Une nuit à la Grotte

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Adolphe RETTÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un soir, la température était délicieusement tiède ; la pleine lune, déjà haute dans le ciel, argentait les cimes des montagnes et brisait ses rayons en reflets papillonnants sur les eaux tumultueuses du Gave.

Le charme de cette belle nuit était si prenant que je ne pus me résoudre à m’en aller au lit, après la procession. Je décidai de me rendre à la Grotte et d’y rester le plus tard possible – voire jusqu’au matin.

J’éprouvais, du reste, le besoin d’un peu de solitude et de silence après tant de jours passés dans le brouhaha de la foule et dans l’encombrement des malades. Me recueillir à l’écart, colliger mes impressions depuis mon arrivée à Lourdes, vérifier l’état de mon âme devant la Sainte Vierge, demander à la grande Auxiliatrice qu’elle me conseillât pour l’avenir serait salutaire.

Il était onze heures environ quand j’arrivai à la Grotte. Une cinquantaine de personnes priaient encore, agenouillées sur les dalles, plusieurs, les bras en croix, devant la grille close. Je me mis auprès d’elles ; je récitai lentement et avec réflexion les litanies. Puis j’allai m’asseoir sur le banc de pierre qui longe le parapet du Gave. Tout était calme ; tout était harmonieux. Les flammes des cierges montaient, droites et fines, vers la statue, doucement blanche dans l’ombre ; une brise presque insensible faisait frissonner les feuilles de l’églantier qui entoure la cavité de l’apparition. La voix profonde de la rivière se mêlait au murmure pensif des hauts peupliers qui la bordent. Le clair de lune étalait à l’infini ses splendeurs pacifiantes.

Peu à peu, les derniers suppliants de la Sainte Vierge s’en allèrent. Je restai seul dans l’enchantement de la nuit et de l’oraison mentale.

Ce qui me vint d’abord à l’esprit, ce fut une comparaison entre l’existence pieuse et charitable, toute de concentration chrétienne, telle qu’on la mène ici et la vie dispersée, pleine de soucis médiocres, telle qu’on la mène ailleurs.

Dire qu’il nous suffit de séjourner à Lourdes, dans des sentiments de bonne volonté et de soumission à la Grâce, pour qu’aussitôt notre âme se trouve régénérée comme si nous venions de recevoir un nouveau baptême.

Le drame lugubre et burlesque à la fois qui se joue dans le monde en proie au péché, nous apparaît sous son vrai jour. Nous distinguons les ficelles dont ce concessionnaire de tous les Guignols humains, le Mauvais, use pour déterminer nos gestes et nos grimaces. Nous estimons à leur juste mesure nos convoitises, nos vanités, nos incertitudes. Nous nous rappelons l’horrible arrière-goût de fange laissé dans notre gosier par les piètres satisfactions que nous donnons à nos sens.

Le contraste est trop violent entre nos inconséquences d’hier et nos actes d’aujourd’hui, sous l’emprise immédiate de l’Immaculée, pour qu’en reconnaissance des grâces obtenues ici nous ne prenions pas la ferme résolution de vivre désormais d’une façon plus conforme aux préceptes de Notre-Seigneur.

Certes, notre amour-propre et notre complaisance au péché sont si invétérés qu’il nous arrivera encore de manquer aux engagements que nous contractons vis-à-vis de la Sainte Vierge. Du moins, nous ne nous illusionnerons plus sur la gravité de nos écarts. Nous ne ferons plus de longues villégiatures dans les châteaux de l’orgueil, de la sensualité, de l’esprit de lucre. Un rappel de Notre-Dame de Lourdes suffira pour nous ramener bien vite dans la voie étroite. Nos efforts et notre pénitence nous faciliteront, peut-être, alors, l’escalade d’un degré de plus vers la vie en Dieu.

Réfléchissant à ces choses, j’eus la notion très nette du bénéfice acquis par mon pèlerinage à Lourdes. Je sentis qu’à l’avenir je ne pourrais plus me trémousser comme un pantin fébrile, parmi les rigaudons que nous racle, sur d’absurdes guitares, le siècle charlatanesque où nous sommes condamnés à faire notre salut.

À cette heure de repliement sur moi-même, la persuasion d’un progrès de mon âme me fut très douce. Et je remerciai la Sainte Vierge de me récompenser, par là, du peu que j’avais tenté pour Sa gloire.

Ensuite ma pensée remonta vers l’époque où le Bon Dieu ne m’avait pas encore brisé, telle une poterie bossue, pour me remodeler selon son vouloir. Je me souvins de cette inquiétude perpétuelle qui me faisait courir d’une idole à l’autre pour féconder le sanctuaire où je brûlerais un encens définitif.

Ah ! le criterium de la certitude cherché tour à tour sur les tréteaux humanitaires, dans les miroirs déformants de la science, dans les brumes accumulées des philosophies, dans les évohés du sensualisme païen. Puis, chaque fois que je revenais, déçu de ces mornes aventures, c’était pour barboter, comme un sale canard, dans les marécages de la débauche. Ou bien pour m’écrier, ivre de désespérance, avec le Macbeth de Shakespeare : « La vie n’est qu’une ombre voyageuse, un pauvre acteur qui se promène et s’agite, pendant une heure, sur le théâtre et qu’ensuite on n’entend jamais plus... »

Et c’est alors qu’intervenait le spectre du suicide, m’offrant, d’une main, la corde et, de l’autre, le revolver...

Mais ma conversion accomplie, le pas décisif franchi pour rentrer dans l’Église, quel apaisement suivit cette longue tempête ! À coup sûr, j’eus à subir encore force traverses : mal physique, difficultés d’existence, tribulations du cœur et de l’esprit. Mais combien la foi dans les vérités éternelles reconquise me donnait d’énergie pour les accepter ou les vaincre. Auparavant, c’était en moi une anarchie d’instincts, de désirs, qui, contentés se tournaient en écœurement, d’élans erratiques vers les idéaux contradictoires. Maintenant le sentiment d’une autorité supérieure avait rétabli l’ordre dans mon âme. Solide et rayonnante comme un pur diamant, l’idée de Dieu brillait dans ma conscience. Mes actions et mes pensées évoluaient autour d’elle. Et j’avais appris, par expérience, que nulle ruse démoniaque ne me déroberait ce joyau de mon trésor intime, que nulle vapeur d’orgueil n’en ternirait l’éclat.

Depuis, à travers les vicissitudes inhérentes à la faiblesse humaine, à travers les sursauts d’imagination du poète, à travers les flatteries, parfois dangereuses, de la notoriété, la grâce me fut maintenue de tout rapporter à la Providence. La grâce non moindre me demeura d’implorer sans cesse sa miséricorde ou son secours par l’intermédiaire de la Sainte Vierge. Il en résulta que la paix et la confiance ne tardèrent jamais à rentrer dans mon âme, que les difficultés s’aplanirent bientôt, que la santé succéda rapidement à la maladie. C’est que, moi aussi, « je voyais mon étoile ». Mais c’était l’Étoile du Matin célébrée dans les litanies et j’en partageais l’influence avec tous les catholiques.

D’où vint alors qu’ayant récapitulé ces preuves de la bonté divine à mon égard, je me sentis tout à coup pris d’inquiétude pour l’avenir ? Je cessai soudain de voir clair en moi. Cette nuit transparente, trempée de lune, chargée du parfum des feuillages, cette ombre chaude où se diffusaient les soupirs mélodieux des peupliers et le grave cantique chanté par la rivière onduleuse me parut plein de menaces. Il y eut comme un voile entre le tranquille brasier des cierges et moi. Et je demandai, dans le trouble : – Sainte Vierge, qu’est-ce que je ferai demain ?

Il était vraiment saugrenu de poser cette question au moment même où je venais d’affirmer ma foi dans la protection d’En-Haut. Mais nous sommes ainsi faits : nous tâchons toujours de nous figurer autrement que nous ne sommes à l’heure présente. Pareils à des marmots versatiles, à peine la Bonne-Mère a-t-elle commencé à nous raconter la merveilleuse histoire de sa tendresse pour nous, que nous nous écrions : – Qu’arrivera-t-il après ?...

Comme il était équitable, je ne reçus pas de réponse sur-le-champ. J’en fus pour la honte d’avoir cédé à un mouvement de curiosité puérile et que rien ne justifiait.

Je m’en gourmandai en haussant les épaules à mon adresse. Et je me hâtai de paraphraser le Sub tuum : – Sainte Mère de Dieu, je me fie à vous, sachant que vous ne m’abandonnerez pas lorsque j’aurai besoin de votre secours.

Cependant la nuit s’écoulait. Le petit jour commençait de clignoter à l’orient du ciel. Un bruit de pas fit résonner les dalles sous l’arcade de la rampe qui monte à la Basilique. Je me tournai et je vis venir trois femmes chargées de paquets. Quand elles furent proches, à la clarté des cierges, je vis que c’étaient des paysannes de la montagne. Leur costume et leur type si caractéristique me l’apprirent.

Sans s’occuper de moi, elles s’agenouillèrent contre la grille et prièrent un bon bout de temps. Puis, lasses sans doute, d’avoir marché plusieurs heures par des sentiers difficiles, elles arrangèrent leurs paquets en guise d’oreillers, s’enveloppèrent dans leurs mantes et s’endormirent paisiblement sous la garde de la Sainte Vierge.

Et je me dis : – La réponse, la voilà. Avance dans la voie que te trace ta destinée. N’épargne pas ta fatigue pour servir la Sainte Vierge. Puis, quand tu auras peiné de tout ton effort, sans t’inquiéter du futur, repose-toi sur Elle du soin d’arranger les choses pour le plus grand bien de ton âme. Et, ce faisant, n’oublie pas la parole de Notre-Seigneur : « À chaque jour suffit sa tâche. »

Tel fut l’enseignement que j’emportai pour avoir passé une nuit devant la Grotte.

 

 

 

Adolphe RETTÉ,

Un séjour à Lourdes, p. 290-300.

 

Recueilli dans

Anthologie des meilleurs écrivains de Lourdes,

par Louis de Bonnières, 1922.

 

 

 

 

 

 

 

 

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