CONSIDÉRATIONS

 

 

SUR

 

 

L’ESPRIT DE LA GAULE,

 

 

PAR

 

 

M. JEAN REYNAUD.

 

 

 

Gloriæ majorum.                 

Devise de l’Académie celtique

 

 

 

 

PARIS,

 

IMPRIMERIE DE L. MARTINET,

 

RUE JACOB, 30.

 

1847.

 

 

 

 

––––––––––

 

Ces Considérations forment l’article DRUIDISME de l’Encyclopédie nouvelle.

 

––––––––––

 

 

 

 

 

 

 

CONSIDÉRATIONS

 

SUR

 

L’ESPRIT RELIGIEUX

 

DE LA GAULE.

 

 

––––––––––––––

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Du trait caractéristique de la Gaule.

 

 

Si les documents ne manquaient, il faudrait que cet article fût un des plus considérables de notre Dictionnaire. Il en est des nations comme de nous-mêmes, qui n’acquérons toute notre valeur qu’à la condition de nous bien connaître ; et comment les nations peuvent-elles se connaître, si elles ne sont en mesure de se voir dans leur antiquité, c’est-à-dire dans le temps de leur plus grand naturel ? C’est ainsi que, pour prendre l’idée la plus vive, sinon la plus développée, de ce que nous sommes par nous-mêmes, nous n’avons pas de meilleur moyen que de nous reporter aussi avant que possible dans la période de notre enfance, alors que, n’ayant encore fait à la vie d’autrui que peu d’emprunts, nos sentiments et notre caractère éclataient dans leurs énergies natives avec une liberté presque entière. Malheureusement la mémoire des nations est encore plus pauvre à cet égard que celle de l’homme, car elles ne trouvent point autour d’elles des témoins auxquels il leur soit loisible, comme à nous, de faire appel pour réveiller à volonté dans le fond de leur conscience ces souvenirs éteints. À côté des rares monuments qu’elles se sont dressés à elles-mêmes, sans y songer, dans ces âges trop naïfs pour nourrir l’orgueil de parler à la postérité, elles ne rencontrent d’ordinaire que quelques traits superficiels disséminés dans les écrits d’observateurs étrangers. Mais plus ces traits, si précieux, malgré leur imperfection, pour l’exacte détermination du génie national, se montrent vagues et clairsemés, plus il est important, puisque l’on ne possède rien de plus, de les relever avec soin pour les confronter et en tirer au moins quelques lueurs.

Il faut remarquer d’ailleurs que la connaissance de ses antiquités, si utile en toutes circonstances à une nation, lui devient en quelque sorte une nécessité de premier ordre quand, après s’être laissé soutenir pendant un temps par les leçons et l’autorité d’une autre nation momentanément supérieure, elle se voit tout-à-coup rendue de nouveau à elle-même. Quelle autre ressource lui reste-t-il alors que de mettre sa main sur son cœur, pour se recueillir un instant et s’assurer de la sincérité des instincts qui lui semblent poindre en elle, maintenant qu’elle n’est plus sous le joug, en les comparant à ce qu’il lui était déjà naturel de sentir alors qu’elle n’y était pas encore ? C’est précisément l’histoire de la Gaule. Asservie par les Latins à l’époque où ses croyances primitives, étouffées, ainsi qu’il arrive dans toutes les décadences religieuses, par l’expansion des dogmes secondaires, commençaient à lui faire défaut, elle a vécu jusqu’à ces derniers siècles en disciple de ses vainqueurs. C’est par leur intermédiaire et conformément au tour particulier que leur esprit y donnait que, condamnée à la fois à s’interdire toute spontanéité et à tenir en oubli tout son passé, elle a pris part aux solides enseignements de la Grèce et de la Judée. Mais aujourd’hui que la religion de Rome se perd à son tour par son désaccord avec les progrès et la tendance des temps, la Gaule, adulte et baptisée du nom de France qui consacre sa vigoureuse unité, revient naturellement à elle-même, et il lui reste à décider par elle-même où elle prendra sa tradition et quelle sera sa foi. Nation sans vertu, ne tenant du ciel dans les principes de sa race aucun instinct sacré, gratifiée par les autres peuples de tout ce qu’elle a de valable, sera-t-elle réduite à rompre avec sa propre souche pour se greffer ailleurs ? Ou, au contraire, divine entre les plus divines de la terre, devra-t-elle ne regarder son cours d’éducation sous l’Italie que comme un accident de son histoire, et, relevant jusqu’aux origines du genre humain les lignes de destinée dont il lui est donné de se glorifier, soudera-t-elle, en les rattachant l’un à l’autre, le droit religieux de son avenir sur le droit religieux de son passé ? C’est la question entre les ultramontains et les nationaux.

Il est incontestable que, jusqu’ici, nous ne nous sommes point fait assez honneur de nos pères. Il semble qu’éblouis par les prestiges de l’antiquité hébraïque, même de l’antiquité grecque et romaine, nous nous empressions, par honte, de faire bon marché de la nôtre et de la passer sous le voile. On croirait, à lire nos propres historiens, que nos druides n’étaient que des espèces de sauvages, ensevelis, comme des bêtes fauves, dans les tanières de leurs bois. Sanguinaires, bruts, superstitieux, on ne voit d’eux que leurs sacrifices humains, leur idolâtrie du gui, leurs pierres levées. On ne recherche pas si ces traits dont se scandalise notre goût ne sont pas simplement les legs d’une ère primitive dont, à côté des religions délabrées de la gentilité, le druidisme était demeuré le continuateur fidèle. On ne se demande pas si, à l’origine de ces autres religions, c’est-à-dire dans la source la plus pure de toutes les antiquités, des traits exactement analogues, culte du chêne, constructions cyclopéennes, victimes humaines, ne se retrouvent pas, qui, effacés plus tard par le développement de la civilisation, ont fait place dans la gentilité à d’autres usages plus polis, mais plus abominables assurément. On aime mieux excuser et adoucir chez les autres ce que l’on relève si sévèrement chez nos pères ; et même l’on ne prend seulement aucun souci de savoir quelles étaient au fond, sous ces formes choquantes, les lois de l’esprit. En même temps que, pour avoir des traditions héroïques dans lesquelles il soit digne de se complaire, on invoque les souvenirs des Grecs et des Romains, pour rencontrer des traditions religieuses dans lesquelles la majesté de Dieu ne soit pas outragée, on n’imagine d’autre moyen que de faire appel à Moïse et à Abraham. On se garderait bien de revenir pour un objet si capital à la mémoire de nos druides. Si, dans les riches et élégants sanctuaires de la gentilité, on ne trouve que de l’idolâtrie, que faudrait-il s’attendre à découvrir dans les forêts barbares de nos aïeux, sinon du fétichisme ? C’est ainsi que, sur tous les points, dans les choses divines comme dans les choses humaines, trompés par les peuples de l’école desquels nous sortons, nous nous vouons à l’étranger et livrons aveuglément à l’oubli nos ascendances nationales. Le mal est grand ; car, par là, l’idée de la patrie, toute flagrante qu’elle soit dans les cœurs, demeure obscure dans les intelligences, parce qu’elle ne s’y éclaire point des lumières du passé, et que, n’étant point assurée à nos yeux par une religion initiale, elle ne nous garantit point une religion future.

Mais, j’ose le dire, si Dieu avait voulu que l’écriture nous eût conservé l’héritage paternel aussi brillamment qu’elle l’a fait chez les Hébreux, les Grecs et les Romains, loin d’humilier nos antiquités nationales devant celles de ces peuples, nous n’eussions voulu relever que d’elles seules. Peut-être même le sentiment des titres de notre race nous aurait-il inspiré trop de hauteur pour qu’il nous fût demeuré possible de nous plier avec la condescendance nécessaire aux communications que la Providence nous destinait à recevoir d’autrui ; et peut-être, par conséquent, faut-il nous féliciter, en vue des heureuses conséquences de notre éducation, que nos parents aient été de la sorte passagèrement négligés par nous pour nos maîtres. Si nous avons été distraits du sentiment profond d’édification que nous auraient inspiré nos antiquités, en se témoignant convenablement à nos yeux, ce n’a donc été que par l’effet d’une disposition accidentelle et transitoire. Ainsi, sachons la dominer, maintenant que son service est accompli. S’il ne nous reste pas assez de monuments pour en composer un ensemble capable de dominer le monde, rendons du moins au jour l’essentiel. Nous ne brillerons pas, dans cette pénurie de traditions, comme si nous avions dans nos mains les livres de Moïse, d’Homère, même ceux des légistes romains ; mais nous nous verrons pourtant en mesure d’appeler sur nous l’attention de la société du genre humain, en même temps que nous découvrirons dans notre essence tous les principes d’une nationalité suffisante.

En effet, nos druides méritent d’occuper dans l’ordre de la religion le premier rang. Ils sont sublimes. On ne les voit point, comme les brahmes, s’émerger péniblement des abîmes du polythéisme primitif, ni s’y replonger comme les païens. Ils ne paraissent que dans la lumière de l’unité de Dieu, répandue, grâce à eux, dès ces temps reculés, jusque dans les extrémités de l’Occident. Rome elle-même, malgré ses scrupules, ne peut leur refuser le droit de prendre place dans l’alliance d’Abraham et de Melchisédech. À la vérité, sur la fin de leur indépendance, le culte de Dieu s’est peut-être troublé dans leurs sanctuaires par le débordement de celui des puissances célestes. Mais ce défaut a été justement occasionné par ce qui restera leur gloire : c’est que leur code, au lieu de s’être fermé, comme celui de Moïse, au sentiment de la vie future, s’y était ouvert sans réserve, jusqu’à risquer d’éblouir l’humanité par une ostentation trop vive des hautes natures. Si la Judée représente dans le monde, avec une fidélité qui lui est propre, l’idée du Dieu absolu, la Grèce et Rome l’idée de l’homme et de la société, la Gaule représente avec la même spécialité l’idée de l’immortalité. Rien ne caractérise mieux son peuple, de l’aveu même de tous les anciens. On le regardait de loin comme le possesseur privilégié des secrets de la mort ; et son inébranlable instinct de la persistance de la vie n’a cessé d’être aux païens un sujet d’étonnement et bien souvent de crainte. Telle est, dans le développement de l’arbre théologique, la racine qui appartient en propre à la Gaule, et l’on ne peut nier que cette racine ne soit aussi essentielle qu’aucune de celles qui correspondent aux trois nations précédentes, bien que l’ordre logique ait voulu qu’elle n’apportât le tribut de sa sève qu’après la mûre combinaison du tribut des trois autres. Si c’est à la Judée que remonte l’honneur de l’initiative, comme ayant eu à soutenir le premier principe de ce grand travail, c’est à ta Gaule, qui vient poser le dernier, que doit être attribué l’honneur égal de la conclusion. C’est par elle que la conception du système de l’univers, demeurée inachevée jusqu’ici dans le christianisme, reçoit son complément. L’enchaînement arrive ainsi à son terme et avec une régularité admirable : c’est la Judée qui fait l’éducation de la Grèce ; la Grèce, de Rome ; Rome, de la Gaule, qui, unissant à tout ce qu’elle a reçu ce qui forme son titre spécial, devient dominante à la fin et couronne toute la religion.

C’est une chose merveilleuse, où le doigt de la Providence se marque bien, que la précision avec laquelle le sentiment qui appartient à la Gaule vient donner juste à son point. S’il a été utile que le bonheur terrestre fût sacrifié pendant un temps, afin que l’amour de Dieu, excitant seul le ravissement des pensées, prît plus facilement habitude dans le cœur des hommes, dès à présent une nouvelle ère commence où tous les efforts de la religion doivent concourir à manifester Dieu dans ce monde inférieur lui-même en le délivrant du mal autant que possible. Or, quel est l’obstacle capital à une telle entreprise ? Est-ce la pauvreté ? La science, jointe à l’économie sociale, suffira pour la détruire dès que nous voudrons nous entendre. Sont-ce les maladies ? La médecine, favorisée par une meilleure règle de la vie, saura les prévenir ou les alléger. Sont-ce les passions ? La morale, avec une autre institution des mœurs, parviendra à leur fermer la voie des tourments en leur ouvrant celle de l’ordre. L’obstacle capital, tout le monde le nomme, c’est la mort. Quel secours donc invoquer plus à propos sur cet article fatal, pour le salut de l’humanité encore toute tremblante devant les effrayants fantômes dont les apôtres de Rome n’ont cessé de prendre à tâche de la terrifier, que les leçons d’une race pour laquelle la mort n’était rien ? Jamais le genre humain n’a produit à cet égard un exemple pareil. Il resplendit comme le soleil qui éclaire d’autant mieux qu’il est seul ; et il est seul en effet, puisqu’il n’y a aucun rapport entre le magnifique mépris de la mort qui distinguait nos ancêtres, et l’indifférence pour la vie qui s’observe chez les infortunées nations de la tige brahmanique. Les deux principes sont contraires : d’un côté, une telle conscience de la personnalité que la mort même n’y a point de prise ; de l’autre, un tel relâchement de l’existence que la vie semble courir d’elle-même à l’évanouissement. C’est assez dire que les deux tendances sont contraires aussi, au point que ce qui est la destruction de la personnalité pour ceux-ci en représente à l’inverse, pour ceux-là, le renouvellement. Ainsi, revenons avec ferveur à nos pères. Que l’amour de la vie nous rende à eux. Partout ailleurs, la mort ne se lasse pas de nous poursuivre comme un affreux et triomphant ennemi et de nous gâter la terre. Il ne suffit pas de s’écrier avec l’Apôtre de la rédemption dans un emportement de sainteté : Ô mort, où est ton aiguillon ? La mort le garde toujours, cet aiguillon féroce, tant que l’on consent à voir en elle une rupture de la vie. On ne le lui ôte qu’à la condition de concevoir qu’incapable de troubler en rien notre continuité, elle n’est en réalité qu’un voile qui nous barre la route, et au-delà duquel nos habitudes présentes se poursuivent. Que l’on nous parle d’aller nous noyer dans les flots du Saint-Esprit, ou nous engloutir dans les abîmes de Brahma, c’est toujours une dissolution de la vie, et rien ne peut empêcher toute âme qui sent en soi la vitalité de recevoir avec horreur une telle annonce. Mais que la religion s’accorde à nous montrer qu’il ne s’agit après tout que d’un voyage pour une région déjà peuplée d’amis, où nous rejoindront plus tard, pour vivre avec nous mieux encore, les amis laissés en arrière, alors, mais seulement alors, nous serons en mesure de respirer le bonheur sur la terre, et de nous y épanouir pleinement en attendant le ciel ; car nous ne nous verrons plus sous le coup d’aucun mal véritable, et nous comprendrons en même temps que toutes les vertus que nous pouvons prendre à tâche de constituer en nous sont destinées, comme nous-mêmes, à une activité sans limites.

Ce n’est pas assez qu’un système de croyances si favorable au salut et à la félicité de l’homme se découvre de la sorte chez nos pères et nous soit ainsi recommandé simultanément par notre intérêt et par leur autorité, il éclot de lui-même dans nos cœurs. C’est une concordance entre le présent et le passé de notre race, concordance instinctive, et dont j’avoue que la grandeur me frappe. Considérons en effet quelles sont les idées dans lesquelles nous sommes entrés par une impulsion toute naturelle dès que les grossières leçons de la théologie romaine sur ce sujet ont cessé de nous faire loi. Rejetant aussitôt la prétendue fin du monde qui devait clore les temps dans le règne éternel de l’invariabilité, nous avons senti en nous-mêmes une force secrète qui nous avertissait que non seulement rien ne peut détruire le principe de notre existence, mais que rien ne peut frapper de léthargie tant de vertus actives qui s’agitent en nous, ni mettre arrêt dans notre âme à la poursuite incessante de la perfection. De là nous avons dû conclure que cet univers matériel, grâce auquel s’accomplit dans le présent notre destinée, et qui, dans les profondeurs de son firmament, nous cache sans doute tant de sublimités, loin d’être condamné à finir, était fait pour nous offrir à jamais, ainsi qu’à toute la famille des créatures, des mondes proportionnés à nos variations. De sorte qu’en définitive, reconnaissant que la créature vit toujours d’une vie véritable, et que tout le mystère de la mort se réduit à un changement de place, nous nous sommes trouvés transportés tout naturellement au-dessus des vaines fantasmagories de l’Église romaine. Le seul effort de nos consciences a suffi pour l’accomplissement d’une telle révolution. Loin d’avoir prémédité, en la commençant, de nous réintégrer dans la tradition de nos pères, nous ne nous en souvenions seulement pas. Ils n’existaient plus pour nous, tant nous les avions oubliés dans un long abandon. Mais nous étions toujours de leur sang, et pour rentrer dans les instincts sacrés de leur foi, il suffisait que, délivrés des fascinations de l’étranger, nous fussions rendus à la liberté de nos inspirations natives.

 

 

 

––––––––

 

 

 

 

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

De la connaissance de Dieu.

 

 

§ 1.

 

Pour être en droit d’affirmer que les Druides ont connu l’unité et la spiritualité de Dieu, il devrait suffire de savoir que les Grecs et les Latins se sont accordés à leur appliquer le nom de philosophes. Ce nom, dans l’usage des peuples païens, s’appliquait en effet d’une manière générale à tous ceux qui faisaient profession d’adhérer au principe abstrait de l’univers. Pour ces peuples, c’était pratiquer la religion que de célébrer des cérémonies devant les images et les emblèmes consacrés, comme c’était pratiquer la philosophie que de spéculer sur l’invisible. Aussi voit-on que les chrétiens, s’étant contentés dans l’origine d’adorer Dieu dans le pur esprit, furent immédiatement traités de philosophes. Cette épithète les définissait aux yeux du vulgaire ; et, comme on le découvre chez quelques-uns des théologiens du second siècle, ils ne la refusaient point, tant le sens en était large et bien déterminé. C’est ce qui est assez présent à quiconque s’est occupé tant soit peu des locutions grecques et latines pour qu’il n’y ait pas besoin d’insister. Or ce mot de philosophe, employé de la sorte, d’un commun accord, même par les chrétiens, pour désigner la croyance au Dieu mystique de l’Évangile, est précisément celui qui résumait aussi, comme le montre une multitude de témoignages, l’idée que l’on se faisait de la croyance des Druides. « Il y a parmi les Gaulois, dit Diodore de Sicile, des philosophes et des théologiens nommés Saronides qu’ils jugent dignes des plus grands honneurs » ; et plus loin, parlant de l’institution des sacrifices dans la Gaule : « Il n’est permis à personne, dit-il, de célébrer un sacrifice sans l’assistance d’un philosophe. » Étienne de Byzance les définit : « Une race de philosophes chez les Gaulois. » Suidas leur donne le titre de philosophes et semnothées. Polyhistor, soutenant que la philosophie avait existé hors de la Grèce avant de se répandre dans ses écoles, apportait en preuve les Druides, dont il faisait ainsi avec une profonde raison les prédécesseurs des philosophes proprement dits. Sotion, dans son livre des Successions, disait exactement la même chose. Aristote, selon Diogène Laërte, enseignait dans le Magique « que la philosophie avait commencé chez les semnothées des Celtes, et que la Gaule avait été l’institutrice de la Grèce ». Le nom même de semnothées par lequel la Grèce caractérisait les Druides signifie adorateurs de Dieu. Enfin leur croyance différait tellement de celle qui avait cours dans les temples païens, que Lucain va jusqu’à dire qu’ils étaient les seuls qui connussent la vraie nature des dieux ou les seuls qui ne la connussent pas. Ainsi, l’on ne peut s’abstenir de conclure que le principe de leur religion était tout différent de celui qui régnait parmi les puérils serviteurs de Jupiter. Que pouvait-il donc être sinon la spiritualité et l’unité ? C’est ce que résume ce nom de philosophes qu’abhorra si longtemps chez les disciples de Pythagore, comme chez ceux de S. Paul, la superstition païenne, et que l’antiquité, comme nous venons de le voir, a régulièrement décerné à nos Druides.

On peut, dans cette même voie, approcher du but encore davantage : c’est en cherchant s’il n’y a pas quelque école particulière de philosophie à laquelle les Grecs et les Romains auraient rattaché de préférence les druides. Or, on ne trouve qu’une voix à cet égard. Non seulement l’antiquité se montre unanime pour rallier les druides à l’école de Pythagore, mais elle n’hésite même pas à les y incorporer tout-à-fait. Polyhistor, qui est une des plus grandes autorités qu’il y ait eu chez les anciens pour la connaissance des temps passés, enseignait que Pythagore avait voyagé chez les druides aussi bien que chez les brahmes, et qu’il avait emprunté aux premiers comme aux seconds les principes de sa philosophie. S. Clément, qui nous a transmis l’opinion de ce savant historien, l’acceptait entièrement, tant il la jugeait justifiée par l’analogie des doctrines. Un mot d’Ammien Marcellin, car on est réduit à ramasser ici les moindres mots, semble venir à l’appui du témoignage de Polyhistor. Suivant lui, Pythagore aurait proclamé que les druides étaient les plus éclairés des mortels : « Les druides, dit-il, les plus élevés de tous les hommes par l’esprit, comme l’a déclaré l’autorité de Pythagore. » Déclarer que les druides étaient les plus élevés de tous les hommes, n’était-ce pas se déclarer implicitement leur disciple ? On peut relever encore sur le même sujet, tout impertinente qu’elle soit, cette parole de Valère Maxime à propos de la croyance des Gaulois : « Je les croirais fous si, avec leurs braies, ils n’avaient pensé la même chose que le philosophe Pythagore avec son manteau. » Mais s’il existait de si étroites relations entre Pythagore et les druides, il reste à se demander s’il est bien nécessaire de faire voyager jusque dans l’Inde ce grand initiateur de la Grèce. Les leçons des semnothées de la Gaule n’avaient-elles pas dû suffire pour lui communiquer les principes qui, par suite de la propagation qu’il en fit chez les Grecs, sont devenus la propriété de son nom ? D’ailleurs, comme nous venons de le voir, Aristote et les autres historiens de la philosophie professaient que la Gaule était l’institutrice de la Grèce ; et l’auraient-ils pu dire, si elle n’avait été à leurs yeux l’institutrice de Pythagore ?

Ce n’est pas que tous les anciens aient usé de la même libéralité envers la Gaule. Pour un grand nombre d’entre eux, qui ne pouvaient admettre que des barbares se fussent élevés d’eux-mêmes à des principes si sublimes, c’était de Pythagore que dérivait, au contraire, l’institution des druides. Peu importe la futilité d’un tel système : il n’en forme pas moins un éclatant témoignage de la parfaite analogie qui se remarquait entre la doctrine des druides et celle des philosophes qui, se fondant sur le principe essentiel de la théologie, faisaient de l’unité abstraite la source éternelle de toutes choses. Nulle part cette opinion n’est formulée plus explicitement que dans le livre des Philosophumènes. « Dans les Gaules, dit l’auteur, les druides furent parfaitement initiés à la philosophie de Pythagore. Zamolxis, Thrace d’origine et esclave de Pythagore, fut chez eux l’instituteur de cette doctrine et discipline. Étant arrivé dans leur pays après la mort de Pythagore, il leur donna le moyen d’embrasser cette profession philosophique. » À l’article de Pythagore, le même auteur emploie des expressions qui ne permettent pas de douter que ce sentiment, loin de lui être particulier, n’eût généralement cours. « Parmi ceux des disciples qui échappèrent à l’incendie, furent Lysis, Archippe et Zamolxis, l’esclave de Pythagore, que l’on dit avoir enseigné aux druides la philosophie selon les principes des Pythagoriciens. » Diodore de Sicile, dans un passage du cinquième livre, semble professer la même opinion. C’était aussi au fabuleux esclave de Pythagore que l’on attribuait l’honneur d’avoir converti à la doctrine de son maître ses compatriotes les Thraces, qui, liés avec les Gaulois par certaines parentés, devaient conserver des traditions théologiques analogues. Mais, outre que l’on ne peut guère douter que Zamolxis n’appartienne, comme le veut Hérodote, à des temps antérieurs à Pythagore, et qu’ainsi l’institution philosophique dont on lui fait honneur ne soit d’une époque bien plus reculée que son prétendu maître, il est difficile de ne pas croire que des croyances aussi profondément enracinées dans la Thrace et dans la Gaule y aient été le produit d’une tradition nationale particulière. Et toutefois l’illusion des Grecs se conçoit. Une religion aussi nue que celle des semnothées se détachait d’une manière si originale sur le fond du paganisme, qu’elle paraissait naturellement de l’invention d’un seul auteur ; et l’on s’accordait en conséquence à la rapporter à celui sous le nom duquel on la voyait en pleine lumière pour la première fois. L’histoire des druides est, à cet égard, exactement la même que celle de Numa. Pour s’être voué à faire prévaloir dans Rome le culte du Dieu invisible, il avait fini par prendre place également dans l’opinion populaire, malgré la contradiction des époques, parmi les disciples de Pythagore. Comme le remarque très justement Cicéron dans les Questions académiques, c’était l’analogie des doctrines jointe au trouble occasionné par l’éloignement des temps qui avait donné naissance à ce malentendu. Voyant des deux parts la même sagesse, on s’était naturellement persuadé que celle du philosophe avait formé la source de celle du roi. Mais de même que Denys d’Halicarnasse, en nous transmettant l’opinion qui avait cours à ce sujet, se demande si, en définitive, Numa n’aurait pas été le disciple de quelque Pythagore plus ancien que celui des Grecs, on peut avancer sur les druides la même question. En donnant ainsi à ce grand nom de Pythagore une sorte de généralité symbolique, et en reculant le premier Pythagore jusqu’à ces âges que la distance soustrait à nos regards, rien n’empêche en effet de penser que cet instituteur primitif, par une tradition ininterrompue de ses principes, n’ait pu être à la fois le maître des druides et celui de Numa, même celui du Pythagore de l’histoire. Entre les Gaulois, chez lesquels régnaient les druides, les Ombres ou les Sabins, desquels était sorti le législateur, et les Étrusques, qui revendiquaient sur les Grecs l’honneur d’avoir donné naissance au philosophe, existait une consanguinité assez vive pour rendre aisément compte d’un tel rapport. Seulement il conviendrait dès lors de donner un degré de plus à la généralisation de ce nom, et d’en couvrir non plus un homme, mais une race 1.

Les Pères de l’Église, dont le jugement en matière de théologie est bien autrement délicat que celui des auteurs païens, tiennent pourtant le même langage sur les druides dans le peu de paroles qu’ils ont prononcées à leur sujet. Séparant soigneusement les druides du commun de la gentilité, ils reconnaissent de la même manière que le nom de philosophe pouvait seul caractériser ces directeurs de la Gaule. S. Cyrille d’Alexandrie, soutenant contre l’empereur Julien la thèse que la philosophie, c’est-à-dire, comme on l’entendait alors, la croyance à l’unité de Dieu, avait existé chez les nations étrangères avant de se répandre chez les Grecs, allègue l’exemple des druides, qu’il met à côté des disciples de Zoroastre et de Brahma. S. Clément dit textuellement dans les Protreptiques que les druides avaient une religion de philosophes. Dans les Stromates, développant l’idée que la connaissance du vrai Dieu, qu’il désigne toujours, comme S. Cyrille, sous le nom de philosophie, étouffée ailleurs par les désordres de l’idolâtrie, n’avait pas cessé de se conserver dans les grands collèges sacerdotaux, ce théologien n’hésite point à donner place aux druides dans ce que la religion a connu de plus pur hors de la ligne privilégiée de la Judée. « La philosophie, dit-il, cette science si utile, a fleuri autrefois chez les nations barbares, et elle a resplendi parmi les gentils. Ce n’est que postérieurement qu’elle est arrivée chez les Grecs. Avant eux prennent place les prophètes chez les Égyptiens, les Chaldéens chez les Assyriens, les druides chez les Gaulois, les samanéens chez les Bactriens, chez les Celtes ceux qui ont philosophé, chez les Perses les mages qui ont prophétisé la naissance du Sauveur. » Tel était donc le sentiment de l’école chrétienne d’Alexandrie touchant la Gaule, et Origène, son plus illustre représentant, en donne un témoignage plus décisif encore que ceux de S. Clément et de S. Cyrille. Bien que succinct, il est immense et le plus important que l’on puisse alléguer dans la question dont il s’agit ici. Dans sa discussion contre Celse, qui, en vue de rabaisser la Judée, élevait contre le privilège de sainteté que l’on affectait de lui attribuer exclusivement, les droits des autres nations, et spécialement des Gaulois, le grand théologien reproche à son adversaire l’inconséquence de décrier les Juifs quand il accorde tant d’éloges aux druides dont les croyances étaient pourtant si voisines de celles des Juifs. On ne peut rien voir de plus formel. « Celse, dit-il, appelle nations primordiales et les plus sages les Galactophages d’Homère, les Druides de la Gaule et les Gètes, lesquels professent des choses tout-à-fait conformes aux doctrines des Juifs, et dont je ne sais s’il existe quelques écrits : les Juifs sont les seuls auxquels il enlève, autant qu’il est en lui, et l’antiquité et la sagesse 2. » Quelles pouvaient donc être ces doctrines druidiques si voisines des doctrines juives, qu’Origène, pour serrer d’aussi près que possible son expression, les nommait de même sang ? Il n’y a plus ici d’incertitude. S’il restait permis de juger trop peu explicite, quant au fond même de la théologie, l’analogie avec les pythagoriciens, il n’en est plus de même de l’analogie avec les Juifs. La question de la métempsychose disparaît, et l’on n’a plus devant soi que le dogme de l’unité de Dieu, qui forme en quelque sorte à lui seul toute la substance de la Judée. Quiconque ne le possède pas n’a rien de commun avec la Judée ; et quiconque est déclaré conforme à la Judée le possède par conséquent. Sans doute il y a lieu de regretter que le sentiment d’Origène sur un sujet si grave ne nous soit parvenu que dans une phrase incidente ; mais cette circonstance même n’est pas sans prix, puisqu’elle nous enseigne que l’on pouvait alors se contenter de faire appel sur un tel point à la notoriété. La première partie de la tâche que nous avons en vue sera donc remplie si nous parvenons à confirmer par des éclaircissements subsidiaires la déclaration du grand théologien d’Alexandrie, qui, à la rigueur, pourrait suffire.

 

 

§ 2.

 

Faisons une hypothèse : supposons que la connaissance de Dieu se soit formée peu à peu dans le sein du petit groupe de patriarches que la Providence destinait à donner naissance, par une suite de migrations, aux grandes races du monde ; que, grâce aux progrès naturels de la réflexion et de la piété, cette lumière capitale s’y soit peu à peu dégagée des nuages du polythéisme primitif dont les poésies védiques nous conservent tant de traits précieux ; enfin, que les divers essaims de ce groupe primordial, entraînés sans effort, par une impulsion instinctive, chacun sur le terrain qui lui avait été préparé dès l’origine pour l’accomplissement de son histoire, aient emporté, en s’écartant ainsi successivement les uns des autres, avec la tradition de ce Dieu suprême, les souvenirs plus ou moins vifs des génies fantastiques dont s’était payée l’imagination puérile des premiers âges ; ne serait-il pas arrivé que chaque branche aurait dû maintenir le fond commun, en lui donnant seulement, suivant le caractère particulier de ses auteurs et les circonstances propres de son développement, un tour spécial ? que les unes, plus attachées par leur génie naturel à l’idée de l’homme qu’à celle de Dieu, retombant à certains égards, par l’effet de leur isolement, dans les rêves du berceau, auraient fini par ne plus connaître, comme les polythéistes primitifs, que des divinités analogues à l’homme ? que d’autres, conservatrices plus fidèles des croyances de la société mère, auraient gardé, en même temps que l’idée du Dieu souverain, celle des divinités secondaires, en influant, chacune à sa manière, sur la détermination des attributs, de la figure, des relations mutuelles de ces anges ? Le culte de ces brillants fantômes, plus attrayant pour des peuples peu sévères, plus disposé à se prêter à la variation des temps, plus accessible aux superstitions, aurait pris, surtout dans les époques de décadence, une valeur de plus en plus grande, de telle sorte que la connaissance de Dieu, sans s’être jamais absolument effacée, aurait cependant d’autant plus d’apparence que l’on remonterait plus haut dans le passé de chaque pays. Les nations les plus étrangères l’une à l’autre laisseraient donc apercevoir certaines analogies théologiques tant à l’égard de Dieu qu’à l’égard des puissances intermédiaires, sans que ces nations eussent pourtant jamais agi directement l’une sur l’autre ; et il faudrait regarder comme doués de la plus haute ancienneté les traits communs au plus grand nombre de nations ou aux nations les plus dissemblables sur tout le reste. Enfin, parmi tant de diversités de ces essaims, il s’en trouverait sans doute au moins un, qui, tout à Dieu, et laissant de côté toute considération des divinités secondaires, aurait voulu ne connaître que la gloire de la suprême Majesté dans sa solitude éternelle. Telle est en deux mots l’hypothèse, et elle embrasse toute l’histoire : elle nous rend à la fois l’équivalent des nations païennes du monde gréco-romain, celui des grandes nations sacerdotales de l’Inde, de la Perse, de l’Égypte, de la Gaule, celui de cette petite nation d’Israël qui fut si originale dans la simplicité de sa foi, et qui, par sa ferme opposition aux débordements du culte des anges, a mérité de recevoir dans les fastes de la religion une si belle place. Et en même temps que cette hypothèse se recommande ainsi par sa fécondité, il est manifeste qu’elle n’est au fond que le mythe des enfants de Noé, mais entendu dans un sens plus rapproché de celui qu’entrevoyaient les théologiens d’Alexandrie, moins littéral que celui des Juifs et des Latins, plus conforme enfin aux lumières de l’histoire moderne.

On voit assez, pour commencer par les Brahmes, que l’adoration du Dieu unique, dans quelques erreurs qu’ils aient donné sur sa nature, remonte dans leur tradition jusqu’à la haute antiquité. Ils adressaient à ce Dieu souverain leurs prières et leurs offrandes en plein air, sur un autel brut, et sans le chercher ailleurs que dans les profondeurs de l’esprit. Ce n’est que dans une période postérieure, par l’effet de la faveur que donna dans l’Inde aux représentations figurées le système des incarnations, que l’on voit cette ancienne simplicité de la religion se troubler, et le brahmanisme retomber dans une mythologie plus savante, mais moins excusable que les fables qui avaient charmé son berceau et servi de prélude à sa théologie. Il en est des mages comme des brahmes leurs frères. Chez eux aussi, le Dieu de lumière, après s’être dégagé de plus en plus de son entourage angélique, finit par s’y replonger. Seulement, dans cette décadence, ne procédant point de la même philosophie que l’Inde, et affranchi de l’écueil des incarnations, le dogme, comme on le voit par l’exemple si éclatant de Mithra, fait simplement retour aux anges du premier âge. Pour l’Égypte, bien que les monuments écrits fassent défaut, la question n’est pas moins claire. Il n’est pas douteux que, dans son antiquité, cette nation, frappée d’un tel décri comme génératrice de toutes les idoles du monde, se soit interdit toute représentation sensible du Dieu suprême. Lucien, dans son traité de la Déesse syrienne, nous dit expressément que, dans l’origine, les Égyptiens n’élevaient de statues à aucun Dieu. Synésius, en nous transmettant le même fait, est encore plus explicite : « En Égypte, dit-il, les prophètes ne permettent à aucun statuaire de représenter la divinité, de peur que l’on ne s’écarte trop de l’idée que l’on doit en avoir ; mais ils savent bien amuser le peuple au moyen de becs d’épervier et d’ibis, qu’ils font sculpter à l’extérieur des temples, tandis qu’ils s’enfoncent dans les cellules sacrées pour dérober aux yeux de tout le monde les mystères qu’ils célèbrent devant des globes qu’ils ont encore la précaution de voiler. » D’ailleurs, il se conçoit assez que, dans un pays où le sacerdoce se perpétuait par des institutions si puissantes, l’idée de Dieu n’ait pu manquer de rester présente ; et peut-être même le contact de l’Égypte ne fut-il pas inutile à la Judée pour la confirmer dans sa foi, tant en la mettant en garde contre les anges par le spectacle des abus de leur culte, qu’en lui consolidant par la métaphysique des sanctuaires le Dieu antique d’Abraham et de Jacob.

Le puissant essaim des nations scythiques et celtiques, poussé successivement par la Providence dans le plein continent de l’Europe, sorti des mêmes montagnes que les essaims de l’Inde et de l’Asie, avait dû nécessairement s’y empreindre des mêmes croyances. Aussi, au milieu des populations qui existaient avant lui sur ce vaste territoire, et qui vivaient sans doute encore dans le polythéisme du premier âge, voit-on surgir de toutes parts le culte de ce Dieu sévère, qui ne demande que des autels, et ne veut point d’égaux. On sait par le témoignage des anciens que les Scythes, à l’exemple des adorateurs de Mazda, de Brahma, de Jéhovah, célébraient leurs cérémonies à la face du ciel, librement, sans idoles. Il en était de même des Thraces, dont quelques tribus dégénérées, en pénétrant avec leurs anges dans la péninsule hellénique, ont exercé sur la rénovation du monde pélasgique une si radicale influence. En se portant jusque dans la dernière péninsule de l’Europe, au cœur des Ibères, la race celtique tendit également à faire triompher parmi ces populations primitives le culte du Dieu sans nom et sans pareil. Elle y réussit en partie, comme on le peut conclure de ce que rapporte Strabon. « Les Celtibères, dit en effet cet historien, ainsi que les peuples situés plus au nord, célèbrent des fêtes et des danses pendant toute la nuit, devant la porte de leurs maisons, en l’honneur d’un certain Dieu sans nom. » Enfin, dans la péninsule italique, après avoir percé de même, le fer en main, à travers les anciens habitants, la race celtique ne manque pas non plus, à peine établie, de faire effort autour d’elle en l’honneur de Dieu. Sans parler de tant d’attentats contre les temples, qui n’étaient après tout que des emportements de piété, comme les violences analogues des Perses et des Hébreux, qu’il suffise de rappeler le règne de Numa. On ne peut douter que ce règne, transformé plus tard par la croyance populaire en une sorte d’invasion de la philosophie, ne représente en réalité une influence passagère de ces tribus religieuses. Il se peut qu’il faille, comme le veut la tradition, placer chez les Sabins la naissance du successeur de Romulus, mais c’est chez les Ombres qu’il faut placer son berceau. Ce n’est qu’à ces étrangers qu’il avait pu emprunter les idées qui étonnèrent si longtemps le génie de l’Italie ; et en effet, la religion qu’il personnifia dans Rome est la même qui nous apparaît partout sur la trace des migrations celtiques. Peut-être même les chastes prêtresses qui, au milieu des dérèglements du paganisme, maintinrent si longtemps dans Rome, parle spectacle de la virginité et de la vertu, le souvenir de leur instituteur, provenaient-elles de cette source, et faut-il voir sous le nom de la mystérieuse Égérie quelque sœur vénérable des prophétesses de la Gaule, Mais le trait le plus essentiel est l’idée de Dieu : « Ce que Numa ordonna touchant les images et les représentations des dieux, dit Plutarque, est entièrement conforme à la doctrine de Pythagore, lequel estimait que la première cause n’est ni sensible ni passible, mais invisible, incorruptible, et seulement intelligible. De sorte qu’en ces premiers temps il n’y eut à Rome d’image de Dieu ni peinte ni sculptée, et pendant l’espace de cent soixante-dix ans on édifia des temples, mais sans qu’il y eût dans l’intérieur ni statue ni figure quelconque. » S. Clément d’Alexandrie était si frappé de la spiritualité de cette religion, qu’il s’imaginait que c’était au fond l’influence de Moïse qui, par Numa, avait prévalu dans Rome si longtemps. « Numa, roi des Romains, dit-il dans les Stromates, était pythagoricien ; mais, soutenu par les vérités qui nous ont été transmises par Moïse, il défendit aux Romains de faire aucune image de Dieu semblable à l’homme ou à l’animal. Il leur avait enseigné secrètement que ce qui est le bien par excellence ne peut être vu que par l’esprit seul » En entrevoyant un lointain rapport entre les croyances de Numa et les croyances de Moïse l’illustre théologien ne commettait sans doute pas une méprise complète : seulement ce rapport, au lieu de résulter d’une filiation, n’était que l’effet naturel d’une tradition commune.

Mais la race généreuse qui avait couvert l’Europe de ses rameaux n’était pas destinée à occuper toujours tant d’étendue. Il fallait qu’elle laissât de la place à d’autres nationalités que la sienne, et il devait suffire à sa grandeur de concentrer finalement sa vie sur le territoire d’honneur de ce continent privilégié. Ce qu’était la terre de Chanaan pour le génie hébreu, à l’une des extrémités de l’admirable système de l’Occident, la terre de France le devait être à l’extrémité opposée pour le génie gaulois. Elle aussi était une terre promise. Non seulement elle avait été également dessinée pour servir de théâtre à l’une des histoires les plus complexes du monde, mais il semble que, pour aboutir à une conclusion du même genre, les deux histoires devaient recevoir aussi un même tour. Chanceler dans sa foi primitive, en être puni par l’invasion, tomber pour un temps sous le joug de l’étranger et se modifier utilement dans cet asservissement, revenir enfin à soi-même et relever la tradition paternelle longtemps abandonnée, avec l’espérance de voir la religion ressusciter du fond du sanctuaire renouvelé, n’est-ce pas, en effet, d’une manière générale, l’histoire de la Gaule comme celle de la Judée ? La Judée est élue pour ouvrir le mouvement du christianisme, et la Gaule pour le conclure. Il ne faut donc pas s’étonner de rencontrer entre ces deux agents essentiels de la Providence, à côté de si vives discordances, de si profonds rapports. Si le rassemblement devant les mêmes autels, dans les montagnes d’Asie, des patriarches inconnus qui sont devenus les pères des nations, suffit pour expliquer les affinités générales qui se découvrent entre l’essaim celtique et les autres, quelle difficulté y a-t-il à ce qu’il se trouve des affinités plus particulières encore entre deux races qui étaient préparées l’une pour l’autre en vue d’une combinaison si capitale ? Un simple changement du nord au sud, dans la direction que prirent les troupeaux en allant à leurs pâturages d’hiver, dans ces jours primitifs dont les moindres accidents devaient exercer sur la postérité de si vastes conséquences, fut peut-être à l’origine tout le principe de la division ; comme dans la séparation de la tribu de Loth d’avec celle d’Abraham, on invoquait de part et d’autre le même Dieu avec les mêmes rites, et les caractères personnels des deux chefs de famille y faisaient seuls la différence. C’était assez pour donner lieu, entre la ligne de la Judée et celle de la Gaule, au développement des diversités que Dieu voulait.

 

 

§ 3.

 

Si l’on n’était mis sur la voie par les témoignages généraux que nous avons cités, par celui d’Origène surtout, on serait en danger de donner tout-à-fait à faux sur la religion de la Gaule, tant est grande l’illusion causée par le jour sous lequel elle est apparue aux Romains. Il n’est pas douteux, en effet, que son côté mythologique n’ait dû les toucher beaucoup plus que celui de la théologie proprement dite, et que, par conséquent, l’importance relative de deux objets aperçus à travers un milieu si infidèle que l’un s’y amplifie tandis que l’autre s’y efface, ne doive être complétement faussée. Aussi, en s’en remettant aveuglément aux Latins, serait-on plutôt porté à se croire, chez les druides, en plein polythéisme, qu’à s’y sentir, comme les Pères grecs, dans un certain voisinage de Jéhovah ; et cette contradiction s’explique, puisque chacun étant attiré avant tout par ce qu’il goûte le plus, chez des peuples qui adoraient à la fois Dieu et les anges, des païens devaient voir de préférence les anges, et des chrétiens Dieu.

D’ailleurs la Gaule est demeurée longtemps presque inconnue. Ce n’est guère que par l’épée de César que ses profondeurs se sont ouvertes, et elle était peut-être déjà bien changée, ayant dû se préparer par une décadence religieuse à la décadence politique qui était la condition première de son asservissement et de son éducation. Dans ses beaux temps, s’il n’est point exagéré de nommer ainsi ces temps de barbarie dont Platon disait avec tant de sagesse que c’étaient eux, comme plus voisins des origines, qu’il fallait interroger sur la divinité, la Gaule était restée enfermée sur elle-même, sauf ces fougueuses échappées dans lesquelles se faisait mieux connaître sa brutalité que sa philosophie. Les anciens n’avaient pas été sans remarquer la singulière pauvreté de leur littérature touchant ce grand peuple, resté pour ainsi dire en dehors de l’Europe durant tant de siècles. Josèphe, dans son livre contre Appion, relève très bien les Grecs à ce sujet. « La cause de l’ignorance touchant ces peuples, dit-il, vient de ce qu’ils étaient fort écartés, et celle des récits mensongers dont ils ont été le sujet de ce que chaque écrivain a voulu paraître en rapporter quelque chose de plus que les autres. » On voit assez par là combien, jusqu’à l’époque de la conquête romaine, on avait su peu de chose de la Gaule, et combien il paraissait difficile d’en rien savoir.

Précisément en ce qui concerne la religion, la difficulté était d’autant plus grande que les druides faisaient profession de cacher les mystères à tous ceux qui n’étaient point liés à leur société par l’initiation. C’est un point capital, et sur lequel il ne peut y avoir d’incertitude. « Ils enseignent beaucoup de choses aux plus distingués de la nation, dit Pomponius Mela, en secret et pendant longtemps. » César, à propos de leur coutume de ne rien écrire, dit pareillement qu’ils l’avaient adoptée « parce qu’ils ne voulaient pas que leur doctrine se répandît dans le vulgaire. » Enfin, l’on sait fort bien, par les bardes du sixième siècle, que les secrets ne se dévoilaient qu’à la suite de longues et sévères épreuves. Sans doute on ne saurait aller jusqu’à penser que les druides aient fait au peuple un secret de l’existence du Dieu souverain, mais l’on peut croire qu’ils l’entretenaient plus volontiers avec les anges, tant pour relever la majesté de l’Éternel, en l’enfonçant en quelque sorte dans l’inconnu, que pour se plier à la loi des esprits peu avancés, pour lesquels le culte des puissances secondaires est toujours plus attrayant que celui de Dieu. De même que les Hébreux, à leur entrée dans le désert, épouvantés de l’infini de Jéhovah, suppliaient Moïse de se placer entre eux et lui, de même il était naturel que les Gaulois inclinassent de leur côté à se soulager à leur manière de ce poids redoutable, en s’abritant sous les intermédiaires dont ils peuplaient le ciel ; et ils avaient peut-être une excuse, s’il est vrai que la pratique de Dieu ne soit pleinement salutaire qu’à la condition de pouvoir se tourner en intimité, ce qui n’a lieu que moyennant la doctrine du médiateur. Quoi qu’il en soit, il est évident que ces vulgarités devaient être ce que le sacerdoce refusait le moins à la curiosité des étrangers, et, comme en même temps les cérémonies communes ne révélaient pas autre chose, on devait être porté à croire que c’était là tout le fond de la religion. C’est ainsi que chez les populations les plus grossières de la communion romaine, le culte des saints, si voisin à tous égards de celui des anges, couvre quelquefois si bien celui de Dieu, qu’un païen, venant à ressusciter parmi elles, pourrait commettre la même méprise que César dans la Gaule, et les juger polythéistes aussi.

À cette cause si fâcheuse d’irrégularité dans la transmission de l’héritage de nos pères il faut ajouter l’indifférence des païens en matière de théologie. Que saurions-nous de la théologie de Moïse ou de Jésus, dans lesquelles il leur était sans doute plus facile de percer que dans celle des druides, si nous ne les connaissions que par ce que nous en ont transmis ces familiers de Jupiter ? Pour les Romains, à commencer par César, les religions n’étaient au fond que des superstitions populaires plus ou moins favorables à la police. L’auguste corps du clergé de la Gaule, leur eût-il été donné de le voir à découvert, n’aurait figuré à leurs yeux que pour une compagnie de fanatiques ; et ils ne se seraient pas fait faute de le ranger avec haine et dédain dans la même catégorie que les héroïques défenseurs de Jéhovah. Il n’y a donc pas à s’émerveiller que César, dans ses Commentaires, ait glissé avec une légèreté si peu sensée sur des questions si graves. N’était-ce pas le même homme qui, en plein sénat, au rapport de Salluste, avait osé traiter de bagatelle la croyance aux peines et aux récompenses de l’autre vie ? Est-ce lui qui aurait voulu prendre la peine de faire instance à ces prêtres barbares pour obtenir d’eux la communication de leurs idées mystiques ? Et, l’eût-il fait, aurait-on consenti à violer pour lui plaire les serments redoutables de l’initiation ? D’ailleurs, ne se fût-il pas cru en droit de mépriser le savoir de ces hommes illettrés, ce n’était pas à lui de rassembler pour la postérité les titres de gloire de la race vaincue. Aux yeux du genre humain, son droit sur la Gaule ne pouvait être justifié que par la prétendue barbarie de cette nation ; et en définitive il n’avait autre chose à cœur que sa propre louange. Quelque motif que l’on choisisse, le fait est que sa plume n’a laissé tomber sur le sujet de la religion que quelques lignes. Il nous apprend que le clergé de la Gaule possédait une doctrine traditionnelle ; que le séminaire principal était en Bretagne ; que les Gaulois s’y rendaient de tous côtés, et que l’on consacrait à l’étude de la discipline plusieurs années ; enfin, que l’on suivait pour sa transmission la méthode orale et la loi du secret. Quant à la substance même de la doctrine, il se contente de dire qu’elle traite des propriétés et de la puissance des dieux, de la nature des choses, de la grandeur de la terre et de l’univers, de beaucoup de choses sur les astres et sur leurs mouvements, enfin de l’immortalité de l’âme. C’est un programme complet de théologie ; mais il n’y pénètre pas, et il est probable, en effet, qu’il expose là tout ce qui lui en avait été révélé. Sur la question des anges, il est encore moins explicite. « Les druides, dit-il, en ont presque la même opinion que les autres nations. » Ainsi, les mythologies ne sont pas tout-à-fait d’accord ; mais ce simple mot lui suffit, et il abandonne sans plus d’égard ce sujet où nous trouverions aujourd’hui tant de considérations d’un haut prix. Rien ne l’arrête ; il ne vit que pour la politique et pour la guerre. Du reste, il était de son temps, et nul de ses contemporains ne pouvait songer à lui faire reproche d’une telle négligence. Elle était toute naturelle, surtout chez un militaire, et, parmi les écrivains qui lui ont succédé, pas un n’a pris la peine d’y remédier. Aucune main n’a tenté de fouiller dans ce magnifique trésor de théologie dont César avait pourtant indiqué le contenu, et il est resté enseveli. De même que l’on n’avait pas grande curiosité de la doctrine des Juifs, de même pour celle des Gaulois, que l’on croyait avoir pleinement caractérisés avec leurs sacrifices humains, comme les autres avec leur circoncision et leur haine du pourceau. « Ne valait-il pas mieux pour ces Gaulois et pour ces Scythes, dit Plutarque, de n’avoir de Dieu aucune notion, aucune idée, aucune connaissance, que de penser que les dieux se plaisent au sang des hommes, et commandent ce sacrifice comme le plus parfait ? » Réflexion honnête, mais dans laquelle l’amour de l’homme efface trop audacieusement celui de Dieu.

Dans une pénurie si embarrassante, pour parvenir à saisir ce qui, dans ces fragments décousus sur les Gaulois, se rapporte proprement à l’Être souverain, il semble que le meilleur parti soit de commencer par démêler chez les païens eux-mêmes les traces de ce Dieu primitif. Ces traces ne s’étaient point entièrement abolies ; et l’on n’ignorait pas que Jupiter, si puissant qu’on se l’imaginât, n’était pas né de lui-même, et reconnaissait un maître. Ce maître, à demi perdu dans les nuages de la Nuit et du Chaos, mais sous la loi duquel tout l’Olympe tremblait, c’était le Destin. Il est évident que cette grande et mystérieuse figure n’a jamais cessé de représenter dans le sein du paganisme l’idée véritable de Dieu. Seulement, comme elle n’était pas susceptible de se laisser manier avec la même facilité que les divinités secondaires, on l’avait insensiblement écartée de la liturgie. De ce qu’on ne pouvait y voir un homme, le génie de ces peuples s’était habitué à ne pouvoir y reconnaître un Dieu. Il semblait que cette puissance dût être aveugle parce qu’elle était sans passion et sans mouvement, et impersonnelle parce qu’elle était sans corps. D’ailleurs, pourquoi aurait-on pris la peine de la supplier, puisqu’elle était inflexible ? Toutefois, si restreint que fût son rôle dans la religion, on savait pourtant bien qu’elle y occupait en réalité la première place ; et il n’est pas douteux que si nous étions en état de remonter autant qu’il le faudrait dans l’antiquité hellénique et pélasgique, nous verrions sa part augmenter graduellement jusqu’à ce que sa personne se confondît enfin par tous ses traits avec le Dieu absolu des nations théologiennes. Aussi est-il à remarquer que nulle part le Destin ne se témoigne plus magnifiquement que chez les anciens poètes. Dans Homère, Jupiter lui-même ne se fait point faute de protester de son entière soumission à cet ineffable souverain. Il en est de même dans les tragiques, si bons conservateurs des inspirations du passé. Les habitants de l’Olympe s’inclinent devant la majesté du Destin, comme les anges de la Perse devant Mazda, ou de la Judée devant Jéhovah. En un mot, il y a là un principe incontestable de souveraineté et de spiritualité, dans lequel on ne peut méconnaître un reflet de la religion primitive, commençant déjà à disparaître sous les fantômes plus brillants de la mythologie.

Dans la langue même des Grecs, le nom de cette divinité par excellence, qui aurait dû y constituer un radical si riche, n’entretenait déjà plus, à l’époque dont les monuments se sont propagés jusqu’à nous, que quelques rares rejetons. Il n’y paraissait même que sous la forme féminine Aisa, la forme masculine Aisos s’y étant, sans doute, peu à peu abolie par le défaut d’usage. Néanmoins, il est aisé de sentir dans tous les mots qui dérivent de ce radical un fond vraiment divin. Il est visible que leur signification s’étend bien au-delà de l’idée particulière du Destin. On comprend qu’ils ont été frappés dans le temps où ce grand mot avait encore toute sa force. Hézychius, considéré à ce point de vue, jette une pleine lumière. Sous les dérivés du type primitif se retrouvent, en effet, non point les idées relatives au nécessaire, mais les idées relatives à Dieu lui-même. Ainsi, aisios, droit, beau, bon, clément ; aison, sans égal, inconnu ; aisia, justice, devoir. Le nom des choses miraculeuses, en-aisimia, procède de la même souche. Celui de la souveraineté, aisumnaô, je règne, en provient également. Enfin, tout ce qui appartient à la prophétie, les oiseaux sacrés, les devins, les augures, tous ces monuments d’un âge reculé, se montrent empreints, dans leur dénomination, du même sceau. Que conclure, sinon qu’à l’origine de la langue, le radical naturel de tous ces mots, Aisos, devait exister avec une puissance qui s’est oubliée dans la suite et qui se retrouve effectivement dans ses dérivations dès qu’on l’y cherche. Ce type masculin d’Aisos, tombé en désuétude chez les Grecs, s’était pourtant conservé chez les Étrusques, demeurés, comme leurs voisins les Gaulois, plus fidèles à l’archaïsme : les Dieux, ainsi qu’on le voit dans Hézychius, portaient le nom de Aisoi, et par conséquent Dieu, dans l’absolu, se disait Aisos. C’est justement, comme l’ont remarqué tous les commentateurs sur ce passage, la forme masculine de l’Aisa des Grecs, perdue chez ceux-ci, préservée chez les autres 3. En résumé, c’est le radical Aisos, qui, dans l’antiquité païenne, caractérise tout ce que l’on y voit subsister de la connaissance du vrai Dieu. C’est le nom pélasgique du Dieu qui, toujours adoré chez les Juifs, avait fini plus tard, comme l’ont bien senti les pères d’Alexandrie, par se relever chez les Grecs avec le mouvement de la philosophie. Aussi, ce que nous venons de faire en recherchant le vrai Dieu dans Aisos, qui en offre effectivement les propriétés essentielles, les Grecs l’avaient-ils déjà tenté et plus vivement encore. Aristote, ou l’auteur quel qu’il soit du livre du Monde, cherchant l’étymologie de ce mot de Aisa, dans lequel il reconnaît bien, sur la seule considération du sens, Dieu lui-même, le décompose de manière à lui faire signifier implicitement Celui qui est toujours. « Dieu, quoiqu’il soit unique, a reçu, dit-il, plusieurs appellations. Le nom d’Ananlé lui a été donné sur ce que sa nature est immobile ; celui de Aisa (aei-ousan) sur ce qu’il est Celui qui existe toujours, etc. L’auteur de l’Etymologicon, raisonnant sur ce radical de la même manière, s’efforce d’entrer dans les profondeurs de sa formation, en le dérivant de aei-isé, Celui qui est toujours le même. Peu importe la valeur de ces étymologies ; elles n’en constatent pas moins que, sous les voiles de ce nom, les Grecs avaient songé à retrouver le souvenir du Dieu des temps antiques trop longtemps oublié dans ses abîmes, et qu’ils s’imaginaient que leurs pères avaient dû s’appliquer à lui composer un nom capable de le représenter. Tel eût été, en effet, le nom d’Aisos ainsi compris. Il eût été digne du Dieu qui, chez les Égyptiens, s’appelait J’ai été, je suis, je serai, et qui s’était défini, disait-on, au législateur des Juifs d’une manière plus philosophique encore, en lui disant : « Je suis celui qui suis. »

On peut déjà pressentir que, s’il se rencontre dans la religion des Gaulois quelque nom approchant de celui-ci, ce sera nécessairement le nom de la puissance souveraine, dont, aussi bien que les prophètes et les philosophes, ils reconnaissaient l’empire. Or, ce nom s’y retrouve, en effet, presque identique. Les Latins, qui sont les seuls qui nous l’aient transmis, l’ont écrit Ésus ou Hæsus. Les Grecs l’auraient donc écrit Aisos, et peut-être dans cette transcription se seraient-ils montrés plus fidèles au gaulois. Quoi qu’il en soit, qu’on prenne Ésus ou Aisos, puisque les voyelles ne comptent pas, nous avons là, chez les druides, le strict analogue de l’Aisos des Étrusques, et de l’Aisa des Grecs. Ce grand nom, comme il convenait à sa majesté qui devait le tenir au-dessus d’un usage trop habituel, est demeuré d’une extraordinaire rareté ; et cependant, comme s’il y avait dans la vérité une force secrète qui se fait jour d’elle-même, il a pris dans l’opinion un tel relief qu’il s’est peu à peu établi, sans autre preuve, pour ainsi dire, que la singularité de ce nom, qu’Ésus était la divinité caractéristique de la Gaule. Il n’y a, en effet, dans tout ce que nous possédons sur la Gaule, soit en livres, soit en inscriptions, que trois monuments où le nom d’Ésus se lise. Voici ce qu’ils sont, et ce qu’on en peut déduire. Lucain, dans le premier chant de la Pharsale, parlant des divinités sévères de la Gaule, dit : « Vous qui apaisez par un sang barbare le cruel Teutatès et Ésus horrible par ses autels sauvages. » Lactance, dans le premier livre des Institutions divines, répète à peu près la même chose : « Les Gaulois apaisaient par du sang humain Ésus et Teutatès. » Enfin, un autel érigé par les commerçants de Paris sous le règne de Tibère, et retrouvé au commencement du dix-huitième siècle sous le chœur de l’église Notre-Dame, représente, sur deux faces conjointes, d’une part, Jupiter avec son manteau, son faisceau de foudres, son aigle ; de l’autre, un personnage vêtu de la saie gauloise, couronné de chêne, et armé d’un couteau avec lequel il abat une branche de gui sur un chêne. Au-dessus de la première figure est écrit Jovis ; au-dessus de la seconde, Ésus. Les deux autres faces de cet autel, inspiré, à ce qu’il semble, par le même esprit que le Panthéon romain, portent, pour continuer l’alliance des deux mythologies, l’une Vulcain, l’autre un taureau avec trois grues, intitulé en gaulois : Tarvos trigaranus, symbole qu’il est peut-être permis de considérer, d’après diverses traditions, comme corrélatif à Vulcain.

On n’en sait pas davantage sur Ésus. C’est peu ; mais il y a pourtant dans ce laconisme des choses qui mènent loin. Des deux premières autorités, on ne peut tirer qu’une chose : c’est que le culte d’Ésus était nécessairement au premier rang, puisque ses autels étaient de ceux que distinguait l’effusion du sang humain. Tout au plus peut-on remarquer en outre que Lactance met Ésus en première ligne, bien que Teutatès jouât, comme on le sait d’ailleurs, un rôle si considérable dans la Gaule. Le troisième monument est d’une tout autre importance. C’est lui qui sert véritablement de fondement à tout ce que nous pouvons savoir sur le culte d’Ésus ; et n’est-il pas merveilleux de voir la vieille Église romaine, à l’heure même où sa religion arrive à fin sur la terre de Gaule, laisser échapper de ses entrailles, où il avait dormi tant de siècles, ce document si précieux de la religion de nos pères ? Nous y apprenons d’abord qu’Ésus était autre que Jupiter. C’était une puissance à part, mais d’une telle grandeur que l’on n’avait point à craindre de faire injure au souverain du Capitole en la plaçant en parallèle avec lui. On peut croire que les austères druides de la Bretagne et de la Beauce n’auraient pas eu à cet égard la même condescendance ; mais les commerçants de Paris, curieux avant tout de complaire à leurs maîtres en se prêtant à la politique des empereurs sur la religion, ne se faisaient point faute de compromettre par un tel rapprochement la majesté d’Ésus, à laquelle ils insultaient par un second attentat, en osant lui donner une figure, comme les idolâtres à leurs dieux. Quoi qu’il en soit, c’est ce défaut même d’orthodoxie qui nous sert. Nous en déduisons qu’Ésus était non seulement la divinité suprême de la Gaule, mais, ce qui n’est pas moins considérable par ses conséquences, que les symboles tirés du gui et du chêne, éléments si considérables de la liturgie nationale, se rapportaient à lui.

On ne saurait rien d’Ésus, sinon qu’il était le dieu du chêne, que l’on serait en droit de conclure qu’il était l’objet principal de la religion des druides. Le caractère sacramentel que ces théologiens attribuaient à l’arbre en question avait singulièrement frappé les Latins. Peut-être ceux-ci n’avaient-ils pas assez remarqué l’analogie d’un tel culte avec l’ancien culte pélasgique, dont le souvenir s’était pourtant si bien gardé sous le nom des chênes de Dodone. Là aussi on voyait des chênes fatidiques ; et, sur ce point, comme sur tant d’autres, les Gaulois ne faisaient évidemment que demeurer fixement dans la ligne des institutions primitives. Par des motifs dont le secret est dans la nuit de l’histoire, le chêne était en effet devenu, dans toutes les parties du monde occidental, le végétal sacramentel par excellence. Chez les païens, il formait un des attributs spéciaux du maître de l’Olympe. Pline le déclare expressément, et l’on sait que l’un des plus anciens cultes de Jupiter dans le Latium, celui du mont Coelius, avait lieu dans une forêt de chênes. On y sacrifiait à Jupiter sous l’appellation de Querquetulanus, c’est-à-dire de dieu du chêne. C’était une autre Dodone. L’attribut du chêne paraissait tellement caractéristique de Jupiter, qu’il n’est pas douteux que, malgré tant de raisons qui en devaient dissuader, Jupiter n’ait fini, à cause de ce rapport, par être identifié avec Ésus. Il parut naturel de ne faire aucune différence entre le dieu national et le dieu des vainqueurs, souverain comme lui, et symbolisé par le chêne comme lui. Un siècle après l’époque du monument de Paris, qui, en posant le parallèle, indiquait suffisamment la distinction, la confusion se trouve déjà formellement établie. Maxime de Tyr la constate. « Les Celtes, dit-il, adorent Jupiter ; mais le Jupiter celtique est un grand chêne. » On sait aussi que, jusqu’à des temps assez avancés dans le moyen-âge, la vénération du peuple demeura vouée à certains chênes que les auteurs contemporains désignent encore sous le nom de chênes de Jupiter, robora Jovis. Mais ce n’étaient pas les chênes de Jupiter ; c’étaient bien les antiques chênes d’Ésus. La substitution de la divinité étrangère à la divinité nationale n’était qu’un phénomène du même genre que celui qui avait eu lieu trois ou quatre siècles auparavant chez les Juifs de Samarie, quand, sur l’ordre d’Autiochius, comme s’il ne se fût agi que d’un changement de nom, ils consacrèrent au dieu de l’Olympe le temple que leurs pères avaient bâti sur le mont Gharizien au Dieu d’Abraham et de Moise. « Ils remplacèrent, dit Josèphe, le Dieu sans-nom par le Dios hellénique. » C’était aussi ce qu’avait tenté la politique des Césars à l’égard du Dieu sans-nom de Jérusalem, entreprise contre laquelle lutta si héroïquement jusqu’à extinction le peuple hébreu. La Gaule n’imita pas une telle résistance. La décadence de la religion cruelle des druides, jointe à l’essor du christianisme, qui commençait à enlever les meilleurs esprits, y disposait le peuple à plus d’indifférence. D’ailleurs la Gaule, qui n’était pas, comme la Judée, à la fin de son développement, ne devait pas périr : elle allait seulement s’incliner un instant pour se transformer. L’Ésus du chêne pouvait donc en apparence se perdre dans Jupiter : sous le nom de Jéhovah, il allait renaître plus incomparable et plus respecté que jamais.

L’étymologie seule du nom des druides suffit pour fournir la même leçon que l’attribut d’Ésus. Les anciens ne s’étaient pas contentés d’observer que le sacerdoce gaulois était voué au chêne ; ils avaient très bien remarqué en même temps que le nom d’honneur de ce sacerdoce était emprunté à celui du chêne. Aussi Diodore de Sicile, transportant leur nom en grec, le traduit-il par celui de saronides, du mot grec saron, chêne. Pline témoigne la même chose d’une manière tout-à-fait explicite, car il dit que le chêne jouait un si grand rôle dans la liturgie que les prêtres en avaient tiré leur nom : « Les druides, dit-il, se choisissent des bois de chêne, et ne célèbrent aucune cérémonie sans le feuillage de cet arbre, de telle sorte que, même en suivant le grec, ils peuvent sembler en avoir pris leur nom. » En grec, le chêne porte effectivement le nom de drus, d’où sont venues les dryades, aussi bien que celui de saron. Mais il est bien entendu que ce n’était pas de cette langue que les Gaulois déduisaient les étymologies de la leur. Ils avaient en effet chez eux, pour signifier le chêne, un deru voisin du drus des Grecs, comme leur Ésus d’Aisa, et c’est de ce radical qu’ils tiraient le nom de leurs druides. Ainsi les druides étaient littéralement les hommes du chêne, et puisque le chêne était le symbole d’Ésus, ils étaient, par l’essence même de leur nom, les hommes d’Ésus. En habitant sous les chênes, en se couronnant de feuillage de chêne, en se nommant d’après le chêne, ils ne faisaient qu’accuser, par tous les signes extérieurs, leur dépendance du Dieu dont ils affectaient en quelque sorte de porter la livrée. Mais remarquons qu’il ne s’agissait pas de certains prêtres qui auraient été consacrés à un culte déterminé : il s’agissait indistinctement de tous les prêtres. D’où il faut donc conclure que la divinité symbolisée par le chêne ne jouissait pas seulement de supériorité sur les autres, comme Jupiter à l’égard de ses enfants et de ses frères, mais qu’elle les enveloppait absolument. Sans cela, de quel principe l’homme du chêne, ou, pour dire son vrai nom, l’homme d’Ésus aurait-il pu s’autoriser pour se présenter constamment, que le sacrifice à offrir fût adressé à Mars, à Mercure, ou à tout autre personnage ? Chez les païens, si l’on sacrifiait à Jupiter avec le chêne, on sacrifiait à Apollon avec le laurier, comme à Minerve avec l’olivier, ou à Bacchus avec le lierre ; et ce n’était pas au prêtre de Jupiter qu’il aurait convenu de célébrer en cette qualité les cérémonies de tous les dieux. Ghez les Mages, au contraire, on ne connaissait d’autres prêtres que ceux de Mazda, et c’était entre leurs mains qu’étaient déposées, comme une dépendance légitime de la liturgie du Dieu suprême, les liturgies particulières de tous les anges. C’est ce qui avait lieu aussi chez les Gaulois. Ils ne possédaient d’autres prêtres que ceux d’Ésus, et le nom seul de prêtre impliquait au fond celui d’Ésus. Donc Ésus, de ce qu’il conférait à ses prêtres un tel privilège, était proprement le Dieu suprême, et nous rentrons ainsi dans ce que nous venions déjà d’apercevoir par une autre méthode.

Mais il est manifeste que, pour avoir le nom véritable des druides, ce n’est ni chez les Grecs, ni chez les Latins, si infidèles dans leurs transcriptions, qu’il le faut prendre, mais chez les Celtes eux-mêmes, s’il se peut. Ce n’est qu’en s’appuyant sur un nom ainsi authentiqué que l’argumentation peut obtenir toute sa force. Or le nom des prêtres nationaux, tel qu’on le rencontre dans les poésies galloises, s’écrit derwyddyn ou derwyddon, où se trouvent régulièrement en ligne, comme l’a fait remarquer La Tour d’Auvergne dans ses Origines, les trois radicaux derw, chêne ; vydd, gui ; dyn, homme 4. Ainsi les derwyddyn, dont les Romains avaient fait plus simplement les druides, étaient proprement les hommes du gui de chêne. Pour percer tout-à-fait la profondeur de leur nom, il faudrait donc pouvoir joindre à la signification symbolique du chêne, que nous venons de fixer, celle du gui. C’est ce qui est à la vérité plus délicat, mais il n’est peut-être pas impossible, moyennant un peu d’attention, de faire également ici quelques pas hors de l’hypothétique.

Il est manifeste que le gui jouait chez les druides un rôle du même genre que l’omome chez les mages et le soma chez les brahmes. C’était l’espèce liturgique par excellence. Pline nous dit expressément qu’il était l’admiration de la Gaule, et il ajoute que la Gaule ne connaissait rien de plus sacré. Voilà un document capital, mais qui serait loin de suffire si ce que nous témoigne le même écrivain de l’analogie des mages et des druides ne permettait d’en tirer d’importantes conséquences. Le rapport des deux liturgies l’avait tellement saisi, qu’il n’hésitait point à déclarer que les druides étaient les mages de la Gaule, et, plus encore, qu’il semblait que la Gaule eût enseigné ses cérémonies à la Perse, tant, d’une contrée à l’autre, malgré la distance et la division, on découvrait de similitude dans les rites. On est donc suffisamment autorisé à penser que la similitude ne pouvait manquer de s’étendre sur l’article le plus essentiel des deux cultes, l’omome dans l’un, le gui dans l’autre ; et, en effet, si l’on s’en tient aux traits extérieurs, c’est un point hors de doute. Voici ce que font les mages : à certaines époques, invoquant avant tout dans leurs hymnes le nom sacré de la lune, lié pour eux par un engagement spécial à celui du breuvage mystique, ils se réunissent pour aller chercher dans certaines montagnes une plante, nommée en zend Homa, laquelle, mise en infusion suivant certaines pratiques qui forment la partie la plus secrète de leur liturgie, se transforme à leurs yeux en un liquide sacramentel par lequel ils s’imaginent communiquer et communiquent effectivement, selon la foi, avec la source divine de la vie : comme les chrétiens dans le sacrement de l’Eucharistie, ils voient dans cette coupe mystérieuse le principe de la délivrance du mal et de l’immortalité bienheureuse. Voici, de l’autre côté, ce que faisaient les druides : à certaines époques déterminées par la lune, qui occupait dans leurs idées une place non moins importante que dans celles des mages, ils se rendaient processionnellement dans certaines forêts pour y cueillir leur plante sacrée, qu’un prêtre, armé d’un couteau d’or, détachait, au milieu des chants et de sacrifices, à la suite d’un repas sacré ; et cette plante, mise en infusion, donnait naissance à un breuvage doué de propriétés merveilleuses, comme de donner la fécondité et de servir de remède à tous les maux. L’analogie extérieure est évidente. Mais l’historien, en nous laissant entrevoir les pompes extraordinaires de cette fête, le concours des populations, l’immolation des victimes, les chœurs, les banquets, ne nous indique-t-il pas que cette solennité était une des plus considérables de la religion, et dès lors n’est-il pas à croire que son but devait répondre à sa grandeur ? Il faut donc de toute nécessité lui concevoir un objet plus relevé que celui de produire un médicament. C’est tout ce qu’y a vu l’historien latin ; mais il ne s’ensuit pas que ç’ait été là tout le mystère. Si merveilleuses qu’elles soient, de telles propriétés n’auraient jamais suffi pour que cette substance fût tenue par les peuples, selon la parole même de Pline, pour l’élément le plus sacré de la liturgie. De même que la coupe des mages, tout en guérissant et fécondant aussi, formait le symbole par excellence de l’immortalité, de même, suivant toute apparence, devait-il en être de celle de la Gaule. Puisqu’elle formait le trait caractéristique du culte, il fallait bien qu’elle se liât au trait caractéristique de la religion. Elle n’aurait pas mérité le nom divin de Guérissant-tout que lui attribuait la dévotion de ses adorateurs, si elle n’avait pas été supposée capable de les guérir du plus cruel des maux, qui est la mort. Ainsi, au fond, le sacrement druidique n’aurait donc été qu’une expression figurée du principe de l’individuation, ou, pour parler le langage de la théologie, qu’un aperçu lointain de la communion mystique avec le Rédempteur 5.

Ici, toutefois, il est impossible de ne pas se sentir frappé de la différence qui existe entre le symbole des druides et celui des mages. Ce dernier est tout simplement un végétal dans les conditions ordinaires ; l’autre est un des végétaux les plus singuliers de la nature, dont la verdure ne meurt point, qui ne se développe qu’à la condition d’être sustenté par un végétal plus puissant, et à qui l’on impose de plus, malgré la rareté du phénomène, de se rencontrer sur un chêne. Ne vient-il pas tout de suite à l’esprit de conclure de cela seul que l’un des mythes devait être plus complexe et plus savant que l’autre ; et n’est-il pas naturel de s’attendre à trouver le principe de cette diversité dans ce qui semble avoir caractérisé le plus particulièrement le génie de la Gaule, c’est-à-dire le sentiment de l’absolu de l’individu en même temps que de l’absolu de Dieu ? Comme l’on sait d’ailleurs que les druides avaient tiré des végétaux, en se fondant sur les propriétés qui les distinguent les uns des autres, une sorte de langage hiéroglyphique, on est en droit de considérer l’analyse de ces propriétés comme fournissant une méthode approximative pour l’interprétation du langage figuré dans lequel ils enveloppaient leurs leçons ; et si l’on ne doit pas se flatter de parvenir ainsi jusqu’à la formule exacte de leur pensée, on peut aller cependant, si je ne me trompe, jusqu’à en sentir sous leurs symboles comme un secret battement. Or ici, en prenant le sens le plus général de la figure, que voit-on ? Un être qui procède d’un autre être, repose sur lui, et en reçoit toute sa vie ; et pourtant l’être subordonné n’en constitue pas moins par lui-même une substance distincte, douée d’une individualité non moins réelle que celle de son suppôt, bien que secondaire et postérieure, semblable à certains égards à la première, dissemblable à certains autres, principalement par l’absence de racines propres et d’indépendance, enfin, malgré le changement des temps, toujours en pleine vie, pourvu que la communication bienfaisante, sans quoi elle n’est rien, ne lui fasse pas défaut, Or, l’être nourricier, le chêne, nous avons déjà déterminé son nom par un autre détour, c’est le symbole de Dieu ; donc celui-ci est le symbole de l’homme. Donc les druides, en s’intitulant, comme le porte leur nom national, les hommes du gui de chêne, ne faisaient au fond que se dire les représentants de Dieu et de l’homme. Toute la religion est enfermée dans ces deux termes, et ils se trouvent excellemment réunis dans la sève du végétal singulier que nos pères avaient donné pour principe à leur breuvage sacramentel, puisque cette sève est la parfaite image de la grâce qui vient de Dieu, et s’infiltre continuellement dans l’homme pour lui donner la vie. Et que l’on considère qu’il ne s’agit point ici d’une hypothèse arbitraire, mais de la traduction littérale d’une formule hiéroglyphique qui ne souffre point d’autre sens 6. Voulût-on même, et j’y consens, que les druides n’aient entrevu que sous les nuages une telle vérité, il n’en est pas moins admirable qu’ils aient été conduits, pour le point culminant de leur liturgie, à la figure qui exprime le plus clairement l’ineffable rapport entre la personne de Dieu et celle de l’homme. C’est une figure dont la rectitude est éternelle ; si bien que, loin d’avoir à laisser sur nos pères l’anathème dont Rome les a frappés, nous pouvons, quand nous le voudrons, relever leur gui dépossédé, et communier avec eux.

Il n’y avait pas d’idoles ; c’est là l’essentiel. Le chêne était une voix qui faisait entendre les mots de grandeur, de force, de majesté ; il n’était pas une ressemblance. En même temps qu’il disait ces mots à l’esprit, il en remplissait toute l’imagination sans la tromper en rien, puisqu’il ne lui communiquait que des impressions vagues. C’est en quoi consistait l’excellence de son langage. Les Grecs ne se seraient jamais trompés comme ils l’ont fait sur la nature de Dieu, si, au lieu de se prosterner devant un seul Jupiter, ils avaient rassemblé dans leurs temples une multitude de cariatides du même genre qui leur auraient répété de concert la même leçon ; et encore les chênes valaient-ils mieux que les chefs-d’œuvre de l’art, puisque, tout en enseignant par une masse de voix que les symboles n’étaient pas le dieu, ils montraient aussi qu’il ne fallait pas songer à traduire le dieu par un corps. Que l’on se représente le Gaulois dans ses forêts sacrées, entouré, si l’on peut ainsi dire, de ses gigantesques prédicateurs, ébranlé à la fois par la vénération de ces contemporains de ses pères, par la sublimité de ces troncs colossaux et de ces hauts feuillages, par l’éloquence des muettes paroles qui retentissent en lui ; où peut-il chercher ailleurs que dans les abîmes de la pensée cette divinité dont tout lui parle et qui ne lui apparaît nulle part ? C’est ce que dit très bien Tacite à propos des forêts sacrées de la Germanie : « Ils consacrent des bois et des forêts, et ils appellent dieux cette chose interne qu’ils voient par le seul effet de la piété. » Il ne s’agissait pas encore de faire aimer Dieu, mais de le faire craindre, et rien n’y était plus propre que de ne lui vouloir pour temples que ces sévères futaies où chaque colonne répétait, comme dans un chœur sauvage, les mêmes oracles qui avaient déjà fait l’effroi des temps passés. Rien ne saisit l’âme comme le sentiment de la toute-puissance joint à celui de l’inconnu. Aussi la crainte de Dieu est-elle profondément empreinte dans tous les témoignages sur cette religion qui se sont transmis jusqu’à nous. Ce qui donne tant de force à leur terreur religieuse, dit Lucain au sujet des Gaulois, c’est de ne pas connaître les divinités qu’ils craignent. Il nous fait voir le druide glacé par l’épouvante chaque fois que ses fonctions l’obligent à pénétrer dans ces enceintes redoutables : « Il craint, dit le poète, de rencontrer le Seigneur du lieu 7. » Il s’en fallait donc bien que les arbres fussent ce Seigneur. C’est ce qui ne paraît pas moins dans Tacite, quand cet historien nous décrit le culte de Dieu dans la forêt des Semnons. Ces hommes si fiers faisaient profession de n’y entrer que chargés de liens, comme pour montrer que, tout libres qu’ils se sentissent devant leurs semblables, ils ne se voyaient devant l’objet de leur adoration que comme esclaves ; et si l’un d’eux venait à tomber, il se condamnait à ramper comme n’osant pas se permettre de relever la tête en un tel lieu. « Toutes ces cérémonies, dit l’historien, n’avaient qu’un but, celui de montrer qu’on était là en présence du dieu qui règne sur l’univers et devant lequel tous les êtres sont obéissants et soumis. » Ibi Regnator omnium Deus, cætera subjecta atque parentia. La forêt vierge du Gaulois, c’était donc toujours cette forêt primitive de l’Éden dont le souvenir semble à demi conservé dans les mythes hébreux, et le religieux tremblement qui s’emparait de l’adorateur d’Ésus sous ces voûtes sacrées n’était autre que celui que la Genèse donne à Adam au moment où il sent Jéhovah sous les arbres.

Tel était Abraham, pourrait-on dire avec plus de justesse encore, quand il pénétrait dans cette forêt de chênes qu’il s’était plantée, selon la tradition, près de Sichem, pour y adorer Dieu conformément à la coutume de ses pères. C’est sous ces arbres vénérés que, semblable à un druide ou à un solitaire de Dodone, il attendait avec une superstitieuse terreur que Jéhovah vînt retentir dans le fond de son cœur. « Au coucher du soleil, dit la Genèse, le sommeil descendit sur Abraham, et une grande et ténébreuse horreur le saisit. » On ne saurait croire que l’usage d’adorer Dieu sous les chênes fût une invention d’Abraham. En s’éloignant des montagnes de ses pères, il avait dû l’emporter en même temps que cette connaissance de Dieu qui était destinée à recevoir dans sa race un si beau développement par sa séparation d’avec les restes du polythéisme primitif. On en peut juger en voyant le culte du chêne persister dans sa descendance avec la même ténacité que chez les Celtes. C’est sous les arbres sacrés de Sichem que Josué, au moment de mourir, convoque les tribus, et c’est sous un chêne qui s’y voyait, et que la tradition faisait sans doute remonter à Abraham, qu’il fait élever la pierre du témoignage entre le peuple et Jéhovah. C’est sous ce même chêne que, plus tard, au temps des juges, Abimélech, pour sanctifier aux yeux d’Israël son usurpation, prend le soin de se faire sacrer. C’est sous un autre chêne que s’opère le sacrifice miraculeux de Gédéon, qui devint le principe de la délivrance de l’étranger. L’établissement de la monarchie et du temple dut sans doute correspondre à une réaction contre ce culte trop libre, mais il persista néanmoins. On voit, au temps d’Achaz et d’Ézéchias, le prophète Osée reprocher au peuple de se détourner du sanctuaire officiel pour sacrifier à Dieu sous les chênes. « Mon peuple, dit-il, a interrogé dans son bois, et le rameau lui a répondu. On sacrifie sur la montagne, et l’on allume les encensoirs sur les collines, sous les chênes, les peupliers et les térébinthes, parce que leur ombrage est bon. » Il fallut Constantin pour porter à ce culte antique le dernier coup. Il le frappa au lieu même où Abraham l’avait fondé. On voit en effet par la lettre de cet empereur, conservée dans Eusèbe, qu’à cette époque le chêne sous lequel Abraham avait adoré Dieu à Sichem était regardé comme subsistant toujours, et qu’il formait le principe d’une dévotion consacrée par une multitude considérable. Sozomène dit qu’il se célébrait tous les ans au pied de l’arbre une fête qui attirait des pèlerinages immenses ; et S. Basile, faisant une allusion profonde à ce même monument de la religion primitive, déclare que c’est dans la solitude que doit se retirer celui qui veut vraiment trouver les chênes de Mambré. Mais quelles étaient ces populations si fidèles à la tradition d’Abraham ? Sozomène le dit : c’étaient des populations païennes venues de la Palestine, de la Phénicie, de l’Arabie, et leur dévotion si particulière pour Abraham prouve que c’étaient les tribus qui se rattachaient comme les Juifs à la tradition de ce patriarche, mais par Agar, par Kethura, par Ésaü. Toujours fixées dans ces mêmes contrées, elles étaient demeurées étrangères aux variations introduites par Moïse et plus tard par David et Salomon, et gardaient la voie primitive. Tout le confirme, jusqu’à ces statues qui suffisaient si bien pour distinguer la religion de Mambré de celle de Jérusalem, et qui ne pouvaient être qu’une commémoration des croyances du premier âge, dont il paraît encore tant de traces autour des patriarches. Jacob, en enterrant les images rapportées par ses femmes du pays de ses pères, n’avait sans doute mis fin à cette superstition que dans sa propre ligne ; et, dans les lignes latérales, tout en adorant le dieu souverain, on continuait, comme on le voit par l’exemple de Laban, à célébrer par des hommages particuliers ses imaginaires adjoints. C’était la loi des ancêtres. Ainsi, alors que, dans les Gaules, les Druides, prosternés comme leurs pères sous le chêne d’Ésus, invoquaient, en lui adressant leurs sacrifices, le dieu sans-nom, en Judée d’autres prêtres, prosternés aussi comme leurs pères sous le chêne de Jéhovah, invoquaient de leur côté, avec des rites analogues, le dieu qu’Israël s’abstenait pareillement de peindre et de nommer. C’était, si l’on peut ainsi dire, un druidisme oriental. Tant les mêmes choses, comme dit Pline, se sont répandues dans tout l’univers, bien que divisé et inconnu à lui-même 8.

On verrait même, selon toute apparence, si l’on venait à retrouver l’autel qui s’élevait sous les rameaux sacrés de ce chêne et que Constantin fit abattre, que cet autel était tout simplement une pierre druidique. Pendant longtemps, on ne connut dans la descendance d’Abraham que des monuments de ce genre. C’est à quoi l’on n’a pas pris assez garde. Chose étrange ! pour avoir la clef d’architecture de la Gaule, ce sont les livres de la Judée qu’il faut ouvrir. Non seulement Abraham, comme les druides, plante des forêts de chênes au lieu de bâtir des temples, mais, par une conséquence du même principe, s’il veut des autels, il dresse des pierres. Tels étaient ceux de Sichem et de Béthel, dont la tradition faisait remonter l’origine à l’arrivée de sa colonie dans les montagnes de Chanaan. Tel devait être celui auquel se rattachait le sacrifice d’Isaac, et que le récit de la Genèse nous montre préparé en effet dans un instant. L’histoire de Jacob nous offre aussi de frappants exemples du même genre. Lors de sa vision, il relève la pierre sur laquelle Dieu lui a parlé, y fait des libations, et la consacre pour autel. « Cette pierre, dit-il, que j’ai dressée en monument sera la maison de Dieu, et je t’offrirai la dîme de ce que tu me donneras. » À son retour de la Chaldée, après avoir enterré sous le chêne les idoles de la famille de Nachor, il agit de la même manière : « Il dressa une pierre, dit le texte, dans le lieu où Dieu lui avait parlé, versant sur elle des libations, et répandant de l’huile ; et il nomma ce lieu Béthel. » C’était sur ces monuments, encore subsistant en divers lieux, particulièrement à Béthel qui devint la capitale sous les Juges, que se fondaient les Hébreux, à leur retour d’Égypte, pour revendiquer ce territoire comme l’héritage de leurs pères ; et aussi voit-on qu’ils affectèrent longtemps de demeurer fidèles à cette architecture archaïque, tant pour accuser par là leur filiation que pour témoigner leur hostilité aux splendides bâtisses des vallées du Nil et de l’Euphrate. Dans la conquête du Chanaan, c’est un autel de cette espèce que les émigrés élèvent à Dieu sur le mont Hébal pour y consacrer leur victoire. « Alors Josué éleva un autel au Seigneur dieu d’Israël sur le mont Hébal, comme l’avait ordonné Moïse, le serviteur de Dieu, aux enfants d’Israël, et comme il est écrit dans le livre de la Loi, un autel formé de pierres brutes que le fer n’avait point touchées ; et il offrit dessus au Seigneur des holocaustes et des victimes de prix. » Sous les Juges, lorsque les tribus, dépouillées de l’arche par les Philistins, se remettent en possession de ce palladium, c’est également sur une pierre brute que se célèbre le sacrifice d’actions de grâces. « Et le char vint dans le champ de Josué de Bethsam, et il y avait là une grande pierre, et ils brisèrent le bois du char, et placèrent les vaches par-dessus en holocauste au Seigneur ; et les Lévites déposèrent l’arche de Dieu, et ils la placèrent sur la grande pierre. » C’est encore sur une pierre brute qu’a lieu le sacrifice de Gédéon. Plus tard, sous la monarchie, quand Élie, aussi indifférent au temple de Jérusalem qu’aux rois de la dynastie de David, tente de rendre vie à l’antique nationalité, c’est aussi un autel de pierres brutes, comme celui du mont Hébal, qui s’élève sur le Carmel. « Et il prit douze pierres, selon le nombre des tribus des fils de Jacob, à qui a été adressé le discours de Dieu, disant : Israël sera ton nom, et il fit avec ces pierres un autel au nom de Dieu. » C’était sans doute un autel du même genre que David, à l’époque de la peste, avait érigé dans le champ d’Areuna. Il y avait, en effet, dans le code de Moïse, une loi formelle à cet égard. « Si tu m’élèves un autel de pierres, dit l’Exode, tu ne le feras point avec des pierres taillées ; si tu y mets le fer, il sera souillé. » Le même commandement est répété dans le Deutéronome, à l’endroit des instructions sur le rétablissement dans la terre promise. « Tu élèveras là un autel au Seigneur ton Dieu avec des pierres que le fer n’aura point touchées, avec des roches informes et non polies ; et tu y offriras des holocaustes au Seigneur ton Dieu. » La comparaison des monuments druidiques avec ces anciens monuments de la Judée suffirait pour prouver que le commandement de Moïse n’était pas une loi nouvelle, mais simplement une restauration de la tradition d’Abraham, qui n’était elle-même qu’une suite de celle de Nachor, de Tharé et des autres patriarches de l’Asie centrale. Mais c’est encore moins d’une telle analogie qu’il faut s’étonner, puisque, après tout, la distance des lieux est, en principe, une simple divergence à l’origine des migrations, que de la constance des peuples de la ligne celtique. Tandis que Salomon, renonçant à la simplicité des pasteurs pour mieux assurer la majesté de sa dynastie, bâtissait à Dieu, sur cette même montagne où ses pères sacrifiaient en plein air sur des pierres brutes, un temple rival par ses magnificences de ceux des monarchies voisines, les druides, sous leurs toits de feuillage, fidèles à la coutume des antiques patriarches, suivaient sans fléchir la loi pratiquée par Abraham et renouvelée par Moïse : Si tu m’élèves un autel de pierres, tu ne le feras point avec des pierres taillées 9.

Telles sont, sans doute, quelques-unes des raisons qui permettaient de dire, dans Alexandrie, qu’il y avait tant de choses voisines entre la religion des druides et celle des Juifs. Il est probable qu’il y existait à cet égard bien des connaissances maintenant perdues ; mais tout ce que l’on y savait se fût-il réduit aux divers traits que nous avons tâché de rassembler, l’assertion d’Origène n’en aurait pas demandé davantage pour se justifier. Indépendamment des analogies du dogme, le rapport entre les chênes sacrés d’Abraham et les chênes sacrés de la Gaule était si frappant qu’il aurait peut-être suffi. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il n’y a aucun autre point de ressemblance qui ait fait jusqu’à présent plus de figure. C’est à lui que se sont attaqués d’un commun accord tous les érudits qui se sont occupés d’une manière tant soit peu profonde des antiquités de la Celtique. Dom Calmet, dans ses Commentaires sur la Genèse, à propos des bois de Sichem et de Mambré, fait un relevé des peuples qui ont donné place au chêne dans leur religion ; et, insistant particulièrement sur les Gaulois, il conclut que leur culte n’avait point d’autre origine que les honneurs rendus autrefois à Dieu par Abraham sous les chênes. Dom Martin, dans son Traité de la religion des Gaulois, n’a garde de négliger cette opinion : « Ce qui peut avoir donné lieu au culte général du chêne, dit-il, c’est, sans doute, ces chênes sous lesquels l’Écriture observe qu’Abraham dressa si souvent des autels pour offrir des victimes à Dieu. Le capital du druidisme consistait dans le culte des chênes ; donc, par une induction nécessaire, ce culte des druides tirait son origine des actes de religion dont les Juifs et Abraham leur père s’étaient acquittés sous des chênes. » (Liv. II, v. 6.) Conrad Celte, dans ses recherches sur les antiquités germaniques, se fonde sur la même analogie, assurant que les druides ne s’étaient portés à tirer du chêne des oracles que pour avoir exagéré l’usage des patriarches. Beyer, dans le Traité des dieux syriens, en signalant la longue persistance du culte du chêne en Judée, appuie sur la correspondance de la Gaule. Dickinson, dans ses Origines druidiques, est encore plus explicite : « D’où est née, dit-il, chez les Gaulois, cette religion du chêne ? Sans le moindre doute, des chênes de Mambré, sous lesquels vivaient autrefois d’une vie religieuse les hommes les plus saints, et dont les ombrages servirent de demeure à Abraham et de temple à Dieu. » Mais rien n’égale les excès auxquels ont fini par arriver à cet égard les antiquaires anglais, Davies surtout. Pour eux, Hu-Gadarn est devenu Noé, et la théologie druidique s’est tellement empreinte du déluge, qu’en mémoire de l’arche, ils sont allés jusqu’à la nommer la théologie archite. C’est démesuré ; et pourtant l’on ne peut nier qu’il n’y ait au fond plus de justesse dans ce système bizarre que dans celui qui rapporte le druidisme à Abraham. Que la religion de ce patriarche se soit transmise aux Phéniciens, puis que ceux-ci, par leurs navigateurs, l’aient transportée et fait recevoir dans la Gaule et la Grande-Bretagne, c’est une fiction que rien ne soutient, et dont l’invraisemblance est manifeste ; tandis que rien n’est plus naturel que de se rendre à l’idée d’une antique relation entre les deux lignes par des ancêtres communs. Askhenaz, le père des Gaulois, pour parler le langage de la Bible, n’était-il pas le cousin germain d’Arphaxad, le père des Hébreux ? Cette simple parenté explique tout. Que l’on sache d’où venaient Tharé, Nachor, Reu, Sarug, tous ces chefs de pasteurs presque perdus dans l’histoire, et l’on saura aussi d’où venaient nos colonies celtiques que nous ne connaissons non plus que par les vagues souvenirs d’une ancienne migration descendue des hauteurs de l’Asie par un mouvement graduel, comme les prédécesseurs d’Abraham.

En résumé, aussi bien que les Hébreux, nous avons donc nos patriarches. Qu’importent que leurs noms nous manquent, s’ils subsistent dans la pensée de Dieu pour lui recommander notre race ? La bénédiction portée sur les origines d’une nationalité embrasse nécessairement cette nationalité dans toutes ses suites. Il lui suffit, pour ne point démériter, de demeurer fidèle à elle-même. C’est ce qu’a fait excellemment la Gaule. Elle a pu recevoir pour son développement des secours de l’extérieur, et la Providence a voulu qu’elle en reçût en effet d’admirables, même relativement à la connaissance de Dieu. Mais, depuis ses commencements, elle a vécu sur cette connaissance ; et c’est tout ce qu’il faut pour être en droit de dire qu’elle ne relève au fond que d’elle-même, n’ayant jamais eu besoin de recourir à autrui pour ce qui fait l’essence de la vie. C’est sur ses propres racines qu’elle se soutient devant Dieu. Aussi le christianisme n’a-t-il été pour elle qu’un progrès, tandis qu’il constituait pour les nations païennes une subversion radicale. Au lieu d’être obligée de venir se greffer sur la souche vivante, comme le dit S. Paul des Gentils, elle était elle-même souche vivante. Sortie de terre parallèlement à la Judée, elle forme une tige non moins solide, favorisée dans son accroissement par les ombres bienfaisantes de celle-ci comme du paganisme lui-même, mais nourrie par une sève propre, et ne montant plus tardivement que pour s’épanouir plus haut. C’est, en effet, un des signes les plus extraordinaires de la Gaule que cette sorte de fixité dont elle semble frappée pendant tant de siècles. Le monde entier change autour d’elle : les peuples ne cessent d’introduire du nouveau dans leurs lois, dans leurs arts, leurs croyances, dans leurs cultes ; loin de s’astreindre à la conformité avec leurs ancêtres, d’une génération à l’autre, les voilà transfigurés et qui ne se reconnaissent déjà plus. Mais la Gaule est à part ; les siècles ont beau courir, elle demeure identique, et oublie le temps. Toujours le dieu invisible, souverain redoutable des premiers âges, les sanctuaires de feuillage, les autels de pierre brute, tous les traits de la religion primitive. C’est Noé, c’est Melchisédech, c’est Abraham, c’est la grande enfance ; et au milieu de l’antiquité s’évanouissant dans la décrépitude, elle arrive ainsi jusqu’au christianisme. N’y a-t-il donc pas là-dessous du mystère ? N’est-ce pas afin de se réserver pour ses desseins ultérieurs les ressources d’une nature vierge que Dieu s’est choisi de la sorte cette race singulière ? Il la retient, et on la dirait créée pour une éternelle inertie, tant elle paraît immobile ; mais sa vitalité en sera d’autant plus impétueuse au jour où il la retirera de ses langes. Elle était la plus lente des nations, elle en sera la plus vive ; et la force qu’elle avait pour s’attacher au passé avec plus de ténacité que toute autre sera précisément celle dont elle se servira pour se jeter sur l’avenir avec plus d’emportement aussi qu’aucune autre.

 

 

 

 

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

De la théorie de la mort et de la naissance.

 

 

§ 1.

 

Ce qui caractérise la Gaule, ce n’est pas seulement d’avoir eu à la fois Dieu, comme le peuple de Jéhovah, et les Anges, comme celui d’Apollon et de Jupiter ; mais de s’être affranchie de la mort mieux que ne l’a jamais fait aucune nation. Elle a pu faiblir sur les deux premiers principes que d’autres avaient mission de développer et de réunir ; mais, sur le principe de l’immortalité, c’est encore à elle à donner au monde des leçons. Incapable de s’élever assez haut pour la comprendre, l’antiquité s’est sentie frappée devant elle de stupéfaction. Ne craignant pas la mort, les Gaulois vivaient en effet, comme on se représente les immortels, libres de crainte. Aussi, dans la guerre, rendus en quelque sorte invulnérables par la fermeté de leur foi, se montraient-ils, pour ainsi dire, au-dessus de l’homme. Florus dit que ce n’étaient point des hommes, mais des titans nés pour la destruction du genre humain. Alexandre, interrogeant leurs ambassadeurs sur ce qu’ils craignaient : « Nous craignons, dirent-ils, la chute du ciel. » Et encore ne la craignaient-ils que parce que c’était pour eux un signe de la colère de Dieu. Aristote et Élien nous assurent qu’ils poussaient le dédain du danger jusqu’à refuser de s’enfuir d’une maison prête à crouler. La mort n’était pour eux qu’un accident. Aussi Horace définit-il leur pays, la terre où l’on n’éprouve pas la terreur de la mort. L’empereur Julien, qui avait si bien appris à les connaître, dit qu’ils l’emportaient sur les Romains en audace et en liberté ; et c’est aussi ce que dit Salluste, quand il les met sur le même rang, quant à la vertu guerrière, que les Grecs quant au mérite littéraire. On sait, d’ailleurs, quelles cérémonies extraordinaires étaient d’usage à Rome dans le cas d’une guerre avec ces superbes contempteurs du trépas. Avec eux, selon Salluste, on ne combattait point pour la gloire, mais pour le salut. Mais aucun des anciens n’exprime son admiration plus nettement que Lucain : « Heureux assurément dans leur erreur, s’écrie-t-il, ces peuples que regarde le nord ! La plus grande des craintes, la terreur de la mort, ne les tourmente pas. De là ces cœurs si hardis à courir sur le fer, ces âmes capables de la mort, cette idée qu’il ne faut pas épargner une vie qui va revenir. »

Quelle idée de la mort se faisaient donc les Gaulois, pour la prendre avec tant d’indifférence ? Bien que cette soudaine rupture de nos relations terrestres soit assurément à certains égards un vrai mal, on ne peut nier en effet que ce mal ne dépende tellement de notre idée que notre esprit soit maître, selon le tour qu’il affecte, ou de l’amplifier à l’infini, ou de le faire évanouir presque entièrement. Pour les uns, c’est un retour au néant contre lequel la nature même, malgré les héroïsmes de l’âme, proteste en suppliante. Pour d’autres, c’est un abîme inconnu sur lequel la pensée ne peut non plus s’arrêter sans effroi, qu’elle le voie plein de flammes ou plein d’incompréhensibles lumières qui ne menacent pas moins d’engloutir la vie. Aussi se rencontre-t-il à peine un homme si affligé qui ne juge son infortune plus acceptable encore que le trépas qui la terminerait ; et, à part un bien petit nombre, emporté par l’excès ou du désespoir ou de la dévotion, la multitude des mortels recevrait comme un bienfait la continuation indéfinie de son existence sur la terre. Cependant, en définitive, si l’on se demande pourquoi l’homme éprouve donc tant de répugnance à mourir, on ne rencontre d’autre réponse sinon que, par un instinct soutenu par le consentement de la raison, l’homme aime à vivre, et que mourir, de la manière dont on en parle, c’est en somme cesser de vivre. Car vivre, ce n’est pas seulement se soutenir hors du néant : c’est agir, c’est s’instruire, c’est sentir, c’est user de ses vertus et de sa liberté ; c’est conserver, développer, multiplier ses attachements ; c’est grandir, si Dieu le veut, mais ne rien perdre ni de soi-même ni de ses amitiés. Que la croyance de l’homme lui représente donc que, loin de produire aucun changement si radical, la mort ne constitue en réalité dans la vie qu’un accident, qu’elle n’interrompt rien, n’étant qu’un rideau qui se tire de temps en temps sur la carrière, rideau d’un grand effet, à la vérité, mais sur nos yeux, et nul pour le fond même des choses, soumises au même cours au-delà qu’en deçà ; que l’on sache, en un mot, qu’il ne s’agit que de passer avec un autre costume d’un appartement dans un autre ; il est manifeste qu’à moins de remords ou de folie, il ne sera plus possible de concevoir de cet évènement aucune crainte. Telle était précisément la situation que le druidisme faisait à nos pères, et il faut avouer que cette situation était supérieure même à celle que le christianisme a faite jusqu’ici au genre humain.

Élevons-nous un instant en imagination dans les sublimités du ciel ; supposons que notre regard s’illuminant, au lieu de demeurer sans aucune perception des mouvements continuels qui s’opèrent autour de nous dans la population de l’univers, nous apercevions tout à coup, sous nos pieds, les abîmes de l’espace sillonnés en tous sens par ces troupes légères que Mercure, selon la fable antique, était incessamment occupé à guider d’une demeure dans une autre. N’est-il pas évident que la vie prendra tout aussitôt une autre figure à nos yeux ? Nous ne verrons plus ni ce système fatal de la théologie romaine, qui, au lieu du tourbillon éternel des mondes, ne nous présente qu’un fantôme né d’hier pour finir demain, transformé en une monotone dualité de lumière et de ténèbres ; ni cette mécanique des astronomes, moins éloignée de l’exactitude matérielle, mais bien plus de la vérité métaphysique, et qui, faute de s’imprégner de la vie, se perd dans la multiplicité de ses étoiles comme dans une vaine poussière. Nous pourrons dès lors nous représenter l’univers ainsi qu’un vaste archipel baigné par l’océan de l’éther sous les rayons d’un ciel toujours pur, et peuplé par une nation d’immortels. Mais ces augustes habitants ne sont point astreints à séjourner toujours dans la même île ; peut-être, dans quelques-unes, existe-t-il des moyens de navigation pour circuler à volonté dans un certain rayon. Dans d’autres, du moins, c’est Dieu lui-même qui, à des époques déterminées, envoie les barques. Comme ces barques doivent être attendues et accueillies avec fête dans tous les lieux où l’histoire de ces heureux voyages est bien connue ! Des amis dont on a toujours en soi l’empreinte sont déjà partis dans les expéditions précédentes : ils résident dans ces riantes contrées dont on voit briller les cimes au-delà de ces plaines que l’imagination impatiente a tant de fois franchies ; on va les rejoindre, et l’on s’en réjouit sans trop de mélange, car ceux qui demeurent en arrière ne tarderont pas à retrouver à leur tour la compagnie. Et que de nouvelles et inattendues amitiés à nouer dans ces autres résidences ! Quelles merveilles inimaginables de la nature et de l’art ! Quelles lois, quelles mœurs, quelles proportions et quelles habitudes des corps ! Quelles révélations, quels progrès du cœur, quelles jouissances de l’âme ! Se lasserait-on jamais à voyager toujours ainsi ? Et même est-ce voyager ? À un point de vue plus haut, toutes ces cités, si harmonieusement unies ensemble dans le plan général des destinées, ne forment-elles pas une même cité ? Citoyen de l’univers, je puis changer de quartier ; mais la mort elle-même ne saurait m’exiler de ma ville, et, fidèle au seul mode de pratiquer l’infini qui appartienne à la créature, je me promène successivement dans l’infini de ma demeure de la même manière que dans l’infini de ma durée.

Telle était dans son essence la doctrine des druides, et voilà pourquoi ceux qui le partageaient se trouvaient aussi délivrés que possible du mal de la mort. L’homme, détaché des organes dont il s’était servi durant la période terrestre, ne devenait point une ombre, comme dans le dogme du paganisme et de l’Église romaine, qui se sont justement accordés à faire tant d’état de ce tourbillon passager que soulève le souffle de la vie et que l’on nomme le corps ; toujours douée de la même puissance de création, l’âme reprenait aussitôt possession de nouveaux membres, et, sans entrer dans le fabuleux empire de Pluton, ni dans celui de Satan, pas plus que dans les mystiques rayons de l’Empyrée, elle allait tout simplement chercher résidence sur un autre astre que celui-ci. Ainsi la mort ne formait en réalité qu’un des points de division dans une série périodique. C’est ce que décident les vers de Lucain, dans la brièveté desquels sont amassées tant de lumières. « Selon vous, dit-il en s’adressant aux druides, les ombres ne se rendent point dans les domaines silencieux de l’Érèbe et dans les pâles royaumes de Pluton. Le même esprit régit, dans un autre orbe, d’autres membres. La mort, si ce que contiennent vos hymnes est certain, n’est qu’un milieu dans une longue vie. » Quelle différence entre cette croyance fortifiante et la fable d’Achille soupirant, du fond de la demeure des héros, après la vie et le soleil ! Et que Lucain a bien raison d’ajouter que les Gaulois étaient heureux d’une telle foi ! Aussi ne faut-il pas s’étonner si le dogme de l’immortalité formait le point capital de leur religion : il en était le plus achevé, et par conséquent le plus fructueux. Rien n’était donc plus juste que de le proposer au peuple comme la plus précieuse leçon. Aussi les historiens sont-ils d’accord pour constater la prédilection des druides en faveur de cette croyance, qui est en effet la plus caractéristique du génie de la Gaule. Pomponius Mela dit que c’était le seul dogme qui fût tout à fait populaire. César, qui le considère au point de vue du soldat, c’est-à-dire dans ses effets sur la guerre, assure de même qu’il n’y avait rien à quoi le clergé tînt davantage. « En premier lieu, dit-il, les druides veulent persuader que les âmes ne périssent pas, et qu’après la mort elles passent de l’un à l’autre, et ils pensent que cela excite puissamment les hommes au courage en leur faisant négliger la crainte de la mort. »

César ne se trompait pas en mettant au premier rang dans la religion de la Gaule le principe de la perpétuité de la vie, mais il n’était pas plus capable d’en comprendre l’étendue que la justesse. C’est le flambeau qui éclaire tout ce qu’il y a d’inouï dans les mœurs de cette grande nation. Pour ramener au naturel ces mœurs presque incroyables, il suffit en effet de se bien pénétrer de cette transformation de la mort, changée tout simplement en ce que l’on nommerait aujourd’hui un voyage au nouveau-monde. La mort ne pesait pas plus dans la Gaule que, chez les Grecs, le départ pour les colonies ou l’ostracisme. Dès lors ce qui, au point de vue ordinaire, pouvait sembler folie devient raison, et ce qui révoltait l’humanité ne paraît plus que naïf. Les druides, pour bien enraciner cette manière de voir, avaient imaginé un de ces traits qui, par leur familiarité même, saisissent et habituent plus facilement les âmes que les mystères les plus relevés : on se prêtait de l’argent à rembourser dans l’autre monde. C’est une des coutumes qui avaient le plus frappé les païens, et sans doute qu’elle devait causer une impression bien plus profonde encore sur les Gaulois. « Le règlement des affaires, dit Pomponius Mela, même le remboursement des créances, était remis aux enfers. » Valère Maxime rend le même témoignage : « Après avoir quitté les murs de Marseille, dit-il, je trouvai cette ancienne coutume des Gaulois, qui ont institué, comme on le sait, de se prêter mutuellement de l’argent à se restituer dans les enfers, car ils sont persuadés que les âmes des hommes sont immortelles. » C’est vraisemblablement sur ce dogme, aussi finement apprécié par cet écrivain que le dogme de l’immortalité, qu’il ose accuser plus loin la doctrine des druides d’entretenir l’avarice et le goût de l’usure ; et au contraire tout ce qu’il y a de plus sublime dans cette religion est en quelque sorte condensé dans ce seul point. En passant dans l’autre monde, on ne perdait donc ni sa personnalité, ni sa mémoire, ni ses amis ; on y retrouvait des affaires, des relations, des lois, des magistrats comme dans ce monde-ci ; on y faisait usage de capitaux, c’est dire toute l’économie de nos sociétés. Ce seul point suffit aussi pour marquer un infini entre cette métempsychose et celle de l’Inde : qui se servait aventuré à prêter à un débiteur qu’on aurait vu exposé à comparaître, au jour de l’échéance, sous la forme d’un quadrupède ou d’un moucheron ? Mais l’homme restait homme, et, comme dit Lucain, reprenait sur une autre terre un autre corps.

Cette même superstition, si louable quant aux impressions qu’elle devait produire, conduisait à brûler avec le corps de celui qui partait pour l’autre monde tous les objets qui lui avaient été chers et dont on pouvait supposer qu’il lui plairait encore de se servir. « Les Gaulois brûlent et ensevelissent avec les morts, dit Pomponius Mela, ce qui était propre aux vivants. » César nous dit de même : « Tout ce qu’ils présument avoir été aimé par les vivants, ils le déposent dans le feu, même les animaux. » Aussi dans ces sépultures de nos pères rencontre-t-on d’ordinaire, parmi les cendres dont les dernières traces nous font encore leur leçon, des armes, des ornements, des ossements calcinés de chiens et de chevaux, symboles à jamais respectables de la fermeté de la foi dans l’inamissibilité de la vie. Il existait une autre coutume bien plus touchante, c’est que lorsque quelqu’un prenait ainsi congé de la terre, chacun s’empressait de lui apporter des lettres pour les amis absents qui allaient le recevoir et l’interroger sur les nouvelles d’ici. C’est Diodore de Sicile qui nous a conservé ce trait précieux. « Dans les funérailles, dit-il, ils déposent des lettres écrites aux morts par leurs parents, afin qu’elles soient lues par les défunts. » Que de regards devaient donc suivre en imagination ces voyageurs, plonger à travers l’espace avec eux, assister à leur arrivée, à leur étonnement, à leur réception ! Si l’on ne pouvait empêcher les larmes, du moins le sourire de l’espérance devait-il briller par dessous. Combien auraient souhaité de pouvoir accomplir le voyage de compagnie ! Aussi s’en voyait-il souvent qui ne pouvaient résister à cette tentation. « Il y en a, dit Pomponius Mela, qui se placent volontairement sur le bûcher de leurs amis, comme devant continuer à vivre ensemble. » César parle de la même coutume, mais comme n’existant déjà plus de son temps, sinon dans certaines conjurations de guerriers « dont la condition est telle, dit-il, qu’ils jouissent ensemble pendant la vie de tous les avantages de ceux à l’amitié desquels ils sont dévoués ; mais si ces derniers éprouvent violence, ou ils partagent le même sort, ou ils se donnent la mort ; et il n’y a pas souvenir qu’il s’en soit jamais trouvé aucun qui, son ami étant tué, ait refusé de mourir aussi ».

L’action de la mort s’offrant ainsi à l’esprit comme une sorte de recrutement ordonné par les lois générales de l’univers pour l’entretien de la circulation dans tous les mondes, il était naturel d’en venir à l’idée de solliciter de Dieu, dans certains cas, la faveur d’un remplacement ou d’un délai. C’est en effet ce qui se pratiquait habituellement : « Les Gaulois, dit César, sont extrêmement adonnés aux engagements religieux, et, par suite, ceux qui sont affligés de maladies graves ou exposés, soit dans les combats, soit dans quelques dangers, sacrifient des hommes pour victimes, ou font vœu de se sacrifier eux-mêmes, et ils se servent pour ces sacrifices du ministère des druides. Ils pensent que les divinités ne peuvent être satisfaites que si, en remplacement de la vie d’un homme, on leur livre la vie d’un autre homme. » On ne doit pas s’imaginer que ces remplaçants aient été bien difficiles à trouver, et cependant il ne paraît pas que les criminels ni les esclaves, sur lesquels il aurait été possible d’agir par violence, aient jamais eu qualité pour un tel service : il fallait des hommes libres et de bonne volonté. Mais l’on en sait assez des manières du pays pour se représenter qu’il ne devait pas y manquer de caractères aventureux tout disposés à entreprendre le grand voyage. Posidonius, qui avait visité la Gaule dans le temps de son indépendance, et qui la connaissait bien mieux que César, nous a laissé à cet égard des informations qui montrent suffisamment les choses. Qu’un homme se sentît touché sérieusement par la maladie, c’était un avertissement de l’ange de la mort de se tenir prêt à un prochain départ ; mais que cet homme eût pour le moment des affaires importantes à poursuivre, qu’une famille l’enchaînât à la vie, que la mort lui fût enfin un contre-temps, si aucun de ses clients ou de ses proches n’était en disposition de s’offrir pour lui, il faisait chercher un remplaçant : celui-ci arrivait bientôt, accompagné d’une troupe d’amis, et, stipulant pour prix de sa peine une certaine somme d’argent, il la distribuait lui-même en cadeaux de départ à ses compagnons. Souvent il s’agissait tout simplement d’un tonneau de vin : on dressait une estrade, on improvisait une sorte de fête, puis, le banquet terminé, notre héros se couchait sur son bouclier, et, se faisant trancher par le couteau sacré les liens du corps, prenait son élan vers l’autre monde. Ce n’était pas une affaire. Devant cette coupure qui barre le chemin, et qui, perdue dans le brouillard, effraie tant de gens dont la pensée timide soupçonne quelque abîme, le Gaulois, mieux avisé, sachant qu’il ne s’agissait que d’un fossé, s’élançait en souriant sur l’autre bord et continuait sa route.

Il n’est malheureusement que trop aisé d’apercevoir les inconvénients de cette facilité à donner et à recevoir la mort : l’abus des duels, l’abus des suicides et des immolations volontaires, l’abus de la peine de mort. C’est de là qu’avait pris naissance ce funeste usage des sacrifices humains, que les Romains ont tant reproché aux Gaulois, et qui, en mêlant le sang à la liturgie, tendait nécessairement à endurcir les cœurs là où la religion aurait dû s’efforcer au contraire de les humaniser. Toutefois il est impossible de ne pas se révolter contre les exagérations sous lesquelles on a accablé les druides à cet égard. Assurément, ce n’est pas chez eux qu’il faut chercher l’esprit de miséricorde. Ce n’était point leur partage ; mais n’en résulte-t-il pas que, dans les mêmes actes, ils étaient par là même plus excusables que ceux qui ont été nourris des leçons de ce divin esprit ? Or il est manifeste que les sacrifices en question n’ont été guère moins prodigués au moyen-âge, et notre époque, si adoucie qu’elle soit, n’est même pas encore tout-à-fait délivrée des derniers restes de cette antique barbarie. En effet, ces sanglantes cérémonies, dont les historiens n’ont cessé de faire tant d’étalage, n’étaient au fond que des exécutions légitimes. La société se délivrait par là des criminels, en même temps qu’elle les punissait et en faisait exemple. Les druides n’étaient dans ces occasions que des magistrats qui, après avoir jugé, présidaient à l’application de la peine. Les témoignages sont tellement formels sur ce point, que l’on ne peut comprendre que les compilateurs en aient si peu tenu compte. « Le jugement des meurtres, dit Strabon, est spécialement attribué aux druides. » Diodore ajoute : « Après avoir retenu les criminels en prison pendant cinq ans, ils les attachent à des potences en l’honneur des dieux, ou les placent avec d’autres offrandes sur des bûchers. » César fournit même un trait précieux. « Les druides, dit-il, sont persuadés que, de ces supplices, les plus agréables aux dieux immortels sont ceux des criminels qui ont été saisis dans le vol, dans le brigandage ou dans quelque autre forfait 10. » En définitive, la principale différence de ces exécutions et des nôtres venait donc de ce qu’alors la religion, se trouvant d’accord avec la politique pour les ordonner, les accomplissait elle-même ; au lieu qu’aujourd’hui la religion, ne se concevant plus le droit d’homicide, le tolère à côté d’elle et en profite, quand elle le devrait proscrire dès là qu’elle l’abandonne. Sans approuver la loi de nos pères, puisque c’est une sorte de lâcheté de se défaire des criminels au lieu de les corriger, je ne serais pas embarrassé pour dire quel est des deux spectacles le plus abominable, ou du prêtre rendant lui-même à Dieu comme une hostie expiatoire, au milieu d’une assemblée en prière, le criminel condamné, ou du mercenaire sans entrailles et sans foi le saisissant brutalement pour l’égorger sur un tréteau en forme de démonstration de police. C’en est assez, et je ne veux pas faire la comparaison avec les infâmes bûchers de l’église romaine.

 

 

§ 2.

 

Bien que l’amour de la vie et celui de nos amis soient les plus grands liens que nous ayons avec la terre, et qu’il ne nous soit aisé de mourir qu’à la condition d’être persuadés que ces liens vont se renouer autre part, ce n’est peut-être point encore assez de cette croyance pour nous mettre au-dessus de toute impression pénible de la part de la mort. On ne peut nier qu’outre ces deux attachements, qui sont assurément les seuls essentiels, nous n’ayons une sorte de complaisance pour notre corps, qui ne nous permet pas de nous arrêter volontiers au triste spectacle qu’il est appelé à offrir une fois que nous l’aurons laissé là pour nous porter ailleurs. Il ne nous suffit pas de penser que notre âme, grâce à la puissance de plasticité qui lui est inhérente, ne manquera point de se reconstruire d’autres organes dans le monde qui va devenir sa nouvelle résidence. Nous tenons d’une certaine manière à ceux par lesquels notre personnalité se manifeste actuellement ; et si nous pouvons consentir sans trop de répugnance à restituer leurs éléments à ce globe de qui nous les avions empruntés, notre juste sensibilité envers nous-mêmes n’en éprouve pas moins une sorte de soulèvement à d’idée de la manière affreuse dont cette restitution doit se faire. Ceux même dont le courage brave le mieux les aventures inconnues de la mort, conviennent de leur déplaisir quand ils viennent à songer que ce corps, qui leur est en ce moment si intimement associé, et dont la plus légère déformation les chagrine, se changera demain en une masse hideuse ; que leurs chairs s’en iront lentement dans une humeur fétide qui n’a même pas de nom ; que ces yeux qui respiraient la lumière videront peu à peu leurs orbites ; que ces traits où se peignait si brillamment aux regards amis tout leur être tomberont dans une telle laideur qu’ils seraient un objet d’épouvante à qui aurait le malheur de les apercevoir ; que les plus bas et les plus dégoûtants des animaux oseront seuls affronter un tel contact ; enfin, qu’il ne s’agit pas d’une crise de quelques heures, mais qu’il faudra des années pour que, tous ces lambeaux disparaissant, l’imagination vienne finalement se reposer de tant de nausées sur les ossements d’un squelette. Peu importerait en effet à des hommes assez sages pour s’abandonner tranquillement aux vicissitudes de l’immortalité, que la poussière dont leur présence sur la terre avait déterminé le ralliement se dispersât à leur départ, si du moins cette dispersion s’opérait d’une manière digne d’eux. Il n’est pas nécessaire de laisser derrière soi son corps en monument. Mais comment, par le plus simple effet du respect envers soi-même, ne nous sentirions-nous pas révoltés à la pensée de tant de phénomènes dégoûtants qui menacent de s’attacher à notre trace, jusqu’à ce que l’agrégat de molécules que nous nous étions engagé soit admis à reprendre honorablement service dans les mouvements généraux de la nature ? Et aussi qui n’avouerait, et c’est un aveu qui conclut tout, que la mort perdrait une partie considérable de l’horreur qu’elle nous cause, si, au lieu de ces cadavres qui nous font une si triste suite, nos corps s’évanouissaient tout à coup dans l’air, comme une fumée, à l’instant où notre âme les abandonne pour en aller construire d’autres ?

Ce que l’ordonnance physique de la terre ne nous donne point, c’est à notre industrie à nous le procurer ; et comme la nature, dans toutes ses institutions, s’est constamment proposé ce qu’il y avait de plus avantageux pour le règne animal, qui est proprement le sien, nous devons de même tâcher d’introduire partout, à son exemple, ce qui convient le mieux au règne des âmes, qui est le nôtre. Il est indifférent que nous soyons ainsi conduits à détruire ses plans, car le point de vue qui nous est assigné domine complétement le sien ; et même, quant aux funérailles en particulier, l’homme y est d’autant plus libre qu’elle ne lui en a point préparé, ne s’étant occupée à cet égard que des brutes. Étrangère à nos délicatesses, et voulant seulement que la substance des organes soit remise sans retard dans le cercle de l’activité universelle, elle a pris le parti le plus vif, qui est de laisser cette substance dans l’atmosphère, où elle est presque aussitôt dévorée et distribuée. Mais ce sont là des funérailles carnassières qui ne conviendraient pas même à des anthropophages. À moins qu’une passion violente ne l’anime, la vue du cadavre déplaît à l’homme, et il souffre, peut-être par un retour instinctif sur lui-même, en voyant cette solennelle déjection abandonnée aux outrages des animaux et à toutes les suites de l’horrible décomposition qui s’en empare. Il est donc tout simple qu’il s’applique à dérober un tel spectacle à la lumière ; et aussi est-ce un des premiers signes de sa supériorité sur la brute, que de faire à ces tristes débris la faveur de les recouvrir d’un peu de terre. Mais s’ensuit-il qu’un tel mode soit une loi, et qu’il n’y ait pas d’autre ordre légitime de sépultures ? Le génie grec, si fin dans toutes les choses humaines, proteste de toute antiquité pour la thèse contraire. Il était à peine sorti de son enfance que sa sensibilité possédait déjà des tours trop exquis pour consentir à un tel entretien des pourritures de la mort. Plus il sympathisait aux formes élégantes de la vie, plus il répugnait à leur violation, même loin du jour, dans la solitude ténébreuse des tombeaux. C’est pourquoi, prenant le parti le mieux inspiré par le sens de l’art, ces souverains maîtres du goût et de la convenance, sans souffrir que les restes des morts pussent déplaire un seul instant à la pensée des vivants, les faisaient pieusement évanouir dans les splendeurs de l’incendie avant que les injures de la corruption les eussent déshonorés. Il n’en restait qu’une blanche poussière, doux et décent témoignage d’un passé enseveli purement dans des cœurs amis.

Conseillés par un sentiment moins délicat peut-être que celui des Grecs, mais avec une vue religieuse plus perçante, nos pères agissaient de même. L’acte du trépas accompli, ils s’empressaient de satisfaire le défunt en dissipant derrière lui, comme une insensible vapeur, son dernier rebut ; et l’apercevant déjà, par les yeux de l’esprit, en possession d’un autre corps, ils rendaient sans retard à la nature celui qui désormais n’appartenait plus à personne. Telle était la règle de leurs funérailles ; mais en guerre, pour peu qu’ils en fussent empêchés par quelque soin plus important, ils ne se faisaient aucune faute de négliger les cadavres, sachant bien que la puissance de qui relevaient ces débris ne serait pas embarrassée pour les reprendre. Cousins des Perses, qui, fidèles au mode de la nature, laissaient aux carnivores la tâche de dissiper les morts, ils oubliaient les leurs sur le champ de bataille comme des armes brisées. Les païens, dans l’opinion desquels les affaires du corps étaient d’un si haut prix, se révoltaient de cet abandon comme d’une impiété. Mais les Gaulois, tout pénétrés des sublimes enseignements de la spiritualité druidique, sentaient bien qu’il n’y avait point là le sujet d’un crime. S’ils faisaient moins d’état des cendres, c’est qu’ils en faisaient davantage de la personne. C’est une différence que les monuments ont consacrée d’une manière bien sensible. Au lieu de l’urne païenne noyée dans les pleurs, on trouve des sculptures gauloises qui représentent le personnage mortuaire, les yeux vers le ciel, d’une main tenant le cippe, et de l’autre à demi ouverte montrant l’espace ; et au lieu de ces stériles inscriptions du paganisme qui n’implorent jamais que les souvenirs et les larmes, on en voit chez nos pères qui savent à côté du regret recommander l’espérance. On connaît celle-ci, découverte sur les bords du Rhône : « Si la cendre manque dans cette urne, alors regarde l’esprit sur le salut duquel rien n’a été dit témérairement. » Quel parfait affranchissement de tout lien matériel ! Et n’y a-t-il pas dans cette concise inscription de la théologie druidique de quoi faire la leçon, non seulement au paganisme, mais au christianisme lui-même, enchaîné dans son dogme semi-païen de la résurrection de la chair 11 ?

Telle est en effet la seule leçon qu’il faille recevoir sur la théorie de la sépulture : que les vents, comme le dit l’inscription, dispersent la cendre, peu importe si l’âme a son salut. C’est chimère à l’homme de vouloir conserver des titres sur son corps, dès qu’il l’a laissé retomber derrière lui en prenant son élan hors de la terre. Sied-il de se concevoir de telles attaches avec ce tourbillon éphémère que l’on ne se puisse croire bien en vie qu’à la condition de se rallier à lui, et n’y a-t-il pas de la déraison à couver au-delà du trépas, avec une opiniâtreté si avare, la propriété d’une telle poussière ? Laissons les riches du monde, dans les insensés emportements de leur orgueil, faire sceller leurs restes dans le métal, de peur qu’il ne s’en perde quelque chose, et les protéger contre les menaces du temps sous le marbre et le granite : ils ne font que préparer ainsi à la postérité, qui ne pourra jamais se les figurer sans horreur, des monstruosités que la nature, sans leur folie, n’aurait jamais connues. Et en définitive, malgré tant de peines, l’heure n’arrive-t-elle pas où leur poussière rentre dans la poussière ? Où sont aujourd’hui les reliques des plus superbes ? Dans le vent : ce n’a été qu’une différence de temps pour un résultat identique. Cherchons donc plutôt nos inspirations dans la tradition de nos pères. C’est là sans doute que l’on reviendra puiser quand le discrédit de la doctrine de la résurrection ayant étendu ses conséquences jusque dans le domaine des mœurs, rien n’autorisera plus ces superstitieuses conservations de la poudre des morts. À des croyances nouvelles, il faudra des usages nouveaux ; et, sans rien préciser quant au détail, on peut pressentir du moins qu’à la combustion lente de l’ensevelissement le génie de l’avenir saura substituer quelque mode plus soudain et moins antipathique. On sentira alors plus librement que nous ne le pouvons faire, engagés comme nous le sommes encore dans les préjugés qui nous tiennent, la profonde sagesse de nos pères. On verra que, dans leur admirable lutte contre les fantômes de la mort, ils s’assuraient jusque sur ce dernier terrain une dernière victoire ; et l’on comprendra la résistance passionnée qu’ils y opposèrent pendant plus de mille ans, car, à ce mode triomphal de disparition dans les magnificences du feu, dont leurs ancêtres leur avaient transmis l’usage, l’église du moyen âge, égarée par sa crédulité, ne savait opposer que l’odieuse et désolée religion des cimetières.

 

 

§ 3.

 

N’y aurait-il d’autre fondement que le tour particulier qu’ils avaient donné à la doctrine de l’immortalité, ce serait assez pour autoriser la conclusion que les druides professaient pareillement celle de la préexistence. En effet, dès que l’on conçoit que la vie future doit être dans des conditions semblables à celle dont nous jouissons aujourd’hui, l’analogie fait une loi de penser que cette dernière, conformément à celle qui doit lui succéder, se lie aussi à des précédentes ; et comme il y a une multitude de motifs qui tendent à confirmer cette idée, il devient difficile de ne pas s’y rendre. Quoi de plus naturel que d’être exposé, au moins dans certains cas, à perdre la mémoire au passage d’une vie à l’autre ! Telle serait tout simplement la condition de notre existence actuelle ; et de là, non seulement tout s’expliquerait, les diversités de naissance, les inégalités de nature, les prédispositions de destinées, mais tout s’enchaînerait dans une ordonnance régulière, le présent n’étant plus qu’un milieu entre l’avenir et le passé de la vie. Ainsi, pourvu que l’on ait en soi la vive conscience qui fait que l’on se sent créé, nonobstant les faux semblants de la mort, pour vivre toujours et complétement, l’on est forcément conduit à reconnaître, de déduction en déduction, que l’on a dû vivre avant d’arriver sur la terre, comme on vivra encore après en être parti, l’âme se trouvant aujourd’hui, à l’égard d’une période antérieure, dans la même situation où elle se trouvera, à l’égard de la période présente, dans la période prochaine. C’est pourquoi, en supposant même que le druidisme ne se fût pas élevé dès le principe à de telles opinions sur l’origine de l’âme, il est incontestable que la seule puissance de l’esprit de logique et de symétrie aurait suffi pour l’y amener. Comment admettre que des hommes qui avaient le goût de la pensée jusqu’à s’enfermer toute leur vie dans la solitude ou dans la conversation des monastères, n’aient pas eu l’intelligence nécessaire pour entrer dans des conséquences si légitimes ?

Le dogme de la préexistence, portant sur des faits accomplis, et non point, comme celui de l’immortalité, sur des faits à venir, ne tend point à se résoudre comme ce dernier en actes formels, et par conséquent il ne faut pas s’étonner que sa présence chez nos pères ait moins frappé les Romains. Ils n’en ont pour ainsi dire point parlé. Toutefois, en affirmant que les druides étaient pythagoriciens, ils paraissent avoir suffisamment déclaré par là que ces théologiens professaient la préexistence. De tous les articles du pythagorisme, c’était celui qui avait le plus frappé leur imagination curieuse ; et de même que, pour eux, c’était se montrer pythagoricien que de croire à la métempsychose, réciproquement c’eût été ne point l’être que de ne pas y croire. Mais il y a un témoignage formel, quoique bien laconique : c’est celui de Mela. Il rapporte qu’un des enseignements fondamentaux des druides était que les âmes sont éternelles. Il ne dit pas immortelles, comme César, Strabon, Diodore ; il dit éternelles, c’est-à-dire tout au moins d’une durée indéfinie dans le temps précédent comme dans le subséquent. Cela s’accorde avec un mot de Lucain qu’il semble permis de prendre dans le même sens : que, pour les druides, la mort est le milieu d’une longue vie. Enfin, César met le sceau, malheureusement par un seul mot aussi, en assurant que, dans la croyance des Gaulois, les âmes, après la mort, passaient à d’autres : Ab aliis transire ad alios. Donc les naissants étaient des âmes qui avaient déjà vécu. C’était pareillement, selon Mela, l’opinion des Thraces, qui se confondaient à tant d’égards avec les Gaulois. « Les uns, dit-il, pensent que les âmes de ceux qui meurent doivent revenir ; les autres, que si elles ne reviennent pas, elles passeront à une existence plus heureuse. »

Ces témoignages sont bien concis, et peut-être les jugerait-on à peine suffisants pour un sujet de cette importance, si l’on ne savait d’autre part que le dogme de la préexistence était un des thèmes les plus accrédités des bardes du sixième siècle. Comme on ne peut avoir aucune crainte qu’un dogme aussi étranger au christianisme leur fût venu par cette influence, il est permis en bonne critique de restituer à la tradition druidique tout ce qui s’en découvre chez eux. Or, leur croyance à cet égard n’est point louche. Écoutons seulement Taliesin dans son grand langage : « Existant de toute ancienneté dans les océans, depuis le jour où le premier cri s’est fait entendre, nous avons été poussés dehors, décomposés et simplifiés par les pointes de bouleau. Quand ma création fut accomplie, je ne naquis point d’un père et d’une mère, mais des neuf formes élémentaires, du fruit des fruits, du fruit du dieu suprême, des primevères de la montagne, des fleurs des arbres et des arbustes. J’ai été formé par la terre dans son état terrestre, par la fleur de l’ortie, par l’eau du neuvième flot. J’ai été marqué par Math avant de devenir immortel. J’ai été marqué par Gwyddon, le grand purificateur des Bretons, d’Eurwys, d’Euron et Medron, de la multitude des Maîtres, enfants de Math. Quand le changement se fit, je fus marqué par le souverain à demi consumé. Par le Sage des Sages, je fus marqué dans le monde primitif, au temps où je reçus l’existence… Je jouai dans la nuit ; je dormis dans l’aurore ; en vérité, j’étais dans la barque avec Dylan, le fils de la mer, embrassé dans le milieu, entre ses genoux royaux, lorsque, semblables à des lances ennemies, les eaux tombèrent du ciel dans l’abîme.… J’ai été serpent tacheté sur la montagne ; j’ai été vipère dans le lac ; j’ai été étoile chez les chefs supérieurs ; j’ai été dispensateur de gouttes, revêtu des habits du sacerdoce et tenant la coupe. Il s’est écoulé bien du temps depuis que j’étais pasteur ; j’ai erré sur la terre avant de devenir habile dans la science ; j’ai erré, j’ai circulé, j’ai dormi dans cent îles ; je me suis agité dans cent cercles 12. » Toute pleine de mystère que soit cette parole, sa signification générale s’entend. Le poète chante sa vie antérieure. Il est contemporain de la création, et ce sont les forces de la nature qui lui ont donné primitivement naissance. Avant de devenir immortel, c’est au règne de la nature qu’il appartenait, et c’est à quoi peut-être il fait allusion quand il dit qu’il a joué longtemps dans la nuit. Plus tard, il a reçu le baptême de l’esprit : il a été marqué par Gwyddon, le génie céleste du gui, de la science, de l’eucharistie. Mais avant de devenir maître de la coupe et dispensateur du mystique breuvage, avant de vivre de la vie des sages, il avait commencé par vivre de la vie des pasteurs. Il a assisté aux grandes révolutions de l’univers, à la rénovation par l’eau comme à la révolution par le feu ; et comme il le déclare en se résumant, il a longtemps erré dans les cercles de la terre. C’est la théologie dont César donne l’épigraphe : Ab aliis transire ad alios ; et c’est à elle aussi qu’il faut rapporter le fameux cri de la nationalité gauloise : Arthur n’est point mort !

 

 

§ 4.

 

Mais fallait-il que l’âme circulât éternellement à travers les vicissitudes de la naissance et de la mort ? Cette chaîne mystérieuse de résurrections était-elle sans fin ? Après tant de fatigues, la tranquillité ne devait-elle jamais venir ? C’est ici qu’il faudrait pouvoir entrer en liberté dans les profondeurs du dogme druidique. Mais le paganisme ne les a pas connues, le moyen-âge les a repoussées, et nous n’avons plus moyen d’y pénétrer qu’à l’aide de quelques données éparses dans les Triades galloises. C’est la seule forme sous laquelle nous soit parvenu ce legs suprême de nos pères. Tout réduit qu’il est, il nous suffit du moins pour reprendre la trace de leur esprit.

La totalité des êtres qu’embrasse la pensée se divisait pour eux en trois cercles. Le premier de ces cercles, Cylch y Ceugant, cercle de l’Immensité, correspondant aux attributs incommunicables, infinis, n’appartenait qu’à Dieu. C’était proprement l’absolu, et nul, sauf l’être ineffable, n’y avait droit. Le second cercle, Cylch y Gwynfyd, cercle du Bonheur, comprenait les êtres revêtus du degré supérieur de la sainteté. C’était le paradis. Le troisième cercle, Cylch yr Abred, cercle des Voyages, enveloppait tout l’ordre naturel. C’est là, au fond des abîmes, dans les grands océans, comme dit Taliesin, que commençait le premier soupir de l’homme. Placé bientôt entre le bien et le mal, il s’exerçait longtemps dans les épreuves de ce milieu, sortant de l’une par la mort, reparaissant dans une nouvelle par la naissance. Le but proposé à son courage était de conquérir ce que l’on nommait le point de liberté. C’était le résultat de l’établissement de l’équilibre entre les devoirs et les passions ; et, arrivé à ce point si digne de toute âme jalouse de se posséder elle-même, l’homme quittait enfin le cercle des voyages pour prendre place dans celui du bonheur 13.

On ne voit point qu’il y eût d’enfer. Si l’âme s’était dégradée par le développement des mauvaises passions, elle retombait simplement à une condition inférieure d’existence, plus ou moins basse, plus ou moins tourmentée. Il y a en effet assez de supplices en évidence dans le vaste cercle des hommes pour dispenser d’un lieu à part pour les punitions. Il paraît, d’après ce que rapporte Davies qui a fait une si grande étude de la littérature des bardes, que les habitants du cercle supérieur étaient même considérés comme sujets à être rejetés sur la terre par l’effet des abus de leur liberté. C’était, à certains égards, la doctrine que tenta de faire prévaloir Origène comme une extension logique de la chute des anges. Mais tandis que le théologien d’Alexandrie prétendait que tous les hommes fussent des anges damnés, les druides voulaient seulement que, dans certains cas, ils le pussent être. La différence est immense, puisqu’elle tourne à une solution diamétralement opposée de la question de l’origine de l’âme. Au lieu de placer cette origine dans le ciel, comme les alexandrins, les théologiens de la Gaule lui assignaient en effet les horizons qui s’étendent au-dessous de la nature humaine ; de sorte que, même exilé du ciel, l’homme ne faisait à leurs yeux que revenir momentanément sur ses pas. Imparfaitement préparé, il avait oscillé dans son progrès, mais il n’était pas chargé d’un anathème. Du reste, il y avait sans doute plus d’une dissidence sur ces points délicats ; rien ne les fixait avec certitude. Si les uns pensaient que, même dans le cercle d’en haut, la liberté était toujours en danger de faillir, d’autres devaient être portés à supposer que, dans cette vie plus sublime, l’âme, désormais incapable de se laisser séduire, n’avait plus à exercer son choix qu’entre des progrès plus ou moins héroïques. C’était même le seul moyen de distinguer catégoriquement le cercle du bonheur de celui des voyages. Toutefois l’on ne peut nier que la leçon consignée dans les Triades n’ait tous les caractères d’une haute antiquité. Elle rejoint exactement la tradition des Grecs, d’après laquelle les habitants de l’Olympe auraient été soumis aussi à la punition et à la déchéance. Suivant Hésiode, les dieux qui s’étaient rendus coupables de mensonge ne se réhabilitaient qu’après un long supplice. Privés de parole et de sentiment, ils commençaient par rester pendant un certain temps dans une prostration douloureuse ; puis, relevés de cette première correction pour reprendre la vie, ils demeuraient encore pendant une longue période loin de la communion des dieux. « Après avoir subi la maladie pendant une grande année, dit le poète, une épreuve plus pénible succède à l’autre. Il est séparé pendant neuf ans des dieux immortels, et, pendant ces neuf ans entiers, il n’est admis ni à leurs banquets, ni à leurs assemblées. » Qui ne se rappelle d’ailleurs le mythe si bien enraciné d’Apollon banni de l’Olympe pour sa désobéissance, et réduit à garder les troupeaux en Thessalie ? Il est même digne d’observation que ce soit précisément dans les régions de l’occident, cachées sous tant de fables, qu’avait été placée par la superstition populaire la divinité qui jouissait du droit de prononcer ces arrêts redoutables. Elle y habitait, selon Hésiode, dans un palais formé de rocs bruts. Concluons que si ce n’était pas là que résidait matériellement le juge suprême de la vie dans le ciel et sur la terre, c’est là du moins qu’il faisait son règne principal dans les âmes.

On comprend qu’un système du monde ainsi dessiné dût être conçu comme sans fin. C’était en effet un des caractères que lui assignaient les esprits profonds dans lesquels il s’était développé. Strabon le déclare expressément. « Ils enseignent, dit-il, que l’âme est exempte de mort, de même que le monde. » Ainsi la région des voyages ne devait jamais se vider, et par conséquent de ses horizons inférieurs devaient incessamment surgir de nouvelles âmes destinées à s’y élever d’épreuve en épreuve jusque dans l’asile de la paix. Ce n’était point comme ce cercle fatal des païens, foulé par une procession inflexible qui repassait éternellement dans les mêmes périodes ; c’était plutôt comme un océan tourné vers le ciel et y faisant continuellement monter, à travers l’atmosphère, ses émanations. Mais pour être sans fin, ce milieu entre le néant et la perfection n’était pourtant pas tenu pour immuable. Suivant une tradition dont il n’est pas aisé de pénétrer les motifs, il était voué à des révolutions alternatives par l’eau et par le feu. C’est ce dont il y’a une foule de témoignages dans les bardes, et Strabon le dit aussi : « L’eau et le feu doivent à certaines époques l’emporter. » C’était une loi générale dont les deux évènements du déluge et de la conflagration universelle, si célèbres au moyen-âge, n’auraient formé que deux actes. Peut-être faut-il penser que cette croyance, qu’aucun argument théologique ne produit, et qui n’a par conséquent pour elle que la rumeur des traditions, ne possède en effet d’autre origine que certains accidents du monde physique qu’auraient soufferts les premiers âges, et dont les migrations, en se répandant partout, auraient naturellement amplifié la vraie grandeur. « Les trois évènements malheureux de Bretagne, dit une des Triades qui paraît bien un souvenir d’Asie : le premier, la rupture du lac des eaux et l’inondation de la face de la terre, de sorte que tous les hommes furent noyés excepté Dwyvan et Dwyvach ; le second, la terreur de la tempête de feu, quand la terre se fendit en deux jusqu’à la région inférieure et qu’une grande partie des êtres vivants fut consumée ; le troisième, l’été brûlant, lorsque les bois et les plantes furent mis en feu par l’ardeur du soleil, et que des multitudes d’hommes, d’animaux, d’oiseaux, de reptiles, d’arbres et de plantes, furent perdues. » Il n’en aurait pas fallu davantage dans les vallées de la société primitive, une inondation, une éruption, une sécheresse, pour graver partout l’idée de trois révolutions de l’univers. Mais, en tous cas, qu’on les restreignît à la terre, on qu’on y enveloppât l’ordre matériel tout entier, ces coups terribles ne formaient, dans l’opinion des peuples, que des dérangements passagers de l’équilibre dans un ensemble que rien ne devait jamais dissiper ; et peut-être est-il permis de supposer que la théologie avait su tirer de là quelque leçon. De l’anéantissement périodique de la société terrestre ne résultait-il pas qu’on ne peut proposer aux travaux de cette société un but infini comme à ceux de l’individu, et que par conséquent la seconde essence est supérieure à la première ?

Au premier abord, il peut sembler que ce soit pousser les choses à l’excès que d’oser attribuer aux druides la connaissance ou tout au moins la notion du vrai système du monde. Mais si ce sont eux qui avaient donné à l’école pythagoricienne sa théologie, pourquoi ne seraient-ce point eux aussi qui lui auraient communiqué ses vues astronomiques ? Autant il est difficile d’en saisir chez Pythagore la génération originale, autant cette génération semble à sa place chez les druides. De ce que leur instinct de la vie répugnait à admettre le fabuleux royaume des ombres, il fallait bien qu’ils fussent amenés à concevoir dans l’étendue d’autres mondes du même genre que le nôtre ; et dès que notre terre n’était pas unique dans l’univers, rien ne devenait plus naturel que de voir dans les planètes ses analogues. De là cette théorie sublime qui a déjà ouvert à l’homme tant de profondeurs dans le firmament, et dont la révélation causa tout à coup dans la Grèce tant de surprise. Pourquoi, si l’on accorde qu’un philosophe isolé l’ait pu inventer, ne l’admettrait-on pas plus volontiers encore d’une école de théologiens, animée au fond des mêmes idées et appliquée depuis des siècles à l’étude et à la méditation des phénomènes célestes ? Ainsi, l’on ne peut nier qu’une telle idée n’ait au moins vraisemblance. Mais un détail précieux consigné dans Hécatée y ajoute une force précise. Dans sa description des usages religieux de la Grande-Bretagne, cet historien rapporte que, vue de cette île, la lune paraît plus grande, et que l’on distingue à sa surface des collines semblables à celles de la terre. Voilà sans doute un fait bien remarquable ! Comment les druides avaient-ils pu constater le phénomène ? Jusqu’à quel point pouvaient-ils s’en tenir pour certains ? Peu importe ; tout ce qui compte ici, c’est qu’ils se soient imaginé qu’il existait des montagnes dans la lune. Donc cet astre était analogue à la terre, et par lui tout s’enchaîne.

D’ailleurs, en écoutant les bardes, on ne peut faire de doute que la lune n’ait été regardée par eux comme une des résidences des âmes. Il fallait donc bien que ce fût de leur tradition que vint cette croyance, puisque ni les païens ni les chrétiens n’étaient en position de la leur fournir. C’est ce qui explique pourquoi l’on s’occupait si assidûment dans les collèges sacrés de la contemplation des choses célestes. C’est un point sur lequel tous les témoignages s’accordent. Les anciens représentaient les druides avec un croissant à la main, et César place l’astronomie au premier rang de leurs connaissances. Quel intérêt ces esprits, amoureux du nombre à la vérité, mais plus théologiens encore que géomètres, eussent-ils pu trouver à de telles études, s’ils n’avaient senti que l’histoire des astres se liait essentiellement à l’histoire même de la vie ? De quels êtres leurs imaginations peuplaient-elles ce vaste et éternel univers ? Combien de rêveries, de conversations, d’élans impétueux du génie ont dû avoir parmi eux ce thème inépuisable pour objet ? Flamme sacrée qui enleviez nos pères dans le ciel et qu’a sitôt abattue la discipline romaine, notre race, en reprenant possession d’elle-même, ne vous verra-t-elle point reparaître, et nos bardes ne retrouveront-ils plus la puissance de nous faire voyager au-delà de cette terre qui devient chaque jour si nue et si étroite ? Ayons-y espérance : bien que les divins trésors de cette sainte poésie soient rentrés dans le néant avec le silence des voix qui les chantaient, ne nous reste-t-il pas pour nous inspirer, avec les secrètes impulsions du sang de nos aïeux, le souvenir plus vivifiant encore de leurs croyances ?

 

 

 

 

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

De l’ordre du ciel.

 

 

§ 1.

 

Ce qu’il y a de certain, c’est que les Gaulois reconnaissaient à la fois des anges et des saints. En même temps qu’ils avaient conservé les diverses puissances qui s’étaient gravées dès les premiers âges dans l’imagination des hommes, ils avaient fini par élever au même niveau ceux que l’illustration de leur existence sur la terre avait détachés de la multitude ; et en se décidant à de telles apothéoses, ils ne faisaient qu’obéir à leur doctrine générale, puisque dans le deuxième cercle devaient nécessairement se trouver confondus, quelle que fût leur différence d’origine, tous les possesseurs de la vie heureuse.

Il n’y a aucun moyen, vu le défaut de monuments, de déterminer avec exactitude les attributs spéciaux des divers anges, non plus que leurs rapports mutuels. César dit bien que les Gaulois avaient à peu près la même opinion de ces divinités que les autres nations. Mais ce mot d’à peu près, sous la plume d’un homme aussi indifférent aux questions religieuses, suffit pour indiquer bien des diversités. C’en est déjà une de grande valeur que la disposition hiérarchique des personnes célestes telle que nous la transmet l’historien. « De tous les dieux, dit-il, c’est Mercure qui reçoit le plus d’honneur. Ils lui ont consacré une multitude de monuments. Ils le regardent comme l’inventeur de tous les arts. Ils croient qu’il est le guide des chemins et des voyages, et ils lui attribuent une grande vertu pour le gain de l’argent et le commerce. Après lui viennent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. » Au lieu de Jupiter, c’était donc à Mercure qu’appartenait ici le premier rang. Le dieu du Capitole ne prenait place qu’au quatrième, après Mars et Apollon. Ainsi les représentants des forces de l’âme avaient le pas sur le dieu des tempêtes et de la foudre, le plus énergique représentant de celles de la nature. De là sans doute l’audace des Gaulois devant les phénomènes physiques. Leur insolence à cet égard n’avait pas moins émerveillé les Grecs que celle des Perses. Aristote, dans son Traité des mœurs, dit qu’ils ne se souciaient ni des orages, ni des tremblements de terre ; c’est-à-dire que, quelques déchirures qu’ils en pussent recevoir, ils s’estimaient secrètement au-dessus des violences du ciel comme de celles de la terre. Ailleurs, le même philosophe nous les montre tirant le glaive et marchant orgueilleusement contre les flots qui osaient leur barrer le passage. Il est manifeste qu’un tel acte ne pouvait être qu’un symbole de leur pensée, et c’était un symbole tout semblable à celui dont s’était inspiré Xerxès quand il avait fait fouetter la mer. Il leur suffisait, pour ne point trembler devant les prodiges de la matière, de sentir que le souverain ordonnateur de l’univers les avait relégués au-dessous des puissances de l’âme.

Il n’est pas impossible qu’à côté de ces types lumineux et tutélaires, les Gaulois aient cru à des génies malfaisants. Isidore de Séville dit qu’il y avait en Gaule des démons velus pareils aux satyres. S. Augustin donne leur nom sans aucun développement : mais ce nom de dusii porte son explication en lui-même, car il vient manifestement du celtique dus qui signifie noir. C’étaient donc des génies opposés à la lumière. À quoi il faut ajouter que le nom de dus est demeuré longtemps dans les îles Britanniques synonyme de celui du diable. Peut-être faut-il voir dans cette superstition un lointain retentissement de ces anges ténébreux qui jouent dans la religion des Perses un rôle si capital. Peut-être aussi, puisqu’il n’existe à ce sujet aucun témoignage antérieur au christianisme, ne faut-il la regarder que comme une importation étrangère. Quoi qu’il en soit, le silence absolu de tous les anciens sur cet article prouve suffisamment qu’il ne formait dans l’ensemble du druidisme qu’un détail. Le druidisme, et c’est là un des traits éternels de sa grandeur, n’opposait point, comme le mazdéisme, au domaine céleste un domaine infernal. Le cercle du bien n’y était pas équilibré par un cercle du mal. Les fantômes dont il s’agit ici ne pouvaient donc avoir d’autre caractère que celui d’une race particulière de méchants, habitant, comme celle des hommes, le cercle des voyages, et soutenus dans la croyance populaire par la tendance naturelle des imaginations au merveilleux. À côté d’une si grande part faite au bien, en était-ce une trop petite au mal ? Trouvera-t-on que, par son oubli de l’enfer, cette mythologie se jetait d’elle-même dans l’impuissance sur le problème de l’origine du mal ? Mais, sauf un développement plus ou moins riche des fables relatives à l’abus de la liberté, toutes les religions n’en sont-elles pas en définitive au même point ? Que le principe parte d’un ange rebelle, comme chez les Orientaux, ou de l’homme lui-même, comme chez les nôtres, c’est toujours une puissance qui trouve en soi la faculté de résister à l’ordre général pour céder à la voix insensée de l’égoïsme ; et de là le mal. Au fond, c’est un mystère que la philosophie ne peut que constater, et dont les fictions religieuses ne peuvent que dissimuler aux regards superficiels l’incompréhensibilité.

Il se conçoit d’autant mieux que les imaginations populaires se fussent laissé aller à des génies malfaisants, que la mythologie ne leur offrait partout ailleurs que pureté. Le ciel de la Gaule n’admettait point, comme ceux de la Grèce et de l’Italie, ce confus mélange de bien et de mal dans lequel l’humanité se reflétait plus que Dieu. Dans ce ciel sévère, comme dans celui d’Ormuzd ou d’Odin, point de dieux adultères, point de Cupidon, point de Vénus impudique, point de Mercure infâme. Ou n’y connaissait que la justice, l’intelligence, la magnanimité, la chasteté. Les vertus enveloppées dans les personnes idéales que proposait la religion tendaient naturellement à passer dans leurs adorateurs. C’est ce que semble exprimer l’empereur Julien dans un discours que lui prête S. Cyrille. « Les nôtres, dit-il, pensent que l’ordonnateur suprême est le Roi et le Père de tous, et que les nations ont été partagées entre les anges, directeurs des nations et protecteurs des villes. Tandis que dans le Père tout est parfait et que toutes choses n’y font qu’un, parmi les êtres particuliers, les uns se distinguent par une puissance et les autres par une autre. Mars gouverne la guerre ; Minerve la gouverne également, mais avec plus de prudence ; Mercure s’occupe de choses qui demandent plus d’intelligence que d’audace. Les nations suivent la nature de l’ange qui les dirige. Autrement, que l’on me dise pourquoi les Gaulois et les Germains se distinguent par le courage ; pourquoi les Grecs et les Romains sont amis de la politique et de la civilisation, en même temps que constants et portés à la guerre ; les Égyptiens sagaces et adroits. » Voilà, en deux mots, tout le système de l’ordre céleste chez les druides ; et il est possible en effet que Julien, qui avait si longtemps vécu dans la Gaule, ne s’y fût pas moins pénétré que dans les écoles d’Athènes des profondeurs de la mythologie antique. Il avait l’avantage de toucher là cette mythologie dans ses sources ; car les théories philosophiques qui, à la suite de Pythagore et de Platon, avaient réveillé dans le monde païen des idées du même genre, n’étaient au fond que des émanations de ce foyer lointain, mais renouvelées par la science des idées et l’étude de l’homme.

 

 

§ 2.

 

Bien qu’à la rigueur, pour avoir un sentiment suffisant du ciel druidique, il ne soit pas nécessaire d’en avoir mis à découvert tout le système, ce détail touchant peut-être encore de plus près à l’archéologie qu’à la religion, il n’est pourtant pas inutile, pour achever d’entrer dans l’esprit de cette théologie, de rechercher plus particulièrement quels étaient les caractères de la puissance céleste que l’on mettait au-dessus de toutes les autres. Comme c’est par la nature des objets de préférence que se déterminent les goûts, c’est par la nature des divinités auxquelles ils se vouent que se reconnaissent le mieux les naturels des peuples.

On ne peut douter que la puissance dont César traduit le nom par Mercure ne fût celle qui portait chez les Gaulois le nom de Teutatès. Tacite constate la synonymie d’une manière formelle, et Tite Live parlant de certains tumulus dit qu’on les appelait Mercure-Teutatès. On sait d’ailleurs par Lactance, qui nomme Teutatès à côté d’Ésus, qu’on offrait des victimes humaines sur ses autels comme sur ceux d’Ésus lui-même, ce qui montre, conformément à l’assertion de César, sa supériorité relativement aux autres personnages célestes. Enfin, chez les Germains, au dire de Tacite, c’était aussi Mercure qui tenait le premier rang. Il y aurait de quoi s’étonner qu’un clergé aussi sévère que celui des Gaules eût accordé de tels honneurs à un ange qui, sous les formes dont le paganisme l’a souvent revêtu, en méritait si peu, s’il ne fallait avant tout reconnaître dans sa personne le Mercure des morts. C’est effectivement lui qui tenait dans ses mains, aux yeux de nos pères, les destinées particulières de toutes tes âmes ; c’est lui qui présidait à la circulation, non seulement sur la terre, mais dans tous les cercles de l’univers, véritable guide, comme le nomme César, des voies et des voyages. On peut même croire que si l’on élevait avec tant de soin sur toutes les routes les emblèmes qui rappelaient sa personne, c’était en vue de raviver à chaque pas dans l’imagination des hommes le souvenir du guide mystérieux qui disposait des bons et des mauvais chemins pour l’autre monde. Il faut remarquer en même temps que si la charge de conduire les âmes dans leurs nouvelles demeures lui était dévolue, il fallait bien, comme conséquence, que celle d’amener sur la terre les âmes qui venaient y reprendre vie lui appartînt également ; et aussi le voit-on sur un des bas-reliefs de Langres adjoint à Postverte, la déesse des enfantements. C’est la puissance qui détermine l’incarnation réunie à celle qui détermine la mise au jour. Considéré par la religion comme l’ange de la naissance et de la mort, comment Mercure ne se serait-il pas élevé sur un tel motif au premier rang ?

Mais il n’est pas sans vraisemblance que ce soit à ce même personnage qu’il faille rapporter deux propriétés capitales, dont l’une est placée par César sous le nom de Dis-Pater et l’autre par Lucain sous celui d’Ogmius. Le premier de ces écrivains, traitant de l’origine des Gaulois, dit que ces peuples se regardent comme issus d’un dieu qu’il nomme Dis-Pater ; et ce qu’il ajoute sur le règne ténébreux de cette divinité ne laisse pas de doute que dans son idée il ne se soit agi du Pluton des Latins. Mais son assimilation est-elle exacte ? Et d’abord comment concevoir que l’on eût donné pour père aux vivants celui dont tout l’empire est dans la-mort ? De plus, comment les Gaulois eussent-ils pu choisir un tel dieu, eux qui niaient au contraire, comme le déclare expressément Lucain, le royaume des ombres ? Enfin si ce dieu avait effectivement joui aux yeux des Gaulois d’un caractère si éminent, comment César ne l’aurait-il point rencontré dans le groupe de leurs divinités principales ? Si la qualité de père des Gaulois pouvait convenir à quelqu’un des anges du ciel druidique, il semble que ce fût à Teutatès, l’ordonnateur des âmes ; et l’étymologie même de son nom, telle qu’il semble permis de la déduire des radicaux celtiques that-teut, père de tous, offre justement un indice dans le même sens. Il suffirait donc, pour tout expliquer, de concevoir que César eût entendu que la puissance dont les Gaulois se croyaient issus était celle-là même qui avait autorité sur les morts, et que de là il se fût porté à l’assimiler à la divinité infernale. On sait d’ailleurs que les païens, dont la mythologie était loin de posséder la précision que l’histoire classique lui a donnée, entraient jusqu’à un certain point dans la confusion du Mercure-Chtonios avec Pluton. On voit quelquefois aux mains de celui-ci la baguette caractéristique du premier, et Cicéron nous apprend qu’il y avait un Mercure souterrain. Enfin, il n’est pas impossible que le nom de Di ou Dis, qui est le nom général de Dieu en celtique, adjoint à celui de Père qui spécialisait celui-ci, ait achevé la méprise en persuadant à César que c’était du Dis-Pater des Latins qu’on lui parlait. Il n’est pas inutile de remarquer que les Thraces, si voisins à tant d’égards des Gaulois, donnaient aussi à Mercure le premier rang dans leur religion, et que leurs rois prétendaient voir en lui l’auteur de leur race. Pythagore, aux légendes duquel il semble toujours permis de revenir comme à une certaine expression du druidisme, assurait aussi qu’il était fils de Mercure, et il ajoutait que c’était à sa faveur qu’il était redevable d’avoir pu reprendre la mémoire de ses existences antérieures. Mais voulût-on suivre César à la lettre, il ne serait pas moins incontestable que le Pluton druidique n’aurait pu être le roi des enfers, puisque les Gaulois ne les recevaient pas, mais simplement celui des trépassés ; et pour les Gaulois, en effet, la vie sortait de la mort. D’autre part, à la vérité, on pourrait peut-être soutenir que ce dieu représentait simplement la puissance souterraine, et qu’ainsi les druides auraient enseigné par là que la race des hommes tirait son origine des énergies naturelles de la terre. Mais c’est à quoi, malgré toute la profondeur d’un tel point de vue, il n’y a pas assez d’apparence, et il vaut mieux répéter avec l’école de Pythagore, comme un aphorisme vraisemblablement conforme à la pensée druidique, ce vers doré si célèbre : – « Divine est la race des hommes. »

Il n’est pas non plus trop paradoxal de supposer que ce soit ce même Trismégiste, connu aussi dans le paganisme sous tant de noms divers, qui tienne dans les poésies galloises un rôle si considérable sous le nom de Gwyddon. Suivant les Triades, c’est Gwyddon qui avait le premier enseigné aux hommes l’art de la poésie, et dressé les mystérieuses colonnes sur lesquelles se trouvait inscrite l’encyclopédie des arts et des sciences ; ce qui reproduit les deux traits les plus distinctifs de Mercure dans sa qualité de dieu de l’esprit. Peut-être une étude plus approfondie des monuments montrera-t-elle Mercure, sous cette même appellation de Gwyddon, jusque dans les racines les plus délicates et les plus sublimes du druidisme. Mais c’est assez qu’on puisse le considérer avec certitude comme la puissance qui présidait à la parole ; et c’est ce qui résulte non seulement des poésies galloises, mais du témoignage même de César, qui dit que les Gaulois le regardent comme l’inventeur de tous les arts. Il est impossible que chez des peuples aussi amoureux de la parole, l’art qui lui correspond ne fût pas au premier rang parmi les inventions de l’esprit. C’est pourquoi il ne me semble pas trop hardi de voir également un Mercure dans la divinité dont Lucien nous a décrit les symboles sous le nom d’Ogmius. C’est par un druide, ou comme il le nomme par un des philosophes du pays, que l’écrivain grec se fait donner la clef de cette belle leçon de spiritualité. Le dieu avait été figuré sous les apparences de la vieillesse, comme pour marquer qu’au détriment des vertus du corps, il possédait celles de la tradition et de l’expérience. Revêtu de la peau de lion et armé de la massue, ce n’était pourtant point par la méthode d’Hercule qu’il s’attachait ses captifs. Liés à des chaînes d’or et d’ambre qui, partant de leurs oreilles, venaient se réunir à sa langue, loin de lui résister, ils le suivaient avec empressement, comme ces bêtes farouches qu’avait autrefois asservies la lyre d’Orphée et de Linus. À la vérité Lucien assure que cette figure représentait un Hercule. Mais cherchant plutôt l’apologue que l’histoire, peut-être ne l’a-t-il dit que pour marquer plus expressément que c’était là, aux yeux des Gaulois, le strict emblème de la force. Qu’y a-t-il en effet de plus différent que la puissance idéalisée par les Grecs dans Hercule, et celle qu’idéalisaient les Gaulois dans Ogmius ? Rien ici ne rappelle Hercule que ses armes, qui, ne servant pas au personnage, puisque la vigueur corporelle lui manque, ont plutôt l’air d’une dépouille ravie au représentant de la force brutale : la leçon n’aurait été par là que plus énergique. D’ailleurs les attributs essentiels d’Ogmius, qui sont non pas les armes, mais les chaînes, chez les Grecs eux-mêmes, étaient quelquefois considérés comme un des signes de Mercure en sa qualité de dieu de l’éloquence. C’est ainsi qu’Eunapius, dans son éloge de Porphyre, dit que le philosophe s’emparait de ses auditeurs par la force de sa parole, comme il eût pu le faire avec les chaînes de Mercure. Tout au plus le dieu aurait-il pu être un Hercule par la similitude du nom, et ce nom, tout voisin de celui de l’Ogham, l’écriture sacrée, n’a pourtant aucun rapport avec celui du dieu de la force. Mais en définitive, qu’il s’agisse d’un Hercule ou d’un Mercure, l’image n’en a pas moins toute sa sublimité. C’est le génie de la parole mis au-dessus du génie de la force : il lui a pris ses armes, et il marche en avant, les yeux au ciel, entraînant les âmes, heureux et chantant. Ne peut-on voir dans un tel symbole un pressentiment de l’autorité de la parole qui doit finir par s’assujettir toutes les puissances de la terre ?

Presque toutes les grandes divinités de la Gaule concouraient à des leçons du même genre. C’était assez qu’Ésus représentât aux esprits les puissances fatales, les autres leur enseignaient celles de l’âme. Apollon, auquel César donne le premier rang après Mercure, n’excitait guère moins de dévotion chez les Gaulois que chez les Grecs. Si l’on s’en rapportait à Hécatée, c’est lui qui aurait formé la divinité principale de la Grande-Bretagne. On y trouvait des villes dont la population n’avait d’autre office que de chanter les louanges d’Apollon, et la renommée avait fait croire qu’il favorisait ce pays au point de venir à certaines époques le visiter en personne. Cette belle divinité, qui prima si longtemps la Grèce dont elle causa en partie la grandeur, appartenait si bien au génie de la Gaule que c’était à cette noble race que remontait la gloire d’en avoir gratifié l’autre. C’est un de ses éclats qui en avait déposé à Delphes l’immortel principe, et la Grèce n’était à cet égard qu’une fille de la Gaule. L’antiquité, ordinairement si oublieuse, n’avait pourtant pas laissé perdre ce point si capital de son histoire et de la nôtre. Il était gravé dans ses origines et constituait, comme on le voit dans Cicéron, une tradition bien reconnue. Non seulement les droits de notre race sur Apollon étaient écrits dans l’histoire de Delphes, ils se lisaient aussi à Délos. Dans cette île sacrée, derrière le temple de Diane, s’élevait un monument que l’on nommerait volontiers druidique. C’était, disait-on, le tombeau de deux prêtresses envoyées jadis à Délos par les Hyperboréens, et à la mémoire desquelles on continuait à rendre des honneurs extraordinaires. Elles appartenaient à une époque si reculée que l’hymne que l’on chantait pour les célébrer remontait à Olen de Lycie, c’est-à-dire à des temps antérieurs à Homère et même à Orphée. Elles passaient pour être venues dans l’île en même temps qu’Apollon, ce qui signifie peut-être qu’elles y étaient venues en même temps que son culte, et l’on connaissait leur hymne chez tous les insulaires et les Ioniens. Deux autres prêtresses de la même race, envoyées plus tard en députation près d’Apollon, avaient leur tombeau près de celui-ci, et il était également l’objet d’une grande dévotion. Aussi, aux fêtes solennelles, le nom des Hyperboréens n’était-il guère moins glorifié à Délos qu’à Delphes. Les Gaulois, comme on le voit, n’avaient donc pas abandonné non plus le souvenir de leurs connexions avec les peuples helléniques par l’intermédiaire d’Apollon, puisqu’ils n’avaient cessé depuis les temps les plus anciens d’y envoyer des représentants ou des offrandes en souvenir de cette primitive communion ; etc. C’est pourquoi l’on peut penser que lorsqu’ils se présentèrent en armes devant Delphes, loin d’être poussés par l’impiété, ils l’étaient plutôt par la juste réprobation d’un culte illégitime. S’ils se rappelaient que l’Apollon delphique était une des provenances du génie de leurs pères, il leur était bien naturel de s’indigner que l’on eût fait dégénérer en une folle idolâtrie ce principe sublime de vie et de lumière 14.

 

 

§ 3.

 

Il est encore moins facile de se faire idée de la condition des saints dans le druidisme que de celle des anges. Il ne subsiste pour ainsi dire plus rien de leur histoire. On voit seulement par un récit de Démétrius que les druides croyaient ces âmes d’élite liées à l’ensemble de ce monde par de telles influences qu’elles ne pouvaient en sortir sans en rompre l’équilibre, même dans l’ordre physique. Cet écrivain rapporte en effet que, se trouvant, à la suite de Claude, dans une des îles de la Grande-Bretagne, il vint à surgir un ouragan terrible mêlé de tonnerres et d’éclairs, et que les prêtres, seuls habitants de ces îles sacrées, expliquèrent aussitôt le phénomène en disant que quelque âme considérable venait assurément d’abandonner la terre. « Les grands hommes, tant qu’ils vivent, disaient-ils, sont comme des flambeaux dont la lumière est toute bienfaisante et ne cause de mal à personne ; mais quand ils viennent à s’éteindre, leur mort excite d’ordinaire, comme vous venez de le voir, des vents, des orages et des altérations de l’air. » C’est une superstition qui n’était pas sans grandeur, et qui ramène involontairement à la mémoire la fameuse légende suivant laquelle la terre était entrée dans les ténèbres à la mort du Christ : on y voit la traduction populaire de ce que pèsent dans la balance du monde les grandes âmes 15.

On devait donc, pour parvenir à ces rangs élevés, n’avoir fait de mal à personne, et s’être répandu autour de soi en rayons bienfaisants comme un divin flambeau. C’est ce que confirme l’autorité des Triades. On voit par l’une d’elles que les trois choses qui retenaient l’homme après sa mort dans le cercle des voyages étaient : la négligence à s’instruire, le peu d’amour du bien, l’attachement au mal. Ainsi c’étaient les conditions inverses, la haine du mal, la recherche du bien, le perfectionnement de l’esprit, qui assuraient le ciel. Un passage d’une des anciennes hymnes de l’Église, cité par dom Martin, paraît prouver que le ciel pouvait aussi s’obtenir directement par l’effet du sacrifice volontaire. « Tu crois transportées à Dieu, dit une des strophes, les âmes des victimes dont une erreur cruelle a donné le sang en sacrifice. » C’est un point à l’établissement duquel le seul fait des sacrifices volontaires satisfait parfaitement. Il est impossible d’assigner à une telle institution un autre motif que de se rendre digne des dernières faveurs de la Providence. Ainsi, en même temps qu’on gagnait le ciel par les exercices d’une vie méritoire, on y arrivait aussi par le martyre. Cette croyance suffit pour expliquer comment le sang humain ne cessa jamais de fumer sur ces autels si grands, quoique si barbares. Quand le progrès des mœurs eut fait tomber en désuétude les offrandes à mort, les fidèles, comme on le voit par le témoignage des historiens, venaient encore, en commémoration de l’ancienne coutume, s’y saigner. C’était toujours au fond la même protestation de la part des âmes pieuses, et rien ne caractérise mieux l’esprit énergique de la dévotion gauloise. Les leçons que les saints du christianisme ont données avec tant d’héroïsme dans les moments de crise, les saints de la Gaule les répétaient habituellement, dans le service ordinaire du culte, en offrant à Dieu, en vue du ciel, l’immolation du plus puissant des attachements terrestres qu’il y ait dans le cœur de l’homme.

Il ne serait donc pas étonnant qu’avec la tendance extraordinaire de son génie à la glorification de la personnalité humaine, le druidisme eût éprouvé la même inclination que le christianisme à laisser le culte des anges s’amoindrir par le développement de celui des saints On ne peut nier du moins qu’une telle inclination ne dût exister implicitement. Le ciel, où n’avaient primitivement régné que les puissances imaginaires des premiers âges, ne cessant de se remplir, aux yeux des peuples, d’hôtes nouveaux, doués des mêmes privilèges que les anciens, mais plus voisins de l’humanité et plus propres par conséquent à servir d’intermédiaires pour le commerce dans l’idéal, il était inévitable que la religion fût sollicitée à se conformer à ce mouvement. L’ordre du ciel, par sa constitution même, était donc soumis à une cause secrète d’instabilité. Nourrie si magnifiquement dans les cœurs, l’humanité le débordait. C’est un point si essentiel pour la connaissance philosophique de la Gaule, qu’il faudrait pouvoir le suivre ; et malgré le défaut de monuments, il n’est peut-être pas impossible d’y jeter quelque lumière, en procédant, comme nous avons essayé de le faire pour les dieux, par l’exemple d’un seul.

Hu-Gadarn est un personnage parfaitement humain. Les traits principaux de son histoire sont consignés dans les Triades avec une précision qui ne peut laisser à cet égard aucun doute. C’est lui qui conduisait la migration kymrique lors de son établissement dans la Grande-Bretagne et dans la Gaule. Loin d’être considéré comme unique, il est toujours associé par les Triades à d’autres personnages consacrés aussi par des actions tout humaines. Si c’est lui qui a le mérite d’avoir amené la première colonie dans l’île de Bretagne, c’est Prydain qui y a introduit le gouvernement royal, Moelmud qui en a ordonné les lois, Rhitta Gawr qui y a rétabli la justice par le châtiment des tyrans. Si c’est lui qui a organisé les tribus et institué l’agriculture, c’est à Coll que l’on doit l’importation de l’orge et du froment, et à Elldud le remplacement du hoyau par la charrue. Enfin, si c’est lui qui a le premier imaginé d’appliquer la poésie à la conservation des traditions, c’est Gwyddon qui lui avait donné l’exemple de la composition poétique, et Tydain qui en avait perfectionné les modes. Le seul trait où le caractère mythique se fasse sentir, est l’action, assez difficile à entendre sous les formes qui l’enveloppent, par laquelle Hu-Gadarn assure le lac des grandes eaux contre le retour des débordements. Mais là encore, la tradition, loin d’inspirer l’idée de ressources surnaturelles, ne parle que d’un travail tout humain. Ainsi il est incontestable que Hu-Gadarn, dans ces monuments qui sont les plus anciens que l’on puisse consulter pour son histoire, n’est ni un dieu ni un ange ; c’est tout au plus un Moïse.

Mais c’est un Moïse gaulois : c’est-à-dire que les peuples le savent ravi au ciel parmi les anges, et que, loin de croire rompus leurs liens avec lui, ils le suivent dans sa transformation pour s’attacher plus que jamais à sa personne. C’est ce que l’on voit parfaitement chez les bardes du sixième siècle. Hu est devenu à leurs yeux une puissance céleste dont ils invoquent le secours avec le même langage dont se servait pour les anges la poésie primitive. Il est toujours le guide de sa race, mais un guide d’une vertu toute nouvelle. C’est lui, comme un autre Mars, que l’on implore dans les combats. « Soutiens son courage dans les fatigues de la bataille, dit le poème de Gwarchan-Maelderw ; que, prompt et adroit, il fronce le sourcil dans les armes ; que Hu l’échauffe par sa divine présence. » On lui recommandait les morts. « Ô Hu, aux ailes étendues, dit l’élégie de Uther-Pendragon, privilégié sur la montagne couverte a été ton fils, ton héraut, ton envoyé, ô père Déon ! Ma voix a récité le chant de mort là où s’élève le monument en ouvrage de pierres. Ô soutien de la Bretagne, ô rapide Hu, écoute-moi ! Ô maître céleste, que ma prière ne soit point rejetée ! » C’est à lui qu’était spécialement consacrée l’île de Mona, ce dernier centre de la puissance druidique, et, à ce qu’il semble permis de conjecturer d’après quelques paroles de Taliesin dans l’élégie d’Aeddon, on l’y considérait sous les titres d’inspecteur et rémunérateur des âmes. « Troublée est l’île d’honneur de Hu, dit le poète, l’île du sévère rémunérateur, Mona aux coupes généreuses qui excitent l’énergie, l’île dont la barrière est le Menai : là j’ai joui du breuvage de vie, de la douce liqueur, avec un frère qui est maintenant parti. Troublée est l’île d’honneur de Hu, l’île du sévère inspecteur : devant Buddwas, que la nation des Kymris demeure en paix ; il est le premier des serpents, le maître, le prétendant légitime de la Bretagne ! »

Le mouvement de cette apothéose devait s’animer encore davantage. Il était naturel que les tribus kymriques, à mesure qu’elles se sentaient plus menacées, se rejetassent avec plus de passion vers le céleste ordonnateur de leur race. De ce qu’il tenait la première place dans les fastes de la nationalité, il fallait bien qu’aux yeux de ces peuples poussés aux excès de la dévotion par ceux du désespoir, il en vînt aussi à prendre cette première place dans le ciel. Aussi le voit-on survivre à tous les autres fantômes de la mythologie antique, soutenir à lui seul la résistance au moyen-âge, et finir par répandre en quelque sorte sa divinité sur l’univers entier. « Hu-Gadarn, s’écrie Iolo-Goch, un des fidèles du quatorzième siècle, Hu-Gadarn, le souverain, le juste protecteur, le roi, le distributeur du vin et de la renommée, l’empereur de la terre et de la mer, la vie de tout ce qui existe dans l’univers ! » Au quinzième siècle, l’enthousiasme n’est pas moindre : « Hu-Gadarn, dit Rhys-Bryddyd, le plus petit dans le petit au jugement du monde ; mais le très grand, le seigneur qui règne sur nous, le dieu de nos mystères. Vive et légère est sa marche. Un rayon du soleil est son char. Il est grand sur la terre et sur les mers, le plus grand que je puisse contempler, plus grand que les mondes ! » Ainsi le druidisme, par sa propre virtualité, aboutissait à faire d’un type primitivement humain un type tout divin, et, si l’on peut ainsi dire, une contrefaçon de Jésus-Christ. C’est ce que sentait vaguement, tout en le frappant d’anathème, un des bardes chrétiens de la fin du moyen-âge. « Deux actifs mouvements, s’écrie Sion-Cent, se partagent le monde, et leur action est manifeste. Un mouvement vient du Christ : joyeux et juste est son objet, énergique est son principe. L’autre mouvement, follement chanté, est un mouvement de mensonge et de vile espérance : c’est celui des hommes de Hu, les bardes usurpateurs de Galles ! » Entre ces deux patrons, tirés tous deux du sein de la nature humaine pour prendre règne dans le ciel, le monde ne devait pas se partager longtemps. Tandis que l’idéal gaulois, à demi perdu dans les nuages d’une religion déchue, demeurait comme une vague lueur de l’instinct qui conduit au médiateur, l’idéal chrétien, perfectionné par la piété de dix-huit siècles, s’assurait l’empire du genre humain, en lui offrant le type métaphysique le plus achevé de la sainteté dans son apothéose 16.

 

 

 

 

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

De l’ordre de la terre.

 

 

§ 1.

 

Il n’y a rien de plus grand dans l’ordre de la politique an moyen âge que la constitution de la papauté : un souverain à vie, librement élu par les représentants de la société. Rome, ni la Grèce, ni l’Orient, n’avaient rien connu de pareil. Lié à l’essor d’une foi nouvelle, on dirait un droit nouveau : c’était, au fond, le droit druidique. Les nations païennes ne firent sans doute point attention à ce rapport ; mais pour les Gaules il ne put passer inaperçu. Elles durent se prêter d’autant mieux à l’établissement du pontificat romain, que son principe était justement celui que le druidisme leur avait rendu depuis longtemps familier. À la rigueur, puisque c’était Jésus qui avait institué S. Pierre pour le représenter et continuer ses pouvoirs sur la terre, c’est à S. Pierre, en vertu de cette délégation, qu’il aurait appartenu de consacrer à son tour son héritier, et de même pour tout le reste de la succession. Aux yeux de la papauté du moyen âge, tel eût été l’idéal, et peut-être aurait-elle fini par s’y conformer, si rien n’était venu l’entraver dans le développement logique de son absolutisme. Mais précisément parce que la hiérarchie chrétienne avait commencé d’une manière naturelle, sans esprit de violence ni de système, le principe de l’élection n’avait pu manquer de devenir sa base ; et c’est ce qui, auparavant, était arrivé aussi à la société druidique. César traite malheureusement ce sujet avec sa brièveté ordinaire. Il se contente de dire que la dignité suprême était à vie, qu’elle était conférée par les suffrages de l’ordre, que souvent le successeur était désigné d’avance, enfin qu’il y avait quelquefois du trouble dans les élections. De ce que les druides, au dire du même historien, possédaient une sorte de capitale où se tenaient leurs assises annuelles, il est peut-être permis de conjecturer que c’est en ce point central que leur primat faisait sa résidence. Une coutume qui se maintint à travers tout le moyen âge chez les fidèles de Galles montre d’ailleurs que c’était un siège de forme déterminée qui constituait l’insigne essentiel de sa dignité. C’est ce siège qui, sous le nom de kadair, joue un si grand rôle dans l’histoire des bardes, et sur la gloire duquel Taliesin, qui eut l’honneur de s’y asseoir, composa un de ses chants. Là peut donc prendre origine ce grand nom de présidence, plus général que celui de siège pontifical, puisqu’il n’est point limité au sacerdoce, et plus humain que celui de couronne, puisqu’il rompt tout rapport avec les vains emblèmes de la tyrannie antique. À la vérité, le siège pontifical du moyen âge a eu sur le siège druidique, qui ne s’élevait qu’en vue d’une seule nation, la supériorité de prétendre à l’empire du monde ; mais, loin que ce fût une vraie grandeur, c’en était une fausse, puisqu’au lieu de se fonder, comme celui de la Gaule, sur la vérité des nationalités, il ne tirait son mérite que de leur mépris.

En principe, rien ne séparait le corps druidique du reste de la nation. Tout Gaulois était maître d’en faire partie, et nul ne pouvait y entrer sans avoir prouvé qu’il en était digne, non par la qualité de son sang, mais par lui-même. Comme dans le clergé chrétien, la force de la naissance y était sans valeur. « Tous les Gaulois, comme le déclare César, se prétendent nés du même dieu, et ils disent que ce sont les druides qui le leur ont enseigné. » Pour entrer en participation des privilèges ou plutôt du droit aux fonctions, il suffisait donc d’étudier, et l’initiation religieuse ne faisait que sanctionner ce que l’esprit lui-même avait fondé. On conçoit que le désir de s’élever à un caractère si respecté entretenait dans toute la jeunesse de la Gaule une émulation profonde ; et l’on voit en effet, par quelques mots de César, que les druides concentraient dans leurs collèges une multitude de disciples. « Beaucoup de jeunes gens, dit-il, excités par l’appât des avantages, se rassemblent de leur plein gré sous la discipline des druides, ou y sont envoyés par leurs parents ou leurs proches. Un grand concours d’adolescents, répète-t-il ailleurs, se réunit autour d’eux pour s’instruire. » Pomponius Mela ajoute que l’on rencontrait dans leurs écoles les enfants des familles les plus distinguées du pays. Quelle que fût aux yeux de la plèbe l’autorité de la naissance, on ne dédaignait point de la rehausser par celle qui s’attachait à la bonne éducation. Pour quelques-uns, apparemment pour ceux qui visaient à l’universalité des connaissances, le cours des études embrassait jusqu’à une durée de vingt ans, ce qui donne à la fois une mesure et de l’étendue de la science, et de la manière sérieuse dont on y consacrait sa vie. Il était bien permis à un Romain de s’étonner. Mais ce n’est pas tant du nombre des années consacrées à la culture de l’esprit chez ces barbares que de la grandeur des effets de cette instruction qu’il aurait dû s’étonner. C’était l’instruction en effet, c’est-à-dire, plus généralement, le mérite personnel qui formait dans cette société le principe d’aristocratie le plus vital, et, du point de vue auquel nous sommes maintenant élevés, il nous est aisé de reconnaître que c’était là le plus beau progrès hors des voies fatales de l’inégalité dont aucun peuple de l’antiquité eût jamais eu l’idée.

Non seulement l’institution druidique n’était pas une caste, ce n’était même pas un corps sacerdotal proprement dit. Ses intérêts, loin de se séparer de ceux de la société civile, s’y confondaient parfaitement. L’antiquité, en décernant à ses membres le nom de philosophes, c’est-à-dire de représentants de la moralité et du savoir, n’a signifié en aucune façon qu’elle les considérât comme des prêtres. On s’en ferait effectivement une image tout à fait fausse, si l’on prétendait les juger par le clergé du moyen âge. Pour eux, les affaires du ciel n’étaient point à côté des affaires de la terre, mais ils les embrassaient ensemble dans un même regard de sagesse et de piété. Aussi, dans ce mot de Platon, que la meilleure république serait celle où la royauté appartiendrait aux philosophes, peut-on voir l’idéal auquel tendait, avec sa hiérarchie intellectuelle, la société gauloise ; et les Romains, en découvrant chez les druides ce double caractère de magistrats et de philosophes, auraient dû le proclamer à leur gloire. Bien que pour un grand nombre la qualité de druide ne fût qu’un titre, ou, pour prendre le langage moderne, qu’un grade littéraire, laissant à celui qui en était revêtu toute sa liberté, soit pour le mariage et les affaires privées, soit pour les magistratures civiles, même les royautés, les fonctions propres étaient nombreuses. L’instruction publique, la surveillance des mœurs, la justice civile et criminelle, les affaires diplomatiques, tel était en effet le partage régulier du corps druidique.

On peut croire que l’instruction publique était dès lors une grande charge. Ce que les historiens nous apprennent de l’affluence des élèves et de la durée des études suffit pour le prouver. Les principes généraux de l’enseignement étaient contenus dans cette belle triade que Diogène Laërte a citée, mais qu’il vaut encore mieux prendre dans le gallois : « Les trois premiers principes de la sagesse : Obéir aux lois de Dieu, faire le bien de l’homme, soutenir avec courage les accidents de la vie. » C’est le triple devoir de l’homme envers Dieu, envers ses semblables, envers lui-même. Ces écoles, ou, si l’on veut, ces couvents, étaient situés loin des villes, dans la solitude majestueuse des bois. C’est là que l’on se représente le plus volontiers ces austères philosophes, travaillant avec sollicitude au développement des générations nouvelles, ou demandant pour leurs méditations, aux vallées d’alentour, quelque asile plus silencieux encore. Au lieu de ces scènes affreuses dans lesquelles se sont trop complu les historiens, on aime à suivre ces maîtres vénérables à travers les magnifiques jardins que donnent à l’homme, à si peu de frais, les vieux chênes, et à se peindre sur les gazons diaprés les flots paisibles de leurs tuniques blanches. Parallèlement à l’éducation, les druides remplissaient une autre fonction non moins considérable : c’était à eux qu’était remise l’administration de la justice, tant au civil qu’au criminel. « S’il s’est commis quelque crime, dit César, s’il s’est fait un meurtre, s’il y a quelque contestation sur un héritage ou sur des limites de propriété, ce sont les druides qui décident. » Non seulement ils présidaient ainsi aux tribunaux ordinaires, mais ils tenaient tous les ans, au centre de toutes les provinces de la Gaule, des assises générales destinées sans doute aux appels et aux causes majeures. « À une époque déterminée de l’année, dit le même historien, ils se réunissent dans un lieu consacré, dans le pays des Carnutes, qui est regardé comme formant le milieu de toute la Gaule : là se rassemblent de toutes parts tous ceux qui ont des procès, et ils se soumettent aux jugements et aux arrêts de l’assemblée. » Outre les peines communes à toutes les législations, et qui apparaissent çà et là dans les récits des historiens, les amendes, les confiscations, la prison, le bannissement, la mort, ils disposaient d’un châtiment terrible qu’exprime assez bien le nom d’excommunication sous lequel il se releva et joua un si grand rôle au moyen âge. « Si un particulier, même un homme revêtu de pouvoirs publics, ne se rend pas à leur jugement, dit César, ils le frappent d’interdiction pour le sacrifice. Cette peine est chez eux de la dernière gravité. Ceux qui sont sous le coup d’un tel interdit sont rangés parmi les impies et les scélérats. Tout le monde se retire d’eux ; on fuit leur contact et leur parole, de peur de recevoir d’eux, par contagion, quelque mal. » C’était une belle idée que de substituer ainsi à l’action du glaive le poids de l’opinion. À ce ministère de vengeance en était adjoint un autre non moins essentiel à la bonne direction des sociétés, et que les générations modernes n’ont point encore su tirer, avec les égards nécessaires, du discrédit où l’a laissé tomber le moyen âge : c’était le ministère de la récompense. Malheureusement, sur ce chapitre qui mériterait de dominer celui de la pénalité, et où notre législation a pour ainsi dire tout à faire, l’histoire de nos pères est encore plus laconique que d’ordinaire. César se contente de dire : « Ils donnent les récompenses et les peines. » On apprend de plus, par un trait jeté au hasard dans Spartien, qu’il y avait des récompenses en l’honneur de la chasteté. La célèbre institution de S. Médard, au sixième siècle, ne fut donc qu’une restauration sous la forme chrétienne d’une coutume nationale dans laquelle, comme on le voit par le témoignage de l’histoire, la religion était pareillement appelée au couronnement des bonnes mœurs.

La juste autorité que tiraient de la consécration légale de leur valeur intellectuelle et morale les citoyens revêtus du caractère druidique, ne pouvait manquer de s’étendre jusque dans le cercle des affaires publiques. Ainsi, comme il paraît par l’exemple des Éduens, ils jouissaient dans quelques états, pour la nomination du souverain, de privilèges électoraux analogues à ceux des magistrats. Mais de plus, dans une fédération de républiques aussi complexe que la Gaule d’alors, et où la diplomatie devait avoir une si grande place, un rôle de premier ordre leur était assuré en politique. Leur inclination, comme on peut le conjecturer, et comme le marquent d’ailleurs divers traits des historiens, était en général opposée à celle des chefs de guerre. Pour former des âmes intrépides, ils n’en étaient pas moins amis de la paix. « La plus haute idée de leur justice, dit Strabon, est inculquée dans tous les esprits. C’est pourquoi on leur remet le jugement des choses politiques et privées ; et souvent, en donnant une solution convenable aux différends qui avaient causé la guerre, ils ont ramené la paix entre les parties déjà rangées en bataille. » Du reste, par un privilège spécial, et qui achève de consacrer en eux le génie pacifique, cette nation si guerrière, où la vieillesse même ne donnait pas exemption, les avait affranchis du service des armes. Ils avaient su se faire considérer comme élevés par la force de l’esprit au-dessus de la force brutale. Ils planaient en quelque sorte sur la société élevée et gouvernée par leurs leçons. Bien que dépourvus de la puissance de coaction des souverainetés militaires, ils se faisaient suivre même des forts, car l’opinion les soutenait, et leur parole, comme on le voit par tant d’effets, n’était pas moins efficace que le glaive. Tel était du moins l’idéal de cette corporation de philosophes dont le pouvoir égalait celui des rois ; ce qui fait dire à Dion Chrysostôme, comme pour rejoindre la parole de Platon : « C’étaient vraiment les druides qui régnaient, et les rois, tout assis qu’ils fussent sur des sièges d’or, et quoique habitant des maisons magnifiques où ils étaient nourris splendidement, n’étaient que les ministres et les serviteurs des commandements des druides. »

Cet aperçu, tout imparfait qu’il soit, suffit du moins pour montrer combien il y a d’erreur dans l’opinion si répandue d’après laquelle les druides n’auraient été que des prêtres. Tous les lettrés étaient, à la vérité, revêtus, par le seul fait de leur agrégation à l’ordre spirituel, d’un caractère sacré ; mais ce caractère ne les attachait en aucune façon au gouvernement de la dévotion. Ils avaient, comme on vient de l’entrevoir, des charges toutes différentes à remplir. Ils veillaient à l’éducation générale plus qu’aux pratiques de l’autel. Les ministres voués à l’exercice de la liturgie, bien que liés vraisemblablement avec eux par d’étroits rapports, composaient même une classe à part et sous un autre nom. Il ne peut rien y avoir de plus précis. L’ordre spirituel, pris dans son ensemble, se divisait en trois classes : en première ligne, les druides ou philosophes, appliqués à l’étude des abstractions et à la direction des mœurs ; en seconde ligne, les prêtres ou ovates, destinés au service du culte, et en général à tous les offices sur la nature ; en troisième ligne, les bardes, divins gardiens de l’enthousiasme en faveur des choses saintes et honnêtes. « Chez tous les Gaulois, dit Strabon, il y a trois classes d’hommes qui sont honorées d’une considération singulière : les bardes, les ovates, les druides. Les bardes sont chanteurs d’hymnes et poètes ; les ovates sont prêtres et interprètes de la nature ; les druides, outre la science de la nature, s’appliquent à la philosophie des mœurs. » Ammien Marcellin, qui fait la même distinction, donne à ces prêtres le nom d’evhages, qui était probablement leur nom national. Après avoir dit que l’origine des études, devenues si florissantes sous la discipline romaine qui servit de transition à celle du moyen âge, remontait dans la Gaule aux anciennes écoles : « Les bardes, ajoute-t-il, chantaient avec les douces modulations de la lyre les grandes actions des hommes illustres, mises en vers héroïques ; les evhages, scrutant la nature, s’efforçaient d’en découvrir les enchaînements et les sublimités ; au milieu d’eux, les druides, les plus élevés par l’esprit, comme l’a déclaré l’autorité de Pythagore, sont voués à l’étude des choses abstraites et profondes. » C’était à ces evhages que l’on avait affaire pour les menus détails de la religion. C’est par eux que pouvaient se glisser des abus du même genre que ceux qui ont été le sujet de tant de critiques contre l’Église romaine. Les communications les plus essentielles avec Dieu étaient censées ne pouvoir s’effectuer que par leur intermédiaire, et, comme dans l’institution des mages, il était interdit aux fidèles d’offrir par eux-mêmes le sacrifice. Il fallait avoir été consacré par Ésus pour avoir le droit de se faire entendre de lui. C’est ce que déclare formellement Diodore : « Les Gaulois pensent, dit-il, que c’est par ces agents, comme initiés à la nature divine et ses interlocuteurs, que les sacrifices de grâce doivent être offerts aux dieux, et que c’est par eux que les bienfaits doivent être demandés. » Le fait est positif ; mais il n’est pas permis, ce semble, à des chrétiens de s’en étonner comme les païens, puisque le christianisme, qui ne confère non plus le droit de sacrifice qu’à des ministres spéciaux, reproduit exactement l’analogue. C’est encore un point sur lequel il y a conformité entre le druidisme et le moyen âge ; et, s’il y a faute, ce n’est point au druidisme en particulier qu’il faut s’en prendre, mais au principe du sacerdoce, qui n’est lui-même qu’une suite naturelle de l’imperfection des multitudes. Mais aussi n’est-ce point tant là le thème des reproches que la prétendue confusion du pouvoir sacerdotal et du pouvoir judiciaire, fond nécessaire de toute théocratie. Or, rien n’est plus incontestable, malgré les préjugés répandus par les fausses histoires, que la rectitude de la Gaule à cet égard ; à moins qu’il ne plaise de nommer prêtrise la soumission à Dieu de l’éducation, des jugements, des rémunérations, des alliances.

Les evhages, indépendamment de leurs attributions dans la liturgie, constituaient donc plus généralement, ainsi que le montrent les témoignages que nous venons de citer, ce que l’on appellerait aujourd’hui la classe des savants. L’art d’ordonner des cérémonies agréables à la divinité et de découvrir ses intentions dans les circonstances diverses des sacrifices, n’était considéré par la philosophie que comme un chapitre spécial de la science de la nature ; et c’est aussi l’idée que l’on a continué à se faire de la magie et de l’astrologie jusqu’à ces derniers siècles. Il était donc logique de réunir dans un même faisceau la liturgie et tous les procédés à l’aide desquels l’homme atteint aux choses invisibles par l’intermédiaire des visibles. Tels sont excellemment ceux de la médecine. Cette science, dont l’ensemble offre à l’esprit de l’homme tant de mystère, et qui dans l’instinct des peuples demeure toujours engagée de si près à la religion, ne pouvait donc manquer de former un des attributs principaux de cette classe. C’est ce que confirment en effet les monuments. Pline parlant de la persécution de Claude : « Tibère, dit-il, supprima les druides et cette classe de poètes et de médecins. » Tels sont donc les ministres auxquels il convient de rapporter ce qui se rencontre çà et là chez les anciens, touchant la médecine druidique. Ces traces, si indécises qu’elles soient, suffisent pour montrer que cette thérapeutique ne séparait pas de certaines pratiques mystérieuses l’action des substances qu’elle employait, comme pour faire marcher de front, dans la guérison, les énergies de l’âme avec celles du corps. Au fond de son office, le médecin sentait un sacerdoce, et il n’en était sans doute que plus fort contre le mal et plus dévoué. Cet ordre que le triste moyen âge devait délaisser, et auquel, par compensation, l’avenir réserve vraisemblablement tant de grandeur, traduisait en principe à son tribunal la nature terrestre tout entière, puisqu’en le considérant, dans son expression la plus complète, comme le protecteur du peuple contre le mal physique, toute l’industrie venait se mettre à ses ordres au même titre que la pharmacie.

L’astronomie préoccupait assez la Gaule pour qu’il soit permis de penser qu’elle y formait aussi l’objet d’une classe particulière de savants. Pendant que les uns s’efforçaient, selon l’expression d’Ammien Marcellin, de découvrir les enchaînements et les sublimités de la nature terrestre, d’autres devaient s’appliquer au même travail pour la céleste. Il est à croire d’ailleurs que le goût de la tripartition, si prononcé dans l’école druidique, devait s’être satisfait jusque dans l’établissement des subdivisions. De même que, dans la première classe, ce n’étaient point les mêmes personnes qui s’occupaient de l’instruction publique, de la justice, de la diplomatie, de même, parmi les ovates, la liturgie, la médecine, l’astronomie devaient répondre à des groupes distincts. Ce qui est certain, c’est que ces savants avaient su se poser tous les problèmes fondamentaux de l’histoire géométrique du ciel. Ils faisaient profession de connaître, comme on le voit dans César ainsi que dans Mela, les dimensions de la terre ainsi que sa forme, la grandeur et la disposition du ciel, les mouvements des astres. Quelles que fussent leurs solutions, c’était beaucoup que d’en avoir. Que l’on compare, sur le système du monde, le langage des bardes du sixième siècle et des Pères de l’Église : c’est la science à côté de l’ignorance. Que l’on réfléchisse seulement à ce que suppose ce simple passage du Chant du monde du Taliesin : « Je demanderai aux bardes du monde, et pourquoi les bardes ne me répondraient-ils pas ? je leur demanderai qu’est-ce qui soutient le monde pour que, privé de support, il ne tombe pas ; et, s’il tombe, quel est le chemin qu’il suit. Mais qui pourrait lui servir de support ? Quel grand voyageur est le monde ! Tandis qu’il glisse sans repos, il demeure tranquille dans son orbite ; et combien la forme de cette orbite est admirable, pour que le monde n’en tombe dans aucune direction ! » Qui ne sent frémir ici ce grand courant duquel était sorti Pythagore, et qui, en reparaissant, devait produire Kepler et tous les explorateurs modernes des étoiles ! Indépendamment de l’extension des horizons par cette application de l’autorité de l’esprit aux espaces sans bornes, les druides, comme nos astronomes, retiraient de leurs études un profit direct en les appliquant à la connaissance des temps. Leur attention s’était surtout attachée à la lune, qui, outre le charme mystérieux qui lui est propre, jouit de l’avantage, par ses changements de position et de figure, d’inscrire en quelque sorte elle-même au firmament le signe des périodes chronométriques ; et la constitution de leur année, réglée, conformément à la coutume primitive, sur la loi des lunaisons, prouve qu’ils avaient assez bien observé. On sait d’ailleurs par le témoignage d’Hécatée qu’ils s’étaient aperçus, vraisemblablement par la considération des dentelures, de l’existence des montagnes lunaires qui fournit à l’astronomie un principe si riche en inductions. Aussi, comme nous l’avons déjà indiqué, peut-on avoir quelque soupçon des idées que leur dogme favori de la continuité de la vie avait dû leur inspirer touchant les perspectives les plus profondes de cette science. Il devait leur être difficile en effet de voir dans le ciel des montagnes analogues à celles de la terre sans les supposer habitées ; et d’autant qu’ils entraient ainsi dans l’alliance de l’astronomie avec la religion, ce qui était excellemment l’esprit de leur institution.

L’art n’était représenté chez les Gaulois que par les bardes. Retenus par leur fidélité aux usages primitifs, peut-être aussi par leur peu de goût pour la plastique, ils n’avaient point laissé, comme les Grecs, cette divine puissance prendre essor par tous ses modes. Rien pour les yeux : ni statuaire, ni peinture, ni architecture, tout au plus quelques danses. Les deux modes qui, réunis, touchent le sens le plus finement, tout en offrant à l’esprit et à l’imagination la plus vive pâture, la musique et la poésie leur suffisaient. Ils avaient pour leurs poètes un attachement sans bornes ; et quels poètes ces républiques si bien nourries par la religion ne devaient-elles point leur fournir ? Ils ne les séparaient point des autres ministres de la divinité, le don céleste de l’inspiration leur paraissant une investiture suffisante. Aussi voit-on tous ces heureux génies pénétrés des devoirs de leur sublime fonction. Ils comprenaient que l’art n’est pas digne de celui qui en fait briller les rayons qu’à la condition d’encourager les hommes dans les efforts qui font la noblesse et la sainteté de la vie. Fidèles à l’esprit de leur théologie, qui consistait surtout dans l’exaltation de la personnalité, ils se plaisaient à célébrer, comme dit Lucain, la gloire des fortes armes ; et en illustrant ainsi les héros, ils allumaient dans les cœurs le désir d’imiter, pour être un jour chantés comme eux, ces modèles si bien récompensés. En même temps que le droit de rémunération, ils avaient celui de censure. « Sur des instruments semblables à la lyre, dit Diodore, ils chantent la louange des uns, le blâme des autres. » On les a quelquefois comparés à Tyrtée, qui, par l’autorité de ces accents, disposait, comme un dieu, de la victoire ; mais quand on se reporte à ce que les anciens récitent de leur puissance, il semble qu’il faille les élever encore plus haut pour leur donner la figure d’un Orphée ou d’un Amphion. Outre la vertu d’exciter les combattants, ils possédaient en effet la vertu plus sublime de les pacifier. « Ils se font écouter des ennemis, dit le même historien, comme de leurs amis : souvent entre les deux armées en bataille, quand les rangs marchent déjà l’un sur l’autre, les glaives tirés, les piques en arrêt, les bardes, s’avançant au milieu, suspendent le combat, comme s’ils venaient tout à coup apaiser des bêtes féroces par des enchantements. C’est ainsi que chez les barbares les plus durs la colère obéit à la sagesse et Mars aux Muses. » S’il est permis de regarder ces artistes sacrés comme la parole dont les druides étaient l’âme, c’est à eux qu’il faudra appliquer l’emblème du dieu qui traînait à sa suite les hommes enchaînés et ravis. Leur but n’était pas de divertir avec les harmonieux accords de leurs harpes des auditeurs mollement rassemblés autour d’eux par plaisir : animés par la religion dont ils se sentaient les ministres, ils regardaient le ciel, et, suivis de la multitude séduite, ils marchaient en chantant dans la voie que leur montraient les dieux.

 

 

§ 2

 

Les inspirations dont le druidisme, en vertu de son propre principe, devait être pénétré touchant les femmes, se trouvaient heureusement d’accord avec le penchant naturel des mœurs chez les races du Nord. Dans ces climats plus retenus, le règne de la chasteté protégeant davantage les femmes contre les passions qui, en donnant à leur corps la supériorité sur leur âme, les dégradent le plus profondément, rien ne saurait empêcher le juste équilibre des deux sexes de marcher vers son établissement : c’est là que le type féminin semble appelé par la providence à revêtir toute la grandeur dont il est susceptible, et il n’est pas possible qu’il s’y rende digne de la considération des hommes sans l’obtenir. La différence des forces physiques ne saurait faire obstacle, car, dans le Nord, la vivacité de la conception et du sentiment, plus développée chez les femmes, leur assure un élément de compensation suffisant. L’expérience commune montre assez quelle autorité ne tardent pas à prendre les facultés de l’esprit, quel que soit le sexe, dans une association de tous les jours. Il n’est besoin que de laisser les droits à eux-mêmes. C’est ce qui se voyait surtout chez les peuples de la Germanie encore plus voisins de la spontanéité primitive que leurs frères de la Gaule. « Ils pensent, disait Tacite, qu’il y a dans le sexe féminin quelque chose de saint et d’inspiré, et ils ne méprisent ni ses conseils ni ses réponses. » C’est donc là, dans les régions moyennes du continent, que le perfectionnement du type féminin et de ses conditions sociales, préparé par de si favorables dispositions, aurait dû suivre continûment son cours, si des influences contraires, filles du Midi, n’étaient venues le déranger pour un temps. Il fallait peut-être qu’avant de mériter définitivement sa couronne, ce sexe généreux s’éprouvât dans les amertumes de l’humiliation imméritée, et il les goûta cruellement quand il dut baisser la tête sous l’anathème qui lui attribuait la responsabilité de tous les maux qui affligent le genre humain. La religion même, dont la justice aurait dû être son recours, l’accabla ; la fable du péché originel devint le thème d’une condamnation à l’inégalité, non seulement au tribunal de l’homme, mais à celui de Dieu ; et cet arrêt, que les mœurs brutales du Midi avaient seules dicté, devint la loi suprême dans tous les pays du nom chrétien : « Ta concupiscence sera sur l’homme, et il te dominera. »

Le retour à la Gaule ne serait donc pas inutile à la réhabilitation de ce sexe trop longtemps humilié, si la tradition n’était malheureusement plus effacée encore sur ce point que sur les autres. Les institutions de ce grand peuple, si informes à bien des égards qu’on les eût trouvées, auraient du moins marqué des principes, et n’y eût-on vu que des pressentiments, leur autorité en aurait fait des guides précieux. Mais bien qu’il soit impossible de rentrer dans le détail des habitudes et des lois de la Gaule, on peut cependant apercevoir suffisamment leur tendance pour déterminer une ligne indépendante entre les sensualités du paganisme et les réprobations du christianisme, que l’honnêteté de notre sang repousse pareillement. Aussi les moindres traits méritent-ils d’être relevés. Ils sont, dans cette direction, notre seul moyen d’alliance avec nos pères, comme ces fragments d’architecture que l’on ramasse avec tant de soin, tout mutilés qu’ils soient, parmi les décombres de l’antiquité, afin de communiquer aux plus vastes ensembles la loi de leurs linéaments. Et ce n’est pas seulement notre goût naturel qui nous les recommande : ils conviennent à notre théologie précisément de la même manière qu’à celles de nos pères, car rien n’y introduit non plus aucune restriction sur la terre à l’égalité des deux sexes, que consacre implicitement la loi commune de l’immortalité.

« Autant le mari reçoit d’argent de l’épouse à titre de dot, dit César, autant, estimation faite, il en joint à cette dot de son propre bien. Toute cette somme s’administre conjointement, et l’on met en réserve les bénéfices. Le survivant hérite à la fois de la double part et des bénéfices 17. » Que cette communauté ne comprît pas tous les biens, c’en était assez pour signifier en principe la justice et la solidarité qui doivent régner dans le mariage. Les Romains ne connaissaient rien qui fût à la fois si honorable et si intime ; car bien que cette loi ne touchât qu’aux avantages matériels, on sait assez que ceux-ci ne paraissent jamais dans le droit qu’à la suite des autres. Partout l’état civil de la femme est la mesure de son état moral. En Gaule, elle était réellement l’associée de l’époux. « La femme, dit énergiquement la loi de Galles, sera selon la dignité de l’époux du jour où elle lui aura été accordée. » Aussi les anciens ne trouvaient-ils pas moins à admirer dans cette moitié de la nation que dans l’autre. « Les femmes de la Gaule, dit Diodore, ne rivalisent pas seulement avec les hommes par la grandeur de leur taille : elles les égalent par les forces de l’âme. » C’est par ces forces qu’elles avaient su faire reconnaître leur droit. Si l’action du mari était prépondérante au dehors, la leur l’était au dedans. La plupart des historiens font un crime aux Gaulois de ce qu’ils avaient l’usage de ne se montrer en public avec leurs fils que lorsque ceux-ci étaient en âge de porter les armes : mais n’était-ce pas dire que, jusqu’à ce temps, l’éducation demeurait dans la main des mères ? Ce qui montre assez et quelle estime avaient pour elles leurs époux et combien elles la justifiaient, puisqu’elles savaient produire de tels hommes. C’est ce que Strabon semble dire d’un mot. « Les femmes sont fécondes et bonnes éducatrices, et les hommes meilleurs au combat qu’à l’agriculture. » L’épouse était sans doute d’autant plus respectée dans le mariage qu’elle y était entrée avec plus de dignité. Les anciennes lois de Galles offrent un monument touchant de la délicatesse des mœurs à cet égard. « Il y a trois pudeurs de la femme, dit le code : la première, quand son père, en sa présence, dit qu’il l’a accordée au mari ; la seconde, quand elle entre pour la première fois dans le lit du mari ; la troisième, quand, au lever, elle paraît pour la première fois devant les hommes. Pour la première elle reçoit le don de l’amobyr ; pour la seconde, le cowyll ; pour la troisième, l’agweddi. » Et ce qui suffit pour prouver la haute antiquité de cette institution, dont le contraste avec la licence des cérémonies païennes est si frappant, c’est qu’on la retrouve chez les Germains. On peut croire aussi, ce qui n’importe pas moins à sa dignité, que la femme procédait au mariage avec une suffisante liberté. Elle était primitivement maîtresse de sa main comme de son attachement. C’est ce qu’enseignait une légende que sa morale, en même temps que son importance historique, ne pouvait manquer de rendre célèbre dans toute la Gaule. Le jour où les Phocéens fugitifs étaient venus prendre terre sur ses hospitaliers rivages, le roi du pays mariait sa fille ; réunis dans un banquet, auquel on avait invité le chef des exilés, les prétendants attendaient la décision encore inconnue de la jeune fille, lorsqu’à la fin du banquet, paraissant sur le seuil, avec la coupe symbolique qui devait parler pour elle, entraînée par la grâce, peut-être par l’infortune de l’étranger, elle avait tout à coup tourné vers lui ses pas, et déterminé par ce libre engagement de sa personne l’alliance de son père et la fortune de la nouvelle république. Aristote, en rapportant ce fait, dit que tel était l’usage du pays. Mais cet usage n’eût-il été que local, il était inévitable qu’il éclairât toute la nation. Quelle est la jeune fille qui, l’âge venu et commençant à regarder autour d’elle, n’aurait senti poindre en elle son droit et son courage en songeant à l’exemple de la vierge des Ségobriges ?

Il y a même lieu de penser que l’autorité des femmes s’étendait hors du cercle domestique, non pas seulement, comme chez nous, par les libres influences de la conversation, mais par des magistratures officielles. On sentait qu’il n’y avait aucun motif de refuser une place régulière dans la société à des forces d’une nature spéciale, et qui, dans certains offices, prennent une valeur incomparable. C’était surtout aux travaux de la diplomatie qu’elles étaient appelées, et on le conçoit, puisque rien ne demande plus de finesse d’esprit et d’habileté dans le maniement des personnes que l’art de la négociation qui en forme une base si essentielle. Les États du Nord et de la Germanie n’étaient pas les seuls où l’on eût accordé aux femmes cette importance qui se témoigne si bien à la trace brillante qu’ont laissées dans l’histoire les Aurinia et les Velléda. La Gaule du Midi avait la même coutume, qui, selon Plutarque, y remontait aux plus anciens temps. « Avant d’avoir passé les Alpes, dit-il, et conquis la partie de l’Italie qu’ils habitent maintenant, les Celtes, divisés par de grandes et implacables discordes, étaient entrés en guerre civile. Mais les femmes, s’étant avancées au milieu des armées, prirent connaissance du différend et le jugèrent avec tant d’équité et d’habileté qu’une amitié admirable de tous avec tous prit naissance dans toutes les cités et toutes les familles. C’est à cause de cela que les Celtes ont retenu la coutume d’employer les femmes dans les débats sur la paix et sur la guerre, et de concilier par leur ministère les différends qui s’élèvent entre eux et leurs alliés. » Peut-être la fameuse légende des Sabines n’était-elle que la traduction populaire de quelque alliance analogue du temps où l’Italie était encore tout imprégnée de l’esprit gaulois. Mais ce qui n’était pour Rome qu’un évènement isolé faisait pour la Gaule une tradition puissante. On voit même par ce que rapporte l’historien que c’était de la haute idée que les femmes avaient inspirée de leur capacité dans les négociations qu’était née la convention conclue entre les Carthaginois et les Gaulois, lors du passage d’Annibal en Italie, d’après laquelle les plaintes des étrangers devaient être portées à un tribunal composé des femmes du pays. Ce qui montre en même temps que, dans ces contrées, les femmes n’étaient sans doute pas tout à fait exclues de l’administration de la justice, puisque l’institution d’un tel tribunal suppose évidemment des précédents.

Bien que la participation à l’administration civile et même politique, dans certaines branches et sous certaines formes déterminées par les mœurs, soit assurément dans le droit de la nature féminine, le déni à cet égard n’est que secondaire comparativement à celui qui part de la religion. Le premier peut être considéré comme l’effet d’une simple négligence, tandis que le second constitue une déclaration positive d’indignité. Rien ne témoigne entre les deux sexes une inégalité plus essentielle que le privilège assigné à l’un des deux, à l’exclusion de l’autre, de servir d’intermédiaire avec Dieu. L’un monte à volonté dans le ciel pour y puiser les grâces dont l’autre, sans cette médiation virile, serait incapable de jouir. Ici ce n’est plus une action sur la société qui fait la différence, c’en est une sur l’infini. En principe, c’est un abîme. La discordance qui en résulte entre les deux types de l’être humain est si criante que le moyen âge ne l’a sans doute acceptée que sous la contrainte de ses dogmes capitaux, la chute par la séduction de la nature féminine, et la réhabilitation par l’incarnation dans la nature masculine. Étranger à ces théories, le druidisme ne pouvait donc être entraîné par la logique à la même conséquence. Il est à la vérité impossible, vu le défaut de monuments, de savoir au juste quelle part il avait faite aux femmes dans le ministère sacré. Mais il suffit d’être assuré qu’elles en possédaient une considérable. Comme dans l’antique institution des Pythonisses et des Sibylles, c’était à des femmes qu’était attribué le droit des oracles, et la religion n’en saurait concevoir de plus grand, puisqu’il forme une sorte de sacerdoce dont toutes les manifestations sont censées surnaturelles. Il existait en Bretagne, dans les îles voisines du continent, des monastères de l’importance desquels on doit prendre une idée d’autant plus haute que la renommée en débitait plus de merveilles. Celui de l’île de Sena passait pour doué de puissances prodigieuses. « Il est célèbre, dit Méla, par l’oracle du dieu de la Gaule ; on rapporte que les prêtresses, sanctifiées par une virginité perpétuelle, y sont au nombre de neuf. Les Gaulois les nomment Sènes, et ils croient qu’elles sont douées de vertus singulières, qu’elles charment par leurs chants la mer et les vents, qu’elles se changent comme elles veulent en animaux, qu’elles guérissent ce qui est incurable, qu’elles savent et qu’elles prédisent l’avenir 18. » On voit que le bruit public commençait déjà à donner à ces prêtresses la figure des fées. Le nom de Senæ, radical si caractéristique de l’autorité dans les langues anciennes, est manifestement l’analogue de celui de Senani qui est donné aux druides sur le bas-relief de Paris. Vopiscus, parlant des prophétesses gauloises que fit consulter Aurélien, emploie le nom de druida, qui est encore plus clair, puisqu’il revient exactement à celui de druidesse. Il y avait donc une certaine connexion entre l’institution féminine et la masculine. Chez les Cimmériens des rives de l’Euxin, et même, dans des temps moins anciens, chez les Gaulois de la droite du Rhin, les femmes avaient même possédé le droit suprême de la liturgie, celui du sacrifice humain. Strabon nous représente cette cérémonie terrible pratiquée dans le camp des Cimbres par des prêtresses. Mais on peut croire que, dans la Gaule, ce droit était tombé en désuétude ; à moins qu’il n’en faille voir une dernière trace dans ce que rapporte Strabon du sacrifice que faisaient annuellement de l’une d’entre elles les prêtresses d’une île de l’embouchure de la Loire. Ne fût-ce qu’une fable, ce serait toujours une preuve que, dans l’opinion générale, les prêtresses possédaient en principe le même privilège que les prêtres. De ce que l’on voyait autant de sainteté dans les femmes que dans les hommes, il était en effet naturel de penser que leur nature n’était pas moins agréable que l’autre à la divinité.

Au surplus, il semble que l’on puisse entrevoir dans un seul trait toute l’histoire des femmes de la Gaule. Quand les épouses des Cimbres reconnurent que l’épée romaine venait de les rendre veuves, elles dépêchèrent vers Marius en suppliantes pour lui demander l’esclavage sous les vestales : à ce moment suprême, effrayées de la féroce impudicité des païens, elles se rappelaient, avec une dernière lueur d’espérance, que Rome renfermait dans son sein un collège de femmes chastes et sacrées, sous le patronage desquelles il devait être permis à des femmes gauloises de se réfugier ; et peut-être en effet, en se réclamant de l’institution de Numa, ces infortunées ne faisaient-elles que se tourner par un mouvement d’instinct vers une institution de leur sang, et en quelque sorte vers une lointaine parenté. Je ne vois rien de plus significatif que cette noble supplique de tout un peuple de femmes prêt à mourir. Le dur païen répondit par un refus, et ces âmes magnanimes s’échappèrent dans l’immortalité.

 

 

§ 3.

 

L’ordonnance de la société druidique ne devait être qu’un reflet de la constitution idéale que l’on imaginait dans le ciel. De même que l’unité se trouvait représentée dans le monde supérieur par le dieu souverain, de même l’était-elle dans le monde inférieur par le primat ; et de même que les puissances célestes composaient une hiérarchie régulière par la distinction de leurs propriétés respectives, de même les membres de l’ordre terrestre, par leur disposition méthodique selon les lois sacrées du trinaire. Peut-être est-il permis de penser que la grande doctrine de la préexistence n’avait pas été non plus sans influence sur le sentiment de justice qui avait porté les druides à substituer l’aristocratie naturelle à celle des castes. Dès que l’on reconnaît que la distribution des innéités qui distinguent les hommes dès leur apparition sur la terre n’est point l’effet de l’arbitraire, il devient en effet conséquent, suivant les impulsions de la même loi, de procurer à chacun, sans arbitraire, les conditions convenables au droit de sa nature. De ce qu’il y a justice dans les naissances, il suit qu’il y ait justice dans les fonctions. C’est Dieu qui donne l’exemple. On ne peut donc s’empêcher de regretter que la société druidique ne se fût pas assimilé toute la Gaule. Ses cadres étaient assez larges pour que toute la nation pût y entrer. Les druides pour l’instruction publique et la justice ; les bardes pour la prédication et les arts ; les ovates pour le culte, pour la science, pour tous les rapports de l’homme et de la nature ; tous ensemble pour l’établissement des lois et du chef de l’État. Les actions si essentielles et si nombreuses par lesquelles s’assurent l’aisance et la liberté de la vie, ne seraient donc point demeurées en dehors de toute discipline ; l’administration générale de l’agriculture et de l’industrie se serait coordonnée, et toute la population, dans son activité matérielle comme dans sa religion, aurait pris place sous les lois de la justice.

Un tel idéal sortait si naturellement du fond du druidisme qu’il n’est pas impossible qu’il se fût présenté aux aspirations de plus d’un penseur. Du sein de leurs paisibles retraites, compatissant à la misère des peuples et à la violence des factions, les théologiens devaient rêver volontiers la paix et l’harmonie, et ils les entrevoyaient peut-être dans l’avenir, sans en être toutefois assez doués par eux-mêmes pour obliger les hommes à y souscrire. Formée graduellement au milieu d’un état social préexistant, l’institution druidique n’avait pu se proposer dès l’origine des vues si vastes ; et la société, issue de l’ordre patriarcal, devait en conserver longtemps et l’empreinte et les conséquences. D’ailleurs, un tel ordre ne renfermait rien, en principe, qui fût absolument condamnable. Que chaque homme ait son champ, qu’il y entretienne sa famille ; qu’il soit en relations particulières avec ses voisins et ses proches ; qu’il élise de concert avec eux un juge pour la paix, un chef pour la guerre ; que, nourri par une instruction commune, il participe à l’unité de la nation par l’unité des sentiments et du langage, il semble qu’il n’y ait rien à demander de plus convenable, et que, sur ce premier fond, on puisse abandonner sans danger les familles au libre développement de leurs postérités. C’est ce qui avait dû nécessairement s’offrir à la religion dans un temps où les mœurs étaient simples et la terre vacante, et c’est ce qui reparaît toutes les fois que les populations reviennent en quelque sorte à leur condition primitive par leur installation sur un territoire neuf. Aussi la manière dont on voit l’organisation civile considérée dans la descendance d’Abraham, lors de sa réintégration dans le Chanaan, donne-t-elle très bien l’idée de cette organisation dans les commencements du druidisme. On se contente de faire le dénombrement des hommes capables de porter les armes, c’est-à-dire des têtes de famille, et de leur partager la propriété du sol par cercles de parenté. « Le Seigneur, est-il écrit dans les Nombres, parla à Moïse en disant : Que la terre leur soit partagée en propriétés suivant le nombre des noms. À un plus grand nombre donne une plus grande part, à un moindre une plus petite ; qu’à chacun d’eux, selon leur présent recensement, soit attribuée une possession, de façon que le sort partage la terre aux parentés et aux familles. » C’est également ce qui avait eu lieu chez les tribus de la Germanie, si voisines à tant d’égards de leurs sœurs d’outre-Rhin. Seulement, en revenant tous les ans au partage des terres, elles ramenaient sans cesse les mœurs à leur point de départ, fournissant ainsi dans leur perpétuelle jeunesse le type social que la Gaule avait dû présenter également autrefois ; c’est-à-dire qu’assise sur la jouissance d’une étendue suffisante de territoire, toute existence y avait indépendance et dignité. Aussi, alors, tout Gaulois était-il appelé à l’élection des chefs de l’État, et quelques distinctions qui se fussent dès lors introduites, c’est un droit qui témoignait assez de l’égalité fondamentale des familles.

Mais il s’en fallait que l’ordre social eût conservé chez les Gaulois cette équité primitive. L’inégalité des biens avait fini par le pervertir tellement que la majorité de la nation se trouvait dépossédée de tout héritage. Loin que la hiérarchie druidique représentât le modèle destiné à s’incorporer graduellement toute la nation, elle était tenue à demeure entre la noblesse et la plèbe, réduite à composer, selon les lois du trinaire, un système régulier avec ces deux produits de la corruption. Qu’étaient devenues l’indépendance et la dignité dans les familles de la troisième classe de la société ? César nous le dit d’un mot. « La plèbe, n’osant rien par elle-même et n’ayant place dans aucune assemblée, est à peu près dans une condition d’esclavage. La plupart, accablés par les dettes, par la grandeur des tributs, par la tyrannie des puissants, se donnent en servitude aux nobles : ceux-ci ont sur eux les mêmes droits que les maîtres sur leurs esclaves. » Par le développement des inégalités, résultat naturel du libre jeu des héritages, des familles puissantes avaient surgi, qui, ne recevant leurs droits que de la naissance, n’offraient au règne de la justice aucune garantie. Le seul parti à tirer de cette autorité de hasard devait être à leurs yeux de l’accroître encore, et elle leur en assurait elle-même tous les moyens. Ainsi l’inégalité, une fois introduite par l’ouverture qu’on lui avait laissée, nourrie par ses propres excès, ne pouvait manquer d’augmenter sans fin ses ravages. Les puissants se disputant les faibles, quelle ressource restait-il à ceux-ci, isolés, sans lien, livrés à merci, que de se donner eux-mêmes, afin d’intervenir au moins pour quelque chose dans les stipulations de leur servitude, et de se dissimuler, sous le nom de patronage, le nom cruel d’esclavage ? Un grand nombre, s’abaissant de plein gré pour se procurer un tuteur, se rassemblaient autour d’un parent revêtu de l’autorité de chef de clan. D’autres, sans y être absolument contraints par la misère, et seulement pour être soutenus aussi par un protecteur, s’engageaient, comme membres adoptifs, dans ces mêmes groupes. Une multitude, dépouillée de ses biens par les dettes et l’usure, ou par les impôts, ou par les condamnations, venait se poser sur la terre d’autrui, s’y soumettant à toutes les conditions, si voisines qu’elles fussent de la servilité. Il en était nécessairement de même des étrangers, des enfants perdus, de tous les déshérités. Rien ne pouvait empêcher cette classe de misérables d’aller sans cesse en se multipliant. C’était un recrutement de tous les jours. Sur le fondement même de la liberté primitive se développaient donc de plus en plus tous les abus de l’inégalité. Les grands, en pesant de plus en plus dans la société avec une prépondérance démesurée, en dérangeaient peu à peu tout l’équilibre. On marchait ouvertement à la tyrannie, non seulement par l’opulence, mais par les serviteurs à gages qu’elle donnait. Les historiens en fournissent mille témoignages, mais aucun plus frappant que celui des Commentaires à l’occasion de la tentative d’Orgétorix pour la reconstitution politique de la Gaule. Ce grand homme, n’apercevant plus de salut pour son pays que dans l’établissement des monarchies, c’était sur le principe, dès lors si bien établi, de la richesse et des clientèles, qu’il prétendait les fonder, et son exemple indique bien où en était réduite la démocratie dans sa lutte contre les hautes maisons qu’elle avait laissées s’organiser dans son sein : la république veut le mettre en jugement, et son clan, descendu sur la place publique, lui suffit pour faire tête. « Au jour fixé pour la cause, dit César, Orgétorix rassemble au lieu du jugement sa famille au nombre de dix mille hommes ; il y conduit aussi tous ses clients et tous ses obérés, dont il avait un grand nombre : par eux il parvient à échapper au procès. » Il n’y avait pas loin d’une telle puissance à celle des despotes territoriaux du moyen âge. De même qu’au moyen âge, le principe de la clientèle avait dû aboutir aussi à une sorte de coordination des tyrannies. Les grands recevaient sous eux d’autres grands, et les faibles n’étaient que mieux enlacés par cette complexité de leurs chaînes. C’est ce que César semble avoir eu en vue dans ce qu’il nous apprend des divisions intestines de la Gaule. « Non seulement dans tous les états, dans tous les cantons et dans toutes leurs parties, mais pour ainsi dire dans toutes les familles, dit-il, il y a des associations, et les hommes qui passent pour avoir la souveraine autorité près de ceux à la volonté et au jugement desquels revient la totalité des résolutions et des choses, sont les chefs de ces associations ; et cela paraît avoir été institué très anciennement, de peur que quelqu’un du peuple ne manquât de secours contre un plus puissant ; car chacun veille à ce que les siens ne soient ni opprimés ni circonvenus. » Avec un si bel ordre religieux, la Gaule n’en était donc pas moins tombée dans un désordre civil si cruel, que son état ne différait presque en rien de celui qui, né pareillement de l’abus des institutions primitives de la Germanie, désola si longtemps le moyen âge sous le nom maudit de féodalité 19. Aux yeux de la philosophie, c’est le même fond. Conséquence fatale de principes appuyés sur une habitude invétérée, il paraît moins étonnant que le druidisme n’eût pu se dispenser d’y céder, quand on voit qu’il a fallu au christianisme dix-huit siècles pour commencer à relever l’homme de cette dégénérescence de ses droits. Pour l’éviter, il n’y aurait eu que deux voies : ou le partage annuel des terres, ce qui était l’empêchement de toute grandeur industrielle et agricole ; ou le concert méthodique des travaux, ce qui, à moins d’une communion morale dont le druidisme ne possédait pas le principe, n’eût été que la substitution d’une tyrannie régulière à une tyrannie déréglée ; et, pour si peu de différence, n’eût-ce pas été trop de peine ?

L’ordre politique avait nécessairement dû se ressentir de cette décomposition de l’ordre civil. La masse des citoyens n’avait pu entrer en domesticité sans que la démocratie tombât, car en se donnant des maîtres, elle s’était naturellement donné des représentants. Aussi le peuple était-il désormais réduit à vivre au gré de l’aristocratie, en dehors de l’état, sans aucune influence sur la création des lois et des pouvoirs publics. Toutefois, le principe républicain était si profondément implanté dans le génie de la Gaule, que celui de la royauté ne put en triompher. Jamais celui-ci ne prit place dans la nation que par l’étranger. Seulement, quand l’indépendance personnelle fut devenue un privilège, l’élection des magistrats, au lieu de se faire à l’unanimité, selon la coutume des premiers temps, ne s’y opéra plus que par l’intermédiaire de la minorité. C’est un changement que Strabon consacre en deux mots. « La plupart des états de la Gaule, dit-il, étaient des aristocraties ; plus anciennement, la multitude y élisait tous les ans un hégémon et un chef de guerre. » Les formes de la nomination, ainsi que les attributions de ces chefs de républiques, pouvaient varier d’un état à l’autre, et même dans chaque état, selon les circonstances ; mais l’investiture par suffrages libres en constituait partout le principe. Jusque dans la corruption de la démocratie, le principe républicain subsistait donc. La souveraineté était un fonds inaliénable que la cité gardait, et dont elle était continuellement appelée à faire usage par de nouvelles élections. Nul ne commandait que par délégation spéciale, pour un temps, avec responsabilité 20. On peut même croire que le droit politique, pour ne se conserver dès lors que dans un petit nombre, n’en était que plus assuré. C’est à ce petit nombre que s’était réduit tout l’état, puisque la multitude, obligée peu à peu par la misère à prendre refuge dans les maisons d’autrui, s’était en quelque sorte exilée elle-même de la place publique. Ce n’était pas tant la constitution qui était en défaut que l’ordre civil qui avait réduit la constitution à ne pouvoir plus se baser que sur une partie de la population. Il semble d’ailleurs que la classe inférieure possédât une sorte de dédommagement dans les droits réservés à la classe lettrée. Si abaissée qu’elle fût, elle était pourtant maîtresse de conserver de l’orgueil en apercevant, jusque dans les rangs les plus élevés, des hommes à elle. Tous les druides ne fussent-ils pas sortis de son sein, tous lui appartenaient par le principe de leur institution, diamétralement opposé à celui de la naissance et de la richesse. Véritables représentants du peuple, la force morale leur avait suffi pour se faire une place parmi ses maîtres. D’ailleurs, indépendamment de leur intérêt comme citoyens, leur opinion comme théologiens ne pouvait manquer d’être d’accord en faveur de la liberté, avec celle des plus fiers. En effet, leur société donnait l’exemple par ses propres lois, et rien ne pouvait les empêcher de le confirmer par leurs leçons. Au lieu de vivre dans l’indifférence politique, comme le clergé du moyen âge, en se prêtant ainsi que lui au principe de la force pour l’organisation des autres, tout en ne reconnaissant pour la leur que celui de la justice, ils professaient nécessairement l’unité dans toutes leurs vues sur le monde. Ils pouvaient être réduits à accepter le règne de l’épée et du droit de naissance, mais leur dogme ne le consacrait pas. Fussent-ils même restés étrangers à l’état, le maintien du mode électif dans l’état leur aurait encore paru recommandable comme déterminant une symétrie entre leur classe et la seconde. Aussi semble-t-il que, dans plus d’une république, on se fût conformé à leur méthode. On y nommait des chefs à vie, auxquels on conférait même le nom de roi, qui est celui dont César fait le plus souvent usage. Ce n’était pas le nom qui épouvantait, mais l’abus. La dignité des citoyens n’en voyait pas dans des rois à vie, ministres suprêmes et non souverains. La fiction de l’irresponsabilité ne les couvrait pas, et le supplice de ceux qui avaient ou trahi ou tenté de remplacer par la tyrannie l’autorité légale servait d’avertissement et de sanction. Investis jusqu’à la mort, ils recevaient ainsi la faculté de se vouer tout entiers à la société qui les avait élus, et d’empreindre leur personnalité dans son histoire par toute une suite de desseins glorieux ; mais, choisis pour eux-mêmes, ils n’avaient de droit non plus que pour eux-mêmes. Peut-être irréprochables en principe, les druides ont-ils eu tort dans le fait. On peut objecter, en effet, que les classes déchues n’étaient pas en elles-mêmes moins méritantes que les autres, et que des républiques fondées sur leur asservissement avaient cessé d’être dignes de conservation. Il n’y avait pas de mal à ce que l’ancienne constitution, si préférable qu’elle fût en théorie, tombât en désuétude, si de cette désuétude devaient naître en définitive de meilleures conditions pour le rétablissement des classes humiliées. Les constitutions artificielles ne doivent pas effrayer, car elles se dissipent comme les circonstances qui ont pu transitoirement les appeler, tandis que les droits qui procèdent de la nature même de l’homme, immortels comme le genre humain, ne sont pas en danger de se prescrire jamais ; et c’est précisément ce qui devait bientôt se produire pour la Gaule, par l’établissement de la monarchie, devenue, sans le vouloir, l’auxiliaire capital de la révolution qui a porté un coup si funeste à l’aristocratie en réintégrant le peuple. Mais ce sont là les secrets de Dieu, pour le développement desquels il lui suffit des agents aveugles qu’il sait se créer, sans avoir besoin que nul se démette de ses vérités de conscience pour lui venir en aide. C’est pourquoi, bien que la destruction des républiques de la Gaule ait été, comme l’a montré la suite des évènements, l’une des plus merveilleuses opérations de la Providence en faveur de la démocratie, les druides n’en méritent pas moins d’être glorifiés pour avoir soutenu jusqu’à la fin, conformément à l’esprit de leur institution, les gouvernements électifs. En protestant, au nom de la justice, contre le droit des tyrans et des conquérants, ils ne voyaient pas seulement le droit du passé ; ils voyaient, comme des prophètes, celui de l’avenir.

Il n’est pas moins admirable qu’au milieu de la fragmentation de la Gaule, et malgré l’étendue que le défaut de praticabilité donnait alors au territoire, le druidisme ait eu un sentiment parfaitement régulier de l’unité nationale. Prendre la centralisation pour sa loi, c’était disposer la politique générale à le faire aussi, puisqu’une loi si avantageuse à l’administration du corps sacré ne pouvait manquer de se recommander par une telle expérience à tout le pays. Par l’institution d’une cour centrale, le druidisme avait d’ailleurs fait sortir de son propre sein cette loi suprême pour la poser dans le peuple de la manière la plus vive. Bien que les historiens nous apprennent que la législation différait chez les Gaulois d’un état à l’autre, du moins avait-il constitué par là un point fixe ; et c’est ce que la France, partagée si longtemps entre des cours diverses, n’est arrivée à retrouver que par le bienfait de sa révolution. Le druidisme avait même déterminé, comme conséquence de cette unité, une capitale ; et il faut dire qu’il l’avait fait avec une sagacité merveilleuse, puisqu’elle était précisément aux environs du point où la civilisation, qui donne aux voies navigables tant de valeur, a définitivement fixé la nôtre. Il aurait donc suffi que l’impulsion communiquée aux esprits par le druidisme eût agi avec autant de puissance qu’elle avait de droiture, pour que la Gaule se fût prise peu à peu, comme l’a fait la France, en une masse indomptable. Mais il s’en fallait que les leçons de cette grande école, déjà si profondément méconnues dans le règlement des intérêts privés, eussent été suivies, comme elles auraient dû l’être, pour celui des intérêts généraux. Les désordres enfantés par l’essor de l’égoïsme dans cette société de républiques étaient précisément les mêmes que ceux qui affligeaient en particulier les membres de chacune de ces petites sociétés. S’il y avait eu égalité entre les états, on aurait pu espérer, sinon l’harmonie la plus digne de la vie d’un grand peuple, du moins la paix et la justice. Mais dans la disproportion des forces, rien ne pouvait empêcher les faibles d’être opprimés par les puissants. Pour se garantir de la violence, ils n’avaient d’autre ressource que d’accepter la tyrannie. Sous le nom de clientèle, les mêmes abus que dans la législation civile s’étaient donc glissés dans la diplomatie. Il y avait entre les états, comme entre les citoyens, des patrons, c’est-à-dire des maîtres, et des clients, c’est-à-dire des serviteurs. Ainsi le principe de la noblesse s’était glissé à la suite de celui de l’inégalité jusque dans les souverainetés ; et au lieu de chercher dans les armes un moyen de s’agrandir par des incorporations légitimes, les républiques n’y voyaient qu’une manière de rehausser leur fortune et leur orgueil par l’augmentation de leur cortège de vassales. Il n’y a pas à s’étonner que, devant une telle licence des passions, les principes du druidisme eussent été frappés de nullité. Sa philosophie, tout en montrant les voies de l’unité, n’était pas capable de les défendre contre les influences contraires qui tendaient à les obstruer de plus en plus. Grâce à la présence de sa hiérarchie, qui couvrait comme un seul réseau tous ces états divisés, la Gaule n’oubliait pas qu’elle ne formait au fond qu’une seule nation ; d’ailleurs des lois formelles le lui rappelaient, et à la rigueur on pourrait dire que sa constitution était la même que celle de la société druidique, puisqu’elle possédait également des assemblées générales ainsi que des rois électifs créés par la délégation de tous les états réunis. Mais cette constitution, dans laquelle il est permis aussi d’entrevoir un des précédents de celle de l’avenir, n’était pas seulement, comme tout commencement, dans l’imperfection ; elle était dans la léthargie. Il fallait, pour qu’elle se réveillât et fît éclater quelque trait de sa puissance, qu’une cause exceptionnelle, interrompant le cours ordinaire des choses, vînt faire vibrer dans tous les cœurs la mémoire des intérêts communs. Alors, ainsi que l’on en voit un si solennel exemple dans l’invasion romaine, on réunissait à la hâte un congrès national, on conférait à un Vercingétorix les pleins pouvoirs, on s’efforçait de donner à la Gaule le ressort et la consistance nécessaires pour témoigner sa force et sa grandeur ; mais les mœurs n’étaient point faites, l’esprit de localité ne dépouillait ni ses ombrages ni ses hauteurs, et loin que le goût de l’harmonie eût jamais suffi pour porter les états à se relâcher de leur funeste indépendance, le danger n’était même pas capable de les décider à s’entendre.

 

 

 

 

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

De la décadence du druidisme.

 

 

§ 1.

 

C’est ici qu’il faut juger le druidisme. Sa faiblesse s’y trahit en même temps que sa force, ou plutôt toutes grandeurs y trouvent leur terme. S’agit-il de développer dans les hommes le sentiment de la personnalité, il les pénètre de la conscience de l’indéfectibilité de la vie, et voilà son règne. Les âmes deviennent indépendantes, superbes, valeureuses. Mais veut-il achever l’œuvre en réunissant dans une commune existence tous ces éléments préparés, il est à bout. Le lien des âmes lui manque. Plus il leur a donné d’activité et de puissance, plus elles résistent, car il n’a pas su les pénétrer en même temps de ce qui les porterait à user de leur force pour se prêter l’une à l’autre. Les pierres de son architecture sont admirables, mais le ciment nécessaire pour qu’elles fassent corps ensemble lui est inconnu ; et de là, non seulement son édifice est incommode et grossier, mais il va suffire du moindre choc pour qu’il se mette en ruine. Comme aucun peuple de l’antiquité n’avait joui aussi amplement que les Gaulois du dogme de l’immortalité, aucun peuple ne devait éprouver aussi violemment l’exaspération qu’il communique quand il n’est pas balancé. Soldats prodigieux et détestables citoyens, sans leur piété, on pourrait les comparer à ces anges rebelles que l’orgueil de la vie avait précipités dans l’abîme, et en leur décernant le nom de Titans, l’antiquité touchait peut-être plus juste qu’elle ne le pensait. Ainsi que les Titans, nourris d’eux-mêmes, ils étaient incapables de se plier sous le joug, même d’un gouvernement légitime. En contemplant l’infinité qui se révélait si magnifiquement en chacun d’eux, il leur était impossible de ne pas se complaire dans cette glorification égoïste jusqu’à s’affranchir de toute subordination envers la société ; car non seulement la religion ne les avait point fait entrer dans le divin secret de s’aimer dans autrui et de se rehausser en servant, mais, devant la puissance qu’ils découvraient en eux, celle de l’État s’effaçait. Leur situation était tout autre que celle des membres des républiques païennes. Plus ceux-ci rencontraient de petitesse dans le cercle trop restreint de la personnalité, plus il était conséquent qu’ils s’appliquassent à l’idée de patrie jusqu’à se confondre pour ainsi dire avec elle, afin de se procurer par cet intermédiaire un peu de cette majesté dont l’homme ne saurait tout à fait se passer. Mais dans leur plénitude d’existence, les Gaulois dominaient logiquement tout ce qui n’allait pas comme eux à l’infini. Ils vivaient les uns à l’égard des autres comme des potentats rivaux ; de sorte qu’en définitive, faute d’être soutenus par un développement suffisant de la charité, ces belles croyances qui, dans l’ordre métaphysique, les élevaient si haut, n’aboutissaient dans l’ordre social qu’à les rendre les plus intraitables des hommes.

Cet esprit extraordinaire d’insociabilité avait frappé les anciens. Il ne leur semblait pas moins caractéristique de la race gauloise que le fier dédain de la mort qui la signalait également, et qui, au fond, se rattachait au même principe. Dans une telle expansion des personnalités, les contacts ne pouvaient être en effet que des froissements, comme les concours que des querelles. Chacun, ne connaissant que soi, ne consultait que son intérêt et sa force : point de compassion ; vae victis ! Et, pour tout dire d’un mot, leur naturel était devenu proverbial. « Il est passé dans le langage vulgaire, dit Strabon, que les Celtes sont les amis de la dispute. » Mais rien ne les définit mieux que leurs banquets. Cette puissante institution des repas communs, dans laquelle se retrempent d’ordinaire si vivement tous les instincts de cordialité, d’union, d’égalité ; qui dans les autres républiques formait un si excellent entretien, en même temps qu’un si excellent symbole de la concentration des citoyens en un seul corps ; qui dans l’église chrétienne a produit les agapes et la communion, en se propageant chez eux, s’y était changée en un principe de division. L’ancien Usage, selon Posidonius, était de placer le meilleur morceau devant le plus fort, et quiconque se sentait alléché par cette proie provocante était libre de la contester en ouvrant le combat. Durant le festin, au lieu de se charmer mutuellement, comme les Grecs, par d’aimables symposiaques, leur plaisir était de se mettre mutuellement en parallèle et de se défier : on ne s’en tenait point aux paroles, on se levait de table, on croisait les armes, et si les autres n’arrêtaient le jeu, les rivalités s’échauffant, on se battait à mort. On comprend de là quels sentiments devaient briller dans les yeux des convives, et aussi l’impression de Posidonius qui avait assisté à plus d’une scène de ce genre est-elle qu’ils mangeaient comme des lions. Ainsi, grâce à ces intempérances de la personnalité, les fêtes de l’amitié venaient se perdre dans l’hostilité et dans le sang ; de sorte qu’à juger par ces festins de centaures de la manière dont on se comportait dans les relations ordinaires, il faut conclure que ce n’était guère qu’un milieu entre la guerre civile et la société.

Non seulement des hommes constitués sûr un tel plan n’étaient pas propres à réussir dans la vie en commun, ils ne l’étaient même pas à se défendre convenablement contre leurs ennemis. Ainsi, en réduisant, comme le fait César, les leçons du druidisme sur l’immortalité à la formation des soldats, elles auraient manqué, au moins en partie, leur effet. C’est ce qui avait lieu par l’exagération même de leur influence. La même exaltation de la personnalité qui rendait les Gaulois si difficiles les uns envers les autres les conduisait à une présomption sans mesure. Ils se sentaient si grands qu’ils pensaient n’avoir besoin pour vaincre que d’eux-mêmes, s’imaginant devoir tout renverser devant eux par la seule explosion de leur courage. De là le plus parfait dédain de la tactique. Mais il s’en faut que la valeur soit le seul arbitre des combats. Quelle que soit la force de l’âme, le soldat ne triomphe qu’à la condition d’appeler à son aide celle des armes, car c’est un sûr procédé de victoire que de se protéger le mieux possible tout en portant à son adversaire les coups les plus artificieux. Mais ce sont là des combinaisons auxquelles le Gaulois était trop superbe pour consentir à se soumettre. Il aurait craint qu’un succès obtenu par de tels moyens ne fût pas digne de lui ; et pour jouir complètement dans la solennelle cérémonie de l’engagement à mort, il semble qu’il eût voulu ne se servir que de ce qui lui était proprement personnel, la vigueur de ses membres jointe à l’énergie de son cœur indomptable. Si le témoignage des auteurs les plus sérieux n’en faisait foi, on ne saurait croire jusqu’où allait cette frénétique confiance. Tandis que les Romains n’arrivaient au combat qu’après s’être rendus presque invulnérables, les nôtres, se dépouillant, même de leurs vêtements habituels, y venaient tout nus. Tel était le premier rang, composé des plus beaux et des plus héroïques ; et au premier abord, avant d’avoir fait l’épreuve du fer, l’ennemi lui-même, de l’aveu des anciens, éprouvait une sorte de terreur devant cette témérité surhumaine. « Nus et distingués entre tous par la jeunesse et la beauté, dit Polybe, ceux qui occupaient le premier rang inspiraient la terreur par leur figure et leurs gestes. » Les blessures mêmes dont on frappait ces téméraires, pourvu qu’elles ne fussent pas trop profondes, ne tournaient qu’à leur orgueil, comme l’eussent pu faire des cicatrices. « Ils se persuadent, dit Tite Live, qu’ils combattent d’une façon plus glorieuse, lorsque, la peau étant coupée, il se développe de ces larges plaies sans profondeur. » Leurs armes étaient d’un si mauvais service qu’ils auraient aussi bien fait de se jeter dans la mêlée sans autre ressource que leurs bras. C’est ainsi que Pausanias nous les montre à ce fameux passage des Thermopyles, qu’ils enlevèrent pourtant. « Semblables à des animaux, ils se jetaient en avant avec une impétuosité furieuse et téméraire. Coupés avec les haches à deux tranchants, ou déchirés à coups d’épée, l’emportement de leurs âmes ne faiblissait pas tant qu’ils respiraient, et traversés par les javelots et les flèches, ils ne cessaient d’agir que la vie ne les eût quittés. Tirant les traits de leurs blessures, ils les retournaient contre les Grecs, ou les en frappaient en les conservant à la main. » Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’avec une telle négligence à l’égard des moyens techniques de l’art militaire, ces héros, malgré la sublimité de leurs efforts et de leur courage, aient été presque continuellement vaincus par les Romains. Dans la pratique de la guerre, les armes, pourvu qu’elles ne soient pas maniées lâchement, assurent bien vite l’avantage à celui que leur qualité favorise. Si étendue en effet que soit une masse de chair, et quelques hardis mouvements qu’elle se donne, il n’est pas difficile de la couper, si l’on peut faire jouer contre elle les matériaux nécessaires : c’était la leçon de César, et il aurait fallu que le druidisme s’étudiât à la faire entendre, comme complémentaire de celle du courage, à ces âmes trop enorgueillies.

Avec tant de différences dans les cœurs, les valeureuses armées de la Gaule devaient donc être traversées par les légions de César avec la même facilité que les bandes de Darius par les phalanges d’Alexandre. Elles étaient d’autant moins capables de résistance que le même esprit de bravade et de confiance en soi qui faisait dédaigner aux soldats le soin des armes, ne faisait pas moins dédaigner aux généraux le soin des manœuvres et de la haute tactique. Ne portant pas plus dans la guerre que dans la paix l’idée de l’association des forces individuelles, ils ne voyaient dans une bataille qu’une longue ligne de duels, et ils y allaient avec la même loyauté et la même simplicité que nous dans nos combats singuliers. C’était un trait si frappant que pas un ancien n’a décrit leur caractère sans en faire mention. « Les troupes de César en Gaule, dit Hirtius Pansa, étaient familiarisées avec la guerre dans les pays accidentés et contre les Gaulois, hommes ouverts, peu portés aux embûches, et habitués à combattre avec le courage et non avec la ruse. » À Dieu ne plaise qu’il leur faille faire reproche d’une si noble hauteur ! mais plaignons-les. Ils auraient voulu ne vaincre qu’à force ouverte, et ils ont été vaincus presque constamment par des stratagèmes. C’est ce qui les exaspérait. Il leur semblait que ce fût lâcheté que d’abaisser la guerre à de telles tromperies ; mais les désastres mêmes ne pouvaient prévaloir sur leur superbe et leur servir de leçon. Toujours la même colère les emportait, et toujours ils étaient frappés par la même méthode. Le cœur saigne à voir ces lions se laisser égorger coup sur coup dans un piège invariable, et l’on en veut malgré soi à leurs instituteurs de n’avoir pas su les prémunir en les nourrissant davantage du salutaire principe de la défiance envers soi-même.

Mais admettons même que l’esprit militaire, triomphant de ces folies de l’orgueil, eût fini par plier ces âmes hautaines à toutes les exigences de l’armement, de la tactique, de la stratégie, il n’aurait pas fait taire leurs dissensions. C’est toujours là qu’il faut revenir ; car, comme les sociétés vivent par l’harmonie, c’est en définitive par la discorde qu’elles périssent. La même raison qui empêchait la république gauloise de réussir devait donc nécessairement arriver à la faire tomber entre les mains de l’étranger. Et c’est ce qui rend sa ruine si remarquable, car nulle part son vice n’est mieux à découvert et ne se résout en de plus terribles effets. Le druidisme est justement frappé par où il péchait, et l’histoire de sa chute forme la révélation éclatante du défaut mortel dont il était affecté. On peut douter en effet que, malgré tant de dérèglements de la personnalité, les nombreuses et intrépides armées que la Gaule opposa successivement à l’ennemi eussent jamais été vaincues, si les diverses souverainetés entre lesquelles s’était fractionnée cette généreuse nation avaient été disposées à faire corps. Mais l’amour de soi dominait chaque État comme chaque individu, et loin d’avoir tendance à s’identifier, les gouvernements n’en avaient qu’à s’envier et à se nuire. C’est ce qui s’explique assez quand on considère dans quelle sorte d’équilibre était tombé l’édifice de leur fédération. Non seulement ses parties ne tenaient point ensemble, mais elles pesaient l’une sur l’autre et se menaçaient. Aussi voit-on le rusé capitaine, que la providence avait secrètement destiné à préparer ce territoire à la propagation des divines influences de la charité dont il était trop privé, toucher dès l’abord sur ce principe et procéder immédiatement à la démolition de la Gaule en le faisant jouer. Les Commentaires ne sont pas moins l’acte d’accusation de nos pères que l’exposé de leur défaite. L’ennemi est en possession du cœur du pays avant que le nord et l’ouest, qui se croient désintéressés dans ces aventures d’un autre territoire que le leur, se soient émus. Appuyé sur le parti que Rome s’était depuis longtemps ménagé dans la république d’Autun, César n’avait eu besoin que de s’immiscer dans une guerre civile, déjà toute flagrante, pour abattre dans le sang la ligue helvétique, et, par contre-coup, toutes les espérances de la révolution qui s’agitait ; et dès lors assuré de la Saône et du Jura, appuyé d’une manière continue sur l’Italie par les Alpes et la vallée du Rhône déjà soumises grâce à l’indifférence publique, il n’avait plus eu qu’à rejeter les Germains au-delà du Rhin, aux applaudissements de ceux qu’ils avaient frappés comme de ceux qu’ils avaient appelés, pour se trouver assis en maître sur la Gaule centrale. C’est alors seulement que les autres cantons donnent signe de vie, parce que les voilà qui commencent à soupçonner les desseins de l’Italie et à s’effrayer pour eux-mêmes. Ils se coalisent ; mais le même esprit de discorde qui venait de livrer à l’étranger une moitié du pays lui livre encore celle-ci. Reims répète l’exemple d’Autun. Soutenue par une clientèle nombreuse, mais inquiétée dans sa prépondérance par ses voisines et jalouse de s’augmenter à leurs dépens, cette république va d’elle-même au-devant de l’invasion et lui ouvre le nord. Mais à quoi bon reprendre ici toute l’histoire ? Qui ne se rappelle ce faisceau rompu pièce à pièce ? Dans le bassin de la Seine, César venait de trouver une république trahissant ses sœurs ; dans le bassin de la Moselle, il trouve un parti qui, par un semblable égoïsme, lui met entre les mains la république de Trèves, boulevard de ces provinces. Sur la Saône, il avait armé les Éduens contre les Helvètes ; en Bretagne, il détruit les forces navales des Vénètes, en réunissant contre elles les ressources des villes maritimes de la Saintonge et du Poitou, déprimées longtemps par les monopoles de cette opulente cité et intéressées à sa perte. Sur la Meuse, pour réduire à l’extrémité les Ménapes retranchés dans leurs inaccessibles forêts, sans avoir besoin de compromettre le sang romain, il lui suffit de convier à leur pillage les cantons d’alentour. La patrie ne se sentit que quand on s’aperçut qu’on venait de la perdre. C’est alors seulement que la Gaule s’électrisa. « Il y eut, dit César, un tel accord de toute la Gaule pour ressaisir l’indépendance et relever l’ancienne gloire militaire, que les amitiés et les bienfaits perdirent leur influence et que tous se réunirent pour cette guerre avec tout leur courage et toutes leurs ressources. » Il était trop tard : ce mouvement général, qui à l’origine eût été vraisemblablement si décisif, se perdit ; il ne fallut qu’une campagne pour ratifier ce que venaient de préparer tant de défaites partielles. Confondu devant un tel arrêt du destin, l’héroïque dictateur, dans lequel s’était résumé ce grand peuple pour ce dernier soupir de sa liberté, vint lui-même, jetant ses armes à ses pieds, dans une magnifique taciturnité, se prosterner devant César, comme pour consacrer par cet abaissement volontaire l’asservissement qu’avait attiré, en même temps que mérité, à cette race infortunée le défaut d’union. En vain essaya-t-elle encore quelques mouvements, ce fut son dernier acte d’ensemble. Il n’y avait pas six ans que la diète convoquée par Vercingétorix avait ordonné de chasser l’Italien du territoire, que déjà, au lieu de Gaule, il n’y avait plus qu’une province de Rome. « César, disait Antoine en prononçant son oraison funèbre, nous a soumis une région immense et des villes innombrables dont nous ne savions pas même le nom ; et bien que n’ayant reçu de nous ni les forces, ni les sommes suffisantes, il a accompli son ouvrage avec une telle célérité que nous avons appris la victoire avant d’avoir appris la guerre ; il a tout conduit d’une manière si sûre, que c’est par les Gaulois eux-mêmes qu’il s’est fait ouvrir et la Celtique et la Bretagne. Et aujourd’hui cette Gaule, qui nous a autrefois envoyé les Ambrons et les Cimbres, vit en servitude et s’occupe à l’agriculture comme l’Italie elle-même. » (Dion Cass., lib. 44.)

Cette ruine si facile n’est-elle pas une démonstration suffisante ? Dira-t-on que les arrêts de la guerre ne sont point ceux de la justice ? Si l’incapacité de la Gaule à vivre par elle-même n’est pas assez prouvée par l’évènement, demandons-lui donc de se juger elle-même. Le temps n’est pas loin où la main qui, en s’appesantissant sur elle, avait comprimé, sinon éteint ses dissensions, va faiblir à son tour et lui laisser la liberté de recommencer la partie avec des chances meilleures. L’amour de la nationalité, confondu un instant par la défaite, n’est point mort ; jamais on n’a désespéré de la résurrection, et, au fond des cœurs, la voix de Vercingétorix crie toujours. Il ne faut donc qu’une occasion pour que le peuple se relève, et il ne s’est pas écoulé un siècle depuis César, que la voilà qui se présente. La mort de Vitellius, précédée par des désordres inconnus jusqu’alors, semble donner à l’univers le signal de la décomposition de l’Empire. La Gaule s’ébranle. Rendue à elle-même par la discorde de ses maîtres, elle sent que ses destinées lui reviennent. Les plus ardents se réunissent. « Ils proclament, dit Tacite, que le peuple romain est emporté par la discorde, que les légions sont massacrées, l’Italie dévastée, Rome prise, toutes les armées occupées ; qu’il suffit d’occuper les Alpes, et que, leur liberté restaurée, les Gaules pourront regarder quel terme il leur convient de mettre à leur puissance. » Les druides, toujours puissants malgré les proscriptions de Claude et d’Adrien, redoublaient l’enthousiasme en le fomentant par la religion. Au pressentiment, répandu alors partout, qu’une révolution annoncée par toutes les prophéties de l’antiquité allait enfin se produire dans l’ordre du monde, s’ajoutaient en effet des circonstances particulières qui semblaient faire pencher en faveur de la Gaule la balance des superstitions. Dans la lutte où venait de disparaître l’empereur et au succès de laquelle le bras de la Gaule avait eu tant de part, c’était un de ses généraux qui, aux yeux de l’Italie consternée, avait mis le feu au Capitole et ruiné le sanctuaire. De là, les druides, tirant l’augure, enseignaient que le signe de l’abaissement définitif du génie protecteur de Rome avait paru, et que, plus fortunée que celle de l’antique Brennus, l’épée de Beccus, rompant le charme, avait détruit le règne de Jupiter avec son temple. Profitant apparemment d’anciennes prédictions, ils proclamaient que l’heure était arrivée où l’empire du monde allait passer à la race gauloise. « Guidés par une vaine superstition, dit Tacite, ils chantaient que la possession des choses humaines était promise aux races transalpines. » Jamais conditions n’avaient été plus favorables à une nationalité qui veut se rétablir : la honte du joug, la haine et le mépris de l’oppresseur, son impuissance, l’effervescence des masses, l’excitation des oracles. C’est dans ces circonstances qu’une diète générale est convoquée à Reims pour fixer le parti que prendra la Gaule. La question est solennellement posée devant les représentants de toutes ces républiques prêtes à renaître. Quelle raison les empêchera ? Écoutons l’historien : « La plupart, dit-il, furent détournés par l’idée de la jalousie des provinces. Quel serait le chef de la guerre ? Où puiserait-on le droit et les auspices ? Si l’on réussissait, quelle capitale choisirait-on pour l’empire ? On n’avait pas encore la victoire, et déjà la discorde régnait. Les uns opposaient leurs alliances, les autres leurs forces et leurs richesses, ceux-ci l’ancienneté de leur origine. Par l’inquiétude de l’avenir, le présent prévalut. Tædio futurorum, præsentia placuere. » Le présent, c’était l’état de société dépendante ; l’avenir, l’état de société trouvant tout en elle-même. Il fallait savoir l’attendre en effet, car de la diète de Reims à l’Assemblée constituante il devait s’écouler encore bien du temps.

On ne peut cependant reprocher au druidisme de n’avoir pas visé à l’unité. Par l’unité de Dieu comme par l’unité de la hiérarchie religieuse, ce grand principe se trouvait écrit au fond de sa théologie comme de son gouvernement. Mais ce n’est pas assez de proclamer l’unité par un système. Si l’on n’a en même temps le secret de disposer les cœurs à y conspirer, la loi, toute belle qu’elle soit, ne s’incarne pas, et les passions égoïstes, qui ont dès lors, à son égard, l’avantage de sortir non de l’esprit seulement, mais de l’homme lui-même, s’élèvent contre elle, comme on en voit un si frappant exemple dans la Gaule, et paralysent toute son action. Il n’y a au monde qu’une seule puissance qui soit capable de réaliser l’unité : c’est la charité, par l’effet de laquelle tous les individus, sympathisant, vivent les uns dans les autres et ne font qu’un. Mais c’est une puissance qui ne se développe que par le signal de Dieu, et qui ne prend même toute son efficacité qu’à la condition qu’un idéal commun, auquel toute âme se rapporte pareillement, se soit implanté dans la foi, faisant aux hommes des égaux de leurs prochains, afin qu’ils puissent arriver plus aisément à y sentir des frères. Le règne de la véritable unité, c’est-à-dire de celle qui s’accorde avec la liberté, n’est donc possible que depuis les progrès qui se sont accomplis dans le cœur humain par le christianisme. Ainsi, pour le produire, il aurait fallu que le druidisme produisit préalablement l’Évangile, et il est évident que tel ne pouvait être son lot. Autant il était naturel que l’esprit de charité prît naissance où avait dominé l’esprit d’humilité devant Dieu, autant il eût été hors de règle qu’il eût surgi de l’esprit d’orgueil et de personnalité. Plus le druidisme s’acquittait exactement de sa tâche dans la préparation de l’harmonie future du genre humain, en remplissant les individus de l’infini de leur droit, plus il poussait, sans le vouloir, à la désassociation les peuples qu’il inspirait ; plus il avait donné aux âmes d’indépendance, plus il aurait fallu qu’il pût tempérer leurs inégalités en les soumettant à la contemplation d’un même type ; plus il leur avait donné de ressort, plus il aurait fallu qu’il pût leur donner de charité. C’est ce dont il n’avait pas le secret. Donc il était nécessaire que ce secours fût apporté à la Gaule par une action étrangère ; c’est assez dire que le druidisme ne pouvait manquer d’être frappé.

Ce n’était point le seul secours dont la Gaule eût besoin. Comment aurait-elle rompu d’elle-même avec les traditions archaïques dans lesquelles se complaisait le druidisme ? Où aurait-elle pris la condescendance de se faire initier aux progrès qui s’étaient réalisés hors d’elle ? Quelle main eût abattu ses portes, pour introduire chez elle le flot si bienfaisant à tant d’égards de Rome et de la Grèce ? Il fallait donc que la civilisation lui fût imposée, afin qu’elle pût l’imposer à son tour et se sauver du gouffre menaçant de la barbarie. Tel était le but de la première contrainte qu’elle appelait. La seconde devait être pour l’accomplissement de la fusion des souverainetés locales en une seule. Toutes ces souverainetés eussent-elles réussi à se lier ensemble, sous l’empire de la charité, par une fédération juste et paisible, un tel ordre n’eût point encore suffi. Où il ne devait y avoir qu’un même esprit, il était nécessaire qu’il n’y eût qu’un même corps. La simplicité de la race et du territoire, d’accord avec la grandeur de la destinée, impliquait une seule nation. Il fallait donc qu’une puissance fût introduite qui, tirant de sa propre essence tout son droit, y enveloppât successivement tout le pays, afin de le former, par l’habitude de ce rassemblement forcé, à se tenir coagulé de lui-même. Et ces deux forces devaient encore tourner dans un autre sens à l’avènement définitif de la Gaule ; l’une en paralysant à l’avance la résistance du druidisme au mouvement nouveau de la religion ; l’autre en se consacrant à ce mouvement. C’est ainsi que la Providence travaille les nations qu’elle s’est choisies pour en faire au reste du monde des modèles.

 

 

§ 2.

 

Quand César parut dans la Gaule, il y avait trois partis : le Romain, le Germain, le Gaulois. Ce fut le Romain qui l’emporta, puis le Germain, et quand le Gaulois put enfin se relever, la Gaule transformée se nommait France.

La Gaule était alors dans une telle situation qu’une révolution capitale y paraissait imminente. Un homme de génie, dont l’histoire n’a malheureusement point assez gardé le souvenir, avait conçu un plan de régénération d’une incroyable vigueur. Né chez les Helvètes et considérant que ses compatriotes, tant par la trempe naturelle de leur caractère que par la pratique continuelle de la guerre avec leurs voisins de la Germanie, composaient la population la plus valable de la Gaule, il avait imaginé de leur faire jouer le même rôle que prirent plus tard les Francs ; c’est-à-dire de fonder par eux la monarchie et de l’étendre de force sur tout le pays. Leur position n’étant pas favorable à un tel dessein, il avait su les décider à un changement de résidence. Il les établissait sur ce terrain intermédiaire entre la Garonne et la Loire, qui forme dans l’ouest la correspondance de celui qu’occupaient dans l’est, entre la Loire et la Saône, les Éduens ; lieu qu’ils avaient jugé, dit César, le plus fertile et le plus opportun de toute la Gaule. Maître d’une armée de plus de quatre-vingt-dix mille hommes, appuyé sur la république des Séquanes et sur celle des Éduens, dans lesquelles il avait préparé une révolution analogue à celle qu’il méditait chez lui, il n’avait pas à prévoir de résistance sérieuse, et, selon l’expression de l’historien, « possédant la royauté avec l’appui des trois peuples les plus fermes et les plus puissants, il espérait pouvoir s’emparer de la souveraineté de toute la Gaule », Qu’en eût-il fait ? En quoi eût-il changé l’essence de la population ? Son empire, supposé le succès, eût-il duré plus que lui ? Il est évident que ce n’eût été qu’un trouble à la suite de tant de troubles, et à l’expiration duquel la société gauloise se serait retrouvée identique : rien n’était fait tant qu’aucun élément nouveau ne serait introduit dans le sein de la nation. Mais tout ce plan avorta. La vigilance de l’aristocratie arrêta Orgétorix dans la fomentation de sa monarchie, et l’épée de César barra la route à l’émigration. Deux cent cinquante mille hommes y périrent, et le reste, réduit désormais à l’impuissance, retourna tristement sous les Alpes.

La révolution germanique aurait peut-être été plus sérieuse, mais elle n’en eût été que plus funeste. Les Éduens l’avaient attirée. Vaincues et opprimées par eux, les républiques voisines avaient appelé à leur aide les Germains, et les dominateurs s’étaient trouvés réduits à leur tour, mais au profit des Barbares. Ceux qu’ils étaient venus défendre en avaient été encore bien mieux les victimes. Les Germains s’étaient établis chez eux, et, se faisant là un poste formidable par la proximité du Rhin, ouvraient le passage à leur nation. Grâce à ce recrutement continuel, leur armée s’était graduellement élevée à cent cinquante mille hommes, et l’augmentation était imminente. C’est en vain que la Gaule, avec ses défauts ordinaires, avait tenté un effort commun : son insuccès, en révélant sa faiblesse, n’avait servi qu’à animer encore plus le sauvage Arioviste. Bien que ses soldats ne se fussent point encore disséminés en maîtres dans l’intérieur du pays, ainsi qu’ils l’avaient fait chez les Séquanes, leur chef, arguant du droit de l’épée sur ces provinces qu’il avait du moins rendues tributaires, disait déjà : ma Gaule. Comme plus tard Clovis, il proposait à Rome son alliance, à condition que Rome consacrerait par son aveu la nouvelle monarchie. À moins que la tentative des Helvètes ne réussît à prendre les devants, cette monarchie semblait en effet inévitable. Non seulement les Germains entraient par le Jura, mais ils se préparaient à entrer aussi par la Moselle. On les voyait debout sur toute la ligne du Rhin. « Avant peu d’années, disaient les Éduens à César, il arrivera que tous les Gaulois seront chassés de leurs territoires et que tous les Germains auront passé le Rhin. » Ainsi la Gaule serait devenue un appendice de la Germanie, et les peuples qui l’habitaient, refoulés par l’invasion dans les péninsules, seraient allés y trouver, comme jadis les Cimbres, l’esclavage ou la sépulture. En supposant même que les choses se fussent passées avec moins de violence, et que les Barbares, ainsi qu’ils en avaient donné l’exemple chez les Séquanes, se fussent simplement logés, avec les privilèges de la conquête, dans le sein de la population vaincue, la Gaule n’en serait pas moins devenue la Germanie. Elle n’était pas assez forte en civilisation pour imposer à ses vainqueurs la loi de ses mœurs, tout en se soumettant à celle de leur épée. Comme elle n’avait que l’avantage d’un degré de moins en barbarie, c’est le degré de plus qui l’aurait naturellement emporté. Arioviste se vantait de ce que, depuis quatorze ans qu’il avait passé le Rhin, pas un des siens n’eût encore adopté la molle coutume de coucher sous un toit. C’est tout dire. Il s’en fallait que l’on fût au temps où la Gaule obligerait les fiers Sicambres à courber la tête sous l’autorité de sa religion et de sa politesse. César vit le danger. Il comprit que la Gaule, envahie par la Germanie, allait jouer à l’égard de l’Empire le même rôle que jouait déjà à l’égard de la Gaule elle-même l’infortuné pays des Séquanes. « Il pensait, pour employer ses propres paroles, que ces hommes sauvages et barbares n’auraient aucune retenue, et qu’après avoir occupé toute la Gaule, ils entreraient dans la province, comme l’avaient fait précédemment les Cimbres et les Teutons, et se répandraient de là sur l’Italie. » C’est ce qui devait en effet s’accomplir, mais plus tard, les latitudes nécessaires laissées à la Gaule pour ses préparations providentielles. Aussi, presque prophète dans ses appréhensions, le grand capitaine prit-il immédiatement son parti. Avec la même promptitude et la même vigueur dont il avait usé pour les Helvètes, sans attendre que l’invasion du nord eût rejoint celle du centre, il rejeta ce débordement prématuré de la Germanie et s’empara de la Gaule, non seulement pour l’appliquer à la cause de la civilisation, mais pour empêcher qu’elle ne fût entraînée dans celle de la barbarie. C’est ce que rappelait Cerialis aux Trévires lors de leur tentative pour le rétablissement de l’indépendance, en leur montrant le même danger toujours suspendu à l’horizon. « Ce n’est point par ambition, disait-il, que les généraux et les empereurs romains sont entrés sur votre territoire et sur celui des autres Gaulois ; c’est sur l’invitation de vos ancêtres, que l’excès de leurs discordes avait conduits à leur perte. Ce n’est pas pour protéger l’Italie que nous avons pris position sur le Rhin ; c’est afin qu’un autre Arioviste ne vienne pas prendre possession du royaume des Gaules. Les mêmes motifs de passer dans les Gaules travaillent toujours les Germains, le libertinage, le désir du butin, l’envie de changer de place, et laissant là leurs déserts et leurs marécages, ils sont toujours poussés à s’emparer de ce territoire si fécond et de vous-mêmes. »

On pourrait se convaincre que la leçon du druidisme était finie, en voyant avec quelle avidité la Gaule se tourna vers les leçons nouvelles que lui apportaient les Romains. Retenue fixement depuis tant de siècles dans le même régime, elle commençait à souffrir. Les biens de la civilisation lui étaient enfin devenus nécessaires. Aussi courut-elle au-devant avec cette même vivacité qu’elle mettait en toutes choses ; et, faisant réaction contre un archaïsme abusif en faveur de nouveautés qui répondaient si bien à ses besoins, elle oublia le traitement cruel qu’elle venait de subir pour ne songer qu’aux avantages de sa liaison avec l’étranger vainqueur. C’est ainsi qu’entraînée par sa destinée, elle se revêtit de la livrée de l’Italie avec le même enthousiasme que si ce travestissement avait été volontaire. L’heure était venue. Trouvant dans son territoire toutes les richesses, il suffisait que l’art lui enseignât à en tirer parti, en même temps que l’esprit si facile de son peuple ne demandait non plus, pour entrer en partage de toutes les perfections de l’esprit latin, que les bienfaits de la culture. Tout était prêt pour que la Gaule, par son industrie, son commerce, sa littérature, ses monuments, ses mœurs, prît rapidement les traits d’an simple prolongement de l’Italie. Aussi quand Auguste, consommant l’œuvre de son oncle, convoqua à Narbonne les représentants de la Gaule pour leur fixer des lois, bien différente de ces diètes nationales qu’avait connues César et qui ne se réunissaient qu’en frémissant encore autour de l’épée victorieuse, l’assemblée était-elle déjà toute disposée à s’incliner sous les volontés souveraines de Rome. « C’est là, selon la propre expression de Dion Cassias, qu’une vie et une politique nouvelles furent instituées. » L’importance des relations avec l’Italie faisait dès lors une nécessité de retirer la capitale de la position centrale que lui avaient donnée les druides, pour la rapprocher de la Méditerranée ; et elle fut en effet portée d’un commun accord sur la ligne de cette mer à l’Océan, au confluent du Rhône et de la Saône. Le contraste des deux situations aurait pu sembler une manifestation suffisante de la révolution morale qui venait de s’accomplir. La politique romaine voulut qu’il fût appuyé par un de ces caractères si énergiques et si lisibles dont l’architecture dispose. Le jour même où naissait dans la cité nouvelle l’empereur Claude, le premier des Césars qui dut frapper les druides d’un arrêt de mort, les délégués de la nation s’y réunissaient solennellement pour la consécration de l’autel qui, conformément au vœu de la diète, venait de s’y élever en l’honneur d’Auguste. Dans un temple construit à la jonction même des deux fleuves, se dressait au-dessus de l’autel une statue colossale de l’empereur, et, par devant, soixante statues plus petites, destinées à symboliser les soixante États de la Gaule, faisaient cortège à l’idole suprême. Rome profitait de ce que le druidisme avait commis la faute de reconnaître un génie particulier à chacune des divisions du pays, et lui infligeait la leçon de marquer au monde que ces puissances discordantes n’avaient pu être amenées à l’harmonie que par leur subordination au génie de l’Empire. C’est en vain que, réfugiés au sein de leurs plus épaisses forêts, les fidèles d’Ésus espéraient encore dans la résistance et chargeaient de leurs impuissants anathèmes les adorateurs du dieu nouveau. Le règne d’Ésus était passé. On s’éloignait à l’envi de ses inhumains autels, et les druides eux-mêmes donnaient le signal de la défection. C’était un druide, qui, lassé des dissensions et de la barbarie, effrayé des instances des Germains, séduit par la politesse de l’Italie, était allé à Rome, cinquante ans auparavant, implorer pour les siens l’épée de l’étranger ; et ce fut à un autre druide, plus abandonné encore de l’esprit qui soutient les nationalités, et paré avec une obséquiosité honteuse de ce prénom de Jules si plein de souvenirs cruels, qu’échut le rôle de présider dans la métropole des Gaules au culte abominable de Rome. Le christianisme ne serait pas venu joindre sa force à celle des mœurs pour entraîner la nation hors des voies de son passé, que le mouvement de la civilisation aurait donc dès lors suffi pour assurer la chute du druidisme. Elle était écrite d’avance dans les aspirations de la Gaule vers un avenir meilleur, et les proscriptions formulées par les Césars, et continuées d’une manière plus radicale par l’Église, s’y accordèrent, mais ne la causèrent pas.

L’éducation de la Gaule fut si prompte que ce n’est point par les nécessités de cet apprentissage que l’on peut justifier un si long attachement de sa part à la souveraineté de l’Empire. Mais elle demeura soumise en vue d’une paix dont elle sentait le besoin, sans être capable de se la donner, et que sollicitait de la providence, en faveur de la civilisation comme du christianisme, la destinée secrète du pays. Aussi quand Rome, arrivée à son déclin et s’évanouissant dans sa corruption et ses discordes, ne fut plus en état de faire régner le repos, les chaînes que César avait mises sur la Gaule durent-elles se rompre par là même qu’elles se relâchaient. Comme la Gaule n’avait plus rien à gagner sous cette discipline, le temps était venu qu’elle en cherchât une autre. Elle n’était cependant point encore prête à reprendre la sienne propre. Les empereurs, qui avaient transformé en provinces ses anciennes républiques, s’étaient bien gardés, tout en la civilisant, de lui ouvrir les voies de l’unité nationale. Le sentiment de la mère patrie n’avait donc cessé d’aller en se perdant. Il ne se conservait plus que chez quelques derniers druides qui, cachés dans les cantons incultes, essayaient en vain d’y maintenir, contre les influences triomphantes de la politesse et de l’Évangile, leurs traditions surannées. Débordé de toutes parts, leur parti ne trouvait plus à se recruter que de paysans chassés de leurs foyers par la misère ou la tyrannie des exacteurs et naturellement ameutés. Presque aussi éloigné des lois nouvelles que la Germanie, il ne pouvait compter que pour une troupe de plus parmi tant de troupes barbares, qui, enhardies par la nullité de pouvoir, commençaient à se disputer les dépouilles de l’Empire. Plus redoutable peut-être qu’aucune autre à cause de la ferveur fanatique de ses chefs, celle-ci menaçait systématiquement tout progrès, car elle ne portait en elle qu’inhumanité, dissension, réaction : elle ne méritait que le néant. Ainsi, la nation qu’avait rêvée Orgétorix ne se levait point encore, et déjà César se mourait. Mais Arioviste vivait toujours. Tandis que la Gaule subissait en vue de l’avenir des modifications si profondes, le Germain, demeuré à l’écart dans la sauvage indépendance de ses déserts, ne s’était point changé ; et, sans qu’il eût changé, les chances lui étaient devenues bien meilleures. La Gaule, dans sa décomposition, était encore moins en état qu’autrefois de se défendre contre lui, et l’épée protectrice de César n’était plus là pour le chasser et le réduire à se morfondre sur la rive du Rhin dans ses longues convoitises. Il y avait plus ; c’est que les raisons qui avaient autrefois décidé les populations à se ranger volontairement sous le gouvernement impérial devaient maintenant les porter à rechercher d’elles-mêmes le sien. On peut dire qu’appelé jadis par les Séquanes, il l’était dès lors par toute la Gaule, et non plus seulement comme auxiliaire, mais comme roi. On commençait à comprendre que, la police de Rome devenue tout à la fois tyrannique et dérisoire, il était urgent d’en instituer une autre plus morale et plus ferme ; et comme, en l’absence de toute vertu politique, il fallait nécessairement chercher le principe d’une telle police hors de soi, il était naturel de tourner les yeux vers la force étrangère, qui s’offrait d’elle-même et qui en valait bien une autre. Après tout, la main d’Arioviste ne pouvant s’éviter, il y avait plus d’avantage à y trouver celle d’un maître que celle d’un ennemi. « On aime mieux, disait Salvien, dans le midi, alors que dans le nord les Francs ouvraient déjà le cours de leur monarchie, on aime mieux vivre sous une apparence de servitude que d’être esclaves sous une apparence de liberté. Le nom de citoyen romain, autrefois estimé si haut et même acheté si cher, est maintenant rejeté et délaissé. Il n’est pas seulement vil, il est presque abominable. Quelle plus grande preuve de l’iniquité de Rome que de voir même les riches et les nobles, ceux à qui la condition de Romain dut donner honneur et splendeur, réduits par les excès de cette iniquité à ne vouloir plus être Romains... Où trouve-t-on une telle injustice ailleurs que chez nous ? Les Francs ignorent ces indignités ; les Huns en sont exempts ; on n’en trouve rien ni chez les Vandales ni chez les Goths. Il s’en faut tellement que les Barbares s’y prêtent, que les Romains qui vivent parmi eux n’en souffrent pas. C’est pourquoi il n’y a qu’un vœu parmi les Romains qui vivent sous leur empire, c’est de n’être jamais réduits à rentrer sous la loi de Rome ; et il s’accorde avec le cri de tout le bas peuple qui demande à mener désormais sous les Barbares la vie qu’il mène. »

Ainsi les Germains pouvaient venir : non seulement tout les appelait, mais tout était prêt pour les recevoir. Des armes plus puissantes que leurs framées sauvages avaient été secrètement amassées contre eux par la civilisation et le christianisme. En croyant conquérir la Gaule à leur barbarie, ils arrivaient au contraire à leur insu se noyer dans son sein en s’unissant à ses progrès. Il fallait surtout qu’ils devinssent chrétiens. Étrangers à l’Église, ils auraient peut-être réussi à maintenir par la force la tranquillité matérielle du pays, mais ils n’auraient point servi, comme ils le devaient, à y faciliter le développement de la religion, et encore moins à y produire l’unité, ce qui était l’objet fondamental de leur mission. En effet, ce n’eût point été assez de faire disparaître le principe des divisions intestines, si le principe de la division du territoire avait été appelé à renaître d’une autre manière sous leur domination. Il fallait donc, pour que les choses reçussent leur accomplissement, que le chef de guerre, devenu possesseur héréditaire de la terre conquise, entrât dans le christianisme jusqu’à renoncer par son influence à la loi naturelle du partage égal des héritages, pour se soumettre à celle du droit d’aînesse. C’est ce droit, tout injuste qu’il soit, qui a institué la France en instituant la monarchie. On peut mesurer la difficulté de l’œuvre en voyant ce qu’elle a voulu d’efforts et de temps. Six siècles avaient suffi pour les Romains et le christianisme : il s’en dépensa douze pour les Francs, et l’histoire de leurs travaux est une des plus complexes comme des plus suivies qu’il y ait dans les annales du monde. Quel que soit l’avenir réservé à la nation, c’est une période qui restera toujours une de ses phases essentielles. Unité, religion, civilisation, tout y marche d’ensemble, car la personne des rois avait fini par s’incorporer tous ces principes. La liberté seule était absente, parce que le droit de l’épée, qui avait formé l’origine de cette monarchie, ne pouvait manquer de s’y conserver indéfectiblement. Aussi, malgré tant de mouvements providentiellement destinés à la nation, la monarchie ne fut-elle jamais une institution véritablement nationale ; non seulement parce que, née du dehors, elle dut toujours se considérer comme douée d’une existence à part, mais parce qu’en raison de ce vice organique il lui demeura toujours impossible de représenter la liberté comme il eût été nécessaire chez une race dont l’amour de la liberté est un des caractères de nature. C’est pourquoi, son service fini, la domination germanique dut être balayée aussi radicalement que l’avait été celle de Rome. Elle n’avait été non plus qu’un traitement transitoire. Quand la nation se sentit assez consolidée par ses épreuves, elle se releva au nom de la liberté méconnue et reprit ouvertement possession d’elle-même. Il n’y avait plus de motifs pour qu’elle consentît plus longtemps à ce régime forcé : elle était mûre. Par un synchronisme remarquable, en même temps que la monarchie germanique était arrivée à sa fin, le clergé romain, qui, sous ses auspices, n’avait pas cessé de retenir la Gaule sous le coup du christianisme tel que l’Italie l’avait conçu, ruiné par l’essor de la liberté philosophique, comme l’autre pouvoir par celui de la liberté politique, avait vu son prestige s’évanouir aussi. Enfin l’aristocratie, toute solidaire qu’elle fût, au moins en partie, des désordres sociaux de l’ancienne Gaule, confondue tout entière, dans la même réprobation que les orgueilleux descendants des conquérants barbares, et frappée du même anathème par l’esprit d’égalité, avait de son côté trouvé son terme avec celui de la dynastie qu’elle avait fait surgir et consacrée. Des trois ordres qu’avait connus César, les deux premiers, l’un devenu romain et l’autre germanique, liés ensemble par une même fortune, s’en allaient de concert. Ainsi, que restait-il ? La Gaule, la Gaule ramassée dans le plus vivace et le plus fécond de tous les ordres, celui du peuple, ou, comme on disait alors, le Tiers.

Mais ce n’est plus la vieille Gaule. Arioviste peut tomber comme était tombé César, Orgétorix ne se relèvera plus. Une si longue et si cruelle éducation ne s’est pas accomplie sans profit. Bien que ce soit en vertu de ce grand principe de la liberté personnelle, si cher aux écoles druidiques et toujours vivant dans ses instincts, que la nation rejette ses maîtres pour se témoigner de nouveau sans intermédiaire sur la scène du monde, du moins porte-t-elle désormais en elle d’autres principes non moins précieux et qu’elle n’a pas moins à cœur. Au lieu du droit de la barbarie, elle proclame celui de la civilisation, dont elle est le modèle ; au lieu du culte de l’archaïsme, celui de la perfectibilité ; au lieu de l’antique fédéralisme, l’unité et l’indivisibilité du territoire ; au lieu de l’hérédité, l’égalité ; au lieu de l’égoïsme et de la discorde, la fraternité : et, toute tumultueuse qu’elle soit, elle sent si juste qu’elle ne reprend pas le nom de Gaule et ouvre une ère nouvelle. À près la Gaule de l’enfance, après la Gaule des Romains, après celle des Germains, apparaît enfin, sous le nom de république française, la Gaule adulte 21.

 

 

§ 3.

 

C’eût été une pieuse et patriotique cérémonie si, au milieu du fracas de sa révolution, le peuple, tirant du fond des déserts où ils reposent quelqu’un de ces obélisques géants que nous ont laissés nos pères, s’était réuni pour le planter sur le sol sacré de la capitale, en tête de la vieille cathédrale du moyen âge. On y aurait vu que, tout en maintenant respectueusement le monument de son éducation sous l’Italie, la France entendait honorer au même titre son propre droit. Car son droit, c’est la liberté : non pas seulement la liberté politique, celle de l’âme ; et, bien que sa source soit dans les énergies souveraines insérées par Dieu au cœur des hommes, la tradition n’est pas inutile à son établissement. C’est la tradition qui confirme et éclaire ce droit inné, et qui, en même temps, par les expériences qu’elle recèle, met en garde contre les dangers de son empire exclusif.

C’est par la liberté, comme l’enseignaient nos pères, que tout commence. La toute-puissance de Dieu ne l’anéantit point. Inconséquence profonde, que la raison, qui ne peut la démentir, accepte sans la résoudre, et que consacrait déjà l’antique religion, lorsque, tout en invoquant dans Ésus le type du Destin, elle élevait si haut le rôle de la liberté, qu’elle allait jusqu’à persuader à l’homme que l’heure de la mort, loin d’être écrite irrévocablement, pouvait se débattre de gré à gré avec Dieu. Cette liberté dont Dieu, dans les mystères de son indépendance, donne lui-même l’exemple, est en effet la condition première du développement de l’homme ; car sans elle il n’arrive à rien parce qu’il n’est rien. Or il est manifeste qu’aucun but supérieur à ce développement ne peut et par conséquent ne doit être cherché, car de tout ce que nous voyons ici-bas l’homme seul est en possession de s’étendre au-delà des bornes de la terre : il est fait pour nager à l’infini dans l’univers, et c’est d’ici même qu’il prend essor. Il est donc urgent, pour que rien ne manque à sa puissance, que sa confiance soit entière. Il doit sentir que ni dans le présent, ni dans l’avenir, aucune nécessité fatale ne le domine ; et de là, par une déduction logique, surgissent des conceptions exactement conformes à la croyance de nos pères. En quelque position, avec quelque lot que l’homme soit né, ce n’est point une détermination arbitraire qui engage ainsi sa vie dès le début ; c’est à lui-même, en raison de l’usage antérieur de sa liberté, que tout se rapporte, et comme il a tout mérité, il est sûr aussi de pouvoir tout corriger ou perfectionner. De ce que la liberté est son essence, il suit encore que la voie du mouvement ne saurait jamais se fermer devant lui. À tout instant de sa durée infinie, il est le maître de se repentir du mal comme d’aspirer au bien. La mort ne peut avoir sur lui le droit fatal de l’immobiliser. Ainsi, dans le ciel même, les vertus continuent à s’élever, et les portes de cette cruelle demeure où l’espérance s’engloutit ne sont qu’une chimère. Le progrès est la loi morale de l’univers ; et nul, quels que soient les inconvénients de son présent et les crimes de son passé, ne demeure étranger à cette loi que par l’effet de sa résistance actuelle. Toujours et partout l’homme est libre de se relever et de marcher, et il ne peut rien de plus grand.

Mais il n’est pas moins vrai que l’intention évidente de Dieu, qui donne à l’homme cette liberté virtuelle, est que chacun reçoive de la société les secours les mieux adaptés à son développement. Il est par conséquent indispensable que, dans l’ordre social, chacun soit non seulement instruit, mais réglé, sans quoi, l’égoïsme et l’ignorance entraînant la liberté, elle s’égare et ne produit en définitive que du mal. Les uns, absorbés par les sollicitudes qu’engendre la misère, sont poussés à ne se préoccuper d’aucun autre objet que du travail des mains et des besoins du corps. Les autres, accablés au contraire par un excès d’opulence, n’aboutissent qu’à se perdre pareillement dans les tourbillons de la matière, et, sous des formes opposées, trouvent une fin semblable. Il en est de même des biens de l’esprit. Les uns, faute de la culture nécessaire, voient avorter sans profit, ni pour eux ni pour autrui, comme une semence qui ne lève point, les dons précieux qu’ils avaient apportés en naissant ; tandis que, chez d’autres, les trésors de l’éducation viennent s’entasser sans autre résultat que de les fatiguer par leur disproportion et d’amortir en eux jusqu’au dernier goût du savoir. Par l’effet même du dérèglement, les libertés s’entrechoquent dans un pêle-mêle funeste et s’endommagent mutuellement. Il aurait fallu que chacun trouvât dans la société, avec un juste moyen de travail, le degré d’instruction nécessaire pour assurer sa vue sur l’ensemble de l’univers et y suivre sa destinée sans faux pas ; et, grâce au désordre, il n’y a pour ainsi dire personne qui ne soit en souffrance. Le défaut de concert dans les fonctions se joignant aux jeux effrénés de la concurrence et de l’usure, la fausse inégalité s’étend de plus en plus, en divisant la nation, comme chez nos pères, en serviteurs et en maîtres, et en étouffant le principe du bonheur qui n’est autre que la saveur d’une existence bien conduite. Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner de rencontrer des gens qui, entraînés par le zèle de l’ardre, en viennent à détester la liberté, et invoquent contre elle l’autorité extérieure, qui, tout incapable qu’elle soit de satisfaire l’âme, peut procurer du moins aux malheureux le pain du corps. Mais combien l’école antique, dont nous reprenons la mémoire, n’avait-elle pas mieux jugé, lorsque, tout en exaltant à l’infini le principe de la liberté, elle s’efforçait d’introduire l’ordre, non par la coaction, mais par le simple amour de la religion ! Tout en posant admirablement la question par la coordination systématique des fonctions et leur répartition selon la qualité des personnes, il lui était pourtant impossible de réussir, parce que où n’existe pas l’amour des hommes, la religion, si bien composées que soient ses lois, ne peut exciter autour d’elle un véritable amour ; et aussi échoua-t-elle. Mais aujourd’hui que, par un si long exercice du christianisme, les sentiments ont enfin commencé à prendre dans les races européennes un autre cours, voici le moment de revenir à ces hautes leçons. Il est temps que la religion, au lieu d’abandonner le gouvernement des choses humaines au sceptre impuissant ou oppresseur de César, s’applique à en produire un idéal conforme à la loi du développement général et à fonder son empire. Elle seule, à l’aide de la charité dont elle pénètre les cœurs et de la vertu de persuasion qui est sa force, pourra jamais concilier le règne de la liberté avec le règne de l’ordre, ou, pour tout dire d’un mot, faire régner chez tous la liberté.

En prononçant le mot de liberté politique, la Constituante n’a donc fait an fond que toucher le premier anneau de la chaîne sacrée qui nous ramène à nos pères. La liberté politique appelle la liberté sociale, la liberté sociale la liberté de l’âme sur la terre et dans le ciel. Ainsi, en même temps que l’indépendance de la France, la théologie de la Gaule s’est implicitement relevée de son abaissement et de son long oubli. Elle nous rend conscience de nous-mêmes, en nous montrant toute l’étendue de la ligne que décrit dans l’histoire notre race ; et sans nous astreindre à nous retourner contre le temps pour imiter nos pères, elle nous enseigne le moyen de les continuer.

 

 

 

FIN.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOTES.

 

 

 

(1) Sur l’instituteur de Numa.

 

 

Plutarque, dans la Vie de Numa, se pose la même question que Denys d’Halicarnasse relativement à l’origine de ce législateur ; mais tout en inclinant à la même réponse, il nous fait connaître une opinion déjà répandue de son temps, et qui, laissant franchement de côté le nom de Pythagore, devenait par là même plus voisine de la vérité. « D’autre côté, dit-il, encore que l’opinion commune soit que Numa fut le disciple et l’ami de Pythagore, il y a des auteurs qui prétendent qu’il n’eut aucune connaissance des lettres ni des institutions grecques, soutenant qu’il est bien possible qu’il ait été si bien né et si bien composé à toute vertu qu’il n’ait eu aucun besoin de maîtres ; et encore qu’il en eût eu besoin, ils aiment mieux attribuer l’honneur de son institution à quelque barbare qui aurait été plus excellent que Pythagore. » Mais d’où serait venu ce barbare, plus ancien que Pythagore et non moins instruit dans les hautes idées ? Plutarque, se fondant sur les affinités qui existaient entre les Sabins et les Spartiates, et que l’on attribuait à leur antique parenté, inclinait à admettre une influence dorienne. Mais il ne faut pas oublier que Plutarque était Grec. Au lieu de faire venir, comme lui, de la Grèce l’instituteur de Numa, ce qui même ne suffit pas pour expliquer tout ce qui se découvre dans cet antique législateur, il paraît bien plus naturel de chercher l’initiateur parmi ces peuplades ombriennes que la Gaule avait en quelque sorte injectées dans les montagnes des Sabins, et qui durent sans doute en agréger plus d’un aux traditions de la race gauloise. Ce qui est certain, c’est que l’histoire ne nous présente nullement le législateur de Rome comme un Sabin dans les conditions ordinaires. Le barbare auquel, suivant Plutarque, on attribuait l’honneur de son institution n’était donc pas un Sabin, mais un barbare capable d’avoir communiqué à un Sabin des idées supérieures sur la divinité.

Du reste, que les Ombres appartinssent à la race gauloise, leur nom même, à défaut d’autres preuves, serait un titre suffisant de généalogie. Mais l’Italie n’avait pas oublié leur origine. Umbri Italiæ genus, sed Gallorum veterum propago, dit Isidore de Séville d’après Solin et Servius. Le Scholiaste de Lycophron les nomme de même γενοϛ γαλατων. Établis dans les hautes vallées de l’Ombroue, limitrophes de celles de la Sabine, mêlés même par des engagements intimes avec les populations indigènes, comme on le voit si souvent dans les invasions celtiques, et notamment en Espagne, les Ombres, jusqu’à leur absorption par les races de l’Italie, ne purent manquer d’exercer autour d’eux une action originale ; et s’il a fallu un étranger, comme l’indiquent les historiens, pour former Numa et lui inspirer le goût de cette vie solitaire dans laquelle il demeurait avant son avènement, il est certain qu’il n’y a pas besoin de chercher cet instituteur autre part que parmi les philosophes du voisinage.

 

 

 

(2) Sur le témoignage d’Origène.

 

 

Περί των συγγενων τοιϛ Ιουδαιχοιϛ λογοιϛ διαλαμβανονταϛ. (Contr. Cels, lib. I.)

Il y a dans la quatrième homélie sur Ézéchiel un passage qui semble au premier abord contrarier un peu celui que nous venons de citer. « Quand la terre de Bretagne, dit Origène, s’est-elle réunie dans la religion d’un seul Dieu avant la venue du Christ ? Quand la terre des Maures ? Quand enfin tout l’univers ? Mais maintenant, grâce aux églises qui s’étendent aux bornes du monde, la terre entière s’écrie avec joie au Seigneur d’Israël. » D’abord, il est à remarquer que l’orateur parle seulement de la Bretagne, et se garde bien de prononcer la même chose de la Gaule. La Bretagne, à cette époque, était encore en guerre avec les Latins, mal connue, regardée généralement, surtout chez les Grecs, comme un des types les plus grossiers de la barbarie, et en effet elle est mise ici sur le même rang que les nègres ; enfin elle se montrait ouvertement polythéiste. De plus, il faut considérer que les homélies d’Origène, au lieu d’être des ouvrages compassés et étudiés comme ses autres écrits, et par exemple les livres contre Celse, étaient de simples improvisations que des scribes recueillaient à la volée. On ne peut donc pas en prendre toutes les paroles pour des assertions régulières. Je n’en veux d’autre preuve qu’un passage du commentaire sur S. Matthieu, où Origène semble énoncer précisément tout le contraire. « On ne rapporte pas, dit-il, que l’Évangile ait été prêché chez tous les Éthiopiens… Que dirons-nous donc des Bretons, ou des Germains qui habitent près de l’Océan, ou des barbares Daces, Sarmates et Scythes, dont la plupart n’ont pas encore entendu la parole de l’Évangile ? » La Bretagne ne s’écriait donc pas encore avec joie au Seigneur d’Israël, comme le disait l’homélie sur Ézéchiel ; et l’on sait, en effet, qu’au commencement du troisième siècle les conséquences de la venue du Christ étaient encore presque complétement étrangères à cette île lointaine. Ses peuples étaient pourtant réunis autour des autels d’un même Dieu souverain aussi bien que ceux de la Gaule ; mais Origène n’était pas tenu de le savoir.

Je ne vois dans Origène que le passage sur Ézéchiel qui ait pu faire dire à l’auteur de l’Histoire des peuples bretons : « Origène attribuait à la foi des prêtes bretons en l’unité d’un Dieu tout-puissant les rapides progrès du christianisme dans l’île de Bretagne. » (T. I, p. 59.) M. de Courson cite en note le commentaire sur Ézéchiel. Mais des vingt-cinq volumes de ces commentaires, il ne nous reste plus que quelques lignes tout-à-fait insignifiantes, et dans lesquelles il n’est nullement question de la Bretagne. Je suppose donc que c’est le passage de la quatrième homélie qui, mal lu ou à demi oublié, aura causé cette méprise. Il s’en fallait de beaucoup qu’à l’époque d’Origène le christianisme eût fait de si rapides progrès en Bretagne.

 

 

 

(3) Sur le mot Æsar.

 

 

Λισοι. Θεοί από Τυρρενων. (Hesych.)

Suétone nous apprend que la foudre étant tombée sur la statue d’Auguste et ayant enlevé du piédestal la première lettre du nom de César, les augures consultés déclarèrent que cet évènement présageait que l’empereur serait enlevé au rang des dieux après sa mort, attendu que dieu, en langue étrusque, se disait æsar. « Futurumque ut inter deos referretur, quod Æsar, id est reliqua pars e Cæsaris nomine, etrusca lingua deus vocaretur. » (Suet., Vit. Aug.) Æsar, avec l’orthographe grecque, donne exactement aisar. Par la finale, il diffère d’aisos ; mais on sait assez que les finales sont variables et comptent peu, et il n’est pas impossible qu’aisar, en étrusque, ait fait au pluriel aisoi.

 

 

 

(4) Sur l’étymologie du nom de Druide.

 

 

Il faut citer sur ce point capital les propres paroles de La Tour d’Auvergne. « Le nom des druides en latin, druidae, est visiblement dérivé par contraction du celto-gallois derwyd-dyn, l’homme ou le prêtre du gui de chêne, vir visci quercini ; unde druidæ, per antonomasin, querque tulani viri dicti. Le mot derwyddyn ou derwyddon, employé par tous les anciens auteurs gallois et dans les poésies des bardes des cinquième et sixième siècles, pour rendre le français druide, est formé du celtique der, dero, deru, derven, en breton, un chêne ; de wydd, en gallois le gui ou le visque de chêne, viscus quercinus ; et de dyn, en gallois, un homme, en breton den. » (1801, Orig. gaul., p. 160.)

C’est le nom de derwyddon qui est ordinairement usité dans les poésies galloises du sixième siècle. Ainsi dans la Bataille des arbres de Taliesin :

 

            Derwyddon doethur

            Darogenwch i Arthur.

(Druides intelligents, déclarez à Arthur.)

 

Dans le poème intitulé la Louange de Ludd-le-Grand, qui est peut-être plus ancien encore, puisque la tradition fait de ce Ludd-le-Grand le fils de Cassivellaunus, et que l’auteur y est, en effet, inspiré par la haine la plus ardente contre Rome, on trouve aussi ce même mot. Il était donc vraisemblablement celui dont s’honoraient les héroïques druides qui soutinrent si longtemps les populations bretonnes contre l’invasion romaine.

 

            Dysgogan Derwyddon,

            Trâ mor.

(Prophétisent les druides au-delà de la mer).

 

Aussi voit-on que c’est ce nom de derwyddon qui est employé à peu près exclusivement dans toute la série des bardes du pays de Galles. On le trouve, au septième siècle, dans les poèmes de Meugant :

 

            Crad i dduw nad derwyddon darogant.

(Foi en Dieu, ils ne sont pas druides ceux qui prophétisent.)

 

Dans ceux de Golyddan également :

 

            Disgogan derwyddon : maint adderwydd.

(Les druides prophétisent : une multitude vient.)

 

Au douzième siècle dans Gwalchmai :

 

            Derwyddon weini mad.

 

Dans Cynddlew :

 

            Dysgogan derwyddon dewrwlad-y esgar.

 

Dans Llywarch :

 

            Dywawd derwiddon dadeni haelon.

 

Enfin, au treizième siècle, un des derniers fidèles, Philip Bryddydd, chef des bardes gallois, de 1200 à 1250 :

 

            Byddynt derwiddon pruddion Prydain.

 

Ce nom, bien qu’il soit incomparablement le plus ordinaire, n’est pourtant pas le seul qui soit en usage dans les poésies galloises. Ainsi, on trouve dans le Buarth-beirrd de Taliesin celui de dryw.

 

            Wyf dwr ; wyf dryw.

 

Les archéologues citent aussi, dans le Denbighshire, une paroisse de nom de Cerig-Drudiou, Pierre-des-Druides. Enfin, dans la curieuse pièce intitulée Ar-Rannou, recueillie par M. de la Villemarqué en Bretagne, on rencontre le nom de drouiz :

 

            Daik, imab gwenn drouiz, ore.

 

Mais ici il faut remarquer que le dialecte est celui de Cornouailles, où la substitution du z au d se fait volontiers. C’est ainsi que l’on y trouve barz pour bardd. Drouiz ne serait donc que drouid, ce qui est presque le drudiou du Denbighshire et le druidæ du latin. Mais peut-être cette forme n’est-elle pas entièrement pure et se ressent-elle des influences postérieures. Le dryw du poème de Taliesin est plus original et plus remarquable. Du reste, il n’est sans doute aussi qu’une abréviation.

L’étymologie proposée par La Tour-d’Auvergne est à la fois si frappante et si juste qu’il semble difficile qu’elle n’eût pas été remarquée avant lui ; mais du moins est-ce à cet illustre instituteur des études celtiques parmi nous que l’on en doit la connaissance. Déjà Casaubon, dans ses notes sur Pline, avait mis le doigt sur le point décisif, en reprochant à l’historien latin d’avoir tiré de la langue grecque le radical d’un nom tout gaulois, et avait donné l’exemple de chercher dans le deru celtique l’origine du nom des druides. Mais il s’en fallait que les étymologistes fussent restés dans cette voie si simple. Les uns dérivaient le vocable en question de l’hébreu drussim, contemplateur ; les autres, de Dryus, cinquième roi des Gaulois ; d’autres, des radicaux teutoniques true, foi, ou druthin, seigneur. Depuis la déclaration de La Tour-d’Auvergne, il semble qu’il ne puisse plus y avoir à cet égard de discussion.

Il est toutefois nécessaire de dire un mot d’un système mis en avant par Davies dans ses Recherches Celtiques et d’après lequel non seulement le radical du gui, mais celui même du chêne, disparaîtraient du nom des druides. « Les habitants de l’île, dit cet auteur, à une époque reculée de l’antiquité, réformèrent leurs institutions nationales. Leurs prêtres ou instructeurs avaient été jusqu’alors nommés simplement gwyz ou gwydd, et c’est un mot conservé dans Taliesin. Bûm gwydd ingwarthan. Mais il parut alors convenable de diviser les fonctions sacrées en prêtres nationaux et supérieurs et en prêtres subordonnés dont l’influence était plus limitée. De là, les premiers devinrent les der-wydd ou druid, ce qui, dans la langue dont il s’agit, se compose de dar, supérieur, et de gwydd, prêtre ou inspecteur ; les seconds furent les go-wydd ou owydd, les instructeurs inférieurs. » (P. 139.) Il va sans dire que cette histoire est une pure hypothèse de l’auteur. Mais d’abord il faut remarquer que l’autorité de Pline et de Diodore ne permet pas de douter que le nom du chêne ne figurât formellement dans le titre des druides. Quant à celui du gui, qui y semble dès lors si naturellement appelé, la supposition de Davies ne prouve en aucune manière qu’il y fût étranger. Le nom de Wydd ou Gwydd, qui était quelquefois employé avec la qualité d’Inspecteur ou plus généralement de Voyant, était précisément celai du gui. Ainsi, la plante sacrée, comme on pouvait s’y attendre, était revêtue d’un nom significatif. Elle s’identifiait par ce nom avec la personne du prêtre. Je crois même que, sans tomber dans l’arbitraire, on peut aller beaucoup plus loin à cet égard. Il est manifeste en effet que le nom de Wydd, caractéristique de la plante sacrée, ne rappelle pas seulement le wydd de derwyddon, mais encore mieux le Wydd de Wyddon ou Gwyddon, l’une des divinités principales de la mythologie druidique. Gwyddon paraît y avoir joué le même rôle qu’Hermès dans celle des Grecs, c’est à-dire qu’il présidait à la fois aux travaux de l’esprit et aux migrations des âmes. On peut donc regarder comme très plausible que ce soit à lui que les druides aient rapporté par une attribution spéciale les mystères de leur plante sacrée. Si les rites du gui formaient, comme l’assure Pline, la partie fondamentale de la liturgie, et si en même temps Mercure, comme on le sait d’ailleurs, était la première des divinités, il semble inévitable qu’il y ait eu une liaison particulière entre la plante, sous l’appellation de Wydd, et la divinité, sous l’appellation de Wyddon. C’est ainsi que, chez les mages, la plante sacrée du Hôma est intimement associée à la divinité Hôma dont elle constitue l’expression terrestre, et si l’on peut ainsi dire le corps sacramentel.

 

 

 

(5) Sur l’analogie des rites du gui et du homa.

 

 

Voici les textes :

« Jam per se roborum eligunt lucos, nec ulla sacra sine ea fronde conficiunt, ut inde appellati, quoque interpretatione græca, possint druides videri. (Pl., l. XVII.)

« Britannia hodieque eam (Magiam) attonite celebrat tantis cerimoniis ut dedisse Persis videri possit ; adéo ista toto mundo consensere quamquam discordi et sibi ignoto. » (Ib., l. XXIX.)

« Non est omittenda in ea re et Galliarum admiratio. Nihil habent Druides (ita suos appellant Magos) visco et arbore in qua gignitur, si modo sit robur, sacratius… Enimvero quidquid adnascatur illis, e cœlo missum putant, signumque esse electæ ab ipso deo arboris. Est autem id rarum admodum inventu, et repertum magna religione petitur ; et ante omnia, sexta luna, quæ principia mensium et annorum his facit, et sæculi post tricesimum annum, quia jam virium abunde habeat, nec sit sui dimidia. Omnia sanantem apprllantes suo vocabulo, sacrifiviis epulisque rite sub arbore præparatis, duos admovent candidi coloris tauros quorum cornua tunc primum vinciantur. Sacerdos candida veste cultus arborem scandit ; falce aurea demetit : candido id excipitur sago. Tum deinde victimas immolant precantes ut suum donum deus prosperum faciat bis quibus dederit. Fecunditatem eo poto dari cuicumque animalium sterili arbitrantur ; contra venena omnia esse remedio. Tanta gentium in rebus frivolis plerumque religio est. » (Pl. sec., l. XVI.)

Il n’est pas sans intérêt de comparer les divers traits de ce récit avec les traits analogues qui se retrouvent dans les Naçkas. Puisqu’il y avait, au dire de Pline, tant de rapports entre les deux liturgies qu’on les pouvait croire issues l’une de l’autre, il doit être permis d’employer les monuments de l’une pour se faire, sinon une idée, au moins un aperçu lointain de celle dont presque toutes les traditions sont perdues.

« Les druides, dit l’historien latin, n’ont rien de plus sacré que le gui et l’arbre sur lequel il naît, pourvu que ce soit un chêne. » On doit dire exactement la même chose de l’omome, chez les mages, puisque ce sont les propriétés mystiques dont ce végétal est censé revêtu sous son nom sacré de Homa, qui forment la base de leurs offices quotidiens.

« Ils pensent qu’il est envoyé du ciel et que c’est le signe d’un arbre choisi par Dieu lui-même. » Les hymnes et les prières des Naçkas présentent continuellement l’omome comme le don principal de Mazda et l’agent essentiel de tous les biens qu’il accorde. « Moi, qui suis Mazda, dit le vingt-deuxième fargard, j’avais fait croître des arbres bons pour la santé, j’en avais produit un grand nombre, cent ; un plus grand nombre, mille ; un plus grand nombre, dix mille ; et un seul homa blanc. »

« Lorsqu’on l’a trouvé, on le recueille avec de grandes cérémonies. » Nous ne possédons pas la partie des Naçkas où devait se trouver la description des cérémonies relatives à la récolte de l’omome ; mais son rôle fondamental dans la liturgie, joint au goût des mages pour les pompes de la prière, permet de penser que cette plante sacrée ne devait pas être cueillie avec un moindre appareil que le gui chez les Gaulois. La principale différence vient de ce que le gui de chêne était fort rare, mais pouvait se rencontrer partout, tandis que l’omome était assez commun, mais ne se trouvait que dans des localités particulières.

On regardait comme une condition essentielle que le gui fût cueilli à une certaine époque de la lune, ante omnia, dit Pline. Le dogme enseignait donc un certain rapport entre la lune et la plante sacrée ; et il ne pouvait manquer d’en être ainsi, puisque d’un côté la lune jouait dans la religion druidique un rôle si capital que les druides ont été quelquefois représentés par les anciens avec un croissant à la main, et que le gui, de son côté, occupait dans la liturgie la première place. Il fallait bien que deux symboles si essentiels fussent enchaînés l’un à l’autre par quelque mythe. Dans la liturgie mazdéenne il y a une connexion si intime entre l’astre de la nuit et la plante sacrée, que les deux objets figurent en mythologie sous le même nom et semblent se confondre dans une indéfinissable relation. On sait d’ailleurs que la période nocturne, durant laquelle la souveraineté du ciel est à la lune, comme au soleil durant le jour, n’avait pas moins d’importance chez les druides que chez les mages. Les Mobeds, aujourd’hui encore, se lèvent à minuit pour commencer l’office de nuit, et les druides, comme on le voit par un passage de Lucain, célébraient aussi chaque jour deux offices, l’un de nuit, l’autre de jour.

 

          Cum medio Phœbus in axe est

          Aut cœlum nox atra tenet.

 

Le nom sacré du gui signifiait Guérissant-tout, Omnia sanans. C’est en un seul mot tout l’omome. La puissance de rendre la santé est un des attributs sur lesquels les Naçkas reviennent le plus souvent. « Adoration à homa ! homa a été bien créé, il a été créé juste, créé bon. Il donne la santé, il a un beau corps, il fait le bien. » (Yacn. hâ IX.). Et plus loin : « Ô toi qui es de couleur d’or, je te demande la prudence, l’énergie, la victoire, la beauté, la santé, le bien-être, la croissance, etc. » « Si l’homme juste est malade dit l’iescht de Mazda, je lui donnerai mon intelligence pleine et entière ; je lui donnerai de la pluie en abondance ; je lui donnerai des biens de toute espèce ; je lui donnerai le homa, source de vie. » Le dixième hâ du Yaçna est plus précis encore : « Partout où l’on récitera les paroles, partout où l’on adorera Homa, qui donne la santé pour cette action, il fera briller la sauté, la beauté dans la maison. Homa veille sur l’homme, comme sur son fils encore enfant ; celui dont le corps est grand, Homa lui donne la santé selon son désir. Homa, donnez-moi la santé, vous qui en êtes le principe. » Il serait aisé de multiplier les passages du même genre. La plante sacrée des druides et celle des mages, en passant dans la langue latine, se revêtiraient donc toutes deux du même nom, Omnia sanans. Ce qu’ajoute Pline, que le gui était regardé par les Gaulois comme un antidote contre tous les poisons, contra omnia venena remedio esse, n’est évidemment qu’un détail de la vertu générale de guérir ; mais il était naturel qu’un Romain en fût particulièrement frappé.

L’historien nous rapporte aussi que le gui était considéré comme donnant la fécondité à tous les animaux, autrement dit qu’il était le principe de la prospérité des troupeaux. Cette propriété si importante chez des peuples agriculteurs est également un des privilèges qui appartiennent à l’omome. Ainsi, dans l’office du Vispered : « Avec ce Homa préparé qui est pur, grand, élevé, que Mazda pur a donné à Zoroastre comme le principe des troupeaux nombreux et de la vie, avec lequel, pur et saint Serosch, vous êtes dans un lieu d’or, etc. » Le Boun-Dehesch répète la même chose : « Près de ces arbres est le Homa blanc qui donne la santé, qui fait concevoir : il croît dans la source de l’eau Ardouisour. » Si le gui corrigeait la stérilité chez tous les animaux, il est évident que l’homme ne pouvait être excepté, et que par conséquent les époux sans enfants devaient invoquer sa puissance. C’est aussi ce qui se faisait chez les mages, à l’égard de l’omome. « Homa rend les femmes stériles mères de beaux enfants et d’une postérité pure. » Et plus généralement encore : « Homa donne à celles qui sont restées longtemps filles sans être mariées un homme sincère et actif. » (Yaen.hâ IX.)

Les druides, au moment de cueillir la plante sacrée, sacrifiaient deux taureaux blancs et célébraient un banquet sacré. Les Parses ne font plus aujourd’hui de sacrifices sanglants, mais le texte de leur liturgie prouve qu’autrefois ils étaient dans l’usage d’en offrir de ce genre à leur Homa. Dans l’office, au moment même de la consécration de l’infusion sacramentelle, le prêtre prononce encore la malédiction contre ceux qui ne rendent pas à Homa l’offrande qui lui est due. « Homa, que l’on mange, les maudit : soyez dès à présent sans enfants, vous dont la parole et les pensées sont tournées vers les dévas, et qui m’enlevez, comme des voleurs, les bonnes choses, la tête des animaux, en ne me l’offrant pas, à moi Homa pur et qui éloigne la mort. Il faut m’offrir le daroun, à moi Homa, selon l’ordre du pur Mazda, l’être suprême, avec la langue ou avec l’œil gauche des animaux ; qu’on me fasse donc daroun avec la graisse ou avec l’eau, etc. » Voilà bien le sacrifice antique.

L’office présente encore une autre trace non moins sensible de cette partie du culte primitif. On y fait usage de viandes bénites, et il est manifeste que de telles offrandes ne peuvent être qu’une dérivation de l’usage des victimes. Ces viandes sont ce que l’on nomme le Miezd. « On entend par Miezd, dit Anquetil-Duperron, les offrandes de pain, de viande, de fruits, consacrées ou non consacrées, que le Mobed officiant et les simples parses mangent pendant ou après la célébration de la liturgie. » Avant de faire l’invocation sur le calice d’omome, l’officiant mange cérémoniellement un morceau de cette viande sacrée, en disant : « Je célèbre la pureté du Miezd qui va être mangé, de Khordad, d’Amerdad, de la viande pure de Homa, du suc de Homa, etc. » La dégénérescence de la pompe des anciens sacrifices continue quant au Miezd lui-même, en réduisant de plus en plus sa valeur. « On a déjà vu, dit Anquetil, les Parses de l’Inde diminuer la dépense à l’égard du barsom : un faisceau de branches de laiton sert de père en fils. Ils usent de la même économie pour les darouns. Au Kirman, on met de la viande sur les darouns de l’Izeschné et sur ceux du Vendidad ; dans l’Inde on se contente de les frotter d’huile ou de graisse. » (T. II, p. 535.)

Quant au taureau, on connaît assez son importance dans la religion de Zoroastre. En même temps que ce symbole constitue un des traits d’antiquité les plus caractéristiques de cette religion, il est aussi un de ses rapports extérieurs les plus apparents avec la religion druidique. Si différents que fussent le taureau Mithriaque et le taureau Triganaros, leur origine était la même ; et cette lointaine liaison de la Perse avec la Gaule n’a peut-être pas été sans influence sur le développement que prit le culte de Mithra chez nos pères, parallèlement au christianisme. Quoi qu’il en soit, si les druides, comme le choix des victimes qu’ils offraient dans cette occasion en fait foi, concevaient une certaine relation entre le taureau mystique et le végétal sacré, il en était de même des mages. Le taureau, et l’on peut s’en tenir à ce seul trait, était pour eux le principe de la plante de vie. « Le Homa, dit le Boun-Dehesch, est le chef des arbres qui viennent du Taureau. »

Les banquets sacrés, epula rite ordinata, dit Pline, dans lesquels le goût bien connu des Gaulois pour les festins devait trouver une convenance toute particulière, ne manquent pas plus à la liturgie des Perses qu’à la leur. Au lieu de se borner à la simple offrande du Miezd, on célèbre encore, aux jours de grande fête, dans les temples d’Ormuzd, et sous les arbres qui les avoisinent, des banquets sacrés, tout à fait analogues à ceux qui avaient lieu sous les chênes sacrés de la Gaule. « Le Doup-néreng se récite encore aux djaschnés, qui sont des banquets de religion, dit Anquetil ; lorsque le festin est préparé et que tous les convives sont rassemblés dans le jardin, le mobed, ayant le pénom, s’approche du feu et des mets ; il met plusieurs fois des odeurs dans le feu, en prononçant le Doup-néreng. L’office du Daroun est aussi suivi de ces djaschnés. Le prêtre donne au peuple une partie des pains darouns et du miezd qu’il a bénits. Les Parses montrent leur zèle en mangeant abondamment des mets préparés ; et s’il y a du vin ou de l’arac, il est rare que tous les convives se retirent la tête saine. » (T. II, p. 576.) Il semble facile, en prenant pour liqueurs du vin, de l’hydromel et de la bière, de transporter ce tableau de mœurs à la Gaule.

Bien que Pline ait été encore plus laconique en ce qui regarde le rituel de la plante sacrée qu’en ce qui regarde ses vertus, on peut cependant déduire de ses paroles un nouveau rapport à cet égard. Comment est-il possible qu’une plante aussi rare, aussi petite, qui ne se cueillait que dans une solennité vraisemblablement annuelle, ait pu suffire au service d’un peuple aussi considérable ? N’eût-on même vu dans le gui, indépendamment de tout usage liturgique, qu’un remède universel, sa consommation aurait dû égaler celle de toute autre matière première. L’emploi des eaux sanctifiées par infusion est évidemment la seule solution que la difficulté puisse recevoir ; et elle trouve confirmation dans ce que dit Pline, que le gui produisait la fécondité lorsqu’on le buvait, eo poto. Si la vertu de la plante mystique se communiquait dans ce cas par l’intermédiaire de l’eau, elle devait naturellement se propager de même dans tous les autres. D’ailleurs, on peut dire que l’eau sacramentelle de nos pères ne nous est pas tout-à-fait inconnue, puisqu’elle est venue presqu’à notre époque, la superstition populaire l’ayant conservée à travers tout le moyen âge, au moins comme panacée. L’eau de gui de chêne a figuré en effet jusque dans ces derniers temps sur les formulaires de nos pharmaciens, et il est assez manifeste qu’un médicament, frappé par la présence du chêne d’un trait si particulier, ne pouvait avoir pris naissance que dans la liturgie druidique. Or, cette manière de faire usage du gui de chêne, qui seule peut convenir à sa rareté, est précisément celle des mages à l’égard de l’omome. Ce qu’ils en consomment pour la préparation de leur breuvage mystique est pour ainsi dire insensible. On commence par purifier, en le lavant à deux reprises, un bouquet composé de sept petites branches d’omome, et l’on entend par branche la partie comprise entre deux nœuds. C’est tout ce dont il est besoin pour l’office, et encore n’en use-t-on qu’une seule branche. On la place avec diverses cérémonies dans un calice de métal, où on la broie légèrement dans un peu d’eau, en prononçant les formules fixées par le rituel : « L’abondance et le paradis sont pour le juste qui est pur : celui-là est pur et saint, qui fait des œuvres célestes et pures. » La consécration est achevée, et il ne reste qu’à séparer le liquide d’avec les restes du végétal. C’est donc une opération toute mystique, comme la consécration de l’Eucharistie ; car pour cette dernière, à la rigueur, ainsi que le prétendaient certains hérétiques des premiers siècles, une trace imperceptible de vin pourrait suffire. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que ce mystère fondamental de la liturgie chrétienne rentre aussi dans ce que les Romains auraient nommé la magie. Quelque puissance que les mages et les druides aient attribuée à leur coupe, ils ne sont jamais entrés par ce rite dans un surnaturel plus profond que les chrétiens par leur calice.

Après avoir entrevu, à travers tant de nuages qui nous les cachent, ces ressemblances entre les deux liturgies que Pline jugeait si voisines, il reste encore à chercher si les Naçkas n’offriraient pas quelque rayon de lumière capable de les expliquer. On pourrait en effet trouver au premier abord quelque embarras à ce que le nom de Zoroastre n’ait pas été gardé par les druides en même temps que les cérémonies qui se rattachent à son institution. Mais toute difficulté disparaît à cet égard, dès qu’il est avéré que ces cérémonies, qu’il s’est borné à confirmer, remontent à l’ère des patriarches. Dès lors, l’absence, chez les Gaulois, du nom du législateur de l’Arie indique tout simplement que la migration qui, en se portant au nord-ouest, a fini par se concentrer à l’extrémité de la péninsule européenne, était déjà détachée quand s’est produite la réforme qui se rapporte au nom de Zoroastre. Or, rien n’est mieux établi dans les Naçkas que l’existence de la coupe sacrée chez les patriarches. C’est ce que rappelle une des oraisons les plus importantes de l’office, celle que prononce l’officiant lorsqu’après avoir mangé les viandes du sacrifice, il commence à diriger le mouvement de la liturgie vers la consécration de l’omome. « Alors Zoroastre dit : J’adresse mes prières à Homa : quel est, ô Homa, le premier mortel qui, dans le monde existant, vous ayant invoqué et s’étant humilié devant vous, ait obtenu ce qu’il désirait ? Alors Homa pur et qui éloigne la mort me répondit : Vivengham est le premier mortel qui, m’ayant invoqué dans le monde existant et s’étant humilié devant moi, ait obtenu ce qu’il désirait, lui qui a engendré un fils distingué, Djemchid, père des peuples. » (hà IX.) À la suite du patriarche Djemchid, Homa nomme encore parmi ceux qui ont reconnu son culte les deux patriarches postérieurs, Sam et Féridoun. L’ère de Zoroastre n’arrive que sur la quatrième ligne. C’est d’ailleurs ce que prouve aussi la concordance de la liturgie du Soma chez les brahmes avec celle du Homa chez les mages. Zoroastre n’est pas plus connu dans les hymnes des Védas qu’il ne l’était dans celles de la Gaule, et cependant le Soma et le Homa sont visiblement de la même origine. Donc cette origine appartient aux temps reculés qui ont précédé Zoroastre, et qui composent la période patriarchale proprement dite.

Quant à la substitution du gui à la plante qui était primitivement en usage, c’est évidemment un fait du même genre que celui qui s’est produit entre la ligne de Mazda et celle de Brahma. Le soma et le homa, bien que conservant tous deux le nom sacré, sont en effet deux végétaux tout différents, et ce serait un grand point d’histoire que de déterminer quel est celui des deux qu’il faut considérer comme primitif. Qui sait même si aucun des deux a la priorité sur le gui ? Il est tout simple que, dans leur passage d’une contrée à l’autre, les antiques colonies, changeant naturellement de végétaux, aient pris le parti, d’après des considérations qui nous échappent, de faire chacune élection de quelque végétal nouveau pour remplacer celui dont leur déplacement les séparait. C’était assez de conserver le nom et les rites. Et aussi ne serait-il pas impossible que, chez les Gaulois, le gui eût gardé dans la langue sacerdotale, en même temps qu’un rôle analogue, un nom peu éloigné de celui des plantes sacrées de l’Inde et de la Perse. La colonie du Guzarate, en supposant qu’elle eût été obligée d’aller chercher résidence encore plus loin, aurait sans doute été obligée de recourir pour ses offices à quelque autre plante que l’omome, surtout s’il lui avait convenu de laisser de côté toute relation avec la mère patrie ; et c’est en partie ce qu’elle a fait en substituant un bouquet de même forme en fils métalliques à ce fameux bouquet que les mages, au dire de Strabon, n’abandonnaient jamais dans leurs sacrifices, et qui, sous le nom de Barsom, se voit toujours dans le Kirman. Qui peut dire si une telle mutation géographique, en supposant que les Mobeds entraînés par les émigrants n’eussent eu ni assez d’attachement à cette partie de la liturgie, ni assez d’énergie pour oser prendre un autre végétal que celui de la tradition, n’aurait pas suffi pour faire tomber le rite de la coupe en désuétude ? C’est peut-être même là, en ce qui concerne cet antique usage, l’histoire de la migration d’Abraham. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’au fond la plante n’était rien. Il ne s’agissait que de l’idée ; et même, l’idée venant à varier selon les races, il était tout naturel que le symbole variât aussi. Ce n’était pas le gui qui faisait l’admiration de la Gaule, Galliarum admiratio, comme dit Pline, c’était le dogme que l’on apercevait sous la figure du gui.

Mais ce qui constitue l’excellence de l’omome, dans la religion des mages, c’est sa liaison directe avec le principe de l’immortalité. Sa vertu de communiquer la fécondité n’est en quelque sorte qu’un appendice de sa vertu fondamentale de soutenir la vie, et au-dessus de sa faculté de guérir les maladies se trouve sa propriété mystique de guérir de la mort. Il est possible qu’à l’origine quelque qualité thérapeutique eût attiré l’attention sur cette plante, mais cette qualité, après avoir formé le point de départ, avait fini par ne plus être que le suppôt du symbole. Le Boun-Dehesch revient à plusieurs reprises sur cet article si considérable. « Quiconque boira du suc de cet arbre ne mourra pas ; on l’appelle l’arbre Gokeren, comme il est dit : Le Homa qui éloigne la mort, à la fin rendra la vie aux morts. » Et ailleurs : « Il est dit, dans la loi au sujet de l’arbre appelé Gokeren, que cet arbre appelé Gokeren et qui, dans les premiers temps, a crû dans le Zaré-Ferakh Kand, dans cette bouche de montagnes, à la fin fera vivre les bienheureux. » Ainsi c’est l’Arbre de vie. Aussi le trouve-t-on dans ce même livre désigné expressément sous ce nom. « Il est dit qu’Ormuzd a mis tous les arbres dans le Kounevets, sans parler du Gokeren, Arbre de vie, qui rendra la vie aux morts. » Cette propriété est si bien le trait essentiel, que c’est elle qui fait le fond de la formule que le Mobed prononce en approchant ses lèvres de la coupe sacrée : « Donne-moi en haut, ô Homa pur qui éloignes la mort, la demeure céleste des saints, séjour de lumière et de bonheur. » Et il ajoute, comme pour réunir dans une même expression la double efficace du breuvage sur la terre et dans le ciel : « L’abondance et le paradis sont pour le juste qui est pur. »

Il est certain que cette dernière formule, dans son esprit général, n’a pas été étrangère aux druides, puisque d’une part le breuvage qu’ils considéraient, au dire de Pline, comme la chose la plus sacrée de la religion, n’a pu être étranger au dogme des récompenses de l’autre vie, qui occupait dans leur religion une si grande place, et que, d’autre part, ils lui attribuaient toutes sortes d’effets temporels. Ainsi, l’on peut dire que Pline, s’il a jamais entendu prononcer une formule analogue à celle des mages, n’en a retenu que le premier mot, l’Abondance, qui est assurément celui qui se rencontrait le mieux avec ses idées et qui avait dû lui faire le plus d’impression. Dans les mêmes circonstances, un pur hébreu aurait vu avant tout le nom de Dieu, et laissé de côté, comme le Romain, le trait de l’immortalité.

En résumé, la doctrine de l’immortalité est si bien attachée à la liturgie de la coupe, qu’on la voit s’éteindre où cette coupe mystique disparaît. Peut-être faut-il attribuer à ce que ce rite primitif serait tombé en désuétude chez les tribus hébraïques, dès le temps de leur migration, l’espèce d’évanouissement dans lequel le dogme du paradis et de l’enfer se trouve chez elles, au moins depuis Moïse jusqu’à l’époque de la reprise des communications avec les Chaldéens et les Perses. Il semble même que le mythe célèbre de l’Arbre de vie planté au milieu des arbres du paradis, et sur lequel Jéhovah ne veut pas que l’homme porte la main, de peur que l’homme, ne mourant plus, ne devienne semblable à lui, soit la réminiscence lointaine et à demi effacée d’une antique protestation contre la religion de l’arbre du Homa. Ainsi, dans leur opposition même à cette religion, les Hébreux auraient gardé au moins une trace de son existence ; comme les Grecs qui, tout en l’oubliant pour les hommes, en avaient cependant conservé le souvenir pour les dieux, dont ils entretenaient l’immortalité avec la coupe mystique de l’Ambroisie.

 

 

 

(6) Sur le système hiéroglyphique des druides.

 

 

Il est d’une très haute importance de remarquer qu’au point de vue philologique, l’histoire du gui est loin de former un fait à part. On n’y doit voir qu’un article particulier d’un système général d’écriture, vraisemblablement antérieur à celui de l’Égypte et encore plus effacé par le temps. Bien que ses traces soient trop légères pour que l’on puisse espérer d’en restituer jamais l’ensemble, comme on l’a fait pour les hiéroglyphes, on en sait pourtant assez pour qu’il ne soit possible de concevoir le moindre doute ni sur son existence, ni sur son principe générateur.

Il résulte, avec la dernière évidence d’une multitude de témoignages des druides gallois du sixième siècle, que la science dont ils se vantaient d’être les possesseurs était exprimée par des symboles tirés de la nature végétale. C’était là ce qu’ils nommaient emphatiquement Rhin ou Run, les mystères, et dont les initiés recevaient seuls le secret. Aussi les arbres et leurs rameaux jouent-ils chez eux un tel rôle que leur langage en reçoit, au premier aperçu, un tour véritablement extraordinaire. Mais tout s’explique dès que l’on découvre qu’il ne faut entendre par arbres et rameaux que paroles et sentences.

Ainsi Taliesin, au début d’un de ses poèmes :

 

          Je suis Taliesin,

          Chef des bardes de l’Occident ;

          Je connais chaque rameau

          Dans le souterrain du devin suprême.

 

Et ailleurs, dans le poème intitulé : Angar cyvyndawd, la Concorde discordante :

 

          Je connais la signification des arbres,

          Dans l’inscription des choses convenues ;

          Je connais le bien et le mal ;

          Je sais ce qui est ordonné,

          Louange ou blâme, par le dessein

          De l’inscription des arbres des sages.

          Je comprends mon institut.

 

Et dans le poème intitulé : Priv gyvarch Taliesin, où le Premier salut de Taliesin :

 

          Les pointes des arbres imitateurs,

          Que murmurent-elles si puissamment ?

          Ou quels sont les divers souffles

          Qui sont dans les troncs ?

          Ces choses sont lues par les sages,

          Qui sont versés dans la science.

 

Le secret de cette méthode se retrouverait peut-être dans un célèbre poème du même barde, intitulé Câd goddeu, le Combat des arbres ; mais il n’y aurait possibilité de l’y découvrir que moyennant la méthode elle-même, qui seule est capable de rendre cette poésie tout-à-fait intelligible. Le barde raconte en termes énigmatiques que se trouvant dans la ville de Velenydd, avec les arbres et les herbes, ses compagnons demandent à Dieu le moyen de relever leur nation, et que Dieu leur rend un oracle sous les ambages duquel il semble que l’on doive entendre le rétablissement de l’ordre hiéroglyphique :

 

          Sous le langage et ses éléments,

          Représente les arbres chefs

          Dans le savoir des guerriers,

          Et arrête la confusion

          Du combat, dans la main de l’inexpérimenté.

 

Et il ajoute :

 

          Lorsque les rameaux furent marqués

          Sur la table des sentences,

          Les rameaux élevèrent la voix

          Sous la forme de sons distincts ;

          Alors cessa l’incertain combat.

 

Tout le poème est dans ce style, qui devient surtout impénétrable dès qu’il s’agit de théologie. Ainsi :

 

          Existant d’ancien temps dans les grandes mers.

          Depuis le temps où le cri fut entendu,

          Nous fûmes poussés dehors par les pointes du bouleau,

          Décomposés et simplifiés

          Les pointes du chêne nous lient ensemble.

 

Enfin, je citerai encore quelques tercets, rangés par Davies parmi les plus anciens monuments de la langue galloise, et qu’il est peut-être permis de regarder en effet comme un pur débris de la littérature druidique :

 

          Les rameaux du bouleau vert

          Conduisent mon pied hors du piège :

          Ne livre pas le secret au jeune homme.

          Les rameaux du chêne doux,

          Conduisent mon pied hors de la chaîne :

          Ne livre pas le secret à la jeune fille.

          Les rameaux du chêne feuillu

          Conduisent mon pied hors de la prison :

          Ne livre pas le secret à la voix.

 

On ne peut douter qu’à chacun de ces végétaux ne se rattachât une leçon spéciale, en vertu d’une méthode analogue à celle qui paraît avoir été en usage pour le gui, et dont les singularités de ce végétal rendent heureusement le sens si pénétrable. Mais, en général, il suffit de considérer ce que nous venons de citer, pour être convaincu que les initiés ont dû posséder seuls la clef d’un tel langage. Néanmoins, pour des cas de peu d’importance, et à une époque où le druidisme avait sans doute déjà perdu quelque chose de sa sévérité, les bardes se sont quelquefois laissés aller à des ouvertures qui, sans dévoiler les mystères supérieurs, sont toutefois d’un grand prix comme indication de la méthode. Ainsi Llywarch-Hêu, dans vue suite de tercets intitulée Gorwynion ou les Élucidateurs, nous donne nettement la traduction littérale d’une centaine de rameaux :

 

          La pointe du chêne, le rameau amer du frêne

          Et la douce bruyère, signifient le rêve brisé.

          La joue ne cachera pas l’angoisse du cœur.

 

Ou encore :

 

          La pointe du noisetier, le troëne d’égale longueur,

          Attachés avec des feuilles de chêne, signifient :

          Heureux qui voit celui qu’il aime.

 

Ici toutefois, et c’est un point d’une haute valeur, nous ne voyons plus des rameaux simples, mais des rameaux associés. Il en résulte naturellement des combinaisons d’idées bien plus multipliées. Ce sont des phrases dont les rameaux des diverses espèces forment les membres. On écrivait donc à l’aide de ces expressions symboliques de la même manière que les Péruviens avec leurs quipos, les Arabes et les Chinois avec leurs bouquets. Aussi voit-on que l’usage des fleurs parlantes subsiste toujours chez les Irlandais. Ce n’est qu’une suite de la méthode générale qui avait joué un si grand rôle dans la Gaule antique. Taliesin, quoique moins explicite que Llywarch-Hêu, nous donne cependant aussi, çà et là, quelques témoignages qui, tout imparfaits qu’ils soient, suffisent pour confirmer le fait. Ainsi dans le Buarth-Beirdd, le Cercle des bardes :

 

          Je suis un dépôt de chants : je suis un homme de lettres,

          J’aime les rameaux avec leurs pointes bien nouées…

          Il est temps d’aller au banquet,

          Avec les opérateurs occupés à leurs mystères,

          Avec cent bouquets, selon la manière de notre nation.

 

Il est clair que des hiéroglyphes de ce genre ont dû se présenter à l’esprit des hommes bien avant les savants hiéroglyphes qui sont gravés sur les monuments de l’Égypte. Pour ces caractères-ci, il n’y avait pour ainsi dire rien à inventer, ni rien à dessiner, puisque la nature même en faisait tous les frais. On comprend aisément que, dans l’origine des sociétés, des hommes simples, vivant au milieu des bois et des campagnes, tout remplis de la vue des végétaux, se soient habitués à associer certaines idées à certaines espèces : la grandeur, la durée, la force au chêne, la légèreté au roseau, la flexibilité au saule, la droiture au sapin ; ou même que certaines circonstances, encore plus délicates, de la végétation soient devenues pour eux les emblèmes d’idées correspondantes d’un ordre plus général, ainsi qu’on le voit par l’exemple du gui. En un mot, il est manifeste que par une suite de conventions assez simples, la totalité des végétaux a pu finir par se transformer en une sorte de vocabulaire, de telle façon qu’au lieu de prononcer le mot, il aurait dès lors suffi de nommer le végétal, ou même de le cueillir et de le montrer ; de même que, pour témoigner une pensée, il n’y aurait plus eu qu’à rassembler avec ordre les symboles correspondant à la suite de ses termes. Voilà donc un langage hiéroglyphique tout naturel, et dont il semble permis d’imaginer que les patriarches ont pu faire usage dans leur berceau. On peut même croire que quelques nuances de cet antique usage s’étaient conservées dans la migration d’Abraham. C’est en effet à un système tout semblable qu’appartiennent les deux fameux arbres de la Genèse, dont l’un symbolise la science, l’autre l’immortalité. Rabbi Naham (in Kircher) donne précisément une explication à peu près pareille de l’arbre de la science : « Un grand arbre au milieu du paradis, dont les rameaux qui sont les dictions se prolongent en petits rameaux et en feuilles qui sont les lettres. » On pourrait relever, particulièrement chez les prophètes, bien d’autres traits du même genre :il suffit de rappeler le rameau d’olivier qui devient une parole pour Noé, et la harangue prononcée par le frère d’Abimélech, dans laquelle, comme dans le langage de Taliesin, toute la pensée se trouve enveloppée dans des symboles végétaux. Quoi qu’il en soit, il n’y a point à s’étonner que les druides, si fermes gardiens à tous égards des coutumes antiques, eussent gardé celle-ci, et qu’ennemis de l’anthropomorphisme comme de l’architecture, au lieu de se livrer comme l’Égypte aux hiéroglyphes artificiels, ils se fussent obstinés jusqu’au bout dans leur fidélité aux hiéroglyphes naturels. Sans doute ils durent changer quelque chose à ceux dont s’étaient servis leurs ancêtres dans les montagnes asiatiques, mais ils ne le firent qu’en conséquence du déplacement et conformément à la loi de la nature qui à d’autres régions donne d’autres végétaux.

Dès que l’homme possède une image propre à lui représenter une idée par les yeux, et qu’en même temps il fait usage d’un son qui lui représente cette même idée par l’oreille, il est tout naturel qu’il se fasse dans son esprit une liaison intime entre les deux symboles, tellement que le symbole de l’idée devienne également celui du son qui la caractérise. Finalement les sons doivent donc en venir à recevoir des synonymes visibles, et ainsi s’opère le passage de l’écriture hiéroglyphique à l’écriture proprement dite. C’est ce qu’on pourrait deviner, s’il n’était prouvé par l’histoire des alphabets de l’Égypte et de la Chine que cette grande révolution de l’art d’écrire s’est effectivement accomplie de la sorte chez ces peuples. Par conséquent, il serait permis de conjecturer, lors même qu’il n’en resterait pas le plus léger indice, que, chez les peuples de la ligne celtique, l’usage des hiéroglyphes végétaux n’avait pu manquer d’aboutir à quelque résultat du même genre. Mais c’est ce dont les témoignages des bardes donnent les assurances les plus formelles. Il serait superflu d’accumuler de nouveau des citations sur ce point ; il suffit de rappeler un des passages précédents, dans lequel Taliesin déclare que les rameaux élèvent leurs voix sons forme de sons distincts. Ainsi, dans l’écriture druidique, les rameaux ne figuraient pas seulement des idées, ils figuraient des sons ; et cette double propriété se retrouve précisément aussi dans les hiéroglyphes de l’Égypte.

De figurer des sons complexes comme ceux qui représentent les idées, à figurer des sons élémentaires, c’est-à-dire à prendre la qualité de lettres et à constituer un alphabet véritable, il n’y a qu’un pas. On doit donc s’attendre à ce que ce pas ait été également franchi par les races galliques. C’est effectivement ce qui semble ne devoir souffrir aucun doute. D’abord on en trouve une sorte de témoignage tacite conservé par la langue elle-même. Ainsi, dans le dialecte gallois, le célèbre mot de gwydd signifie à la fois arbre et lettre, et dans le dialecte irlandais, feadha présente pareillement ce double sens. C’est donc de l’arbre que viennent les lettres. Mais il y a plus. L’alphabet national de l’Irlande, le plus mystérieux, celui qui se nomme l’alphabet des lettres magiques, et dans les trois premières lettres duquel subsiste encore le nom de Belen, l’Apollon druidique, le bethluisnion, nous offre le monument complet de cette histoire. Chaque lettre y porte le nom d’un végétal qui forme sa correspondance spéciale, et dont elle n’est en quelque sorte que l’image. Ainsi a est le sapin, b le bouleau, c le noisetier, etc. On ne connaît, à la vérité, cette clef des végétaux que par la tradition de l’Irlande. Sur les autres lignes, elle semble perdue. Mais les circonstances qui accompagnent cette tradition, ainsi que l’a montré, dès le dix-septième siècle, O’Flaherty, mettent son antiquité hors de doute ; et d’ailleurs il se trouve que les seize lettres du bethluisnion offrent la correspondance exacte des seize lettres radicales de l’alphabet sacré que se transmettaient secrètement les bardes de Galles, et qui n’est connu que depuis le commencement de ce siècle. Le bethluisnion est donc bien, comme celui-ci, un pur alphabet druidique, mais plus explicite en ce qu’il garde ostensiblement dans les noms propres de ses lettres ses titres d’origine.

À la vérité, Davies a prétendu que l’alphabet des bardes conservait aussi les mêmes titres, quoique d’une autre manière. Ce savant gallois a voulu reconnaître, dans les diverses ramifications de lignes droites dont les lettres de cet alphabet se composent, des figures de branches d’arbres. Ainsi les lettres des Gallois seraient toujours bien des arbres, comme le déclare la langue ; mais, au lieu de se distinguer les unes des autres par une différence dans les essences végétales, elles se distingueraient tout simplement par une différence de forme dans les rameaux, ce qui est bien autrement facile à figurer. On conçoit en effet que le langage par les hiéroglyphes végétaux, en arrivant à s’exprimer non plus seulement par les objets en nature, comme dans les bouquets parlants, mais par des traits artificiels, ait dû nécessairement subir cette transformation toute naturelle qui seule pouvait rendre usuel l’alphabet écrit. Le fait est donc non seulement possible, mais vraisemblable ; bien qu’il faille convenir que les preuves que l’on peut tirer de la configuration ramifiée des lettres ne sont pas d’une valeur suffisante, à moins de se jeter dans l’arbitraire. Il faut se contenter de remarquer que cette configuration, loin de contrarier une telle manière de voir, s’y accorde assez bien, et c’est déjà beaucoup. Ce point, tout petit qu’il soit, jette sur l’histoire la plus grande lumière. Il se trouve, en effet, que l’alphabet qui, des druides, s’est ainsi transmis de main en main jusqu’à nous par la chaîne des bardes, reproduit assez bien l’alphabet étrusque, qui n’est autre que l’alphabet général des races pélasgiques. Il s’ensuivrait donc que ce dernier, que l’on peut regarder comme le principe de toutes les grandes écritures de l’Occident, ne serait lui-même qu’un dérivé des symboles végétaux primitifs ; de sorte qu’en définitive, il en aurait été au fond de tous les alphabets comme de ceux de la Chine et de l’Égypte, dont l’origine hiéroglyphique est patente.

Comme l’Égypte, la Gaule avait donc ses deux systèmes d’écriture. Le premier, symbolique, revêtu de tous les caractères de la primitive antiquité, était réservé pour les emplois sacrés. Si les doctrines druidiques n’étaient point couchées par écrit, c’est sans doute parce que cet alphabet ne se prêtait pas à l’écriture, et que cependant à cause de sa qualité archaïque il convenant mieux que tout autre à l’expression des traditions. César, frappé de cette répulsion de l’écriture par le corps lettré, l’expliquait en la supposant occasionnée, soit par le désir de fournir un exercice à la mémoire, soit par celui de mieux assurer le mystère ; mais c’est à quoi il n’y a guère de vraisemblance, et l’on est d’autant plus libre de chercher une raison plus profonde à une telle coutume que César dit lui-même qu’il n’y avait là qu’une hypothèse de sa part : Id mihi duabus de causis instituisse videntur. Le second système, postérieur au premier, était simplement alphabétique. C’était lui qui formait le service courant pour les affaires privées et administratives, et les caractères dont il était composé offraient, comme le dit César, les plus grandes analogies avec les caractères grecs. In reliquis fere rebus, publicis privatisque rationibus, græcis utantur litteris. Il s’en faut donc bien que la Gaule ne fît pas usage de l’écriture aussi bien que la Grèce et l’Italie. En Grèce, cet usage ne remontait qu’à Cadmus ; en Gaule, il était immémorial. Les Triades l’attribuent à Gwyddon, de la même manière que les Égyptiens l’attribuaient à Hermès. Loin qu’il se fût introduit en Gaule par les Grecs de Marseille, comme n’ont pas craint de l’indiquer certains historiens, il serait plutôt permis de penser que la Grèce l’avait au contraire reçu des races gauloises. Xénophon avait déjà remarqué combien il y avait peu de vraisemblance à ce que l’origine de l’alphabet apporté par Cadmus fût dans la Phénicie, attendu que les anciens caractères grecs avaient bien plus de rapport avec les caractères gaulois qu’avec les phéniciens. C’est ce que confirme parfaitement l’étude comparée des écritures. Non seulement ou trouve une similitude remarquable dans l’ordre et la configuration des lettres, mais le gaulois s’écrit suivant le mode que les Grecs nommaient Boustrophédon, et qui n’avait été usité chez eux que dans les temps les plus reculés, bien avant la colonie de Phocée.

Il n’est pas nécessaire de continuer le développement de ce sujet : on voit assez que la cérémonie du gui ne mène pas moins loin en archéologie qu’en religion, ce qui est une preuve de plus de son éminence ; nihil sacratius. Je conclurai seulement cette étude en transcrivant les deux alphabets, celui d’Irlande et celui de Galles ; le premier remontant si bien à nos origines par ses dénominations, et le second par ses figures.

 

 

B

L

N

F

S

H

D

T

C

M

G

P

R

A

O

U

E

I

beith

luis

niou

fearn

sail

uath

duir

tinne

coll

muin

gort

pethboe

ruis

ailm

onn

ur

eadha

idho

bouleau

sorbier

frêne

aune

saule

aubépine

chêne

 

noisetier

vigne

lierre

 

sureau

sapin

genêt

bruyère

tremble

if

 

 

 

 

(7) Sur l’absence des images.

 

 

      ... Tantum terroribus addit

      Quos timeant non nosse deos. (Luc, lib. III.)

      Pavet ipse sacerdos

      Accesus, dominumque timet deprehendere luci. (Ib.)

 

Ce n’est pas seulement par son singulier attachement aux modes archaïques que le druidisme a pu se maintenir durant tant de siècles contre l’abus des images, c’est aussi par sa force naturelle de spiritualité. Il fallut la contagion apportée par les Romains, quand ils se furent glissés dans toute la Gaule, pour triompher de sa résistance sur ce point. César dit bien que cette nation avait à peu près les mêmes dieux que les autres, mais il n’aurait pu dire qu’elle en donnait à peu près les mêmes figures. On voit assez par toutes les descriptions des anciens, en même temps que par l’absence complète des débris, qu’elle n’avait d’images d’aucune sorte, ni dans ses enceintes de pierre, ni dans ses buis sacrés, et c’étaient là ses temples. Robora numinis instar, dit énergiquement Valère Maxime. Qui ne sait d’ailleurs que les Gaulois ont été aussi célèbres comme iconoclastes dans toute l’antiquité que les Perses ? Ce que dit Tacite du spiritualisme du culte germanique s’applique exactement au druidique. « La grandeur de la nature céleste leur inspire l’idée que les dieux ne doivent point être emprisonnés dans des murailles, ni représentés par aucune forme humaine. Ils consacrent des bois et des forêts, et donnent le nom des dieux à cette chose interne (secretum illud), qu’ils voient par l’effet de la piété. » Cicéron, qui accuse les Gaulois de haine à l’égard de toutes les religions de la terre, aurait donc gardé plus de vérité s’il avait dit toutes les religions à images. Quand ils se répandirent dans la Grèce, ils n’avaient pas moins de piété envers Apollon que les Grecs, et cependant ils ne craignaient pas le sacrilège en brisant partout ses statues ; car s’ils voulaient bien reconnaître ce dieu, c’était celui de l’esprit et non celui du marbre et de l’airain, si admirable que l’eût rendu l’art hellénique sous cette expression matérielle. Ils ne se permettaient que leurs vieux chênes, qui, tout en aidant leur pensée dans l’adoration et la prière, ne leur faisaient courir aucun risque de donner une figure à l’être qui n’en a point, et que l’on perd par conséquent dès qu’on veut le voir.

Il me semble que cette force de foi mérite d’autant mieux d’être admirée, que la haine des images se conciliait chez les Gaulois avec le culte des anges. On conçoit sans peine que les juifs de Moïse, avec leur religion que Dieu tout seul remplissait, se soient abstenus des statues. Comme leur dieu était sans nom, il était conséquent qu’il fût aussi sans figure ; et tant qu’ils n’eurent que ce seul objet dans l’esprit, ils durent se trouver naturellement affranchis de l’amour des images. Mais il serait presque incroyable, si la même chose ne s’était vue aussi au commencement chez les mages et chez les brahmes, que les Gaulois, entourés de cette multitude de personnes angéliques par lesquelles ils se pensaient gouvernés, aient eu dans le cœur assez de fermeté pour les adorer dans l’idée pure sans céder au besoin de s’assurer de leur existence sur des témoignages sensibles. C’est pourquoi, en prenant la question de l’idolâtrie, non point avec le tour exagéré des Pères de l’Église, mais comme servant à marquer le plus ou moins de spiritualité des diverses religions, il faut dire hardiment que jamais la condamnation des images n’a pu prouver la spiritualité du génie hébraïque comme elle le fait pour le génie celtique ; et d’autant que les anges n’ont pu entrer dans la religion d’Israël que leurs images ne soient entrées dans le temple du même coup, témoin les chérubins de l’arche et ceux de Salomon. Ainsi, non seulement la Gaule a suivi plus fidèlement que la Judée la célèbre injonction contenue dans tous les codes de Moïse : « Tu ne feras ni sculpture ni image des choses qui sont dans le ciel, ou sur la terre, ou dans les eaux sous la terre, tu ne les adoreras pas et ne leur rendras aucun culte » ; mais, vu sa mythologie, elle a eu plus de mérite à la suivre. Si Moïse avait permis aux anges de la période primitive de continuer à faire cortège à Jéhovah, comme ils l’avaient fait sous les chênes d’Abraham, et comme ils le firent toujours sous ceux des druides, qui pourrait dire si, au lieu de se tourner vers les vaines figures d’Apis ou de Moloch, les juifs, en revenant au territoire de leurs pères, ne seraient pas allés sous ces mêmes chênes déterrer les antiques idoles que, suivant la tradition, Jacob y avait enfouies ? Dès lors le dieu sans figure n’aurait-il pas fini par s’effacer dans la dévotion populaire, comme l’Aisos des Grecs, devant des puissances moins superbes, mais plus abordables et plus commodes ? C’est un danger qui ne menaçait pas moins les Gaulois, et qu’ils évitèrent en brisant les statues de Jupiter et d’Apollon, dont ils reconnaissaient l’existence, aussi résolument que les juifs celles des divinités qui leur étaient abominables. C’est ainsi que, tout en demeurant liés au berceau du genre humain par tous les fantômes de la religion primitive, ils ne cessèrent pas de se lier à son avenir par leur fidélité à ce dieu suprême, saisissable par l’esprit seul, selon l’expression de Plutarque, et que Numa s’était efforcé comme eux de faire prévaloir.

Cette foi dans l’invisible, qui est l’éternel honneur de nos pères, leur a mérité de la part des Grecs et des Romains, placés en religion à un point de vue opposé, des accusations d’impiété, fondées non seulement sur leur iconoclastie, mais sur ce qu’on leur reprochait de ne pas connaître leurs dieux : Quos timeant non nosse deos, dit Lucain. En effet, aux yeux de peuples si amateurs de la précision, ne point voir Dieu, c’était pour ainsi dire l’ignorer, tandis qu’aux yeux des Gaulois c’était seulement professer son incompréhensibilité. Cette critique était d’ailleurs la même que les païens faisaient du dieu anonyme des juifs : dedita sacris incerti Judæa dei, dit le même auteur. Ces accusations ne partaient pas seulement de la foule ; elles étaient partagées par les plus sages esprits. « Les Grecs et les nôtres, dit Cicéron dans les Lois, ont bien mieux agi que les mages ; car, pour augmenter la piété envers les dieux, ils ont voulu leur faire habiter les mêmes villes que nous. » Il fallait donc qu’il y eût là aussi quelque instinct vrai. En effet, pour être sur la grande voie de la religion, les druides, pas plus que les lévites, pas plus que les mages, n’étaient en plein dans la religion. Ce n’est point assez de donner une notion régulière de la divinité, il faut offrir de plus à la dévotion un moyen d’entrer en relation familière avec elle, sans nuire ni à la vérité ni au respect. C’est là l’écueil ; et tant que l’idée de la société parfaite avec Dieu par l’intermédiaire du type idéal de l’Homme-Dieu n’est point née, on risque toujours ou de manquer la familiarité en cherchant le respect, ou à l’inverse. Les païens pouvaient donc justement se glorifier devant les Gaulois de leur familiarité avec leur Jupiter, car ils le connaissaient assez, tant par ses images répandues en tous lieux que par les fastes de sa vie. Mais, en même temps que la vérité, le vrai respect se trouvait ainsi perdu par eux. Tandis que les Gaulois, qui gardaient le respect au lieu de la confiance, ne trouvaient que la terreur, et ils offraient du sang humain à leur redoutable maître quand ils voulaient le flatter.

 

 

 

(8) Sur le culte du chêne dans la descendance d’Abraham.

 

 

Abraham vero plantavit nemus in Bersabee et invocavit ibi nomen Domini Dei æterni. (Gen, cap. 21.)

Et tulit lapidem pergrandem, posuitque eum subter quercum quæ erat in sanctuario Domini. (Jos., cap. 24.)

Venit autem angelus domini et sedit sub quercu quæ erat in Ephra. (Jud., cap. 6.)

Ab eruntque et constituerunt regem Abimelech juxta quercum quæ stabat in Sichem (Jud., cap. 9.)

Dederunt ergo ei omnes deos alienos quos habebant et inaures quæ erant in auribus eorum ; et ille infodit ea subter quercum quæ est post urbem Sichem. (Gen., cap. 35.)

Super colles ascendebant thymiama, subtus quercum et populum et terebinthum, quia bona erat umbra ejus. (Os., cap. 4.)

Ce culte commémoratif de l’antique confraternité des nations, où tant de populations divisées trouvaient, malgré la diversité de leurs rites, un point d’alliance, a une telle importance pour notre sujet, qu’on nous saura gré de citer ici les textes relatifs à ce point d’histoire presque oublié. Voici d’abord le récit de Sozomène :

« Il est nécessaire de rapporter ce qui a été ordonné par l’empereur Constantin touchant le chêne nommé Mambré. Ce lieu, que l’on nomme maintenant Térébinthe, est à quinze stades d’Hébron, qui en est voisin au midi et à environ deux cent cinquante de Jérusalem, et il est vrai que c’est là que le Fils de Dieu apparut à Abraham avec les anges envoyés contre les Sodomites et qu’il lui annonça la naissance de son fils. Les habitants de cette région et des parties les plus reculées de la Palestine, les Phéniciens et les Arabes, célébraient en ce lieu, au temps de la moisson, une fête annuelle et splendide. Une grande multitude s’y réunit en une foire pour y vendre et y acheter ; car c’est une fête fréquentée par tous, par les Juifs pour glorifier leur père Abraham, par les gentils pour l’apparition des anges, par les chrétiens parce qu’alors apparut à ce saint homme celui qui dans les temps postérieurs s’offrit manifestement par la Vierge pour le salut du genre humain. Chacun honore ce lieu selon sa religion, les uns priant le Dieu souverain de toutes choses, les autres invoquant les anges et faisant des libations avec du vin, et sacrifiant avec de l’encens, avec un bœuf, un bouc, une brebis ou un coq. Chacun gardait ce qu’il avait de meilleur et de plus précieux, après l’avoir nourri avec soin toute l’année, afin d’en faire avec les siens, selon son vœu, un repas sacré à cette fête. Tous honorant ce lieu, pour éviter la colère de Dieu et afin qu’il ne leur arrivât aucun mal, ne s’unissaient point à leurs épouses lorsqu’ils s’y trouvaient, bien que celles-ci fussent en habits de fêtes et avec plus d’ornements qu’à l’ordinaire, et qu’elles se missent hardiment en vue ; et plus loin, bien qu’on habitât en commun les mêmes tentes, elles ne s’abandonnaient pas davantage. Ce lieu est en effet nu et uni, et il n’y a d’autres constructions que celles qui ont été faites anciennement par Abraham autour du chêne, ainsi que le puits qu’il y avait creusé. Mais dans le temps de la fête, personne n’y puisait. En effet, selon la coutume des gentils, les uns y jetaient des lampes allumées, d’autres des libations de vin, d’autres de petits gâteaux, d’autres des pièces de monnaie, des parfums, des aromates ; et par suite, l’eau, à cause du mélange de tous ces objets, paraissait gâtée et impropre à servir. Tandis que ces choses, selon la manière que nous venons de dire, étaient accomplies avec grande passion par les païens, il arriva que la belle-mère de Constantin, étant venue en ce lieu pour prier, dénonça à l’empereur ce qui s’y faisait. Celui-ci, étant informé, fut très irrité contre les évêques de Palestine de ce qu’ils avaient négligé le soin de cette affaire qui les regardait, et permis que ce lieu saint fût souillé par des sacrifices et des libations profanes. Sa pieuse réprimande se voit dans la lettre qu’il écrivit sur ce sujet à Macaire, évêque de Jérusalem, à Eusèbe Pamphile, et aux autres évêques de Palestine. Il ordonna aux évêques de Phénicie d’avoir à se réunir pour élever une église appropriée à l’antiquité et à la sainteté de ce lieu, et pour qu’après avoir renversé par ses fondements l’autel qui était là et livré au feu les statues, ils prissent garde que dorénavant on n’offrît plus en ce lieu des libations et des parfums, et que l’on n’y fît rien autrement qu’en vue d’adorer Dieu selon la loi de l’Église ; et que si quelqu’un osait revenir à la précédente coutume, les évêques le lui fissent connaître, afin qu’il fût condamné au dernier supplice. » (Soz. lib. II., cap. IV).

Voici le texte même de la lettre adressée par l’empereur à Eusèbe, et transcrite par celui-ci dans sa Vie de Constantin :

« À nous qui écrivons cette histoire, il adressa une instruction pleine de sagesse, dont le texte me paraît devoir être inséré dans le présent récit, afin que le soin et le zèle de ce prince très pieux soient bien connus. Donc, se plaignant à nous des choses qu’il avait entendues se passer dans ce lieu, il écrivit ainsi à la lettre.

» Constantin, Vainqueur, Très grand, Auguste, à Macaire et aux autres évêques de Palestine. C’est un très grand bienfait de ma belle-mère à votre égard, de nous avoir fait connaître par les lettres qu’elle nous a adressées l’aveuglement de certains hommes abominables qui était demeuré jusqu’ici caché parmi vous ; afin que le crime qui avait été longtemps négligé soit réprimé par nous avec le soin et l’attention nécessaire, bien que tardivement. Car c’est une impiété très grave que les lieux saints soient pollués par des souillures abominables. Qu’est-ce donc, mes très chers frères, qui, ayant échappé à votre surveillance, n’a pu, comme nous l’avons dit, nous être caché par notre belle-mère, à cause de son respect pour le service de Dieu ? On nous dit que le lieu nommé Près du chêne de Mambré, dans lequel nous savons qu’Abraham a habité, est souillé de toutes manières par certains hommes superstitieux. Car on nous rapporte que des idoles dignes de destruction ont été érigées près de cet arbre, qu’un autel a été élevé tout à côté, et que des sacrifices abominables y sont assidûment célébrés. Comme cela nous semble contraire à notre temps et indigne de la sainteté du lieu, que votre Révérence sache que nous avons ordonné par lettres à Acace, homme parfait, notre comte et ami, que sans retard toutes les idoles qui seront trouvées dans ce lieu soient livrées au feu et que l’autel soit renversé par sa base (χαί ό βωμόϛ εχ βαΘρων ανατραπη), et que tous ceux qui, après notre commandement, oseront commettre quelque chose d’impie en ce lieu soient livrés au supplice mérité. Nous ordonnons que ce lieu soit orné du pur édifice d’une basilique, afin qu’on en fasse une station digne des hommes pieux. S’il arrivait que quelque chose se commît contre notre ordre, qu’il en soit fait rapport sans retard par vos lettres à ma Clémence, afin que quiconque sera saisi soit frappé du dernier supplice comme coupable d’avoir violé la loi. Vous n’ignorez pas que le Dieu et Seigneur de l’univers a été vu en ce lieu par Abraham pour ta première fois et s’y est entretenu avec lui ; que là a commencé l’observation de la sainte loi ; que là, pour la première fois, le Sauveur lui-même, avec deux anges, a accordé à Abraham le bienfait de sa présence : que là, Dieu a apparu pour la première fois aux hommes ; que là, il a prophétisé à Abraham sur sa race et a rempli aussitôt sa promesse ; que là, il lui a annoncé longtemps à l’avance qu’il serait le père et la source d’un grand nombre de nations. Les choses étant ainsi, il paraît juste que ce lieu, par nos soins et diligence, soit conservé pur de toute souillure, et soit rétabli dans son ancienne sainteté, afin que dorénavant il ne s’y fasse rien que ce qui convient au culte du Dieu tout-puissant et de notre Sauveur, Seigneur de toutes choses ; ce qui sera observé par vous avec la diligence voulue, si, comme j’en ai confiance, votre Gravité désire remplir ma volonté qui dépend principalement du zèle de Dieu Que Dieu vous sauve, mes très chers frères. »

Il semble impossible de n’être pas frappé du rapport entre cette persécution contre la religion du chêne dans la Palestine et les persécutions du même genre qui allaient lui succéder contre la religion du chêne dans la Gaule. Loin d’admirer cette réunion des païens, des juifs et des chrétiens sous l’arbre antique des patriarches, et d’adoucir les anathèmes contre le polythéisme, en le prenant, comme l’indique Sozomène, pour le culte primitif des anges, l’Église, dans la ferveur de sa nouveauté, ne devait considérer la pierre sacrée d’Abraham que comme un autel abominable.

 

 

 

(9) Sur les pierres levées des Hébreux.

 

 

Il n’est pas possible que toutes les pierres druidiques aient été des autels. Il y en a un grand nombre dont la figure, la disposition, le rassemblement, ne permettent pas de le penser. Ainsi, dans certains cas, ces pierres devaient avoir une autre destination que celle de servir à la liturgie ; et si nous avions par la voie des druides des monuments écrits, comme nous en avons par celle des Hébreux, nous y trouverions sans aucun doute les éclaircissements nécessaires sur cette diversité. Mais si la Gaule, comme ayant gardé plus longtemps qu’aucune autre nation l’usage de ces constructions primitives, en offre naturellement à nos yeux un plus grand nombre que tout autre territoire, ce n’est pourtant point elle qui peut nous fournir les données les plus propres à les faire connaître. Elle nous montre de tous côtés ces pierres vénérables, mais avec un geste silencieux. Elle ne nous permet pas de douter que ce ne soient des monuments, mais elle ne nous explique pas ce qu’ils disent. En vain essaierait-on de lui adresser au sujet de ses menhirs, de ses cromlechs, de ses cairns, de ses dolmens, la célèbre parole de l’Écriture : Quid sibi volunt isti lapides ? Personne n’a qualité pour répondre ; sa tradition est sans voix, et ses seuls livres sont ces masses elles-mêmes.

Il en est tout autrement dans la tradition hébraïque. C’est là en effet que le célèbre Quia sibi volunt isti lapides trouve sa réponse. Au passage du Jourdain, Josué fait prendre dans le lit du torrent douze pierres brutes que l’on érige sur le sol dans l’emplacement du camp, en monument commémoratif de l’évènement, et il dit aux tribus : « Quand demain vos fils vous interrogeront, disant que se veulent ces pierres ? vous leur répondrez : Les eaux du Jourdain se sont séchées devant l’arche d’alliance du Seigneur à son passage : c’est pourquoi ces pierres ont été posées en monument des fils d’Israël pour toujours. » (Jos, ch. 4.) Ainsi voilà l’histoire écrite d’un cromlech. Bien que la tradition druidique soit muette, il semble donc que l’on puisse jusqu’à un certain point la ranimer en appelant à l’aide les témoignages qui se rencontrent dans la ligne collatérale touchant les constructions analogues qui s’y observent. Où les lumières directes font défaut, il faut bien savoir se contenter des réfléchies.

Ainsi quelquefois les pierres levées, au lieu de former des autels, étaient simplement des monuments commémoratifs. Dans le lit même du Jourdain, s’élevait une construction toute semblable à celle que l’on avait érigée sur l’emplacement du camp, et la tradition lui donnait la même origine. « Josué, dit le texte, posa douze autres pierres dans le lit du Jourdain, au lieu où s’étaient arrêtés les prêtres qui portaient l’arche d’alliance, et elles y sont encore aujourd’hui. » (Ibid.) Les pierres dressées dans une telle intention n’étaient pas toujours aussi nombreuses que dans les monuments de Josué. Souvent on se contentait d’une seule pierre dressée dans le sens de sa longueur, comme les menhirs celtiques. C’est ce qui se voit par l’action de Samuel à la bataille de Masphath, où les Philistins effrayés par les tonnerres de Jéhovah furent mis en fuite et massacrés. « Samuel prit une pierre et la posa entre Masphath et Sen, et donna pour nom à ce lieu : La pierre du secours, et il dit : le Seigneur nous a secourus jusqu’à cet endroit. » (Rois, ch. 7.) C’étaient bien là, selon l’expression du texte sacré, des monuments faits pour durer éternellement, car ils ne pouvaient tenter l’avidité de personne, et il n’aurait pas fallu moins de peine pour les détruire qu’il n’en avait fallu pour les élever. On leur donnait, comme on l’a déjà vu par l’exemple de Jacob, un nom étymologique tiré de l’évènement qu’ils devaient rappeler, et la mémoire populaire en perpétuant le nom perpétuait par là même l’histoire.

D’autres fois, les pierres servaient de contrats. C’étaient, si l’on peut ainsi dire, des signatures ineffaçables déposées à la surface de la terre, et dont le sens se conservait aussi par le nom qui s’y attachait dans la langue du pays. Tel était le caractère du monolithe que Josué avait fait élever sous le chêne sacré de Sichem, à côté de l’autel d’Abraham. Il était destiné à consacrer le serment que les tribus avaient fait par leurs délégués, dans une assemblée solennelle, de ne servir d’autre dieu que Jéhovah. « Et il prit une pierre très grande, et il la posa sous le chêne qui était dans le sanctuaire du Seigneur, et il dit à tout le peuple : Voici, cette pierre vous sera un témoignage parce qu’elle a entendu toutes les paroles que Dieu vous a dites, de peur que plus tard vous ne vouliez nier et mentir au Seigneur votre Dieu, » (Jos. c. 24.) Le système de ces constructions n’était pas toujours le même. Au lieu d’être monolithiques, elles se composaient quelquefois d’un amas de pierres. On en voit aussi un exemple dans l’histoire de Josué ; c’est l’autel que les tribus placées à la droite du Jourdain avaient élevé sur les bords de cette rivière. « Quand ils furent arrivés aux tumulus du Jourdain, dans la terre de Chanaan, ils construisirent près du Jourdain un autel d’une hauteur immense. » (Jos. c. 22.) Puisque ces tribus étaient placées sous Josué et suivaient les rites de Moïse, il va sans dire que leur autel était de pierres brutes. Or, voici ce qu’elles répondent aux tribus de la rive gauche effrayées de ce monument qu’elles prennent pour un autel rival : « Nous n’avons pas construit cet autel dans une autre pensée et dessein que pour dire : Demain vos fils diront à nos fils : Qu’y a-t-il entre vous et le Seigneur Dieu d’Israël ? Le Seigneur a posé pour limite entre nous et vous, ô fils de Ruben et fils de Gad, le fleuve du Jourdain ; par conséquent, vous n’avez point de part dans le Seigneur. Mais nous avons mieux pensé et nous avons dit : Élevons-nous un autel, non pour les holocaustes, non pour offrir des victimes, mais pour servir de témoignage entre nous et vous, entre notre descendance et la vôtre, que nous servons le Seigneur et qu’il est de notre droit de lui offrir des holocaustes, des victimes et des hosties de paix ; et demain vos fils ne diront pas à nos fils : Vous n’avez point de part dans le Seigneur. Car s’ils veulent le dire, nos fils leur répondront : Voici l’autel du Seigneur que nos pères ont élevé, non pour les holocaustes et le sacrifice, mais pour notre témoignage et le vôtre. » (Jos. 22.) Le grand prêtre et les délégués des dix tribus acceptent cette déclaration, et d’un commun accord le monument se perpétue comme une reconnaissance du droit religieux de la rive gauche. Enfin, je citerai encore un dernier exemple pris de l’histoire de Jacob, et d’autant plus important qu’il nous montre que ce même système de construction était en usage chez les pasteurs du cours supérieur de l’Euphrate, dans la ligne collatérale à Israël, d’où l’on peut sans doute conclure à la souche primitive. Lorsque Laban, ayant atteint Jacob dans sa fuite, consent à faire alliance avec lui, c’est avec des pierres que le traité se signe. Jacob érige un menhir, tandis que Laban et ses fils construisent un dolmen ou un tumulus. « Jacob prit donc une pierre et il l’éleva en monument ; et il dit à ses frères : Apportez des pierres ; et ils prirent des pierres, et ils firent un tumulus, et ils mangèrent dessus. Laban l’appela Jegar-chadoutha (le Monceau du témoin), et Jacob l’appela Gal-aad (le Monceau du témoignage), chacun selon sa langue. » (Gen. ch. 31.)

Bochart dit sur ce passage : « Il n’y a point de mot plus usité chez les Hébreux que le mot gal pour indiquer un amas de pierres : de là le nom de Galaad donné à une montagne célèbre de la terre de Chanaan. » (L IV, c. 8.) C’est de là aussi que venait le nom de gal-gal, monceau-monceau, donné à l’emplacement sur lequel se voyaient les douze pierres attribuées à Josué ; et celui même de la Galilée, de gal-il, monceau-limite. Toutefois il est assez difficile de déterminer précisément ce qu’était le Gal. Il n’est guère douteux que celui de Josué ne fût un cromlech : les pierres y étaient posées de manière à rappeler l’ordonnance des douze lévites qui tenaient l’arche au milieu du fleuve. « Commande-leur d’emporter du milieu du lit du Jourdain, à l’endroit où les pieds des prêtres se sont arrêtés, douze pierres très dures que vous poserez sur l’emplacement du camp où vous aurez fixé vos tentes cette nuit. » (Jos. c. 4.) Mais le gal de Jacob était tout autre, puisqu’il formait une seule masse sur laquelle on mangeait. Cette circonstance porterait à penser que ce devait être ce que l’on nomme dans l’archéologie celtique un dol-men, c’est-à-dire une table de pierre. Le dolmen proprement dit était en effet très bien connu chez les juifs. Rabbi-Nathan dit : « Les autels à Mercure étaient disposés de manière qu’une pierre en couvrait deux ; une d’un côté, une de l’autre, enfoncées en terre, et une troisième par-dessus ; unus hinc, alter illinc tertia super. » Un autre rabbin, cité par Drusius, dans le Sepher achmana, dit de même : « Le Merkoles était composé de deux pierres surmontées par une troisième qui les réunissait. » Il est peut-être permis de soupçonner ces rabbins de s’être trompés sur les noms en prenant ces tables ou, comme ils les nomment, ces merkoles, pour les monuments de Mercure ; mais leur témoignage est parfaitement suffisant pour prouver l’existence chez les Hébreux de ce genre particulier de construction.

Les Hébreux n’en possédaient pas moins les amas de pierres si connus aussi dans les antiquités celtiques sous le nom de carn ou tumulus, et que les Latins ont particulièrement désignés sous le nom de monceaux de Mercure : c’est ce qu’ils appelaient margemah. Les Proverbes de Salomon offrent à leur égard un document précieux : « Comme celui qui ajoute une pierre au Margemah, ainsi est celui qui rend honneur à l’insensé. » (Prov. cap. 26.) Il existait donc pour le Margemah le même usage que dans la Gaule pour les tumulus consacrés à Mercure ; et aussi la Vulgate traduit-elle ce mot par celui d’acervus Mercurii. Chacun, en passant, par dévotion, ajoutait une pierre au Margemah, comme on le faisait aussi pour les monceaux de Mercure ; et de là, les dimensions énormes qu’atteignaient parfois ces Monuments soumis à une loi de croissance perpétuelle.

Il y a des exemples que ces diverses espèces de monuments aient servi à indiquer des sépultures. Ainsi pour les tumulus, on trouve mention dans l’histoire de Josué de deux monuments de ce genre, l’un dans la vallée d’Achor, l’autre dans les environs d’Hébal, dont la tradition attribuait l’origine à des lapidations ordonnées par ce conquérant ; ce qui marque bien qu’ils se composaient, comme les carns celtiques, d’un amas de petites pierres. Après l’anathème porté contre Jéricho, un homme qui avait gardé quelque chose du butin est mis à mort avec toute sa famille et tout son bétail. « Josué dit : Parce que tu nous as troublés, le Seigneur te troublera en ce jour. Et tout Israël le lapida, et tout ce qui était à lui fut livré au feu ; et l’on réunit sur lui un grand monceau de pierres qui subsiste encore aujourd’hui. » (Jos, ch. 7.) À la prise de Haï, on enterre le roi, après l’avoir crucifié, sous un morceau semblable. « Josué ordonna et l’on ôta son cadavre de la croix, et on le jeta à l’entrée de la ville, après avoir rassemblé sur lui un grand monceau de pierres qui subsiste encore aujourd’hui. » (Ib. ch. 8.) N’oublions pas en passant la belle expression de l’écrivain sur cette même ville de Haï : « Et il ruina la ville, et il en fit un tumulus éternel. » Cet usage durait sous la monarchie, car la sépulture d’Absalon était signalée par un monument du même genre. « Ils prirent Absalon, et ils l’enterrèrent dans le bois dans une grande fosse, et ils apportèrent sur lui un très grand monceau de pierres. » (II Rois, c. 18.) On doit remarquer que, dans les exemples que nous venons de citer, les tumulus, au lieu de former des monuments d’honneur comme chez tant d’autres peuples, en forment tout au contraire d’infamie. Faut-il en conclure qu’il en était toujours ainsi, soit que ces constructions eussent eu effectivement pour origine des lapidations, genre de supplice si ordinaire chez les Hébreux, soit que la prévalence d’une autre espèce de monuments funéraires eût fini par faire tomber ceux-ci dans le décri ? Ce qui s’est passé dans le christianisme à l’égard des tumulus celtiques pourrait peut-être servir de justification à la seconde hypothèse, si l’on osait l’accepter. « Les carns, dit Strutt, étaient anciennement les tombeaux des hommes les plus illustres ; mais depuis l’introduction du christianisme, ils sont devenus des monuments de honte. » Quoi qu’il en soit, il est certain que les sépultures sacrées, au moins dans certains cas, se caractérisaient autrement. Telle était celle de Rachel, faite d’une pierre verticale. « Rachel mourut donc et fut ensevelie sur le chemin qui conduit à Ephrata, c’est-à-dire Bethleem ; et Jacob éleva une pierre sur sa sépulture, et c’est la pierre du monument de Rachel qui subsiste encore aujourd’hui. » (Gen., ch. 35.) D’après ce témoignage parfaitement digne de foi, puisque le narrateur parle d’un fait public et contemporain, le monument considéré comme la sépulture de Rachel était donc, de son temps, une simple aiguille de pierre, un menhir. Le nom qu’il emploie est en effet le même dont il se sert pour la pierre du Témoignage de Bethel, ce qui achève de préciser le fait. Mais dans les temps postérieurs, soit que la piété des Israélites se fût complue à augmenter le monument primitif, soit plutôt que la mémoire s’en étant perdue, on l’eût confondu avec un autre, ce fut à une construction analogue au cromlech de Josué que s’appliqua le nom de Tombeau de Rachel. C’est ce que nous apprend Benjamin de Tudèle : « Le monument de Rachel, dit-il dans son itinéraire, était formé de douze pierres qui désignaient les douze enfants de Jacob. » Brocard, dans sa Description de la Terre-Sainte, en donne une définition un peu différente. « On avait, dit-il, placé sur ce tombeau une pyramide, et à sa base, douze grandes pierres selon l’ordre des noms des enfants de Jacob. » Ou retrouve aussi dans notre Occident des monuments de ce genre, soit qu’il faille entendre, par la pyramide dont parle le voyageur, un tertre ou un monolithe plus élevé que le cercle d’alentour. Quelquefois les monolithes étaient employés pour fermer l’orifice d’une fosse dans laquelle étaient déposés les restes du mort. Tel était le récit que faisait la tradition des cinq monolithes qui se voyaient près de Maceda. On les regardait comme la sépulture des cinq rois mis à mort par Josué, après la fameuse bataille où il avait arrêté le soleil. « Au coucher du soleil, il ordonna à ses compagnons de les ôter de la potence ; et ceux-ci, les ayant ôtés, les jetèrent dans la caverne où ils s’étaient cachés, et ils posèrent sur l’ouverture d’immenses rochers qui subsistent encore aujourd’hui. » (Jos. c. 10.) Rappelons aussi le rôle d’un monolithe du même genre dans l’histoire de la résurrection de Jésus. Mais le monument funéraire le plus ordinaire était sans doute la pierre levée, car on voit que c’est le mode que les Juifs ont emporté avec eux dans leur dispersion. Leurs cimetières se distinguent partout à première vue de ceux des chrétiens, en ce que les dalles, au lieu d’être couchées à plat sont verticales. C’est un usage qui tire son précédent de l’antique sépulture de la fille de Laban.

Il est vraisemblable que les pierres levées ont dû, dans certaines circonstances, servir chez les Hébreux, comme chez les peuples d’Occident, de monuments pour les frontières. On sait qu’ils limitaient leurs champs par des bornes, et de là à limiter d’une manière analogue les territoires il n’y a qu’un pas. On trouve dans le monolithe dressé par Jacob, dans son démêlé avec Laban, un indice de cet emploi. « Voici, dit Laban, ce morceau et cette pierre que j’ai élevés entre moi et toi seront témoins. Que ce monceau, dis-je, et cette pierre soient en témoignage, si moi je passe outre, allant vers toi, où que toi tu passes outre, pensant à mal contre moi. » (Gen., c. 31.) C’est bien le caractère d’une borne-frontière. Dans le partage du territoire de Chanaan, on voit aussi qu’une des limites de la tribu de Juda est formée par une pierre dite la pierre de Boen, fils de Ruben. Quand il n’y a pas d’accident naturel qui puisse servir de division, le mieux en effet est de lever une pierre, d’autant que ce signe, tout en demeurant en place comme celui de la nature, a sur celui-ci l’avantage de faire foi par lui-même.

Il y a lieu de penser qu’outre une partie de ces monuments, il s’en trouve sur la terre antique d’Abraham une multitude d’autres dont il n’est pas fait mention dans les livres. Ils reparaîtront quand il sera permis aux voyageurs d’explorer de nouveau en liberté ces contrées non moins recommandables à l’archéologie qu’à la religion, et ces pierres aujourd’hui perdues s’éclaireront l’une l’autre. Guidée par les textes sacrés, la science se créera sur ce terrain de riches études. Ce n’est pas qu’une critique sévère soit obligée d’accepter à la lettre tous les témoignages qui s’offrent à cet égard. Ces témoignages appartiennent à une époque éloignée des évènements, et par conséquent rien n’assure qu’ils soient sans faute. Il est à la rigueur possible que la caste sacerdotale ait profité, au retour d’Égypte, des monuments qu’avait laissés sur le sol la colonie d’Abraham, pour y rattacher par des déterminations arbitraires les faits principaux de l’histoire antérieure, et par conséquent il n’y a pas de certitude sur l’explication donnée de chacun de ces monuments en particulier. Il est bien probable en effet que, durant quatre siècles de séjour en Égypte, le souvenir des constructions abandonnées derrière eux par les émigrants avait dû finir par s’éteindre. Mais il est à considérer d’un autre côté que les tribus de la même famille demeurées pendant ce temps dans le Chanaan, n’ayant pas cessé d’avoir sous les yeux ces pierres vénérées, avaient dû conserver leurs noms et par conséquent leur histoire. Il n’est donc pas impossible non plus que les informations contenues dans les livres hébreux soient exactes. Au surplus, cette difficulté même n’ôte pas beaucoup à l’importance des textes. L’usage de l’architecture primitive ayant repris en Judée au retour d’Égypte, et s’y étant soutenu jusqu’à l’époque des rois, la tradition ne pouvait rien inventer à cet égard qui ne fût conforme à ce que l’on savait généralement, et c’est là l’essentiel. Quelle que fût la véritable origine du menhir de la route d’Ephrata, il est évident qu’on ne se serait jamais avisé d’en faire le tombeau de Rachel, si, à l’époque où le livre qui renferme ce document s’est écrit, tout le monde n’avait su que c’était une ancienne coutume de marquer ainsi les tombeaux.

Ce qui caractérise la Gaule, ce n’est donc pas d’avoir élevé des monuments de pierre brute, mais de n’avoir jamais eu d’autre système d’architecture que celui-là. De ce que ce mode, à la fois si simple et si grandiose, d’écrire des témoignages à la surface de la terre avait pris naissance dès le berceau des nations, il résultait naturellement qu’il avait dû se propager de là en tous sens par les migrations ; et ainsi il n’y aurait point à s’étonner qu’il eût été en usage chez les premiers Gaulois comme chez les premiers Israélites. Il n’était proprement ni hébraïque ni druidique, mais bien plutôt védique, en donnant à ce mot toute sa profondeur ; ou autrement encore, pour prendre les noms bibliques, il venait de Noé, et appartenait en conséquence à tous ses enfants. Mais que cette architecture primitive se soit conservée inaltérablement dans la descendance d’Askhenaz, malgré la puissance, le faste, l’industrie de cette race généreuse, c’est un trait véritablement singulier et qui ne peut s’expliquer que par une disposition spéciale. Sans doute cette architecture ne put manquer d’éprouver du développement, et les monuments ne manquent pas pour en faire foi ; mais le style, malgré les siècles, ne change pas. Jacob lève une pierre, y verse des libations et la consacre à Dieu : voilà un ex voto. En principe, les cercles et les alignements de menhirs les plus magnifiques ne sont pas autre chose. Les monolithes sont plus grands, il faut pour les transporter et les dresser plus de main-d’œuvre, mais au fond le dessein est le même et la forme aussi. Que la dévotion des enfants de Jacob, au lieu de se tourner en définitive vers l’art de l’étranger, se fût complue à ajouter graduellement, peut-être de solennité en solennité, de nouveaux monuments à la suite de celui de leur père, en ce lieu sacré qu’il avait nommé la Porte du ciel et la Maison de Dieu, il n’aurait fallu que l’espace d’une dizaine de siècles pour que l’on vît à Bethel des constructions aussi prodigieuses et aussi imposantes que les sublimes colonnades de Carnac. Ici, comme dans les grands phénomènes de la géologie, le gigantesque n’est rien, car c’est au temps qu’on doit en faire honneur. C’est le principe tout nu qu’il faut considérer, et, pour l’architecture en question, c’est la vie des pasteurs qui nous le livre.

 

 

 

(10) Sur quelques suites de la familiarité avec la mort.

 

 

« Supplicia eorum qui aut infurto aut latrocinio aut aliqua, noxa sunt comprehensi, gratiora diis immortalibus esse arbitrant. » (De Bell. Gall., lib. III.)

César termine sa déclaration par un mot tout opposé. Il dit que lorsqu’on manquait de condamnés, on avait recours à des victimes innocentes. Etiam ad innocentium supplicia descendunt. C’est le seul argument sur lequel on ait pu se fonder pour accuser un sacerdoce dont toute l’antiquité s’est plu à célébrer la sagesse et la justice, de s’être imaginé de flatter les dieux en commettant sur leurs autels des assassinats. Ainsi ces mêmes dieux, qui n’aimaient le sang du coupable qu’en proportion de sa culpabilité, se seraient accommodés aussi de celui de l’innocent ; la liturgie n’aurait servi qu’à symboliser aux yeux des peuples l’injustice et la violence portées à leur dernier excès ; enfin, le corps sacré des druides se serait fait un devoir d’outrager dans ses actes les plus solennels cette belle formule dans laquelle, selon Diogène, se résumaient toutes ses leçons : Adorer les dieux, ne point faire de mal, exercer la magnanimité. Non, de telles inconséquences ne sont point vraies. Si le mot de César doit être pris comme l’ont fait les ennemis des druides, il n’a pu avoir pour fondement que des abus isolés, grossis par des voix hostiles et desquels le druidisme ne répond pas. Mais il est infiniment plus vraisemblable qu’il faille entendre ici par le mot d’innocents les victimes volontaires ; ce qui ouvre une tout autre question. Les Romains ne connaissaient que leurs deux Decius ; tandis que les Gaulois virent continuellement de ces hommes héroïques qui se dévouaient solennellement, en vue du ciel, pour l’édification et le salut des autres.

Il ne faut cependant pas se dissimuler que le mot de César a pu s’appliquer aussi, dans certaines circonstances, à des captifs. Les Gaulois dévouaient effectivement au dieu des armées, de la même manière que les Hébreux, les ennemis de leur nationalité. Après la victoire, sur le théâtre même de la lutte, ils en faisaient d’immenses holocaustes. La forme de l’anathème était toute semblable, et en lisant le récit des exterminations dans le Chanaan, on pourrait se croire avec des Gaulois. Hommes et animaux, le sacrifice embrassait tout ce qui avait vie, et l’incendie du butin accompagnait comme un encens l’offrande du sang. Que l’on compare la prise d’Amalec ou de Jéricho avec la prise du camp de Cépion. « Ils tuèrent, dit Josué, tout ce qui était dans la ville, depuis l’homme jusqu’à la femme, depuis l’enfant jusqu’au vieillard ; ils frappèrent avec le glaive les bœufs, les ânes et les moutons. Ils incendièrent la ville et tout ce qu’elle contenait, excepté l’or, l’argent, les vases d’airain et le fer, qu’ils consacrèrent dans le trésor du Seigneur. » Ainsi, comme les Hébreux mettaient quelquefois en réserve, pour en faire un sacrifice particulier, des prisonniers de choix, il ne serait pas impossible que la même pratique eût existé chez les Gaulois, dont le droit de guerre n’était sans doute pas moins barbare que celui de Moïse, de Josué, même de Saül. Il n’y a qu’à transporter à un druide l’action de Samuel à l’égard du roi que Saül avait fait prisonnier dans Amalec, et l’on aura parfaitement l’idée du sacrifice opéré sur la personne d’un captif. « Samuel lui dit : Comme ton épée a rendu les mères sans enfants, ainsi sera ta mère entre toutes les femmes. Et Samuel le coupa en morceaux devant le Seigneur dans Galgala. » Peut-être même, ce qui mettrait sans doute à cette scène la dernière touche, la solennité se passa-t-elle dans l’enceinte du Gal-Gal de Josué, près duquel s’était bâtie la ville qui en tirait son nom. Toutefois on ne jugerait pas avec pleine justice de ce cruel droit de la guerre si l’on ne tenait compte de la différence de la guerre dans les temps anciens et dans les nôtres. Si, pour porter atteinte à la vie d’un citoyen, on méritait la mort, pour commettre le même crime à l’égard de tout un peuple, on la méritait bien davantage. Tout étranger saisi les armes à la main devait être considéré comme criminel, et son supplice, pour affliger l’humanité, n’offensait pourtant en rien l’idée du juste. D’ailleurs les Romains n’en faisaient pas d’autre, sauf que c’était à la gloire des triomphateurs, et non à celle des dieux, qu’ils immolaient leurs captifs.

Au surplus, si, dans l’absence de la charité, la familiarité avec la mort pouvait conduire à de déplorables excès, il y avait sans doute bien des compensations. On peut s’en faire une sorte d’aperçu par ce qui se voit encore aujourd’hui chez les Bretons. Malgré la présence d’un si fervent catholicisme, cette familiarité a résisté ; c’est une tradition de sentiment que l’invasion des doctrines romaines n’a pu tout à fait empêcher de se perpétuer dans les cœurs, et qui se témoigne par mille traits singuliers qu’on chercherait vainement ailleurs. Je n’en citerai que deux, une chanson et une pratique dévote, qui me semblent assez caractéristiques.

Tout le monde connaît la ballade devenue si célèbre sous le nom de Lénore. Elle est répandue non seulement dans toute la France, mais dans toute l’Europe, en Allemagne, en Grèce, en Scandinavie. C’est l’histoire d’une jeune fille qui est enlevée à cheval par un mort, et l’effet poétique qui se développe graduellement est fondé sur l’effroi que doit inspirer le séjour où arrive finalement la fiancée. C’est le contraste entre la condition des morts et celle des vivants. Or, voici la version bien différente à cet égard qui se chante en Bretagne, où M. de La Villemarqué la dit très populaire :

« Le hibou fuyait, en criant, au-devant d’eux, aussi bien que les animaux sauvages effrayés du bruit qu’ils faisaient.

» Que ton cheval est souple et ton armure brillante ! je te trouve bien grandi, mon frère de lait !

» Je te trouve bien beau ! Est-il encore loin, ton manoir ?... Tiens-moi bien toujours, ma sœur ; nous voici tout près. N’entends-tu pas les sons perçants des gais ménétriers de nos noces ?

» Il n’avait pas fini de parler que son cheval s’arrêta tout à coup ; et il frémit et il hennit fortement ;

» Et ils se trouvèrent dans une île où une foule de gens dansaient ;

» Où des garçons et de belles jeunes filles, se tenant par la main, s’ébattaient.

» Tout autour des arbres verts, chargés de pommes, et derrière, le soleil levant sur les montagnes.

» Une petite fontaine claire y coulait ; des âmes y buvant revenaient à la vie.

» La mère de Gwenola était avec elles et ses deux sœurs aussi : ce n’étaient là que plaisirs, chansons et cris de joie.

» Le lendemain matin, au lever du soleil, des jeunes filles portaient le corps sans tache de la petite Gwenola de l’église blanche à la tombe. »

Voilà assurément un paradis tout druidique : c’est la vie, le mariage, les chansons, même une trace des eaux du Léthé et du retour successif à l’existence de la terre. Tandis qu’à l’église, les prêtres, en habit de deuil, récitent sur le cadavre leurs chants lugubres, l’âme, bien éloignée de cette affliction, s’agite et s’évertue dans un monde nouveau.

Voici maintenant l’autre trait. Dans un voyage en Bretagne, arrivé à Saint-Pol de Léon, j’entre à l’église ; de petites boîtes, ouvertes par devant, et posées çà et là, sur les chaises, sur les corniches, frappent mes yeux. Je m’approche : dans chacune était une tête de mort. La première que je pris était celle d’une jeune personne de la ville, morte depuis dix-huit mois seulement. L’absente se rappelait au souvenir de ceux qui l’avaient connue, qui avaient vécu avec elle, qui, la veille, pour ainsi dire, l’avaient vue au bal, et leur demandait des prières. Sauf les formes devenues plus âpres, c’était toujours l’urne antique avec les blancs ossements. Quelle énergie dans une telle coutume ! et que le sentiment qui l’entretient ressemble peu à la pusillanimité qui s’est développée touchant les morts dans tout le reste de la chrétienté !

 

 

 

(11) Sur l’indifférence à l’égard des cadavres.

 

 

Les sculptures en question ont été gravées dans les Antiquités de Montfaucon.

Quant au texte de cette belle épitaphe, le voici tel qu’il se lit dans le recueil de Gruter :

 

          SI ABSIT CINIS HAC IN URNA

          TUM SPIRITUM CERNE IN CUJUS SALUTEZ

          NIHIL TEMERE DICTUZ EST.

 

Rome qui, dans sa manière grossière d’entendre la résurrection, prétendait enchaîner les âmes aux cadavres par un mariage indissoluble, et même, dans le commencement, les faire dormir jusqu’au dernier jour avec ces mêmes matières, dans la paix affreuse des charniers, devait naturellement viser à une préservation aussi parfaite que possible des reliques. Les momies de l’Égypte, qui ont eu vraisemblablement à l’origine tant d’influence sur le dogme de la résurrection universelle, auraient naturellement formé son idéal. Aussi les a-t-elle imitées autant que possible pour les restes des saints. Elle ne décernait le bûcher qu’aux hommes qu’elle prétendait punir en leur ôtant jusqu’à la consolation d’un cadavre. Mais les populations gauloises, mieux enfarinées dans leurs traditions que ne pouvaient l’être les populations païennes qui ne s’y attachaient point par des côtés aussi sérieux, tinrent bon longtemps contre ces importations de l’étranger, malgré leur sympathie pour tant de vérités nouvelles qui s’y joignaient ; et en dépit des anathèmes du clergé, dans certains diocèses moins tourmentés que les autres par la milice de Rome, on voit trace jusque dans le onzième siècle de la coutume de brûler les morts, tant elle était tenace au fond. « Que nul ne se permette, est-il écrit dans des décrétales de S. Éloi, de déposer les corps sur le bûcher. »

 

 

 

(12) Sur quelques termes mythologiques.

 

 

Ce passage est tiré du poème intitulé Cad-Goddeu (combat des arbres).

Le bouleau, bedw, paraît symboliser le phallus, l’énergie génératrice. Les poésies bardiques offrent même ce mot dans le sens le plus grossier ; le bouleau était d’ailleurs l’arbre de mai, ce débris si longtemps conservé du culte druidique. Math : c’est la puissance de la nature. On la retrouve, sous le nom de Meth, chez les Égyptiens, et de Métis dans les poésies orphiques. Και Μητιϛ πρωτοϛ Γενετωρ     (Orph., frag. 6). Gwyddon est bien connu : c’est l’Hermès druidique. Dylan est le Noé ou le Deucalion de la tradition gauloise. Quant au serpent, c’est le symbole mystique des druides, des distributeurs du breuvage de vie et de santé ; et de là peut-être le serpent d’Esculape.

 

 

 

(13) Sur les éclats de la doctrine des migrations.

 

 

Abred, du dialecte gallois, fait Aberes dans le dialecte breton ; et ce mot si fondamental dans la théologie druidique ramène naturellement à l’esprit le nom d’Abaris, consigné dans Hérodote, dans Pindare, dans Hécatée, comme celui d’un prêtre gaulois qui serait venu en Grèce, dans les temps reculés, renouveler la lointaine alliance des deux races, dont il se conservait dans les cérémonies de Délos de si frappants témoignages. Il n’est peut-être pas absolument hasardé de voir dans ce nom d’Abaris, comme l’a proposé Davies, non point tant un personnage déterminé qu’un représentant de la grande doctrine de l’Aberes, qui, par Pythagore, devait faire tant de chemin chez les Grecs. Mais il est assurément plus naturel de rapporter le nom d’Abaris au radical d’Aberes dans son sens direct, c’est-à-dire d’y voir tout simplement un surnom de voyageur ou de nomade ; peut-être même un surnom général de nation. On voit en effet le nom général d’Abros employé chez les Grecs comme synonyme de celui de Cimmérien. Αβροι Κιμβροι, ωϛ τινεϛ φασι, Χιμμεριοι (Steph. Bys). Si les Grecs avaient voulu surnommer un philosophe d’après sa doctrine, ils auraient sans doute tiré de leur propre langue le surnom.

Quoi qu’il en soit, la doctrine de l’Aberes était vraisemblablement un des principaux fruits dont la possession était attachée à la plante sacrée. Si cette plante, comme il paraît permis de le penser, formait un symbole quelconque du principe de l’individuation, elle ne pouvait manquer par là même d’ouvrir les secrets de la naissance et de la mort. Aussi est-il bien remarquable de voir Virgile, dans la partie de son poème qu’il a consacrée à l’histoire des âmes avant et après la vie, faire précisément appel au symbole druidique, au gui de chêne. À la vérité, il use de ménagement ; il semble craindre de faire une profession trop explicite ; il se contente de dire que le rameau désigné par la Sybille comme devant donner entrée dans le monde invisible était semblable au gui.

 

          Sed non ante datur telluris operta subire,

          Auricomos quam quis decerpserit arbore fœtus.

 

Ce ne serait pas assez d’indiquer que le mystérieux rameau était semblable au gui, le poète ajoute qu’il se trouvait sur un chêne, au milieu d’une forêt ; et c’est une concordance trop formelle avec le symbole druidique pour qu’il soit possible de la supposer fortuite.

 

          Quale solet sylvis, brumali frigore, viscum

          Fronde virere nova, quod non sua seminat arbos,

          Et croceo fœtu teretes circumdare truncos ;

          Talis erat species auri frondentis opaca

          Ilice.

 

Il n’y a pas jusqu’à la qualification de rameau d’or donnée par le poète au rameau sibyllin qui ne se rattache peut-être à la même source. On sait que les mages, pour glorifier le leur, lui décernaient continuellement ce titre, et il n’est pas improbable que les druides, qui ne se servaient pour toucher à leur gui que d’un instrument d’or, l’aient célébré dans leurs hymnes par le même nom. On en trouve même une preuve formelle dans Taliesin. Il donne au gui le nom de pren pur aur, rameau d’or pur. Ainsi dans le poème intitulé Kadeir Taliesin : « Le don de Dowydd, le rameau d’or pur, qui prend une vertu fécondante quand ce brasseur qui préside à la chaudière des cinq plantes l’a fait bouillir. »

Il ne serait donc pas impossible que lorsqu’on attribue le sixième livre de l’Énéide à l’inspiration exclusive de Pythagore, on fût au fond dans une erreur du même genre que lorsqu’on attribue à l’inspiration de ce philosophe les lois de Numa. Le poète n’aurait pu, sans anachronisme, mettre sous le patronage de la conductrice d’Énée des idées qui n’auraient appartenu qu’à Pythagore. Il y a donc plutôt lieu de penser que Virgile avait réellement fait appel à la tradition des sybilles, ce qui aurait été, à certains égards, rentrer précisément dans celle des druides ; et d’autant que, selon Strabon, il y avait une ancienne colonie gauloise à l’endroit même que le poète donne pour résidence à sa sybille.

Assurément, ce point de vue n’est juste que si on le prend avec beaucoup de mesure : c’est une glace qui se rompt si l’on y appuie. Ainsi, pour ne citer qu’un seul point, rien n’est plus manifeste que la dissidence des deux leçons sur la théorie de la préexistence. Virgile n’y est d’accord avec la pensée druidique que dans sa tendance la plus générale.

 

          Lethœum ad fluvium deus evocat agmine magno,

          Scilicet immemores supera ut convexa revisant,

          Rursus et incipiant in corpora velle reverti.

 

Les druides, qui ne connaissaient ni les ombres, ni ces demeures souterraines, n’auraient nullement accepté la fantasmagorie du poète latin ; et même, selon Lucain, leur doctrine en eût été, au moins en ce qui concerne la forme, la stricte négation.

 

                                                    Vobis auctoribus, umbræ

          Non Tacitas Erebi sedes, Ditisque profundi

          Pallida regna petunt.

 

Mais l’accord général suffit. Et aussi est-il juste de reconnaître que c’eût été, pour Virgile, une action trop hardie que d’oser nier dans Rome la réalité des enfers. C’eût été proclamer, en face de la religion du Capitole, celle de la Gaule. Tout au plus pouvait-il être permis au poète de s’en inspirer secrètement. Il découvre bien la branche de gui, mais il ne se hasarde pas à la mettre franchement dans la main de la Sybille. La Sybille ne lui était pas étrangère pourtant. Il ne faut pas oublier qu’il était de sang gaulois. Non seulement il était de la Gaule cisalpine, mais on sait par Strabon que le Mantouan était particulièrement habité pas une branche de Cimmériens. De là sans doute ce génie si différent à tant d’égards du païen et qui a souvent étonné ses admirateurs par son affinité avec le chrétien. Avant de prendre le métier de poète de cour, il avait été barde parmi les tribus de son pays natal. Ce n’est point chez les rhéteurs et les politiques de Rome que ce grand homme s’était pénétré de la doctrine de l’avènement de l’âge d’or : c’était un des fruits de son pays. C’était des traditions de sa race qu’il s’inspirait quand il s’efforçait de réveiller dans Rome, comme un bruit avant-coureur du christianisme, l’écho lointain des Sybilles. Mais tandis que le parti gaulois, égaré par une erreur sur les temps, espérait que la révolution prédite depuis tant de siècles, et par laquelle le gouvernement des choses humaines devait passer aux races de l’Occident, arrivait enfin, le poète de Mantoue, moins enthousiaste de nationalité, transportait l’antique prophétie à ceux dont la fortune éblouissait alors le monde.

 

          Tu modo nascenti puero quo ferrea primum

          Desinet ac toto surget gens aurea mundo,

          Casta fave Lucina.

 

Et ailleurs :

 

          Hic vir, hic est, tibi quem promitti sæpius audis ;

          Augustus Cæsar, divum genus : aurea condet

          Secula qui rursus Latio.

 

Soit conviction, soit flatterie, il appliquait à l’héritier des Césars ce que les prophètes druidiques, dans leurs vagues aspirations vers l’avenir, avaient entendu de leur Messie. L’églogue en question prend un redoublement d’intérêt à ce point de vue. Il semble même en résulter une clarté toute nouvelle sur certains traits ; et ainsi peut-être, sur cet Omome, la plante sacrée des mages, qui doit désormais naître partout.

 

          Assyrium vulgo nascetur Amomum.

 

Du reste, en invoquant dans ses chants l’autorité de la sybille, Cumæi carminis ætas, le poète ne faisait en définitive que s’en référer aux traditions de sa race et rappeler le souvenir du règne primitif des siens en Italie, dans ces temps qu’Anchise nomme si bien dans l’Énéide les temps ombragés par le chêne :

 

          Umbrata gerunt civili tempora quercu.

 

Il est même possible que, dans son épopée, sous le symbole d’Énée, considéré comme représentant de cette patrie asiatique à laquelle les Gaulois faisaient également profession de remonter, il ait eu le dessein de réunir, par la restauration poétique de leur antique parenté, les deux éléments dont allait dès lors se composer l’empire d’Occident. Ce n’était en définitive que se conformer à la pensée de son maître, qui, suivant l’exemple de César, travaillait à faire de la Gaule, parallèlement à l’Italie, un des fondements essentiels du monde civilisé. Si le dessein du poète n’avait été que de glorifier Rome, il aurait dû chanter Romulus, et non point la Troade. C’est ce que l’on peut dire pour le justifier d’avoir abandonné les intérêts de son pays. Mais l’on ne peut douter que son premier motif pour le faire n’eût été tout simplement son avantage personnel. Dans sa première églogue, il semble en faire lui-même l’aveu, sous l’allusion de l’abandon de Galathée ; car les anciens, comme on le sait, voyaient en effet sous le type de Galathée la mère des Gaulois. « Celtas, Illyrius et Galas, dit Appien (de Bell. Illyr.), furent les fils de Galathée et du cyclope Polyphème. »

 

          Et quæ tanta fuit Romam tibi causa videndi ?

          Libertas : quæ sera tamen respexit inertem….

          Namque, fatebor enim, dum me Galathea tenebat,

          Nec spes libertatis erat, nec cura peculi.

          Quid facerem ? neque servitio me exire licebat,

          Nec tam præsentes alibi cognoscere divos.

 

Mais à quelque soumission que se fût décidé le transfuge du Mantouan à l’égard des princes du Capitole, il n’en demeurait pas moins plus soumis encore à l’esprit généreux dont s’était nourrie sa jeunesse. S’il y a une patrie qui ne s’emporte pas à la semelle des souliers, il y en a une autre, d’un ordre plus subtil, que l’on contient en soi-même et que l’on ne dépouille jamais.

Du reste, ce n’était pas en Italie seulement que l’on tournait les yeux vers la Gaule, comme vers la source des mystères de l’autre vie. Il en était de même chez les Grecs. Si barbare que fût la race d’Askhenaz, en comparaison des civilisations plus délicates des péninsules, c’était elle qui représentait en Europe la grande théologie, particulièrement celle de la personnalité. Cette race avait passé par le centre du continent comme une traînée de lumière et s’était allée loger dans l’extrémité la plus reculée, emportant avec elle les secrets qui avaient illuminé de loin, comme une vague lueur, les horizons de la Grèce et de l’Italie. Aussi était-ce sur le territoire des Hyperboréens, vers les limites de l’océan occidental, que la mythologie avait fini par placer les régions de Styx et de Pluton, ces mystérieux souverains de l’autre vie. C’est là qu’était située la porte des enfers, et c’était là qu’on trouvait effectivement les meilleures ouvertures de la pensée sur l’autre vie. Si Virgile, pour livrer à Énée cette entrée redoutable, lui met en main le rameau des Hyperboréens, c’est sur leur territoire même qu’Homère envoie Ulysse pour la trouver. « Mais le navire parvient aux limites du profond océan : là est la ville et le peuple des Cimmériens couverts par la nuit et le brouillard. » C’était là aussi que s’était rendu Orphée pour demander son Eurydice au dieu des morts. Enfin, il régnait dans tout le paganisme un sentiment parfaitement juste, bien qu’à demi perdu dans les nuages de la mythologie, du singulier privilège de la race gauloise touchant les choses de l’autre vie ; et ce sentiment, si bien fondé en raison des motifs qui l’avaient fait naître, n’était peut-être pas moins vrai relativement à l’avenir, si c’est en effet dans le sein de la race gauloise qu’a été détaché par la providence, pour s’y développer plus tard, le dépôt des mystères de la naissance et de la mort. On peut donc dire que, loin que ce soit une nouveauté de faire d’une telle propriété le caractère distinctif de notre race, ce n’est en définitive que revenir à l’opinion des anciens.

 

 

 

(14) Sur la position des Hyperboréens.

 

 

« Tertius Apollo, Iove tertio natus et Latona, quem, ex Hyperboreis, Delphos ferunt advenisse. » (Cic., De nat. deor., lib. III.)

Est-il exact d’entendre par Hyperboréens les peuples de race gauloise ? Le témoignage de Diodore et d’Hécatée ne peut laisser à cet égard aucun doute : l’île dont ils font la résidence des Hyperborées adorateurs d’Apollon est si clairement désignée qu’on ne peut y méconnaître l’Angleterre.

« Entre les historiens des choses anciennes, Hécatée et quelques autres, écrit Diodore, rapportent qu’en face de la Gaule, au nord, dans l’océan, est une île de la grandeur de la Sicile, habitée par les Hyperboréens, ainsi nommés parce qu’ils sont au-delà du vent du nord. Le sol y est très bon et fertile, et soumis à une température favorable, en raison de quoi on y fait deux récoltes par an (sans doute de fourrage). On assure que c’est là que Latone a pris naissance, et que par ce motif on y honore Apollon au-dessus de tous les autres dieux. Et comme tous les jours on célèbre ce dieu par une continuelle récitation de ses louanges et qu’on l’entoure des suprêmes honneurs, on considère ces hommes comme les prêtres d’Apollon. Le dieu y possède une forêt magnifique, un temple remarquable, de forme circulaire (un cromlech ?), orné d’offrandes nombreuses. La ville est consacrée aussi à ce dieu, et la plupart des habitants sont des musiciens (des bardes ?), qui, jouant de la harpe dans le temple, chantent des hymnes dans lesquelles les actions du dieu sont dignement glorifiées. Les Hyperboréens ont une langue propre, et ils sont liés avec les Grecs par une amitié singulière, confirmée depuis les temps les plus anciens, et particulièrement avec les Athéniens et les Déliens. On rapporte même que quelques Grecs sont allés jusque chez les Hyperboréens, et leur ont laissé des présents marqués de lettres grecques. Et dans les temps anciens, Abaris, étant parti de chez eux pour la Grèce, renouvela avec les Déliens les liens de l’ancienne amitié et parenté. » (Diod. Sic., lib. II.)

Cette description, si nette, ne décide pourtant pas si c’était bien de l’île en question ou de quelque autre région qu’étaient partis soit Abaris, soit les autres députés de la pieuse nation. De ce que l’on désignait par le nom ou plutôt par le surnom d’Hyperboréens le peuple qui habitait la Grande Bretagne, il s’ensuit que ce même surnom devait couvrir les peuples de même origine que l’on sait avoir possédé les parties occidentales du continent. L’étymologie de ce vocable, évidemment étranger aux indigènes, se rapportait à une position géographique au-delà des montagnes d’où soufflait sur la Grèce et l’Italie le vent du nord ; et la preuve qu’il ne s’agissait nullement dans la croyance des Grecs d’une latitude tout à fait septentrionale, c’est que la paille de froment jouait selon eux, dans les cérémonies des Hyperboréens, un rôle essentiel. Aussi Strabon se borne-t-il à les placer dans la zone limitée au sud par la ligne du Danube, à la suite, c’est-à-dire à l’ouest des Sauromates et des Arimaspes, ce qui est conforme aussi à Apollodore, qui, dans le voyage d’Hercule chez les Hyperboréens, fait marcher le dieu à leur résidence à travers l’Illyrie et la vallée du Pô (Lib. II, cap 4).

À la vérité, les souvenirs qui se conservaient dans les annales de Délos, du trajet qu’avait suivi pour arriver en Grèce l’ancienne députation des Hyperboréens, semblent ne pas cadrer avec une telle position. En effet, selon le rapport d’Hérodote, la députation aurait marché d’abord à l’ouest, puis au midi. Voici le texte : « Les habitants de Délos rapportent des Hyperboréens beaucoup de choses : que leurs offrandes liées avec de la paille de froment arrivèrent d’abord chez les Scythes, passèrent des Scythes, successivement, de peuple en peuple, vers l’occident jusqu’au golfe Adriatique, et qu’alors, dirigées vers le midi, les Dodonéens furent le premier peuple grec qui les reçut ; que, de là, elles descendirent au golfe Maliaque ; de là dans l’Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste ; puis que, sans toucher à Andros, les Carystiens les portèrent à Délos. C’est ainsi que, selon eux, ces offrandes parvinrent à Délos. Ils ajoutent que, plus anciennement, les Hyperboréens avaient envoyé pour porter les offrandes deux vierges que les Déliens nomment Hyperoché et Laodice, et avec elles, pour les protéger, cinq d’entre eux, de ceux que l’on nomme Perferes, et auxquels on rend à Délos de grands honneurs. En l’honneur de ces vierges hyperboréennes qui moururent, à ce que l’on dit, à Délos, les jeunes gens et les jeunes filles coupent leurs cheveux. Celles-ci, avant leur mariage, prennent une boucle de leurs cheveux, qu’elles roulent autour d’un fuseau, et la déposent sur le tombeau. Ce tombeau est situé dans l’enceinte de Diane, à gauche en entrant ; il y est né un olivier. Les jeunes gens entourent leurs cheveux avec certaines plantes, et les déposent de même sur le tombeau. Ce sont là les honneurs que ces vierges reçoivent des Déliens. Les Déliens disent aussi que deux autres vierges hyperboréennes, Argé et Opis, ayant fait le même voyage, vinrent à Délos dans des temps plus anciens qu’Hyperoche et Laodice, dans le but d’offrir à Ilithye le tribut pour l’heureuse délivrance des femmes. Ils disent qu’Argé et Opis arrivèrent en même temps que les dieux (Diane et Apollon), et ils leur rendent d’autres honneurs. Les femmes quêtent pour elles, en invoquant leur nom, dans un hymne qu’Olen de Lycie a composé pour elles ; et les Déliens disent qu’ils ont instruit les insulaires et les Ioniens à les célébrer dans leurs chants en invoquant leur nom et à quêter pour elles. Toutes les cendres provenant des cuisses des victimes brûlées sur l’autel sont répandues sur leur tombeau. Ce tombeau est situé derrière le temple de Diane, à l’orient, près du cénacle des Céiens. » (Hérod., lib. IV.)

Aussi, déduisant des traditions de Délos la position des Hyperboréens, c’est à l’est, chez les habitants de la petite Tartarie, qu’Hérodote va s’informer d’eux. Mais les Scythes ne connaissaient déjà plus cette nation, et les Essédones en avaient à peine une vague notion. D’où il semble permis de conclure que ces peuples, qui étaient à l’est à l’époque de la députation de Délos, avaient, à l’époque d’Hérodote, quitté depuis longtemps cet établissement. À la vérité l’on pourrait peut-être supposer deux peuples différents, l’un oriental, l’autre occidental, confondus sous le même nom. Mais la fidélité à la religion d’Apollon semble former un trait d’identité suffisant ; et d’ailleurs les traditions galloises s’accordent parfaitement à l’idée d’un tel déplacement, puisque les Triades déclarent que la race des Kymris vint d’une région située à l’est, nommée le pays de Hâv, pays qu’une ancienne glose rapporte aux environs du Bosphore.

Il est donc vraisemblable que c’est à quelqu’une des anciennes stations de la migration celtique dans les contrées de l’est qu’il faut rapporter les évènements ce Delphes et de Délos. Selon toute apparence, c’est la Bithynie qui a formé la résidence de l’Askhenaz du texte biblique, souche primitive de cette race, et c’est de là que, poussée peu à peu, elle a gagné les régions de l’ouest, soit par le nord du Pont-Euxin, soit plutôt encore par les deux littoraux en même temps. La Bithynie, comme on le voit par le témoignage des Hébreux, demeura longtemps sous le nom d’Askhenaz, qui, ainsi que le montre d’autre part le témoignage des Grecs, avait laissé en Asie toutes sortes de traces. Le Pont-Euxin se nommait la mer Ascanienne, et le promontoire de la Propontide le promontoire Ascanien. Pline parle des îles Ascaniennes devant la Troade, et Étienne de Byzance d’une ville Ascania en Troade. Il en existait une autre en Phrygie. Il y avait, selon Arrien, un lac Ascanios entre la Phrygie et la Mysie, et le golfe de Nicée portait le même nom. Enfin, ce qui est en quelque sorte un symbole de l’indigénat de ce nom, c’est qu’il est justement celui que la tradition latine donnait au fils d’Énée, puer Ascanius. D’un autre côté, on ne peut guère douter que ce ne soit au type d’Askhenaz qu’il faille rapporter les races celtiques. Josèphe déclare expressément qu’elles dérivaient de Gomer ; et en effet, moyennant la variation du K en G, variation si ordinaire en hébreu, le mot biblique revient à Kmr, qui sont les éléments caractéristiques du Kimmerii des Grecs et du Kymri des Gallois. Mais le géographe hébreu fait sortir de Gomer trois branches différentes qui sont : Askhenaz, Riphath et Togarmah. Or, Togarmah paraît avoir désigné les tribus scythiques qui étaient stationnées entre l’Euxin et la Caspienne, et qui, par leur déplacement, sont devenues plus tard les Scythes européens ou les Germains ; et peut-être même, comme quelques érudits l’ont proposé, en faisant de la première syllabe de Togarmah un préfixe, est-il permis d’y voir les éléments grm, du nom de la Germanie. D’autre part, on s’accorde à faire de Riphath la souche des peuples slaves, les Germains orientaux des anciens, et ce nom se trouve effectivement dans les monts Riphéens de la chaîne centrale. Resterait donc pour la race de la Gaule l’Askhenaz de la Bithynie et de la Troade. En définitive, Gomer, destiné dès l’origine à l’Europe, aurait fini par la couvrir, et ses trois fils seraient le symbole de la tripartition fondamentale de ce grand territoire.

L’assimilation est d’ailleurs parfaitement confirmée par la tradition nationale des Arvernes. Ces peuples si essentiellement gaulois se prétendaient liés aux Romains par la communauté de la souche antique de la Troade, Ils invoquaient Ascanius comme Virgile lui-même. On peut conjecturer de ce que dit à cet égard Lucain, que les orgueilleux vainqueurs se refusaient à reconnaître une telle parenté.

 

              Arvernique ausi Latio se fingere fratres,

          Sanguine ab Iliaco populi. (Lib. I.)

 

Nos érudits ont eu tort de faire comme Lucain. La négative n’avait pas ici la même force que l’affirmative. Un peuple ne se forge pas des lettres de noblesse. C’était une tradition qui, chez les Arvernes, tenait à fond. On voit Sidoine Apollinaire y revenir avec amertume dans l’humiliation de son pays. « Ô douleur, écrit-il à un de ses amis de Marseille, les Arvernes réduits en servitude, eux qui, si l’on remonte aux choses anciennes, osaient se dire autrefois les frères des Latins, et se compter pour issus du sang d’Ilion, et qui, si l’on regarde les choses récentes, ont arrêté par leurs propres forces les armes des ennemis communs. » (Ép. VII.) Il se consolait en chantant cette noble origine :

 

          Est mihi quæ Latio se sanguine tollit alumnam,

          Tellus clara viris. (Carm. VII.)

 

On peut d’ailleurs relever comme une coïncidence assez remarquable qu’Olen, le poète antique dont les vers célébraient les prêtresses hyperboréennes de Délos, ait justement appartenu à la Troade. Il y a là les traces d’un rapport, sans doute moins formellement défini, mais incontestable entre une des religions qui caractérisaient la Gaule et la contrée vers laquelle remontaient les regards des Arvernes.

Le nom biblique, demeuré si longtemps aux stations asiatiques, ne se retrouve pas aussi bien dans celles de l’Occident. On n’en découvre une trace qu’à la condition de mettre Askhenaz sous la forme Khenaz, en faisant de as soit un préfixe, soit une adjonction dérivée d’Asia, la mère des Titans ; et en effet, si l’on consentait à voir dans la race des Titans celle des Celtes, comme l’a proposé le P. Pezron, ce dédoublement ne serait peut-être plus trop arbitraire. Dès lors on rencontre à la fois, selon le témoignage des Grecs, des Heneti ou Kheneti dans les environs de l’Euxin, comme des Kyneti et Veneti dans l’Occident. Ce sont ces mêmes Kynet dont les poésies galloises font si souvent mention. C’est aussi à ce radical que reviennent ces peuples du Bosphore que visita Ulysse et qu’Homère désigne sous le nom de Ki-Kones, ou Kones antérieurs, et dont le pays, au dire des historiens, porta successivement les noms de Galaica et de Briantica, si bien empreints du caractère celtique. Mais lorsqu’un terme primitif est aussi défiguré que celui-ci, il est peut-être plus sage de le regarder comme tout à fait effacé par les érosions du temps. Du moins la chose est-elle indifférente. Rattacher par la chaîne des noms l’Apollon delphique à l’Askhenaz de la bible est donc plutôt une affaire de curiosité que d’histoire. Ce qui importe, c’est de voir en deux mots la grande divinité hellénique ralliée à la tige celtique, comme celle-ci à la souche asiatique ; et c’est ce qui, dans ces termes généraux, semble ne souffrir aucun doute.

 

 

 

(15) Sur les prétendues impostures des druides.

 

 

Le récit de Démétrius, souvent commenté, est consigné dans le Traité de la Cessation des oracles de Plutarque. On peut citer à son sujet comme un des plus curieux exemples des présomptions qui ont pris cours contre les druides, et qui ne laissent pas de produire encore tant d’effet, le reproche que leur fait à cette occasion dom Martin : il les accuse d’avoir eux-mêmes excité cette tempête. « Ils n’avaient osé le faire, dit le savant bénédictin, pendant que l’empereur et toute sa suite étaient encore en pleine mer, de peur sans doute qu’on ne s’en prît à eux du mal qui serait arrivé à l’équipage et aux vaisseaux. Pour ne courir aucun risque, ils avaient attendu que toute la flotte fût arrivée en lieu de sûreté ; et puis pour se faire admirer et détourner tout soupçon, ils vont inventer une cause morale d’un accident dont il paraît qu’ils étaient les auteurs. » (T II, p. 69.) Ainsi, dans ces prêtres, au moment même où ils font aux Romains cette belle leçon : Que les grands hommes sont ceux dont la lumière est bienfaisante et qui durant leur vie n’ont causé de mal à personne, on ne veut voir que des jongleurs ; et avec une telle passion que l’on ne s’aperçoit même pas que l’on manque le but, puisque leur moyen de se faire admirer n’aurait certes pas été de dissimuler leur puissance sur la nature. Cette accusation rappelle celle de La Tour d’Auvergne, qui bâtit aussi aux druides un procès d’imposture sur le thème de leurs offices de nuit. « Le choix que les druides avaient fait de la nuit, dit-il, pour exercer leur art cabalistique, qui formait la partie la plus essentielle et la plus lucrative de leur ministère, s’explique suffisamment par la connaissance que ces prêtres instruits avaient du cœur humain : ils n’ignoraient pas que, dans la nuit, des imaginations déjà ébranlées par la crainte que les ténèbres inspirent naturellement, rendraient leurs dupes plus dociles, etc. » (Orig. Gaul., p. 144.) Au lieu de voir l’austérité et la piété on aime mieux voir l’hypocrisie et l’amour du lucre. C’est dans le même sentiment que M. Amédée Thierry a puisé, sans s’autoriser d’aucune preuve, l’idée de faire de la liturgie du gui une spéculation. « Tout porte à croire, dit-il, que les druides faisaient commerce de cette panacée, dont la vente devait produire à leur ordre une source inépuisable de revenu. » (T. II., p. 90.) Où sont les témoignages ? Les mages font-ils commerce du suc divin du Hôma, ou les prêtres chrétiens du sang de Jésus-Christ ?

Après avoir reçu les anathèmes du clergé du moyen-âge, la mémoire des druides, au lieu de se relever tout de suite par l’effet de la réaction contre Rome, devait naturellement supporter de nouveaux coups de la part du dix-huitième siècle, qui, les voyant sous la couleur des prêtres qu’il combattait, les enveloppait naturellement dans la même haine.

 

 

 

(16) Sur Hu-Gadarn.

 

 

« Les trois piliers de la race de Bretagne.

» Le premier : Hu-Gadarn, qui amena le premier la race des Kymris dans l’île de Bretagne ; et ils vinrent du pays de Hâv nommé Defrobani (où est maintenant Constantinople), et ils passèrent par la mer brumeuse (l’océan Germanique) dans l’île de Bretagne et dans le pays de Llydaw où ils restèrent.

» Le second : Prydain, fils d’Aedd-Mawr, qui établit le premier le gouvernement royal dans l’île de Bretagne.

» Le troisième : Dynwal-Moelmud, qui régularisa le premier les lois et ordonnances, les coutumes et privilèges du pays et de la nation.

» Les trois tribus bienveillantes de l’île de Bretagne.

» La première : la tige des Kymris, qui vint avec Hu-Gadarn dans l’île de Bretagne ; car il ne voulut pas avoir le pays par guerre et dispute, mais par équité et en paix.

» La seconde : la race de Lolegrwys, qui vint du pays de Gwas-Gwyn (Loire-Inférieure), et elle sortait de la tige primitive des Kymris.

» La troisième : les Bretons, qui vinrent du pays de Llydaw, et ils sortaient de la ligne primitive des Kymris.

» (Et elles sont nommées, dit la glose, les trois tribus pacifiques parce qu’elles vinrent en paix et en tranquillité, avec consentement mutuel et permission. Les trois tribus descendaient de la race primitive des Kymris, et elles étaient de même langue et de même parole.)

» Les trois grands régulateurs de l’île de Bretagne.

» Hu-Gadarn amenant la race des Kymris du pays de Hâv, qui est nommé Defrobani, dans l’île de Bretagne.

» Prydain, fils d’Aedd-Mawr, établissant le gouvernement et les lois dans l’île de Bretagne.

» Rhitta-Gawr, qui se fit une robe avec les barbes des rois qu’il fit raser (réduire en esclavage), à cause de leurs oppressions et de leur mépris de la justice.

 

» Les trois bienfaiteurs de la race des Kymris.

» Le premier, Hu-Gadarn, qui le premier enseigna à la race des Kymris la méthode de cultiver la terre, pendant qu’ils étaient dans le pays de Hâv (où est aujourd’hui Constantinople), avant qu’ils vinssent dans l’île de Bretagne.

» Coll, fils de Coll-Frewi, qui, le premier, apporta le froment et l’orge dans l’île de Bretagne, où auparavant il y avait seulement du seigle et de l’avoine.

» Elldud, le chevalier (saint homme de Côr Dewdws), qui améliora la manière de cultiver la terre, enseigna aux Kymris une meilleure méthode que celle qui était connue auparavant, et leur montra l’art de labourer qui règne maintenant.

» (Avant le temps de Elldud la terre était seulement cultivée avec la bêche et l’hoyau, selon la manière des Gwyddelians.)

 

» Les trois premiers sages de la race des Kymris.

» Hu-Gadarn, qui le premier coordonna la race des Kymris et la disposa par tribus.

» Dyuwal-Moelmud, qui le premier régla les lois, les privilèges et les institutions du pays et de la nation.

» Tydain Tâd-Awon, qui le premier introduisit l’ordre et la méthode dans les mémoriaux et assura la conservation de l’art oral et de ses propriétés.

» (Et par cet établissement, les privilèges et les institutions régulières des bardes et du bardisme de l’île de Bretagne furent pour la première fois trouvés.)

 

» Les trois maîtres élémentaires de poésie et d’histoire de la race des Kymris.

» Gwyddon-Ganhebon, le premier homme du monde qui ait composé des poésies.

» Hu-Gadarn, qui le premier appliqua la poésie à la conservation des souvenirs et des choses mémorables.

» Tydain Tâd-Awon, qui le premier perfectionna l’art et la structure de la poésie, et l’arrangement des pensées.

» (Et des travaux de ces trois hommes sont résultés les bardes et le bardisme et la régularisation de leurs privilèges, et la discipline établie par les trois premiers bardes, Pleunydd, Alawn et Gwron.)

 

» Les trois ouvrages principaux de l’île de Bretagne.

» Le vaisseau de Nevydd-Nav-Neivion, qui apporta un couple des vivants quand le lac des eaux se rompt.

» L’extraction du castor hors du lac sur la terre par les bœufs branchus de Hu-Gadarn, de sorte que le lac ne se rompit plus ;

» Et les pierres de Gwyddon-Ganhebon, sur lesquelles étaient écrits les arts et les sciences du monde. »

 

Telles sont les pièces de l’histoire de Hu-Gadarn ; et c’est ici le lieu de dire quelques mots des assimilations qui ont été faites à d’autres types de ce personnage ainsi défini. Quelques gallistes anglais, notamment Davies, si connu par ses travaux sur cette matière, ont supposé que Hu-Gadarn était le même que Noé. Préoccupés par leur dévotion envers la Bible, ils ont soumis toutes les antiquités celtiques au point de vue hébraïque, tellement que les druides n’ont plus été en quelque sorte pour eux que les prêtres du déluge. Les lacs sacrés sont devenus la représentation des eaux diluviennes ; les îles sacrées, l’image de l’arche ; les initiations, la répétition symbolique du déluge ; les hymnes druidiques, des hymnes à Noé ; enfin, Ceridwen, la mystique Cérès, l’arche elle-même. « Il résulte de là, dit Davies après avoir commenté à sa manière les cérémonies de l’initiation décrites dans Taliesin, que cette déesse, quelque nom qu’on lui donne, peut être regardée comme une personnification de l’arche, ou comme un génie imaginaire que l’on supposait avoir présidé au sacré vaisseau, et qui se liait ainsi au dieu Arkite, honorée comme lui par un symbole céleste. » (Mythol. and Rit., p. 176.) Le dieu Arkite, c’est le dieu sorti de l’arche, c’est Hu-Gadarn. « Hu le puissant, dit le même auteur (p. 117), le dieu diluvien des Bretons païens, n’était autre que le patriarche Noé, déifié par ses descendants apostats, et regardé par une superstition sauvage comme lié aussi à certains égards avec le soleil ou symbolisé par ce grand luminaire. » Il serait inutile d’entrer dans de plus longs développements sur ce système, qui n’a d’autre appui que l’extraction du castor hors du lac de Llyn-Llion, par les bœufs de Hu-Gadarn. Ce trait, qui se rattache sans doute à des mythes perdus, a semblé à ces biblistes une version évidente du fameux pacte d’alliance juré sur l’arc-en-ciel. Après avoir identifié Hu-Gadarn avec Noé sur un tel fondement, rien n’était mieux dans la même méthode que de l’identifier avec Bacchus sur le thème du vin, comme donateur de la liqueur généreuse, même avec le soleil, à cause des louanges que lui décernent les bardes sur son éclat ; et c’est ce qui s’est fait aussi.

On ne peut nier toutefois qu’il n’y ait en effet entre Hu et Huès, le Bacchus des Grecs, un rapport nominal des plus frappants. Du premier au second il n’y a de différence que la finale, ce qui n’est rien. Il ne serait donc pas impossible que dans les hautes antiquités de Huès il se trouvât quelque chose de Hu, à peu près comme dans Aisa il se gardait quelque chose de Aisus. Ici rien n’autorise sans doute à conclure formellement la liaison, mais du moins les lois de l’étymologie et de la vraisemblance ne s’y opposent-elles point.

M. Amédée Thierry, dans son Histoire des Gaulois, s’est décidé à un autre parti. Il a imaginé d’identifier Hu-Gadarn avec Ésus, ce qui est à peu près comme si l’on confondait Bacchus et le Destin ; et de là il s’est naturellement trouvé conduit à concentrer dans Hu-Gadarn le principe même du druidisme. De sorte que ce personnage étant le chef d’une migration particulière, c’est à cette migration qu’a dû se rapporter l’introduction du druidisme dans la Gaule. Il y aurait donc eu sur ce territoire deux religions, correspondant à deux populations différentes, et le druidisme, au lieu de se lier, par ses origines mêmes, au polythéisme primitif, n’aurait fait alliance avec lui que postérieurement et par politique. « L’empire du druidisme, dit l’auteur, n’étouffa point cette religion de la nature extérieure qui régnait avant lui en Bretagne et en Gaule. Toutes les religions savantes et mystérieuses tolèrent au-dessous d’elles un fétichisme grossier, propre à occuper et nourrir la superstition de la multitude, et qu’ils ont soin de tenir toujours stationnaire. » (T. II, p. 75.)

Dans cette hypothèse, la religion de la Gaule n’aurait donc été qu’un grossier syncrétisme, résultant de la combinaison frauduleuse des deux religions : « L’une toute sensible, dérivant de l’adoration des phénomènes naturels, l’autre fondée sur un panthéisme matériel, métaphysique, mystérieuse, sacerdotale. » (Ib., p. 73.) C’est sans doute par suite du caractère matériel que l’historien attribue au druidisme, tout métaphysique qu’il le fasse, que le mystique donateur du gui, figuré sur le monument de Paris, n’est à ses yeux que Hu-Gadarn donnant à ses adorateurs une leçon d’agriculture. « À demi nu, une cognée à la main et le genou gauche appuyé sur un arbre qu’il coupe, donnant à ses sujets l’exemple du travail rustique. » (Ib., p. 78.) C’est en effet d’un tour moins spirituel.

Heureusement que cette assimilation si favorable à des tendances dangereuses ne saurait trouver en définitive d’autre appui que la similitude des deux noms. Or, entre Hu-Gadarn et Ésus, ou même Hésus, si l’on veut, il n’y a de commun qu’une voyelle, ce qui n’est rien, et tout au plus une aspiration, ce qui ne compte guère davantage. « Le chef de la première invasion, Hu, Heus ou Hésus » dit l’auteur, et sans autre procès, l’assimilation est, pour lui, convenue. Où ne conduisait pas la science étymologique dans le temps où elle marchait avec ces libres allures ? Il est manifeste qu’autant vaudrait identifier, sur la similitude de leurs noms, Ésus avec César ou Hu avec Horus. Mais n’est-il pas préférable de prendre les monuments dans leur simplicité : d’un côté ceux d’Ésus, de l’autre ceux de Hu ? Avant l’esprit de système, celui de méthode : c’est la condition de toute théorie.

 

 

 

(17) Sur le mariage gaulois.

 

 

« Viri quantas pecunias ab uxoribus dotis nomine acceperunt, tantas, ex suis bonis, estimatione facta, cum dotibus communicant. Hujus omnis pecuniæ conjunctim ratio habetur, fructusque servantur. Uter eorum vita superarit, ad eum pars utriusque cum fructibus superiorum temporum pervenit. » (Cæs., lib. VI.)

À défaut d’autres preuves, une telle institution suffirait pour établir que la monogamie formait le droit commun de la Gaule.

Dans les anciens codes de Galles, la communauté entre les conjoints est exprimée autrement, mais d’une manière encore plus formelle. À la mort de l’un des deux, on séparait les biens par la moitié, ou même, selon la coutume de Vénédotie, par les deux tiers. « S’ils sont séparés par la mort, que chaque chose soit partagée entre eux également. » (Leg. Wall., t. I, liv. II, n. 2 ; et Cod. Guent., t. I, n. 14.) « S’ils sont séparés par la mort, que la femme ait sur chaque chose deux parts, excepté le blé. » (Cod. Vened., t. I.) La communauté était encore écrite sur un autre point bien significatif dans les législations du Nord, et qui suffisait pour caractériser le droit réciproque de la femme sur la personne du mari. Elle avait privilège sur le sarhaad ou amende pour le meurtre de son mari. Il s’en fallait que les lois germaniques traitassent la femme avec une telle libéralité.

Un historien dont il m’est pénible de rencontrer partout l’opposition, mais dont mon insistance ne marque d’ailleurs que le crédit, insinue une opinion toute différente. Après avoir écrit ces mots cruels : « Nulle vie de famille n’existait chez les nations gauloises ; les femmes y étaient tenues dans cet asservissement et cette nullité qui dénotent un état social très imparfait » ; il ajoute entre parenthèses, à propos de ce que dit César sur les procès criminels : « La polygamie était en usage parmi les riches. » (Hist. des Gaulois, t. II, p. 68.) L’assertion de cet écrivain paraît reposer simplement sur ce qu’on trouve dans la phrase de César une substitution du pluriel au singulier, quand on passe du sujet du mari à celui de la femme. « Quum pater-familias illustriore loco natus decessit… de uxoribus in servilem modum quæstionem habent. » Il est à la rigueur possible que ce soit un défaut de rectitude grammaticale : « Quand un père de famille d’un rang élevé est mort, ses proches se réunissent ; s’il s’élève des soupçons sur la mort, on soumet les femmes à la question, selon le mode des esclaves. » Mais dût-on même prendre le texte à la lettre, rien ne marquerait que, sous le nom d’uxores, il faille nécessairement entendre les femmes légitimes. Il s’agirait alors d’un désordre dont les grands se seraient rendus coupables, comme ils l’ont souvent fait au moyen âge, mais dont il ne serait pas moins injuste d’attribuer la responsabilité au droit de la Gaule qu’à celui de l’Église. Concubinage n’est pas mariage, il ne faut donc pas le nommer polygamie. La polygamie dans une législation européenne constituerait une exception tout à fait singulière, car, sauf les anomalies, cet état n’a jamais existé que chez les Orientaux ; et même chez les Mages et chez les Hébreux, de tous les Orientaux les plus voisins des Gaulois. Il n’a jamais été accepté dans les codes.

Il n’est pas inutile non plus de réduire le passage de César à sa valeur réelle, car il fait pousser les hauts cris aux historiens, et peu s’en faut qu’ils ne voient toutes les femmes de la Gaule dans les tortures dès que leurs maris venaient à mourir hors du champ de bataille. « Lorsqu’un homme de haut rang venait à mourir de mort subite ou extraordinaire, dit M. Thierry, on saisissait sa femme ou ses femmes et on les appliquait à la torture. » (Ibid.) D’abord c’est forcer le témoignage de César. César dit très nettement qu’il fallait que l’instruction eût fourni aux juges des raisons de soupçonner un assassinat pour que la femme fût soumise à l’épreuve de la question. C’est en quoi consiste effectivement tout son rapport, qui ne mérite peut-être pas tant de bruit. L’auteur parlait sans doute sous l’impression de quelque procès de ce genre dont il avait été le témoin, et son étonnement porte surtout sur le fait de la question ; ce qui est naturel puisqu’à Rome, ce procédé barbare n’était usité qu’à l’égard des esclaves, tandis qu’en Gaule, où les mœurs étaient plus dures, la justice, dans la recherche si difficile des crimes domestiques, l’appliquait même aux femmes. Mais sommes-nous fondés à nous récrier de la même manière, nous qui avons vu ce même mode d’instruction régner chez nous et dans toute l’Europe, jusqu’à ce que notre dix-huitième siècle, au nom des lois éternelles de l’humanité et de la raison, ait contraint la procédure criminelle à y renoncer ? Et faut-il condamner le druidisme parce qu’il se serait accommodé de ce qu’a supporté jusqu’à ces derniers jours le christianisme ? On peut croire d’ailleurs que les maris prévenus du meurtre de leurs femmes n’étaient pas non plus trop à l’aise entre les mains de leurs terribles juges.

Il y a à la vérité contre cette opinion un mot de César que les historiens n’ont pas manqué d’exagérer également. « Les hommes, dit-il, ont pouvoir de vie et de mort sur leurs femmes et sur leurs enfants. » Ici l’écrivain n’avait point à s’étonner, car la même chose existait à Rome ; mais il aurait dû nous apprendre quelles restrictions avaient été apportées à un tel droit, et c’est ce que malheureusement il n’a pas fait. Il reste donc une porte ouverte pour arguer que les Gaulois étaient autorisés par la loi à se débarrasser de leurs femmes sans autre forme de procès que pour des brutes. Mais, indépendamment de tout ce qui proteste coutre une telle interprétation, il est assez évident que le législateur, qui, par la loi du mariage, prenait la peine d’assurer la propriété de la femme contre l’avidité du mari, n’avait pas manqué d’assurer par la loi civile la vie de celle-ci contre la méchanceté et la colère. Que le droit de vie et de mort fût en exercice chez les Gaulois dans le cas d’adultère, il est tout à fait permis de le supposer. La loi des Douze Tables l’instituait également dans cette circonstance. « Adulterii convictam, vir et cognati uti volent necanto. » Et un étranger, écrivant sur l’ancienne Rome, aurait pu donner sur les Romains la même phrase que César donne à cet égard sur les Gaulois. Il y a dans ce droit une trace incontestable d’antiquité, dont jusqu’ici notre code n’a même pas su dépouiller entièrement la barbarie. Cependant, s’il était permis de s’en rapporter à la coutume de Galles et de Bretagne, comme à un indice suffisant de celle de Gaule, il faudrait conclure que les mœurs n’avaient pas laissé de recevoir quelque adoucissement à une telle licence. « L’homme est libre de quitter sa femme, si elle s’attache notoirement à un autre homme ; et elle n’a rien à prétendre de son droit, excepté les trois choses qui ne peuvent pas être ôtées à une femme ; et le séducteur paiera au mari le sarhaad. » (Cod. Vened., t. I, n. 3.) Le code de Démétie dit la même chose. Il est même remarquable que le mari fût obligé par une loi pénale à la fidélité envers sa femme. Il devait lui payer dans le cas d’adultère une amende nommée wyneb-werth, qui demeurait, comme le cowyll et l’argyfreu, sa propriété particulière. « Il y a trois choses qui ne peuvent être ôtées à la femme, bien qu’elle soit renvoyée par sa faute ; savoir, le cowyll et l’argyfreu, c’est-à-dire les bestiaux qu’elle a amenés avec elle de chez ses parents ; et ces bestiaux lui sont payés pour wyneb-werth, si le mari a commis un adultère. » (Leg. wall., t. II, l. II, c. 20.) Le mari devait même à sa femme un sarhaad ou amende pour injure, lorsqu’il l’avait frappée sans raison suffisante. Si la femme l’avait injurié, elle devait en effet se soumettre à recevoir trois coups de sa main avec une verge d’une coudée, et lui payer aussi un sarhaad.

Il faut toutefois reconnaître que la loi de divorce, comme dans toutes les législations primitives, était plus favorable à l’homme qu’à la femme. L’époux était libre, moyennant certaines conditions, de se séparer de l’épouse, tandis que l’époux, même dans le cas d’adultère de l’épouse, pouvait la garder s’il lui convenait. Voici le texte du code de Démétie. « Si un homme prend une femme par don de ses parents, et qu’il la quitte avant la fin de sept années, qu’il lui paye trois livres pour son agweddi si elle est la fille d’un breyr, une livre et demie pour son cowyll et cent vingt livres pour son gobyr ; si elle est fille d’un taeog, une livre et demie pour agweddi, cent vingt sols pour cowyll, vingt-quatre sols pour gobyr. S’il la quitte après les sept années, que tout soit partagé entre eux, à moins que des privilèges ne donnent l’avantage au mari. Deux tiers des enfants vont avec le mari, un tiers avec la mère : les plus âgés et les plus jeunes avec le père. » (T. I, l. II, n. 1, 2.) La femme ne pouvait se séparer, selon le code de Guent et de Vénédotie, que dans le cas d’infirmité de l’époux. « Si l’époux est lépreux, ou punais, ou impuissant, et que pour une de ces trois choses elle quitte son époux, qu’elle emporte toute sa propriété. »

 

 

 

(18) Sur les noms de Sena et Druida.

 

 

« Sena in Britannico mari Osismicis adversa littoribus, gallici numinis oraculo insignis est : cujus antistites, perpetua virginitate sanctæ, numero novem esse traducuntur. Gallisenas vocant, putantque ingeniis singularibus præditas, maria ac ventos concitare carminibus, seque in quæ velint animalia vertere, sanare quæ apud alios insanabilia sunt, scire ventura et praedicare. » (Pomp. Mel., lib. III.)

Les manuscrits ne sont pas d’accord sur le mot de Gallisenas. Quelques-uns offrent celui de Barrigenas. Le premier se décompose facilement en galli-senas. Le second reviendrait peut-être à bargenas, qui serait le correspondant féminin de bargus ou bardus. Turneb a préféré la première leçon, et il paraît d’autant plus fondé que le nom de Sera appartenait à l’île et qu’il était naturel que ce nom lui fût venu des prêtresses qui y faisaient leur résidence.

« Dicebat quodam tempore Aurelianum gallicanas consuluisse druidas. » (Flav. Vop. in Aurel.)

Le même auteur emploie dans le même sens le nom de druides et de druias : on trouve même sur le manuscrit du Palatin dryas, qui est sans doute plus latin que gaulois. « Quum Diocletianus apud Tungros in Gallia... et cum druide quadam muliere rationem convictus sui quotidiani faceret, etc. Post quod verbum druias dixisse fertur : Diocletiane, jocari noli ; nam imperator eris, quum aprum occideris. » (Id. in Numer.)

 

 

 

(19) Sur le servage gaulois.

 

 

« In Gallia, non solum in omnibus civitatibus atque in omnibus pagis partibusque, sed etiam pene in singulis domibus, factiones sunt ; earumque factionum principes sunt, qui summam auctoritatem eorum judicio habere existimantur quorum ad arbitrium judiciumque summa omnium rerum consiliorumque redeat. Idque antiquitus ejus rei causa institutum videtur, ne quis ex plebe contra potentiorem auxilio egeret : suos enim quisque opprimi et circumveniri non patitur. » (Bell. Gall., l. VI.)

À ce témoignage on en pourrait joindre bien d’autres qui indiquent de même l’établissement d’un véritable vasselage dans les républiques de la Gaule. Il suffit de rappeler, ce qui est assez frappant, que la table ronde, si célèbre dans la chevalerie, était une institution toute gauloise : on en trouve la description dans les fragments du voyage de Posidonius. Elle formait un symbole de la hiérarchie.

« Lorsque plusieurs font ensemble un banquet, ils s’assoient en cercle ; au milieu se place, comme le coryphée de la réunion, le plus considérable, celui qui l’emporte sur les autres, par sa valeur militaire, sa naissance ou sa richesse. L’hôte prend place près de lui, et chacun successivement des deux côtés, suivant la dignité du rang qu’il possède. Derrière se mettent ceux qui portent les boucliers, et en face ceux qui portent les épées, assis pareillement en cercle, et mangeant en même temps que les maîtres. » (Ath., l. IV.)

Le régime imposé par l’administration romaine ne put arrêter le mouvement fatal qui portait à la destruction de la dignité de citoyen. Salvien, dans le traité du Gouvernement de Dieu, le caractérise plus nettement encore que les historiens plus anciens. « Tradunt se ad tuendum protegendumque majoribus ; dedititios se divitum faciunt, et quasi in jus eorum ditionemque transcendunt. » (Lib. V, c. 8.) Il n’y avait pas besoin que les hordes germaniques vinssent s’établir sur le territoire de la Gaule pour que l’on y connût les serfs et les vassaux. Les violences qui se commirent sous leur régime à l’égard des hommes libres, pour les obliger ou à céder leurs terres ou à s’engager dans la vassalité, avaient commencé dès le temps de l’indépendance ; et l’on pourrait prendre ce passage si connu des Capitulaires sur les heriman pour une plainte des petits propriétaires de la Gaule, tant il est manifeste que les choses devaient se passer pour eux de la même manière. « Dicunt etiam quod quicumque proprium suum episcopo, abbati vel comiti aut judici dare noluerit, occasiones quærunt supra illum pauperem quomodo condemnare possint, et illum semper in hostem faciant ire, usque dum, pauper factus, volens nolens suum proprium tradat aut vendat. » (Capit. 811, art 3.)

La comparaison des provinces qui reçurent l’empreinte germanique et de celles qui, en Bretagne et en Angleterre, se maintinrent à l’abri de l’influence étrangère, achève de jeter toute lumière sur cette vérité, et ce n’est pas un des moindres sujets d’intérêt que présentent les anciennes lois de Galles.

D’abord, on y voit très clairement des hommes libres, possesseurs de terres, qui passent volontairement au service d’un seigneur : ce sont apparemment les clientes de César.

« Si un homme libre qui possède une terre se donne pour serviteur à un mabuchelwr, et demeure avec lui quelque temps, depuis qu’il aura été son serviteur, il sera dû trois bœufs au mabuchelwr pour compensation de son meurtre : d’autres livres disent qu’il sera dû six bœufs. Il lui sera permis de se retirer du mabuchelwr quand il le voudra ; seulement il sera tenu de payer au mabuchelwr tout ce qu’il lui devra, selon la loi d’Hoel. Et celui-ci s’appelle Carllawedrawg. » (Leg. Hoel., l. V.)

On ne cessait pas de posséder sa terre, mais elle était dès lors sous le privilège du seigneur. C’est ainsi que le seigneur distribuait lui-même entre ses hommes libres une partie des terres de son domaine.

« À quatorze ans révolus, tout père doit conduire son fils à son seigneur et le placer sous sa recommandation, et dès lors le jeune homme devient le fidèle du seigneur, et il est sous la puissance du privilège de ce dernier, dont il est tenu d’exécuter toutes les volontés. À l’âge de vingt et un ans, le vassal reçoit une terre de son seigneur, et alors il s’acquitte envers lui du service militaire. » (Leg. wall., t. I, l. 2.)

Il fallait avoir une terre pour être astreint au service de l’épée ; ce qui explique l’intérêt des seigneurs à maintenir la propriété de leurs vassaux, ou à en assigner une aux hommes libres qui s’attachaient à eux.

« Il y a trois personnes auxquelles il n’est pas de droit d’imposer aucun office : une femme, un barde et un homme qui ne possède point de terre. Il n’est pas de droit de leur imposer aucun office du pays, ni le maniement de l’épée, et elles n’ont pas besoin de prêter l’oreille à la trompette du pays. » (Ib., t. II, l. 13.)

Souvent les possesseurs de terre placés sous la recommandation d’un seigneur plus puissant étaient eux-mêmes des seigneurs. M. de Courson, dans son Histoire des peuples bretons, en cite un exemple fort curieux du cinquième siècle, tiré du Cartulaire de Landévénec.

« En ce temps-là, Harthoc, d’outre-mer (un des émigrés de la Grande-Bretagne), acheta de Gradlon, roi des Bretons, moyennant trois cents sols d’argent, en hérédité perpétuelle, vingt-deux villages dans la plebs nommée Brithiec, et il n’avait ni fils ni parents, mais simplement lui seul, et il se recommanda lui et tous ses biens audit roi. Mais lui étant mort, moi Gradlon, j’ai reçu cette terre qui est nommée trêve de Harthoc, etc. »

Au-dessous des domestiques libres se trouvaient une multitude d’autres subordonnés, astreints à une dépendance bien plus stricte et plus humiliante. On leur donnait le nom général d’aillt ou taeog. Voici un texte assez explicatif.

« Il y a trois taeogs qui ne peuvent atteindre au privilège de kymri cynwynawl (homme libre). Premièrement le cyswynvab, c’est-à-dire le fils désavoué par son père, ou en d’autres termes qui est né illégitimement, en contravention à la loi et aux privilèges de son pays et de son clan. Secondement, celui qui a perdu son patrimoine et son privilège ordinaire, à la suite de quelque mauvaise action, ou celui qui est enaid-faddeu (reus capitis), ou qui a commis un méfait qui appelle un châtiment. Troisièmement, l’aillt où l’étranger qui demeure en Kymru. De ces trois catégories, nul ne peut s’élever au rang de kymri-cynwynawl, avant la fin du neuvième degré. La loi a établi cette règle pour trois raisons. Comme il y a trois causes qui réduisent à la condition de taeog certains hommes placés en dehors du droit et de la société, la loi a eu pour objet de prévenir les complots des étrangers et de leurs adhérents ; de faire en sorte que des étrangers n’obtinssent pas les terres réservées aux kymri-cynwynawl ; d’empêcher les unions clandestines et les naissances illégitimes, en mettant obstacle à l’adultère et aux accointances des sexes dans les fougères et les broussailles. Aussi, par toutes ces considérations, l’étranger et ses descendants, le fils désavoué par son père et ses descendants, le malfaiteur du pays et ses descendants sont placés dans la classe des aillt jusqu’à la fin de la neuvième descendance ; et chaque aillt et chaque taeog doit être l’homme assermenté et dévoué du seigneur de la cymmwd, du seigneur dont il est la propriété, c’est-à-dire de celui qui l’a pris sous sa protection et qui lui a concédé sa terre dans une trêve de taeog. » (Leg. Wall., t. II, l. 13.)

Les aillt étaient seulement des étrangers venus d’un autre clan. On nommait altudd les véritables étrangers. Leur condition était à peu près la même que celle des aillt. On peut les comparer à de petits fermiers ; mais après quatre générations sur la même tenure, ils étaient acquis au fonds, et il leur était interdit de s’en aller.

« Si un altudd devient l’homme d’un uchelwr, et qu’il soit avec lui jusqu’à sa mort, et que le fils de l’altudd soit avec le fils de l’uchelwr, et le petit-fils de l’altudd avec le petit-fils de l’uchelwr, et l’arrière-petit-fils de l’altudd avec l’arrière-petit-fils de l’uchelwr, le quatrième uchelwr sera propriétaire sur l’arrière-petit-fils de l’altudd, et ses héritiers propriétaires à toujours des héritiers de cet arrière-petit-fils ; et dès lors ils ne peuvent plus quitter leur seigneur propriétaire pour retourner au pays d’où ils sont venus, parce qu’ils ont perdu le temps où ils pouvaient s’en aller, s’ils voulaient s’en aller. »

Ainsi de fermiers ils devenaient serfs. On trouve dans le code de Justinien, sur les colons, une loi analogue, dans laquelle il ne faut sans doute voir que la reproduction d’un usage ancien : « Alii vero tempore annorum triginta coloni fiant. » (XI. T. 47.)

La dernière classe était celle des caeth ou esclaves. On en distinguait de trois sortes : le caeth acheté, a bryner, c’était l’esclave proprement dit ; le caeth appelé, gwahawd, c’était un homme libre condamné à la servitude ; le caeth non acheté et non appelé, hebgwahawd, c’était une sorte de taeog reçu dans une condition inférieure. Le sort des esclaves proprement dits était à peu près le même que chez les Germains ; mais cette classe n’a jamais joué un grand rôle chez les Gaulois, et c’est un de leurs traits distinctifs. Aussi peut-on dire que tandis que l’Italie, par la dégénérescence de l’ordre social primitif, avait fini par devenir un pays d’esclaves, la Gaule était devenue de son côté un pays de serfs, pene servi, selon l’expression de César. Ce qui montre assez, peut-on ajouter, combien il est peu juste de caractériser, comme on l’a fait quelquefois, l’antiquité par l’esclavage et le moyen âge par le servage. Tout au moins faudrait-il alors reconnaître que la Gaule, étroitement unie au système du moyen âge, était en avance à cet égard sur ce que l’on nomme l’antiquité.

Le dernier texte que nous venons de citer se réfère à une disposition très remarquable des lois galloises en faveur des classes déshéritées. La descendance de l’aillt n’était pas condamnée à jamais. À la neuvième génération, ses fils reprenaient le rang d’hommes libres, et même à la quatrième, si la ligne féminine était de sang libre ; l’aillt prenait alors le titre de goresgynnyd, homme qui se relève.

« Le fils de l’aillt doit être sous la volonté et le bon plaisir d’autrui jusqu’à ce qu’il ait atteint à la descendance et au rang de kymro-cynwynawl, ce qui a lieu à la quatrième génération par mariages légitimes avec les kymraes-cynwynawl. Et tel est le mode qui règle ces mariages : le fils de l’aillt, lié par serment au seigneur de la cymmwd, et qui épouse une kymraes-cynwynawl avec le consentement de la parenté de cette dernière, se trouve placé par ce mariage dans le privilège du second degré de parenté et de descendance, et à son fils revient le privilège du troisième degré. Si l’un de ces enfants épouse aussi une kymraes, il est admis au quatrième degré, et le fils né de ce mariage au cinquième degré. Que si ce dernier, qui est le petit-fils de l’aillt originaire, épouse encore une kymraes, il s’élève au privilège du sixième degré, et l’enfant issu de ce mariage, qui est l’arrière-petit-fils de l’aillt originaire, obtient le privilège du septième degré ; et s’il se marie lui aussi à une kymraes, il atteint au huitième degré par le privilège de sa femme. C’est en effet le privilège de toute kymraes d’avancer la descendance d’un degré en faveur de son mari fils d’aillt, et le fils de cet arrière-petit-fils, issu de ces mariages, arrive au privilège de neuvième descendance, et alors il est appelé goresgynnyd, et il prend possession de sa terre, c’est-à-dire de cinq libres erws, de son bénéfice, de la dignité de chef de parenté et de tous les autres droits attachés à la qualité de kymro-cynwynawl ; et il devient la souche d’une race, en conservant le privilège de chef de parenté sur tout son clan, sans en excepter les aînés de sa race qui peuvent être en vie, comme son père, son grand-père et son aïeul, lesquels obtiennent, par le fait de la possession du goresgynnyd, tous les droits de kymris-cynwynawl. » (Leg. Wall., t. II, l. 13.)

Il est sans doute à croire que cette législation n’était que le fruit d’une sage politique. Il y avait en effet une haute utilité à créer un obstacle à l’augmentation indéfinie de la basse classe. Le maintien même de l’indépendance nationale le commandait, puisque les hommes libres et propriétaires étaient seuls armés. Mais on ne peut s’empêcher toutefois de reconnaître la profonde humanité d’une telle coutume. La disposition relative à l’influence du sang maternel est aussi d’un sentiment très élevé, et qui présente également quelque chose de tout spécial. Le relâchement de la solidarité entre les enfants et les pères, ainsi que la valeur attribuée à la génération féminine, sont en effet des points tellement étrangers à la religion du moyen âge qu’il semble permis de leur supposer une autre origine. L’hypothèse serait peut-être téméraire, si dans la loi même, on ne trouvait l’énonciation formelle de la contradiction avec l’Église quant à la solidarité.

« La loi ecclésiastique dit que ce n’est pas au fils à avoir l’héritage paternel, mais seulement au plus âgé des fils du père et de sa femme légitime. Mais la loi d’Hoel adjuge l’héritage au plus jeune aussi bien qu’au plus âgé, et décide que la faute du père, ou tout acte illégal de sa part, ne doit pas être portée au préjudice du fils ou de son patrimoine. » (Leg. Wall., t I. Cod. Vened., l. II.)

Cet article est de la plus haute importance puisqu’il comprend la négation des deux principes les plus fondamentaux de la loi hébraïque : la responsabilité des enfants envers les pères et le droit d’aînesse. On est donc suffisamment autorisé à le considérer comme sorti de l’esprit gaulois ; et dès lors il ne serait donc pas impossible que toutes les dispositions dont il vient d’être question et qui se lient à ce principe appartinssent à la tradition de l’ancienne Gaule.

 

 

 

(20) Sur la royauté gauloise.

 

 

L’histoire ne donne malheureusement pas toute la lumière qu’il faudrait sur le principe de la responsabilité royale. Les Romains n’attachaient pas assez d’importance à la nationalité de la Gaule pour prendre la peine de transmettre ses lois à la postérité. On en est réduit pour cette question capitale à quelques traits épars dans César. Mais il est évident que le pouvoir qui avait qualité pour élire les rois devait avoir qualité pour les juger. Il fallait bien que ces rois, qui n’étaient pas des souverains, mais des mandataires, fussent liés par une pénalité corrélative à leur mandat. Sans saisir la forme de ces procédures, on en voit du moins les effets. Ainsi, lors du mouvement soulevé dans le nord de la Gaule par Indutiomar, on traduit devant des assemblées populaires les rois accusés de connivence avec l’étranger et on les y frappe de sentences de mort. « Les Sénonais, dont la république est très puissante et d’une grande autorité chez les Gaulois, dit César, tentent de mettre à mort par un conseil public Cavarinus, que César avait fait parvenir à la royauté parmi eux, dont le frère Moritasgus la possédait à l’arrivée de César dans la Gaule, et dont les ancêtres l’avaient eue également. » (Lib, V, c. 4.) Ici l’historien ne dit point de quelle nature était le tribunal criminel dont il parle ; mais de ce qu’il écrit sur l’affaire du même genre provoquée chez les Trévires, il résulte que, chez ces derniers du moins, c’était une assemblée populaire, ou mieux encore, s’il est permis de prendre ce mot dans toute sa profondeur, une assemblée de la garde nationale. « Selon la coutume des Gaulois, au commencement de la guerre, par une loi générale, tous les hommes qui ont dépassé l’âge de la puberté doivent se réunir en armes, et celui qui arrive le dernier est mis à mort avec toutes sortes de tortures devant la multitude. Dans cette assemblée, Indutiomar fait prononcer un jugement qui déclare ennemi Cingétorix son gendre, chef de l’autre faction, qui ayant suivi le parti de César, ne s’en était pas séparé ; et il met en vente ses biens. » (Ibid.) À Chartres, le roi qui avait été élu sous l’influence de César est condamné également ; mais le fait du jugement n’est pas aussi bien indiqué, la narration se bornant à déclarer laconiquement qu’un grand nombre de citoyens se trouvaient complices.

Du reste, on doit reconnaître, sans se laisser faire illusion par les mots, que les procès contre les rois ne différaient en rien de ceux qui, dans le même temps et pour les mêmes motifs, devaient être intentés aux autres magistrats. On voit une trace, à la vérité trop peu distincte, de ceux-ci, dans l’histoire de l’insurrection tentée dans l’ouest par Viridovix. Les populations entrent en révolution et mettent à mort non pas leurs rois, peut-être parce que dans ces états le pouvoir était oligarchique, mais leurs sénats. Bien qu’ici le langage de César éveille plutôt l’idée d’un massacre que d’un arrêt, il n’y a pourtant rien de défini, et il n’est pas hors de vraisemblance que, dans ce mouvement, comme dans celui des Trévires, les sentences de mort aient été le résultat des délibérations de la multitude armée. « En quelques jours, dit-il, les Aulerques, les Éburovices et les Lexoviens, ayant mis à mort leurs sénats, parce qu’ils refusaient la guerre, ferment leurs portes et se lient avec Viridovix : de toute la Gaule s’étaient réunis autour de lui une grande multitude d’hommes perdus et de voleurs que l’espérance du pillage et le goût de la guerre avait enlevés à l’agriculture et à leurs travaux quotidiens. » (Lib. III, c. 17.) Malgré le tour dédaigneux de l’historien, il est sensible que c’était la classe populaire qui, plus délicate que toute autre sur l’honneur de la nation, comme il arrive toujours, s’insurgeait de tous côtés en contraignant l’aristocratie à suivre son mouvement. C’est aussi en réunissant autour de lui ce que le général romain nomme des gens perdus que Vercingétorix relève dans Gergovie l’étendard de l’indépendance, après y avoir abattu par la terreur l’aristocratie. « Chassé de Gergovie par Gobanition son oncle et les autres princes qui pensaient qu’il ne fallait point tenter cette fortune, il ne se désiste pas et ramasse dans les campagnes une troupe de pauvres et de gens perdus. » (Lib. VII, c. 4.)

Il est peut-être permis de conjecturer que les procès faits aux rois par l’aristocratie roulaient plutôt sur des usurpations de pouvoir. Ainsi César rapporte que Celtill, père de Vercingétorix, après avoir exercé la royauté sur toute la Gaule, avait été mis à mort chez les Arvernes, parce qu’il visait à Ia royauté, quod regnum appetebat. Mais faut-il voir ici un roi qui est condamné pour avoir aspiré à la tyrannie, ou un citoyen qui avait essayé de remplacer la constitution oligarchique de son pays par une constitution monarchique ? C’est ce que le silence de l’histoire ne permet pas de décider. Bien que Celtill eût possédé la royauté, rien ne prouve qu’il la possédait encore au moment de son procès. Sous sa tentative, comme sous celle d’Orgétorix, se cachait peut-être quelque complot tramé avec l’appui du peuple contre le gouvernement du petit nombre. On voit Vercingétorix, dès son entrée à Gergovie, après sa victoire sur le parti de l’aristocratie, recevoir du peuple ce même nom de roi qui avait été si fatal à son père. Rex a suis appellatur, dit César. C’était aussi à ce nom de roi que visaient, dans leur conjuration pour le rétablissement de la Gaule, Orgétorix, Dumnorix, Casticus, et c’est pareillement sur le peuple qu’ils agissaient. Dans certaines républiques, comme celles des Sénonais, des Trévires, des Trinobautes, il y avait des rois ; dans d’autres, comme chez les Éduens, il n’y en avait pas, et il est probable que chez les Arvernes, qui en avaient eu autrefois, quelque révolution conduite par l’aristocratie, peut-être à la suite de la condamnation de Celtill, avait changé la constitution à cet égard. Mais partout, de ce que l’aristocratie était intéressée à ne pas avoir de maître, il fallait bien qu’elle veillât avec sévérité, soit à empêcher les rois de s’élever, soit à empêcher les rois de s’agrandir.

L’idée de la responsabilité de la magistrature souveraine était si profondément implantée chez les Gaulois qu’on lui voit donner des lueurs jusque dans le moyen âge, alors que la féodalité, dans la plénitude de son développement, avait, même dans les provinces restées à l’abri des influences germaniques, remplacé par des principautés héréditaires les principautés électives. Le code d’Hoel, dans lequel le pouvoir monarchique et ses privilèges d’hérédité sont pourtant si formellement consacrés, offre une multitude de preuves de l’influence que conservaient encore dans les royaumes de la Grande-Bretagne les idées républicaines de l’ancien temps. Voici une loi que l’on pourrait croire tirée textuellement des codes de la Gaule.

« Quiconque dira que le roi ou quelque officier en son nom, par privilège d’office ou autre, a commis une oppression à son égard contrairement à la loi, qu’il obtienne sans délai un verdict du pays à cet égard, et si le verdict certifie que la plainte est fondée, qu’il y soit fait droit immédiatement ; et c’est là l’institution capitale entre le maître et ses sujets, comme donnant protection contre le pouvoir du maître. » (Cod, Demet., t. I, l. 3.)

Cette loi n’était pas dépourvue de sanction. Le roi, reconnu coupable, pouvait être non seulement contraint mais frappé de déchéance par le jugement de l’assemblée générale des États confédérés. Celte assemblée, qui, même sous le régime des monarchies, continuait à former le dépôt central de la souveraineté, devait être présidée par le roi suprême de la confédération, brenin pennaf, c’est-à-dire par le roi le plus ancien en temps de paix, et en temps de guerre, par le dictateur élu dans la réunion des hommes armés. Voici le texte :

« Il y a trois choses qui ne doivent s’accomplir que par le concours du pays, de la confédération des États et du clan suprême : changer les lois d’un roi ; détrôner un roi ; établir de nouvelles méthodes et sciences dans le corps des bardes.

« Détrôner un roi ne peut se faire que par le jugement du pays et des États confédérés. La sentence de cette assemblée générale est basée sur celle des trois cents membres composant la Cour de chaque État, sous la présidence du roi suprême ; et il faut que la majorité des États les plus puissants adhère à la sentence rendue. » (Leg. Wall., t. II, l. 3.)

Il est bien remarquable de voir ces mêmes sentiments renaître en France avec une vivacité qui ressemble à un réveil, au moment de la révolution, alors que la noblesse et le clergé disparaissant, le vieux fond de la Gaule vient reprendre tout à coup le dessus. N’étant plus gouvernés par l’influence de Rome, ni par celle de l’aristocratie germanique, il fallait bien que les esprits revinssent à leurs inspirations naturelles. C’est à ce point de vue qu’il faut considérer le jugement de l’infortuné Louis XVI, et il en reçoit un jour tout nouveau. Il est certain en effet que les questions soulevées par ce procès auraient pris une simplicité beaucoup plus grande, si on l’avait tout uniment rattaché à la reprise de l’ancienne jurisprudence nationale. Qu’était-ce qu’une suspension de dix-huit siècles en regard de la vie d’une nation ? Quelques systèmes que les légistes se fussent complu à inventer sur le droit absolu de la royauté, la nation ne leur avait jamais accordé aucune sanction, et elle ne l’aurait pu faire : son droit était inaliénable comme imprescriptible. Ce n’est pas que cette manière de voir eût entièrement échappé au Comité de législation dans l’instruction de cette cause solennelle, mais sans doute par le défaut d’une préparation suffisante du siècle à cet égard, il n’en avait pas tiré tout le parti qu’il aurait dû. Voici comment s’exprimait sur ce point le Comité dans l’exorde de son rapport à la Convention, du 7 novembre 1792 : « Est-ce d’ailleurs dans le nouveau code français seulement que ces lois se retrouvent ? N’existaient-elles pas de tous les temps et dans tous les pays ! Ne sont-elles pas aussi anciennes que la société ?... Chez les Celtes, nos ancêtres, le peuple se réservait toujours le droit contre le prince. Mais pourquoi cette réserve ? Le droit qu’a toute nation de juger et de condamner ses rois n’est-il pas une condition nécessairement inhérente à l’acte social qui les plaça sur le trône ? N’est-il pas une conséquence éternelle, inaliénable de la souveraineté nationale ? » Mais ce n’était pas assez d’avoir entrevu la vérité, il aurait fallu lui donner toute sa force en l’asseyant ouvertement sur ses bases.

La passion du peuple qui, dans son exaltation, avait fini par voir dans le malheureux Louis XVI le plus affreux des tyrans, était allée bien plus loin dans la même voie. Son mouvement donne assez bien l’idée de celui qui devait animer les Gaulois dans les occasions du même genre. On ne peut nier en effet, si étrange que cela paraisse, qu’il n’y eût un instinct mystique dans la manière dont la multitude envisageait cette mort. Ainsi que dans les temps où les druides présentaient l’offrande de la tête criminelle comme une expiation nécessaire, on voyait dans cet acte solennel non moins un sacrifice expiatoire qu’une vengeance. La victime elle-même, avec une grandeur d’âme et un patriotisme que l’histoire ne doit pas craindre d’admirer, ne le prenait pas autrement, bien qu’à l’inverse. Ses paroles à Dieu, sous le glaive, furent pour s’offrir en hostie. « Je meurs innocent, je pardonne à mes ennemis, et je désire que mon sang soit utile aux Français et qu’il apaise la colère de Dieu. » Sang innocent ou sang criminel, c’était toujours l’antique et inhumain principe de l’expiation par le sang. La tradition barbare de la Gaule s’y retrouvait face à face avec les inspirations du dogme de la rédemption sanglante. Elle avait repris son énergie terrible. Loin d’hésiter comme dans la question de droit, elle débordait avec un effrayant transport. On en peut juger en lisant dans le journal de Prudhomme, le plus populaire et le plus accrédité de tous les journaux révolutionnaires, le récit de la cérémonie. Un druide ne l’eût pas écrit autrement ; voici le début : « Nous devions à la terre dont nous avions pour ainsi dire consacré l’esclavage par notre exemple, nous devions une grande leçon dans la personne du soixante-sixième de ces rois, plus criminel que tous ses prédécesseurs ensemble. Le sang de Louis Capet, versé par le glaive de la loi le 31 janvier 1793, nous lave d’une flétrissure de treize cents années. Cet acte éclatant de justice, auquel l’histoire des hommes n’a rien à comparer, aurait dû peut-être avoir lieu sur l’autel même de la fédération. » Voici la conclusion : « La liberté ressemble à cette divinité des anciens qu’on ne pouvait se rendre favorable qu’en lui offrant en sacrifice la vie d’un grand coupable. Les druides promettaient la victoire à nos ancêtres partant pour une seconde campagne, quand ils rapportaient de la première une tête couronnée, sur les autels de l’Hercule gaulois. » Quelle religion ! pourquoi fallait-il que, dans cette crise sublime, en revenant à l’indépendance de la Gaule, la France, emportée hors d’elle-même par la frénésie de la réaction, ait semblé revenir aussi à tant d’égards à la superstition du sang et à la dureté ?

 

 

 

(21) Sur la tradition galloise.

 

 

La différence qui a fini par se produire entre la France et l’Angleterre vient non seulement de la condition insulaire de cette région, qui a empêché l’Italie d’y peser comme dans la Gaule, mais de ce que l’injection germanique y a été plus considérable et y a fait corps, au lieu de s’éparpiller. Le sang gaulois s’est ainsi trouvé rejeté en masse dans la zone de l’ouest, tandis que le sang étranger prenait possession des parties les plus essentielles du territoire ; et bien que le christianisme ait finalement envahi les deux peuples, il n’est pas moins resté deux peuples et deux langues. En France, il n’y a jamais eu, malgré toutes les diversités des provinces, même de la Bretagne, qu’un fonds gaulois ; en Angleterre, à côté du fonds gaulois, il y a eu le fonds germanique, et c’est lui qui est devenu dominateur.

Comme la conquête romaine avait été plus tardive, plus lente, moins complète qu’en Gaule, il s’ensuit que le druidisme, malgré les édits des empereurs et le christianisme, avait dû conserver en Angleterre, surtout dans l’ouest, des racines bien plus profondes. Il ne s’était pas décomposé, sous l’influence de la civilisation païenne, pour faire au christianisme la place plus facile. Aussi, lorsqu’après une domination qui n’avait guère duré que deux siècles, les Romains, trop occupés sur le continent par les barbares, se décidèrent à abandonner à elle-même cette île lointaine, le druidisme s’y releva-t-il aussitôt d’une manière brillante. C’est l’époque de Taliesin, d’Aneurin, de Llywarch-Hen, époque de laquelle il subsiste tant de monuments précieux. La Grande-Bretagne n’avait pas assez perdu le sentiment d’elle-même pour que sa religion, qui était le symbole le plus vif de sa nationalité, ne dût pas ressusciter en même temps. Elle était si bien enracinée que, même en se faisant chrétiens, ceux des druides qui avaient consenti à céder au mouvement nouveau ne s’étaient pourtant point entièrement départis de leurs antécédents. Ils avaient prétendu s’instituer d’eux-mêmes prêtres du Christ, sans doute parce qu’il leur semblait qu’Ésus étant, sous un autre nom, le même que Jéhovah, c’était assez d’avoir été consacré par lui pour l’être absolument. Aussi leur christianisme demeura-t-il mélangé d’une multitude d’influences de leur ancienne religion, et il leur était par là d’autant plus cher qu’ils pouvaient n’y voir qu’une réforme. On ne possède malheureusement que quelques traces de ce schisme dont les nuances ont dû varier à l’infini, et ces traces sont trop rares pour qu’on en puisse reprendre l’histoire avec tout le détail qui serait nécessaire. Dès le sixième siècle, frappé par un roi de Galles, nommé Béli, il paraît à peu près dissipé. Il est d’ailleurs manifeste qu’il n’avait point une base solide : pour être prêtre chrétien, il fallait surtout relever du Saint-Esprit, le divin principe de l’amour et de la bonté, et c’est une puissance à laquelle le druidisme, pour son malheur, était demeuré trop étranger.

Toutefois l’on peut dire que Rome n’a jamais triomphé complètement, chez les Gallois, de la dernière résistance du druidisme. La nationalité, repoussée dans l’ouest par les Saxons, trouva dans cette position écartée l’avantage de pouvoir couver plus à l’aise le culte des traditions. Les bardes que la persécution des conquérants obligea d’aller chercher refuge chez leurs frères de l’Armorique y trouvèrent le christianisme déjà établi dans sa toute-puissance, et n’eurent pas la force de tenir contre lui. Taliesin lui-même, suivant les légendes, y reçut le baptême des mains de S. Gildas, qui n’était non plus qu’un druide converti. Mais les bardes qui demeurèrent sur le sol de la mère-patrie, dans les petits royaumes qui réussirent à s’y constituer parallèlement aux Saxons, conservèrent tout autrement l’indépendance primitive. Les anciennes lois de Galles sont pleines de témoignages qui montrent que, comme dans l’institution druidique, une position officielle leur était attribuée dans l’État. Conservateurs des anciennes poésies, ils devaient avoir tendance à se rapprocher plus ou moins de leur esprit ; et aussi, pour un grand nombre, s’en fallait-il que le druidisme fût mort. C’est en vain que le clergé de Rome les poursuivait, les stigmatisait, leur refusait la sépulture ; soutenus par les peuples et même par les rois, qui rencontraient en eux de fermes auxiliaires contre les armes des Saxons, ils tenaient bon. Les mystères de Ceridwen, qui ne sont au fond que ceux de la Cérès de Samothrace, déjà signalés par Artémidore dans la Grande-Bretagne, conservaient toujours leurs fidèles. Les rois eux-mêmes, comme on le voit par les chants de Hywell, roi de Galles, mort en 1171, tenaient à honneur d’y être admis. Il existe de lui une prière des plus curieuses, dans laquelle, admis déjà au degré inférieur de l’initiation, il sollicite du collège de Ceridwen, avec les expressions de la plus fervente piété, la faveur de l’initiation supérieure. Ainsi, douze siècles après l’Évangile, les feux sacrés de la Samothrace duraient encore dans ces montagnes reculées. Discrédités chez les chrétiens, où ils ont fini par se résumer dans les contes de la chaudière des sorcières, ils étaient toujours entretenus par les bardes comme le symbole de leur rationalité persévérante. Il ne faut donc pas s’étonner si les Normands, après avoir soumis ce qui avait résisté aux Saxons, s’empressèrent de déployer toute leur activité contre ce corps sacré. On rapporte qu’Edouard Ier fit mettre à mort le même jour tous les bardes. C’est une légende de l’exagération de laquelle l’histoire a fait justice, mais qui peint cependant avec une certaine vérité les violences dont usèrent les nouveaux conquérants en faveur du christianisme de Rome.

L’Église, malgré le bras des Normands, ne put cependant parvenir à extirper jusqu’aux dernières traces. Les sociétés secrètes, qui avaient un précédent si naturel dans le druidisme lui-même, lui échappèrent, et l’on peut dire qu’elles subsistent toujours. Il n’est même pas impossible que le feu qui a brûlé jadis sus les autels d’Ésus, et qui provenait vraisemblablement des foyers de l’Asie, soit encore entretenu quelque part. La société bardique de Clamorgan, tantôt puissante, tantôt réduite presque à rien, selon la fortune des évènements, n’a pas cessé de former une tige systématiquement enracinée dans les profondeurs les plus lointaines du passé. Enveloppée dans l’ombre et le silence depuis tant de siècles, c’est la révolution française qui lui a donné le signal de reparaître. En 1792, M. William, qui occupait alors le siège de Taliesin, publia, de concert avec M. Owen, les œuvres de Llywarch-Hên, avec une introduction étendue dans laquelle il rendait compte de la succession druidique durant le moyen âge. « Dans les vingt ans qui suivirent la mort du dernier Llewelyn, dit Davies, un certain nombre de membres se réunirent pour établir dans le comté de Clamorgan un siège ou, autrement dit, un collège bardique, lequel a résisté jusqu’à nos jours. On donne la liste des présidents et des membres de ce siège depuis Trahacaru-Bryddyd-Mawr, qui fut le premier président ou fondateur en 1300, jusqu’au présent, M. William. On dit de plus que, dans le seizième siècle, certains membres commencèrent à faire la collection des connaissances, des traditions et des lois de l’ordre ; que ces collections furent revues et ratifiées dans le dix-septième siècle, et qu’elles sont encore reçues aujourd’hui comme la règle fondamentale de la société. » (Myth. and rit.) Cette révélation inattendue fut pour le clergé anglican comme la tête de l’hydre. On ne trouvait aucun inconvénient à ce que la tradition des druides se fût poursuivie durant la période de l’indépendance des Gallois ; mais il semblait fâcheux d’être obligé de reconnaître qu’elle eût résisté à l’action de la souveraineté de l’Angleterre, et surtout que des principes si capables de réveiller l’amour de l’indépendance politique et religieuse osassent reprendre autorité. En effet, par une concordance remarquable, les héritiers des bardes prêtaient ouvertement la main aux révolutionnaires de France. La race gauloise tendait à se reconnaître et à s’ébranler dans la Grande-Bretagne comme sur le continent. Que les principes arborés par le nouveau parti fussent bien strictement dérivés des bardes, c’est ce qu’il était permis de contester, et les anglicans n’y manquèrent pas. « Ces principes, dit Davies dans sa polémique avec l’école de Clamorgan, semblent plutôt appartenir aux niveleurs du dix-septième siècle, et sentent assez fortement un certain druidisme qui, originaire des Gaules, fut transplanté de ce pays dans certains cantons de la Grande-Bretagne, peu de temps avant l’année 1792, où les souvenirs du bardisme firent leur apparition. » Mais tout en accordant que l’exemple donné en 1789 par la France n’eût pas été sans influence sur le collège de Clamorgan pour l’enhardir et l’éclairer, il n’est pas moins vrai qu’il y avait au fond entre les deux mouvements une solidarité spontanée ; et il n’est pas impossible que, soutenue par l’initiative de la France, la société Galloise finisse par réagir à son tour, grâce à la force toute puissante des principes dont elle est dépositaire, sur la race oppressive qui la maîtrise.

 

 

 

FIN DES NOTES.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TABLE.

 

 

CHAPITRE Ier. Du trait caractéristique de la Gaule

 

CHAPITRE II. De la connaissance de Dieu

 

CHAPITRE III. De la théorie de la naissance et de la mort

 

CHAPITRE IV. De l’ordre du ciel

 

CHAPITRE V. De l’ordre de la terre

 

CHAPITRE VI. De la décadence du druidisme

 

NOTES

 

 

FIN DE LA TABLE.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net