Autour de Georges Bernanos
par
Jacques REYNAUD
S’il est vain, le plus souvent, de se décerner une primauté, quelconque, il ne faudrait pas, cependant, quand on y a droit, et quand personne, surtout, ne vous la donnera, avoir scrupule de se l’attribuer. Nous revendiquons donc l’honneur d’être, de tous les groupes intellectuels, celui où le livre fulgurant de Bernanos a suscité le plus d’enthousiasme. Je ne parle pas pour la seule Revue Fédéraliste : je songe à tous ces groupes où se rencontrent, fraternels, venus des quatre horizons de France, les jeunes hommes dont la Gazette Française, les Compagnons de Notre-Dame, le Taudis, le Pigeonnier, la Renaissance Latine, l’Olivier, sans oublier la Revue Fédéraliste, expriment les tendances profondes. Fait curieux, on se compte sur le livre de Bernanos, comme on s’est compté sur Maurras, sur Claudel ou sur le thomisme ; comme on se comptait naguère encore sur l’abbé Brémond et sa poésie pure. Signe de la division et de la vitalité profondes de ce pays. Signe aussi que le livre n’est point l’œuvre du premier venu. Il sera d’ailleurs juste d’ajouter que le fait d’être un homme d’extrême droite, édité par le Roseau d’Or, lancé par Léon Daudet, exalté par Massis, Ghéon et Maritain, n’est pas étranger aux glapissements dont tout un coin du chenil littéraire a salué la fortune soudaine du nouvel écrivain. En général, tous les André Beaunier de demain, tous les Eugène Montfort en herbe, ont donné, d’une seule voix, contre cet intrus, dont l’astre satanique, vraiment, rend plus incertaines encore leurs obscures productions. Rien n’est plaisant comme les jugements que la gloire imprévue d’un auteur de génie peut tirer de la vanité rentrée de tous les manchots de la littérature. C’est ainsi que les gens qui vous confondraient volontiers un Père de l’Église avec un Pair de France élèvent de graves réserves sur l’orthodoxie de l’œuvre. D’autres, tels que MM. Robert Kemp ou Henry de Noussane, lancent sans rire le mot de manichéisme.
Tel enfin, à qui une érudition de grand lama permet de résoudre, à la hussarde, les plus graves problèmes de politique et de poésie, M. René Johannet, pour ne pas le nommer, vous exécute 1 le livre et l’homme en quelques formules nègre-blanc, où la louange immédiatement neutralisée par les remarques les plus désobligeantes, ne manquent pas de dérouter le lecteur innocent. Des exemples ? Je cite, en soulignant les mots expressifs : « Ce n’est pas un grand roman d’abord parce que c’est mal composé..., la charpente générale est pitoyable (M. Johannet écrit avec les pieds) et trahit le débutant... Les dernières pages consacrées à une évocation d’Anatole France figurent parmi les plus belles que nous ayons lues depuis longtemps... elles nous font prévoir (sic) en lui un bon romancier ». Plus loin : « ... Je tâche de voir clair. Ce n’est pas toujours commode. Et d’abord, je vous l’avoue carrément. Satan m’a déçu... Je trouve bon d’ailleurs que M. Bernanos ait voulu représenter Lucifer comme ce qu’il est : une puissance concrète, malicieuse, sordide, méchante. Ce qui me navre littérairement, c’est ce Satan d’opérette. » Vous avez bien lu : Satan d’opérette. S’il est une scène dans le roman qui vaille comme fiction littéraire, c’est bien la rencontre hallucinatoire de l’abbé Donissan et du faux maquignon. Il me semble difficile que l’art humain de créer l’illusion avec les mots puisse souhaiter une réussite plus complète. On pense à certaines scènes de Shakespeare ; à Hamlet, ou à la folie de Lear sur la lande. C’est de cet ordre. M. Johannet, lui, pense au mot de Brunetière sur Baudelaire à l’occasion de sa croyance au diable : « Satan de table d’hôte. » On voit que M. Johannet veut soutenir son personnage à la Vautel. Il a écrit l’Éloge du Bourgeois français. Et sa perspicacité critique rejoint celle du maître-sot de la Revue des Deux Mondes. Rien de plus naturel. Mais poursuivons notre lecture. M. Johannet cite le résumé que M. André Thérive a fait du roman dans son article de l’Opinion. Résumé caricatural. On sait que M. Thérive contredit volontiers. N’importe, c’est ce résumé que cite M. Johannet comme offrant toutes les garanties de l’impartialité. C’est comme si on avait demandé à Offenbach de rendre compte de l’Iliade. Et M. Johannet continue : « La théologie ne saurait rompre avec le bon sens (Mon Curé chez les riches). Avec mon vieux bon sens d’homme qui goûte peu Hello, qui est rétif à Barbey, qui se moque de Villiers de l’Isle-Adam et qui regarde, malgré une sympathie croissante, Léon Bloy de travers, je vous demande quelle satisfaction pourrait bien procurer à Dieu la damnation volontaire d’un homme de bien ? (Ô Clément Vautel). Appeler ça du jansénisme, du manichéisme c’est faire trop d’honneur à une pauvreté. Appelons ça la théologie de Gribouille et laissons les littérateurs s’en lécher les doigts. »
Il est incontestable que M. Georges Bernanos n’est ici qu’un prétexte. C’est Léon Daudet qui est visé dans la dernière phrase. C’est lui, le littérateur qui « se lèche les doigts », et qui, s’étant permis de mettre en avant le nom de saint Jean de la Croix, dans son article de l’Action Française, reçoit sur lesdits doigts la férule du pion Johannet. L’orthodoxie sera le masque sous lequel on fait payer certaines déceptions. Car enfin, en admettant que la théologie de M. Georges Bernanos soit aussi incertaine que celle de ses admirateurs, est-ce sur ce ton qu’on parle d’un livre dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il répond à la définition de La Bruyère, rappelée par le R. P. Poucel dans son judicieux article des Études. « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage. Il est bon et fait de main d’ouvrier. »
Mais M. Johannet se moque bien que d’un point de vue, purement formel d’ailleurs, on puisse rapprocher le Cid du Soleil de Satan, et penser que celui-ci, à l’exemple de celui-là, ouvre à nos lettres une ère de grandeur comme elles n’en ont pas connue depuis près de trois siècles. M. Johannet, qui ne crache pas sur l’ontologie de son compère Gressent-Valois, fustige donc les pauvretés théologiques de Georges Bernanos. Rajustant sa chaîne de bedeau, avec la même superbe que naguère l’abbé Brémond son auréole de docteur, dans sa folle querelle avec notre Ghéon, Gros-Jean Johannet montre la porte à ces littérateurs « qui se lèchent les doigts ».
« Évidemment, écrit-il, si l’on voulait, dans quelques centaines d’années, reconstituer la mentalité catholique d’aujourd’hui d’après cet ouvrage... », nous reprendrons la formule : si l’on voulait juger du catholicisme d’aujourd’hui, « d’après les ouvrages de M. Johannet », on s’imaginerait que les seuls catholiques orthodoxes aient été ces personnages subalternes qui, le soir, dans les églises désertes, vous ramènent brutalement sur le plan quotidien par ce cri crépusculaire, commun à toute la race des bedeaux, qu’ils soient d’église, de parc ou de musée : « ON FERME. »
M. Johannet m’a entraîné bien avant dans les pages de ce cahier. Cette introduction au livre de notre grand ami a tourné en sortie contre un critique mal intentionné. Introduction en creux et non plus en relief, et qui n’a d’autre valeur que le témoignage porté en faveur d’un livre qui est le plus victorieux défi jeté depuis longtemps au matérialisme du siècle et au prince de ce monde. Notre jeunesse, catholique et royaliste, ne s’y est pas trompé. Ses maîtres lui ont donné le sens de la grandeur et de l’audace. lis lui ont donné le goût de l’aventure et de la force qui se dépense dans la joie. Et s’ils aiment forcer les barrages de police pour honorer sainte Jeanne, il leur plaît aussi d’affronter l’invisible sur le plan de la fiction comme sur celui de l’action. La plus étonnante aventure, n’est-ce pas cette grande aventure spirituelle qu’est la sainteté ? Le mot est d’Henri Ghéon. Certes, l’abbé Donissan n’est pas un saint authentique. Georges Bernanos ne le donne pas comme tel. Et si des miracles s’opèrent sur son tombeau, nous nous rappellerons que le miracle de la Sainte-Épine fut pour quelque chose dans la détermination hérétique de Pascal. Mais pour rester dans l’ordre littéraire, nous nous rappellerons aussi le miracle, si trouble, du point de vue strictement moral, qui marque le plus haut moment de l’Annonce faite à Marie ; et l’incertitude atroce qui pèse sur la fin de Sygne de Coufontaine. Il n’y a que dans les romans de M. Clément Vautel que tout s’arrange, ou dans les films américains.
On se compte sur un tel livre, disions-nous au commencement de cette étude. M. Jacques Maritain cherchant la cause de la méfiance étroite que trop de catholiques nourrissent contre les poètes et les artistes de valeur, la découvre dans l’opposition fondamentale qui divise ici-bas contemplatifs et prudents. Si leurs voies se rencontrent en Dieu, elles divergent autant que possible sur le plan humain. Rien d’étonnant que les jugements portés sur les hommes trahissent cette division des esprits. Tous ceux qui, en dépit de leurs techniques opposées, admirent Baudelaire ou Bloy, Claudel ou Ghéon, tous ceux qui aiment les poèmes de Maurras ou les jeux aigus de Jean Cocteau, se retrouveront dans le camp de Georges Bernanos, la poésie nous réservant, sur le plan charnel, une jouissance analogue à celle des contemplatifs. Analogue. Que du point de vue de l’art l’œuvre appelle certaines réserves, c’est-à-dire qu’on ait le droit d’être plus exigeant avec un Bernanos qu’avec un Joseph Delteil, d’accord. Seulement, il y a la manière. Et il est fâcheux que trop de catholiques, une fois de plus, ne l’aient pas compris.
Jacques REYNAUD.
Paru dans La Revue fédéraliste en juillet 1926.