de la vie de l’ermite ; mais le narrateur semble bien nous avoir livré sans le vouloir un petit secret psychologique : Rolle eut sans doute, comme Mme Guyon et quelques autres, l’écriture automatique.

7  Cf. Hugues de Saint-Victor : « L’âme dit : Dites-moi, que peut être cette joie qui, rien qu’à m’en souvenir, me touche et m’émeut avec une telle douceur et violence que je suis tiré hors de moi-même et emporté je ne sais comment ? Soudain je suis renouvelé, je suis changé, je suis plongé dans une paix ineffable... Mon âme exulte, mon entendement est illuminé, mon cœur est embrasé, mes désirs sont devenus doux et paisibles ; je ne sais plus où je suis, parce que mon Amour m’a étreint » (De arrha animae).

Et saint Jean de la Croix : « Sous la blessure de ce dard enflammé, la plaie de l’âme abonde en souveraines délices. Tandis que l’âme se liquéfie tout entière en ardent amour, elle sent, à la pointe de la blessure, le venin d’amour qui empoisonne l’extrémité du dard pénétrer dans la substance de son esprit et de son cœur transverbéré. C’est à cette pointe de la blessure que l’âme perçoit les plus exquises délices... » (Vive flamme, strophe II).

8  Parmi les autres ennemis de l’amour que Rolle ne cite pas dans ce passage, on voit qu’il a eu à lutter aussi contre l’irksomeness, le taedium classique des contemplatifs, la torpeur de l’esprit dans l’oraison ; et aussi contre les tentations des femmes, auxquelles l’exposait sa vie itinérante, et dont il parle çà et là avec naïveté, avec une misogynie tempérée de gentillesse... Il y a enfin, au chapitre V, part. II, du Fire, un passage bien curieux chez cet amant de la solitude, ce contempteur de la vie communautaire, où on le sent déprimé par la solitude et regrettant l’absence de compagnons, d’âmes sœurs. « Ô Jésus, quand la chaleur de l’amour vient en moi pour me livrer à tes embrassements, ô Tout aimable, voici que je me sens emporté loin de l’objet de mon amour et de mon désir. Et puis la tristesse vient, et le désert de ma solitude écarte toute consolation, et ne permet pas que les demeures des amants soient réunies en une seule. Ah ! si Dieu avait permis que je rencontrasse un compagnon, dont les paroles auraient allégé la pesanteur de mon âme et desserré parfois ce cercle étouffant de mes soupirs... S’il n’était pas tranché par ta douce faux, il m’oppresserait au point de délivrer de sa prison de chair et de jeter aux pieds de Ta Majesté l’âme qui t’aime, sous la violence de l’amour.

« Pendant ce temps, chantant des hymnes de louange, je serais demeuré dans un doux repos avec le compagnon que Tu m’aurais donné, et nous aurions échangé de paisibles et saints entretiens, unis ensemble dans la joie et la fête de l’amour... Celui-là me serait plus précieux que l’or... je l’aimerais comme mon propre cœur, et il n’est rien que je voudrais lui cacher ; car il me montrerait ce chant divin que je désire comprendre ; il déroulerait devant moi la mélodie de ma joie intérieure, et ma joie s’augmenterait et mon chant sortirait plus vif, parce que sa beauté s’épanouirait devant moi. »

9  Cf. Marie de l’Incarnation : « Mais le plus grand empêchement de tout, c’était le sommeil, quoique court, ce qui faisait dire à l’âme : « Hé ! mon Bien-Aimé, quand ne dormirai-je plus ? »... Au moment du réveil, je rentrais dans l’actuel amour que le sommeil m’avait dérobé : « Hélas ! mon cher Amour, disais-je, quand ne dormirai-je plus ? Il faut recommencer de châtier mon corps » (Relation de 1633).

 

 

 

 

 

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