Bethléem
par
Maria REYNÈS-MONLAUR
I
La route de Jérusalem à Bethléem est tellement semblable à une de nos routes de Languedoc ou de Provence, que l’illusion serait complète si l’on n’était détrompé par une intensité de lumière que nous ignorons, malgré nos fêtes journalières du soleil : des vignes encloses en des petits murs bas, des figuiers et des herbes aromatiques croissent partout parmi les pierres. Mais au premier Bédouin que l’on rencontre et qui salue d’un joli geste au front et aux lèvres, on s’éveille d’un songe ; et puis il y a toujours quelque détail qui déroute – un détail, cette sensation d’éternité que les noms d’ici jettent à ceux qui passent ! Ainsi, à un détour du chemin, un peu avant d’arriver à Bethléem, si vous vous enquérez de la petite mosquée à votre droite, vous apprenez que ce mirhâb est élevé là où Rachel fut ensevelie, il y a 3 800 ans, sur les restes de l’antique pyramide aux douze pierres, symbole des douze tribus d’Israël. C’est là qu’elle mourut, donnant le jour à un fils. Il faut lire le récit dans la Genèse :
« Comme son âme s’en allait, car elle était mourante, elle nomma son fils Benoni (fils de ma douleur). Mais son père le nomma Benjamin. Rachel mourut et fut enterrée au chemin d’Éphrata qui est à Bethléem. Jacob éleva un monument sur sa tombe. C’est le monument de la tombe de Rachel qui subsiste encore aujourd’hui... »
Cette image de Rachel revient dans les paroles de Jérémie annonçant les malheurs inouïs du peuple juif. Et l’évangéliste, racontant le massacre des enfants de Bethléem par le vieil Hérode, emprunte au prophète ses propres pensées :
« Alors fut accompli l’oracle du prophète Jérémie disant : une voix a été entendue dans Ramah, des plaintes et des cris lamentables. C’est Rachel qui pleure et elle n’a pas voulu être consolée parce qu’ils ne sont plus. »
Plus loin, au delà de la ville, nous rencontrons encore un souvenir biblique. Mais l’idylle a remplacé les accents funèbres. On nous montre en effet les champs de Booz où Ruth, il y a trois mille ans, glanait ses gerbes :
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèles,
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala...
Les asphodèles fleurissent encore en cette fin d’été.
Cette charmante route de Bethléem est très fréquentée ; nous nous amusons, mes amis et moi, à compter jusqu’à mille chameaux, dans le court trajet qui nous sépare de Jérusalem. Comme nous nous familiarisons avec les habitudes du pays, nous ne nous étonnons plus de voir un âne minuscule, éveillé et vif, mener les longues files de bêtes énormes qui ne sauraient, paraît-il, se conduire sans cet étrange guide. C’est le moment des vendanges. On apporte les raisins des terres éloignées pour faire du vin à Jérusalem. Les chameaux sont enguirlandés de pampres d’une amusante façon. Les ânes, par troupes, sont enfouis sous les raisins et sous les feuilles. Quelques-uns sont chargés de paille, et chargés d’une manière si drôle qu’ils disparaissent sous le fardeau. On dirait des meules en marche. Puis on construit beaucoup en ce moment à Jérusalem. Comme il n’y a ni tombereaux ni charrettes, les pierres sont transportées à dos d’animaux. Chaque chameau en porte deux. Je ne sais la longueur du chemin qu’ils font pour charrier les pierres. Mais je les rencontre le soir revenant du même pas endormi. Et cette allure indolente, et cette charge puérile font songer à quelque Babel monstrueuse que l’on édifierait pendant des siècles, indéfiniment...
Tout cela est curieux, intéressant, plein de vie. À mesure que l’on s’éloigne de Jérusalem, le pays toujours brûlé, et désert vers l’Orient, aussi loin que s’étend le regard, devient moins aride ; à gauche et au-devant de nous, les oliviers se multiplient ; des troupeaux de chèvres noires et de moutons noirs s’égrènent ici et là. Il plane une immense paix sur ce paysage palestinien. Malgré l’animation des caravanes, les alentours de Bethléem sont silencieux, mais d’un autre silence qu’à Jérusalem. Le soleil met partout une teinte merveilleuse d’un rose soufre qui gagne peu à peu les pentes mauves des collines. On dirait qu’il y a des chants dans l’air...
II
Jérusalem et Bethléem sont bâties sur la hauteur, et séparées par des ravins des terres environnantes. Mais là s’arrête la ressemblance ; l’impression qui se dégage des deux villes est absolument contraire. Est-ce parce que Jésus est mort à Jérusalem, que Jérusalem nous apparaît si émouvante ? Est-ce parce que Bethléem nous parle de son berceau, de la Vierge mère, des anges et des bergers, qu’elle s’offre à nous avec la douceur de miniature d’un vieux missel ? Peut-être. Mais il est vrai aussi que le site du berceau est joyeux, que celui de la tombe est poignant. Il en va ainsi à Nazareth et aux bords enchantés du Lac. On dirait que partout la page évangélique spéciale à chaque endroit s’est fixée, s’est imprimée dans les sites, s’est écrite dans la terre et dans les rochers, dans la nudité désolée ou dans les flots bleus, dans l’effroi ou dans la grâce. Il semble que Jésus n’aurait pas pu souffrir au bord du Lac, qu’il n’aurait pas pu mourir à Bethléem ; ou peut-être c’est depuis l’heure où Jésus est né ici que l’on se sent l’âme si sereine en abordant la petite ville heureuse.
Notre voiture suit les ruelles étroites où des femmes enveloppées de leurs voiles, mais le visage découvert, se garent en souriant, où de beaux enfants blonds regardent. Elles sont délicieuses, ces femmes, presque toutes chrétiennes comme les quelques milliers d’habitants d’ici, avec leur joli sourire paisible, avec leurs grandes coiffes hautes et leurs sequins. Tout à l’heure nous regarderons ce costume en détail. C’est l’un des plus curieux de la Palestine.
Nous descendons sur la grande place, ancien atrium de la basilique marqué encore de colonnes et de citernes, devant le monastère-forteresse. Trois rites adorent ou campent dans une enceinte unique comme au Saint-Sépulcre. Je ne sais si l’on répare ou si l’on agrandit le couvent, mais nous nous frayons difficilement un chemin entre les ornières et les pierres, les raisins en tas et les pyramides de citrons verts. On entre par une porte basse dans la basilique constantinienne la plus ancienne, ou au moins la mieux conservée, des anciennes basiliques de Terre Sainte. Mais aucune piété ne se dégage des cinq nefs aux quatre rangées de colonnes, coupées brusquement par un mur grec. C’est très beau, mais il n’y a pas d’autel : cette place vague, où l’on va et où l’on vient, n’est plus une église. Derrière le mur, le transept et l’abside s’étendent ; les antiques mosaïques sont effacées ou mutilées. Les Grecs seuls et les Arméniens ont le droit d’officier là. On a hâte, doublement hâte, d’arriver à la grotte au-dessous et au centre de la basilique.
On descend par quelques marches dans une crypte complètement fermée ; cinquante-trois lampes y brûlent jour et nuit. Sous l’autel une étoile en vermeil marque le lieu de la Nativité ; les latins ne peuvent pas célébrer la messe là : mais il y a, plus bas, à l’endroit de la crèche, un autre autel dans un retrait d’une intimité et d’un recueillement délicieux.
Mon Dieu ! Comme la scène sacrée se retrace d’elle-même ! Comme on sent bien que, puisqu’il n’y avait pas de place dans les hôtelleries, la Vierge pure a dû préférer au khan, l’auberge commune aux promiscuités quelconques, cette grotte obscure, retirée et silencieuse ! Comme on la voit mieux ainsi dans sa réserve délicate, elle, la plus virginale des femmes ! Comme on suit l’adoration de cette mère qui savait par les paroles de l’ange que le fils qu’elle embrassait avec tant d’amour était le libérateur, si ardemment, si passionnément attendu par Israël, elle qui en vraie juive avait vécu aussi de cette attente ! Il n’y avait point d’angoisse en elle, à ces premières heures, car le dénuement n’était rien à un cœur comme le sien ; pas de pressentiments cruels, puisque Siméon n’avait pas encore prédit le glaive de douleur. On ne peut pas mesurer la joie de Marie, quand elle reçut la suprême joie de la terre... Mais dans cette grotte fermée et obscure il en est resté à jamais quelque rayon.
Les bergers vinrent là. On montre à quelque distance le champ où ils veillaient, gardant, selon des conjectures savantes, les troupeaux mêmes du Temple. Lorsque les anges eurent chanté la bonne volonté et la paix, à ces paroles toutes nouvelles les bergers se réunirent et ayant trouvé l’enfant et sa mère ils déposèrent des présents naïfs. Eux aussi n’avaient entendu que des annonces joyeuses. Ces simples offrirent les premières prières du monde à l’enfant endormi. Les mages vinrent à leur tour, un peu plus tard, avec les dons de leur opulence. Les uns et les autres furent accueillis par la Vierge silencieuse, par Celui qui demande à chacun seulement ce qu’il peut donner...
Et parce que ces scènes se retracent d’elles-mêmes, si naïves et si vivantes, l’on ne voudrait autour d’elles ni ces marbres, ni ces peintures, ni ces draperies, ni ces lampes. Certes, on comprend la piété magnifique de Constantin. Nous lui devons d’avoir gardé les sites sacrés, puisqu’il en a, à jamais, marqué les places. Mais là comme à Jérusalem, on regrette que la main de l’homme ait touché à l’œuvre de Dieu. Et que l’on aurait mieux aimé aller seul, par une nuit douce telle que celle-ci, le long des sentiers pleins de cinnamomes, vers la grotte pauvre et nue !
III
Tout auprès de la basilique désaffectée se trouve l’église paroissiale de Sainte-Catherine. Nous descendons de là, par des grottes qui se succèdent et vont rejoindre celle de la Nativité, jusqu’aux tombes, vides maintenant, de saint Jérôme, de sainte Paule et de sa fille. On nous montre la cellule où le grand docteur écrivit ses travaux prodigieux. Comment ce Dalmate fougueux se fixa-t-il ainsi auprès du suave Bethléem ? Il y a de ces surprises de tendresse qui dorment sous les aspects les plus âpres, comme quelque lac souterrain sous les roches.
Depuis 1873, où eut lieu le dernier massacre des franciscains par les Grecs, des soldats turcs sont toujours en faction dans le transept du haut et du bas, entre les deux autels. Ils sont immobiles et graves comme des statues et volontiers on les confondrait avec elles, si, quand ils se trouvent seuls, ou seulement avec des pèlerins débonnaires, ils ne s’asseyaient furtivement sur une marche d’escalier, épuisés par ces factions si longues. Ils se relèvent au moindre bruit. Les Grecs, en passant, les aspergent d’eau de roses.
Sous cette garde et sous la garde des bons franciscains, rien n’est plus simple que de venir passer la nuit près de la grotte. On peut aussi, tant la distance est courte, à peine 9 kilomètres de Jérusalem, y consacrer seulement une matinée ou une journée. On a toujours des messes de très bonne heure. Mais je redis pour Bethléem ce que j’ai dit, je crois, pour Jérusalem, il faut y rester longtemps et y revenir plusieurs fois. On est imprégné dès l’entrée par la douceur ineffable de la Crèche ; mais il y a les mille détails que l’on n’analyse, que l’on ne groupe qu’après, et qu’une première visite ne sent pas. Il faut du temps pour causer avec les Franciscains, pour se mêler au peuple simple et bon, visiter les ateliers de nacre et les couvents, admirer le costume des femmes. Celles-ci portent une tunique bleue, ou blanche, brodée sur la poitrine de dessins éclatants dont elles gardent le secret : c’est la robe de leur mariage, elle durera souvent toute leur vie. Elles ont sur la tête une sorte de tiare où leur richesse s’étale en médailles d’or antique. Sur tout cela, un large voile blanc s’étend, les enveloppe toutes. Elles sont infiniment majestueuses et nobles, mais trop massives. Je préfère les Bédouines aux voiles courts, frêles comme des princesses de légendes, presque toutes avec l’apparence de petites vierges qui passent.
Par elles le costume de Marie nous a été conservé. C’est toujours la tunique aux larges manches ouvertes, les cheveux en bandeaux, tressés et retombant sur les épaules sous leur voile. À chaque pas nous croisons des femmes ainsi vêtues. À Jérusalem elles sont en blanc et en bleu, à Nazareth aussi ; elles sont quelquefois tout en blanc à Bethléem. Partout la ligne est exquise. Les têtes fières soutiennent sans se courber les amphores ou les larges corbeilles de fruits. Combien de fois nous sommes-nous attardés à regarder ces femmes sortant par quelqu’une des portes, courant au long des pentes rapides de toute la vitesse de leurs pieds nus sans que la corbeille ou l’amphore tremblât sur la petite tête immobile. Presque toutes ont un visage à l’ovale pur, un teint couleur de froment, de longs yeux doux et des cheveux noirs ou d’un roux sombre. À Ramallah leur tunique est blanche, brodée au cou de couleurs vives, le voile blanc aussi. Dans un bois de grenadiers elles amassaient des fruits au soleil couchant, parmi les rayons bas, parmi les fleurs de pourpre. Ainsi nous pouvons nous représenter la Vierge, sa robe, son voile, jusqu’aux traits de son visage peut-être...
Mais l’expression de ce visage ? Mais l’âme de Marie ?
À l’un des retours de Bethléem nous prenons la route d’Hébron. On dit que rien n’est intéressant comme cette ville d’Abraham, gardée jalousement par les Musulmans, et que je n’ai pas vue. Nous allons seulement jusqu’à ces réservoirs que Salomon chante de son chant mélancolique :
J’exécutai de grands ouvrages
Je me bâtis des maisons
Je me plantai des vignes
Je me fis des jardins et des vergers
Et j’y plantai des arbres à fruit de toute espèce.
Je me creusai des étangs
Pour arroser des bosquets où croissaient les arbres...
Puis j’ai considéré les ouvrages de mes mains
Et les labeurs que leur exécution m’avait coûtés.
Et j’ai su que tout est vanité et poursuite du vent...
Ces étangs subsistent, grandes vasques de marbre superposées, longues de trois cents à quatre cents coudées, larges de cent cinquante. Elles sont alimentées par les pluies et les sources, d’où l’on tirait autrefois les masses d’eau nécessaires aux jardins des Oliviers, à Jérusalem et au Temple. Les aqueducs antiques sont brisés ou détruits. Une source claire jaillit tout près, dans un édicule : on y voit la fontaine scellée. Plus haut, au delà des vasques, entre des gorges arides, une nouvelle source arrose un petit vallon. La fertilité incroyable de cette terre qui donne jusqu’à quatre récoltes par an, pour peu qu’on la cultive, s’y révèle : ce sont des arbres chargés de fleurs et de fruits, des arbustes aux parfums violents. Là, dans toutes les délices imaginables, Salomon errait dans le jardin fermé, entre de précieuses épices, entre le nard et le safran, l’aloès et le baume. Mais ces délices ne rassasiaient pas son âme que chaque expérience nouvelle des choses caduques semblait approfondir :
« Je devins grand,
« Plus grand que tous ceux qui étaient avant moi à Jérusalem. »
Maria REYNÈS-MONLAUR, Jérusalem, 1909.