L’Europe tragique
LA RÉVOLUTION MODERNE
LA FIN D’UN MONDE
par
Gonzague de REYNOLD
1935
PRÉFACE
Voici un livre écrit dans l’inquiétude et, parfois, l’angoisse. Car l’Europe est aujourd’hui tragique : de là le titre que j’ai choisi. Une révolution se termine, et son point de chute, au bas de la pente, marque la fin d’un monde : que sera le monde nouveau ? de là mon sous-titre. On a, sur des sujets analogues, écrit bien des essais. J’ai voulu faire plus : œuvre d’historien. Mais d’une manière singulièrement dangereuse : je tente d’esquisser l’histoire du contemporain. J’applique une méthode scientifique à mon inquiétude.
Il y a, semble-t-il, contradiction dans les termes. On ne fait pas l’histoire du contemporain, du jour, de l’heure. Le présent, en effet, nous échappe ; sans cesse, il se modifie sous nos yeux, comme une nébuleuse. Et nos yeux, devant la multitude des faits, comment arriveront-ils à distinguer ceux qui sont importants, historiques, de ceux qui ne le sont pas ? Puis, si l’on se propose de diagnostiquer l’avenir, n’est-ce point courir le risque, à chaque instant, de se tromper, ou le ridicule de vouloir jouer au prophète ? « Le désir, dit un proverbe allemand, est le père de la pensée. » Voici bien le péril, de prendre ce désir pour la réalité, de faire, même sans le vouloir, du subjectivisme historique.
Comment d’ailleurs être impartial, quand on est soi-même engagé dans la lutte, saisi par les évènements, atteint par leurs répercussions ? Le passé, c’est quelque chose qui s’est arrêté, fixé, une perspective où l’on peut tranquillement, savamment, poser chaque objet à sa place. Le contemporain : un flux qui vous emporte. On arrive à savoir d’où il vient : comment savoir où il va ?
Telles sont les objections que je me suis formulées, depuis longtemps, à moi-même. Cependant, on y peut répondre :
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Ce livre, qui est un essai de synthèse, est bien l’histoire du contemporain, mais il est tout autant l’histoire du passé. Comme on le sait, pour enseigner l’histoire ou la géographie dans les écoles, on part maintenant volontiers du lieu où l’on se trouve, et de l’histoire locale ; puis on élargit, en cercles concentriques. Je tente d’appliquer ici une méthode analogue. Je me fixe sur le présent pour envisager le passé ; j’étudie le présent en tension, comme on dit, avec le passé. Le présent nous donne, en effet, l’aboutissement de lignes de force dont le point de départ est en arrière. Ainsi, à chaque instant, à chaque point sensible du contemporain, nous verrons le passé apparaître comme « la raison des effets », pour citer Pascal.
Je savais depuis longtemps, je distingue aujourd’hui avec netteté, que le monde contemporain peut être compris, expliqué – d’une manière sans doute partielle, car quel esprit serait assez présomptueux pour s’estimer capable de saisir toute la complexité des choses ? – comme l’incarnation dans l’ordre des faits économiques, politiques ou sociaux, de quelques idées-forces dont l’origine remonte au XVIe siècle, et qui ont exercé à partir du XVIIIe une action déterminante, révolutionnaire. Ce sont les idées humanistes, « philosophiques », libérales. Leurs applications, leurs transformations, les contraires qu’elles ont engendrés, les résistances qu’elles ont rencontrées dans la société, dans l’homme lui-même, dans la nature des choses, les évènements qu’elles ont provoqués, tout cela constitue une révolution, la plus profonde peut-être que l’histoire de l’humanité ait jamais connue depuis le christianisme. Une révolution qui s’est étendue à tous les domaines, de la spéculation philosophique jusque dans notre manière de vivre, intime et quotidienne, à chacun de nous. Une révolution commencée, à la Renaissance dans les esprits, en 1789 dans les faits, et qui s’achève par la révolution en Russie et la crise économique. Une révolution qui est devenue maintenant la crise de la civilisation moderne tout entière. La révolution qui a détaché l’homme de son centre spirituel, pour faire de l’homme – individu ou collectivité – le centre de la vie et du monde. La seule et unique Révolution.
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Si donc j’ai écrit ce livre, et si je l’ai écrit ainsi, c’est que j’y étais porté par une angoisse qui est celle de tous nos contemporains. Car nous sentons tous, aujourd’hui, que la civilisation est menacée, ou du moins qu’elle se transforme avec autant de rapidité que de violence, par écroulements. Il ne s’agit peut-être que d’une civilisation, celle que nous appelons moderne, ou « bourgeoise », mais il s’agit peut-être de la civilisation. À côté du progrès, vient s’asseoir, voilée de noir comme le destin, la régression possible. Car la régression a, maintenant, autant de chances que le progrès.
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La régression possible : voilà bien le péril. Il faut avoir le courage de le regarder en face, le courage d’en prendre conscience. Si l’on m’accuse de pessimisme – bien peu, je pense, m’en accuseront – je répondrai qu’il est sage, qu’il est prudent, qu’il est viril d’être pessimiste dans la conception, pour mieux être, ensuite, avec plus de clairvoyance et d’énergie, optimiste dans l’action. Or, ce livre est, avant tout, un appel à l’action.
Car le problème qu’il pose, est vital. Il l’est pour chacun de nous, puisque chacune de nos vies s’y trouve engagée. Chacun de nous, en effet, vivra d’une vie accrue ou diminuée, fortifiée ou affaiblie, enrichie ou appauvrie, libre ou esclave – vie matérielle, mais surtout vie spirituelle – suivant la manière dont ce problème sera résolu. Or, tout est remis en question aujourd’hui ; toutes les solutions se révèlent possibles, même les plus inattendues, les plus insolites, les plus absurdes.
Ces solutions, quelles qu’elles soient, ne se feront guère attendre. Elles s’imposeront dans la mesure où les évènements s’affirmeront plus forts que les hommes Ou alors les hommes – des hommes – s’affirmeront, au contraire, assez forts pour dominer e : diriger les évènements. « Le fort fait ses évènements, écrit Alfred de Vigny dans son journal, le faible subit ceux que la destinée lui impose. » En définitive, l’histoire est faite par les hommes, et c’est l’intelligence humaine, mouvant la volonté humaine, qui crée, maintient, transforme la civilisation.
Voilà pourquoi le premier devoir de l’intelligence est de s’appliquer au monde contemporain, de s’essayer à y voir clair, de se demander d’où il vient et où il va, de ramasser, de trier, d’examiner les valeurs que ce monde nous présente en un tas disparate, de reconstituer une table des valeurs, puisque l’ancienne vient de se briser. Voilà pourquoi le premier devoir de la volonté, c’est de se mettre à reconstruire, c’est de réagir contre le « défaitisme » et la fatalité.
« Nous ne croyons pas à l’inconscient en histoire, écrit le grand philosophe de l’inconscient, Henri Bergson, dans ses Deux sources de la morale et de la religion, son dernier ouvrage. Les grands courants souterrains de la pensée, dont on a tant parlé, sont dus à ce que des masses d’hommes ont été entraînés par un ou plusieurs d’entre eux. Ceux-ci savaient ce qu’ils faisaient, mais n’en prévoyaient pas toutes les conséquences. » Les Réformateurs n’avaient pas prévu, ne pouvaient prévoir le protestantisme agnostique et libéral ; Rousseau n’avait pas prévu, ne pouvait prévoir le cours que la révolution française devait prendre, ni la démocratie contemporaine, ni les nationalismes, ni le bolchevisme. Nous non plus, ne saurions prévoir toutes les conséquences de nos pensées, de nos actes volontaires et réfléchis. Nous avons acquis néanmoins, depuis le XVIIIe, depuis le XVIe siècle, assez d’expérience en histoire, en politique, en philosophie ; nous avons acquis assez de sens critique, assez de science ; nous possédons des moyens de recherche assez perfectionnés et des points de comparaison en assez grand nombre, nous nous sommes rendus suffisamment maîtres des forces naturelles, pour que nous soyons, semble-t-il, en mesure de voir plus loin, de mieux prévoir, de mieux calculer la portée de nos pensées et de nos actes que nos devanciers. Au moins quelques-uns d’entre nous. Et c’est à ceux-ci de parler.
Mais l’homme, maître et dominateur de la nature, ne l’est pas encore de l’homme, et c’est de l’homme qu’il a peur aujourd’hui. L’homme n’a plus le sentiment de la fatalité, ni devant un raz de marée, ni devant un tremblement de terre, ni devant une peste ; il l’a encore devant les masses humaines, lorsque d’autres hommes, ce qu’il oublie, les ont mises en mouvement. Les grands bouleversements de l’histoire achèvent d’égarer les incertains, d’épouvanter les timides et d’écraser les faibles ; mais ils éclairent les intelligents, ils fortifient les forts, ils exaltent les grands caractères. Ils font surgir les hommes nécessaires, les chefs. Alors, l’intelligence et la volonté saisissent les leviers de commande, ou, pour changer d’image, sautent à cheval sur les évènements emportés, les maîtrisent avec l’éperon, la cravache et le mors. Ce que Bergson, dans le livre que je viens de citer, désigne par « l’appel du héros ». Certes, nous ne sommes point tous capables d’être des héros, des chefs ; mais nous sommes tous capables de trouver, de former, ou développer en nous au moins l’une de ces vertus qui font le héros et le chef. Question de caractère, mais aussi d’éducation, d’étude, et de science, et de culture. Question, surtout, de foi.
Emerson définit le héros : « Un homme immuablement concentré. » Il est vrai que l’agitation, la dispersion de la vie moderne est une ambiance singulièrement défavorable à la formation des héros.
Il est vrai aussi que, sur le cours immédiat des évènements, il est bien difficile d’exercer une action profonde. Au moins peut-on – et je paraphrase Montesquieu – dans ce cours, lancer des idées, des actes, des exemples qui, plus tard, exerceront leur influence.
Nous parlons d’idées. Ceux que l’on nomme aujourd’hui les intellectuels, les hommes de pensée, les éducateurs doivent, aujourd’hui, s’enfoncer cette conviction dans la tête : on ne joue pas impunément avec les idées. Depuis la Renaissance, mais surtout depuis le XVIIIe siècle, les idées ont envahi le monde. Ne confondons point d’ailleurs les idées avec la pensée. Les idées se multiplient dans la mesure où la pensée se fragmente et se décompose. Avant la guerre, on se figurait, au nom de la liberté de penser, de parler et d’écrire, que les idées pouvaient se développer impunément sur leur plan abstrait, comme si elles n’en descendaient jamais, comme si elles n’avaient jamais de conséquences morales et pratiques. Depuis, force fut de nous apercevoir qu’elles intéressent nos vies, même la vie de ceux qui leur sont le plus étrangers, de ceux que les idées ne préoccupent guère, ou qui les ignore : la vie du petit homme dans la rue, dans son café, dans sa boutique, la vie quotidienne, la vie matérielle.
Une idée, un système se conçoit et s’ordonne dans le cerveau d’un philosophe. L’idée, le système passe aux disciples qui le développent, l’exagèrent, le répandent. Les premières répercussions se font sentir dans le domaine, plus accessible déjà, de la littérature, ou des arts, dans la conception de l’homme, de la société, de l’histoire, de la morale. Les secondes répercussions se font sentir, plus fortement que les premières, dans la vie sociale, dans la politique, dans les mœurs, dans les institutions, dans le droit. Enfin, la vague vient déferler et mourir dans la vie économique, avec les débris des naufrages qu’elle a provoqués. Et c’est à quoi nous assistons aujourd’hui. Et c’est ce que ce livre voudrait démontrer.
Ainsi, comprenons-le bien, il suffit qu’au point de départ, une erreur se produise dans la conception de l’homme et de la vie, dans l’échelle des valeurs, pour qu’au point d’arrivée toute une civilisation s’écroule. La grande guerre, les révolutions qui l’ont suivie, la fameuse « crise » économique en sont la preuve par les faits. « Nos pères ont mangé des raisins verts, et nous avons les dents agacées », dit la Bible. Nous payons les erreurs, les imprudences, les illusions de nos pères et de nos grands-pères. Nous payons la note, et nous voilà ruinés.
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En publiant ce livre, dont je sens le premier toutes les imperfections et toutes les lacunes, j’obéis donc, avant tout, à un devoir intellectuel. Ma vision du monde contemporain, sans doute, est limitée. Mais serait-elle complètement fausse – j’en doute : je la crois vraie – que, s’il y avait dans ces pages dont je rédige la préface, quelques idées justes, quelques aperçus nouveaux, quelques réflexions utiles, j’aurais rempli ce devoir et je n’aurais, ni perdu mon temps, ni fait perdre complètement celui de mes lecteurs.
Voici d’ailleurs ce que le grand historien de la civilisation, le Bâlois Jacob Burckhardt, écrit dans l’introduction de son ouvrage sur la Renaissance en Italie : « Les contours spirituels d’une époque de grande civilisation présentent peut-être une image différente suivant les yeux qui la contemplent. S’il s’agit d’une civilisation qui exerce encore son influence sur la nôtre comme un modèle tout proche, il est inévitable qu’à chaque instant le jugement et les sentiments subjectifs interviennent, et chez l’historien, et chez le lecteur. Sur la vaste mer où nous nous risquons, il y a bien des directions et bien des routes ; aussi les mêmes études qui ont été entreprises pour ce travail pourraient-elles, sous la main d’un autre, non seulement être conduites et utilisées tout autrement, mais encore aboutir à des conclusions toutes différentes. »
J’expose donc les résultats, les conclusions de mes études, et ma façon de voir : je ne les impose pas.
Voilà près d’un quart de siècle que j’enseigne dans des universités, d’abord dans celle de Genève, qui est protestante et de langue française ; puis dans celle de Berne, qui est protestante et de langue allemande ; enfin dans celle de Fribourg, qui est catholique et internationale. Voici onze années que je suis entré dans une des grandes organisations de la Société des Nations, et sept que je préside l’Union catholique d’études internationales. Ce livre est le sommaire d’études et de lectures, mais surtout d’expériences personnelles et journalières. Les études et les lectures, c’est l’expérience du passé. Mais l’expérience du présent se fait par l’action, le contact avec les hommes, les conversations, les voyages, l’étude pratique de problèmes contemporains. Et ce n’est, en définitive, qu’une seule et même expérience.
On retrouvera dans les pages qui vont suivre, et presque à chacune de ces pages, la répétition voulue de certaines vérités et de certains faits, avec de constants retours en arrière. Ce sont les vérités que j’estime fondamentales et que je mets en évidence dès qu’une occasion s’offre de les montrer ; ce sont les faits essentiels qui dominent l’époque moderne et qui apparaissent sur des versants différents, suivant le point de vue où l’on se place ; quant aux retours en arrière, ce sont les lignes de force que je remonte pour les ramener à leur point de départ. Telle est ma méthode d’exposition.
Pour que cet ouvrage soit lisible et clair, je n’ai point voulu l’alourdir de notes et de références. Le lecteur s’apercevra que je dois beaucoup aux livres, aux travaux des autres. J’ai, en effet, beaucoup appris dans les livres et les travaux des autres, et je leur ai beaucoup emprunté. Les autres le reconnaîtront, et ils me pardonneront ces emprunts, ces plagiats presque, même si je n’ai pas toujours cité mes sources, car elles sont trop abondantes, débordantes plutôt. Mais la disposition est mienne.
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Au reste, la voici :
Ce livre est en trois parties :
Dans un chapitre préliminaire, je m’efforce d’ouvrir une vue toute générale sur le monde contemporain, de montrer, d’abord, que nous sommes au XXe siècle, ce que tout le monde sait chronologiquement, mais ce que beaucoup n’ont pas réalisé encore intellectuellement ; ensuite, que nous sommes en pleine révolution. Dans la première partie, j’étudie cette révolution, dont l’origine lointaine est l’humanisme, qui passe dans l’ordre des faits avec la révolution française, et s’achève, se brise avec la révolution russe et la crise économique. Dans la seconde, je m’arrête aux premiers symptômes de la contre-révolution, en Italie, en Allemagne. Dans la dernière, j’analyse le besoin d’unité qui tourmente le monde contemporain et je m’efforce de le ramener à son principe spirituel, ce qui est ma conclusion.
Je ne puis, en effet, conclure que sub specie æternitatis, non sub specie temporis. Un monde meurt, un autre naît, à moins que la régression finale ne commence. Dans le désordre contemporain, au milieu des antinomies qui nous déchirent, au fond de l’impasse où les erreurs nous ont engagés, tout est possible, encore une fois, même l’absurde. Et l’avenir est sur les genoux de Dieu.
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Un point fixe est nécessaire pour juger cette civilisation qui se décompose, ce monde en mouvement, cette révolution en devenir. C’est donc au sommet de mes principes, de ma philosophie, de ma foi catholiques, où je me place. Que si l’on me le reproche, je répondrai que cette foi, cette philosophie, ces principes en valent bien d’autres. Si je me plaçais au point de vue sociologique, ou kantien, ou bergsonien, ou même marxiste, on le trouverait tout naturel. Mais il paraît que, dès que l’on a une Weltanschauung catholique, on manque d’objectivité.
Je déclare que j’accepterai toutes les critiques, même les plus dures, sauf celle-là. Celle-là, en effet, je la refuse et repousse au nom même de l’intelligence et des fameux droits de la pensée.
J’ai donc une philosophie de l’histoire, et c’est celle de la Providence. Elle est la seule qui permette d’espérer et d’agir. Un de mes maîtres, Joseph de Maistre, n’a-t-il pas écrit : « L’homme doit agir comme s’il pouvait tout, se résigner comme s’il ne pouvait rien ? » Et ceci encore : « Si Dieu efface, c’est sans doute pour écrire. » Telles sont les deux sentences qu’à l’exemple des montagnards de mon pays, qui se plaisent à graver des paroles de sagesse au fronton de leurs chalets, j’inscris au fronton de ce livre.
Château de Cressier-sur-Morat, le 8 août 1933.
CHAPITRE PREMIER
VUE D’ENSEMBLE :
LES FAITS POSENT LE PROBLÈME
Sans pénétrer encore dans les profondeurs, en demeurant à la surface des faits et des idées, commençons par jeter un coup d’œil rapide sur le terrain couvert de ruines que nous avons devant nous. Affaire d’orientation.
Que lisons-nous sur cette carte de guerre ?
Nous sommes au XXe siècle : première zone.
Nous sommes en révolution : seconde zone.
Il faut mettre ce mot de révolution au pluriel : troisième zone.
I
Nous sommes au XXe siècle : c’est une évidence chronologique ; mais, pour la plupart de nos contemporains, ce n’est pas une évidence historique. Ni dans le domaine de la pensée, ni dans celui des faits, ni dans leurs idées politiques, économiques, sociales, ni dans leurs manières de vivre, la majorité des Européens n’a, je le crains, « réalisé » cela. Cette majorité pense et vit comme si elle était encore en plein XIXe siècle.
Chronologiquement, nous sommes entrés dans le XXe siècle au coup de minuit, premier janvier de l’an de grâce 1901. Historiquement, nous y sommes entrés à la déclaration de guerre, le premier août 1914.
Ce qui veut dire ceci : le XIXe siècle, en tant qu’il représente une forme de civilisation, s’est abîmé dans la guerre, et, sitôt la guerre finie, en novembre 1918, se sont ouvertes les portes obscures d’un monde nouveau.
Car le XIXe siècle appartenait à un monde que nous appelions, et que sans doute l’histoire continuera d’appeler le monde moderne. Ce monde avait débuté par la Renaissance et la Réforme, c’est-à-dire par une révolution contre le moyen âge. Ce monde se meurt, ce monde est mort. Que sera le nouveau ?
Nous ne savons pas encore ce qu’il sera. En revanche, nous savons ce qu’il ne sera point. C’est notre première et unique certitude, si l’on peut baptiser certitude une pure négation.
Il ne sera plus le monde moderne : l’histoire se chargera de lui trouver un autre nom. Il ne sera plus le XIXe siècle. Par conséquent, nous figurer que nous pourrons continuer de vivre dans ce monde nouveau, dans ce XXe siècle, avec les idées, les mœurs, les institutions du XIXe, c’est une illusion plus grande que celle de certains émigrés, lorsque, à la Restauration, ils rentrèrent en France sans avoir, dit-on, rien appris, ni rien oublié.
La révolution et les guerres de l’Empire avaient mis fin, sans aucun espoir de recommencement, à l’ancien régime : eux, les émigrés, certains émigrés, s’étaient imaginé que la Révolution et l’Empire n’étaient qu’un intermède, et que la tragédie classique allait reprendre, parce que le principal personnage, le roi, était momentanément rentré en scène. Nous rions, aujourd’hui, ou nous nous affligeons de cet aveuglement. Or, ils sont tout aussi aveugles, ceux qui se figurent encore que le XIXe siècle politique et social va continuer, qu’après une crise plus ou moins longue, le ‘axe siècle économique va se rétablir et que le XIXe siècle intellectuel va reprendre glorieusement ses voies.
Il n’est pas possible que des bouleversements aussi considérables que la guerre, la révolution russe, le fascisme italien, l’hitlérisme allemand, la crise économique, n’aient point changé l’atmosphère, modifié toute notre vie.
Le XIXe siècle ne continue que par la vitesse acquise. Chaque jour, cette vitesse diminue. Le XIXe siècle, c’est, par rapport au XXe, l’ancien régime.
La notion d’ancien régime est essentiellement mobile. Elle ne s’est pas collée définitivement au front de cette période qui va de la Renaissance à la révolution française. Je fais appel à M. de la Palisse : l’ancien régime est celui qui précède un régime nouveau, celui contre lequel réagit un régime nouveau, celui auquel des faits comme ceux que nous venons d’énumérer, substituent un régime, non seulement nouveau, mais contraire.
Donc, s’il est des gens qui méritent, aujourd’hui, d’être taxés de réactionnaires, ce sont bien ceux-là qui restent attachés, c’est le cas de le répéter, aveuglément, au libéralisme et au socialisme, ces frères ennemis, aux mythes de la prospérité, du progrès indéfini et de la bonté originelle, à la superstition de la science, en un mot, aux idées humanistes, à cette doctrine facile et plus ou moins cohérente, que le XIXe siècle avait hérité du XVIIIe, et qu’il s’était efforcé d’appliquer à la vie des nations, à la constitution des États, à l’éducation des peuples.
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Le symptôme le plus net, le plus apparent qui nous amène à diagnostiquer en toute sûreté ce changement de monde, c’est l’opposition entre les générations anciennes et les nouvelles.
Cette opposition n’a rien de fatal. Les générations diffèrent toujours, et c’est une vérité première, mais elles ne s’opposent point nécessairement. Au contraire, on les voit, le plus souvent, se continuer. Il y a continuité, par exemple, entre les quatre générations humanistes : celle d’Érasme, celle de Rabelais, celle de Ronsard, celle de Montaigne. Il y a continuité entre les quatre générations classiques : celle de Malherbe, celle de Balzac, celle de Corneille, celle dite de 1660. Il y a continuité entre les générations des « philosophes », en partant de Bayle et de Fontenelle pour aboutir à Condorcet et aux derniers idéologues. L’œuvre se poursuit en se développant : la course du flambeau. En temps normal, lorsqu’il ne se produit point de révolution profonde, les fils, les pères, les grands-pères chantent en chœur l’hymne spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes, nous serons ce que vous êtes. »
Il en va tout autrement, lorsqu’une révolution se prépare, s’annonce, éclate, lorsqu’il y a rupture entre deux mondes. Alors, on voit les générations s’opposer : les jeunes humanistes contre les vieux scolastiques ; contre les vieux classiques, les jeunes romantiques. Et c’est à ce phénomène que nous assistons aujourd’hui.
Il n’est d’ailleurs, on l’aura compris, point aussi simple que j’ai l’air de le dire. Il n’affecte pas directement les masses qui, à moins d’être soulevées par des chefs armés de formules, demeurent passives, évoluent avec lenteur. Les masses sont atteintes les dernières par les idées, lorsque celles-ci se répercutent dans la vie sociale et la vie économique. Les masses sont toujours d’hier ou d’avant-hier. Les idées se forment sur les hauteurs et descendent peu à peu dans les plaines. Mais, quand elles arrivent à s’étaler dans les plaines, les idées ne sont plus nouvelles, elles sont « reçues ». Or, quand elles sont reçues, elles sont généralement dépassées, elles n’ont généralement plus de substance.
L’opposition des générations nouvelles aux anciennes n’a rien de biologique. Ou presque rien. Les vieux libéraux, les vieux démocrates que la poussée des jeunes réduit à la défensive et à la retraite, s’en consolent en disant : « C’est tout naturel ; les fils ne sont jamais d’accord avec leurs pères ; quand ils seront vieux, ils penseront comme nous ; quand ils seront pères, à leur tour, ils verront leurs fils réagir contre eux. » Et ils invoquent le déterminisme, l’évolution, la psychanalyse. En réalité, ce phénomène est de l’ordre intellectuel, il est de la conscience. Les générations nouvelles paient aujourd’hui, et durement, les erreurs des générations anciennes. Ces erreurs ont jeté par terre un monde : les générations nouvelles, qui ont à le reconstruire, entendent le faire pour elles, et vivre dans leur maison.
Ce qu’il y a de biologique, peut-être, c’est que les jeunes ont une sensibilité plus aiguë que les vieux. Ils enregistrent plus vite les changements qui se préparent dans l’atmosphère. Fraîcheur et spontanéité, joie de vivre, désir d’être soi-même, besoin de se définir et pour cela de s’opposer, enthousiasme pour ce qui est nouveau, imagination, curiosité fébrile, goût du risque et de l’action. Oui, mais ne l’oublions pas : ce que les jeunes ont hérité du XIXe siècle, c’est un esprit critique et une sensibilité romantique ; l’un et l’autre se sont portés sur une vaste matière intellectuelle, livres, journaux, programmes d’enseignement. De là une habitude : remonter du fait à l’idée génératrice du fait, ne plus chercher le comment, mais le pourquoi. L’éducation libérale et démocratique, dont il serait injuste de ne pas sous-entendre ici les bienfaits, a gavé la jeunesse de notions et d’idées ; mais, sous prétexte d’objectivité, de laïcité, de libre choix, elle ne lui a point donné de doctrine. C’était une école de scepticisme : or, la jeunesse répugne au scepticisme, et ce scepticisme s’est retourné contre le régime et ses idées. La jeunesse est devenue inquiète, insatisfaite. Elle s’est détachée peu à peu du monde où elle vivait, elle est allée chercher une foi ailleurs ; elle a regardé vers le passé et vers l’avenir. Le régime avait substitué aux valeurs intellectuelles, scientifiques, des valeurs purement matérielles, celles de l’économie et de la technique. Et la jeunesse, de plus en plus inquiète, de plus en plus insatisfaite, a commencé de se révolter. L’esprit révolutionnaire est alors né.
La jeunesse a constaté, parce qu’elle en souffrait, l’immense gaspillage d’idées, de forces, de valeurs, d’argent, de choses, qui est le signe le plus visible de la décadence libérale. Elle a constaté que ce qui, au début, apparaissait un idéal, était devenu un système, un mécanisme. Elle a constaté enfin que de ce mécanisme, de ce système, elle était exclue. Elle a cherché sa place ailleurs. D’où cette réaction violente contre les anciennes générations, le règne des barbes « barbant », synonyme d’ennuyeux – la gérontocratie. D’où cette double aspiration vers des réformes fondamentales, vers un monde nouveau, et vers l’ordre, aspiration provoquée elle-même par une admiration déçue. – Car le premier mouvement de la jeunesse est d’admirer le monde dans lequel elle a ouvert les yeux. La jeunesse assiste à une faillite : elle exige le bénéfice d’inventaire.
Mais qu’entendre par générations nouvelles ? Où commencent-elles, où finissent-elles ? Leur appartient-on uniquement de par le témoignage d’un acte de naissance ? Non. Il est des vieux, même des morts, dans ces générations nouvelles : les maîtres, les précurseurs, ceux qui ont prévu la faillite, dénoncé les erreurs, retrouvé, défendu les vérités ; ceux qui ont parlé par-dessus leur temps, que leur temps n’a point entendus, mais qui, défunts, parlent encore, car leur voix a traversé la zone de silence. Il y a ceux qui furent longtemps des isolés et qui se voient, aujourd’hui, entourés de disciples. Il y a tous ceux, nombreux parmi les artistes ou les hommes de pensée, qui ont gardé la jeunesse de l’esprit. En revanche, beaucoup de jeunes, la majorité parfois, n’appartiennent pas aux générations nouvelles, soit à cause de leur indifférence politique, soit à cause de leur incuriosité d’esprit, soit parce qu’ils sont des suiveurs, des hésitants, des opportunistes. Il existe encore une jeunesse inscrite aux vieux partis : mais, dans ces vieux partis, je découvre des oppositions, souvent irréductibles, entre les jeunes et les anciens ; j’observe que la manière d’être démocrate, ou libéral, ou socialiste, n’est plus la même suivant les générations : les luttes internes sont aussi violentes que les luttes externes, elles ont la même signification.
Quelles sont maintenant ces générations nouvelles ? J’en distingue trois, et j’emprunte, en la développant, cette distinction à M. Günther Gründel que j’aurai souvent à citer au cours de ce livre : celle du front, celle de la guerre, celle de l’après-guerre.
Celle du front, les jeunes gens qui furent mobilisés successivement de 1914 à 1918. Ces jeunes gens sont nés entre 1880 et 1900. Avant la guerre, ils révèlent déjà un autre état d’esprit que celui de leurs aînés : ils ne sont déjà plus XIXe siècle, ni surtout « fin de siècle » ; le monde nouveau s’inaugure intellectuellement avec eux. Génération tragique : lorsque, la guerre finie, ces jeunes hommes rentrent dans leurs foyers, ils retrouvent des pays fatigués, désorganisés, las de la lutte et de l’héroïsme. Ceux qui, dans leurs livres, dans leurs journaux, dans leurs discours, n’avaient cessé de les célébrer comme des héros, se refusent à leur faire place. La place est prise dans la vie économique, dans la vie politique. Or, l’expérience de la guerre, cette jeunesse aurait voulu la traduire en acte. Mais elle se heurte aux vieux qui détiennent le pouvoir, tous les pouvoirs. Cette génération meurtrie, mutilée, qui n’avait donc plus le nombre pour elle, il lui fut impossible de s’imposer aux régimes démocratiques et capitalistes. Son tempérament guerrier se mua en tempérament révolutionnaire. Elle alla aux extrêmes : communisme ou nationalisme. La combinaison des éléments socialistes et des éléments nationaux s’opéra en elle. N’oublions pas que Mussolini et Hitler appartiennent à cette génération du front, bien plus : qu’ils la symbolisent.
La génération de la guerre est formée des jeunes gens nés entre 1900 et 1910. Je la nomme ainsi parce que son enfance, son adolescence, elle les passe dans l’atmosphère de la guerre. Sa conscience s’est éveillée dans ce fait de la guerre, sa conscience affective – enthousiasmes et angoisses, fêtes et deuils, restrictions, misères, études interrompues, vacances prolongées, voilà ce qu’elle doit vivre. Il en résulte un déséquilibre nerveux et mental, une débilité physique dont beaucoup seront victimes. Cette génération se déracine des traditions familiales et nationales. Tout de suite, il faut qu’elle se débrouille, qu’elle gagne sa vie. Elle est donc individualiste, pratique, avec une assez forte tendance anti-intellectuelle ; elle est habituée à l’action plus qu’à la pensée ; elle est dure, peu sentimentale, ou du moins ne se livrant pas, nouvelle dans un monde nouveau. Mûris précocement par les épreuves, sachant qu’ils n’ont à compter que sur eux-mêmes, ceux qui auront résisté physiquement et moralement, seront préparés à devenir des chefs. C’est la génération qui part de zéro, la première génération du XXe siècle.
La troisième, celle de l’après-guerre, vient au monde entre 1910 et 1920. Elle est adaptée. Pour elle, la guerre est déjà lointaine, le XIXe siècle, abstrait. Elle n’en a reçu nulle empreinte. Elle n’en a vu, ni la fin chronologique, comme la génération du front, ni la fin matérielle et morale, comme celle de la guerre. Il lui manque l’expérience ; en revanche, elle révèle, plus que la précédente, tout en demeurant aussi libre, aussi réaliste, et le goût des idées, des problèmes, et des aspirations spirituelles. Les deux générations antérieures, au milieu des écroulements à quoi elles avaient assisté, s’étaient raccrochées aux seules valeurs qui leur étaient tangibles et leur paraissaient durables : les valeurs économiques et techniques. Celle-ci se hausse déjà aux étages supérieurs. Elle possède un début de tradition. Sa santé physique et morale est meilleure, son nombre, plus grand. C’est elle, en vérité, qui est l’avenir, qui est le monde nouveau.
Cette troisième génération ne comprend guère la première, mais elle comprend la seconde dont elle est toute proche. Et la seconde comprend les deux autres. C’est donc bien celle-ci qui forme le centre d’équilibre, dans l’ensemble des générations nouvelles.
Dans les pays demeurés neutres durant la guerre, l’évolution est différente, ou plutôt est ralentie. Les répercussions de la guerre furent d’ordre économique et moral. Au début, il y eut, comme partout, un élan de patriotisme, un renouveau du sentiment national, une poussée de nationalisme. Puis vint, pour ces armées sans ennemi qu’étaient, par exemple, l’armée suisse ou l’armée hollandaise, la longue attente, arme au pied, l’ennui, la lassitude. L’action des propagandes étrangères divisa, émietta les esprits, les rejeta dans l’incertitude et le scepticisme. Beaucoup se réfugièrent dans les utopies humanitaires. L’internationalisme d’après la guerre, la Société des Nations soulevèrent une vague d’enthousiasme et surtout d’espoir. Mais l’esprit révolutionnaire fit son travail souterrain. Aujourd’hui, c’est de nouveau, semble-t-il, à un réveil national que nous assistons.
Les pays neutres, qui sont tous de petits pays ou des pays secondaires – je ne fais allusion qu’à leur étendue géographique et au chiffre de la population – ne seront pas les créateurs du monde nouveau. Cette mission est réservée aux pays de la guerre. C’est, du point de vue où je me place en ce moment, pour les pays neutres, une infériorité, un « handicap », que n’avoir point fait cette sanglante, mais rénovatrice expérience. Les pays neutres n’ont pas souffert comme les autres, mais ils souffriront : c’est à ce moment qu’ils seront en mesure de rattraper les autres. Pour l’heure, ils sont encore empêtrés dans le XIXe siècle, et ils n’en sortent que grâce à l’influence exercée progressivement, à distance, par les grands évènements dont ils sont, non les acteurs, mais les spectateurs.
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Générations nouvelles : on voit se former un type qui n’est pas seulement de l’esprit, mais aussi du corps. Un type anthropologique. On le rencontre aussi bien à Moscou qu’à Paris, à Rome qu’à Berlin, aux États-Unis qu’en Suisse. Regardez-le bien : jeune gaillard rasé, sans chapeau, sans veston, costaud dans sa chemise de couleur, au regard droit et dur, qui passe à toute vitesse et à tout bruit, dans son automobile ou sur sa motocyclette, à travers la foule. Il sait ce qu’il se veut : être le maître de la vie. Il se sent fort. Le monde lui appartient, ou va lui appartenir. Il le prendra par la violence, s’il le faut. Le passé, pour lui, n’existe plus guère : ce n’est point en arrière qu’il regardera. Il est peut-être communiste ; mais, s’il fait une contre-révolution, soyez sûr que cela ne sera jamais en faveur d’un ancien régime. Surtout pas en faveur de l’ancien régime bourgeois. Il a des idées arrêtées ; il en a peu, mais il les appliquera, sans tolérer que le scepticisme ou l’esprit critique s’exercent sur elles. Il s’intéresse d’ailleurs davantage à la technique, à la mécanique, aux moteurs qu’aux idées : aussi bien se sent-il lui-même un moteur. Il y a en lui quelque chose du soldat, quelque chose de l’ouvrier qualifié, quelque chose du sportsman, quelque chose de l’acteur de cinéma. Mélange de citoyen romain et de citoyen américain, de prolétaire et d’aristocrate. Ni scrupules, ni préjugés. Une sensibilité dissimulée, un mysticisme caché sous un masque de réalisme. Fait pour détruire, fait pour construire, suivant comme on le prendra. Inaccessible à tout ce que les générations anciennes ont cru, aimé, cherché : des bobards ! Prêt à leur casser la figure, si elles s’avisent de lui bourrer le crâne. Et différent d’elles physiquement.
II
Nous sommes en révolution.
Tout le monde est, je crois, d’accord pour donner à cette affirmation la valeur d’un axiome, d’une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée.
Mais quelle révolution ? Ce livre s’efforcera de répondre. Pour l’instant, ce qui frappe les observateurs superficiels des évènements, c’est la correspondance de ce temps avec celui de la révolution française, la correspondance de la période où nous sommes depuis 1914, avec celle où nos ancêtres se sont trouvés de 1789 à 1815. Au point que tout ce qui nous arrive aujourd’hui nous semble la suite, la conséquence, la conclusion de ce qui leur est arrivé jadis, ou plutôt naguères. Nous serions donc à la fin d’une seule et même révolution.
Survolons rapidement cet ensemble de faits :
De 1789 à 1815, il n’y avait en présence que l’ancien régime et le nouveau, la révolution et la contre-révolution, la France et l’Europe. Entre ces deux blocs, point d’intermédiaires, puisque l’Angleterre s’était mise à la tête de la coalition contre la France, quand elle aurait déjà pu faire figure de puissance libérale. En effet, ses institutions parlementaires, son esprit à la fois aristocratique et bourgeois, son évolution économique enfin, la plaçaient entre la démocratie française d’une part, et, de l’autre, ce composé d’absolutisme moderne et de féodalité médiévale dont était formé le reste de l’Europe.
En plus, le conflit était limité à l’Europe. Les répercussions qu’il eut en Égypte, en Turquie, dans l’Amérique du Nord, aux colonies, furent épisodiques et n’exercèrent aucune influence décisive sur les évènements.
Ensuite, les armées mises en présence représentaient bien peu d’hommes et de matériel, comparées aux millions de mobilisés qu’on lança les uns contre les autres de 1914 à 1918, et aux dépenses formidables qu’exigèrent leur armement et leur ravitaillement.
Soulignons une différence : durant la guerre de 1914-1918, la France et l’Angleterre mettent en ligne presque toutes leurs forces coloniales, exotiques ; ce n’est point l’Angleterre qui intervient, mais tout l’Empire britannique. Ajoutez à cela l’entrée en scène de la Turquie, du Japon, d’États ibéro-américains. La guerre ainsi devient « mondiale », et ce nom lui est resté. Le fait est d’immense portée : il élargit au globe entier la révolution.
La révolution et l’Empire ne furent qu’une seule et même guerre. Elle dura de 1792 à 1815, avec une interruption de quelques mois, entre 1802 et 1803. Cette guerre fut le véhicule de la révolution, un effet, une nécessité intérieure de celle-ci. Mais, du point de vue politique et militaire, elle est la suite d’autres guerres : elle a son origine dans la rivalité entre la maison de France et la maison de Habsbourg, et cela nous ramène à François Ier, à Charles VIII, pour ne pas remonter plus haut. Et la guerre de 1914 a pour origine les guerres de la révolution et de l’Empire. Longue chaîne aux multiples anneaux, qui traverse toute l’époque moderne. Conflit pour la primauté en Europe entre la France et l’Allemagne, entre le royaume et le Reich, conflit dont le foyer est une question de limites : le Rhin. Mais, à partie du XVIIe siècle, du XVIIIe surtout, un autre foyer se forme, cette fois-ci à l’est : la question de cet Orient où la maison d’Autriche, le Reich, se heurte à la Russie pour la primauté. La coordination de ces deux foyers, question du Rhin, question d’Orient, est la cause diplomatique et militaire de la guerre mondiale. Ces deux foyers sont-ils éteints ?
La guerre est le caractère, la maladie de l’Europe moderne, le symptôme de son activisme, de son instabilité, de son inquiétude. L’Europe moderne brûle son sang, ses forces, ses idées, avec une rapidité extrême. Entre 1815 et 1914, le XIXe siècle fut relativement tranquille. Mais, pour ne citer que ces deux exemples, le XVIIIe siècle, de 1700 à 1800, ne connut guère plus de vingt-deux années de paix. Louis XIV, qui régna soixante-douze ans, vécut quarante-six années de guerres. C’étaient guerres de princes. À partir de la révolution, à cause de la révolution, nous avons des guerres de peuples, de nations armées, et des guerres d’idées. Ce sont celles-là qui font le plus de victimes, et qui sont les plus ruineuses. Sous ce rapport, la révolution inaugure, non un progrès, mais une décadence dont le terme est le long processus d’épuisement où nous sommes tombés.
L’intrusion des idéologies dans la politique est donc un phénomène récent. Il démontre que les idées, même les plus abstraites, ne demeurent pas éternellement suspendues dans la stratosphère, mais tendent à descendre dans l’atmosphère, soit qu’elles s’y précipitent d’elles-mêmes pour déterminer les faits, soit qu’on les y attire pour provoquer ou justifier les faits. On découvre dans toute idéologie une aspiration à la paix et un esprit de guerre. Le but, le rêve de l’idéologie est de construire un monde parfait, d’instaurer le règne de la justice, de la fraternité, du bonheur. Mais, comme il faut pour cela commencer par détruire un vieux monde imparfait, la guerre, politique ou sociale, s’impose ; elle est une croisade ; elle sera la dernière : c’est la lutte finale, et la paix perpétuelle s’étendra sur tout le genre humain.
Le besoin d’organiser la paix européenne est encore un caractère du monde moderne. Il s’exprime de deux manières : l’équilibre entre les nations ou la Société des Nations. L’esprit individualiste et laïque inspire la première, l’esprit universaliste et religieux, la seconde. La première vient de la Renaissance, la seconde, du moyen âge catholique. Laissons de côté le « grand dessein » d’Henri IV et de Sully, aussi bien en a-t-on exagéré l’importance. Mais les traités de Westphalie, au XVIIe siècle, et les systèmes du XIXe : Triple alliance, Triple entente, relèvent de la première manière et du premier esprit, tandis que la Sainte-Alliance et la Société des Nations relèvent de la seconde manière, du second esprit. Le laïcisme apparent de la Société des Nations ne doit pas nous tromper : l’idée est religieuse, chrétienne. L’idée de la Sainte-Alliance est mystique et romantique : le romantisme, durant la première période, fut une renaissance de l’idée chrétienne et catholique. La Sainte-Alliance eut d’ailleurs un avantage que la Société des Nations ne possède pas : elle s’appuyait sur un principe d’autorité, le principe de la légitimité monarchique.
Les guerres de l’ancien régime n’ont rien de nationaliste. Elles n’intéressaient que les princes, les diplomates, les armées ; elles n’intéressaient guère les peuples : ils les considéraient comme des fléaux périodiques, analogues à l’incendie, à la grêle, aux inondations, à tout ce qui ruine le paysan, mais à quoi il faut bien qu’il se résigne, en priant Dieu : a peste, fame et bello libera nos Domine. Ces guerres éprouvaient moins les gens des villes. Elles n’interrompaient, ni la vie sociale, qu’elles favorisaient parfois, ni les relations entre belligérants, ni les rapports de civilisation. Le nationalisme est encore un produit de la révolution française, la France étant alors le seul type achevé, conscient, supérieur, de la nation dans l’Europe de l’ancien régime. Le sentiment de la supériorité française, l’idéologie conquérante, le patriotisme menacé, la haine des tyrans étrangers, la nation armée furent les éléments constitutifs de ce nationalisme : il trouva son expression dans la Marseillaise. Les émigrés, c’est-à-dire l’élite de la société française, étaient seuls à conserver l’esprit européen : on le reprochait encore à leurs descendants, à la « droite », après la guerre de 1870. Le mariage entre l’idée nationaliste et le principe monarchiste n’est, en France, qu’une mésalliance : la femme est une jacobine, une girondine plutôt.
Les guerres de l’ancien régime n’avaient non plus rien de social. La guerre sociale est encore un « bienfait » de la révolution. Elle est liée à la guerre nationaliste. Quand une nation s’arme tout entière, quand elle se soulève, elle entend défendre avant tout des revendications populaires ; ou celles-ci sont acquises, et l’on ne permettra point à des aristocrates, à des rois étrangers d’y porter atteinte ; ou elles ne le sont pas encore, mais on en fera le prix du sang que l’on est résolu de verser. La jonction de l’idée socialiste et de l’idée nationaliste s’annonce dès 1792. Toute guerre conduite avec le système de la nation armée, suit une révolution sociale ou aboutit à une révolution sociale.
À partir de 1789, nous assistons à la première phase de la lutte des classes. Mais c’était la bourgeoisie contre la noblesse, les paysans contre la féodalité. On s’attaquait, non à la propriété, mais aux privilèges. Quant aux artisans, aux ouvriers, à ceux que nous appelons aujourd’hui les prolétaires, ils n’avaient pas encore conscience de classe, ils n’étaient pas encore organisés, ils ne représentaient pas les masses formidables qu’ils représentent aujourd’hui. Mais ces masses se formaient en France, en Angleterre surtout.
De 1789 à 1815, il y eut déjà guerre économique. La forme la plus aiguë qu’elle prit, fut celle du blocus continental. Le but de Napoléon était de paralyser le commerce et l’industrie de l’Angleterre, de manière à provoquer une crise, des troubles sociaux, si possible la révolution. On sait combien il se trompa. L’Angleterre avait déjà fait sa révolution en deux étapes, au XVIIe siècle. Elle dominait les mers, et le blocus continental fut loin d’être hermétique. Il arriva que la France fut la première à souffrir du blocus, ce qui augmenta le mécontentement de la population contre le régime. La différence entre le blocus continental et celui qui affama, de 1914 à 1918, les empires centraux, les contraignit à cesser la guerre, est donc celle-ci : le premier était dirigé du continent, contre une puissance qui avait gardé la maîtrise des mers et son empire colonial ; le second était dirigé de la mer, contre une puissance continentale qui avait perdu la maîtrise des mers et ses colonies. Le premier devait échouer, le second devait réussir.
Autre analogie entre les deux époques : la crise économique et financière. La révolution française, qui avait hérité de la monarchie un budget en déséquilibre et le déficit chronique, connut la banqueroute déguisée sous le nom d’inflation et dut recourir à la planche aux assignats. Mais la France avait encore tant de ressources que, sitôt l’ordre revenu, elle fut en mesure de dominer une crise qui ne l’avait point empêchée de faire la guerre à l’Europe : c’était d’ailleurs un moyen de se rétablir aux dépens de celle-ci. Sous la guerre idéologique, sous la guerre politique, on découvre donc la guerre économique. Mais la courbe, partie de zéro, après être momentanément remontée, ne tarda point à redescendre, pas aussi bas toutefois. La France, l’Angleterre, toute l’Europe n’en sortirent pas moins épuisées de ces guerres, et les effets de cet épuisement seront encore perceptibles, en Suisse, par exemple, jusques au-delà de 1830.
Ce qui rendait alors la crise moins redoutable qu’aujourd’hui, ce sont les raisons suivantes : l’Europe était encore agricole, en très grande majorité ; les peuples dépendaient beaucoup moins qu’aujourd’hui les uns des autres ; ils pouvaient beaucoup mieux se suffire à eux-mêmes. La grande industrie et le machinisme s’inauguraient à peine. Enfin, l’Europe, continent producteur, n’avait autour d’elle que des continents consommateurs : il n’y eut donc, ni crise de débouchés, ni crise de surproduction. Toutes les circonstances se trouvaient favorables à un relèvement rapide, à l’entrée dans une nouvelle ère de prospérité.
Ce qui nous tue, aujourd’hui : la grande industrie, la machine, la surproduction, le crédit, était alors l’instrument, le gage de la prospérité. Si, comme aujourd’hui, on assiste alors à une crise de structure, c’est dans le sens d’un progrès, non d’une décadence. Le changement de la structure économique fit, certes, des victimes : les corporations, l’artisanat. Mais le passage de l’atelier à la fabrique, par la manufacture, conduit à la civilisation capitaliste et bourgeoise. Tel est le grand résultat de la révolution française.
Si, enfin, nous nous plaçons au point de vue intellectuel, la confusion des idées commence. Mais le fonds commun de la civilisation européenne : la culture classique, n’est pas encore épuisée ; l’esprit chrétien va même connaître une renaissance. Cependant, le romantisme pousse dans le sens de la fragmentation, il pousse aux cultures nationales, il manque d’universalité. L’universalité que possédaient encore le classicisme et l’idéologie, va passer, par la voie de cette dernière, à la science : le scientisme qui déjà s’annonce, est le point de suture entre la science et l’idéologie. Le conflit se déroule alors entre le classicisme dégénéré, les idéologies du XVIIIe siècle, et le premier romantisme, contre-révolutionnaire et chrétien.
Il va sans dire que nous avons beaucoup simplifié, mais ce sont bien les lignes essentielles. Ce qui nous permet de nous résumer ainsi :
Le conflit européen provoqué par la révolution française, est, en premier lieu, à ses origines, un conflit d’idées ; il est en second lieu un conflit politique, une suite de traités et de guerres ; son aspect social n’apparaît qu’au troisième plan, son aspect économique ne se révèle qu’au dernier.
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Aujourd’hui, depuis 1914, il n’en est plus de même.
Ce qui est au premier plan, ce qui conditionne tous les autres, c’est le problème économique. La guerre elle-même avait fini par être plus économique, en réalité, que militaire. Et la crise la plus visible, la crise que nous traversons, est de l’ordre économique.
Ce qui est au second plan, c’est le conflit social. Ce conflit fut latent au cours de tout le XIXe siècle, mais les conséquences économiques de la guerre l’ont fait éclater.
En regard du problème économique et du problème social, le problème politique n’est plus que subordonné. Il est descendu au troisième plan. Les faits d’ordre politique nous apparaissent, aujourd’hui, comme de simples conséquences, tandis qu’il y a un siècle, ils semblaient encore déterminer les faits d’ordre économique et social.
Quant aux idées, nous n’avons guère à enregistrer que leur actuelle anarchie. Dans un monde sans principes, qui ne se laisse plus influencer, ni par la raison, ni par le sens commun, où l’on assiste à une véritable crise de l’intelligence, les idées comme telles n’agissent plus guère. Elles n’ont conservé de pouvoir que si elles expriment, en formules frappantes – d’autant plus pauvres en contenu intellectuel – des sentiments, des besoins, des instincts collectifs.
La conclusion de cette rapide comparaison sera donc double :
Toutes les forces qui agissaient déjà au début de la révolution dans laquelle nous sommes encore, c’est-à-dire de 1789 à 1815, se retrouvent aujourd’hui, mais avec une puissance bien plus considérable, sauf la force des idées qui semble, au contraire, en diminution constante.
L’ordre dans lequel agissent ces forces est renversé. Ce qui prouve que nous avons perdu en idéalisme et gagné en matérialisme. Ce qui prouve aussi que la volonté des hommes a lâché la conduite des évènements, et que nous nous trouvons en présence de forces élémentaires et quasi naturelles. La catastrophe de 1789 était de l’ordre humain, celle de 1914 semble à beaucoup, d’ailleurs à tort, de l’ordre cosmique.
Nous sommes donc bien en révolution, nous sommes au paroxysme d’une révolution, mais nous touchons à la fin de cette révolution. Elle se fragmente, elle s’enlise dans le matérialisme, elle se dévore soi-même. En 1789, en 1815, durant les trois quarts du XIXe siècle, elle apparaissait comme un progrès ; aujourd’hui, sa faillite a déchaîné de telles forces élémentaires, que nous nous voyons sous la menace de la régression.
Mais qu’est-ce, en définitive, que cette révolution ? Quelles sont ses origines ? Pourquoi, comment touche-t-elle à sa fin ? Pouvons-nous distinguer les linéaments du monde nouveau où nous entrons ? Et que signifie d’ailleurs, puisqu’il faut définir les mots, le mot de révolution ?
III
Mettons, provisoirement, ce mot de révolution au pluriel.
La révolution, celle qui a débuté en France en 1789, pour s’achever par la guerre de 1914, la révolution russe et la crise économique, a suivi sa pente ; au bas, elle s’est brisée, fragmentée. Chacun de ses fragments est une révolution partielle, particulière.
La différence entre la situation de l’Europe de 1789 à 1815, et la situation de l’Europe à partir de 1914, se résume de cette manière : au lieu d’avoir une révolution et une contre-révolution, nous avons une série de révolutions et de contre-révolutions.
De 1914 à 1933, dix-neuf ans se sont écoulés. Assez d’espace, assez de recul pour nous permettre de fixer les étapes par lesquelles nous sommes passés avant d’arriver au point où nous nous trouvons à cette heure.
La première étape, c’est, naturellement, la guerre. À ce moment-là, la situation est simple : il y a deux partis, deux coalitions en présence ; il s’agit de vaincre ; on est sous le régime de la force, la force mise au service de la stratégie, dirigée elle-même par la politique.
Mais cette guerre, parce qu’elle est une guerre de nations armées, prend tout de suite le caractère idéologique et social d’une révolution.
Nous avons en présence, de 1914 à 1918, trois tentatives d’impérialisme révolutionnaire. Nous entendons par « impérialisme révolutionnaire » cette volonté de puissance qui vise à imposer par la force à l’Europe et au monde, une organisation de la vie au nom d’une idéologie, à refaire l’unité de l’Europe et du monde sous une suprématie, que celle-ci soit d’ordre politique, d’ordre social ou d’ordre économique.
Il y eut la tentative du germanisme. Mais dans le germanisme nous découvrons une Weltanschauung qui se ramène à une idée essentiellement aristocratique : la supériorité d’une race. Cette idée s’affirme dans la théorie de la Kultur, dynamique et créatrice, opposée à la civilisation, statique et conservatrice.
Il y eut la tentative des puissances alliées. Ce fut une révolution libérale et démocratique, dont le but était d’achever la révolution française, d’abord en abattant les dernières puissances « réactionnaires », puis en instaurant une organisation internationale, animée elle-même, et par l’idéologie rationnelle de la bourgeoisie française, et par l’idéalisme sentimental du protestantisme anglo-saxon.
Il y eut, en troisième lieu, le bolchevisme russe. C’était la révolution sociale achevant la révolution politique, la révolution prolétarienne se dressant contre la révolution bourgeoise pour arracher à celle-ci sa victoire, sur les ruines mêmes des trois empires qui représentaient, disait-on, les dernières formes, les formes modernisées, de la féodalité.
On se trompait d’ailleurs : les trois empires, celui de Guillaume II, celui de François-Joseph, celui du tzar, représentaient, non la survivance de la féodalité, mais la modernisation de l’absolutisme éclairé tel qu’il s’était défini, établi au XVIIIe siècle, avec Frédéric-le-Grand, Joseph II, Catherine. Compromis de cet absolutisme avec l’idée libérale, les formes démocratiques et parlementaires, d’une part, et de l’autre, avec les restes décoratifs d’une féodalité traditionnelle. Ce monde est mort. Des restaurations se produiront-elles ? C’est possible, et je le souhaite. Mais elles ne seront durables que si les anciennes dynasties consentent à s’intégrer dans des États nouveaux comme des éléments d’unité nationale et de continuité historique.
Le 25 octobre 1922, les « chemises noires » marchèrent sur Rome et le fascisme inaugura son règne en Italie. La quatrième révolution commençait, dirigée à la fois contre le bolchévisme et contre la démocratie libérale. Son caractère est d’intégrer l’idée socialiste dans l’idée nationaliste, de dégager des formes usées de la démocratie le potentiel populaire, de fonder un État nouveau, corporatif à la base et dictatorial au sommet. Ce que le fascisme avait fait en Italie, d’autres le tentèrent ailleurs : en Espagne, et ce fut un échec, en Portugal, et ce fut un succès. Ailleurs encore, on vit s’installer des dictatures ou des semi-dictatures. L’expérience fasciste, au début, semblait n’avoir et ne voulait avoir qu’une portée nationale : ses auteurs la définissaient eux-mêmes un phénomène purement italien. Avec l’accession au pouvoir du national-socialiste allemand, au mois de mars de cette année 1933, elle acquiert à son tour une portée universelle. Il semble que le monde nouveau ait enfin trouvé sa forme sociale et politique, il semble qu’un nouvel absolutisme commence.
Cependant, dès l’année 1929, au-delà de l’Océan, le plus prospère et le plus puissant des empires – on ne saurait lui donner un autre nom – tombait dans une crise économique si forte, et déjà si longue, qu’elle équivaut, elle aussi, à une révolution. Les États-Unis étaient un monde fondé sur une base économique, avec, pour idéal, la prospérité. Ils avaient réalisé la démocratie et le libéralisme. Depuis la guerre, ils dominaient l’Europe, et l’Europe, éblouie, admirait, imitait cette civilisation américaine dont le prestige s’exerçait aussi bien sur l’Allemagne de Weimar que sur la Russie de Moscou.
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Nous écrivons donc le mot de révolution au pluriel.
Qu’est-ce à dire ? Que nous voici revenus à la diversité des régimes.
La diversité des régimes est la réfutation par les faits de toute idéologie tendant à concevoir un homme en soi et un modèle abstrait de société parfaite, applicable à tous les pays, quels qu’ils soient, où qu’ils se trouvent. C’est le triomphe du relativisme politique. C’est, comme aurait dit M. Berdiaev, l’entrée dans un nouveau moyen âge.
Mais avec cette différence fondamentale :
Le moyen âge pouvait se payer le luxe de toutes les diversités, car il possédait l’unité suprême : l’unité de foi. Un principe supérieur à la politique, un principe religieux opérait la synthèse.
À partir de la Renaissance, mais surtout à partir du XVIIIe siècle, on chercha le principe d’unité politique, non point au-dessus de l’homme, mais dans l’homme. D’où l’idéal libéral, puis démocratique, du siècle dernier ; idéal situé sur le plan, non plus religieux, mais rationnel et sentimental à la fois.
Maintenant, après la carence successive de ces deux principes, nous en sommes réduits à en chercher un troisième dans la société nationale, la société organisée en État. C’est l’absorption de l’homme par la société, de la société par l’État.
Mais l’État cesse d’être un concept abstrait, une puissance anonyme, comme dans la démocratie, qu’elle soit libérale ou socialiste. L’autonomie de l’individu est détruite, ainsi que la souveraineté du peuple. Les pouvoirs et les responsabilités s’incarnent de nouveau dans un chef debout à la pointe de la pyramide. S’il est vrai que la démocratie conduit infailliblement à la dictature, nous en avons la démonstration sous nos yeux. La révolution française aboutit à Napoléon. La révolution contemporaine aboutit à Lénine, à Mussolini, à Hitler. Le retour à César.
Suite donc de révolutions : les unes sont des écroulements, des redressements, les autres. Ce qui nous permet de les classer. La tentative impérialiste de l’Allemagne en 1914 : le système et l’esprit des trois empires, allemand, austro-hongrois et russe ; la victoire des Alliés, le triomphe momentané, puis l’échec de la révolution libérale et démocratique, le bolchevisme et son impuissance économique, la faillite de la prospérité américaine : tout cela, malgré la diversité, l’opposition des apparences, c’est la fin d’un monde, le monde moderne ; tout cela, c’est la révolution qui produit ses ultimes conséquences, touche le fond, se brise. Avec le fascisme, le national-socialisme et les phénomènes analogues, c’est le début d’un monde nouveau, c’est, non pas la réaction, qui est un retour au passé, mais la contre-révolution, qui est le contraire de la révolution.
Il est vrai que cela n’est pas si simple, mais nous survolons. Pas si simple, car la contre-révolution peut avorter, car le communisme n’a pas encore perdu toutes ses chances, ni la démocratie non plus. Pas si simple, car la régression est possible autant que le progrès.
Pas si simple, car, entre la révolution et la contre-révolution, il y a des interférences, des interpénétrations. La contre-révolution ne réussira que si elle élimine d’une manière absolue, définitive, tout ce qu’elle renferme encore d’éléments empruntés à la révolution.
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Ce qui me fait croire à son succès – ou alors, c’est la régression, tout au moins la décadence, – ce qui me fait croire en tout cas à l’échec final de la révolution, c’est la crise économique.
Ce n’est pas une crise passagère de crédit, de surproduction, de sous-consommation, mais une crise de structure. Une structure achève de se détruire, une autre commence à peine de s’édifier. Le processus intermédiaire est ce que nous nommons la crise.
Mais l’économique détermine le social qui, à son tour, conditionne le politique. Mais une crise économique a son origine lointaine dans les idées. Les idées de la révolution se sont répercutées successivement de la philosophie, dans la littérature, les mœurs, le droit, les institutions, enfin dans la vie économique, où elles ont tout brisé.
Quelles sont les phases de la crise économique ?
Le premier accès de la crise eut pour cause la guerre elle-même : c’est une crise de surproduction, puis de sous-consommation, un gaspillage, une usure sans limites.
De 1918 à 1921, l’après-guerre. Chez les vainqueurs et les neutres, de vastes espoirs, une reprise des affaires. Chez les vaincus et en Russie, le désordre, les troubles sanglants, la famine, la ruine, tous les signes menaçants de la régression.
En 1921, second accès de la crise.
De 1921 à 1929, le second accès surmonté, reprise. Années de réorganisation, de reconstruction. Années du grand effort international, sous le signe de Genève.
À partir de 1929, troisième accès de la crise. Il part des États-Unis dont la prospérité semblait garantir celle du monde, où la prospérité semblait intangible. Il gagne immédiatement l’Europe, le monde entier. Et l’on n’entrevoit aucun signe durable, sérieux, d’amélioration.
Si la crise se prolonge, comme tout porte à le craindre, nous allons entrer dans un processus élémentaire. Il ne s’agira plus de reprise, mais d’adaptation, tout en bas, de recommencement, long et pénible, à zéro. La politique deviendra secondaire, elle sera déterminée par les nécessités économiques. Plus de luttes d’opinions, pour le pouvoir : la lutte pour le pouvoir vivre. Aujourd’hui, toutes les nations et chaque homme se sentent menacés par la misère, vivent dans l’insécurité. Ce n’est plus la révolution, c’est l’enfoncement. Nous arrivons à l’état post-révolutionnaire, sous-révolutionnaire. La révolution est terminée, parce que dépassée. La contre-révolution prend alors, elle aussi, sa signification élémentaire : s’organiser politiquement, socialement, pour travailler et pour vivre. À quoi bon être doctrinaire ? La question des formes politiques et des régimes n’a plus guère, en soi, d’intérêt ; les raisons de sentiment perdent aussi leur « efficience ». Joseph de Maistre disait : étant donné les conditions historiques et géographiques dans lesquelles se trouve un pays, trouver le régime qui lui convient le mieux. C’était ainsi, il y a plus d’un siècle, que le grand observateur de son temps se posait le problème politique. Aujourd’hui, le problème politique se formule ainsi : la situation économique d’un pays étant compromise, trouver le régime qui, dans ce pays, sera le plus capable de la rétablir.
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À une époque où, comme la nôtre, chaque pays doit faire un énorme effort de reconstruction, exiger par conséquent de ses habitants qu’ils travaillent à la fois avec plus de méthode et plus d’intensité, l’État est l’organisateur du travail national. C’est l’idée que l’on discerne au fond des nationalismes contemporains. Mais, comme l’interdépendance économique des pays est un fait, comme aucun pays ne saurait se passer impunément des autres, une collaboration entre les États s’impose. Et c’est la raison d’être de l’internationalisme. Ainsi, l’antinomie entre internationalisme et nationalisme se résout – théoriquement.
Voilà où il semble que nous sommes arrivés.
Mais l’homme, individuel ou collectif, ne peut se contenter de vivre pour vivre. Les nécessités économiques ne constituent pas un idéal, elles ne sont qu’une contrainte. Un État ne disciplinera, ne galvanisera son peuple, il n’obtiendra de lui travail et sacrifice, que s’il est capable de lui indiquer, au-dessus des nécessités économiques, un idéal, de lui insuffler, non pas un espoir, mais une foi. Cette foi, à son tour, ramènera l’espoir. Le moment est donc venu de transcender les faits économiques, afin de se hausser, par eux, à l’idée et à la foi. La foi est source de vie, l’idée conditionne les faits. Des idées fausses – ou faussées, ce qui est pis, – nous ont amenés, de répercussion en répercussion, à la faillite. Des idées justes nous aideront à reconstruire, et à reconstruire solidement.
Le centre de la vie humaine est au-dessus de l’homme, de la société, de l’État. Il est urgent d’y raccrocher l’homme, la société, l’État. Tout le problème est un problème de centre, et de centre spirituel. Je voudrais que ce livre contribuât à le démontrer.
PREMIÈRE PARTIE
LA RÉVOLUTION
CHAPITRE II
NOUS SOMMES EN RÉVOLUTION.
LE POINT DE DÉPART :
XVIIIe SIÈCLE ET RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Nous ne sommes donc pas seulement au XXe siècle : nous sommes encore en pleine révolution, ou plutôt à la fin d’une révolution.
La révolution qui a commencé en 1789 en France, et qui est en train, depuis 1917, de s’achever en Russie.
I
Ainsi, nous affirmons qu’il existe une parenté directe entre la révolution française et la russe, bien plus : que l’une et l’autre sont une seule et même révolution.
Cette filiation, cette continuité qui nous mène du jacobinisme au bolchevisme, est si frappante, elle est tellement dans la logique des faits, qu’elle pourrait se passer de démonstration Mais il y a beaucoup de braves gens – libéraux, radicaux, bourgeois, tous adversaires plus ou moins fermes du bolchevisme – pour protester lorsque l’on prononce devant eux ce qui leur paraît un blasphème. Il est certain que le bolchevisme est, en apparence, la négation même du libéralisme. Celui-ci est une doctrine essentiellement individualiste et bourgeoise, celui-là, une doctrine essentiellement collectiviste et prolétarienne. Mais l’opposition, même la plus absolue, des idées n’exclut en rien la filiation des faits. Les idées, les idées politiques et sociales, contiennent en germe leurs contraires, surtout lorsqu’elles se fondent sur une fausse conception de l’homme. Or, une conception de l’homme est fausse, lorsqu’elle détache celui-ci de Dieu, lorsqu’elle nie la chute originelle, lorsqu’elle assigne à l’homme, pour fin, le bonheur terrestre. Le matérialisme désorganise la société. Le libéralisme devait conduire à l’étatisme dont la révolution russe est l’aboutissement extrême. C’est ainsi que les contraires s’engendrent l’un l’autre, et que la société, décentrée par une erreur intellectuelle, va de l’anarchie à la tyrannie, meurt d’une liberté dont elle avait cru vivre.
Voilà pourquoi, dès que l’on s’avise d’appliquer à la vie politique et sociale une fausse conception de l’homme, on arrive inévitablement à des erreurs mortelles, à des révolutions sanglantes.
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* *
Mais comment la révolution russe est-elle l’aboutissement de la révolution française ?
Si vous ouvrez un dictionnaire au mot de révolution, vous trouverez que le premier sens de celui-ci est : retour au point de départ. Voici, je crois, ce que cette définition veut signifier :
Une révolution est sociale, ou elle n’est pas une vraie révolution. Lorsqu’elle est simplement politique, elle n’est qu’un début ou qu’une apparence : la préparation, le préliminaire, l’achèvement aussi, d’une révolution sociale, ou un vulgaire coup d’État, un pronunciamiento. Car c’est le social qui conditionne le politique. Pour qu’un régime politique dure, il faut qu’il plonge ses racines très profond dans un régime social. Image de l’arbre et du terreau. C’est pour cela que l’ancien régime a duré si longtemps.
Toute révolution sociale coïncide d’habitude avec une crise économique. Appauvrissement, puis mécontentement dont quelques chefs s’emparent pour soulever les masses contre une minorité, une aristocratie qui détient la richesse et le pouvoir. La politique ici ne sert que de prétexte et de moyen. C’est par la translation des biens que s’opère la révolution sociale. Celle-ci débute toujours par cette période que Taine appelle « l’anarchie spontanée ». Durant cette anarchie spontanée, les instincts profonds de l’homme, ou plutôt de la masse, se déchaînent. Instincts sanguinaires, instincts de rapace : prendre, tuer, manger et jouir. Ces instincts sont permanents ; tout homme les porte dans sa chair, même sous la plus haute civilisation, sous la plus raffinée des cultures. Joseph de Maistre disait qu’il avait regardé au fond du cœur d’un honnête homme, et qu’il n’avait jamais rien vu de plus horrible. Bismarck faisait observer que tout peuple est dans un état latent de révolution, de désordre et d’anarchie. Seule, une forte éducation morale et religieuse est capable de construire l’homme comme une tour, et de reléguer la bête féroce au fond des souterrains, dans une cage ; elle y peut mourir de faim, mais cela est bien rare : chez les saints, et non pas même chez les justes. Et seule aussi, l’action régulatrice d’un gouvernement constitué à la tête d’une société organisée, est capable de contenir cette révolution toujours latente, en faisant régner l’ordre dont la conséquence, dont la récompense est la paix, la paix sociale et politique : pax, tranquillitas ordinis.
Toute révolution tend, en détruisant l’ordre, à ramener la société à son point de départ, à son état primitif, inorganique. Nous retrouvons ici la définition du dictionnaire. Or, le point de départ, l’état primitif, inorganique de la société, ce sont les formes égalitaires et communautaires, ce que nous appelons aujourd’hui communisme et dictature du prolétariat. Les masses se trouvent toujours en état d’équilibre instable, et leur propension naturelle est de rouler jusqu’au bas de la pente, si l’on n’est point assez fort pour les retenir. En cela consiste l’art de gouverner. Encore une fois, chaque société porte en soi une possibilité naturelle de retour ad materiam primam, comme on dit en philosophie scolastique, de même que chacun de nous porte en soi, s’il ne se gouverne pas, une possibilité naturelle de retour à la brute.
II
Pour en revenir à la révolution actuelle, son point de départ est la révolution française, mais le XVIIIe siècle a couvé celle-ci.
La révolution française fut à la fois nationale et sociale : elle contient donc, en puissance, le nationalisme et le socialisme. En tant que nationale, elle substitua la souveraineté du peuple à la souveraineté du roi, c’est-à-dire l’absolutisme démocratique à l’absolutisme monarchique, le peuple éclairé au despote éclairé ; elle substitua au patriotisme traditionnel un patriotisme exalté, farouche, au culte de la monarchie le culte de la nation. En tant que sociale, elle opéra une transformation complète de la propriété : « La révolution de 1789, dit Albert Sorel, est avant tout une révolution dans la propriété. » Ce ne fut donc pas une révolution socialiste. En effet, elle consacra le principe de la propriété individuelle. Elle favorisa surtout la propriété paysanne, dans un pays où le paysan était déjà, le plus souvent, propriétaire, mais un propriétaire qui, gêné par les droits féodaux et les redevances, cherchait à s’émanciper complètement : de là vient l’attachement du paysan français à la république, et à la république radicale.
Si le terrien français avait été dans les conditions où se trouvaient, au XVIIIe siècle, le terrien allemand ou celui de Suède, sans parler du serf russe, la révolution n’eût pas été possible ; le ressort essentiel : la notion, le besoin de propriété, eût en effet manqué. Les paysans représentent une force passive ; lorsqu’ils se soulèvent, ils font des jacqueries, non des révolutions. Car, pour qu’il y ait révolution, il faut un principe actif : une doctrine et des chefs, ce qui se trouve dans les « classes éclairées » seulement.
Or, plus que toute autre nation en Europe, la France possédait ces classes : en premier lieu la bourgeoisie où se recrutaient les légistes et les intellectuels. Ce fut la bourgeoisie qui prépara la révolution dans les idées et qui l’accomplit dans les faits. La bourgeoisie française était énergique, intelligente et riche ; elle avait l’ambition du pouvoir auquel les rois l’avaient depuis longtemps préparée, puisque les rois, depuis le moyen âge, choisissaient dans la bourgeoisie leurs conseillers juridiques, leurs fonctionnaires et même leurs ministres. Elle prend enfin, au XVIIIe siècle, conscience de classe, ce que les paysans, ni les artisans n’ont encore.
La révolution française fut dirigée tout entière contre l’ancien régime.
Qu’entendre par ancien régime ? Ce n’est pas la féodalité : celle-ci est morte avec le moyen âge, mais la survivance de la féodalité, c’est-à-dire une organisation sociale qui ne correspondait plus à la vie sociale réelle. L’apparition de la grande industrie, dès le règne de Louis XIV, sous l’administration de Colbert ; l’apparition du machinisme, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle ; celle du grand commerce qui est le résultat des découvertes maritimes et des colonisations lointaines – pensez à la compagnie des Indes – ; un nouveau système financier fondé, non plus sur les échanges en nature, ou même sur la monnaie, mais sur le crédit et sur le papier : tout cela avait rendu désuets et insupportables les règlements trop étroits des corporations, l’organisation corporative elle-même, des impôts comme la corvée ou la taille, les douanes intérieures, en un mot les survivances économiques de la féodalité. Socialement, les droits féodaux étaient presque tous au profit de la noblesse ; mais les privilèges de celle-ci ne correspondaient plus aux services qu’elle avait cessé de rendre à partir du moment où, par crainte de l’autonomie féodale, les rois l’avaient concentrée à la cour et lui avaient enlevé tout rôle politique et administratif. Politiquement et administrativement, la France, depuis Richelieu et Louis XIV n’est d’ailleurs plus féodale : c’est une nation moderne, dominée par l’omnipotence de l’État, donc en marche vers l’étatisme par la centralisation administrative. De ce point de vue, on voit que la royauté elle-même avait inauguré la révolution. Celle-ci n’amena la chute de la royauté que lorsque cette dernière se révéla impuissante à pousser jusqu’au bout les réformes qu’elle avait entreprises, incapable de mettre fin elle-même à l’ancien régime.
Ici, nous nous trouvons en présence des idées. Or, les idées, au XVIIIe siècle, commencent de conditionner les faits, par l’intermédiaire de l’opinion publique, de plus en plus étendue, qui se forme autour d’elles. Le meilleur connaisseur du XVIIIe siècle que nous possédions aujourd’hui, M. Daniel Mornet, vient de fixer les étapes, dans son ouvrage, tout récent, sur les origines intellectuelles de la révolution française.
L’esprit qui se dégage le premier, est un esprit hostile à la religion. À partir de 1750, il se déclenche contre l’Église, au nom de la tolérance, un violent assaut. La royauté soutenant l’Église, on se tourne peu à peu contre elle. De 1748 à 1770, on commence à parler de réformes, réformes sociales surtout, mais déjà réformes politiques. À partir de 1770, des ouvrages mettent en cause la constitution même de l’État. Personne, cependant, ne songe encore à une révolution. C’est à partir de 1770 que l’inquiétude se répand, que le prestige de la royauté s’affaiblit, que l’on ose lui poser des conditions, l’intimider par des exigences.
Ce qui augmente chaque jour la force du mouvement, c’est moins l’action des grands « philosophes » que des moyens et des petits : ceux que l’on a oubliés, qu’on ne lit plus, mais que le XVIIIe siècle a lus, écoutés, ceux qui ont exprimé sa pensée intime, et l’ont mise en formules. Partout, l’intelligence s’éveille ; partout, jusque dans les bourgades, on trouve des « têtes pensantes », ou du moins, comme dit M. Mornet, qui désirent penser. Ces « têtes pensantes », ces moyens ou petits philosophes sont plus hardis que les grands. Ils touchent de plus près au peuple, ils savent lui parler ; ils s’organisent en sociétés de pensée, en loges maçonniques ; ils ont des points d’appui dans le malaise politique et la misère du peuple. Une borne leur suffit pour tribune, une feuille volante leur suffit pour porte-voix. Ils entraînent l’opinion, à qui les grands philosophes fournissent la doctrine. L’opinion ne réclame que le retour à une tradition : les États généraux. « Et des États généraux, sans que d’ailleurs l’intelligence s’en soit doutée, est sortie la Révolution. » C’est la conclusion de M. Mornet.
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* *
Depuis Tocqueville, Taine et Cournot, il y a un procès historique dont on ne voit pas encore la fin : celui des « philosophes ». Il s’agit de déterminer la responsabilité de ces philosophes dans la révolution française et, par contrecoup, dans tous les évènements qui l’ont suivie. Il s’agit de savoir si l’esprit de raisonnement et d’abstraction, par conséquent aussi d’utopie, si l’esprit classique en un mot, est la cause essentielle du grand bouleversement dont nous souffrons encore, ou si l’on fait porter aux philosophes une responsabilité qu’ils n’ont pas entièrement, qu’ils n’auraient même pas du tout.
Il me semble que le problème fut mal posé, qu’en l’ayant posé mal, on rendait par avance tout jugement impossible. Le problème fut mal posé, parce qu’il ne contenait pas toutes les données, parce qu’il ne représentait pas suffisamment la complexité du XVIIIe siècle. Or, le XVIIIe siècle est complexe parce qu’il met en présence un ancien régime et un esprit nouveau, parce qu’il contient deux mondes : celui qui meurt et celui qui naît. Il est dominé par des idées de réformes, entraîné par le besoin d’action, mais il ne voit pas encore clair en soi-même, et il n’y saurait voir clair. Il sait très bien ce qu’il veut abattre, mais il ne conçoit pas encore nettement ce qu’il veut construire. Il est fait de hardiesses et de timidités. Il est extrêmement hardi, révolutionnaire dans la conception, tant qu’il s’agit de prendre une idée abstraite et d’en déduire logiquement les conséquences ; mais il redevient craintif dès qu’il s’agit d’appliquer pratiquement l’idée et les conséquences logiques de l’idée.
Ce qui le retient, c’est tout le poids de l’ancien régime. Car le prestige de l’ancien régime est encore grand à ses yeux. L’ancien régime, c’est pour lui le siècle de Louis XIV, la gloire dont ce règne a couvert la France ; à quoi viennent s’ajouter tous les agréments, toutes les facilités, tous les plaisirs contenus dans cette dernière fleur que l’ancien régime a poussée : la vie sociale, la vie mondaine. « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789, disait Talleyrand à Guizot, ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. »
Il en est des idées, au XVIIIe siècle, ce qu’il en est de la littérature. En littérature, l’on sent très bien qu’une rénovation est nécessaire, que la tragédie classique, par exemple, est une forme usée ; on subit l’influence de Shakespeare et d’Ossian, des Anglais, des Suisses, des Allemands ; on s’engoue du primitif, de la poésie celtique, on commence à redécouvrir le moyen âge ; on est traversé par le souffle romantique, venu des Alpes et du Nord ; on énonce avec hardiesse presque toutes les théories que les romantiques proclameront plus tard, entre 1802 et 1830 ; on s’écrie avec Diderot : « Si quelqu’un est assez barbare, assez classique ! » Mais, dès qu’il s’agit d’appliquer ces conceptions nouvelles, révolutionnaires, on se montre d’une timidité grelottante. On est arrêté par le bon goût, les convenances et ces mêmes règles que l’on se déclarait prêt à violer : on est retenu par le prestige de l’ancien régime littéraire. Les « philosophes », dès qu’il s’agit de réformes politiques et sociales, font de même. Ne parlons pas de Montesquieu, ce réaliste d’intention, lequel, dans l’Esprit des lois, s’efforce d’atteindre aux conditions historiques et naturelles qui déterminent la diversité des régimes. Mais Rousseau, si raisonneur, si absolu dans le Contrat social, abandonne ses théories lorsqu’il rédige pour les Corses ou les Polonais des projets de constitution ; pour lui, la démocratie n’est possible que dans un petit État : il pense à Genève, non à la France. Voltaire renchérit sur Jean-Jacques : « un tout petit pays », encore faut-il qu’il soit « heureusement situé ». Holbach, lorsqu’il en vient au fait et au prendre, condamne la démocratie, l’égalité, les révolutions. Mably, après avoir formulé des théories communistes, déclare que « la pure démocratie serait un gouvernement excellent avec de bonnes mœurs, mais détestable avec les nôtres ». Condorcet ne veut point accorder de droits politiques à ceux qu’il appelle les « citoyens passifs », c’est-à-dire « les non-propriétaires ». L’Encyclopédie traite l’égalité absolue de chimère. Même l’égalité devant l’instruction fait reculer Voltaire, Holbach, Diderot, Rousseau. La Chalotais, dans son Essai d’éducation nationale, écrit : « Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. » Devant la révolution et ses excès, les philosophes eussent reculé d’horreur. En fait, ceux qui survivaient encore de 1789 à 1798, ont reculé. Ce fut le cas de Restif de la Bretonne, le « Rousseau du ruisseau », de Mercier, de Raynal, de Marmontel. Condorcet, lui, se tua pour échapper à la guillotine. « Les philosophes, déclare un des leurs, Morellet, n’ont voulu faire, ni tout ce qu’on a fait, ni l’exécuter par tous les moyens qu’on a pris, ni l’achever en aussi peu de temps qu’on y en a mis. » Cela se résume ainsi : nous n’avons pas voulu cela.
Ils ne l’ont pas voulu, eux qui, en somme, étaient partisans du « despote éclairé », c’est-à-dire d’un Louis XIV ou d’un Richelieu philosophes, d’une dictature encyclopédiste. Remarquons ici, en passant, que l’idée nouvelle, en politique, est, au XVIIIe siècle, bien plus celle du « despote éclairé » que celle de la république, de la démocratie : nos dictatures contemporaines pourraient se réclamer du XVIIIe siècle et des « philosophes », si elles avaient souci de leurs antériorités. Ne l’oublions pas : l’aboutissement de la révolution française fut la dictature napoléonienne ; entre la royauté et l’empire, la république s’inséra comme un long intermède. Intermède entre le gouvernement d’un chef faible qui ne sut, ni n’aurait pu être le « despote éclairé », attendu et désiré par l’opinion, et le gouvernement d’un chef fort qui sut et voulut l’être, avec l’opinion, puis contre elle. Quant aux autres nations de l’Europe, on les voit faire l’expérience de l’absolutisme éclairé – Frédéric II, Joseph II, Charles III de Suède, Pombal, par exemple – non celle de la république. Lorsque les armées françaises leur imposeront celle-ci, elles se hâteront de la rejeter dès que les libérateurs, en qui elles voyaient des envahisseurs, auront tourné les talons. L’attitude du peuple italien est significative à cet égard.
Non, encore un coup, les « philosophes » n’ont pas voulu cela. Mais ils ont prévu cela. Diderot, le 3 avril 1781, écrivait à la princesse Dashkoff, que, l’assaut une fois donné à la formidable barrière de la religion, « il est impossible de s’arrêter et qu’il faudra continuer pour s’en prendre à la souveraineté de la terre ». Mais ils ont préparé cela. Ils l’ont préparé par leurs théories. Jean-Jacques a beau être prudent et réaliste lorsqu’il s’adresse aux Polonais et aux Corses : ni sa Lettre à M. Buttafuoco, ni ses Considérations sur le gouvernement de Pologne n’ont la portée du Contrat social et de l’Inégalité. Dans son œuvre comme dans celle des autres philosophes, ce qui agit, ce qui devait agir, ce n’est point les restrictions, les prudences, mais les hardiesses, les affirmations, les formules et les grandes thèses, les idées abstraites bien plus que les applications pratiques de ces idées. Il est possible que, si l’esprit public, à la veille de 1789, s’est enivré d’abstractions, cela soit dû à une sorte de hasard. Oui, mais ce hasard s’est produit et il est enregistré par l’histoire. Là est la responsabilité des « philosophes », responsabilité peut-être indirecte, pourtant immense. On a retenu leurs prémisses, non leurs conclusions. Celles-ci ne correspondaient point à celles-là, pour cette raison que nous venons d’exposer : hardiesse des prémisses, timidité des conclusions. Lorsque Rousseau écrit : « Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne », on retient cette formule, et on en tire les conclusions logiques, mais on ne retient pas les explications, les adoucissements qui suivent. Et lorsqu’il conclut : « Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile commande à un homme sage, et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire », on fait la révolution politique et sociale, et l’on dresse la guillotine.
L’esprit du XVIIIe siècle n’est sans doute pas exclusivement un esprit d’abstraction, ce que M. Daniel Mornet appelle l’optimisme rationaliste, cette foi aveugle dans la raison raisonnante et les idées pures, ou plutôt les idées simples. Cet âge où tout est remis en question, cet âge où il semble que l’on découvre l’homme et le monde, est plus compliqué. On y distingue trois courants qui se croisent et mêlent leurs eaux : celui de la raison et de l’abstraction, celui de la nature et du sentiment, celui de l’esprit positif et de l’expérience. Le sentiment et l’expérience viennent sans cesse corriger ce que la raison a de sec, d’absolu, de théorique. En même temps que l’on édifie des systèmes abstraits, la science observe la nature ; la géographie oppose la diversité merveilleuse des terres et des hommes, à l’idée de l’homme en soi et de l’humanité une, l’histoire naît, la critique et la psychologie s’organisent. Le réveil du sentiment s’opère contre le matérialisme, en faveur de la religion discréditée, de la poésie oubliée, en faveur de l’âme humaine. Mais ces trois courants n’agiront pas en même temps, ni avec la même force. Nous devrons à l’esprit positif et à l’expérience le grand mouvement scientifique du XIXe siècle, nous devrons à celui de la nature et du sentiment le romantisme, mais nous devrons à celui de l’optimisme rationaliste la révolution française. Durant celle-ci, l’esprit positif n’agit que timidement et à l’arrière-plan, comme un correctif, et le préromantisme est ralenti : la révolution est antiquisante, académique, et le préromantisme se mue en romantisme surtout chez les émigrés ; d’ailleurs, la république ne saurait aimer l’influence littéraire qu’exercent ses ennemis les plus acharnés, les Anglais et les Allemands.
Même avec les plus fortes restrictions et les plus subtiles nuances, même en rejetant l’idée que Taine se fait de l’esprit classique et de son influence, il reste que le XVIIIe siècle a préparé la révolution par son antichristianisme foncier. Les progrès de l’incrédulité et de la philosophie vont de pair. Admettons, si l’on veut, d’autres causes encore à l’incrédulité que la « philosophie ». Celle-ci n’en détruit pas moins, et systématiquement, la foi religieuse et la foi monarchique. Protesterait-on contre ce « systématiquement » – et l’on pourrait protester en ce qui regarde la foi monarchique – l’esprit du XVIIIe siècle demeure essentiellement antichrétien. Cet esprit ne comprend plus, ni la religion, ni la foi, ni le christianisme. Jusque dans son déisme, il le démontre, et jusque dans la conception qu’il se fait du catholicisme et de l’Église. Lorsque Joseph II supprime les ordres contemplatifs, sous prétexte qu’étant inutiles au prochain, ils ne sauraient être agréables à Dieu, cette Majesté apostolique nous démontre qu’elle a bel et bien perdu le sens des valeurs mystiques et spirituelles. L’esprit du temps est donc laïque et il incline au matérialisme. Il ne croit qu’à la raison pure, à l’expérience et aux certitudes. Il ne combat point seulement les abus, mais aussi les disciplines, à commencer par les disciplines morales. Quand il en parle, c’est pour dire des sottises, se rendre ridicule en ridiculisant les ascètes et les saints.
Les philosophes, je cite M. Mornet, « étaient incapables de comprendre qu’on pouvait croire à des vérités qui n’étaient pas raisonnables, sans être un fourbe ou une dupe. Ils n’ont jamais voulu admettre les raisons que la raison ne comprend pas et ces « certitudes du cœur » qui s’embarrassent fort peu du contrôle de l’histoire et des observations des naturalistes ». Voilà pourquoi ils écartent si brutalement un Pascal qui les gêne. Que cette attitude marque, non point un progrès, mais une régression, c’est ce que nous comprenons, nous, aujourd’hui. Mais comme le sentiment religieux et le besoin de croire sont innés dans l’homme, il est arrivé qu’en les détournant de la religion et de la foi chrétiennes, les philosophes les ont ramenés sur l’humanité, la nature, le peuple, la raison, et qu’ils ont fondé des religions laïques, inventé des mythes comme celui du progrès et de la bonté originelle, érigé des idoles verbales, amené les plus redoutables confusions et les plus graves déviations. Ils n’agissaient d’abord que sur une élite, le public lettré, cultivé ; mais, après eux, au cours du XIXe siècle, leur antichristianisme s’est vulgarisé, il a fini par pénétrer dans les masses, tandis que les élites elles-mêmes revenaient peu à peu aux valeurs spirituelles et à la foi. C’est la situation retournée où nous nous trouvons aujourd’hui. Si Delisle de Sales calcule, avec une précision qui nous fait sourire, que, depuis la création du monde – il a donc été créé ! – le fanatisme religieux a fait 33.095.290 victimes, combien le fanatisme antireligieux en a-t-il fait depuis 1789 ? et depuis 1917, dans la seule Russie ? Les philosophes, en tuant le respect religieux, ont tué tous les autres ; ils ont enlevé aux esprits tout principe d’obéissance : les conséquences devaient en être incalculables, et nous en mourons.
Ce qu’ils ont construit, ou aidé à construire, ne valait pas ce qu’ils ont détruit. La preuve est que nous assistons à l’écroulement du monde dont ils furent les précurseurs. En octobre 1932, j’entendais, à Genève, un orateur se réclamer des philosophes comme de précurseurs et de maîtres, et relier l’esprit de la Société des Nations au leur. Je ne pouvais m’empêcher, en mon for intérieur, de lui dire : « Pauvre homme ! ne vois-tu pas que cette civilisation laïque, technique, rationnelle et bourgeoise que tes maîtres et précurseurs ont fondée, s’écroule, à cette heure, de toutes parts ? Cet écroulement, cette faillite, c’est même la seule certitude que nous ayons aujourd’hui. »
La révolution française, que les philosophes n’ont sans doute pas voulue, que le XVIIIe siècle n’a jamais sans doute sérieusement désirée, est cependant bien la conséquence, et la conséquence inévitable, dans l’ordre des faits, de la révolution qui s’était opérée dans les esprits. La révolution française portait dans ses flancs toutes les autres. Elle portait la démocratie qui n’est pas un régime stable, mais un état provisoire, un bouillon de culture pour l’internationalisme comme pour le nationalisme, pour les idées libérales comme pour les idées communistes, pour la dictature d’un homme tout aussi bien que pour la dictature du prolétariat.
III
Toute la révolution française, tout le monde moderne, à partir du XVIIIe siècle, est dans trois livres : l’Esprit des lois de Montesquieu, l’Esquisse de Condorcet sur les progrès de l’esprit humain, le Contrat social de Rousseau. Le plus important, celui qui devait avoir le plus d’influence, non pas tout de suite, mais à partir de la révolution même, du jacobinisme, c’est le Contrat. Il contient, en effet, la démocratie avec son point de départ individualiste et son point d’arrivée étatiste, avec son double potentiel socialiste et nationaliste. Il est donc nécessaire de nous y arrêter.
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« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. »
Cette antithèse frappante, qui deviendra un lieu commun du jacobinisme, Rousseau la résout ainsi :
« L’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions. » Mais lesquelles ?
La première loi de l’homme est de veiller à sa propre conservation : « ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même. » La famille a beau être la plus ancienne de toutes les sociétés et même, Rousseau le reconnaît, la seule naturelle : « les enfants ne restent liés au père, qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. » Dès qu’ils ont atteint l’âge de raison, ils reprennent leur pleine liberté individuelle.
Jean-Jacques Rousseau part de son hypothèse fondamentale : l’état de nature. Les hommes sont faits pour vivre à l’état de nature. Mais il arrive un moment où « les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait, s’il ne changeait sa manière d’être. »
Au lieu de lutter individuellement, ou par familles, par petits groupes toujours trop faibles, contre les obstacles naturels dont parle Rousseau, les hommes unissent leurs forces, les mettent en jeu par un seul mobile, les font agir de concert. Mais sous quelle forme ? Voici comment Rousseau pose et résout le problème, d’une façon tout à fait mathématique : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéit pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Le contrat social est la solution.
Par ce contrat initial, chaque associé s’aliène avec tous ses droits, tous ses biens, à la communauté. Chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, nul n’a le moindre intérêt à la rendre plus onéreuse pour les autres. L’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite que possible, et chacun, se donnant à tous, ne se donne à personne. Ainsi le pacte social se réduit aux termes suivants :
« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance, sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. » De là naît un corps collectif, un pouvoir politique : l’État.
Ce corps politique possède une âme : la volonté générale. La volonté générale est ordonnée au bien commun. Ce bien commun est plus que la somme des intérêts particuliers : Rousseau, d’ailleurs, confond sans cesse le bien et l’intérêt, ce qui n’est point la même chose, car un intérêt, même général, peut être contraire au bien commun.
La volonté générale est absolue. Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps. Et Jean-Jacques ajoute cette formule naïvement jacobine : « Ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera d’être libre. » Autrement dit, nous avons la démocratie autoritaire, source de l’étatisme. L’État, nous le voyons, commence dès les premiers chapitres du Contrat social, d’absorber l’individu.
Jean-Jacques est trop intelligent pour ne point s’en apercevoir. Il conçoit donc un système d’équilibre. L’individu, dans ce corps collectif, a deux faces, comme Janus : celle du souverain, celle du sujet. Comme citoyen, il est « membre du souverain », il détient une part de la souveraineté collective ; comme particulier, il est sujet. Mais qui le garantira contre des abus de pouvoir ? Rien, car, le « souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent, n’a, ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent, la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres », et même à aucun en particulier. Bien plus, dès que chaque membre de la communauté se donne à elle, avec toutes les forces et tous les biens qu’il possède, il n’aliène en réalité, ni ces forces, ni ces biens. Sa liberté naturelle, fondée sur l’instinct, se transforme en liberté civile, fondée sur la raison. Ses biens, qu’il a peut-être usurpés, ou qu’il détient par droit du premier occupant, il les tiendra désormais de l’État qui lui en assurera la propriété. Il acquiert ainsi tout ce qu’il a donné. L’État rétablit entre tous et au profit de tous, l’égalité civile des droits. Mais on voit sur quel postulat arbitraire, sur quel dogme, ce système d’équilibre est établi : l’infaillibilité de la volonté générale, l’infaillibilité du peuple souverain.
Ici, Rousseau fait une distinction entre la volonté générale et la volonté de tous, mais il en tire immédiatement une conclusion fausse. La volonté générale « ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières ; mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale ». Arithmétique du suffrage universel : la majorité qui décide, c’est, au minimum, la moitié plus un ; ce un exprime la volonté générale. Celle-ci est « moins le nombre de voix que l’intérêt commun qui les unit ». L’intérêt commun a donc toujours pour organe la majorité, fût-elle d’une seule voix.
Le système politique de Rousseau est donc majoritaire. Il aboutit à la loi du nombre, qui est la plus oppressive. Ce que le démocrate, le républicain Rousseau affirme et pose, gêne l’individualiste, le « non-conformiste » Jean-Jacques. De quelle façon subtile va-t-il résoudre cette contradiction intime ?
« Il n’y a qu’une seule loi qui, par sa nature, exige un consentement unanime » : le premier pacte, le contrat social. « Car l’association civile est l’acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu. » S’il y a des opposants, « leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris ». Ils n’ont plus qu’à plier bagages, car « le consentement est dans la résidence ; habiter le territoire, c’est se soumettre à sa souveraineté ». En note, Rousseau écrit : « Ceci doit toujours s’entendre d’un État libre. » Mais est-ce que le sien le sera ?
« Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours les autres. » Mais comment un homme libre peut-il conformer sa volonté à des volontés contraires, se soumettre à des lois auxquelles il n’a point consenti ? C’est que la volonté constante de tous est la volonté générale. Quand on propose une loi aux citoyens, aux électeurs, ce qu’on leur demande n’est pas précisément « s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ». Chacun formule son avis et donne son suffrage ; « du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve pas autre chose, sinon que je m’étais trompé, et ce que j’estimais être la volonté générale n’existait pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’aurais voulu ; c’est alors que je n’aurais pas été libre. » Pirouette ! Il est vrai que Jean-Jacques, inquiet de ce que Rousseau vient d’affirmer, se préoccupe tout de suite de réglementer le droit de suffrage.
Qui empêchera cette volonté générale d’opprimer un particulier ? Jean-Jacques répond par une nouvelle distinction entre l’homme et le citoyen. Le citoyen s’est donc, par contrat, aliéné à la communauté, non comme un inférieur à un supérieur, mais comme un égal envers une collectivité d’égaux. Toutefois, il a réservé ses droits inaliénables d’homme. « Tout ce que chacun aliène, par le pacte social, de sa puissance, ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté. » Tout ce qui demeure en dehors des conventions générales, du contrat, l’homme peut en disposer pleinement. Mais qui déterminera ce tout ? Rousseau est forcé d’admettre que le souverain est ici le seul juge ; les précautions et les raisonnements par quoi il cherche à rassurer son lecteur, montrent qu’il a senti le point faible.
La volonté générale du corps politique s’exprime par la loi, se fixe dans la loi, s’impose par elle. Qu’est-ce que la loi ? « Quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi. » La loi est donc une décision du peuple souverain, une déclaration publique et solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt général, car il ne saurait y avoir de volonté générale sur un objet particulier. La loi, ainsi définie, ne sera jamais injuste, puisque nul n’est injuste envers soi-même : le corps souverain ne peut donc pas être injuste envers soi-même, dès qu’il légifère sur un objet qui touche à son intérêt général, à son bien commun.
Nous voici devant une pièce maîtresse du système : la distinction entre la souveraineté et le gouvernement. La souveraineté n’appartient qu’au peuple, au corps politique formé par les citoyens. Lui seul est législateur. Le gouvernement ne possède que l’autorité ; encore celle-ci lui est-elle conférée par le souverain qui peut, à tout moment, la lui retirer.
Tout État régi par des lois est une république, quelle que soit la forme de gouvernement. Monarchie, aristocratie, démocratie, la forme est, aux yeux de Rousseau, accessoire. Le gouvernement n’est qu’un simple pouvoir exécutif, « un corps intermédiaire établi entre les sujets et les souverains, pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique ». Le gouvernement est au-dessous du souverain dont il émane, et qui est le peuple, mais au-dessus des sujets, qui sont les individus composant le peuple. Le gouvernement ne peut d’ailleurs avoir d’autre volonté que la volonté générale ou la loi. S’il arrivait qu’il voulût tirer de lui-même quelque acte absolu et indépendant, le désordre politique se mettrait dans l’État. Le souverain devrait alors intervenir contre le gouvernement : la révolution légale.
Car l’institution du gouvernement n’est pas un contrat entre le peuple et les chefs qu’il se donne. En effet, l’autorité suprême ne peut pas plus se modifier que s’aliéner : la limiter, c’est la détruire, et le souverain ne saurait se donner un maître. D’ailleurs, un contrat de ce genre, entre le peuple et les chefs, ne saurait être une loi, ni un acte de souveraineté, sous peine d’être illégitime. Parce qu’un tel contrat entre le peuple et le gouvernement serait sans garantie, « celui qui a la force en main étant toujours le maître de l’exécution ». Parce qu’enfin il n’y a qu’un contrat dans l’État : le contrat social ; « celui-là seul en exclut tout autre. On ne saurait imaginer aucun contrat qui ne fût une violation du premier. » Cette déclaration est à retenir.
Le peuple souverain conserve donc, à tout moment, le pouvoir de déposer le gouvernement, qu’il s’agisse d’en modifier la composition, ou qu’il s’agisse d’en changer la forme.
De fait, on le voit, la souveraineté du peuple est absolue. Elle est absolue sur le gouvernement. Elle est absolue sur le citoyen qui échange, en réalité, toutes ses libertés personnelles contre des libertés politiques, c’est-à-dire contre une fraction de souveraineté, un dix-millième, un cent-millième, moins encore si la nation est plus nombreuse, jusqu’à l’évanouissement de toute fraction de souveraineté. Son droit de propriété ne lui est même garanti que dans les limites où le souverain voudra bien le lui assurer. C’est la démocratie étatiste, aboutissement logique de la démocratie libérale.
Il reste un pas de plus à franchir, l’abdication des consciences. Et Rousseau le franchit dans le dernier chapitre du Contrat Social : de la religion civile.
Ce chapitre est un réquisitoire violent contre le christianisme catholique, contre le christianisme tout court. Violent, déclamatoire, cynique. Un chrétien ne saurait être un bon citoyen, car le christianisme est une religion d’esclaves. « Une société de vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. » Par ces déclarations, Rousseau lie le sort de la démocratie moderne à celui de l’anticléricalisme et du laïcisme : c’est ce que l’on a, du côté catholique, trop oublié. Protestant, libéral et subjectiviste, il veut bien admettre un christianisme purement individuel, purement intérieur, mais sans Église, ni clergé, sans aucune relation avec le corps politique : qu’en eût pensé ce Calvin dont Rousseau fait l’éloge dans une note ? Ce qu’il regrette, c’est la religion de la cité antique. Et il veut la ressusciter, sous la forme d’une profession de foi purement civile. Elle consiste en deux croyances : l’une qui est vague, dans la divinité, la vie future, le bonheur des justes et le châtiment des méchants ; l’autre qui, en revanche, est très positive sur la sainteté du contrat social et de ses lois : statolâtrie.
Et il affirme le devoir pour l’État d’être intolérant. L’État bannira donc tous ceux qui se refuseront à cette profession de foi ; il les bannira, non comme impies, mais comme insociables, comme incapables d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin leur vie à leur devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces dogmes de la religion civile, se conduit comme ne les croyant pas, « qu’il soit puni de mort, il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois ».
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Il était loyal de résumer ce livre, car on en parle bien plus souvent qu’on ne le lit. Le Contrat social est d’un ennui qui serait accablant, si l’ouvrage n’était bref. Il est d’ailleurs beaucoup moins bien écrit que les autres ouvrages de Jean-Jacques, preuve que « cet homme sensible » ne se sentait point à son aise dans son sujet, qu’il s’en acquittait laborieusement, comme on se hâte d’achever un pensum.
En effet, l’individualiste foncier qu’est Rousseau se trouve gêné aux entournures par un système qui, malgré toutes les précautions, aboutit à l’écrasement de l’individu sous le poids de l’État anonyme. Le Contrat social apparaît donc en contradiction avec la personnalité même, avec la doctrine du Genevois. Émile Faguet ne découvre aucun lien logique entre le Contrat social, monument de politique despotique, et l’école d’individualisme que sont toutes les autres œuvres. M. Lanson, il est vrai, a, fort habilement, ramené le Contrat social au principe d’unité : la nature a fait l’homme bon, la société l’a rendu méchant ; le vice de la société, de la civilisation, ce vice qui a tout corrompu, est l’inégalité. Mais cette démonstration me paraît encore trop cérébrale. En réalité, l’œuvre de Jean-Jacques s’explique et s’unifie dans ses contradictions mêmes, par l’état affectif de l’auteur.
Jean-Jacques fut toujours un être instable, inquiet, insatisfait, un déclassé, un déraciné, en réaction successive contre chaque milieu où, dans son besoin de repos et de paix, il essayait de se fixer, et toujours en état de self-defence. Il n’a jamais connu la vie de famille : comment eût-il pu voir dans la famille la « cellule sociale » ? De fait, il n’a jamais expérimenté la vie sociale, car, pour expérimenter la vie sociale, il faut être stable et « résident » : de là son erreur initiale sur la nature de la société. Il serait injuste de lui reprocher d’être un autodidacte et d’avoir des connaissances insuffisantes : il a beaucoup lu, il a intelligemment lu. Mais il n’a connu que soi-même ; il a tiré de son moi toute sa conception du monde : attitude foncièrement romantique, mais foncièrement insuffisante quand on veut recommencer à zéro la religion, la morale, l’éducation, la société, la politique. Jean-Jacques n’est objectif que par accident, lorsque son bon sens d’Helvète le ramène au réel et au possible, lui conseille de mettre des sourdines à ses théories si périlleusement sonores ; il est avant tout subjectif. Poète et romancier, il s’est construit un idéal où il se réfugie, mais il voudrait en même temps hausser le monde réel aussi près que possible de cet idéal. Son âge d’or, il le situe dans le passé, mais ce retour au passé, c’est, chez lui, un appel passionné à l’avenir.
Comme tous les hypersensibles qui ne cessent de se défendre et de se replier, Rousseau a l’esprit de contradiction. Quand il est en contact avec les masses, avec le peuple, il se sent individualiste, ce qui est une manière d’être aristocrate ; quand il est en contact avec l’aristocratie, ces gens du monde qui l’ont tant gâté, il se sent socialiste, ce qui est une manière d’être plébéien. Aristocrate, plébéien, il est l’un et l’autre : comme Genevois, il appartient à l’étage des citoyens, intermédiaire entre celui des patriciens et celui des simples habitants qui n’ont aucun droit politique. Il se sent donc, tour à tour, sujet, donc opposant, donc démocrate, et souverain, donc conservateur, donc aristocrate. Il transpose cette attitude psychologique en une attitude philosophique : « individualiste, quand il conçoit l’homme à l’état sauvage, écrit son plus récent biographe, M. John Charpentier, il devient socialiste quand il le conçoit à l’état civilisé ». D’où l’Émile et le Contrat, celui-là réfutant celui-ci.
« L’homme naturel est tout pour lui ; il est l’unité numérique, l’entier absolu, qui n’a de rapport qu’à lui-même et à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. » Et plus loin : « Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle ; il faut être décidé sur le parti qu’on doit prendre, le prendre hautement, et le suivre toujours. J’attends qu’on me montre ce prodige, pour savoir s’il est homme ou citoyen ou comment il s’y prend pour être l’un et l’autre. » Donc, « il faut opter entre faire un homme ou un citoyen ; on ne peut faire à la fois l’un et l’autre ». Mais tout Jean-Jacques, de toute son âme, répond : il faut faire un homme.
Voilà ce que proclame l’Émile. L’Émile et le Contrat social représentent les deux points extrêmes : l’individualisme, l’étatisme. Et l’on peut conduire cet individualisme jusques à l’anarchie, cet étatisme jusques au communisme. Antinomie. Mais elle n’est qu’apparente. En réalité, l’individualisme et l’étatisme sont ligués, par un contrat politique, contre les intermédiaires qui les séparent et qui les gênent, contre l’organisme société. M. René Gonnard, dans son Histoire des doctrines économiques, a bien mis cette conspiration intime en lumière : « Peut-être est-il possible de concilier autrement l’antinomie apparente, si l’on admet qu’individualisme et socialisme ne sont point si fondamentalement opposés l’un à l’autre, et que le second est plutôt, en réalité, une formidable excroissance développée sur le premier. Peut-être, malgré l’apparence, l’abîme n’est-il pas si large entre l’individualisme foncier de Rousseau, héritage spirituel de Genève, et son socialisme. D’une poussière d’hommes libres on passe plus facilement sans doute à un État autoritaire et omnipotent, qu’on ne pourrait le faire d’une société complexe, empiriquement bâtie, comportant de nombreux groupements intermédiaires entre l’individu et l’État. Et, non seulement le passage est, en fait, plus facile, mais la transition logique est elle-même plus aisée. De même, plus tard, l’État autoritaire des Sozialdemokraten allemands ne sera-t-il pas un Moi hypertrophié, un Unique, à la Stirner ou à la Nietzsche, réalisant une gigantesque contrefaçon de l’individu lui-même ? Il y a, dans la manière dont Rousseau part de l’idée de l’individu « né libre », pour aboutir à l’anéantissement de cette liberté dans le despotisme du Contrat social, comme une préfigure de la manière dont la philosophie juridique de la Révolution proclamera l’idée de la propriété, droit absolu (art. 544 C. C.), pour aboutir enfin à l’anéantissement de cette propriété dans le collectivisme ou le communisme : un individu moins « libre » n’aurait peut-être pas vu sa liberté aussi aisément exécutée par un tour logique de passe-passe. Et une propriété moins « absolue » n’aurait peut-être pas été aussi facilement absorbée : parce que l’individu « libre » et sa propriété « absolue » ne se seraient pas trouvés tout seuls et tout nus devant l’État. »
Ainsi, l’individualisme conduit à l’étatisme, parce que l’individualisme est, par définition, par nature, antisocial. Il ne peut concevoir la société. Il ne peut concevoir que l’État. Ainsi achève de s’expliquer la fameuse contradiction de Rousseau. Elle est patente, mais elle est logique.
En écrivant son traité, Rousseau pensait à Genève. « Le Contrat social, dit Gaspard Vallette, est un livre genevois écrit par un Genevois de l’opposition. » À ce moment, la petite république, suivant à distance l’évolution des autres républiques suisses, celle de Berne en particulier, tournait à l’oligarchie. Lorsque Rousseau parle du souverain, il pense au Conseil général, assemblée de tous les bourgeois et citoyens, et lorsqu’il parle du gouvernement, il songe au Petit Conseil. Son gouvernement idéal n’est pas même une démocratie, mais une aristo-démocratie, comme l’ancienne Genève : un souverain démocratique, un gouvernement aristocratique, en un mot, une aristocratie élective. « Il n’a jamais existé de véritable démocratie, écrit-il dans le Contrat, et il n’y en aura jamais. » Et plus loin : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » En tout cas, une démocratie n’est possible que dans un pays minuscule : dix mille citoyens, oui ; cent mille, encore ; au-delà, c’est trop.
Mais cette pensée qui est, je le crois bien, la conviction authentique de Jean-Jacques, on ne l’a point aperçue, on ne pouvait l’apercevoir. Elle disparaît complètement, effacée, timide, derrière la théorie et les formules. Seules, ces théories, ces formules possédaient une force agissante. L’évocation de la cité antique, Rome et Lacédémone, éclipsait la vague silhouette de Genève : celle-ci n’est désignée nominalement qu’une seule fois dans tout le Contrat social, plus une allusion au début ; la Suisse n’est citée, en passant, qu’une fois. Rousseau a écrit, a voulu écrire un traité abstrait et de portée universelle. Il a réussi, car le Contrat social est la charte de la démocratie moderne. Toute l’évolution de la démocratie s’y trouve retracée, de l’individualisme libéral à l’étatisme communiste. Rousseau, qui avait de géniales intuitions, n’a-t-il pas écrit, en parlant du gouvernement populaire : « Il n’y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme. » Pourquoi ? parce que ce régime, purement politique, est incapable de s’enraciner dans le social. Il est en perpétuelle oscillation entre deux pôles opposés.
Le Contrat social eut un succès de scandale. Mais il fut assez peu lu. L’influence de ce traité fut donc à retardement. Il devint le bréviaire d’un tout petit groupe : les démocrates, et ce groupe n’acquit d’influence qu’à partir de 1789. Alors, cette minorité bruyante, agissante, forte de son extrémisme, se servit du Contrat social comme d’un arsenal pour armer les masses inquiètes et mécontentes, et les entraîner : toujours le même phénomène, la rencontre explosive des théories formulées par quelques intellectuels et de l’affectivité populaire. La république française reçut donc de Rousseau sa doctrine ; et la démocratie française en demeurera profondément imprégnée.
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Il nous reste à envisager un dernier aspect, et non le moindre, du Contrat social : le nationalisme. En effet, Rousseau est un nationaliste, ou, tout au moins, le nationalisme trouve dans Rousseau son précurseur, son justificateur. Rousseau croit beaucoup plus à la patrie qu’à l’humanité. Ce que, dès son premier discours, il reproche à la civilisation, trop raffinée et à l’esprit trop universel du XVIIIe siècle, c’est d’affaiblir l’idée de patrie. Plus tard, dans son article Économie politique, rédigé pour l’Encyclopédie, il ira même jusqu’à écrire ceci :
« Il semble que le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblisse en s’étendant sur toute la terre, et que nous ne saurions être touchés des calamités de la Tartarie et du Japon, comme de celles d’un peuple européen. Il faut en quelque manière borner et comprimer l’intérêt et la commisération pour lui donner de l’activité. Or, comme ce penchant en nous ne peut être utile qu’à ceux avec qui nous avons à vivre, il est bon que l’humanité, concentrée entre les citoyens, prenne en eux une nouvelle force par l’habitude de se voir et par l’intérêt commun qui les réunit. » Dans l’Émile, il avait déjà déclaré : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Un des griefs que, dans le Contrat, il lance à la face des chrétiens, c’est d’être de mauvais soldats : « Comme l’Évangile n’établit point une religion nationale, toute guerre sacrée est impossible parmi les chrétiens. » Rousseau, – en cela il se révèle bien suisse – eut toujours un goût très prononcé pour la res militaris : la fête du régiment de Saint-Gervais est demeurée le souvenir le plus lumineux de son enfance ; il en fut, toute sa vie, impressionné ; toute sa vie, la parole de son père : « Jean-Jacques, aime ton pays », résonna dans son cœur. Ce qu’il préconise, c’est le soldat citoyen, la milice, la nation armée. Encore une tradition helvétique, sur laquelle il a greffé son admiration pour la phalange grecque et la légion romaine. Mais la nation armée, c’est un enfant de la révolution française, mère légitime ou illégitime de tous les nationalismes. Le Contrat social nous révèle donc l’union intime du nationalisme et de l’étatisme. Sous ce rapport, il est, avant les temps, un ouvrage national-socialiste au premier chef. Ce qui nous démontre l’influence universelle exercée par le Genevois Rousseau même sur ceux qui prétendent le répudier et réagir contre la révolution française.
On le voit, Rousseau transpose sur la nation, et sur l’organe politique de la nation : l’État, toute la liberté dont, par contrat, il dépouille les individus. Mais, pour que nation soit tout à fait libre, dans le monde, il faut que, dans l’intérieur de la nation, les individus soient tout à fait égaux. Individualisme nationaliste et socialiste à la fois : c’est le résidu même du Contrat social.
IV
Si, dans ce fourmillement d’idées contraires qui caractérise le XVIIIe siècle, nous cherchons à découvrir l’origine du socialisme, nous n’aurons plus grand-peine à nous orienter, après les travaux de MM. Adler, Bouglé, Cahen, Lichtenberger et Picard. Il ne nous reste qu’à en esquisser la synthèse :
L’idée directrice du XVIIIe siècle est celle des réformes : réforme des mœurs, de la société, des institutions, de l’État. Le but, c’est le bonheur. Le XVIIIe siècle fut eudémoniste, foncièrement. On sait, ou l’on ne sait pas, que l’eudémonisme est une théorie morale fondée sur l’idée de bonheur considéré comme le bien suprême. Mais l’eudémonisme du XVIIIe siècle n’est plus, comme celui de Platon, d’Aristote ou de Leibnitz, d’essence spiritualiste : terme de l’effort pour se rapprocher du divin. Il repose sur une conception matérialiste : c’est sur cette terre que l’homme doit s’organiser socialement pour trouver le bonheur qui consiste dans la jouissance à la fois rationnelle et naturelle de la vie. À ce point, l’eudémonisme devient de l’hédonisme, du matérialisme au moins pratique.
La « philosophie » ayant tout remis en question, il eût été singulier que la propriété eût échappé à cette révision générale des valeurs traditionnelles. De fait, la propriété fut discutée durant tout le siècle, mais d’un point de vue abstrait ou utopique beaucoup plus que d’un point de vue pratique. Rationaliste et romanesque en même temps, l’esprit du XVIIIe siècle a échafaudé des systèmes et raconté des rêves, mais il n’a point formulé de doctrines. Il n’a pas conçu un socialisme proprement dit, mais seulement des idées socialistes ; idées éparses et disparates, corollaires de ses idées sur la religion et sur le gouvernement, de son goût immodéré pour le pastoral et le primitif. Les conditions préalables manquaient pour qu’un véritable socialisme pût naître : il n’y avait pas de question ouvrière, mais simplement une question paysanne, ni de science économique vraiment constituée, sauf chez les physiocrates, et encore. Les théories du XVIIIe siècle sur la propriété ne correspondent point à un souci dominant, mais à des préoccupations, somme toute, secondaires, et surtout sentimentales. Elles n’occupent dans l’ensemble de la « philosophie » qu’une place restreinte ; ce serait fausser la perspective que de leur en donner une de premier plan.
Il n’en reste pas moins que le socialisme est en puissance dans cette philosophie. Il jaillit de multiples sources, et tous ces courants finiront par se rejoindre. À la fin du siècle, le socialisme n’attendra plus.
Quelles sont ces multiples sources ? Il en est de très différentes, de très éloignées. Le rêve pastoral à la Gessner, le mythe de l’âge d’or, la vision de bergers qui n’ont d’autres biens que leurs troupeaux. Le rêve antique, celui d’une Sparte vertueuse, austère et communiste, ou d’une cité selon Platon, encore s’agit-il d’un Platon mal compris. Le roman utopique, où l’on imagine des sociétés idéales. Le « bon sauvage » des missionnaires jésuites, le sauvage supérieur, parce que non corrompu, au civilisé. Et même la source chrétienne, les affirmations de théologiens rigoureux et absolus. Et même aussi la source féodale : le roi possesseur du sol et qui peut disposer à son gré de tout ce que détiennent ses sujets. Puis, les théories juridiques, fondées sur l’hypothèse d’un « état de nature ». Enfin, les paradoxes des frondeurs qui s’amusent à critiquer l’ordre établi.
À mesure que la « philosophie » se constitue, on voit se dégager des tendances dominantes. La première, c’est l’amour et la recherche de l’égalité qui furent peut-être plus forts, au XVIIIe siècle, que l’amour et la recherche de la liberté. La seconde, c’est la « sensibilité » qui pousse à s’attendrir sur le sort de ses semblables, et surtout des humbles, des déshérités, qui fait entrer dans la langue deux néologismes : la bienfaisance – le mot a pour auteur l’abbé de Saint-Pierre – et la philanthropie, qui donne à humain et humanité un sens nouveau, le sens d’une vertu. La troisième, c’est la morale utilitaire et laïque, dressée contre la morale chrétienne, religieuse. La quatrième, c’est l’opposition, déjà toute révolutionnaire, de nature à civilisation : on se figure que l’hypothèse purement juridique d’un « état de nature », correspond à une réalité à laquelle il faut revenir, ou de laquelle, tout au moins, il faut s’efforcer, le plus possible, de se rapprocher. La cinquième, ce sont les réformes, les discussions sur des points particuliers : le paupérisme, l’usure, le luxe, la condition des paysans, la question du blé, celle de l’argent.
À cette étape de la pensée philosophique, le socialisme, bien qu’il ne se dégage pas encore comme doctrine, ni ne rassemble autour de soi un parti, est un postulat. Il n’est pas né, mais il a ses ancêtres : un Morelly, un Mably, un Rousseau surtout, et même un Montesquieu, sans parler de cet extraordinaire abbé Mellier, le précurseur des révolutionnaires, des radicaux, des communistes. Morelly, dans son Code de la nature, établit le modèle d’une législation qui serait conforme à celle-ci ; il proclame la bonté originelle de l’homme ; il dénonce les méfaits causés par la propriété individuelle qui a corrompu l’état de nature, et, plus optimiste encore que Rousseau, il pense que l’homme, éclairé par les « lumières » sur sa vraie nature, pourra, grâce à la science et à la philosophie, retrouver le bonheur perdu. Mably, autre abbé, mais austère dans sa vie et sévère dans ses idées, par ailleurs croyant, est un antimoderne qui a la nostalgie de l’antiquité, ne jure que par Lycurgue et Platon ; il veut réformer la société bien que, dans son pessimisme, il soit persuadé que cela n’est guère possible et qu’il est trop tard ; lui aussi, voit dans l’inégalité la source de tous les maux ; lui aussi, attaque la propriété, rêve d’un retour à un communisme inspiré des anciens. Quant à Jean-Jacques, plus violent que Morelly et Mably dans ses critiques, il est moins positif quand il s’agit des remèdes ; la société, la civilisation de son temps, il les condamne sans appel ; il a, ce romanesque, plus que Mably ou Morelly, plus que tous ses contemporains, la nostalgie de la nature, de l’homme primitif, de l’âge d’or ; mais, dès qu’on lui demande comment on peut y revenir, il hésite et se montre prudent, même conservateur : n’a-t-il pas le bon sens d’un Suisse ? Néanmoins, son action sera beaucoup plus considérable et profonde, parce qu’il possède l’accent, l’éloquence, le lyrisme, le don de la formule, en un mot le génie. Ses disciples et ses successeurs iront tous plus loin que lui, car ils ne reculeront pas, comme lui, ou pas autant que lui, sur les conséquences. Enfin, voici Montesquieu, homme frivole et grave ; si son nom figure sur la liste des précurseurs, c’est uniquement parce qu’il a étudié, sans parti-pris, avec un réalisme tout à fait opposé à l’esprit d’abstraction des philosophes, les différentes formes de gouvernement, et que, sans se préoccuper d’édifier un État idéal, il a cherché par quelles vertus ces différentes formes se développent et se conservent. Il a des sympathies pour la république et la démocratie, il les conçoit sur le modèle des républiques et des démocraties antiques. La vertu de la démocratie, c’est, à ses yeux, l’amour de l’égalité ; mais, pour lui comme pour tout son siècle, l’égalité implique le partage égal des terres. Une société communiste, à la condition d’être restreinte, est donc, selon Montesquieu, possible.
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Ce qui conditionne le socialisme du XVIIIe siècle, tel qu’il faut l’entendre et que nous l’avons défini, c’est l’étatisme.
Le XVIIIe siècle avait une confiance sans limites dans le pouvoir de l’État. Il en attendait des miracles. Il l’avait substitué à la Providence à laquelle il ne croyait plus, ou plus guère. Il avait laïcisé la conception chrétienne de la monarchie absolue, telle qu’elle s’était formée dans les monarchies catholiques, à l’époque de la Contre-Réforme. Les rois n’ont au-dessus de leur trône que Dieu, dont ils sont l’image, qu’ils représentent temporellement ; ils tiennent de Dieu leurs pouvoirs absolus, mais ils en demeurent comptables devant lui qui leur fait la loi et qui se charge de leur infliger, quand il le faut, de grandes et terribles leçons. « La première partie de la politique, écrit, en 1661, Louis XIV dans ses mémoires pour le Dauphin, est celle qui nous enseigne à le bien servir. La soumission que nous avons pour lui est la plus belle leçon que nous puissions donner de celle qui nous est due ; et nous péchons contre la prudence aussi bien que contre la justice, quand nous manquons de vénération pour celui dont nous ne sommes que les lieutenants. »
Mais au XVIIIe siècle, la monarchie absolue devient l’absolutisme, ce qui est tout autre chose. Car l’absolutisme ne relève plus de Dieu, ni, à plus forte raison, de l’Église qu’il prétend asservir et transformer en une simple administration spirituelle, sous le contrôle du despote éclairé. L’absolutisme ne relève que de la raison d’État. L’État devient ainsi une fin en soi. Il ne reconnaît plus aucune autorité au-dessus de lui. Machiavel remplace Bossuet, en attendant d’être remplacé lui-même par les « philosophes ». Et voici comment :
Les « philosophes » ont accepté cette conception laïque de l’État ; bien plus, ils l’ont poussée dans leur sens, ils l’ont intégrée dans leurs systèmes. Mais leurs systèmes impliquent des réformes, toutes dirigées contre l’ancien régime, toutes inspirées par l’idée de bonheur. Leur antichristianisme les conduit à dépouiller l’État, le prince, de son caractère religieux et mystique. Naguère, la loi de Dieu, la primauté du spirituel, l’autorité de l’Église mettaient des freins et des limites à l’omnipotence de l’État incarné dans le monarque. Ces freins cèdent et ces limites tombent. L’État n’est plus qu’une institution purement humaine qui fonctionne selon la seule raison et qui s’élève comme une œuvre d’art. L’artiste est ici le prince dont la volonté est souveraine. Mais le prince doit se soumettre à la raison. C’est, on le voit, la règle classique appliquée au gouvernement des peuples. C’est aussi une idée de la Renaissance italienne : Jacob Burckhardt nous l’a magistralement expliqué. Seulement, voici la conséquence : la séparation progressive du prince et de l’État, le prince n’étant plus que le premier serviteur de l’État. Avant le XVIIIe siècle, le prince avait absorbé l’État. Maintenant, c’est l’État qui absorbe le prince. « L’État, c’est moi » : la formule reste, mais elle prend peu à peu un autre sens. L’État devient une idée générale, abstraite, un être de raison qui subsiste par soi-même et peut subsister sans le prince, si le prince ne se soumet pas aux règles de l’État, n’accepte pas de gouverner philosophiquement et selon les « lumières ». Mais gouverner philosophiquement et selon les « lumières », c’est précisément appliquer les réformes que les philosophes préconisent, c’est donc faire la révolution. Si le prince s’y refuse ou s’en montre incapable, la révolution se fera sans lui, par l’État qui n’en sera que plus absolu, plus despotique en devenant anonyme.
L’État est donc un mythe, un dieu qui n’a pas besoin de Dieu pour accomplir ce que Dieu seul pourrait accomplir : imposer le règne de la justice, de la vérité, de la liberté, de l’égalité, conduire, au besoin par la force, les hommes au bonheur. Ainsi, le XVIIIe siècle aboutit au socialisme d’État, en passant de l’absolutisme monarchique à la dictature révolutionnaire. Ne l’oublions pas : ce n’est point autrement que le XVIIIe siècle conçoit et que la révolution applique la démocratie. Le libéralisme à l’anglaise ou selon Montesquieu, n’y a point de place. Nous voyons de nos jours la démocratie, après avoir un temps traversé le libéralisme, revenir à cette origine, et la dépasser.
Il est frappant de constater que les philosophes parlent si peu du roi et si souvent de l’État, même lorsqu’ils ne conçoivent pas encore l’État sans le roi. Ce changement de langage est significatif, bien qu’ils n’en comprennent pas eux-mêmes la signification. Presque tous, ils admettent que l’État est le maître de la propriété, qu’il peut la modifier à sa guise, que la propriété dépend des lois civiles. Ils ignorent profondément les droits présociaux. Ainsi, la toute-puissance de l’État est pour eux un dogme.
Elle le redevient, sous nos yeux. Car le jour où les masses affranchies, « éclairées », comme disaient les philosophes, et comme ils entendaient qu’elles le fussent, et pourvues de tous les moyens électoraux qui leur permettront de faire sentir qu’elles sont la majorité ; le jour où ces masses organisées par le socialisme et guidées par le marxisme, arriveront au pouvoir, elles s’empareront de l’État tout-puissant, pour achever la révolution commencée au XVIIIe siècle. Cet achèvement s’accomplira en Russie.
Voilà le lien qui rattache 1789 à 1917. Il ne nous reste qu’à en suivre, l’un après l’autre, les anneaux. Car ce lien est une chaîne de fer qui va faire de l’homme libre un esclave, conduire de la liberté à la tyrannie, du libéralisme au communisme.
Il est vain, en effet, de vouloir arrêter une idée-force au milieu de sa course : elle ira jusqu’au bout. Le principe posé sort fatalement toutes ses conséquences. La seule mesure de défense est de lui opposer un principe contraire. Vérité fondamentale que, ni les libéraux, ni les radicaux, ni la première, ni la deuxième Internationale, n’ont jamais comprise. Ni certains conservateurs non plus.
CHAPITRE III
NOUS SOMMES EN RÉVOLUTION (Suite) :
DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
À LA RÉVOLUTION RUSSE,
DU SOCIALISME AU COMMUNISME.
Le XVIIIe siècle avait donc légué à la révolution française deux idées, héritées d’ailleurs de la Renaissance : l’individualisme et l’étatisme. Nous nous apercevons aujourd’hui qu’elles sont antinomiques. Mais, pour les « philosophes », pour les membres du Tiers, pour les révolutionnaires, cette antinomie n’apparaît point clairement. Au contraire, étatisme et individualisme sont, à leurs yeux, alliés contre l’ancien régime, contre tous les intermédiaires historiques ou naturels qui s’insèrent entre l’individu et l’État. L’individu et l’État, se trouvant donc gênés par les privilèges, par les coutumes et les autonomies locales, par les corporations, s’entendent pour détruire d’un commun accord ce vieil édifice. L’individu ne voit pas alors qu’il va jouer le rôle du cheval dans la fable de La Fontaine : pour se venger du cerf, le cheval prie l’homme de monter sur son dos :
L’homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos
Que le cerf ne fût pris, et n’y laissât la vie.
Mais, le cerf abattu, le cheval devait laisser sa liberté dans l’écurie de l’étatisme.
I
C’est l’histoire de la révolution française, l’histoire de toute la révolution qui touche maintenant à son point extrême. On ne comprendrait rien aux évènements qui vont de 1789 au Dix-Huit Brumaire, si l’on n’avait sans cesse devant soi ces deux termes : individualisme, étatisme.
Et d’abord, la révolution française est bien une explosion d’individualisme. Il suffit de relire la Déclaration des droits pour s’en convaincre. Mais prenons le régime du travail durant la révolution. Ce régime est rigoureusement individualiste, à un tel point que les ouvriers et les patrons eux-mêmes protestèrent. La loi du 14 juin 1791 supprime, non seulement le système corporatif, mais encore la liberté d’association. « Il ne doit pas être permis, dit Le Chapelier, rapporteur à la Constituante, aux citoyens de certaines professions, de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs : il n’y a que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. » On ne saurait mieux exprimer l’alliance temporaire, contre l’ancien régime, de l’individualisme et de l’étatisme, ni leur antinomie profonde.
Accomplie pour assurer la propriété au plus grand nombre possible de citoyens « la révolution, comme dit M. René Gonnard, devait laisser celle-ci plus fortement constituée que sous l’époque romaine ».
Cependant, la révolution a consacré la toute-puissance de l’État sur la propriété elle-même, son droit d’intervention dans toute la vie économique et jusque dans la vie privée des citoyens. On peut répondre que des interventions de ce genre se sont produites fréquemment sous l’ancien régime. Mais la différence est ici dans le droit, dans la philosophie qui les légitiment. Le droit féodal procède d’une philosophie chrétienne ; droit d’un prince, omnipotent certes, mais considéré comme un père de famille et un représentant de Dieu. En revanche, le droit moderne, procédant de la raison abstraite et d’une philosophie matérialiste, impose la tyrannie de l’intérêt général et d’un État anonyme contre lequel il n’y a aucun recours possible, parce qu’il n’y a plus rien au-dessus de lui que la volonté changeante de majorités temporaires, souvent factices. La terrible laïcité s’est introduite dans la vie publique.
Il est facile de voir que, dans ces conditions, ni l’individu, ni la propriété ne seront à l’abri de l’interventionnisme. La propriété peut être maintenue et même étendue : il n’en demeure pas moins qu’elle ne repose plus sur les principes qui l’assuraient, sur les droits présociaux. Ce qui la maintiendra encore, ce sera le droit civil, c’est-à-dire un droit qui dépend de l’État, que l’État peut modifier à son gré. Au fond de ce droit civil, nous ne trouvons guère que la force. La dépossession a commencé, il faudra bien qu’elle continue. On a dépossédé la noblesse de ses privilèges qu’elle considérait comme une propriété légitime ; on a confisqué les biens du clergé, autre forme violente d’expropriation : on a donc dépossédé les deux classes supérieures au profit de classes inférieures. Ces classes inférieures sont la bourgeoisie et la paysannerie. Tant qu’elles seront assez fortes pour tenir en mains le gouvernement et pour imposer leur droit civil, la propriété semblera demeurer intangible et même accrue. Mais ce ne sera qu’une apparence. Sous la bourgeoisie se découvrent la petite bourgeoisie, les classes moyennes, l’artisanat ; plus bas encore, sous la paysannerie et l’artisanat, le prolétariat ouvrier, qu’il s’agisse de l’ouvrier agricole ou de l’ouvrier des villes : à leur tour, ces classes revendiqueront la propriété au détriment des classes qui sont au-dessus d’elle et qui l’ont revendiquée contre l’aristocratie des privilégiés. Or, plus se trouvent nombreux ceux-là qui sont en appétit de propriété, plus celle-ci tend à se morceler quant à l’étendue, à s’amincir quant à la profondeur, jusqu’à devenir inconsistante et fictive. Et plus la propriété va s’exténuant, plus l’État tend à se substituer lui-même au propriétaire, à devenir lui-même le grand, l’unique propriétaire. Et le communisme est au bout.
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Tel est l’inévitable processus à la fin duquel nous assistons de nos jours. On assistait à son début durant la révolution française. Les historiens ne sont pas d’accord sur le caractère social de cette dernière : jusques à quel degré est-elle socialiste ? Le problème n’est pas très facile à résoudre. On peut, je crois, répondre ainsi :
La révolution française fut, pour commencer, bourgeoise et libérale. Avec les jacobins, elle tomba entre les mains des petits bourgeois dont le fanatisme est nourri de formules ; elle s’arrête dans son évolution qui la conduisait tout droit au communisme. Dès lors, soutenue par la peur de la dictature conventionnelle et par celle de la réaction, elle se maintient dans un état d’équilibre instable, oscillant entre la droite et la gauche, jusqu’au jour où la dictature de l’homme fort, du militaire heureux, s’imposera.
Ce qui empêche la révolution d’aller jusqu’au bout de sa logique, c’est-à-dire jusqu’au communisme, ce fut d’abord la forte base de petits propriétaires paysans sur quoi elle reposait ; ce fut ensuite la bourgeoisie qui, tout de même, la gouvernait ; ce fut enfin une élite d’administrateurs et de juristes probes, consciencieux, patriotes, qui travaillaient sans bruit, durant les troubles les plus violents, à légaliser la République, à en réparer ou arrêter les excès, et à sauver la France. Lorsque celle-ci se trouvera devant l’abîme de la faillite et la nécessité de conduire plus énergiquement la guerre contre l’Europe coalisée, ces possédants et ces travailleurs feront appel à la dictature et n’hésiteront point à la « stabiliser » en monarchie impériale, quittes à la laisser choir, lorsqu’à son tour Napoléon aura conduit son pays à la ruine économique et à l’invasion étrangère. L’empereur, en effet, absorbé de plus en plus par ses campagnes, et presque toujours loin de Paris, dut abandonner la politique intérieure à ces mêmes hommes, à ces jacobins et à ces bourgeois qui l’avaient porté au pouvoir. Il aurait bien voulu se débarrasser d’eux ; il n’y parvint jamais. Ce furent eux, au contraire, qui se débarrassèrent de lui, quand il fallut se résigner à la restauration bourbonienne pour obtenir une paix honorable. Mais ils n’acceptèrent Louis XVIII que sous garanties : il ne serait point touché aux « biens nationaux », ni à l’organisation administrative de la République, ni à leurs places où le roi fut assez prudent pour les laisser. En somme, ils ne demandaient à celui-ci qu’une chose : le maintien de la révolution bourgeoise et paysanne, et contre la révolution socialiste, et contre l’ancien régime. Mais, lorsque Charles X fit mine de revenir en arrière, vers l’ancien régime, ils le contraignirent, lui aussi, à s’en aller et ils surent employer pour cela cette même révolution socialiste, ce même prolétariat dont ils avaient, au fond, si peur. La monarchie de juillet fut pour la bourgeoisie française le terme de sa révolution.
Si nous venons d’anticiper, c’est pour bien marquer la marche et l’arrêt de cette dernière, son caractère essentiellement paysan et bourgeois, c’est-à-dire, en fin de compte, libéral plus que démocratique, et conservateur plus que socialiste. La révolution, provoquée par la bourgeoisie, fut donc confisquée par elle.
Confisquée par la bourgeoisie, la révolution apparaît plus politique, à distance, que sociale. Elle se manifeste, en effet, de 1789 à 1871, comme d’incessants changements de régimes dont aucun ne porte atteinte au principe de la propriété bourgeoise et paysanne, dont chacun, au contraire, a pour but de la maintenir et de la fortifier. Mais dès 1789, le socialisme n’en est pas moins là.
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Durant la révolution française, le socialisme est une aspiration qui cherche à se faire jour, arrive parfois à s’exprimer et à montrer sa force, mais pas encore à s’imposer, car les masses prolétariennes ne sont, ni assez « conscientes », ni assez « organisées » pour prendre le pouvoir. Le machinisme et la grande industrie n’en sont qu’à leurs débuts ; les sciences économiques et sociales ne sont point assez avancées pour fournir à ce socialisme naissant une doctrine : elles restent, dans leur ensemble, physiocratiques ou mercantilistes, surtout libérales, c’est-à-dire influencées par l’économie bourgeoise et paysanne. Lorsqu’on parle du peuple, on voit surtout le paysan et l’artisan, le petit bourgeois. Le socialisme de la révolution n’est guère qu’un socialisme de classes moyennes. Les troubles et l’anarchie favorisent les spéculateurs, les nouveaux riches, ceux qui seront demain les gros paysans et les grands bourgeois.
Les masses prolétariennes sont alors un instrument dont la bourgeoisie et les classes moyennes se servent, et dont elles sauront se servir en 1830 et 1848, quittes à le mettre au rancart, ou même à le briser, quand il devient dangereux. Pourtant, il se forme, dès 1792, une tendance extrémiste dont les revendications, toutes dirigées contre la propriété, ont déjà un caractère socialiste, voire communiste, très accentué. Sous la Terreur, la Montagne, qui est jacobine – autrement dit radicale-socialiste – est manœuvrée par les Enragés, qui sont communistes. Leur thèse est que la révolution politique doit aboutir à une révolution sociale, et que l’égalité politique doit conduire à l’égalité des biens. Dans les villes, la misère croissante du peuple leur fait écho. Les jacobins les répriment, mais ils subissent leur influence, surtout Hébert et son groupe. Guerre aux accapareurs ! guerre aux riches ! Dès le mois d’août 1793, on entre à toute vitesse dans la voie de la socialisation, de l’« économie dirigée ». La chute de Robespierre devait arrêter net cette course au communisme. Mais le principe de la propriété n’en restera pas moins fortement atteint. La constitution de 1793, qui ne devait jamais entrer en vigueur, portait cet article équivoque : « La propriété est le droit de tout citoyen à la jouissance des biens que la loi lui assure. » La dictature de Robespierre avait proclamé l’égalité politique et l’avait posée à l’extrême limite, là où devrait commencer logiquement l’égalité sociale. Ce fut la dictature des petits bourgeois.
Mais l’esprit petit bourgeois, qui est égalitaire avec passion, s’attache avec la même passion à la petite propriété. S’il s’attaque, par les moyens étatistes, à la grande ; s’il est interventionniste, partisan de lois qui limitent les biens fonciers, l’héritage, les réserves ; s’il cherche donc une égalité relative dans la propriété, il défend âprement celle-ci, telle qu’il la conçoit : restreinte et diffuse. Les jacobins ne vont d’ailleurs, en ce domaine, pas plus loin, et même moins loin que les girondins, ces théoriciens disciples de Rousseau. Saint-Just est le plus socialiste d’entre eux, mais à la manière antique. Ce qu’il rêve, c’est de transformer la France en une vaste Sparte, peuplée de laboureurs et de soldats, chacun ne possédant pas plus qu’il n’est nécessaire pour élever ses nombreux enfants, avec le secours imposé de la République.
La seconde tentative de pousser la révolution française jusqu’au communisme, fut celle de Babeuf, de Buonarotti, ce descendant de Michel-Ange, et de leurs adeptes, les Égaux, dont la devise était : l’égalité ou la mort. Les Égaux, que le Directoire s’empressa d’envoyer à la guillotine, sont des socialistes beaucoup plus conscients et beaucoup mieux organisés que les hébertistes ou les Enragés. Ils ont constaté l’accaparement de la révolution par la bourgeoisie à laquelle ils veulent opposer la dictature du prolétariat. Buonarotti, qui devait échapper à l’échafaud, et qui mourut à Paris en 1837, exercera une réelle influence sur le socialisme de 1830 et celui de 1848.
II
La naissance du socialisme que la révolution française portait dans ses flancs, pour m’exprimer en style classique, ne pouvait se faire sans la grande industrie et le machinisme.
Le machinisme et la grande industrie provoquent, en effet, une révolution économique et sociale dans le pays où ils apparaissent avant tous les autres : l’Angleterre.
Jusqu’au XVIIe siècle, l’Angleterre est agricole. Ses deux principales ressources demeurent les céréales et le mouton. Cet innocent animal, que Thorold Rogers appelle, avec une éloquence comique, « la pierre angulaire de l’agriculture anglaise », allait être la cause du grand développement manufacturier, et celui-ci, à son tour, constituer le premier prolétariat ouvrier, combien opprimé, combien misérable ! L’industrie métallurgique suit, puis celle des cotonnades et des toiles peintes. Sous le règne d’Élisabeth, commence brusquement l’essor maritime et colonial, entraînant celui de la banque. L’Angleterre profite de la décadence hollandaise, devient la grande concurrente de la France qu’elle finira par vaincre sur mer et dans les colonies. Dès le XVIIIe siècle, la suprématie économique est assurée à l’Angleterre.
Car le commerce et l’industrie commandent et dirigent toute la politique anglaise. L’hégémonie qu’elle entend exercer est une hégémonie économique. Elle ne fait la guerre, elle n’organise sa marine et ses institutions que pour cette raison : produire des marchandises, les vendre, les exporter, trouver des débouchés, se les assurer, et pour cela garder la maîtrise des mers. Il est naturel que la classe dirigeante soit, en Angleterre, celle des commerçants, des manufacturiers, des industriels et des banquiers, c’est-à-dire la bourgeoisie, la grande bourgeoisie. L’Angleterre, avant la France, fera sa révolution bourgeoise ; elle la fera en deux étapes : en 1642, avec Cromwell et la république ; en 1688, avec Guillaume d’Orange, à qui succéderont les Hanovre, et la monarchie constitutionnelle. Car cette rude lutte que l’Angleterre entreprend pour la « prosperity », suppose à la fois des institutions garantissant les libertés individuelles, et un chef héréditaire, assurant la conduite de la guerre et l’unité nationale. Voilà pourquoi, tout en conservant et renforçant les libertés républicaines, l’Angleterre ne s’est point attardée à la république, source de divisions et de luttes, mais est revenue à la monarchie, en passant par la dictature du Protecteur.
Le développement des manufactures et des industries postulait des moyens de plus en plus perfectionnés pour accélérer et accroître la production : ce fut le machinisme, qui apparaît dès 1760 environ. Les premiers inventeurs ne furent point des savants, mais des gens de métier qui, comme le dit M. Mantoux, dans son gros ouvrage sur la révolution industrielle en Angleterre, « mis en présence d’un problème pratique, employaient à le résoudre leur intelligence naturelle et leur connaissance approfondie des habitudes et des besoins de l’industrie ». Les savants ne vinrent qu’ensuite.
Mais le machinisme, parce qu’il favorisait les grandes entreprises industrielles, allait provoquer l’accroissement subit de la classe ouvrière et celui de la population tout entière. En 1690, Gregory King estime la population de l’Angleterre à cinq millions et demi d’habitants, dont un million et demi à peu près appartiennent à la classe des commerçants et des artisans, la majorité demeurant paysanne. Mais en 1801, l’Angleterre, avec le pays de Galles, monte à 8.873.000 habitants, et ce chiffre démontre qu’en un siècle la population a augmenté de 60 %. Et voici le second effet : l’exode des campagnards vers les villes et les régions industrielles. Village au début du XVIIIe siècle, Manchester, centre du coton, a cinquante mille habitants en 1790, quatre-vingt-quinze mille en 1801. Vers 1760, Oldham a trois ou quatre cents habitants ; en 1801, vingt mille. De 1740 à 1801, Birmingham, ville du fer, passe de vingt-cinq à soixante-treize mille. Le comté de Lancaster compte, en 1700, entre vingt et quarante habitants au kilomètre carré, en 1750, de soixante à quatre-vingts, en 1801, de cent à cent cinquante. Durant le XVIIIe, en revanche, des villes et des villages se dépeuplent, deviennent des « bourgs pourris ».
La machine et l’industrie posent donc, dès le XVIIe siècle, en Angleterre, la question sociale. Il n’est donc pas étonnant que les théories socialistes commencent de s’y formuler plus tôt qu’en France, et surtout d’une manière pressante et concrète.
D’abord, une crise agricole, déjà très ancienne puisqu’elle a pour cause la politique agraire des grands seigneurs qui avaient, après la Réforme, pris la place des propriétaires ecclésiastiques et pesaient durement sur leurs nouveaux sujets, sans rien faire pour améliorer leur sort, ni développer la culture du sol. C’est alors que la classe des yeomen, cette classe de francs tenanciers et de petits propriétaires ruraux, la force de l’Angleterre médiévale, commence de décliner ; c’est alors qu’on voit les fils de ces yeomen abandonner les campagnes pour devenir ouvriers dans les manufactures où on les traite avec une extrême dureté.
Après la crise agricole, celle de l’artisanat. En effet jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’industrie anglaise est organisée sous cette ancienne forme. Elle n’est pas concentrée ; les foyers de production demeurent encore multiples, dispersés ; les artisans travaillent avec un petit nombre de salariés et un outillage très simple. C’est toujours le système de la corporation médiévale, avec ses coutumes immuables et ses règlements étroits. Il s’y superpose un protectionnisme féroce : il est interdit, sous des peines allant jusqu’à la mort, d’exporter de la laine et même des moutons, interdit de tondre ceux-ci à moins de cinq milles des côtes, et tout défunt doit être enseveli dans un linceul de laine. Les ouvriers des manufactures sont soumis à de longues journées de travail, ils n’ont que des salaires très bas et le chômage est fréquent. L’industrie manufacturière dépend étroitement du commerce, et l’extension de celui-ci entraîne le développement de celle-là.
L’apparition du machinisme devait, dans ces conditions, provoquer une crise qui allait être une véritable révolution. Désormais, ce n’est plus le commerce qui entraîne l’industrie, mais la technique, c’est-à-dire les instruments de production. Grâce à la machine, il est possible de produire davantage et mieux avec moins d’ouvriers. La première réaction de ceux-ci fut de partir en croisade contre ces machines qui augmentaient leur misère. La destruction de machines par les ouvriers, bien qu’elle fût punie de mort dès 1769, provoqua de véritables mouvements révolutionnaires : c’est ce qu’on appelle le luddisme, qui fut particulièrement fort de 1811 à 1812, et s’accompagna de revendications économiques et politiques. Le luddisme se ranima en 1813, aux cris : « Du pain ou du sang ! » En 1819, à Manchester, et en 1820, à Londres, il y eut en effet du sang versé. Il fallut longtemps avant que les ouvriers s’habituassent à la machine et comprissent qu’ils pouvaient fonder leur socialisme sur elle. Au début, la machine, qui révolutionnait ainsi les conditions du travail et celles de la production, en ruinant de fond en comble le système traditionnel des manufactures, affaiblissait économiquement la classe ouvrière ; mais l’essor qu’elle imprima à l’industrie, eut comme résultat d’accroître le nombre des fabriques et par conséquent celui des ouvriers eux-mêmes. En prenant conscience de leur nombre, les ouvriers prenaient du même coup conscience de leur classe, de leur solidarité, de leur force, tendaient à s’organiser pour tenir tête au gouvernement et aux patrons, réclamer le suffrage universel, une législation sociale. En même temps, le machinisme avait une autre conséquence : le capitalisme. Le capitalisme, c’était la formation ou plutôt le renforcement de la classe bourgeoise qui, par ses fabricants, ses commerçants et ses banquiers, détenaient la grande richesse et gouvernaient en fait le pays. Le contraste, plus frappant en Angleterre qu’ailleurs, entre la classe bourgeoise et la classe ouvrière, conduisait tout droit à la lutte des classes.
Nous voyons donc se constituer, en Angleterre, simultanément deux doctrines : le libéralisme et le socialisme. C’est en Angleterre surtout que l’on peut constater leur origine commune : la révolution industrielle. L’économie politique anglaise, qui s’élabore avec Adam Smith, Malthus et Ricardo, évolue nettement du mercantilisme à l’industrialisme. Mais cette doctrine, fondée sur la liberté individuelle et sur le libre-échange, pose des problèmes dont la doctrine socialiste va s’emparer : le travail comme source principale de la richesse, la population, l’antagonisme des classes, les salaires, la plus-value, l’accumulation. À cette école libérale répond l’école socialiste. L’hypothèse communiste, déjà posée par Thomas More dans son Utopie, en 1516 – mais ce n’est qu’une idée littéraire et une vision d’humaniste – s’affirme avec Robert Wallace et William Goldwin, tandis que Charles Hall formule la théorie de la lutte des classes. Le socialisme, au sens moderne du terme, commence en Angleterre avec Robert Owen et ses disciples.
III
Ce qui formera le fleuve socialiste, sera donc la jonction du courant français et du courant anglais. Le courant français apportera les théories, les idées maîtresses, les mythes conçus par les « philosophes » du XVIIIe siècle, et l’impulsion donnée par la révolution française qu’il s’agira de reprendre et d’achever. Le courant anglais, en fait de doctrine, n’apportera au fond rien de spécifiquement socialiste, rien de nouveau, mais il apportera les théories mercantilistes et libérales dont l’influence sur le socialisme ne laissera pas d’être très forte. L’existence du libéralisme économique était une condition nécessaire à la formation d’une doctrine socialiste. Le socialisme avait besoin d’une base scientifique : la philosophie française du XVIIIe siècle ne la lui fournissait pas, ou du moins pas assez ; à part les physiocrates, qui sont incomplets et construisent d’ailleurs tous leurs systèmes sur la prédominance de l’agriculture, sur le retour à la terre, il n’y a point alors en France d’économie politique véritablement constituée. Or, celle-ci se constitue, en Grande-Bretagne, sur la base de l’industrialisme. Contre elle, mais à son exemple, en lui empruntant ses méthodes et ses résultats, le socialisme s’arme scientifiquement. Il ne faut pas oublier tout ce que Karl Marx doit à Smith, à Ricardo, à l’école de Manchester. Enfin, le courant anglais apportait les faits : la grande industrie, le capitalisme, le prolétariat, la misère sociale. On pouvait en déduire que cette misère était le résultat d’un état économique, résultat lui-même d’un autre état, celui du travail et de la propriété.
Le socialisme, au cours du XIXe siècle, va parcourir deux étapes. La première, sera l’étape romantique, jusque vers 1848, ou, si l’on veut, jusqu’à l’apparition de Karl Marx. La seconde, l’étape du matérialisme scientifique. Elle s’ouvre avec Marx et nous mène jusqu’à la révolution russe. On peut ainsi appeler la première étape, « l’étape française », parce que c’est alors la France qui fournit les maîtres : Saint-Simon, Fourier, Louis Blanc, Proudhon ; et la seconde étape, « l’étape allemande », parce que la direction de la pensée socialiste passe aux Allemands : Marx, Engels, Bebel.
Exacte dans ses grandes lignes, cette division n’apparaît plus si nette dès que l’on observe les détails. Il y a déjà dans le socialisme français de 1848 et d’avant 1848, des efforts pour se constituer scientifiquement, et des tendances au matérialisme. D’autre part, malgré son apparente rigueur scientifique et son matérialisme de principe, le socialisme allemand reste mystique ; il est tout imprégné de messianisme judaïque. Nous voyons ainsi qu’à ses deux moments principaux, le socialisme ne laisse pas de subir l’influence de l’atmosphère européenne. Or, jusqu’en 1848, pour fixer une date, l’atmosphère est romantique ; depuis 1848, elle est celle de la science expérimentale et positive, ou plutôt celle du scientisme.
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Durant la période romantique, c’est donc en France qu’apparaissent les principaux théoriciens du socialisme : Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, Auguste Blanqui, Louis Blanc, Vidal, enfin Proudhon.
Si nous essayons de caractériser ce socialisme français et romantique, nous distinguons les traits suivants :
L’idée centrale, c’est toujours que la révolution française est demeurée inachevée, que le moment est venu de la reprendre et de l’amener à sa conclusion logique : l’organisation communiste, ou du moins collectiviste, de la société. C’est reconnaître que le socialisme romantique se rattache étroitement au socialisme du XVIIIe siècle. L’égalité le hante, en effet, et, tout comme le socialisme du XVIIIe siècle, il obéit à des sentiments humanitaires et philanthropiques. Ce qui le choque, c’est le spectacle de l’inégalité sociale, richesse des bourgeois et misère des ouvriers. Mais il a le cœur large : il n’exclut personne de la cité future, pas même les bourgeois, pas même les capitalistes. Il tient encore du XVIIIe siècle – mais c’est peut-être un caractère bien français, – une plus ou moins forte dose d’individualisme : ne retrouvera-t-on pas d’ailleurs de cet individualisme jusque dans un Jaurès ? C’est l’affranchissement, c’est le bonheur de l’individu qu’il cherche à établir par les moyens socialistes et communistes. Il ne songe pas, comme les marxistes, ou comme les hégéliens, à écraser l’individu sous le poids d’une dictature impitoyable, sous le poids de la classe ou de l’État. En somme, on pourrait appeler tous ces théoriciens, de Saint-Simon jusqu’à Proudhon, des « philosophes sociaux ». Ils continuent la lignée des utopistes, ce qui d’ailleurs nous fait remonter bien au-delà du XVIIIe siècle. Comme les « philosophes », ils sont antichrétiens et croient à la perfectibilité, au bonheur.
En quoi ce socialisme est-il romantique ? Il l’est d’abord dans la mesure où le romantisme lui-même ne fait que prolonger et développer les tendances du XVIIIe siècle, le goût de celui-ci pour le romanesque, son esprit individualiste et humanitaire à la fois, sa sensibilité sociale. Le socialisme romantique se révèle ainsi le fils de Rousseau ; il possède, en effet, l’affectivité maladive de son père, son utopisme, sa passion égalitaire, sa croyance à la bonté originelle de l’homme et au contrat social. Ce qu’il me semble révélé cependant de spécifique, c’est son inquiétude qui prend une forme sociale au lieu de prendre une forme individuelle. On retrouve également le « mal du siècle » en ce malaise provoqué par une révolution inachevée, cristallisée momentanément dans son état bourgeois, mais qui va reprendre et continuer sa marche.
Le socialisme de 1830 et de 1848 est encore romantique par son mysticisme. Celui-ci est de même nature que le mysticisme libéral et démocratique d’un Lamartine ou d’un Victor Hugo, mais avec un coefficient plus fort de messianisme. Ce messianisme, à son tour, illustre un caractère général du romantisme : la diffusion du sentiment religieux hors d’une religion positive à laquelle on ne veut plus croire, et sa transfusion dans des idoles verbales. Enfin, la passion du bonheur universel est un lyrisme qui s’introduit dans une idée abstraite du XVIIIe siècle, et qui transforme un rêve pastoral en celui d’une cité future organisée pour la production.
En effet, il ne faudrait point s’y méprendre dans ce socialisme romantique, nous voyons entrer déjà les éléments essentiels qui constitueront plus tard la doctrine marxiste. Ce qui l’impressionne, c’est le spectacle de la grande industrie et de la société capitaliste. Celui de la société capitaliste le conduit à l’idée d’accaparer au profit des travailleurs les moyens de production, afin de donner à chacun la part qui lui revient selon ses œuvres, c’est-à-dire selon le résultat de son travail : ici, une fois de plus, se retrouve la parenté qui unit le socialisme à l’individualisme, tous deux ligués contre la famille, la corporation, contre ce que nous appelions les amortisseurs entre l’individu et l’État. On voit d’ailleurs déjà poindre l’étatisme, même chez ceux qui voudraient rendre l’existence de l’État inutile, au moins sous sa forme politique. Ce qui est encore « prémarxiste », c’est qu’il ne s’agit plus de réagir contre la machine, mais de s’en servir, c’est qu’il faut accepter l’industrialisme et en faire le plus puissant moyen de collectivisation. Car la raison d’être de la société, c’est la production. Celle-ci doit demeurer entièrement dans les mains des producteurs. Donc, l’arracher aux exploiteurs, aux capitalistes, aux rentiers, aux oisifs, à la classe possédante, qui est la classe bourgeoise : d’où la lutte des classes. Enfin, autre trait marxiste, déjà le socialisme romantique s’efforce à devenir scientifique, bien qu’il n’y parvienne pas : en réalité, il tend à devenir matérialiste.
Le marxisme et le socialisme scientifique se montreront fort ingrats à l’égard du socialisme romantique. Ils le méprisent et ils le rejettent. Comme ils sont allemands, c’est peut-être une attitude anti-française, au moins dans leur subconscient. En réalité, ils n’existeraient pas sans lui. Il est leur précurseur, leur préparateur. Ils lui doivent au moins les germes de leurs grandes théories. Il les anime de son esprit : marxisme et socialisme scientifiques demeureront, malgré eux et malgré leurs efforts, ce que fut le socialisme romantique, ce que fut, avant lui, le socialisme du XVIIIe siècle : une religion.
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Le socialisme français, de Saint-Simon à Proudhon, n’arrive guère à prendre contact avec les masses. Il ne forme pas une école, un parti. Ses théoriciens sont des isolés qui rêvent et travaillent chacun pour soi, et très souvent se contredisent. Autour d’eux, il n’y a que des cénacles, des chapelles. Les bourgeois ou les petits bourgeois tiennent toujours les leviers de commande, et se servent du prolétariat, toujours prêt à la révolution, comme d’une armée de réserve qu’ils font descendre dans la rue. C’est avec l’appui du prolétariat qu’ils mettront fin à la Restauration ; avec son appui qu’ils installeront Louis-Philippe sur un trône sans fleurs de lys ; avec son appui qu’ils renverseront ce dernier quand il leur aura déplu, et proclameront la deuxième République. Grâce à cette tactique, bourgeois et petits bourgeois arrivent ainsi à leurs fins : ils arrêtent un retour offensif de l’ancien régime, ils instaurent un régime de classe dont la garde nationale est la milice, ils obtiennent l’extension du suffrage universel, poussent le libéralisme jusqu’à la démocratie. Mais ils jouent un jeu dangereux, car, en se servant des masses ouvrières, ils leur donnent conscience de leur force et ils les dressent à la Révolution comme on dresse les soldats à la guerre par le moyen des grandes manœuvres, ils leur apprennent enfin à s’organiser. Partout d’ailleurs, au cours du XIXe siècle, la bourgeoisie libérale et la petite bourgeoisie démocratique ont fait elles-mêmes l’éducation politique et révolutionnaire du prolétariat. Elles ont donc beaucoup plus agi sur les masses que les théoriciens romantiques. Aussi bien les masses ne sont-elles pas romantiques : elles sont résolument pratiques et matérialistes ; ce qu’elles veulent, c’est le pouvoir et, en attendant, des réformes sociales. Des formules idéalistes arriveront à les ébranler ; mais, pour les organiser, il faudra une doctrine solidement fondée sur la vie économique, sur des données statistiques, et correspondant à des besoins pressants : le marxisme. Car les masses sont beaucoup plus accessibles au prestige des chiffres et de la science, ou d’une pseudo-science, qu’à celui de l’éloquence sentimentale et lyrique. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à écouter aujourd’hui, si l’on possède la « radio » chez soi, le poste de Moscou faire sa propagande pour le plan quinquennal.
IV
Cependant, le romantisme devait favoriser d’une autre manière le socialisme et la révolution : par la politique des nationalités.
Cette politique des nationalités a sa source radioactive dans la révolution française. Celle-ci prétendait libérer les peuples de la féodalité qui les opprimait encore. Déjà, au XVIIIe siècle, l’influence de la « philosophie » et celle de Rousseau avaient préparé le terrain au réveil des nationalités, en éveillant la conscience nationale et linguistique des peuples étrangers, en répandant l’esprit d’affranchissement jusque très loin hors de France, dans les élites intellectuelles et sociales, dans les générations nouvelles. Cette double action de la philosophie et de Rousseau a certainement contribué, au XVIIIe siècle, à ranimer le patriotisme italien et à lui donner une voix. Tout le monde sait ce que leur doit, en Allemagne, le mouvement du « Sturm und Drang », ou, en Suisse, le mouvement de l’helvétisme. On constate des réactions analogues dans les pays soumis aux Habsbourg, lorsque Joseph II se mit à centraliser l’administration de ses États, et voulut imposer à ses sujets allogènes l’allemand comme langue officielle. Ces réactions, il est vrai, s’opérèrent d’abord dans un sens conservateur et traditionaliste, mais l’esprit révolutionnaire y trouvera bientôt son compte.
Fatalité de la révolution française : celle-ci devait se retourner sans cesse contre la France. Car les Français de la révolution, à plus forte raison de l’empire, c’était, pour les Italiens, les Allemands, les Espagnols, et même les Suisses, et même les Belges, des étrangers et des dominateurs. Ils émancipaient les peuples, mais ils les soumettaient durement à leur hégémonie. Les peuples acceptaient, au début, l’émancipation avec enthousiasme, puis ils rejetaient l’hégémonie et n’avaient plus qu’un désir : se débarrasser des Français. Car la révolution était impérialiste et dictatoriale, comme toute révolution d’ailleurs. De là ce grand malentendu qui subsiste encore aujourd’hui entre la France et les autres peuples, la raison pourquoi les Français parlent si souvent de l’ingratitude que les autres peuples leur témoignent.
Dès la révolution française et dans la révolution française, nous diagnostiquons ce mélange détonant de nationalisme et d’internationalisme, et nous constatons que les deux termes de cette antinomie ont la même origine. La révolution est, en effet, latine, classique. Elle recommence l’empire romain. Elle abat la royauté, instaure la république, entreprend la conquête de l’Europe pour y imposer ses lois, ses « droits de l’homme et du citoyen », son système administratif ; elle adopte juridiquement les barbares et les reçoit dans sa romanitas ; elle refait l’Europe à la française ; elle se lance dans la lutte contre Carthage-Angleterre, et finalement se donne un César Auguste. Qu’elle ait eu conscience de ces similitudes, le mouvement du retour à l’antique dans les lettres et les arts, l’éloquence des jacobins, leur « âpreté romaine », les gestes de Napoléon, le décor même de son règne, tout cela le démontre.
Mais, contre la raison unificatrice qui inspire la révolution classique, se dresse maintenant le sentiment particulariste qui va inspirer la révolution romantique. Celle-là engendre celle-ci, celle-ci se retourne contre celle-là. La fille renie et chasse la mère. Au nom de la raison, au nom des droits de l’homme, la révolution classique s’arme pour émanciper de l’ancien régime les peuples, mais le sentiment national des peuples s’oppose de toute sa force à l’unification classique. L’homme en soi de la Déclaration n’est qu’un être abstrait, et les peuples, concrets et divers, ne s’y reconnaissent point. Joseph de Maistre déclare qu’il a rencontré des Russes, des Portugais, des Italiens, des Allemands, jamais l’homme en soi. Il s’est d’ailleurs trompé, car l’homme en soi, c’est le Français, ou du moins un certain Français : celui des classiques, devenu celui des jacobins. Or, c’est là précisément toute la différence qui sépare la conception classique de l’homme de la conception romantique. Nous constatons de nouveau que le classique cherche le semblable, l’universel, cependant que le romantique cherche avant tout le différent, le particulier. Ainsi, l’on voit mieux comment la révolution française a dégagé l’individualisme racial ou linguistique des peuples, comment elle a conduit à la politique des nationalités qui sera celle du romantisme.
La politique des nationalités nous apparaît alors comme la forme romantique de la révolution. Celle-ci se continua en deux étapes. La première fut dirigée contre la France, et pour cela les peuples n’hésitèrent point à recourir à leurs vieilles dynasties ou à leurs vieilles aristocraties que les Français avaient chassées ou diminuées. Le résultat fut la Restauration en France même et la Sainte-Alliance en Europe. Mais, ni la Restauration en France, ni la Sainte-Alliance en Europe, n’avaient aboli les effets de la révolution française. Si les peuples n’avaient pas oublié l’hégémonie révolutionnaire ou jacobine, ils n’avaient pas oublié non plus l’égalité, le Code civil, l’abolition des privilèges, les républiques éphémères. Le sentiment de la nationalité, de l’indépendance, une fois réveillé en eux, ne se rendormira plus. Quand ils n’auront plus rien à craindre de la France, ils reprendront la révolution française pour eux, dans leur sens, contre leurs rois restaurés ou leurs aristocraties réintégrées. S’ils sont des Italiens ou des Allemands, ils chercheront à s’unifier dans les vastes limites de leur langue et de leur race. S’ils sont des Slaves ou des Hongrois, ou d’autres allogènes, ils travailleront à rompre les lourdes unifications impériales qui les compriment. Nous aurons ainsi toute la série d’insurrections et de révolutions qui s’échelonnent entre 1820 et 1848, et qui, elles aussi, préparent la guerre européenne de 1914, durant laquelle la France reprendra son rôle d’émancipatrice, quitte à voir, une fois de plus, les émancipés se retourner contre elle.
Mais ce que nous avons à constater dans ces insurrections nationales, c’est l’appui qu’elles reçoivent du socialisme romantique. Il les appuie donc, et il les guide. Rappelons ici le rôle des carbonari italiens et des insurgés polonais dans les révolutions de 1830 et de 1848, rappelons la Jeune Europe. Socialisme et démocratie, nationalisme et internationalisme se donnent la main. La première internationale des peuples est, au fond, une « internationale nationaliste », et les revendications politiques ouvrent la route aux revendications sociales. D’un pays à l’autre, les révolutions s’enchaînent, obéissent aux mêmes mots d’ordre, souvent même aux mêmes chefs, Il se forme alors un état-major d’intellectuels, de conspirateurs et de proscrits. L’idéal humanitaire se lève au-dessus de l’idéal patriotique, l’affranchissement des peuples précède celui des prolétaires. Le mot peuple lui-même change de sens, ne signifie plus l’ensemble des habitants dans un pays déterminé, et voici la définition de Louis Blanc, en 1841 : « J’entends par bourgeoisie l’ensemble des citoyens qui possèdent les instruments de production ou capital, qui travaillent avec leurs propres outils et ne dépendent pas d’autrui. Le peuple est l’ensemble des citoyens qui ne possèdent aucun capital et dont l’existence dépend entièrement d’autrui. » Peuple est donc synonyme de prolétariat, comme le déclarait déjà, le 3 février 1831, une pétition d’ouvriers à la Chambre des Députés. Et le communisme remontre sa tête qui devait tant effrayer le gouvernement provisoire de la deuxième République.
V
L’apparition de Marx inaugure la seconde phase du socialisme : la phase dite scientifique.
Durant toute cette phase, la direction de la pensée socialiste passe des Français aux Allemands. À quoi il faut ajouter l’influence de l’esprit juif. Nul ne nous révèle mieux cette dangereuse rencontre que Marx lui-même, juif allemand, né à Trèves en 1818.
Il est utile de rappeler ici les grandes thèses posées par Marx dans son œuvre la plus importante, Le Capital, dont le premier volume paru en 1867, le second en 1885, deux ans après la mort de Marx, et le troisième en 1894 seulement. C’est d’ailleurs le premier volume qui importe : les deux autres, publiés par des disciples, ne sont plus du Marx garanti pur.
La première thèse de Marx est le matérialisme historique. La matière domine l’esprit et l’engendre. À l’origine de tout mouvement humain, on découvre les intérêts économiques. Les conditions de la vie matérielle déterminent les mœurs, les institutions sociales et politiques, le droit, la pensée elle-même, les croyances.
La deuxième thèse est celle de la lutte des classes. Perpétuellement, l’humanité apparaît divisée en deux classes, dont l’une exploite l’autre, en accaparant les moyens de production et s’exemptant du travail productif. Ainsi, une minorité parvient à vivre aux dépens d’une majorité, jusqu’au moment où cette dernière arrive à renverser par la force l’ordre économique et social qui s’est établi et dont elle est la victime. Les idées morales ne sont pour rien dans ces révolutions. Celles-ci ont pour cause des changements profonds dans la technique de la production.
La troisième thèse est celle de la valeur dont la substance est le travail humain et dont la mesure est la quantité de travail dépensé – non point de travail concrètement dépensé dans la production de telle ou telle marchandise, mais de travail socialement nécessaire. Par quoi Marx entend le travail qu’il faut pour produire dans des conditions moyennes. Il s’ensuit que, pour le même salaire, l’ouvrier travaille plus qu’il n’est nécessaire pour sa subsistance, et qu’il est donc exploité. Le capitaliste ne lui laisse aucun loisir pour vivre en homme.
Cette théorie marxiste de la valeur aboutit à la quatrième thèse, celle de la plus-value. Celle-ci est beaucoup plus compliquée. Marx commence par constater qu’à la forme immédiate, primitive, de l’échange : marchandise-argent-marchandise, est venue se substituer la forme médiate, artificielle : argent-marchandise-argent. On ne vend plus pour acheter en vue de ses besoins, mais on achète pour revendre en vue du gain. Celui qui possède de l’argent, ne le dépense que pour le reprendre avec un gain d’argent, au terme du cycle économique. Tout argent employé pour cela devient un capital. Qui jette cent francs dans la circulation, le fait pour retirer cent-cinq ou cent-dix ; ces cinq ou dix francs constituent la plus-value. Acheter des marchandises à leur juste valeur, les revendre ce qu’elles valent, et pourtant, à la fin de l’opération, réaliser un gain, donc retirer plus de valeur qu’on n’en avait avancé : tel est ce que Marx appelle le « mystère d’iniquité ». C’est que cette plus-value se réalise, non sur la marchandise elle-même, mais sur la force de travail, l’Arbeitsfkraft, donc sur l’ouvrier qui est la source de cette plus-value. Dans la société capitaliste, il y a une classe qui possède les moyens de production, et une autre qui ne possède que la force de travail. C’est le fait d’un ordre qui n’est plus conforme à la nature, qui n’est plus juste. On voit alors se produire ceci : qui possède les moyens de production met en œuvre la force de travail des ouvriers ; l’acheteur de cette force la fait travailler en faisant travailler celui qui la vend, et le produit est la propriété du capitaliste. Cette force de travail, qui peut créer plus de valeur qu’elle n’en a elle-même sur le marché, dégage donc une plus-value : cette plus-value devrait appartenir au travailleur ; mais, comme elle appartient en fait au capitaliste, le travailleur est victime d’un vol objectif.
L’accumulation croissante des capitaux est la cinquième thèse de Marx. L’emploi du capital permet d’obtenir de la plus-value ; la plus-value, à son tour, accroît le capital. Ainsi, l’épargne bourgeoise a pour but de transformer en capital la plus grande partie de la plus-value. Le prolétaire n’est qu’une machine à produire de la plus-value, au profit du capitalisme.
La sixième thèse est celle de la prolétarisation croissante. Le capital tend à s’accumuler dans les mains d’un nombre toujours plus restreint de personnes. De là des crises qui font retomber dans le prolétariat un nombre toujours accru d’autres personnes. D’où la disparition progressive des classes moyennes, d’où l’extension du paupérisme à la majorité de hommes.
Mais il arrive un moment, et c’est la dernière thèse, où une catastrophe se produit. Les forces que possède la minorité bourgeoise, sont tellement immenses qu’elle n’arrive plus à s’en rendre maîtresse. La société capitaliste ne pourra plus être maintenue, parce que les capitalistes ne seront qu’une toute petite minorité en face d’un prolétariat qui les déborde et qui a pris pleine conscience de sa force.
Ainsi, le capitalisme mène au communisme par le moyen de la révolution, résultat elle-même du déséquilibre des forces.
La doctrine de Marx est depuis longtemps l’objet de nombreuses critiques. Beaucoup de socialistes même s’en sont dégagés, au point qu’il existe aujourd’hui un socialisme antimarxiste. On conteste son originalité, on conteste surtout qu’elle soit scientifique. Mais tout cela ne saurait nous intéresser ici.
Ce qui nous intéresse, en revanche, c’est sa place historique dans le développement du socialisme, c’est son esprit, et la raison de son prestige.
Que Marx ait beaucoup emprunté à ses devanciers et à ses contemporains, nul ne le conteste plus. Il a pris son bien où il le trouvait, mais la disposition reste à lui. Il doit très peu au socialisme romantique, au socialisme français, qu’il n’aimait pas, pas plus qu’il n’aimait la France. Dire cependant qu’il ne leur doit rien, ne serait pas exact, car nous venons de retrouver dans le socialisme français de l’époque romantique au moins les germes de théories que Marx reprendra, développera. Marx a tout de même des attaches avec la révolution française et, par-delà, avec les « philosophes » et Rousseau : l’égalité, la conception purement matérielle du bonheur, la lutte des classes sont des idées qui lui viennent du XVIIIe siècle. Il a systématisé, matérialisé ces idées, il les a dégagées de tout ce qu’elles contenaient encore de sentimental. Mais il se place bien, lui et son œuvre, dans leur direction.
Marx fut surtout influencé par l’Angleterre industrielle, par les troubles sociaux dont elle était le théâtre. Sa vision du monde capitaliste – il vécut surtout à Londres – ce n’est pas autre chose que le spectacle de la société anglaise.
Pour être plus précis, constatons que Marx doit beaucoup à Smith, à Ricardo, surtout, son coreligionnaire, dont il reprend les idées sur la plus-value et le salaire. Reprocher à Marx d’avoir emprunté à d’autres la plupart de ses idées, ne me paraît pas juste. Marx a voulu faire une synthèse de toutes les idées socialistes et révolutionnaires : il y a réussi, et je suis près de convenir que cette synthèse a quelque chose de génial.
Marx a éliminé du socialisme tout élément idéal : c’est là son crime intellectuel, sa trahison à l’égard de la classe ouvrière. Il ne tient pas compte de l’intelligence. Il s’est efforcé de fonder la révolution sur des faits, des chiffres, des opérations arithmétiques, de la transformer en un postulat de la science économique, d’en faire une loi d’histoire. L’âge de bonheur et d’égalité, que Rousseau situait aux origines de l’humanité, il l’a placé dans l’avenir, et un prochain avenir. Ce qu’il affirme a ainsi quelque chose de profondément immoral, de profondément inhumain. Le matérialisme historique et dialectique dont il est le plus puissant initiateur, est la négation de toute âme, de toute valeur spirituelle, de toute liberté, la négation de l’homme lui-même. A-t-il vraiment voulu cela ? Marx prétendait volontiers qu’il n’était point marxiste. Il vivait alors d’une manière pauvre et maladive, dans une atmosphère d’amertume ; il était sous l’influence du scientisme, c’est-à-dire d’une conception purement matérialiste de la science. Il s’est étroitement enfermé dans l’économie politique et dans la sociologie. Il n’avait rien, ni d’un historien, ni d’un philosophe, ni d’un artiste. Il possède, en revanche, l’esprit de système, ce qui bouche les yeux et comprime le cerveau. Il est un de ces hommes dangereux qui expliquent la vie, le monde et l’univers par un seul de leurs aspects, et construisent leur « Weltanschauung » sur une seule idée. D’où ce qu’il y a dans sa vision de simpliste et d’unilatéral. Mais de là aussi l’influence que cette vision exerce sur les demi-intellectuels et sur les masses. Car les demi-intellectuels sont toujours séduits par la dialectique, l’apparente rigueur des développements, la logique des enchaînements. Ils n’aiment, ni la complexité des faits, ni les nuances de la pensée. Ils croient aux chiffres et aux formules, ces formules que l’on retient et que l’on peut répéter, qui sont pleines de passion condensée et d’ironie froide. En revanche, ils se défient de l’éloquence et du beau style dont ils ont toujours peur d’être dupes, où ils voient volontiers une manifestation aristocratique de l’esprit. Karl Marx, lui, n’a aucun style. Il est sec et morne, sa langue est grise, ce qui met en singulier relief les formules. Cela aussi était un avantage, car ses lecteurs prenaient ce style abstrait et lourd pour le langage de la science et la vérité. Enfin, ses thèses correspondaient à l’état des masses ouvrières, à leurs besoins, leurs instincts, leurs désirs, à leurs haines et à leurs espoirs : elles y correspondaient d’autant mieux qu’elles étaient faciles à dégager de leurs démonstrations parfois difficiles. Les ouvriers, en effet, ne lisent guère Marx lui-même, mais ils écoutent ses commentateurs et ses simplificateurs.
Mais le matérialisme de ce juif rhénan n’est qu’une apparence. Juif, Marx l’est jusqu’au génie. Or, le génie juif a ce caractère d’être messianique : il attend le Messie vengeur qui détruira ce monde d’iniquité pour instaurer le règne du bonheur sans fin, au profit et à la gloire de son peuple élu. Ce sera le jour des rétributions, l’éclatante revanche sur les exploiteurs et les oppresseurs qui serviront désormais de marchepied à leurs esclaves d’hier. Même lorsqu’il ne croit plus, lorsqu’il est athée, le juif garde son messianisme et, socialiste, révolutionnaire, le transpose sur le plan économique et social. Hypercritique, destructeur, allant du libéralisme jusqu’à l’anarchie, dès qu’il s’agit de la vie spirituelle et des idées, l’Israélite devient lui-même dominateur jusqu’à l’exclusivisme et, à la tyrannie, dès qu’il s’agit de la vie économique. C’est dégager deux traits profondément marqués au visage de Marx. C’est expliquer ses théories et ses mythes : la destruction violente du régime bourgeois, la dictature du prolétariat par l’accaparement de la production et de ses moyens, enfin le bonheur dans le communisme intégral. C’est, aussi, montrer l’influence et la part des juifs dans l’histoire du socialisme et de la révolution, du marxisme au bolchévisme.
Mais on retrouve, à côté des éléments judaïques, dans l’esprit et dans l’œuvre de Marx, des éléments germaniques très accentués. D’abord, l’athéisme de Feuerbach : Feuerbach passe du christianisme à un humanisme athée ; que, non plus la volonté de Dieu, mais la volonté de l’homme soit faite ! tel est son cri de guerre. Pour Marx, l’homme, c’est la masse prolétarienne. Puis la philosophie de Hegel, dont Feuerbach est le disciple qui exagère le maître. Le socialisme allemand a d’ailleurs dans Hegel sa source principale. Le panthéisme du grand philosophe wurtembergeois détruit complètement la notion de personne, et même d’individu, ou plutôt il noie la personne, l’individu, dans la mer de l’universel. Et cette mer roule de lourdes et puissantes vagues collectives qui s’appellent l’humanité, la nation, l’État. Humanité, nation, État, soumis au perpétuel devenir, sont des émanations de l’universel, rien ne peut s’opposer à leur évolution. Il est vrai de dire que, chez Hegel, tout se ramène à l’idée, n’est que forme matérielle de l’idée. L’État n’est donc, à ses yeux, qu’une forme politique de l’idée : de là ce qu’il renferme de divin, de là sa force absolue sur la terre. L’absolutisme monarchique, le militarisme prussien et le socialisme scientifique se déduisent tous trois de la politique hégélienne, de cette conception hégélienne de l’État. Il suffisait de matérialiser Hegel, tout en conservant sa dialectique, et de faire produire l’idée par la matière, c’est-à-dire de retourner la philosophie hégélienne, pour avoir Marx. Et rien que le style de celui-ci suffit de même pour nous révéler combien profonde fut sur lui l’influence de Hegel.
Il n’est au fond, ni un scientifique, ni un matérialiste. Il est un idéologue, presque un scolastique, et cet idéologue s’empare du concept matérialiste pour échafauder là-dessus un système qui relève de l’esprit pur. Marx est un à-prioriste qui part des thèses formulées par le manifeste communiste de 1848, comme si elles étaient évidentes. On a souvent fait remarquer que l’influence de Marx s’est exercée contre sa propre théorie. Pour Marx, le fait détermine l’idée, la révolution prolétarienne est donc déterminée par des faits qui la rendent inévitable. Or, toute l’influence exercée par Marx est celle d’une idée qui engendre le fait, à l’encontre du système : le bolchevisme lui-même en est la démonstration. Comme Satan démontre Dieu, Karl Marx démontre, à rebours, que l’idée est plus agissante que le fait, et qu’elle mène le monde. Le matérialisme historique est d’ailleurs, il est heureusement une idée et non un fait. Marx, malgré les apparences et sa réaction contre le socialisme romantique, se range parmi les plus puissants utopistes de notre temps. Son utopie est d’autant plus séduisante qu’elle s’appuie sur des données exactes et des prévisions justes, et revêt ainsi une apparence de vérité scientifique. Marx, reconnaissons-le, ne s’est pas toujours trompé. Sa critique de l’industrialisme franco-anglais est impitoyablement fondée. Son livre est un acte de protestation, de défense.
Mais sa plus grande réfutation, sera le bolchevisme lui-même. Car, si ce dernier échoue, comme il est certain, dans l’application de son plan quinquennal ; s’il n’arrive point à s’étendre à l’Europe et au monde, Marx n’a plus de sens, sa théorie catastrophique est à reléguer parmi les prophéties sans accomplissement, et le Capital est un vieux livre poussiéreux à ranger dans la bibliothèque des idées mortes.
VI
L’impulsion donnée par Marx au socialisme fut considérable. Non que Marx lui-même fût tout le socialisme, ni que le socialisme fût tout entier d’accord avec Marx : il existe, répétons-le, un socialisme antimarxiste, par exemple celui de M. de Mun. Il n’en reste pas moins que le marxisme faisait faire au socialisme un pas de géant dans la direction révolutionnaire et communiste. Dans ce sens, l’influence de Marx a, au XIXe siècle, une importance analogue à celle de Rousseau au XVIIIe : ils sont, l’un et l’autre, les deux noms dominants du socialisme.
Après Marx, ce qui est important, ce n’est pas la diversité des doctrines socialistes. Cette diversité démontre par ailleurs que ce mot de socialisme possède un sens extrêmement large, extensible, élastique, comme le mot de démocratie. On est toujours le socialiste de quelqu’un. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le socialisme, en tant que théorie, s’est beaucoup fragmenté. Du réformisme jusqu’au communisme, s’échelonne toute une série de systèmes. Socialisme municipal, socialisme d’État, socialisme agraire, socialisme chrétien. Sans oublier le socialisme esthétique, littéraire et sentimental, nous dirions même individualiste, comme celui du poète William Morris, en quoi on est autorisé à voir un réveil du romantisme social. Sans oublier non plus le socialisme parlementaire et démocrate, qui est un compromis ; sans oublier enfin le socialisme universitaire et le socialisme de salon, l’un en redingote, l’autre en smoking.
Si, après Marx, on considère uniquement les systèmes socialistes, on pourrait en conclure, et beaucoup en ont conclu, à un effritement. Un nouveau Bossuet aurait pu écrire sur les variations du socialisme un livre analogue à celui sur les variations du protestantisme. Même dispersion en sectes. Il semblait, avant la guerre, que le socialisme fût en train de s’atomiser.
Mais on se tromperait dangereusement, et de fait on s’est trompé, en ne considérant que les systèmes. Il y a le mouvement.
Ce mouvement a deux caractères :
Le premier, c’est l’extension progressive du socialisme à tous les domaines. Avec Marx, le socialisme se présentait encore comme une doctrine économique. Après Marx, il déborde ce cadre ; il tire les conséquences sociales, politiques, mais aussi intellectuelles et morales de son économisme. On le voit s’attaquer aux bases mêmes de la société moderne, à la conception de l’État, à l’idée de patrie, à l’art, à la pédagogie, à la morale, et surtout au christianisme. Le livre, abominable, en vérité, de Bebel sur la femme, est un exemple de cette extension beaucoup plus dangereuse que les manifestations du premier mai ou les grèves. Cela démontre péremptoirement que, sous la diversité des systèmes, sous leurs contradictions apparentes, le socialisme s’affirme de plus en plus comme un mouvement religieux. Or, cette religion ne pouvait être qu’antichrétienne. D’abord, parce que le christianisme, c’est le grand concurrent qu’il s’agit d’éliminer et dont il faut prendre la place : ainsi, on le représentera comme la religion de la société bourgeoise et capitaliste, comme le défenseur de la propriété et des coffres-forts ; en vertu de la loi d’évolution – ou de révolution – le socialisme doit donc remplacer le christianisme, tout comme celui-ci a remplacé le polythéisme du monde antique. Ensuite, parce que les principes fondamentaux du socialisme sont antichrétiens, à commencer par celui qu’il a reçu du XVIIIe siècle et de Rousseau : la bonté originelle de l’homme. Même lorsque, comme en Angleterre, le socialisme est encore imprégné d’idées chrétiennes, même lorsqu’il se réclame de l’Évangile, sa tendance antichrétienne apparaît nettement. Le socialisme, en effet, est entraîné, tout en bas, par le matérialisme. Le matérialisme est beaucoup moins, en soi, une ontologie, d’après laquelle la seule substance est la matière, qu’une tendance et même qu’un instinct ? « Expliquer le supérieur par l’inférieur » : telle est la définition du matérialisme que propose Auguste Comte. Or, c’est précisément la tendance profonde, l’instinct profond des masses elles-mêmes : leur tendance à subir leur propre poids et à retomber ad materiam primam, comme je le disais lorsque j’essayais d’expliquer le sens de toute révolution sociale ; leur instinct de révolte contre tout ce qui est supériorité, autorité, discipline, ordre et contrainte, à commencer par les contraintes morales. Ajoutez à cela que l’on est naturellement porté à donner la première valeur, la valeur de base, à ce qui est votre préoccupation dominante : la préoccupation dominante des masses, n’est-ce point la vie matérielle, la vie économique ? Marx l’affirme lorsqu’il déclare : « La structure économique de la société est la base réelle sur laquelle se dresse une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes déterminées de la conscience sociale. » Barbey d’Aurevilly disait que l’enfer, c’est le ciel en creux : nous dirons, nous, que le matérialisme, c’est de l’idéalisme en creux. Il faut un acte de foi pour être matérialiste ; pour être socialiste, il faut croire, comme à une vérité révélée, que le bonheur matériel est la fin de l’homme et qu’il se réalisera par le collectivisme ; il faut croire à la société future comme au paradis : le socialisme est donc une anticipation qui n’arrivera jamais à se réaliser. Le matérialisme marxiste, plus qu’un autre système, fournissait au socialisme la philosophie dont il avait besoin. Il n’est donc pas étonnant que le marxisme et ses succédanés aient traversé comme un boulet la diversité des systèmes socialistes, pour aller éclater en Russie. Toute conception matérialiste, même si elle est encore libérale et bourgeoise, doit aboutir logiquement au socialisme intégral, c’est-à-dire au marxisme, et c’est un grave avertissement.
Le second caractère du mouvement socialiste, réside en l’organisation politique et sociale des masses ouvrières. Cette organisation a pris deux formes, d’ailleurs très différentes, parfois même opposées : le parti politique, le syndicat.
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Le syndicalisme est un effort d’organiser, sur la base du réel ouvrier et du réel travail, le prolétariat.
La complexité du syndicalisme, ses incertitudes, ses variations, le rendent mal aisé à définir, si l’on cherche en lui un corps de doctrines. Sa psychologie, en revanche, permet de le comprendre assez facilement. Le syndicalisme est l’expression d’un malaise : le malaise éprouvé par la classe ouvrière dans l’intérieur obscur du socialisme. Voici, en effet, des oppositions profondes :
La plus apparente réside en ce fait que le socialisme est une idéologie, et le syndicalisme, un mouvement pratique. Le socialisme est un ensemble de systèmes conçus par des intellectuels travaillant au fond de leur cabinet. Le syndicalisme est l’expression de besoins précis, professionnels, manuels, éprouvés par des masses ouvrières. Le socialisme s’efforce d’appliquer un idéalisme romantique ou un mécanisme scientifique à la matière sociologique. Le syndicalisme s’efforce de dégager une doctrine de la réalité prolétarienne. L’un procède par déduction, de haut en bas ; l’autre procède par induction, de bas en haut. Le syndicalisme étouffe entre les deux termes du Contrat social : l’individu, l’État ; il élargit ses coudes et dilate ses poumons, afin de se faire place comme un intermédiaire assez puissant pour absorber, à la fois, et l’individu, et l’État. Le syndicalisme est, sous une forme moderne, contemporaine, un retour offensif de l’idée corporative. Il est un phénomène qui porte déjà la marque du XXe siècle, dans le phénomène socialiste qui porte celle du XIXe, voire du XVIIIe. Il est donc une réaction contre les principes de Rousseau, les dogmes de la révolution française, la sentimentalité romantique et les prétentions scientifiques de Marx et de ses disciples. Son esprit est positif : d’abord construire, organiser. On abattra ensuite la vieille maison bourgeoise, mais il lui paraît vain de l’abattre, si l’on a rien édifié à côté : la classe ouvrière risquerait de se trouver sans abri, assise sur des ruines. On fera donc appel aux moyens économiques, et non plus aux moyens politiques. Car le syndicalisme déteste le politicien autant que le théoricien. La politique sera exclue des syndicats, quitte à laisser à tout syndiqué la liberté d’appartenir au parti de son choix : voilà ce que déclare la « charte d’Amiens » en 1906. Le syndicalisme est antidémocrate, antiparlementaire ; ce qui compte à ses yeux, ce n’est pas le nombre, mais la volonté ; le droit syndical s’oppose ainsi au droit démocratique, celui-ci n’étant que « l’expression des majorités inconscientes pour étouffer les minorités conscientes ». Car la qualité du travail, l’amour du métier, l’effort vers la maîtrise, sont des lois pour le syndicalisme, une forme d’honneur ouvrier, une réaction contre le travail mécanique qui fait du travailleur un esclave soumis à la machine. Les militants sont donc des aristocrates ; ils constituent une élite professionnelle qui a le droit de commander, le prend, l’impose. Le principe d’autorité surgit ainsi dans toute sa force. Constructif, donc, et non démolisseur, le syndicalisme est cependant plus révolutionnaire que le socialisme : il a le culte de la violence, proclame l’action directe. Il a repris au marxisme la théorie de la dictature prolétarienne et le mythe du Grand Soir. Et l’homme le plus représentatif du syndicalisme, est Georges Sorel, qui est aux antipodes aussi bien de Marx que de Jaurès.
Tandis qu’en France, le syndicalisme est rentré peu à peu dans le cadre du socialisme, ailleurs, il évolue, soit vers le communisme, soit vers le nationalisme. Sa jonction avec ce dernier est d’ailleurs ce qu’il y a de plus probable. L’ouvrier n’est pas, en soi, international : il est national. Son horizon est trop limité pour qu’il se sente capable de l’élargir à l’humanité tout entière, même par la voie de la « solidarité de classe » ; ses besoins et ses intérêts les plus immédiats le poussent à la nationalisation aussi bien de l’État que de la production elle-même. Ainsi le syndicalisme tend à devenir la base d’un ordre national, la structure même de la nation, et il postule un pouvoir politique très fort : la dictature. Si l’ouvrier est devenu internationaliste, c’est parce que des intellectuels, dont beaucoup sont des juifs, se sont mis à sa tête. Le jour où il les éliminera – ce qui est fait en Italie et en Allemagne – il se retrouvera national, et il le sera même avec plus de violence qu’il n’en mettait à être international.
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En s’organisant en partis et en syndicats, le socialisme est devenu ce qu’il n’était pas encore, mais ce qu’il avait besoin d’être : une des principales formes politiques dans L’État moderne. Il était naturel qu’il exerçât sur cet État, surtout dans la démocratie, une influence de plus en plus prépondérante. Ainsi, dans le dernier quart du XIXe siècle, l’on assiste partout à un phénomène de contamination entre le socialisme, d’une part, les États bourgeois, et même monarchiques, de l’autre. Avant la guerre déjà, les États bourgeois et monarchiques, sous l’influence du socialisme, prenaient partout l’initiative de réformes sociales très profondes, ce qui était en soi un bien, une nécessité, mais dans le sens de l’étatisme, ce qui était un mal. Ils faisaient donc un pas ou deux à la rencontre du socialisme ; en revanche, celui-ci faisait un pas ou deux à la rencontre de l’État bourgeois. Il se déguisait en parlementaire, il se baptisait démocrate ; il consentait à des collaborations, à des alliances, à des compromis. Il semblait que l’extension du droit de suffrage, la diffusion de l’instruction publique, tout cela joint à la force de résistance que présentait, avant la guerre, la société bourgeoise, était fait pour briser, momentanément, l’élan révolutionnaire. Quand les socialistes arrivaient au pouvoir, ils se conduisaient comme des ministres bourgeois. En un mot, le socialisme ne faisait plus peur.
En réalité, le mouvement continuait, ralenti, si l’on veut, mais toujours dans le même sens. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer le programme de la première Internationale, lors de ses congrès, tenus à Lausanne en 1867, à Bruxelles en 1868 et à Bâle en 1869, au programme de la deuxième Internationale, définitivement reconstituée au congrès d’Amsterdam en 1919. Ces Internationales ont tout de même pour point de départ l’union communiste fondée à Londres en 1847 par Marx et Engels ; elles ont tout de même comme évangile le fameux appel : prolétaires de tous les pays, unissez-vous. C’est dire que le communisme est au bout. On y marche par la voie du collectivisme qui se propose de socialiser les moyens de production, tout en réservant la propriété véritablement individuelle, celle qui est mise en valeur directement par son détenteur. Ainsi, le nom de capital demeure appliqué à l’exploitation du travail fait par les autres. Mais ce n’est qu’une atténuation, ce n’est qu’une étape. La doctrine marxiste agit. Après la guerre, nous verrons surgir une troisième Internationale, le bolchevisme.
Le bolchevisme n’est donc pas autre chose que le socialisme intégral, le socialisme qui va jusqu’au bout de son idée collectiviste. Les socialistes le sentent et le savent ; de là leur attitude où la résistance se mêle à la sympathie. Car le bolchevisme les a tous dépassés ; il a transformé le socialisme en un parti intermédiaire qui n’a plus le bénéfice d’être pur et absolu. Ainsi, le socialisme se trouve, vis-à-vis du communisme russe, dans les conditions où le radicalisme se trouvait naguère en face du socialisme. Celui-ci est donc condamné à se laisser entraîner par sa gauche marchante dans la voie de la révolution, en semant, le long du chemin, tout un cortège disloqué de peureux et de traînards.
Mais le bolchevisme est un point extrême. Avec lui, la révolution touche le fond comme une masse ; or, dès qu’une masse touche le fond, elle éclate en morceaux. Si la révolution est un bloc, ne serait-il pas en train de se désagréger ?
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Le socialisme est donc aujourd’hui dépassé.
Il l’est par son potentiel communiste, et par le potentiel nationaliste que le syndicalisme contient en lui. L’aboutissement est donc, ou l’État national-socialiste, ou l’État prolétarien. Le socialisme n’est désormais plus qu’une attitude intermédiaire et transitoire entre la formule individualiste de la société bourgeoise et libérale, et la formule totalitaire et collectiviste de la société contemporaine, telle qu’elle existe en Russie, en Italie, en Allemagne.
Il l’est encore plus dans sa conception de la richesse. Pour lui, la richesse est fixée. Elle appartient à la classe bourgeoise, en face de laquelle se dresse la classe des prolétaires. Les prolétaires travaillent et n’ont rien, les bourgeois ne travaillent pas et possèdent tout. Les bourgeois ne cessent de consommer ce que les travailleurs produisent. Le socialisme en est resté à l’époque où la richesse, consistant surtout en terres et en immeubles, était pratiquement dans les mains d’une minorité qui la faisait exploiter par une majorité de fermiers, de métayers, d’ouvriers. À ce moment, la richesse pouvait sembler immobile, bien qu’elle ne le fût pas en réalité. Mais ce moment, c’était celui des diligences, du romantisme. Nous sommes dans un tout autre monde économique, où la richesse est diffuse, instable, par ailleurs beaucoup plus productive, et où les classes se sont multipliées, enchevêtrées, tout en devenant, elles aussi, instables et communicantes.
Le socialisme repose ainsi sur des conceptions périmées, contredites par les faits. D’où vient sa force ? Elle vient d’une idéologie sentimentale qui a rendu à la classe ouvrière la conscience de son existence d’abord, puis de ses besoins et, je le reconnais, de sa dignité humaine. Cette classe était vivante, mais elle n’était pas légale. Elle s’est soulevée, organisée pour le devenir.
Le socialisme a joué un rôle considérable dans la reconstruction de la société. À bien des égards, un rôle salutaire. Il a réintroduit la notion de classe. Nous devons au mouvement socialiste le type d’organisation sociale qui sera sans aucun doute à la base de la société moderne. Mais, en réintroduisant dans la société l’idée naturelle de classe et l’idée très ancienne d’organisation professionnelle, le socialisme s’est trompé s’il a cru travailler au seul profit du prolétariat. Car, dès que vous donnez à une classe la conscience de son existence, vous la redonnez, par contrecoup, à toutes les autres classes. La bourgeoisie a pris conscience de son existence contre la noblesse. Le prolétariat a pris conscience de son existence contre la bourgeoisie. Les organisations ouvrières ont provoqué à leur tour les organisations patronales. De proche en proche, sous l’empire des nécessités économiques, le système des organisations professionnelles s’est étendu. De proche en proche, l’idée de la solidarité des classes s’est répandue. Aujourd’hui, le pays vivant a remporté la victoire sur le pays légal dont il a rompu le front sur tous les points, et auquel il commence de dicter sa loi.
Le socialisme a joué un rôle d’avant-garde. Socialisme : remarquons bien ce que ce nom signifie. Il signifie que le social est plus important que le politique, il signifie que le social fait vivre et que le politique ne fait pas vivre, il signifie qu’il appartient au pays vivant de constituer le pays légal, et non pas l’inverse. C’est la fin de l’erreur idéologique, d’après laquelle une constitution se déduit de notions abstraites, absolues. C’est la fin de l’erreur individualiste. C’est un assainissement.
La doctrine socialiste elle-même est faite pour assurer le triomphe d’une classe sur une autre classe, mais elle est incapable d’harmoniser les classes entre elles. Le socialisme ne dépasse, ni le problème de la production, ni celui de la répartition. Son idéal est ce qu’on appelle en Russie la « planification », c’est-à-dire la mystique de l’organisation rationnelle du travail, mais avant tout du travail matériel, suivant la formule : se servir de chacun selon ses capacités, donner à chacun selon ses besoins. Le socialisme est donc une doctrine révolutionnaire, puisqu’elle tend à libérer le prolétariat, à en assurer la suprématie. Il est, malgré toutes ses excroissances, une doctrine économique, aussi exclusivement économique en réalité que la doctrine libérale était exclusivement politique. Cela se comprend. Pour se libérer de l’aristocratie, des privilèges, et pour assurer sa suprématie, la classe bourgeoise devait faire une révolution politique. Pour se libérer de la bourgeoisie, du privilège bourgeois par excellence, le capitalisme, et pour assurer la suprématie de la classe ouvrière, le socialisme doit accomplir une révolution économique.
Mais la révolution politique est si vieille que déjà elle appartient à l’histoire ; ses résultats essentiels sont acquis, absorbés. Quant à la révolution économique, elle est faite, et ce fut l’œuvre du capitalisme lui-même. Le capitalisme postule, en effet, le premier, la reconstruction sociale ; il a ouvert l’âge où il faut substituer à la lutte des classes l’harmonisation des classes. Tout socialiste qui réfléchit doit bien se rendre compte, en effet, que le problème du travail est insoluble sans l’harmonisation des classes, et que la lutte des classes doit nécessairement finir à partir du moment où la classe ouvrière a réussi à faire, comme telle, reconnaître son existence, et où ses droits essentiels ne sont plus contestés. Sans cela, la révolution économique elle-même avorte, et par la faute du socialisme qui transforme cette révolution en une crise d’épuisement.
Seulement, mettre fin à la lutte des classes, harmoniser les classes, ce n’est plus un problème politique, ce n’est plus un problème économique, ce n’est plus un problème social, c’est un problème religieux. Ou plutôt ces trois aspects, politique, économique et social, sont les corollaires d’un problème religieux. Le politique, en effet, porte l’accent sur les droits, l’économique, sur les produits, le social, sur les rapports humains. Mais il n’y a là que des sources de conflits. Le principe de conciliation doit être placé plus haut : dans la morale. Mais la morale elle-même est suspendue à la religion comme un lustre à la clef de voûte, dans le chœur de la cathédrale. Car il s’agit de la destinée humaine, et cette destinée n’est concevable que si elle dépasse la vie terrestre, puisque, en parlant de destinée humaine, nous songeons, non à l’individu et à son devenir terrestre, mais à la personne et à son être immortel.
Voilà pourquoi j’ai confiance dans l’organisation corporative que Léon XIII préconise dans l’Encyclique Rerum Novarum, et Pie XI dans sa Quadragesimo anno, ces chartes de la société organisée, et que l’Italie, l’Allemagne, le Portugal ont appliquée ou sont en train d’appliquer, que l’Autriche a résolu d’appliquer, que la Suisse, je l’espère, appliquera demain. Mais la solution corporative serait incomplète, si elle n’aboutissait, ni à la restauration de la famille, ni aux droits régionaux, ni, en décongestionnant l’État, au renforcement de son autorité politique. Au surplus, l’organisation corporative est la seule forme économique et sociale qui soit chrétienne. Le libéralisme et le socialisme sont antichrétiens dans leur essence, et le catholicisme les a subis : il ne les a jamais acceptés. Retour donc, non à l’ancien régime, mais à ses principes et à son esprit. Revenir au point de départ d’où le XVIIIe siècle, entraînant le XIXe, a pris la fausse route. Contre-révolution économique et sociale en un mot.
CHAPITRE IV
DU ROMANTISME
ENVISAGÉ COMME INQUIÉTUDE
Notre époque est celle des forces contraires, des antinomies.
Une de ces antinomies, et non des moins frappantes, est celle qui existe entre le matérialisme opaque et l’idéalisme évanescent du XXe siècle à ses débuts.
Pourquoi s’en étonner ? L’excès de matérialisme provoque toujours des réactions idéalistes. Plus ce matérialisme pèsera lourdement sur les sensibilités et sur les esprits, plus s’exagérera cet idéalisme. La fuite dans les nuages, le refuge dans l’utopie.
Cette fuite dans les nuages, ce refuge dans l’utopie s’expliquent d’une autre manière encore : l’inquiétude. Le passé fut meurtrier, le présent est morne, l’avenir paraît sombre. On veut espérer quand même, on veut du moins oublier. Alors on a recours à l’optimisme anticipateur. On rêve de reconstructions magnifiques, assis au milieu des ruines. On parle de paix, là où il n’y a point de paix, on se rassure avec des formules, on se console avec des mots, on s’encourage avec des espoirs. Ainsi Condorcet, fuyant l’échafaud et, pour lui échapper, prêt à se réfugier dans la mort, rédigeait son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Il y a beaucoup de petits Condorcet, à bon marché, parmi nous.
Troisième explication : l’époque où nous vivons irrite et use les nerfs, elle met à vif les sensibilités. Les évènements sont grands, mais les hommes sont petits. Les questions matérielles priment toutes les autres. Comment donc s’étonner si, dans la jeunesse, chez les artistes, chez les intellectuels, l’on constate une recrudescence de romantisme ?
Nous sommes donc encore dans le romantisme. De fait, depuis Rousseau, nous n’avons jamais réussi à en sortir complètement. Nous n’en sortirons que lorsque nous serons entrés dans un nouvel ordre, dans la tranquillité de l’ordre.
I
Le romantisme : j’en ai parlé déjà, j’aurai à en parler souvent, au cours de ce livre. Le moment est venu de préciser, d’analyser ce qu’il signifie. Je commencerai donc par appliquer ma méthode, qui est de fixer le sens du mot. Ensuite, je m’efforcerai de passer du mot à la chose. Comme je m’adresse à des lecteurs français, je choisirai mes exemples surtout en France. Il est vrai que le romantisme est moins significatif en France qu’en Allemagne ou qu’en Angleterre ; le Germain, l’Anglo-saxon, le Slave aussi, sont romantiques de tempérament ; le Latin, en revanche, et d’abord le Français, est rationnel, mesuré, logique de nature ; il aime des choses définies dans un monde clair ; le romantisme n’est, chez lui, qu’un accident. Mais que cet accident lui soit arrivé, c’est l’indice d’une inquiétude générale, européenne, qu’il a subie.
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L’introduction du mot « romantique » dans la langue française, correspond au besoin que l’on éprouve d’exprimer, non une idée nouvelle, mais un sentiment nouveau. Au début, il ne s’agit que du sentiment de la nature extérieure, du paysage. Mais, notons-le comme un premier élément du romantisme, un paysage que l’homme n’a pas encore ramené à sa mesure, un paysage solitaire, sauvage, montagneux. Sentiment tout moderne, que l’antiquité n’a guère connu, que le moyen âge a ignoré, dont les premières manifestations se rencontrent en Italie, chez Dante, Pétrarque, plus tard, Æneas Silvius.
Quel est ce sentiment ? Le plaisir, mêlé d’inquiétude et de mélancolie, ressenti par un homme sensible, un poète, un artiste, en face de la nature intacte et grandiose, qu’il aime, non pour son utilité, mais pour sa beauté, et parce qu’en face d’elle, il peut être seul : individualisme mêlé de panthéisme affectif.
On rencontre, dès le XVe siècle, dans le latin médiéval, ou plutôt moderne, un adjectif, romanticus. Il traduit le vieux français romant, romantz, de l’adverbe latin romanice, – « à la manière des Romains ». Par là on désigne une œuvre littéraire, en langue romane, un récit en prose relatant des histoires merveilleuses, des aventures de héros, de chevaliers. Les Gesta Romanorum semblent à l’origine du nom appliqué à ce genre : le roman en prose, dernier avatar de la chanson de geste, et origine de notre roman moderne. Dans romantique, il y a roman, dans roman, langue romane, dans langue romane, Rome : telle est la généalogie toute droite, simplifiée. Retenons donc, comme élément secondaire du romantisme, la survivance, la vision médiévale.
Au XVIIe siècle, deux adjectifs sortent de roman : en France, romanesque ; en Angleterre, romantique. L’adjectif français désigne des idées, des sentiments, des actions, des faits que l’on ne trouve que dans les romans : il se rapporte, en dernière analyse, à l’homme. L’adjectif anglais s’applique aux paysages qui suggèrent des scènes de roman : il se rapporte, en dernière analyse, à la nature.
Dans la langue anglaise, romantic est un néologisme qui apparaît dans des correspondances, des relations de voyages, des journaux intimes, jusques au moment où de véritables écrivains, des poètes comme Addison, Pope, Thomson, se mettent à l’employer. Il est en pleine faveur vers 1725, lorsque viennent à la mode les fameux jardins anglais, ou « jardins naturels », opposés aux jardins architecturés, construits, de la Renaissance italienne et du classicisme français.
En France, le mot romantique apparaît sporadiquement au cours du XVIIe siècle, comme une transposition de l’anglais. En 1675, un anonyme blâme Sorbière d’avoir, dans son voyage en Angleterre, « parlé en termes romantiques » du pays de Kent. Mais le terme ne s’implante pas encore, et le nouveau sentiment de la nature, qui s’annonce, est fort embarrassé à s’exprimer. « Un je ne sais quoi », dira Fénelon. « Pittoresque », « romanesque », seront des adjectifs appliqués par Diderot aux paysages. Les traducteurs d’ouvrages anglais, lorsqu’ils rencontrent romantic, hésitent eux-mêmes à le transposer : ils écrivent, à sa place, romanesque, ou ils reproduisent l’anglais en italiques, faute de mieux. Mais il était naturel que l’on arrivât de romantic à romantique : Rousseau franchira le pas, lorsque, dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire, en 1777, il osera qualifier les rives du lac de Bienne de romantiques.
Ce qui aide au succès, à la diffusion du mot, c’est l’usure de l’adjectif romanesque. Il prend un sens péjoratif. Romantique, en revanche, se grossit de sentiments nouveaux. Il se différencie, et de romanesque, et de pittoresque, ou simplement de poétique. Il ne s’applique plus aux seuls paysages, mais aux sentiments que ces paysages provoquent. Il désigne des évènements, des circonstances, des scènes, des attitudes. Puis il désigne un style, un genre, des œuvres littéraires. Enfin, il devient le nom d’une école. Le dictionnaire de l’Académie l’admet en 1798, dans son sens premier : « situation romantique, aspect romantique » ; il ne l’admettra dans son sens littéraire qu’en 1878, en même temps que le substantif romantisme.
Car celui-ci est plus jeune que l’adjectif. Entre 1820 et 1830, on hésite entre « romanticisme », de l’italien romanticismo, employé par exemple en 1819 par Sismondi, et « romantisme », de l’allemand romantismus, employé par les Schlegel. Stendhal, italophile, écrit romanticisme ; Mme de Staël, germanophile, amie des Schlegel, écrit romantisme. Et celui-ci, plus bref, l’emporte.
Telle est, en partie d’après les travaux d’un spécialiste, M. Alexis François, professeur à l’Université de Genève, l’histoire du mot. Nous pouvons maintenant aller à la chose.
II
Romantique, nous venons de le voir, a un sens vague ; il désigne, non une idée, mais un sentiment. Romantisme a un sens encore plus vague, parce que plus étendu.
Jamais on n’a pu arriver à définir le romantisme. Jamais les romantiques eux-mêmes n’ont pu arriver à se mettre d’accord sur le sens du mot romantisme. Autant de romantismes que de romantiques : rappelez-vous les amusantes lettres de Dupuis et Cotonet. Pourquoi ?
Il est possible, il est facile de définir le classicisme, parce qu’il repose sur des principes rationnels, parce qu’il se fonde sur des règles, sur une doctrine, et que ses aspects les plus divers se ramènent aisément à l’unité. En revanche, le romantisme se réclame de l’instinct individuel, de l’intuition, de l’imagination, de la fantaisie. Il est le règne du sentiment, le règne de l’individualisme. Mais l’individu est ce qu’il y a de plus variable dans la société, le sentiment est ce qu’il y a de plus variable dans l’individu. De là ces retournements, ces oppositions, ces antinomies qui ne cessent de caractériser le romantisme. De là tout ce qui est insaisissable, instable, illimité en lui. Le classicisme s’est fixé dans des chefs-d’œuvre conformes aux règles qu’il a déduites lui-même de sa doctrine ; le romantisme est en perpétuel devenir : « Je suis une force qui va. » Il passe d’idée en idée, de théorie en théorie. Il se roule et se déroule comme un nuage poussé par le vent.
Qu’est-ce enfin que le romantisme ? Ce n’est pas une doctrine. C’est, comme l’a dit fort bien M. Jean Calvet, un phénomène complexe et fuyant. On définit une doctrine, on décrit un phénomène.
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Quelle est l’origine psychologique du romantisme ?
Cette origine nous oblige à remonter jusqu’à la fin du XVIIe siècle, en tous cas jusqu’aux premières années du XVIIIe.
Le XVIIe siècle s’était sculpté un type idéal de l’homme : l’« honnête homme », en qui nous retrouvons l’homme du monde, le chevalier, l’humaniste, mais aussi le chrétien. Type parfaitement équilibré, dans lequel les éléments rationnels et les éléments affectifs formaient une harmonie complète. L’honnête homme était animé par l’amour du grand, le goût de l’héroïque, un fort penchant au romanesque ; mais il possédait le sens de la mesure et des convenances, il avait établi en lui le règne de la raison. Il était fait pour la société dont il était le produit. Il partageait son temps entre cette société, la cour et la ville, et le service du roi, le service de la France. Il était donc sociable, non individualiste. Il était psychologue et moraliste. Il cherchait à se bien connaître soi-même, et à bien connaître les autres. L’honnête homme, c’est le modèle que se propose une élite dans laquelle la France recrutait ses chefs, à un moment où elle avait à se reconstruire elle-même et à mener la guerre sur tous les fronts. Ce fut aussi le modèle de l’Europe entière, – ce qu’on nomme « l’Europe française ».
Mais, dès la fin du XVIIe siècle, ce type de l’honnête homme se déforme lentement. Les malheurs qui marquèrent les dernières années du grand roi et du grand règne, avaient fait perdre confiance dans les principes sur lesquels l’ordre royal, l’ordre classique, s’était établi. On vit alors s’opérer cette dissociation entre la raison et la foi que Descartes avait préparée sans le vouloir, car il était un croyant, presque un mystique. Le rationalisme qui était contenu dans l’esprit classique, se dégagea et continua son chemin tout seul. Il suivit sa pente, jusqu’au matérialisme absolu. Il engendra la « philosophie » du XVIIIe siècle. Cette philosophie sensualiste, utilitaire, qui devait substituer aux dogmes chrétiens deux mythes : l’infaillibilité de la raison et le progrès indéfini de l’esprit humain, conduisait tout droit à la compression du sentiment, au desséchement de la poésie, à l’abus de l’esprit. En même temps, un autre règne, celui des salons qui avaient enlevé peu à peu à la cour la direction de la littérature et de la pensée, commençait, lui aussi, d’étouffer toute personnalité sous le poids du bon goût, de la politesse, de la galanterie, des conventions mondaines.
Une réaction, un retournement n’allait point tarder à se produire. Ce fut la révolte du cœur contre le cerveau, du sentiment contre la raison, de l’individu contre la société.
Cette réaction prit la forme du retour à la nature, de la nature que l’on se mit à opposer, et à la raison, et à la civilisation. Entendre, ici, par nature, non plus seulement la nature humaine, la vérité psychologique, comme les classiques l’entendaient, ou bien le monde extérieur, la terre, le paysage, les solitudes, les pays lointains. Retourner à la nature, c’est affranchir l’homme de la société, c’est le rendre à soi-même ; c’est, par-dessus toute la civilisation, revenir à la vie primitive, à la vie de l’instinct. Car la nature est bonne, l’homme est bon puisqu’il fait partie de la nature, et, si l’homme a cessé d’être bon, c’est parce que la société l’a corrompu. On reconnaît là les grands thèmes qu’entre 1750 et 1762, Jean-Jacques est en train d’orchestrer.
La nature se présente donc sous deux aspects : dans l’espace, et c’est le monde extérieur où l’homme se réfugie pour échapper à la société ; dans le temps, et c’est le retour à un état primitif d’égalité, de justice et de bonheur. En face de ces deux aspects, l’homme d’alors, l’« homme sensible » prend deux attitudes, l’une individualiste et l’autre révolutionnaire.
Telle est l’origine psychologique du romantisme. Il est donc le produit d’un retournement, d’une dissociation qui s’est opérée dans l’intérieur de l’homme Il est une contradiction interne, donc une inquiétude, une instabilité, un malaise enfin.
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Pour définir le romantisme, il est des notions à ne jamais perdre de vue :
La première, c’est que le romantisme est un mouvement beaucoup plus vaste qu’une simple révolution littéraire. Il englobe les écoles romantiques, mais il les dépasse largement. Il s’étend bien au delà, dans tous les domaines. Il n’y a donc pas seulement un romantisme poétique, littéraire, il y a un romantisme politique, social, religieux. On retrouvera le romantisme jusque dans les sciences et jusque dans la vie économique. On le retrouvera dans la métaphysique aussi bien que dans la psychologie. Il ira de l’art à l’histoire. Il enveloppera tout, il imprégnera tout, comme une atmosphère.
La seconde notion, c’est que le romantisme est bien antérieur au XIXe siècle. En France, il commence vers le milieu du XVIIIe ; il commence au moins avec Jean-Jacques Rousseau que l’on reconnaît maintenant pour le père du romantisme, mais dont on peut dire sans exagérer qu’il est le romantisme lui-même.
La troisième, c’est que le romantisme est d’essence nordique, il est un souffle du Nord. Les littératures anglaise, allemande, scandinaves, slaves, sont naturellement romantiques : voilà pourquoi on ne trouve jamais chez elles de classicisme pur, non pas même chez un Goethe. Le romantisme croît dans la mesure où décroît l’influence gréco-latine. Il y a donc beaucoup de vérité dans la théorie staëlienne qui partageait l’Europe entre les littératures du Nord, ou romantiques, et les littératures du Midi, ou classiques.
Quatrième notion : le romantisme est un mouvement européen. Né en Angleterre, au moment où la pensée anglaise s’émancipait en philosophie, en morale, en science, il est passé à la fois en France et en Allemagne. L’Angleterre ne pouvait exercer d’influence universelle : sa langue, alors peu répandue, son originalité qui étonnait, son isolement insulaire étaient autant d’obstacles. Elle joua un rôle de précurseur, d’inventeur. L’action universelle fut exercée par la France dont le romantisme prit tôt un caractère plus généralement humain qu’ailleurs : en cela, le romantisme français continue, en la transformant, la grande tradition classique. En Allemagne, le romantisme revêtit un caractère national. Si nous l’étendons au « Sturm und Drang », et même à ce que les Allemands appellent leur école classique – et nous sommes en droit de le faire – le romantisme allemand est d’abord l’assimilation, et de la littérature anglaise, et des idées élaborées par les philosophes français, en première ligne par Jean-Jacques Rousseau ; il est ensuite la conscience que prend l’Allemagne de son génie propre et de son unité ; il est enfin une introspection et une métaphysique, un « romantisme subjectif ».
Cinquième notion : hors de France, le romantisme est donc un mouvement d’indépendances nationales, origine lui-même des nationalismes germanique, slaves, italien. Alors, les nations européennes se découvrent et se définissent, en littérature et en politique, et contre la domination littéraire du classicisme français, et contre la domination politique de la révolution française, de l’empire napoléonien.
Enfin, le romantisme est, du point de vue littéraire, une époque de rénovation. Cette rénovation nécessaire nous a valu, et combien magnifique ! une poésie dont aucune autre époque ne nous offre l’équivalent ; un développement, tout nouveau, lui aussi, bien que préparé au XVIIIe siècle, du roman, qui devient un grand genre, et un genre multiple ; une émancipation, moins réussie, du théâtre ; un épanouissement de l’histoire ; la découverte des génies populaires, la critique enfin. Le romantisme se définit : la modernisation totale de la littérature prise dans son sens le plus large, langue, vers, style, sujets, images, inspiration. Cette modernisation s’est faite contre le classicisme dégénéré en académisme. C’était la forme la plus légitime de la révolution que cette révolution littéraire, car, de toutes les parties de l’ancien régime, la littérature, singulièrement la poésie et la tragédie, était la plus desséchée. La pensée du XVIIIe siècle, la pensée philosophique, et le retour à la nature l’avaient déjà blessée à mort. Il y a moins de différences entre un Rousseau ou un Diderot, d’une part, et, de l’autre, un Chateaubriand, un Victor Hugo, qu’entre ce même Rousseau, ce même Diderot, et un Bossuet, un Racine, par exemple. Même un Jacques Delille nous apparaît à mi-chemin entre Boileau-Despréaux et Lamartine. Byron diffère plus profondément de Pope que de Poe. Un abîme s’est creusé entre ces deux contemporains ou quasi contemporains, Gottsched et Bodmer. Mais il ne serait point difficile de démontrer – M. Pierre Moreau vient de le faire – que le romantisme français continue en partie le classicisme, et qu’on lui doit une plus intelligente compréhension de ce classicisme, entendons celui du XVIIe siècle. Et Goethe, qui fit, aux yeux des Français, figure de romantique – ce n’est pas complètement une erreur de perspective, – représente tout ce que le génie allemand a pu assimiler de classique sans devenir artificiel, sans perdre ses caractères, son romantisme congénital. La littérature, l’esthétique, les grandes œuvres du romantisme, sont hors de cause Je tenais à le bien marquer, pour éviter un malentendu.
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Ce qui nous intéresse ici, c’est l’inquiétude romantique, ou le romantisme envisagé comme l’expression d’une inquiétude, titre à la manière de Mme de Staël ou de Stendhal.
Le XIXe siècle – par quoi j’entends l’espace de temps qui va de la révolution française à la révolution russe – est une époque instable. Il nous apparaît aujourd’hui comme un intermédiaire entre deux mondes. Le premier de ces mondes, l’ancien régime, nos arrière-grands-pères l’ont vu mourir ; l’autre, nous le voyons naître dans la douleur. Entre cette mort et cette naissance, entre 1789 et 1917, l’Europe est demeurée trop profondément bouleversée pour être capable de retrouver son équilibre. Elle n’a pas retrouvé son équilibre politique : les guerres de la révolution et de l’empire contenaient en germe le grand conflit de 1914-1918. Elle n’a pas retrouvé non plus son équilibre social : le socialisme, précisément, le démontre. Comment, dans ces conditions, aurait-elle retrouvé son équilibre intellectuel et moral ? La philosophie du XVIIIe siècle avait tout remis en question ; aux valeurs anciennes elle en avait substitué de nouvelles, dont la plupart, à l’expérience, se sont révélées fausses et nocives. La pensée s’est décomposée, en même temps que les idées se multipliaient.
De là cette inquiétude générale des esprits qui est le fond du romantisme.
Le romantisme, c’est l’angoisse du devenir : de quoi demain sera-t-il fait ? l’angoisse de l’individu qui se trouve soudain libéré de toutes les contraintes anciennes, à commencer par la contrainte classique, mais qui ne sait plus sur quoi s’appuyer et sent chaque marche s’enfoncer sous ses pas. L’angoisse romantique, angoisse faite de crainte et d’exaltation, est le résultat, intellectuel et affectif à la fois, de l’alliance temporaire conclue entre l’individualisme et l’étatisme contre les institutions intermédiaires qui les gênaient. L’individu libéré de la famille, de la corporation, des racines, des ordres, des disciplines religieuses et morales, des règles intellectuelles, a commencé par célébrer sa liberté, la libération de son moi. Puis il s’est aperçu qu’il était seul, seul en face des grandes forces inorganiques et collectives qu’il avait mises lui-même en mouvement et qui menaçaient de l’écraser : le peuple, la nation, l’État, l’humanité, le cosmos. Il y a dans tout romantique un individualiste et un panthéiste, l’un vis-à-vis de l’autre, comme deux adversaires qui se mesurent : un nain contre un géant. Le sentiment du moi et le sentiment du tout – et ce n’est point la même chose que le sens du soi et le sens de la totalité – voilà la force affective qui va d’un pôle à l’autre de l’antinomie romantique. Ou mieux, les antinomies intellectuelles raison, nature, individu, État, d’où le XVIIIe siècle était parti pour entreprendre sa révolution contre l’ancien régime, devaient, en se répercutant dans les « âmes sensibles » ou, pour ne plus employer ce vieux jargon, dans les tempéraments sensibles jusqu’à l’excès de jeunes gens et de poètes, produire ce malaise affectif, cette antinomie de sentiments : le romantisme.
Liberté, égalité, fraternité, s’étaient écriés les démocrates du XVIIIe siècle et la révolution française. Si nous analysons cette banale devise qui n’a plus guère de sens aujourd’hui, nous y découvrons ces réactions affectives que l’alliance des contraires a provoquées. La liberté, réaction individualiste, affranchissement, solitude. L’égalité, réaction panthéiste, nivellement de tout ce qui est individuel dans le collectif, absorption de l’individuel par le collectif qui vit d’une vie propre, qui est une force en mouvement. Enfin, la fraternité, effort de l’individu et du collectif pour se rejoindre et se concilier dans un vague et impétueux sentiment d’amour sans objet précis, le suicide sentimental de l’individu dans le devenir universel.
Si je voulais illustrer d’exemples ce commentaire et montrer sa justesse, je n’aurais qu’à citer les jeunes générations allemandes du « Sturm und Drang » dont je parlais tout à l’heure, cette colonne d’attaque et d’assaut. Il y a là un premier romantisme où l’individualiste et le panthéiste, le national et l’humanitaire se mêlent et se confondent. Le « Sturm und Drang » est, du point de vue où je me suis placé, beaucoup plus significatif que le romantisme français ; mais Lamartine et Victor Hugo passeront entre 1830 et 1848 par une crise analogue.
Cette crise allait ouvrir toutes les écluses du lyrisme, car le lyrisme seul pouvait exprimer cet état affectif, cet état d’exaltation et d’inquiétude, cette libération, puis cette angoisse du moi. Le romantisme est « tout traversé de frissons métaphysiques », dit M. Lanson. Il a su exprimer immortellement la souffrance humaine, les révoltes du moi, la gêne d’un âge pris entre le passé et l’avenir, le regret de ce passé, l’espoir dans cet avenir, l’optimisme et le pessimisme, l’essor vers l’absolu et la chute dans le relatif : toute l’inquiétude moderne, entre ce qui fut et n’est plus, ce qui devient et n’est pas encore.
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Une sorte d’enquête instituée en 1825 par le Globe, sur le sens du romantisme, nous révèle bien ce qu’il y a de subjectif et d’insaisissable, mais aussi de libéral, de révolutionnaire en lui.
Voici ce qu’en pense le critique protestant Vitet :
« Pour préparer cette nouvelle révolution, de nouveaux encyclopédistes se sont élevés ; on les appelle romantiques. Héritiers, non des doctrines, mais du rôle de leurs devanciers, ils plaident pour cette indépendance trop longtemps négligée et qui pourtant est le complément nécessaire de la liberté individuelle, l’indépendance en matière de goût. Leur tâche se borne à réclamer pour tout Français doué de raison et de sentiment le droit de s’amuser de ce qui lui fait plaisir, de s’émouvoir de ce qui l’émeut, d’admirer ce qui lui semble admirable, lors même qu’en vertu des principes bien et dûment consacrés, on pourrait lui prouver qu’il ne doit, ni admirer, ni s’émouvoir, ni s’amuser. Tel est le romantisme pour ceux qui le comprennent dans son acception la plus large, ou, pour mieux dire, la plus philosophique. C’est, en deux mots, le protestantisme dans les lettres et les arts. »
Vitet marque ainsi clairement ce qui, malgré les apparences, malgré la réaction du premier romantisme contre le XVIIIe siècle, rattache le romantisme à la « philosophie » et, par de là, au XVIe siècle, humanisme et Réforme : l’émancipation de l’individu, qui est alors le moi.
III
Je voudrais maintenant porter l’attention sur deux aspects du romantisme : le mal du siècle, et l’effort d’adaptation, par la politique, à la société moderne. Ce sont, eu effet, les deux faces de son inquiétude et de son instabilité.
Le prototype, le coryphée, c’est Rousseau, cet individualiste farouche, inadaptable, mais qui cherche à s’adapter et, pour cela, reconstruit le monde. Rousseau influence les générations suivantes, dans l’Europe entière. Il les lance dans la lutte sociale, nationale, mais il les maintient dans leur moi, tout en excitant leur sensibilité : contradiction initiale, qui va tout fausser.
Donc, l’inquiétude, l’instabilité, nous les découvrons déjà dans tout le préromantisme, au XVIIIe siècle, qu’il s’agisse, en France du « retour à la nature », en Allemagne du « Sturm und Drang ». Il ne faut pas se méprendre sur l’optimisme qui règne alors dans les âmes sensibles. Cet optimisme est une simple attitude « philosophique » ; on veut croire à la bonté naturelle de l’homme, à la bonté de la nature, au progrès, aux lumières ; on veut croire qu’en marchant vers la révolution, on marche vers une aurore. Mais cet optimisme que l’homme sensible porte dans son cerveau, est en contradiction avec l’inquiétude et la mélancolie qui s’amassent au fond de son cœur. Car cet homme sensible ne va point tarder à être la victime de sa propre exaltation. Au début, il s’exaltait dans la joie, dans l’espoir ; il versait sa bonté sur la bonté des choses. L’enfance, la bienfaisance, l’amitié, la « beauté », le spectacle de toutes les vertus et celui de la nature lui faisaient verser à tout propos de douces larmes. Mais le voici qui recherche la solitude, hante les forêts, les montagnes, les ravins qu’il prend pour des précipices, et les bords des ruisseaux qu’il prend pour des torrents ; voici qu’il éprouve de plus en plus la nostalgie des âges primitifs et des régions lointaines ; voici enfin qu’il se dégoûte de la société, de la civilisation, parce qu’il ne cesse de les comparer à la nature et aux âges primitifs. Nous arrivons ainsi à ces âmes vagabondes, à ces âmes éprises de changement, qui s’épuisent elles-mêmes dans leur insatisfaction, leur instabilité. D’ailleurs, les écroulements que les idées philosophiques avaient provoqués dans les esprits en leur enlevant toute foi positive et toute confiance dans l’ordre politique, social et religieux qu’était l’ancien régime, ont provoqué à leur tour un déséquilibre pathologique : un Werther en sera la victime. Dès la fin du XVIIIe siècle, dans ce trouble des esprits, dans cette irritation des sensibilités, on sent l’approche d’une catastrophe qui va détruire un monde, une société, une élite. Telle sera donc la première génération romantique, celle du XVIIIe siècle, celle des âmes sensibles.
La génération suivante sera celle de la révolution. Elle y figurera comme actrice, ou comme victime, ou même simplement comme spectatrice. Elle continuera d’être inquiète, d’être instable, mais sous une autre forme. Les évènements ont posé un problème d’adaptation : comment s’adapter à cette France, à cette Europe, à ce monde que les idées de la révolution et les guerres de l’empire ont si profondément transformés ? Cette adaptation implique une révision des valeurs. Il s’agit de reconstruire. Il est donc naturel que l’on soit en pleine réaction contre les idées philosophiques, contre le rationalisme du XVIIIe siècle, contre les idéologies, contre l’esprit jacobin, contre l’absolutisme napoléonien. Il est naturel aussi qu’on soit en pleine réaction contre le classicisme. Pour beaucoup, le problème qui se pose est celui-ci : comment ressouder l’avenir, qui est incertain, au passé, qui est lointain, en retranchant la grande erreur que furent la révolution et le XVIIIe siècle ? Retour au christianisme, donc, retour au catholicisme, au moyen âge, à l’idée monarchique, à une philosophie idéaliste. Oui, mais on sent tout de même qu’on a changé de monde. La révolution et l’empire sont des faits d’une telle portée – des faits providentiels, dira Joseph de Maistre – qu’il faut bien les accepter, eux et leurs conséquences. Or, comment arriver à raccorder ces idées anciennes et ces libertés nouvelles ? C’est à ce moment que les esprits hésitent, divergent, c’est à ce moment que l’inquiétude recommence : écroulements que de si dures et si longues secousses ont provoqués, désillusions que les évènements ont produites. Le pessimisme succède à l’optimisme du XVIIIe siècle. Quand tout s’est écroulé autour de vous, que vous reste-t-il ? Il ne vous reste plus que deux refuges : une conception pessimiste de l’homme et de l’univers, ou le moi. C’est durant cette génération que l’individualisme romantique, le « mal du siècle » commence de faire ses premières victimes. Héritage du XVIIIe siècle : on a renié Voltaire, mais on a reconnu Rousseau.
Le mal du siècle, de profondes aspirations religieuses et de grandes inquiétudes politiques, voilà ce que cette seconde génération va transmettre à la troisième. Celle-ci sera beaucoup plus faible. Il y a de l’énergie dans un Chateaubriand, dans un Byron, dans un Goethe. Tous trois sont des hommes d’action ; chez eux, le mal du siècle est une fièvre qui les stimule, elle n’est pas encore une anémie qui les ronge. Leur désespérance est une noble, une héroïque attitude. Leur ennui ou leur révolte les poussent à vivre périlleusement. Ils savent encore lutter, se sacrifier pour une grande cause. Ils se sentent aptes à gouverner, à commander, et ils y réussissent. Byron meurt les armes à la main. Chateaubriand parcourt jusqu’au bout une belle carrière de politique et de diplomate. Goethe, qui fut premier ministre de Saxe-Weimar, opère, au cours de sa longue vie, ce magnifique redressement qui devait le porter de l’individualisme romantique à l’objectivité classique, de l’inquiétude à la sérénité. Mais la jeune génération dont Goethe, Byron et Chateaubriand furent les dieux, ne sut, ni les comprendre, ni les imiter. Ils ne lui enseignèrent que la désespérance, et c’est ainsi qu’ils agirent sur elle comme de mauvais maîtres. Au début, cette génération n’avait eu qu’une idée : continuer, achever l’œuvre de la précédente, en s’avançant plus loin, dans les mêmes voies. Mais elle était venue trop tard dans un monde trop vieux. Elle payait les excès de ses pères et de ses grands-pères, excès dans l’action, excès dans les idées. Elle était ardente et fiévreuse, pleine d’ambition, éprise de gloire, à un moment où l’Europe épuisée avait besoin de paix, de calme, où la bourgeoisie, qui allait bientôt dominer, n’avait pour idéal que la prospérité matérielle. Elle n’était pas sceptique, mais elle avait hérité de ses aïeux qui avaient été voltairiens, philosophes, un atavisme sceptique. Il lui manquait surtout la vigueur physique et morale, car elle grandissait dans l’atmosphère de dépression qui succède toujours à l’atmosphère de révolution. Sentimentale et mystique, il lui manquait les principes, car la génération précédente n’avait pas su lui en donner qui fussent fermes, surtout en religion. De là, ces brusques retournements qui la font passer, en politique, de la réaction à la révolution, qui la font passer, en religion, de la foi au doute.
Le doute, voilà bien le mal qui la ronge. Elle a, en effet, perdu la foi, mais elle n’a point, au contraire, perdu le besoin de croire. Cette génération donc pourra douter, blasphémer, mais elle ne pourra plus être impie comme Voltaire. Alors il se produira ce phénomène : le sentiment religieux que ne contiendront plus la doctrine, ni même la morale, puisque les fondements moraux et doctrinaux de la croyance ont fléchi, ce sentiment religieux, on le verra se diffuser, se répandre partout. Il y aura la religion de l’humanité, la religion de l’amour, la religion de l’art, la religion de la patrie, la religion du moi. Il y aura bientôt la religion de la science. Intuition, instinct, foi, besoin d’infini, sentiment, tout s’embrouillera, tout se confondra dans un vague panthéisme qui pourra s’exprimer longtemps encore en langage chrétien, usera encore d’images catholiques, mais aboutira très vite aux plus dangereux sophismes antisociaux, à ce que l’on pourrait appeler l’immoralité vertueuse, évangélique.
On comprend pourquoi cette génération fut, plus que la précédente, et d’une manière plus grave, la victime du mal du siècle. Nous avions eu des âmes sensibles, puis des mélancoliques, puis des fatigués, des désillusionnés et des révoltés : nous avons maintenant des désespérés, des névrosés ; nous aurons bientôt des intoxiqués et des invertis.
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Ce qui, avec le doute religieux, a le plus tourmenté les romantiques, c’est le besoin d’agir et l’ambition politique.
Ce besoin d’agir, cette ambition politique devaient aboutir à un échec. Pourquoi ?
Romantisme et politique : le seul rapprochement de ces deux termes suffit pour nous faire sentir, comprendre l’antipathie profonde qui s’insère entre eux. Individualiste qui rapporte tout à son moi, sensible jusqu’à l’hypersensibilité, enthousiaste, impulsif que mènent l’émotion du moment, la passion, le sentiment, amant de la chimère, et si peu psychologue ! poète et orateur, certes, capable donc de remuer momentanément une foule, non de la diriger, le romantique est le contraire du politique, de l’homme d’État.
Par son tempérament comme par son esprit, le romantique allait se mettre en contradiction croissante avec le développement de la société au XIXe siècle. À partir de 1815, à partir surtout de 1830, la société devient bourgeoise, elle s’organise sur des intérêts économiques. Le développement de la grande industrie, du grand commerce, du capitalisme, le prodigieux essor de la technique, la formation du prolétariat ouvrier, la puissance internationale de la finance, tous ces phénomènes indiquent à quel point le siècle se matérialise, à quelle vitesse il évolue vers ce qu’on appelle la civilisation de masse et de quantité. Rien n’est plus contraire à l’individualisme et à l’idéalisme des romantiques.
C’est cependant alors que les romantiques cherchent à jouer un rôle dans la société. Ce rôle, ils avaient la possibilité légale de le jouer. La révolution et l’empire, en détruisant la société hiérarchisée de l’ancien régime, avaient fait appel à des hommes nouveaux, autorisant ainsi toutes les ambitions et tous les espoirs. Dans l’Europe entière, les idées démocratiques fermentaient ; l’un après l’autre, la plupart des gouvernements étaient obligés d’instituer, en des limites plus ou moins étroites, un droit de suffrage. Dans cette société instable, dans cette société en mouvement du XIXe siècle, les intellectuels exigent leur place. Ils entendent exercer leur influence. Sous l’ancien régime, ils n’y avaient guère pensé ; tout au plus pouvaient-ils être alors les instruments d’une politique. Maintenant, ils veulent faire de la politique, ils veulent même diriger la politique. Mais, à mesure que la possibilité légale de jouer un rôle politique s’élargit devant eux, la possibilité sociale se rétrécit. Elle se rétrécit parce que la société bourgeoise est chaque jour plus réfractaire aux aspirations, au genre de vie, à l’état d’esprit, à la sensibilité de l’écrivain romantique. Peu à peu, elle se détournera de lui. Le prolétariat fera de même. D’où cette contradiction : possibilité plus grande qu’autrefois de jouer un rôle politique, mais difficulté plus grande de le jouer. D’un côté, la démocratie favorise ; de l’autre, la constitution, l’esprit même de la société moderne, rendent toujours plus difficile l’action politique des romantiques. Dilemme, aurait dit Victor Hugo. Chatterton en face de lord Bickford.
L’échec était donc inévitable. Certains succès isolés et passagers ne servirent qu’à entretenir des illusions, suivies de déceptions. Les romantiques apportent dans la politique un mysticisme, un messianisme qui est tout de suite rejeté par le flot montant du parlementarisme bourgeois, avec suffrage restreint, à la démocratie, avec suffrage universel. La politique devient intrigues de parlement, jeux de partis, conflits d’intérêts, propagandes électorales ; de plus en plus, elle s’éloigne des idées. Le romantique, en revanche, croit en l’idée absolue ; il plane dans la thèse, tandis que le politique se meut dans l’hypothèse. Il se trouvera donc nécessairement inférieur à un politicien habile, souple, connaissant ses adversaires, tout proche de ses électeurs et sachant parler leur langage, possédant cette psychologie pratique dont les romantiques manqueront, puisqu’ils ne peuvent sortir de leur moi. En outre, le poète est susceptible, orgueilleux, d’un amour-propre exagéré, d’une sensibilité souvent maladive, prêt à un éclat, ayant le col roide, faisant sentir sa supériorité, sacrifiant à de nobles attitudes des résultats positifs, sans cesse blessé par les contacts indispensables avec ceux qui lui sont de beaucoup inférieurs par l’esprit, mais de beaucoup supérieurs par l’expérience et le sens de l’action. C’est tout le drame politique d’un Chateaubriand, d’un Lamartine, d’un Victor Hugo, et de tant d’autres.
Les romantiques avaient eu une série d’espoirs. Ils avaient espéré dans les rois et les aristocraties, et ils s’étaient faits les porte-parole de la contre-révolution. Ils avaient espéré ensuite dans la bourgeoisie, et ils s’étaient ralliés au libéralisme, à la révolution même. Ils avaient espéré enfin dans les peuples, dans l’humanité, et ils étaient devenus socialistes. Il ne leur reste plus maintenant qu’à se réfugier dans la tour d’ivoire, qu’à se consacrer au culte de l’art. Nous arrivons ainsi aux générations de penseurs, d’écrivains et d’artistes qui professent un aristocratisme dédaigneux à l’égard de la société bourgeoise, mais aussi des masses prolétariennes, avec la volonté de ridiculiser celle-là comme de braver celles-ci. Au mal du siècle succède le pessimisme, venu d’Allemagne par Schopenhauer et Hartmann, mais dont la source, au delà, est dans les Indes, dans le bouddhisme, ou plutôt dans cet « ersatz » européen qu’on nomme alors le néo-bouddhisme. Ce pessimisme est une nouvelle crise d’inquiétude : le mal du siècle objectivé, transformé en une conception de la vie. Conception désespérée : ce n’est pas le moi seulement qui est malheureux, c’est la vie elle-même qui est mauvaise ; il serait donc un bien de l’éteindre, de faire taire une fois pour toutes « la voix sinistre des vivants ». Sans doute, ce n’est là que la thèse. L’hypothèse se résume en une attitude esthétique : la religion de l’art, en une attitude morale : le stoïcisme, en une attitude sociale : une grande pitié pour toutes les victimes de la vie, les hommes d’abord, les peuples, les masses, les humbles, mais aussi les animaux, – toutes ces créatures qui n’ont pas demandé à être créées. Avouons que ce pessimisme hautain, froidement impersonnel dans son expression, à la fois historique et métaphysique, nous émeut bien davantage que les déclamations byroniennes ou les plaintes de Musset. Mais il nous effraie davantage aussi, comme un symptôme inquiétant pour l’avenir de la civilisation moderne qui doute de soi-même, se lasse de soi-même, et se suicide lentement. Quand ce pessimisme se combine avec le déterminisme scientifique, il devient effrayant, parce qu’il est la négation de l’intelligence et de la morale.
IV
Un homme a porté sur le romantisme et ses conséquences, le jugement le plus profond que je connaisse : Goethe, ce Goethe dont nous venons de célébrer le centenaire (les Allemands d’aujourd’hui le célébreraient-ils encore ?).
Goethe avait expérimenté le romantisme, et il l’avait vu, autour de lui, expérimenter. Il n’en a gardé que l’esthétique. « Peu importe la règle ou non, disait-il en 1828 au Genevois Soret ; pourvu qu’un ouvrage soit bon, il est classique. » À ses yeux, les Nibelungen étaient classiques, tout comme l’Iliade et l’Odyssée. Goethe a su donc appliquer, avec le génie que l’on sait, dans ses propres œuvres, l’esthétique du romantisme.
Mais il a condamné celui-ci. On connaît la façon nette et sommaire dont il l’a exécuté en 1829, devant son famulus Eckermann : « Je nomme classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malade... La plupart de ce qui est nouveau n’est pas romantique parce que nouveau, mais parce que faible, maladif, malade. L’ancien n’est pas classique parce qu’ancien, mais parce que fort, frais, serein et sain. »
Le fidèle Eckermann était un « Spiessbürger », et Goethe avait soin de ne pas lui dire des choses trop subtiles. Ce sont d’autres témoins, d’autres interlocuteurs qui nous ont conservé la pensée profonde du maître sur le romantisme. Lorsqu’en 1898, Goethe développe devant Riemer un parallèle entre le romantisme et l’antiquité, ses critiques se précisent : l’antique est humain, naturel, mesuré, plastique, vrai, réel ; le romantique est inhumain, artificiel, sans mesure, faux, bizarre. Il est grotesque, il fait des grimaces, il tombe dans la caricature. Goethe le compare à une mascarade, à une lanterne magique, à des chandelles qui font mal aux yeux. Il l’accuse de tourner au comique tout en voulant être sérieux. Le romantique n’a point de style : il est tendu, cherché, voulu. En résumé, le romantisme manque d’art, manque de lois ; il ne voit qu’un aspect des choses, non leur ensemble, leur harmonie ; il n’est plus à la mesure de l’homme.
Le romantisme, selon Goethe, a rompu avec la réalité. Il a émietté l’homme et l’univers. Il est sorti de l’ordre. Il ne voit plus l’unité de la pensée, cette structure vivante qui s’élève du contraste à l’identité, et qui doit être la base de l’œuvre d’art, comme Goethe l’explique à Boisserée, le 2 août 1811. Car le monde est à la fois simple et grand : voilà pourquoi les hommes, les romantiques surtout, ont tendance à le décomposer, à le mettre en pièces. « Chaque créature, écrit-il à Zelter, est un ton, une nuance d’une vaste harmonie que l’on doit étudier dans son ensemble, sinon chaque détail devient une lettre morte. » Le monde est harmonie spirituelle : « Notre capacité d’ennoblir toute chose sensible et d’animer une matière morte par une idée spirituelle, est le gage le plus sûr de notre origine supraterrestre, écrit Goethe à la comtesse Caroline d’Egloffstein, en avril 1818. Et bien que nous soyons attirés et enchaînés par les innombrables phénomènes terrestres, une nostalgie intime (eine innige Sehnsucht), nous force à lever notre regard vers le ciel, parce qu’un sentiment profond et inexplicable nous persuade que nous sommes citoyens de ces mondes qui luisent mystérieusement au-dessus de nous, et où nous nous retrouverons un jour. » Goethe n’aimait pas le protestantisme : à la fin de sa vie, le catholicisme, qu’il connaissait d’ailleurs fort mal, éveillait ses sympathies ; il n’était guère chrétien, mais il était religieux. Le rôle de la religion, c’est, pour lui, d’établir la paix entre les lois du monde spirituel et la nature physique de l’homme, en amenant celle-ci à se transcender et à s’universaliser. Sans la religion, dit-il encore à Riemer, le 26 mars 1814, « les hommes demeurent improductifs, ils en sont réduits à imiter et à recommencer. Toutes les inventions des anciens étaient choses de foi ; mais parce que nous sommes sans foi, nous ne savons qu’imiter les anciens, en les réduisant à nos fantaisies romantiques. »
En dernier ressort, on voit bien pourquoi Goethe condamne le romantisme, et le juge dangereux. Le romantisme a perdu le sens de la totalité, l’esprit de synthèse. Il l’a perdu en profondeur, parce qu’il est incapable de concevoir l’unité spirituelle ; en étendue, parce qu’il est incapable d’être universel. Son individualisme l’a renfermé dans le sujet, il lui est impossible d’atteindre à l’objet. Ni profondément religieux, ni largement humain, il est condamné aux fantaisies sentimentales et aux étroitesses nationalistes. Il a creusé un abîme entre le Nord et le Midi, et cet abîme, qui divise l’Europe, partage l’Allemagne en deux. Il conduit à l’absorption de l’individu dans la masse, ce qui est la destruction de l’ordre social. Il est tombé dans le relativisme. La condamnation est implacable. Certes Goethe, aujourd’hui plus encore qu’en son temps, ratifierait cette exégèse, opérée sur des textes épars mais que j’ai conscience de n’avoir jamais sollicités.
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Ce que je reprocherais à Goethe, c’est moins sa sévérité d’homme arrivé à la gloire et à la plénitude pour des jeunes qui débutent et se cherchent, que de méconnaître l’inquiétude romantique et son sens profond.
Les idées autour desquelles a évolué le romantisme, surtout en Allemagne et en Pologne, nous découvrent ce sens.
Le romantisme était parti de Rousseau, totalement, et de Kant, partiellement : deux formes d’individualisme, l’une affective, l’autre rationnelle. Mais il a dépassé Jean-Jacques qui regardait vers le passé, qui a la nostalgie de l’état de nature, regrette que l’homme en soit sorti et l’y voudrait ramener, ou du moins ramener cet homme le plus près possible de l’état de nature. Le romantisme a l’idée de mouvement, d’évolution, qui est celle de progrès, mais avec un sentiment de doute et de pessimisme. Sa philosophie, avec Fichte, deviendra celle de l’avenir.
Kant ne le contente pas non plus. Ce Prussien est trop rationnel, trop dur. Il ne satisfait pas le sentiment. Il enferme l’homme dans un subjectivisme à cloisons étanches. Le romantisme veut prendre contact avec la vie, la société ; il veut agir dans la vie, la société. Il veut bien obéir, mais non aux caporaux de l’impératif catégorique : obéir au sentiment, à l’inspiration, à l’enthousiasme. Il rapproche donc la philosophie de la poésie et de l’art, par l’intermédiaire de l’imagination créatrice.
Que cherche-t-il ? soi-même, dans l’absolu. Il s’efforce d’être optimiste, comme le XVIIIe siècle, mais le spectacle de la révolution a ébranlé cet optimisme. L’oppression du prolétariat par la bourgeoisie, des peuples par la tyrannie monarchique, le pousse à la révolte, lui, qui au point de départ, était royaliste, catholique, réactionnaire. Il défend à la fois, et les droits de l’individu, et les droits des peuples. Il unit au culte de la nation, le culte du moi, sans avoir encore les raffinements et la méthode d’introspection d’un Barrès. Le voilà donc nationaliste. Oui, mais en même temps, il est européen, cosmopolite ; il travaille à rapprocher des cultures qui semblaient inconciliables. De l’individu à la nation, de la nation à l’humanité : il y parvient par le messianisme. Il y a des hommes-Messies : les grands poètes, conducteurs de peuples. Il y a des nations-Messies, comme la Pologne, conductrices de l’humanité. Une nation-Messie, c’est une nation opprimée, crucifiée pour le salut de l’humanité. Le romantisme est donc finaliste. Pessimiste quant au siècle, il réserve son optimisme pour la fin, pour l’avenir. Il croit à la régénération par l’art, par la souffrance. Il est chrétien, mais il lui manque, presque toujours, la discipline morale et la doctrine. Il fait un immense effort pour embrasser le tout, mais voici que, soudain, il aperçoit que ses bras sont trop courts. Et il les laisse retomber.
Que lui est-il advenu ? Ce passionné d’unité n’a pas eu le génie de la synthèse : il a trop renié l’intelligence, il s’est trop fié à l’intuition, au sentiment, au moi ; il a trop affirmé la suprématie de l’irrationnel. Le point fixe lui a manqué. Il est demeuré incapable de résoudre les contradictions subjectives et les antinomies objectives, celles qu’il sentait en lui, dans son moi, celles qu’il découvrait dans la vie, hors du moi. Il est tombé dans le syncrétisme et le relativisme. Et c’est en soi-même, enfin, qu’il a fini par se décomposer et se perdre.
À quoi donc ces contradictions et ces antinomies se ramènent-elles ?
À ceci : le romantisme est sous le signe d’une contradiction profonde, d’une antinomie entre la pensée et le sentiment, entre le culte du moi et le culte du collectif. Effets et causes, en même temps, de l’instabilité, de l’inquiétude. Le plus récent historien du romantisme français, M. Pierre Moreau, conclut en ces termes : « Deux tentations, surtout, ont sollicité en sens contraire cinquante années (1800-1850) : l’orgueil de la solitude et le besoin d’action, l’individualisme et le génie social. Elles ont, tour à tour, et souvent dans le même moment, et parfois dans la même œuvre, sauvegardé les originalités particulières, accentué les différences et ramené le monde à l’unité. Il n’est aucun culte que l’on n’ait défendu aussi farouchement que celui de soi-même, si ce n’est celui de l’humanité. Or cette contradiction profonde ne cessera de pénétrer l’esprit du XIXe siècle ; et c’est pourquoi nous datons de cette longue et confuse évolution, qui va de Chateaubriand à Renan. »
Le romantisme, en dernière analyse, n’est pas autre chose qu’une inquiétude multiforme, causée par l’instabilité politique et sociale du XIXe siècle. Car le XIXe siècle ne fut pas stupide, mais il fut instable, il fut inquiet. Il eut le sentiment d’être provisoire en tout, parce qu’il eut le sentiment que la révolution n’était point achevée, qu’il se préparait un changement de monde.
CHAPITRE V
DU LIBÉRALISME ET DE LA DÉMOCRATIE
Une tendance irrésistible, parce qu’elle est à la fois affective et logique, emporte la révolution française le long de sa pente ; elle l’entraîne, à travers l’Europe, de Paris à Moscou, par le socialisme, au communisme.
Mais la révolution française est elle-même l’aboutissement, dans l’ordre politique, d’une tendance intellectuelle dont l’origine nous ramène à la Renaissance et à la Réforme : l’individualisme. Nous entendons par individualisme la théorie d’après laquelle l’individu est autonome, possède une valeur intrinsèque, supérieure à toutes les valeurs de l’ordre social ou de l’ordre moral. L’individu devient ainsi l’unité de la société, de la nation, de l’État, sans qu’il y ait besoin d’intermédiaires comme la famille, ou les associations professionnelles, ou les groupements régionaux. L’homme est donc la mesure de toute chose ; tout se ramène à l’homme et tout émane de lui, de l’autorité politique aux idées métaphysiques. Dans ce sens, individualisme est l’équivalent d’humanisme. Celui-ci commence à partir du moment où l’homme déplace le centre de l’univers et le fixe en lui, où il se substitue pratiquement à Dieu, où il s’assigne comme fin le bonheur terrestre par l’affranchissement de son esprit et la domination de la matière : humanisme égale donc anthropocentrisme.
Individualisme, humanisme, anthropocentrisme : tout le monde moderne est dans ces trois termes et dans les conceptions qu’ils expriment. C’est une longue révolution qui a débuté dans les idées et qui, depuis 1789, s’est continuée dans les faits. C’est la Révolution.
Nous sommes donc en présence d’une conception de l’homme et de la vie. Cette conception devait naturellement chercher à s’incarner dans une organisation sociale et politique. Car toute organisation sociale et politique dérive d’une conception de l’homme et de la vie. La conception produit l’organisation comme une forme qu’elle anime. Aussi longtemps qu’elle l’anime, la forme reste vivante. Mais, peu à peu, la conception s’affaiblit, elle cède à la poussée d’une conception plus nouvelle et plus forte, elle devient inactuelle, elle cesse de correspondre aux conditions économiques et sociales d’une époque donnée, elle est battue en brèche à la fois par les faits de l’ordre politique et ceux de l’ordre intellectuel. Alors, la forme se vide, se dessèche et s’atrophie. Elle dégénère en système, puis en mécanisme Elle prolonge encore son existence par la vitesse acquise, la tradition, l’habitude, la routine. Enfin, elle est emportée par le vent.
Le régime politique et social du moyen âge avait comme âme la théologie, les conceptions scolastiques de l’homme et de la vie. L’homme n’était, ni sa propre fin, ni le centre de l’univers ; il s’incorporait comme une partie dans une vaste synthèse : pyramide dont la pointe était Dieu. Le monde était alors théocentrique.
Lorsqu’il devint anthropocentrique, il devint en même temps laïque. Désormais, nous n’avons plus en face de nous que des conceptions purement laïques de la vie sociale et politique, de la société et de l’État. Mais ce sont des conceptions variables, instables, qui se transforment, s’usent avec rapidité. Plus l’homme se détache de son centre spirituel qui le maintenait dans l’unité, plus il est livré à ses contradictions intérieures. Ici, nous n’en retenons qu’une : le conflit entre l’homme individuel et l’homme collectif. Il se pose en ces termes : est-ce que les formes collectives de l’humanité, la société, l’État, doivent être ramenées à l’individu comme à leur centre ? Est-ce que, au contraire, l’individu doit s’absorber totalement dans ces formes, la société, l’État ? Autrement dit, si nous entendons par substance ce qu’il y a de permanent dans les choses qui changent, est-ce l’individu qui est substance, ou est-ce la collectivité ? Mais, dès que lions plaçons le terme individu en face du terme collectivité, nous plaçons un terme faible en face d’un terme fort. Celui-ci aspirera nécessairement, à la longue, celui-là. L’aspiration sera fatale avec le laïcisme En effet, au fond de laïcisme, il y a la négation de l’âme immortelle. Ce qui dure, ce qui semble éternel, c’est le collectif. L’individu, avec sa vie éphémère, n’est plus qu’un accident du collectif. Et par là nous revenons à la conception païenne, et de l’homme, et de la société, et de l’État. Nous la dépassons même par en bas, en tombant dans le matérialisme.
I
Ces préliminaires étaient indispensables, si nous voulons aborder maintenant le libéralisme et la démocratie. Ils nous permettront de voir clair dans une révolution qui part de la liberté individuelle pour aboutir à la tyrannie du collectif. Ils nous aideront à montrer la connexion intime et l’origine commune du libéralisme, de la démocratie et du socialisme, jusque dans les formes les plus extrêmes de celui-ci. Nous verrons combien instable et faible est une conception individualiste, lorsque l’on cherche à construire sur elle une société, un État. Nous constaterons que libéralisme, démocratie, étatisme, socialisme, communisme enfin, sont les anneaux d’une chaîne traversée d’un bout à l’autre du même courant. Ce ne sont point des jugements de valeur que nous allons prononcer, mais des faits que nous allons constater ; ou plutôt, les faits nous amèneront à porter des jugements de valeur.
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Le libéralisme et la démocratie sont nés ensemble. Il est l’esprit, elle est la forme. On ne les sépare qu’artificiellement, grâce à des confusions sur le sens de ces deux termes, à des entorses infligées à l’histoire. Toutes les démocraties actuelles sont issues de la révolution française et de la « philosophie », toutes ont leur bible dans le Contrat social. Sans doute, elles ont subi l’influence du libéralisme anglais. Ce dernier a son origine psychologique dans cet esprit d’indépendance personnelle qui caractérise l’Anglo-saxon ; mais on ne saurait nier que, si cet esprit a revêtu la forme du libéralisme, puis du radicalisme, c’est parce que les idées du XVIIIe siècle et la révolution française ont agi puissamment sur lui. La démocratie des États-Unis est une formation du XVIIIe siècle. Les autres démocraties de l’Amérique latine portent encore plus nettement la marque de la « philosophie » et de la révolution française. La démocratie helvétique, bien qu’elle se soit rattachée de toutes ses forces à l’histoire et aux traditions nationales, est imprégnée de rousseauisme, et c’est la République helvétique, une et indivisible, imposée par les baïonnettes du Directoire, qui l’a, pour ainsi dire, accouchée.
On a tenté de donner des ancêtres à la démocratie moderne : les démocraties antiques, les démocraties urbaines ou paysannes du moyen âge. Ce ne sont que tableaux acquis par un nouveau riche pour orner son château : il a beau reprendre le nom, il n’est pas de la maison. Ni les démocraties antiques, ni les républiques médiévales n’ont rien de consubstantiel avec la démocratie moderne. La démocratie moderne a pour substance les idées modernes, dont celles d’égalité, de liberté, de progrès et de laïcité. Les démocraties antiques, qui étaient une forme de la cité païenne, étaient fondées sur l’esclavage ; les républiques médiévales, qui étaient une forme de la féodalité, avaient des sujets, des vassaux qu’elles traitaient durement. Ni celles-ci, ni celles-là n’étaient laïques. Tout ce qu’elles ont de commun avec la démocratie moderne, c’est un nom. Ce qui les en sépare, c’est tout ce qui sépare le monde moderne, et du monde médiéval, et du monde antique. Imaginez trois paquets : même papier, même étiquette, même ficelle ; mais dans le premier, vous trouvez une statuette de Tanagra, dans le second, un reliquaire, dans le troisième, un fromage. Ne confondons point d’ailleurs démocratie avec république, même avec république populaire. Une forme politique est toujours inséparable de l’esprit qui l’a projetée. Introduisez un nouvel esprit dans une vieille forme : il la fera sauter, pour en produire une autre à son image.
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Le libéralisme et la démocratie, celui-là par celle-ci, ont tenté, non sans succès, de fixer les conquêtes et les résultats de la révolution française, de les rendre définitifs en organisant une société politique destinée à les contenir, dans les deux sens du verbe. Il y a là un très intéressant effort à suivre.
Le libéralisme est la philosophie de la grande bourgeoisie, celle que l’on qualifiera plus tard de capitaliste, mais qu’il faut aussi qualifier d’intellectuelle son postulat est le parlementarisme, ou la démocratie indirecte, représentative, avec suffrage restreint. En revanche, la démocratie avec suffrage universel est un postulat de la petite bourgeoisie et de la classe paysanne, inspirées par le radicalisme. Le socialisme est enfin un postulat de la classe ouvrière, et par lui on sort de la démocratie pour aller au communisme. Ceci pour montrer que, dès le début, la démocratie tendait à dépasser le libéralisme, tout en étant dans la logique de celui-ci, comme le socialisme tend à dépasser la démocratie, tout en étant dans la logique de celle-ci, comme enfin le communisme, tout en étant dans la logique du socialisme, va tendre à le dépasser.
Le libéralisme et la démocratie sont essentiellement dirigés contre l’ancien régime. Leur philosophie est empruntée au XVIIIe siècle, réduite en formules faciles, accessibles à tous les esprits. La prédisposition affective qui leur est ici commune, et qui d’ailleurs est une force, c’est l’optimisme. De cet optimisme jaillissent deux idées jumelles : l’idée de progrès, la confiance dans les heureux effets de la liberté. La conception de l’homme que nous y retrouvons, est donc celle d’un être naturellement bon, naturellement perfectible. Il faut avoir a priori confiance, et dans le cœur, et dans la raison de l’homme. Son cœur le porte à aimer ses semblables, sa raison le garantit contre les excès. Il suffit d’éduquer. Pour éduquer, il n’est qu’un moyen : en vertu de la confiance qu’il est nécessaire d’avoir dans l’homme et dans le progrès, on mettra dans les mains de chaque citoyen toutes les libertés, en son cerveau toutes les lumières. Il apprendra peu à peu à s’en servir. L’instruction devient ainsi la fonction essentielle de l’État. Par les libertés politiques, l’homme parviendra finalement à la liberté. Par les vérités scientifiques et rationnelles, l’homme atteindra finalement à la vérité. Ainsi s’instaurera sur la terre, le règne de l’égalité, de la fraternité dans le bonheur. De l’optimisme affectif on aboutit donc au millénarisme.
Cette philosophie peut se donner toutes les apparences du rationalisme, s’appuyer sur la science expérimentale : elle n’en est pas moins une mystique, une foi, une religion laïque. Il est impossible qu’il en soit autrement. Vous ne convaincrez les hommes, vous ne mettrez en mouvement des masses, vous ne détruirez la cité ancienne et vous ne reconstruirez la nouvelle que par le moyen des mythes. L’homme, les masses ont toujours besoin de voir à la fois, et le diable, et Dieu. Ce laïcisme n’est qu’un christianisme désaffecté. Dieu, c’est l’homme, le peuple ; le diable, c’est l’ancien régime. Dans quelques années, Dieu sera le prolétaire, le diable sera le bourgeois ; plus tard encore, Dieu sera l’aryen, le germain, le diable sera le juif. Et ainsi de suite.
La source commune du libéralisme et de la démocratie, sont les conceptions humanistes, et nous voici, une fois de plus, ramenés à la Renaissance. Avec cette différence toutefois : l’humanisme de la Renaissance était aristocratique à l’extrême. L’humaniste était un prince de l’esprit, ou se croyait tel. Il méprisait profondément le barbare et le vulgaire. N’empêche que toutes les idées du XVIIIe siècle se retrouvent dans son cerveau, au moins à l’état de microbes. L’œuvre des « philosophes », de leurs précurseurs anglais et de leur ennemi Rousseau, fut de reprendre et de répandre ces idées, de les démocratiser.
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Cette communauté d’origine étant déterminée, cherchons ensemble ce qui est spécifique au libéralisme et ce qui est spécifique à la démocratie, ce par quoi ils diffèrent et même s’opposent :
Le libéralisme est beaucoup plus individualiste que la démocratie, beaucoup plus proche de l’humanisme. Il porte, en effet, l’accent sur la liberté. Tout son système consiste à défendre et à promouvoir la liberté individuelle. Au nom de la liberté de penser et d’exprimer la pensée, il commence par prendre ses précautions contre l’Église et il proclame la tolérance ; il va même si loin qu’il finira par accorder à toutes les idées la même valeur : d’où sa dégénérescence inévitable en anarchie intellectuelle. Au nom de la liberté d’être et d’agir, il prendra encore plus de précautions à l’égard de l’État, car il a extrêmement peur de l’arbitraire gouvernemental. Contre cet arbitraire, il cuirasse le citoyen de garanties. Séparation des pouvoirs, afin d’assurer l’indépendance du législatif et du judiciaire vis-à-vis de l’exécutif. Le rôle de l’État limité à maintenir l’ordre dans la rue, à empêcher que les libertés individuelles n’empiètent les unes sur les autres. Défense à l’État de faire concurrence à l’individu et de lui enlever la moindre parcelle de liberté économique. L’État ne doit exercer, ni fonctions industrielles, ni fonctions commerciales. L’échange sera libre entre les nations pour que rien ne trouble les libertés commerciales : laisser libre jeu aux lois économiques. Les charges publiques, les impôts seront réduits au minimum indispensable pour que l’État puisse payer ses frais de ménage. L’individu disposera librement de ses biens. Le libéralisme irait jusqu’à la liberté de l’enseignement et à la liberté testamentaire, sans sa peur de l’ancien régime, des privilèges, de droit d’aînesse, de l’école confessionnelle. Il est donc pris entre l’ancien régime et l’État, parce qu’il craint l’un et l’autre pour ses chères libertés individuelles. Il se sert de l’État contre un retour offensif de l’ancien régime, mais il n’ose pas faire appel à l’ancien régime contre l’étatisme. Et c’est bien une attitude bourgeoise, que d’être assis entre l’intervention et la corporation, l’aristocratie et la démagogie, comme entre deux chaises.
Postulat, conséquence politique du libéralisme, la démocratie est déjà tout autre. Elle porte de moins en moins l’accent sur la liberté, de plus en plus sur l’égalité. Mais l’égalité et la liberté sont antinomiques. On ne peut arriver à l’égalité qu’en restreignant la liberté, qu’en nivelant les différences individuelles. La démocratie proclame la souveraineté populaire, la souveraineté du nombre. Tandis que le libéralisme préconisait une civilisation de qualité, la démocratie préconise une civilisation de masse. Le libéralisme n’était pas social – il était trop individualiste pour cela –mais politique. La démocratie penche du politique au social, du libéralisme au socialisme. Comme elle est fondée sur le nombre, sur la masse, elle devient autoritaire. À l’opposé du libéralisme, elle augmente sans cesse les pouvoirs de l’État et diminue sans cesse les garanties personnelles. En effet, la souveraineté du peuple ne saurait être, dans la pratique, autre chose que la souveraineté de l’État. Les majorités électorales sont changeantes, discontinues, « basculantes ». L’élément fixe, dans la nation, et l’organe du peuple souverain, c’est l’État ; mais, avec l’instabilité gouvernementale, l’État, toujours dans la pratique, se réduit aux fonctionnaires. La démocratie tourne donc à la bureaucratie, au règne des règlements et du formalisme juridique. À son tour, la bureaucratie, ignorant les personnes, les cas particuliers, contribue essentiellement à rendre la démocratie égalitaire et autoritaire.
La démocratie est nécessairement interventionniste. Les revendications des masses sont en effet de l’ordre économique et social ; les masses exigent donc l’intervention de l’État dans la vie économique et sociale. La démocratie contraindra l’État à employer ses ressources, non point seulement à son entretien à lui, mais à des œuvres d’utilité collective. La conséquence sera une aggravation des impôts qui pèseront de plus en plus sur les classes possédantes, sur la propriété. En outre, ce que le petit bourgeois et le paysan désirent, c’est la petite propriété, et la voie est ouverte au partage égal, au morcellement indéfini, enfin au collectivisme. Le libéralisme était tolérant, mais la démocratie le sera beaucoup moins que lui. Plus passionnée de nature, plus mystique, elle n’admettra pas les idées qui lui sont contraires. Elle ira plus loin : elle voudra que ses enfants soient élevés dans son idéal, que l’instruction soit égale pour tous, accessible à tous ; elle encouragera, elle poussera l’État à s’emparer des écoles. En résumé, nous voyons que la tendance de la démocratie l’amène ‘à l’étatisme, puis au socialisme. Ce qui la retiendra sur cette voie, c’est tout ce qu’elle aura gardé dans son cœur de libéralisme politique, c’est le prestige des idées libérales.
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La démocratie dévorera donc le libéralisme dont elle est la fille. Le libéralisme a tout de suite senti qu’il allait être la victime. Le libéralisme est généreux, c’est pourquoi il est faible. La démocratie est jalouse, c’est pourquoi elle est forte. Le socialisme est tyrannique, c’est pourquoi il est puissant. Le radicalisme de la démocratie la détache de son père libéral et la pousse dans les bras de l’amant socialiste. Le libéralisme a prévu cette évolution, cette aventure. Nous connaissons déjà les prudences, les restrictions, les repentirs que, au XVIIIe siècle, les plus démocrates des « philosophes », à commencer par Rousseau, apportent à leurs revendications et à leurs principes. Mais prenons Stuart Mill. Mill est le grand théoricien du libéralisme. Il proclame que l’individu a droit au maximum d’indépendance : « Le principe de la liberté humaine requiert la liberté des goûts et des poursuites, la liberté d’arranger notre vie suivant notre caractère, de faire comme il nous plaît, advienne que pourra, sans être empêché par nos semblables, aussi longtemps que nous ne leur nuisons pas, et quand bien même ils trouveraient notre conduite sotte ou condamnable... L’espèce humaine gagne plus à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble, qu’à l’obliger de vivre comme bon semble au reste... La seule partie de la conduite de l’individu pour laquelle il soit justifiable de la société est ce qui concerne les autres. Pour ce qui n’intéresse que lui, son indépendance est, de droit, absolue. »
Telles sont les déclarations que nous lisons dans le premier chapitre de l’Essay of Liberty qui date de 1859. Toute la philosophie du libéralisme se trouve dans cet ouvrage. Mais on y voit aussi combien Mill redoutait la démocratie, et quelles craintes la liberté politique lui inspirait pour la liberté individuelle. La liberté politique ne fait pas vivre, car elle n’a pas pour conséquence l’indépendance réelle, spirituelle. Elle a bien aboli la contrainte physique, mais elle instaure à la place de celle-ci une autre contrainte, bien plus dangereuse : la tyrannie de l’opinion publique, la police morale. Ce qui menace la liberté individuelle, c’est la domination de la masse, le règne de la médiocrité collective. Sans doute, la masse est toujours dirigée par des individus, mais ils sont bien souvent des médiocres eux-mêmes, car la masse répugne par instinct à se laisser diriger par des hommes qui lui sont supérieurs. Voilà pourquoi il faut exiger de l’État qu’il respecte au maximum les libertés individuelles, qu’il compense ainsi la pesanteur de l’opinion publique et de la médiocrité générale par la légèreté de ses lois à lui.
Il est curieux de fixer l’attitude prise par Mill en présence du socialisme. Le problème de la répartition le rapproche de ce dernier. Ce problème se pose devant lui en ces termes : comment arriver au mode le meilleur de répartition ? Son idéal, c’est l’État stationnaire. Mill entrevoit, il désire la fin des progrès industriels. L’accroissement de la richesse n’est pas indéfini. Ce que Mill appel l’état progressif, celui durant lequel les progrès industriels et par conséquent les produits ne cessent de s’accroître, doit finalement « échouer sur les bas-fonds de la misère ». Il faut que l’homme sache mettre un terme à la fabrication industrielle, à la multiplication, et de ses produits, et de ses descendants : ici, Mill rejoint Malthus. Ce sera l’état stationnaire qui libérera l’esprit humain de la fièvre industrielle pour le reporter sur les valeurs de l’esprit. Le souci de la production étant apaisé, on pourra s’occuper d’une répartition plus juste. Celle-ci sera peut-être le communisme : Mill, qui trouve injuste et cruelle la société capitaliste, qui a des doutes sur la propriété privée, n’y répugne point.
Les « philosophes » français du XVIIIe siècle, nous avaient appris, déjà, comment le libéralisme est aspiré par le socialisme : rien de plus topique, sous ce rapport, que le Contrat social. Et voilà que nous faisons la même constatation avec les Anglais. Car Mill n’est point le seul. Ricardo, sans doute parce qu’il est juif comme lui, contient Marx en puissance. Ses théories sur la plus-value et le salaire, sa méthode dialectique, son pessimisme, ses restrictions subites, ses sympathies sporadiques pour l’intervention de l’État, sont autant d’amorces pour le socialisme. Et cela est compréhensible : l’ère de la grande industrie et de la grande finance, qui est celle du libéralisme, a opéré une révolution dans la propriété, elle l’a mise dans une situation instable. La propriété n’est plus soutenue que par la force économique. Elle n’a plus de base morale. Les agents de socialisation sont au travail, et le libéralisme est lui-même un de ces agents.
Le renversement possible du libéralisme au socialisme se constate dans Robert Spencer. Ce défenseur du principe individualiste, cet adversaire de l’étatisme économique, ce libéral en un mot, est aussi un évolutionniste. Pour lui, la société est un organisme dans lequel les individus isolés correspondent aux cellules. Une société croît de soi-même, comme toute substance organique. Mais Spencer a vu, semble-t-il, où cette conception allait le conduire : à l’absorption de l’individu par la société, donc à une conception collectiviste. Il a reculé derrière un principe éthique. Dans l’organisme, la conscience, s’il en est une, est liée aux organes centraux ; en revanche, dans la société, la conscience est l’apanage des cellules, des unités individuelles, tandis que l’organisation centrale ne possède point, comme telle, de conscience particulière. Dans l’organisme, la partie existe pour le tout ; dans la société, le tout existe pour la partie. C’est donc en substituant l’éthique à la sociologie, en fondant son éthique sur l’altruisme, en rendant, si l’on veut, son individualisme sociologique, en conciliant le développement de l’individu avec celui du tout, que Spencer échappe à la conséquence rigoureuse de son évolutionnisme.
Ainsi, l’esprit anglo-saxon et, j’ajouterai, protestant – car je pense aux libéraux de la Suisse romande, Benjamin Constant, Vinet, Secrétan, Ernest Naville – intervient comme un puissant correctif dans la formation du libéralisme et de la démocratie. Correctif moral et, souvent, religieux, en faveur de la liberté individuelle. Contrepoids au rationalisme français qui va jusqu’au bout de sa logique, mais aussi au romantisme humanitaire qui va jusqu’au bout de son rêve. Réaction contre les poussées collectivistes que subit, en s’industrialisant, la société moderne.
II
Le régime démo-libéral est, dans son inspiration, dans ses idées fondamentales – peu importe ici qu’elles soient fausses – le plus généreux et le plus idéaliste de tous les régimes. Il flatte l’homme et parle à son cœur. Mais il a des vices organiques dont il meurt aujourd’hui.
Il correspond à une conception de l’homme beaucoup trop haute, beaucoup trop optimiste. Il n’a donc point cette vertu de prudence dont saint Thomas d’Aquin fait la vertu politique par excellence. Il suppose des hommes parfaits, ou capables de le devenir. Mais aux hommes parfaits, ou du moins indéfiniment perfectibles, il n’est besoin que d’un régime imparfait, ratione regiminis. Des hommes absolument parfaits n’ont plus besoin, ni d’un régime, ni d’un État : ils ont assez de vertus et de compétences, puisqu’ils les ont toutes, pour se gouverner eux-mêmes. La démocratie suppose cette perfection, ou du moins cette perfectibilité, dans les hommes ; mais elle est un régime trop imparfait pour la leur donner. La démocratie, comme le dit le R. P. Garrigou-Lagrange, dans sa préface au De regimine principum de saint Thomas, « est un peu en politique ce qu’est le quiétisme en spiritualité ». De fait, elle repose sur l’hérésie libérale. Elle est le plus beau, mais le plus illogique des régimes. Le démocrate n’est qu’un être de raison : un dieu, selon Rousseau ; un ange, selon Maritain ; mais pas un homme.
Prenons, par exemple, le suffrage universel. Il part d’une idée hautement morale : puisque tout homme est une valeur sociale et politique, tout homme a le droit de faire valoir son opinion. Mais il ne s’ensuit pas que chaque homme ait la même valeur, par conséquent que chaque opinion ait le même poids. Des valeurs inégales ne sauraient être traitées également. L’idée morale aboutit de la sorte à une application immorale, l’égalité de droit conduit à une inégalité de fait, à l’avantage des médiocres et des tarés. Car il est singulièrement immoral qu’un électeur instruit et vertueux soit traité de la même manière qu’un électeur ignorant et débauché, ou qu’un contribuable dont la cote d’impôt s’élève à un million, ait dans les affaires de l’État un droit de contrôle égal à celui d’un contribuable dont la cote est de cinquante centimes, et même, de fait, moindre.
D’où vient l’erreur, le vice ?
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L’État démocratique n’est composé que d’individus, de citoyens. On fait confiance à la bonté naturelle, à la raison, à la perfectibilité de chacun de ces citoyens, de ces individus. On les veut aussi libres que possible. On exige que l’État lui-même leur garantisse la liberté. On suppose ensuite que, grâce à l’État, s’il est libéral, ou par l’État, s’il est démocratique, ces individus, ces citoyens soient suffisamment instruits, éduqués, éclairés, pour qu’ils aient une conscience claire, et de leurs droits comme individus, et de leurs devoirs comme citoyens. Ici, la confusion s’annonce. Le même homme est libre connue individu ; derrière sa muraille de droits, il est, à lui tout seul, un petit monde isonome. Mais, comme citoyen, il n’est plus une unité sociale, il devient une fraction politique ; il n’existe qu’en fonction de la collectivité, par conséquent, de l’État, puisque l’on a supprimé tous les intermédiaires entre lui et l’État. Comme individu, il conserve jalousement tous ses droits et toutes ses libertés, mais, comme citoyen, il s’abandonne la souveraineté absolue du peuple, et celle-ci ne peut pas être autre chose, dans la pratique, répétons-le, que la souveraineté de l’État. L’État lui-même est dirigé par l’opinion du plus grand nombre, c’est-à-dire par la majorité des électeurs additionnés. On instaure donc la loi du nombre, qui est une force brutale et oppressive, tout à fait contraire aux libertés individuelles. On dit bien, avec Mill, que la seule partie de la conduite de l’individu pour laquelle il soit justiciable de la société, est ce qui concerne les autres. Mais les autres, c’est la majorité ; cette majorité décidera toujours quelle est cette partie, ce ne sera jamais l’individu seul qui en décidera. L’individu ne pourra plus vivre « comme bon lui semble », mais il sera obligé de vivre comme « bon semble au reste », c’est-à-dire à la majorité. Celle-ci poussera donc l’État à intervenir dans la vie individuelle, par le moyen de lois et de règlements qui devront être appliqués dès que la moitié des électeurs plus un les auront votés.
Le libéralisme l’avait si bien compris, qu’il s’efforça de restreindre le droit de suffrage. Le libéralisme est l’adversaire de la démocratie directe : quand il l’accepte, ou qu’il est contraint de l’accepter, c’est pour la corriger par la représentation proportionnelle. Dans cette représentation, nous retrouvons, et sa tolérance à l’égard de toutes les opinions, et son désir que chacune soit représentée exactement, d’après le nombre d’électeurs qui se réunissent autour d’elle, et son souci de sauvegarder les minorités. Le libéralisme répugne instinctivement au système majoritaire. Son système à lui, c’est le parlementarisme, fondé sur le cens électoral ne vote que le contribuable ou le propriétaire – et sur l’élection à deux degrés. Encore, à l’origine, entend-il que ce parlementarisme se borne au contrôle de l’État et n’aille point usurper les fonctions gouvernementales. Pour lui, les partis sont en fonction du parlement, non le parlement en fonction des partis. Le libéralisme politique est un système compliqué d’équilibre et de contrepoids. Il instaure la démocratie, mais il prend immédiatement une assurance contre elle. Le libéralisme est un hésitant. Son régime était singulièrement précaire : de grandes forces économiques, de grands mouvements populaires devaient infailliblement le jeter sur le sol. La formation des partis socialistes, l’avènement du radicalisme et le suffrage universel ont mis fin au régime libéral.
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Pour idéalistes que soient, et le libéralisme, et la démocratie, leur idéalisme ne s’en infléchit pas moins vers la terre et les biens de ce monde. Ce qui le fait ainsi retomber, c’est le poids laïque. Héritiers en cela de l’humanisme et du XVIIIe siècle, le libéralisme et la démocratie assignent pour fin à l’homme et à la société, le bonheur matériel, la « prosperity ». On sait que l’esprit protestant, puritain, calviniste n’y répugne point, lui qui voit volontiers dans la prospérité la récompense du juste. Mill proclame le principe hédonistique, il accepte la loi de l’intérêt personnel. Tous les théoriciens, tous les philosophes du libéralisme sont influencés par le progrès des sciences, le développement de la technique, la bourgeoisie industrielle et commerçante. Aussi bien libéralisme et démocratie supposent-ils un esprit optimiste et une ambiance de prospérité. Lorsque, ni cet esprit, ni cette ambiance n’existent plus, libéralisme et démocratie perdent pied, comme on le voit de nos jours.
« Il ne faut pas agiter la démocratie », écrivait naïvement, mais avec gravité, un homme politique suisse pendant la guerre. Il disait vrai. La démocratie a besoin d’un milieu relativement tranquille, où les jeux de la politique et les luttes de partis ne soient point contrariés par des dangers extérieurs ou par des crises économiques. Ce qu’elle demande, c’est la sécurité. Car le système démocratique, s’il fonctionne avec tapage, est très lent dans ses mouvements, et c’est, à tout prendre, une garantie. Il n’est pas organisé pour prendre des décisions immédiates. Il agit d’habitude par compromis. Quand il faut aller vite, son moteur risque toujours de s’arrêter.
Notre époque possède tous les moyens d’agiter la démocratie. Je ne parle pas des évènements, mais de la technique. Journaux, affiches, radios, cinématographes, haut-parleurs sont autant de moyens, en effet, d’agir sur l’opinion, de lui donner des secousses, de l’influencer, de la façonner, de la faire. L’opinion n’est plus libre. Or, la démocratie, si elle veut être sincère, exige impérieusement que chaque citoyen se forme son opinion soi-même, en étudiant les problèmes qui lui sont soumis, en écoutant le pour et le contre. L’acte de vote doit être individuel et réfléchi. Il implique du bon sens et du calme. Et cela devient de plus en plus impossible.
Le pis est que les chefs, les conducteurs de la démocratie, les ministres, les députés, les hommes politiques, sont usés par une vie trépidante qui ne leur laisse aucun loisir, qui les déplace sans cesse, d’un bout à l’autre du pays, et même, en cet âge de conférences internationales, d’un bout à l’autre du monde. Ils n’ont plus le temps de réfléchir, d’étudier, d’être seuls. Ils n’ont plus de vie de famille. Les forces physiques se détruisent, l’intelligence se fatigue, les caractères fléchissent. Les chefs ne commandent plus, les conducteurs ne conduisent plus. L’action devient anonyme. Elle ne domine plus les problèmes trop nombreux et complexes. C’est le règne de l’incompétence, de l’improvisation, du discours. La carence du personnel politique et la désorientation générale des citoyens ne laissent plus qu’un seul pouvoir debout : celui des bureaucrates, autorité dernière, mais, elle aussi, anonyme et, de fait, irresponsable.
Les « philosophes », Rousseau avaient raison : pour fonctionner, pour être un régime, la démocratie suppose de petits pays, une population restreinte et un territoire peu étendu, une vie simple, des questions claires et faciles à résoudre. Mais ce sont là conditions d’autrefois. Elles n’existent plus nulle part, sauf dans la république de Costa Rica.
Enfin, la complexité de la vie moderne, son allure accélérée, le nombre et la difficulté des problèmes qu’elle pose, ouvrent toutes les écluses au formalisme juridique, à la manie des lois et des règlements. Dans ce dédale, ni l’électeur, censé averti, ni l’élu, censé compétent, ne se retrouvent. Seuls, de rares initiés arrivent à se débrouiller. Le droit devient une science ésotérique, occulte. Et c’est un signe de décadence.
La démocratie, par le fait qu’elle met sans cesse en jeu des forces contraires, des opinions divergentes, des intérêts opposés, a toujours le caractère du désordre organisé. Le désordre organisé a ses avantages, la liberté y trouve son compte. Mais il arrive des moments où l’ordre s’impose. La démocratie s’y résigne malaisément. Elle est tout de même un très gros gaspillage de temps, d’énergies humaines, de biens matériels. C’est un régime de luxe. Quand il s’agit de pleins pouvoirs et de restrictions, ce régime, qui est le plus compliqué et le plus difficile de tous, généralement se récuse.
Les temps actuels ne sont pas favorables à la démocratie, ni surtout au libéralisme. Il faudrait être aveugle pour le nier, car c’est une question de fait. Ce qui agit contre eux, c’est qu’avec la durée, se produit l’usure. Idéalisme, doctrine, système, mécanisme enfin : tel est le processus. Les régimes modernes ne connaissent guère l’âge mûr ; ils passent très vite de la jeunesse à la vieillesse. De tout ce qui précède, il résulte que libéralisme et démocratie sont en train de devenir inactuels. Ils portent, en effet, la marque du XIXe siècle, et il serait bien difficile de les adapter, au moins tels qu’ils sont, au XXe. M. Lucien Romier fait observer, avec justesse, que le libéralisme, s’il constitue le plus agréable des régimes, n’en est pas moins le plus fragile. Il a réalisé, un instant, la définition de Vigny : « Le moins mauvais gouvernement est celui qui se montre le moins, que l’on sent le moins et qui coûte le moins cher. » Quant à la démocratie, elle m’apparaît surtout comme un régime transitoire qui tend sans cesse à se dépasser soi-même, à sortir de soi-même, par tout le potentiel qu’il renferme.
Quel est ce potentiel ?
III
Il y a d’abord la poussée sociale. Le jour où le prolétariat prit conscience de classe, où il trouva des théoriciens et des chefs, où le socialisme devint un parti puissant, ce jour-là, force est de le reconnaître, la démocratie changea de caractère. Ce n’est pas en vain que Marx conseillait aux ouvriers de se servir de la démocratie et de s’en emparer. Grâce au système majoritaire, à l’élection, le socialisme a engagé la démocratie dans la voie des réformes sociales. Or, la démocratie n’est pas un système social : elle n’est qu’un système politique, c’est-à-dire un instrument. Le libéralisme est antisocial de nature : toute doctrine, tout régime fondé sur l’individualisme est antisocial, ou du moins asocial. Le libéralisme était impréparé à recevoir le choc du socialisme ; il n’était pas en mesure de tenir devant celui-ci, d’autant moins qu’il contenait le socialisme en puissance. La démocratie également. On n’arrête jamais les conséquences d’un principe, une fois qu’on l’a posé. Or, en posant l’égalité des droits politiques, on postulait l’égalité des biens. Marx et Léon XIII, si j’ose réunir ce juif à ce pape, l’ont bien vu. C’est une évidence. Le principe d’égalité est un principe qui doit aller jusqu’au bout, ou il ne signifie plus rien.
L’introduction du socialisme dans l’État démocratique, devait fausser la démocratie, la transformer en champ de bataille pour les luttes de classes. Tout libéralisme disparut à ce moment-là. La vieille grand’mère fut remplacée par son petit-fils, le radicalisme, beaucoup plus avancé, beaucoup plus social, beaucoup plus intolérant qu’elle, et plus costaud, ma foi ! En France, l’ancêtre du radical est le jacobin, mais le parti radical ne s’organise qu’en 1875. En Angleterre, il se forme plus tôt, dès 1789. Comme la démocratie avait été un moyen terme entre le libéralisme et le radicalisme, celui-ci fut un moyen terme entre la démocratie et le socialisme. Il poussa la démocratie vers le socialisme par l’intermédiaire de l’étatisme. Mais l’étatisme dévore la démocratie, comme celle-ci a dévoré le libéralisme, en attendant qu’il soit dévoré à son tour par le socialisme.
Or, l’étatisme est le contraire de la démocratie, ou plutôt elle réduit celle-ci à ne plus être qu’une mécanique électorale. La démocratie est fondée sur l’individu, sur ses libertés et ses droits. Mais, ces droits et ces libertés, l’étatisme les absorbe, et le citoyen n’est plus qu’un assujetti à l’État ou un client de l’État. L’État lui-même devient anonyme, se transforme en une vaste organisation de fonctionnaire, puisque tout le Inonde est plus ou moins fonctionnaire. Mais un peuple qui dépend tout entier de l’État n’est plus qu’une plèbe.
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Arrêtons-nous un instant à l’étatisme et voyons où il nous mène :
L’étatisme contemporain semble, à première vue, un phénomène transitoire. Nous voulons dire par là que, s’il correspond à des nécessités, ce sont des nécessités passagères. Il faut espérer – et j’exagère l’optimisme – que l’appauvrissement, le désordre économique et social, l’instabilité politique de l’après-guerre et du moment actuel, ne se prolongeront point, et que l’intervention de l’État dans des domaines absolument étrangers au sien, perdra peu à peu sa raison d’être. Sinon, il arrivera infailliblement ceci :
Ou bien il se produira, contre l’État lui-même, une révolte des contribuables, des groupes sociaux, des nations. Mais cette révolte risque d’aboutir à l’anarchie. Elle se manifeste déjà par l’abstention politique, par toute espèce de ruses pour échapper à l’inquisition fiscale, et paf une désaffection à l’égard de l’État, désaffection qui se retourne parfois contre la patrie elle-même. En tout cas, on constate dans le peuple démocratique un sentiment d’hostilité à l’égard de l’État. L’État, c’est l’ennemi contre qui il devient légitime de se défendre par tous les moyens. La notion d’État tend à se dissocier de la notion de patrie, même de celle de gouvernement. Elle se vide ainsi de son contenu. L’État perd son prestige. Il apparaît comme un corps sans âme, un cadavre assassin. Ou, si l’on veut, l’État n’est plus qu’une machinerie compliquée, qui grince, cause des accidents, dévore du combustible, finit par demeurer en panne. Le gaspillage.
Ou bien, si les pays vivants, si les individus eux-mêmes sont trop affaiblis, si les corps sociaux sont trop désagrégés, pulvérisés, l’étatisme contemporain aboutira, plus ou moins vite, à son terme logique, le communisme. Les masses, appauvries, tout en ayant gardé, tout en ayant renforcé leur pouvoir politique, se poussent elles-mêmes au communisme par le moyen des interventions étatistes. D’ailleurs, comment veut-on qu’un prolétariat dont les dépossédés et les déclassés augmentent sans cesse le poids, garde encore le sentiment, le besoin, de la propriété ?
Je définirai donc l’étatisme où est chu l’État démo-libéral : un absolutisme anonyme et collectif.
Cet absolutisme est à la fois faible et puissant. Il est puissant, précisément parce qu’il est sans tête. On ne sait donc où le frapper. On ne sait comment embrasser cette masse à la fois pesante et amorphe. Il est organiquement faible, parce que cet absolutisme rend l’État incapable de gouverner, parce qu’il lui fait perdre son centre de gravité. L’État, trop puissant et trop faible à la fois, demeure ainsi sans recours, ni secours contre soi-même. Le pouvoir est partout, la responsabilité, nulle part : le gouvernement la rejette sur le parlement, le parlement sur l’électeur, l’électeur la renvoie au gouvernement, qui n’agit plus que par les fonctionnaires. La surorganisation étatiste menace à tout moment de s’effondrer sous son propre poids. Il suffirait qu’elle se détraquât sur un point pour s’arrêter tout à fait. C’est le vice de toutes les surorganisations, quand elles sont purement matérielles.
Or, l’étatisme est une conception purement matérielle de l’État. Il a donc enlevé à l’État son âme, et c’est par là qu’il le tue. Nous sommes tellement obsédés, aujourd’hui, par la machine, par la technique, par notre civilisation mécanique et industrielle, que nous avons été amenés à concevoir l’État sur ce modèle.
L’étatisme est donc un système compliqué, correspondant à une idée simple, et même simpliste. Car c’est une idée simpliste, de tout vouloir confier à l’État, et voici le moindre effort qui est le fond psychologique de la révolution moderne. Une idée de paresseux ou d’affaiblis. Un indice de fatigue, d’épuisement, chez les individus comme chez les groupes sociaux. Un manque, chez les hommes politiques, d’imagination, une totale inaptitude à trouver des solutions nouvelles. L’étatisme est d’ailleurs un cercle vicieux, puisque, au lieu de remédier à l’appauvrissement général et à la paresse des esprits, il les augmente.
L’étatisme est devenu, chez beaucoup, une mystique. Une idée simple devient, en effet, facilement une idée mystique. Parce qu’elle est simple, elle a l’air d’être vraie : la fausse idée claire. Elle séduit ainsi les esprits superficiels, qui sont la majorité ; elle les attire. Ils y mettent l’espérance d’un lendemain meilleur. Et c’est la mystique introduite dans l’idée, qui exalte cette idée, qui en fait une sorte de religion.
Il y a donc une religion de l’état. C’est l’indice le plus frappant, avec la religion de l’humanité dont elle est jumelle, du paganisme renaissant. L’État devient une fin en soi, un principe, une incarnation du divin : nous retrouvons ici le panthéisme dont notre époque est encore intoxiquée. Mais, dès que l’État est une fin en soi, il se proclame supérieur à la morale ; bien plus, il crée une morale, et revoici ces morales nationales, issues du relativisme contemporain.
Tous les absolutismes, d’ailleurs, arrivent nécessairement à se croire, ou divins, ou de droit divin. Nous avons eu le droit divin des rois. Nous eûmes, avec la démocratie, le droit divin des peuples. Nous avons le droit divin de l’État. Encore pouvait-on dire du droit divin première espèce, que les princes, représentants de Dieu sur la terre, se sentaient responsables vis-à-vis de Dieu et de sa loi : le droit divin des rois était chrétien dans son essence. Celui des peuples l’était aussi, du moins à ses débuts ; mais il ne tarda point à se fondre dans le vague idéal national-humanitaire du romantisme et du laïcisme. Celui sur quoi l’État se fonde n’a plus rien de chrétien, de religieux : il est sèchement sociologique.
En effet, s’il se fonde sur quelque chose, c’est, ou bien sur la doctrine nationaliste, ou bien encore sur la doctrine communiste, ou enfin sur le sentiment démocratique dégénéré. Dans chacun de ces cas, il aboutit à la contrainte de la personne et de l’esprit, au règne de la force matérielle.
Mais, quand un régime en arrive à se figurer ainsi de droit divin, à s’ériger ainsi en une fin de soi, à croire qu’il est le terme parfait et indépassable de l’évolution politique, c’est qu’il est lui-même proche de sa fin. Il est proche de sa fin parce qu’il a exagéré ses propres principes. Il périra donc, mais combien de valeurs humaines et de vies humaines périront avec lui !
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Nous en sommes donc là. Ou tout près d’en être là. Y a-t-il les indices, les débuts d’une révolution ?
L’étatisme se présente à nous, aujourd’hui, sous la forme d’une anarchie, quand le pouvoir politique est faible, ou d’une tyrannie, quand le pouvoir politique est fort.
Anarchie, tyrannie, il y a, entre ces deux termes, alternance.
On ne sort, en effet, de l’anarchie que par la tyrannie. On ne sort de la tyrannie que par l’anarchie. Il est bien difficile d’échapper à ce dilemme. À observer les faits contemporains, la solution s’annonce peut-être de cette manière :
D’abord essayons de distinguer ce qui, dans l’étatisme, correspond, aujourd’hui, à des besoins, à une nécessité.
En premier lieu, il n’est pas niable que la situation économique et sociale n’autorise l’intervention momentanée de l’État dans des domaines qui ne devraient pas être les siens.
En second lieu, la situation politique exige, dans la plupart des pays, un renforcement de l’autorité gouvernementale. Et cela non plus, n’est pas niable.
Tous les pays, à l’heure actuelle, éprouvent, plus ou moins profondément, le besoin d’une rénovation nationale. « C’est l’immense problème de l’ordre », comme dirait Auguste Comte, et qui domine tous les autres.
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Ceci posé, nous allons essayer de décrire comment se passe aujourd’hui, sous nos yeux, la réaction contre cette première forme d’étatisme : celle que nous avons nommée l’absolutisme anonyme et collectif, celle qu’a prise, et devait prendre, la démocratie, et qui l’étouffe.
Cette première forme se définit par l’impuissance politique du gouvernement.
Cette impuissance politique provoque un besoin général d’autorité.
Ce besoin d’autorité, quand on l’analyse, procède lui-même, aujourd’hui, d’un besoin de liberté.
La liberté, en effet, postule, par définition, l’autorité comme complément à ce qu’il y a d’imparfait dans la nature et la raison de l’homme. Pour que je me sente libre, il faut que ma volonté puisse à tout moment se déterminer sans contrainte, dans la direction que mon intelligence lui assigne. Mais mon intelligence ne saurait assigner de direction à ma volonté que si la route est ouverte, que si le but est visible, que si les obstacles, puisqu’il y en a toujours, ne sont pas insurmontables. Un enfant comprendrait cela. Il comprendrait aussi, ou du moins il sentirait très fortement, que l’inconnu, l’obscur, est bien plus terrifiant, bien plus paralysant que le connu, le visible. L’autorité d’un maître sévère et même injuste, lui fait moins peur, à cet enfant, l’annihile moins que les fantômes inexistants d’une chambre noire. La liberté, c’est donc un sentiment qui a besoin, pour se développer, de certitudes et de sécurité. Un ordre politique, si contraignant qu’il soit, assure plus de certitudes, inspire plus de sécurité, à tout prendre, que le désordre ou l’anarchie. Il est naturel à l’homme de moins redouter un chef, même si ce chef le conduit durement, que le hasard. Une société instable, dont on ne sait pas dans quelle direction elle va s’engager, sous la poussée de forces anonymes sur lesquelles la volonté n’a aucune prise ; la menace d’une catastrophe, menace plus angoissante que la catastrophe elle-même ; le poids de masses en mouvement, la perte de la confiance, tout cela opprime davantage la liberté qu’une tyrannie visible et concrète. Quand une société roule à la dérive, quand une nation ne se sent plus gouvernée, la majorité des hommes ne savent comment agir, comment se défendre. Il se forme alors cette psychose que l’on nomme le défaitisme L’homme perd le sentiment de sa personnalité, par conséquent celui de sa liberté.
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La réaction qui se produit est toute naturelle, elle aussi : recours à l’autorité.
Le recours à l’autorité, c’est l’appel à l’ordre et, par conséquent, à l’homme qui saura rétablir l’ordre. Pour sauver ses libertés essentielles, qui sont ses libertés personnelles, l’individu se déclare prêt à sacrifier ses libertés accessoires, qui sont ses droits politiques. Il y a là une sorte de contrat qui rappelle assez le contrat féodal, au début du moyen âge, lorsque régnaient précisément l’anarchie et l’insécurité. Mais, comme les temps ont marché, ce contrat dépasse le petit groupe pour s’étendre à des nations entières. Le contrat féodal fut la base juridique de l’État médiéval : il se pourrait fort bien que ce « contrat national » devînt la base de l’État futur.
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Si nous prenons le fascisme italien, le national-socialisme allemand, et même le régime soviétique en Russie, nous découvrirons sans peine, entre toutes ces manifestations politiques, malgré leurs différences d’esprit et de doctrine, des caractères communs. À leur tour, ceux-ci nous permettent de dégager la tendance de l’État contemporain.
La raison génératrice de cet État, c’est la nécessité de mettre fin au désordre national et, pour cela, d’agir par voie d’autorité. Mettre fin au désordre national, c’est, en premier lieu et négativement, mettre fin aux luttes de partis, en supprimant, s’il le faut, les partis eux-mêmes, et à la confusion parlementaire, en supprimant, s’il le faut, les parlements eux-mêmes. Mais c’est, en second lieu, et positivement, organiser le travail national.
Pour qu’une intervention autoritaire se produise et soit justifiée, il faut donc trois conditions : une crise politique, la carence, la faillite des institutions parlementaires ; une crise économique ; la menace d’une révolution sociale.
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Car ici nous trouvons encore un autre potentiel dans la démocratie : le nationalisme.
Les démocraties sont patriotes, c’est leur plus grande vertu. Ce n’est guère un patriotisme discipliné. Il ne sort pas son drapeau tous les jours. Mais l’idée de patrie est inséparable, à l’origine, de l’idée démocratique. Par celle-ci, celle-là est vraiment le bien commun, le bien de chacun et de tous. C’est alors que le patriotisme prend son sens moderne. Par quoi je ne veux pas dire que le sens ancien fût insuffisant ou de qualité inférieure : si nous le comparons à nos exagérations nationalistes d’aujourd’hui, nous pouvons regretter les anciennes formes du patriotisme, plus modérées, plus humaines, plus cultivées et peut-être plus profondes que certaines des nôtres. Mais on aime mieux, – disons d’une autre manière – son pays quand on est citoyen, non plus sujet, quand on est libre, et même souverain, quand tout au moins on a l’illusion de l’être, et quand on est appelé à verser son sang, non par contrainte, mais par devoir. La démocratie a donné à chaque citoyen le sentiment de sa responsabilité nationale.
Mais le propre de la démocratie est d’outrer chaque ordre de sentiments, chaque tendance, et de les pousser jusqu’au bout. Elle oppose ainsi, dans sa vie intérieure, des sentiments et des tendances qu’il lui est toujours plus difficile de ramener à l’unité, car elle est contradictoire, à l’image de l’homme moderne. D’ailleurs, plus vous donnez de pouvoirs au peuple, plus vous en donnez aux puissances affectives et moins vous en donnez aux forces rationnelles. Or, l’affectif national aboutit au nationalisme que l’ancien régime n’avait jamais connu. Le nationalisme est un produit de la démocratie, de la révolution française. Dans la démocratie, il arrive souvent au patriotisme d’être oblitéré, comprimé par les luttes de partis, ces partis qui oublient trop souvent l’intérêt national, par l’impuissance des gouvernants, par la poussée internationale et révolutionnaire. Soudain, de brusques réveils se produisent. Le potentiel nationaliste se dégage. Il ira même s’unir, au potentiel socialiste, en éliminant ce que celui-ci contient d’international.
Nous avons vu, nous voyons et nous verrons encore, ce fait se produire, et il est démocratique, naturellement. Les revendications sociales et les revendications nationales sont essentielles à la démocratie dont la formule se trouve être ainsi nationale-socialiste : c’est pour cela que la contre-révolution hitlérienne est si importante. L’explosion qui les combine, se produit à un moment comme celui que nous traversons. C’est la démocratie elle-même qui fait explosion, qui se brise, ou plutôt qui brise un vieux mécanisme dont elle voit qu’il n’est plus capable de fonctionner. Lorsque j’entends, et je l’entends chaque jour, dans mon pays, de bons démocrates protester contre la dictature, je pense que ce jeu est tout aussi vain que de protester contre un tremblement de terre. La dictature n’est pas en face de la démocratie comme une opinion en face d’une opinion contraire, comme un parti en face d’un antre parti. Elle est dans la démocratie elle-même comme un explosif au fond d’une cave. Ou le régime démocratique se trouvera capable de résoudre la crise actuelle, ou, s’il s’en démontre incapable, le recours à la dictature se produira connue l’ultima ratio rerum. C’est le recours au chef, et l’histoire est là pour nous apprendre que les démocraties aboutissent toujours à des dictatures.
Ce qui fait aboutir les démocraties aux dictatures, ce qui tue les régimes, c’est l’oppression fiscale combinée avec le désordre des affaires. Mais c’est ensuite la vermine politicienne. Le peuple finit par se lasser des vieux parlementaires, des combinaisons électorales, de l’agitation stérile des partis. Il finit par se lasser d’être exploité au nom même des principes : alors, il les rend. « La démocratie est le nom que nous donnons au peuple quand nous avons besoin de lui » : ainsi s’exprime un politicien dans une comédie de Flers et Caillavet. Le peuple finit par s’en apercevoir et il se désintègre de la démocratie.
IV
Ce qui me porte, comme observateur et comme historien, à douter que la démocratie et le libéralisme aient encore de l’avenir, c’est qu’ils représentent, l’une le régime type, et l’autre l’esprit dominant du XIXe. Mais, nous le savons, le XIXe siècle, c’est notre ancien régime à nous.
Cependant, la démocratie contient en soi des possibilités d’évolution, de transformation qui peuvent encore l’amener, là où elle existe et où elle a poussé de profondes racines, à se retourner lentement, à se réformer, à s’adapter au monde nouveau. Le mot de démocratie est vague ; il recouvre des choses bien différentes. La démocratie peut devenir un État populaire, ce que les Allemands appellent le Volksstaat ; elle peut se décentraliser, ce que je souhaite à la France ; elle peut se donner pour base, non plus les partis politiques, mais l’organisation corporative, et se trouver ainsi sociale ; elle peut se combiner avec d’autres éléments, l’aristocratie et la monarchie. Elle peut se placer à ses antipodes, tout en gardant son nom.
Mais, précisément parce que le sens du mot démocratie est vague, il convient d’y regarder de plus près :
Les contraires se battent dans la démocratie. Ces contraires sont contenus dans le mot lui-même. Démocratie vient de deux mots grecs : Kratos, le gouvernement, le pouvoir, l’autorité ; Démos, le peuple. Jusqu’à la guerre, on a surtout vu le Kratos, les droits du citoyen, les manifestations de la souveraineté populaire. L’intérêt se portait davantage sur l’exercice de la démocratie que sur son essence. Mais l’essence se trouve précisément dans le Démos. Toujours avant la guerre, on s’en tenait à la conception du peuple, telle qu’elle était issue de la révolution française et de l’idéologie libérale : la somme totale des citoyens, égaux en droits, en devoirs et devant la loi, tous semblables aux yeux de la constitution qui prétendait ignorer les intermédiaires historiques et naturels entre le citoyen et l’État. De là est venu tout le mal.
La démocratie a dégénéré ainsi en démocratisme. Par quoi j’entends la doctrine de la révolution française et du libéralisme, telle que nous l’avons résumée au début de ce chapitre, et cette doctrine est une chose morte aujourd’hui. Elle a rendu le Démos anémique en le nourrissant de formules creuses, elle l’a rendu psychasthénique en attisant ses illusions et en flattant ses instincts.
Cette conception de la démocratie était viciée, et devait être instable, parce qu’elle était purement politique et non sociale, ni même économique. Le moment n’a point tardé à venir où le social et l’économique se sont trouvés en désaccord avec le système. La démocratie n’instituait qu’un pays légal. Mais il y avait un pays vivant, plus fort que le pays légal.
La vérité est que la démocratie n’est qu’une forme de gouvernement : le gouvernement exercé par le peuple. « Espèce de policie en laquelle la multitude a domination », disait, au XVe siècle, Oresme qui fut, selon Littré, le premier à employer le mot de démocratie en langage français. En ce sens, démocratie s’oppose, et à la monarchie, et à l’aristocratie. Elle ne s’y oppose qu’en tant que forme politique, en tant que Kratos. En tant que Démos, loin de s’y opposer, elle peut parfaitement se combiner avec elles.
Que le peuple tout entier se gouverne, ou que le gouvernement soit exercé par un seul, ou par le groupe des meilleurs, la chose est, en soi et moralement parlant, indifférente. La forme de gouvernement n’est jamais qu’un moyen. Quel que soit le moyen, le but est le même, et il est toujours démocratique : le bien du peuple. La forme de gouvernement est un relatif qui dépend de données géographiques, historiques, de conditions économiques ou sociales, de traditions, donc du milieu et du moment, pour employer ces deux mots chers à Brunetière. Toute forme de gouvernement est légitime, est bonne, si elle s’ordonne au bien commun, au bien de la multitude qui est, au sens où l’employaient les scolastiques, non la foule, mais le peuple organisé.
Encore faut-il s’entendre sur le mot peuple. Il n’y a pas, dans une nation, une partie qui est peuple et une partie qui ne l’est pas. Se figurer, comme aujourd’hui, que le prolétariat, ou la petite bourgeoisie, ou les paysans, c’est le peuple, à l’exclusion des autorités sociales, des élites intellectuelles, des classes dirigeantes, c’est fausser le sens du mot peuple. Le peuple est l’ensemble des êtres humains qui peuplent, c’est le cas de le dire, le territoire national. Et ce ne sont pas seulement les vivants, les générations présentes, mais les générations passées, les morts : une nation est toujours plus peuplée de morts que de vivants, aurait dit Auguste Comte. Et c’est la grande conception qui donne au peuple tout son sens, toute sa profondeur, toute sa vie. C’est la conception antique, médiévale, chrétienne. Peuple prend ainsi un sens spirituel, et c’est ce que la démocratie ne veut plus guère comprendre. Car, en vertu du démocratisme, la démocratie n’a jamais su être que passagère et quotidienne : c’est pourquoi elle n’a jamais eu de véritable volonté.
Elle s’est viciée, dès le jour où elle ne s’est conçue que d’une manière exclusive. Exclusive du passé, mais aussi de quelques-uns, et des meilleurs. Fût-elle exclusive d’un seul, elle ne serait plus la démocratie, car le peuple moins un n’est pas le peuple complet. Cette conception, qui est fausse, qui est malsaine, qui est immorale, aboutit à l’idée que l’autorité réside dans le peuple, émane de lui. C’est une conception païenne, ou plutôt issue de la tyrannie païenne, où toute autorité émanait de la personne du tyran. C’est une conception de la Renaissance, qui s’est étendue, démocratisée. C’est, en plus, une conception panthéiste : le peuple devient une substance, indépendante des personnes et des groupes qui le composent, et qui vit de sa vie propre. Le peuple devient Dieu.
Et la déviation va continuer. On a commencé par exclure les meilleurs dans le sens aristocratique du terme ; on a poursuivi en excluant les meilleurs dans le sens intellectuel et social ; on finit par le règne des médiocres et des incapables. Et voilà ce dont crève, aujourd’hui, la démocratie. Car elle a une propension trop naturelle à n’écouter que ceux qui sont tout près d’elle, et à négliger les esprits supérieurs.
C’est la chute dans la masse. Mais qu’est-ce que la masse ? de qui se compose-t-elle ? comment s’exprime-t-elle ? et qu’exprime-t-elle ? Elle ne le sait pas elle-même, elle échappe à l’analyse. Pratiquement, on en arrive au système des majorités et des délégations, c’est-à-dire à une division de la masse, puisque celle-ci, indivisible et globale, est incapable de se prononcer et de s’exprimer comme telle.
La représentation du peuple est légitime, elle est nécessaire. Mais la souveraineté du peuple est une absurdité, car elle suppose l’équivalence absolue de tous les hommes sur tous les plans... C’est l’idée d’égalité. L’incapacité d’être soi-même et la jalousie des autres, voilà, en fait, tout le contenu de cette idée.
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Nous avons analysé tout ce que la démocratie, ou du moins le démocratisme, contient de faux, d’immoral, de malsain, d’antichrétien, pour nous servir des épithètes de tout à l’heure. Mais voici ce qu’elle contient de juste, de sain, de moral, de chrétien :
C’est l’amour du peuple, de la patrie, le dévouement au bien commun. C’est l’amour et le dévouement que l’on éprouve pour ceux qui travaillent, peinent, souffrent, pour ceux qui sont dans la gêne et dans la pauvreté. La démocratie, c’est la justice et la charité chrétiennes que l’on s’efforce d’appliquer à tout un peuple par des moyens politiques et sociaux. C’est le peuple que l’on aime en Dieu et par Dieu. Sans le christianisme, la démocratie est la pire forme de gouvernement. Avec le christianisme, elle peut être la meilleure.
Ici, rendons hommage aux libéraux et aux démocrates chrétiens, car c’est ainsi qu’ils ont aimé le peuple. Ils ont considéré la démocratie comme un apostolat. Ils n’ont point pensé que le monde moderne, leur monde alors moderne, le XIXe siècle, fût inconciliable avec le christianisme, avec l’Église. Ils ont dit à leurs coreligionnaires : « Soyez de votre temps. » Ils leur ont dit ce que nous disons, aujourd’hui, aux nôtres. Jusque dans les idées les plus antichrétiennes, ils ont cherché et découvert des germes chrétiens. Ils ont ainsi pratiqué, et la justice, et la charité, sous leur forme la plus difficile et la plus nécessaire, la forme intellectuelle. S’ils se sont trompés politiquement, s’ils ont parfois engagé la religion dans des voies périlleuses ; s’ils ont commis l’erreur d’identifier le christianisme avec la démocratie, comme leurs pères avaient commis l’erreur de l’identifier avec la monarchie, c’est qu’ils ne pouvaient pas tout prévoir. Ce furent de splendides générations, l’honneur de l’Église au XIXe siècle, car ils ont vécu et agi comme ils ont pensé : la vie d’un Montalembert, la vie d’un Ozanam, la vie d’un Lacordaire, d’un marquis de La Tour-du-Pin, d’un comte de Mun, d’un Léon Harmel, nous l’apprennent, et quelles leçons ! Beaucoup furent des gentilshommes : l’esprit de la chevalerie les animait, et ils ont ainsi sauvé, justifié l’idée de noblesse, prouvé qu’un gentilhomme fait partie du peuple, que démocratie et aristocratie ne sont pas incompatibles, mais que celle-ci, comme la monarchie, d’ailleurs, est capable de soutenir et de promouvoir celle-là. Nous n’avons point à faire nôtres leurs conclusions politiques, mais nous avons à nous inspirer de leur esprit et de leur exemple, à l’entrée d’un monde nouveau, à l’égard d’un régime nouveau.
Le service qu’ils ont rendu à la démocratie, est d’en avoir eu une conception morale et sociale beaucoup plus que politique. Leur idée fondamentale est la solution corporative, l’organisation professionnelle. Ils ont sorti la démocratie de la révolution française pour l’enraciner dans l’ordre social. S’il leur est arrivé d’adopter la démocratie politique, c’est parce qu’ils pensaient arriver mieux par cette forme à réaliser leur idéal. Mais la démocratie politique n’est point l’essentiel de cet idéal.
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L’erreur, nous le voyons maintenant, c’est d’avoir fait de la démocratie l’État lui-même, au lieu de la laisser à la base de l’État.
Toute démocratie est un désert de sable ;
Il y fallait bâtir, si vous l’eussiez compris.
Nul ne l’a mieux compris que Léon XIII. Ce grand pape n’eut aucune tendresse pour l’État moderne. Il le considérait comme « un fléau pour la religion ». Il a condamné les idées humanistes, sous toutes leurs formes, de la forme libérale à la forme socialiste. Il a condamné le laïcisme. Il est entré en lutte, courageusement, contre la franc-maçonnerie, car il avait repéré les puissances occultes qui se servent des masses contre la religion. Le 24 janvier 1903, dans son allocution au patriciat et à la noblesse romaine, il déclare : « L’Église, en prêchant aux hommes qu’ils sont tous les fils du même Père céleste, reconnaît comme une condition providentielle de la société humaine, la distinction des classes ; c’est pourquoi, il enseigne que le seul respect réciproque des droits et des devoirs, et la charité mutuelle, donneront le secret du juste équilibre, du bien-être honnête, de la véritable paix et de la prospérité des peuples. » Plus loin, dans la même allocution, il s’élève contre l’égalité subversive des ordres sociaux, pour proclamer « cette fraternité qui, sans nuire en rien aux dignités du rang, unit les cœurs de tous dans les mêmes liens de l’amour chrétien ». Sur la démocratie, enfin, il s’est exprimé le 18 janvier 1901, dans l’Encyclique Graves de communi. Il y distingue nettement la démocratie chrétienne de la démocratie politique et de la démocratie socialiste, qui sont, elles, antichrétiennes. La démocratie chrétienne, doit garder « à l’abri de toute atteinte le droit de propriété et de possession, maintenir la distinction des classes, qui, sans contredit, est le propre d’un État bien constitué ». Et voici un passage important : « Il serait condamnable de détourner au sens politique, le sens de démocratie chrétienne. Sans doute, la démocratie, d’après l’étymologie même du mot et l’usage qu’en ont fait les philosophes, indique le régime populaire ; mais, dans les circonstances actuelles, il ne faut l’employer qu’en lui ôtant tout sens politique, et en ne lui attachant aucune autre signification, que celle d’une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple. »
Dans l’Encyclique Diuturnum, le 20 juin 1881, Léon XIII condamne le dogme de la souveraineté du peuple : « Refuser de rapporter à Dieu comme à sa source le droit de commander aux hommes, c’est vouloir ôter à la puissance publique, et tout son éclat, et toute sa vigueur. En la faisant dépendre de la volonté du peuple, on commet d’abord une erreur de principe, et en outre, on ne donne à l’autorité qu’un fondement fragile et sans consistance. De telles opinions sont comme un stimulant perpétuel aux passions populaires que l’on verra croître chaque jour en audace, et préparer la ruine publique en frayant la voie aux conspirations secrètes et aux séditions ouvertes. » Il revient sur le même sujet dans l’Encyclique Immortale Dei, le premier novembre 1885 : « Quant à la souveraineté du peuple, que, sans tenir aucun compte de Dieu, l’on dit résider de droit naturel dans le peuple, si elle est éminemment propre à flatter et à enflammer une foule de passions, elle ne repose sur aucun fondement solide, elle ne saurait avoir assez de force pour garantir la sécurité publique et le maintien paisible de l’ordre. » Sans doute, les principes chrétiens ne réprouvent en soi aucune forme de gouvernement : toutes, si elles sont appliquées avec sagesse et justice, peuvent garantir la sécurité publique. « Bien plus, ou ne réprouve pas en soi que le Peuple ait sa part plus ou moins grande au gouvernement ; cela même, en certains temps et sous certaines lois, peut devenir, non seulement un avantage, mais un devoir pour les citoyens. » Mais Léon XIII se défie des libertés modernes qui tendent à rendre l’homme esclave de ses passions, ses « pires tyrans ». Il ne fondrait point se laisser tromper par la spécieuse honnêteté de ces libertés, mais il faudrait se rappeler de quelles sources elles émanent, par quel esprit elles se propagent et se soutiennent. Dans l’Encyclique du 20 juin 1888, sur la liberté humaine, Léon XIII avait dénoncé l’amour déréglé du changement. Il avait montré que l’autorité est nécessaire à la liberté, autorité intérieure de la raison, autorité extérieure de la loi et du pouvoir politique. « La vraie liberté consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions plus aisément vivre selon les prescriptions de la loi éternelle », car « la fin suprême à laquelle doit aspirer la liberté humaine, c’est Dieu ». Le naturalisme, le rationalisme, le libéralisme, ont corrompu l’idée de liberté. « Ce qui en résulte finalement, surtout dans les sociétés humaines, il est facile de le voir, car, une fois cette conviction fixée dans l’esprit, que personne n’a d’autorité sur l’homme, la conséquence est que la cause efficiente de la communauté civile et de la société doit être cherchée, non pas dans un principe extérieur ou supérieur à l’homme, mais dans la libre volonté de chacun, et que la puissance publique émane de la multitude comme de sa source première ; en outre, ce que la raison individuelle est pour l’individu, à savoir la seule loi qui règle la vie privée, la raison collective doit l’être pour la collectivité, dans l’ordre des affaires publiques : de là la puissance appartenant au nombre, et les majorités créant seules le droit et le devoir. Mais l’opposition de tout cela avec la raison, ressort assez de ce qui a été dit. En effet, vouloir qu’il n’y ait aucun lien entre l’homme ou la société civile et Dieu créateur et, par conséquent, suprême législateur de toutes choses, répugne absolument à la nature, et non seulement à la nature de l’homme, mais à celle de tout être créé ; car tout effet est nécessairement uni par quelque lien à la cause d’où il procède ; et il convient à toute nature, et il appartient à la perfection de chacune, qu’elle reste au lieu et au rang que lui assigne l’ordre naturel, c’est-à-dire que l’être inférieur se soumette et obéisse à celui qui lui est supérieur. »
La conséquence politique de cette fausse liberté est facile à prévoir : « La loi qui détermine ce qu’il faut faire et éviter, est abandonnée aux caprices de la multitude plus nombreuse, ce qui prépare la voie à la domination tyrannique. Dès que l’on répudie le pouvoir de Dieu sur l’homme et sur la société humaine, il est naturel que la société n’ait plus de religion, et tout ce qui touche à la religion devient dès lors l’objet de la plus complète indifférence. Armée pareillement de l’idée de sa souveraineté, la multitude se laissera facilement aller aux séditions et aux troubles, et le frein de la conscience et du devoir n’existant plus, il ne reste plus rien que la force, la force qui est bien faible à elle seule, pour contenir les passions populaires. » Voilà pourquoi la séparation de l’Église et de l’État est pernicieuse, bien plus nuisible à l’État qu’à l’Église.
Léon XIII n’est point l’ennemi d’une démocratie modérée, au contraire, s’il répudie la démocratie laïque et absolue. C’est un devoir pour le catholique d’obéir aux autorités légitimes. Encore faut-il distinguer soigneusement le pouvoir et la législation, car un pouvoir, même légitime, peut promulguer des lois mauvaises. Les catholiques se doivent donc à eux-mêmes d’être des agents d’ordre et de paix dans chacune de leurs patries. Mais Léon XIII sait très bien que, si les patries demeurent, les régimes changent. Les changements de régime sont généralement provoqués par des nécessités sociales, par celle de rétablir l’ordre après des crises violentes qui ont fait disparaître un régime ancien. Dans ce cas, les catholiques sont tenus d’accepter un régime nouveau et de lui venir en aide. Car il faut distinguer le pouvoir civil du pouvoir lui-même, pris dans son essence. Quelle que soit la forme du régime, l’essence du pouvoir demeure la même. C’est l’idée centrale de la lettre au clergé de France pour le ralliement, le 16 février 1892 : aujourd’hui, nous sommes en mesure de comprendre sa véritable portée.
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Il y a donc une démocratie chrétienne : sa définition est dans la Rerum novarum. Cette démocratie n’est pas politique, elle est sociale ; elle n’est pas un régime, mais un sentiment dont l’objet est aussi celui d’un devoir : l’amour du peuple, la démophilie, et ce mot loi convient mieux que celui de démocratie. Ce dernier, en effet, prête à des confusions. La démocratie moderne est essentiellement libérale, le démocratisme est son esprit. La démocratie chrétienne est le contraire du démocratisme. Mais il est dangereux de recouvrir du même nom deux conceptions aussi fondamentalement opposées. Aujourd’hui encore, et plus que jamais, la démocratie libérale, socialiste, laïque, est plus forte que la démocratie chrétienne. Celle-ci se trouve donc dans la situation d’un terme faible en face d’un terme fort. Or, le terme faible subit toujours l’influx du terme fort. Voilà pourquoi tant de démocrates catholiques en arrivent si souvent, et sans penser à mal, à parler comme des jacobins.
La démocratie a, plus qu’aucune autre forme de gouvernement, besoin d’un contrepoids situé en dehors d’elle. Le plus fort de ces contrepoids, c’est l’idée chrétienne. Mais quelle est, aujourd’hui, la démocratie où ce contrepoids soit suffisant ? Nous sommes à une époque où les masses se déchristianisent. Or, la déchristianisation conduit à la perte de la liberté, liberté de l’esprit, enfin liberté civile. C’est le roulement dans le prébolchevisme. Ou ne sort de celui-ci que par la force d’un gouvernement parfait, ratione regiminis, convenant à des hommes reconnus imparfaits. Nos Aliborons et nos Calibans ne s’en apercevront que le jour où ils sentiront la trique sur leur échine.
Force est de reconnaître que la démocratie libérale, par la séparation de l’Église et de l’État, par l’enseignement neutre et laïque, par l’anticléricalisme militant, par une tolérance anarchique à l’égard de toutes les idées, a puissamment contribué à la déchristianisation des masses. Elle le paie cruellement aujourd’hui ; les éléments qu’elle a déchaînés la détruisent : à quoi sert de défendre l’ordre dans la rue, quand on tolère et favorise le désordre dans les esprits et les mœurs ?
Ce qui soutient encore la démocratie, ce sont des contrepoids historiques. En Suisse, le fédéralisme, survivance de l’ancien régime et du Saint empire romain-germanique, et l’esprit patricien ; en Belgique et dans les Pays-Bas, l’esprit de commune, la monarchie ; en Grande-Bretagne, cette heureuse combinaison de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, par quoi l’Angleterre nous apparaît comme le dernier pays qui ait encore gardé la grande synthèse chrétienne, médiévale, des trois formes de gouvernements ; en France, le souvenir d’une royauté qui fut millénaire, le sens de la tradition, l’esprit conservateur, l’esprit critique.
Il est significatif, en effet, que la démocratie soit, depuis si longtemps, soumise à une impitoyable critique. Le mouvement intellectuel qui s’est dirigé contre elle, depuis le dernier quart du XIXe siècle, n’est pas sans analogies avec le mouvement philosophique dirigé, au XVIIIe siècle, contre l’ancien régime.
La démocratie a pour elle – mais pour combien de temps ? – le nombre : la majorité des pays sont encore démocratiques. Elle a pour elle d’avoir permis, au XIXe siècle, le développement d’une brillante civilisation, mais qui s’effrite, aujourd’hui : la civilisation bourgeoise. Quoi qu’il advienne, elle aura marqué le monde d’une empreinte qui ne s’effacera pas. Même les régimes les plus antidémocratiques sont obligés de s’édifier sur elle, de lui emprunter, pour une architecture tout à fait différente, ses plus solides matériaux. La démocratie est la base des régimes nouveaux, que ce soit le fascisme, ou le national-socialisme, ou même le communisme russe. Ce que la démocratie a fait pour l’instruction publique, pour le bien-être matériel des peuples, pour la vie internationale, pour élever le niveau de l’homme, on sera obligé de le continuer, de l’achever, de le pousser plus loin. On le fera sans doute tout autrement ; on concevra autrement la liberté, le droit, l’éducation, l’action sociale, l’organisation des masses, la représentation du peuple, le pouvoir. Mais on partira de ce que la démocratie a tenté. On abandonnera les formes pour conserver l’esprit, le sentiment.
Chaque régime apporte une pierre à l’édifice jamais achevé. Ou plutôt, de toutes les pierres qu’il apporte, il n’en est qu’une qui soit bonne : celle-ci reste dans le mur. Le libéralisme nous a fait comprendre que l’homme est un être libre de nature et que l’État doit respecter les libertés personnelles. La démocratie nous a fait comprendre que le bien du peuple est la loi de tout gouvernement. Le socialisme nous a fait comprendre que l’ouvrier doit être traité comme un homme, que la justice politique ne suffit pas, qu’il y a encore la justice sociale. Les trois pierres d’angle de tout régime nouveau, quel qu’il soit. Mais d’où sont-elles prises, sinon de la cathédrale toujours debout au milieu de la cité en ruine ?
CHAPITRE VI
LES ÉTATS-UNIS ET LA CRISE ÉCONOMIQUE
La « crise » est la fin de la Révolution, puisqu’elle nous ramène au point de départ, à zéro, et puisque l’écroulement d’une structure économique, c’est la dernière vague d’une révolution profonde, l’ultime conséquence de ses idées motrices. Mais la cause immédiate de la crise, c’est l’américanisme.
Il manquerait donc une pièce maîtresse à ce livre, s’il ne s’y trouvait point un chapitre sur l’américanisme et la crise. Je me hasarde à l’écrire, en honnête homme qui ne se pique de rien dans ce domaine ; mais voici ce qui m’encourage :
Les gens les plus désorientés en face de la crise, les plus empêchés à y comprendre quelque chose, les plus à quia, ce sont les Américains, les économistes et les financiers. Il n’est pas longtemps, je me promenais, dans les rues de Berne, ville calme, avec un homme qui fut un brillant avocat d’affaires avant d’être un père de la patrie, père noble et responsable de notre économie. Cette responsabilité économique lui pesait fort, achevant de lui creuser des rides et de lui blanchir les cheveux. Et cet homme, qui n’a rien d’un intellectuel, cet homme de chiffres, de statistiques et d’action – au singulier – me disait, non sans mélancolie : « Voyez-vous, à la fin de ma carrière, je suis arrivé à cette conviction que la crise est, en dernière analyse, un problème philosophique. »
Tous les économistes, aujourd’hui, lorsqu’ils écrivent sur la crise, arrivent à la même conclusion. C’est heureux pour les sciences économiques. Jusqu’à présent, elles se mouvaient sous un plafond trop bas. Spécialités, mais spécialités incertaines, elles n’avaient d’autre base que les statistiques, les index, les tables, les courbes et les chiffres. Les théories, dans ce domaine, depuis le XVIIIe siècle, se sont succédé et se sont contredites plus encore, si c’est possible, que les doctrines philosophiques, et d’ailleurs sous l’influence de celles-ci. La philosophie, tout de même, a derrière soi une longue histoire, une longue expérience logique et métaphysique. Mais les sciences économiques sont jeunes. Voilà pourquoi l’esprit de système les a si profondément affectées. Elles ont souvent pris pour des lois des faits particuliers, variables et transitoires, des états de la vie économique dont elles se sont trop imaginé qu’ils étaient constants. Quant à leur esprit, il tient du matérialisme par l’objet sur quoi il s’applique, et de l’abstraction mathématique par les calculs auxquels il s’exerce. Ainsi, les sciences économiques, en croyant n’obéir qu’aux faits et aux chiffres, perdent le contact, par en bas, avec la vie et les réalités humaines, par en haut, avec la morale et la philosophie. Si la crise les oblige à rétablir ce contact ; si elle les porte à se cordonner sur le plan international et à chercher une synthèse de leurs conceptions encore si différentes, comme un Américain, le professeur Shotwell, vient de le proposer à la Commission de coopération intellectuelle ; alors elle aura été salutaire, au moins pour ces sciences.
I
Donc, ce mécanisme s’est rompu. Pourquoi ? Parce qu’il ne touchait plus à la nature et à l’homme que par ses deux extrémités, comme une sorte d’arc-en-ciel dont le cintre se perd dans les nuages. Superstructure si élevée qu’elle en devenait abstraite ; rouages compliqués, enchevêtrés, fonctionnant en l’air, à une vitesse vertigineuse. La superstructure révèle du rationalisme et le mouvement, du romantisme. C’est bien l’œuvre de l’homme dissocié, de l’homme dont la puissance affective et la puissance rationnelle, n’étant plus harmonisées, équilibrées par un principe d’unité, se désintègrent et divergent. Mais l’homme dissocié construit toujours la machine à son image.
Quelle idée motrice a fait jusqu’ici fonctionner ce mécanisme ?
L’idée ou plutôt le mythe de la prospérité.
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La prospérité est un postulat du libéralisme et de la démocratie. Ce sont, nous venons de le voir, des doctrines optimistes qui ont besoin, pour se démontrer vraies, d’une ambiance de prospérité, de bonheur, en tout cas de confiance. Si les États-Unis ont construit sur ce postulat l’édifice économique et social qui vient de s’écrouler avec tant de fracas, leur fameuse « prosperity » n’en est pas moins une importation européenne. Elle leur est venue de France et d’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle.
À la fin du XVIIIe siècle, en effet, nous assistons à un essor, à une prospérité qui éblouirent les contemporains. Le progrès s’affirme partout. Dans les sciences : mathématiques, avec Euler, Monge, d’Alembert, Lagrange ; astronomie, avec Laplace et Lalande ; physique, avec Franklin, Volta, Réaumur ; chimie avec Lavoisier ; botanique avec Linné et les Jussieu ; histoire naturelle, géologie, avec Buffon, puis Cuvier. Dans les applications techniques : la seule Angleterre invente la navette volante, la machine à tisser, la machine à filer, la machine à retordre, la machine à vapeur, la machine-outil, les presses à chaud, la fonte du coke, les cylindres à papier, le calandrage au cylindre, les laminoirs. Les sciences économiques, financières, administratives, se créent, s’organisent. La navigation à voiles, la construction, la direction des vaisseaux achèvent de dompter Neptune et de soumettre les vents, comme on disait alors : feuilletez, si vous en avez le loisir, le poème d’Esménard. La médecine fait un bond : Haller renouvelle la physiologie, Morgagni fonde l’anatomie pathologique, Hunter, la physiologie pathologique, Pinel, la nosologie, Avenbrugger et Corvisart trouvent la percussion, Laennec imagine l’auscultation médiate, Broussais élimine la métaphysique et les systèmes préconçus ; on découvre l’anesthésie, les alcaloïdes, la mesure de la température, le vaccin. L’agriculture aussi devient scientifique, rationnelle ; naissance de l’agronomie. Il faut rappeler toutes ces notions élémentaires, citer tous ces noms glorieux, pour bien se représenter l’enthousiasme qui s’empare alors des esprits. Le progrès s’affirme dogme, le progrès indéfini, avançant avec des bottes de sept lieues dans tous les domaines. La raison de l’homme va forcer la nature à lui livrer ses derniers secrets – c’est la formule –, la technique assurera à l’homme la domination de la matière. L’œuvre commencée au XVIe siècle, reprise avec le même esprit, va s’achever. Le bonheur est au bout de l’avenue, toujours plus large et plane. Lisez dans la célèbre Esquisse de Condorcet, les deux derniers chapitres : neuvième époque, le présent ; dixième, l’avenir.
La prospérité marche de pair avec les « lumières ». Elle est le signe de l’alliance. C’est que toute la vie économique se modernise, elle aussi. Manufactures, industries, bourses, sociétés par actions, publicité, toutes les formes apparaissent, de notre capitalisme contemporain. Il semble que les quatre autres continents existent uniquement pour servir de débouchés à l’Europe. Les capitaux sont abondants ; faciles, les affaires. On voit s’édifier en peu de temps de grosses fortunes. Le luxe se généralise. Les besoins augmentent, qui exigent d’être rapidement satisfaits.
De là une fièvre de production, d’échanges, de concurrences aussi. En France, par exemple, le commerce extérieur a quadruplé de 1715 à 1787, pour atteindre le chiffre de un million cent cinquante-trois mille. « Les exportations de denrées exotiques comptaient pour quinze millions en 1716, elles comptent pour cent cinquante-deux en 1787. » J’emprunte ces chiffres au Siècle de Louis XV de M. Pierre Gaxotte, – au chapitre intitulé : Plaisir et danger d’être riche. Pour l’Angleterre je les emprunte à l’ouvrage de M. Mantoux sur la révolution industrielle. En 1700, le tonnage des navires sortis des ports anglais est de 317.000 tonnes de jauge ; en 1781, 711.000 ; en 1800 1.924.000. Vers 1715, les importations ne sont que de quatre à six millions de livres sterling ; en 1800, elles atteignent la somme, « alors inouïe », de 41.877.000 livres.
Les transformations sociales s’opèrent, elles aussi – on le croit du moins, – dans le sens du progrès. La société s’embourgeoise ; de grands seigneurs se font usiniers, manufacturiers, commerçants, exportateurs, ils entrent dans les conseils d’administration. C’est que la bourgeoisie se hausse au rang de classe dominante : elle domine, en effet, la vie économique, en attendant l’heure où elle dominera la vie politique. Tandis que l’artisanat, les corporations tombent en décadence, on voit se former le prolétariat ouvrier. Et voici les nouveaux riches, sortis de l’artisanat, de la paysannerie, de la populace, de l’aventure.
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Telle est l’atmosphère où germe, croît, monte le capitalisme moderne. On l’arrose de théories économiques et philosophiques. Propriété exige liberté. L’homme n’a point seulement besoin de penser librement, mais encore d’agir librement. Liberté du travail, du commerce, des échanges, suppression des octrois, abaissement des barrières douanières : on reconnaît les revendications essentielles du libéralisme économique. Mais ce sont les revendications du temps, et les physiocrates sont d’accord avec les libéraux, s’ils portent davantage l’accent sur la propriété foncière. Les physiocrates, avec quelques velléités protectionnistes, concluent en faveur du commerce libre. Il est vrai que les physiocrates diffèrent des libéraux par leurs théories politiques : agrariens, partisans des familles enracinées, préconisant une aristocratie de propriétaires, ils sont monarchistes, ils sont pour le « despotisme éclairé » ; ils rejettent les gouvernements mixtes, la monarchie constitutionnelle, à plus forte raison la démocratie, donc les idées anglaises et libérales. Par leurs tendances, ils annoncent, de très loin, Le Play.
Les physiocrates fondent leur système sur l’ordre naturel que les libéraux accepteront aussi. L’homme a un droit naturel : celui aux choses propres à sa jouissance. Il est soumis à des lois physiques. Ces lois, dans leur ensemble, sont bienfaisantes, mais l’homme peut les rendre nuisibles par un mauvais usage de sa liberté. Pour empêcher ce mauvais usage, l’intervention des lois positives est nécessaire. Les lois positives « ne sont que des lois de manutention relatives à l’ordre moral et à l’ordre physique naturel, évidemment le plus avantageux au genre humain ». Elles maintiendront l’accord entre l’ordre moral et l’ordre physique, sans quoi l’homme ne saurait être heureux. La loi physique règle le « cours de tout évènement physique, de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain ». La loi morale règle toute action humaine de l’ordre moral, conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain. Ces lois forment ensemble ce que l’on appelle la loi naturelle. « Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines instituées par l’Être suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles. » On retrouve ici cet optimisme leibnitzien dont Voltaire se moque si drôlement dans Candide. Mais on constate la tendance à subordonner l’ordre moral à l’ordre physique. Ce sera celle de tout le siècle, qui perdra ainsi le sens de l’ordre surnaturel et penchera irrésistiblement vers le matérialisme de la production.
Nous avons cité, résumé Quesnay. Le Mercier ajoute : l’intention de l’Être suprême étant le bonheur et la multiplication des hommes, les institutions sociales doivent les assurer par des lois positives en accord avec cet ordre naturel posé par Dieu. Mais la première condition de ce bonheur et de cette multiplication des hommes, c’est « la multiplication des productions ». Celle-ci implique, à son tour, et dans tous les domaines de l’activité humaine, la civilisation, mot dont, au XVIIIe siècle, la fortune commence. Mais la civilisation est impossible sans la liberté et sans la propriété. Le souverain, quand il interviendra légalement, n’a d’autre mission que de déclarer et faire respecter les lois naturelles. Le vrai despote, commente M. H. Denis, c’est donc la loi de la nature dont le souverain n’est que le porte-parole, le bras séculier, le vicaire.
Civilisation, par la multiplication des produits. On sait quelle influence exercèrent sur les « philosophes » les progrès de la science, de la technique, le développement du commerce et de l’industrie, toute la bourgeoisie elle-même dont ils devinrent les porte-voix, quittes à lui fournir en échange une doctrine. Voyez, par exemple, la place que les arts et métiers occupent dans l’Encyclopédie. Lisez, dans le discours préliminaire, les pages enthousiastes que d’Alembert consacre à l’inventeur. Celui-ci, tout comme le bon commerçant ou le colonisateur philanthrope, est haussé désormais au premier rang parmi les bienfaiteurs de l’humanité. Le XVIIIe siècle mit à la mode et fit entrer dans la littérature les ouvrages de technique, d’économie politique, de finance ; bien plus, il introduisit ces spécialités dans sa hiérarchie des sciences, dans sa philosophie. On n’exagérerait guère en affirmant que les faits d’ordre économique sont à la base de sa philosophie. Nous exceptons Rousseau. Jean-Jacques, lui, mène la réaction romantique contre le mercantilisme et le luxe ; il la mène aussi contre l’esprit cosmopolite – nous dirions aujourd’hui international – que l’essor économique, la prospérité devait produire. En revanche, Voltaire, ce bourgeois-gentilhomme, se livre à l’apologie du luxe ; il intègre dans l’histoire, jusqu’alors purement politique, le commerce et l’industrie, inaugurant ainsi ce que les Allemands nommeront plus tard la Kulturgeschichte.
Il y a donc, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle et jusque vers le milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire durant le temps où la structure de la vie économique change, un groupe d’idées communes à tous les systèmes, du vieux mercantilisme qui se meurt au libéralisme manchestérien, en passant par l’école physiocratique.
Le mercantilisme fondait l’économie sur la conquête de la richesse : commerce, argent. Le physiocratisme la fonde sur la terre : agriculture. Le libéralisme, sur le travail et la production : industrie. Ce sont des principes opposés, reliés entre eux, il est vrai, par des influences réciproques, des nuances en dégradé. Mais quelles sont ces idées communes qui inspirent à la fois les attardés du mercantilisme, les physiocrates français et les libéraux anglais ?
Les hommes du XVIIIe siècle se sont figuré, tout comme les Américains se le figurèrent jusqu’à 1930, que cet état de prospérité durerait toujours, qu’il ne cesserait de s’accroître et de se généraliser, jusqu’à devenir la condition normale de tous les hommes. C’est l’idée de progrès mue par un sentiment : l’optimisme. Selon David Hume, il n’y a pas de raison pour que cette prospérité ait des limites, car « la nature, en donnant aux diverses nations un génie, un climat et un sol qui ne sont pas les mêmes, a garanti la perpétuité de leurs échanges et de leur commerce réciproque aussi longtemps qu’elles demeureront industrieuses et civilisées ».
Pour arriver à cette prospérité générale, à ce bonheur parfait, il faut produire sans arrêt, inventer, découvrir, multiplier les échanges, avoir pleine confiance dans les sciences et dans la technique. Plus on produira, plus on trouvera de débouchés pour les produits. Tel est le principe posé par l’économiste Jean-Baptiste Say dans sa fameuse « loi des débouchés », où « les produits s’échangent contre les produits ». Say nie qu’il puisse y avoir surproduction générale. S’il y a des engorgements, ils ne sauraient être que partiels. Lorsqu’un canal de production est engorgé, c’est parce qu’il en est d’autres qui sont vides. « C’est parce que la production des produits manquants a souffert, que les produits surabondants ne trouvent point de débit. » Simple problème de communication.
Nous rencontrons ici Adam Smith. À ses yeux, il existe « un système évident et simple de liberté naturelle qui se trouve de lui-même, et se trouve tout établi ». Les hommes et la société n’ont qu’à s’y conformer pour parvenir au bonheur : la diversité même des produits naturels, la manière dont ils sont répartis entre les différents peuples, en est un gage certain.
La richesse des nations consiste en deux éléments : les produits naturels ; le travail humain s’appliquant à ces produits et réglé naturellement par eux.
La richesse des nations : tel est le titre de l’ouvrage fondamental publié en 1776. On a cité souvent la phrase qui en forme le portique : « Chaque nation a, dans son travail annuel, le fonds d’où sortent toutes les choses d’agrément et de nécessité qu’elle consomme annuellement, et qui sont toujours, ou le produit immédiat de ce travail, ou les achats qu’elle fait avec ce produit chez les autres nations. » Achats et produits doivent être proportionnés au nombre des consommateurs. Ce qui dépend de deux facteurs : le rapport numérique des travailleurs aux non-travailleurs, l’organisation du travail. L’organisation du travail, c’est sa division. Sous le régime de la division du travail, l’homme est forcé de recourir sans cesse à l’échange. Il devient ainsi, non seulement un producteur, mais une sorte de marchand « et la société entière, une société de commerce ». C’est ce que nous voulons retenir de Smith, cette propension à considérer la société comme une vaste organisation économique, cette tendance à ne voir dans l’homme que l’homo œconomicus. L’homo œconomicus, on peut bien dire que Smith en est le père.
Smith est encore attaché à la vieille Angleterre rurale. Il se méfie des nouveautés, des négociants, des industriels. Mais ses successeurs – et déformateurs – pousseront dans le sens de l’industrialisme. Car l’industrie est le moyen qui possède le plus « d’efficience », quand on voit dans la production le signe de la prospérité, dans la machine le signe du progrès.
Le XVIIIe siècle croit, d’une foi robuste qui transporte les montagnes, à l’action moralisante de la science, de la technique, de la production. Il croit que la division du travail assurera la liberté des individus, l’affranchissement des peuples, l’égalité enfin. « La culture du sucre, déclare Condorcet, s’établissant dans l’immense continent de l’Afrique, détruira le honteux brigandage qui la corrompt et la dépeuple depuis deux siècles. » Grâce à la culture, au commerce, à l’industrie, les colonies cesseront d’être des repaires d’exploiteurs pour se peupler « d’hommes industrieux qui iront chercher dans ces climats heureux, l’aisance qui les fuyait dans leur patrie ». Ils s’y fixeront, ils seront des citoyens, ils feront souche de citoyens, ils répandront, dans ces terres exotiques, les principes et l’exemple de la liberté, les lumières et la raison de l’Europe. Et les peuples, égaux parce qu’également éclairés, s’uniront dans le bonheur : l’internationale sera le genre humain.
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Telles sont les idées dominantes au XVIIIe siècle. Idées influencées par la prospérité générale. On reconnaît leur faiblesse : fausse conception, purement individualiste, de l’homme, oubli de la personne ; confusion des valeurs ; confusion entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, entre la vie et les moyens de vivre ; tendance au matérialisme par la prédominance de l’économique ; et surtout cette illusion du progrès, comme si tous les éléments du progrès se développaient ensemble, à la même allure, comme si le progrès matériel conditionnait le progrès moral !
Le résumé de cette philosophie était nécessaire pour nous démontrer comment et combien elle est à la fois romantique par l’intensité, rationaliste par la méthode, pour reprendre nos expressions de tout à l’heure. Romantique, parce qu’elle procède avant tout, et de sentiments, et d’illusions, et parce qu’elle poursuit des chimères. Les hommes de ce temps sont des exaltés, des lyriques. Tel est leur tempérament. Mais, sur ce tempérament vient se greffer un esprit encore abstrait, dont la méthode est celle des mathématiques. Cet esprit procède par raisonnements et par démonstrations. Il agence des systèmes logiques. Le point de départ de ces systèmes, c’est bien les faits contemporains, mais de ce tremplin, l’on va rouler dans les étoiles. On croit que ces faits contemporains ne seront jamais démentis par des faits contraires, et, quand ces faits contraires sont là, on ne les admettra qu’à titre d’accidents momentanés. L’erreur logique rejoint ici l’illusion sentimentale ; elles se fortifient mutuellement, elles s’encouragent l’une l’autre à persévérer, à pousser jusqu’au bout de la tendance. Entre la raison et le sentiment, le rationalisme et le romantisme, il manque les intermédiaires : le sens des réalités, la connaissance de la nature humaine, la notion des véritables valeurs et de leur hiérarchie. Raison, sentiment : deux chevaux qui galopent sur des routes parallèles, non deux chevaux attelés à un même char et qui suivent le même chemin.
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On découvre donc, dans le capitalisme contemporain, tel qu’il est issu du libéralisme économique – ce dernier issu lui-même de la « philosophie » – une construction de l’esprit. La même aventure est arrivée au socialisme parce qu’il sort également de la même source. Le socialisme et le capitalisme ne sont pas autre chose que des systèmes intellectuels appliqués au monde matériel. Tous deux ont à leur horizon le même mythe de la prospérité. Seulement, la manière de la concevoir et d’y parvenir est différente. Le libéralisme voit surtout la production, le socialisme voit surtout la répartition. De telle sorte que le socialisme est au capitalisme ce que le liège est au chêne : un puissant, un étouffant parasite. L’erreur commune est de considérer le monde matériel comme s’il existait en soi, indépendamment de la vie, de la nature et des hommes, soumis à des lois propres et à des systèmes indépendants, les unes formulées, les autres appliqués par l’esprit abstrait. On en arrive ainsi à ne plus percevoir les connexions intimes, et singulièrement sensibles, qui rattachent le monde de la matière au monde intellectuel et au monde moral.
II
Ce système économique, ces mythes, les États-Unis les ont adoptés ; ils lui ont servi à construire un véritable régime, une forme spécifiquement américaine de la civilisation.
Il est évident que les États-Unis ont exercé une influence néfaste sur le vieux continent. Leur intervention dans la guerre leur a valu, en Europe, une influence qu’ils n’avaient jamais connue. Leur prospérité d’après-guerre est venue ajouter à cette influence un singulier prestige : on les enviait, on les adulait, on leur tendait le chapeau, et surtout – c’était plus grave – on se mettait à les imiter. La crise allemande doit compter au nombre de ses causes cette imitation des États-Unis : l’Allemagne a voulu appliquer à sa vie économique les méthodes américaines, ce qui acheva de la ruiner. On sent très bien que la Russie soviétique prend également les États-Unis comme modèle et vise, par le plan quinquennal, à les égaler, en attendant de les dépasser.
Mais, lorsqu’à partir de 1929, commença la crise américaine, une réaction se produisit en Europe contre les États-Unis. On se prit à maudire les États-Unis, parce que leur crise est cause de la nôtre, ce qui est à demi vrai. Mais où l’on fut partial, et surtout mal informé, c’est lorsque l’on confondit le système économique des États-Unis avec les États-Unis eux-mêmes, la nation avec ses politiciens et ses financiers, l’américanisme avec les Américains. Il y a là une attitude un peu simpliste. Les États-Unis sont vastes et complexes, plus qu’une nation : un monde, et dans ce monde, il y a nécessairement bien des diversités, bien des tendances contraires, parmi lesquelles nous pouvons, même à distance, discerner des oppositions de plus en plus fortes contre l’américanisme lui-même. Il y a d’ailleurs de l’injustice à confondre un peuple avec un régime.
C’est le reproche que j’adresse à Georges Duhamel. Son livre : Scènes de la vie future, est partial à l’égard des États-Unis, partial en ce sens que l’auteur confond précisément l’américanisme et les Américains. En revanche, il a parfaitement jugé le système, parfaitement diagnostiqué les dangers qu’il représente pour l’Europe.
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Quel est donc ce système ? Quel est le genre de civilisation, le régime que, jusqu’en 1920, les Américains nous proposaient en exemple, que nous admirions nous-mêmes, que nous commencions d’imiter, quittes à révolutionner pour cela notre vieille, trop vieille Europe ?
Répétons-le bien : les idées qui sont à la base de ce système, les Américains les ont reçues d’Europe ; ils les ont reçues de France et d’Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, précisément à l’heure de l’émancipation.
Sans doute, le puritanisme anglo-saxon est « la cellule centrale » de l’esprit américain. Mais l’Amérique ne prend figure que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : figure économique, figure politique. Économiquement, elle adopte tout de suite, et par la force des choses, les théories alors en vogue, et se conduit d’après elles. Dans son effort de colonisation, comment ne serait-elle pas inspirée des économistes anglais, d’Adam Smith ? Politiquement, dans la guerre qu’elle mène, au nom de la liberté, contre la monarchie anglaise, comment ne se serait-elle pas inspirée des philosophes français ? Alors, l’homme le plus représentatif qu’elle possède, c’est Franklin. Et ce bonhomme peut se définir : l’esprit américain réduisant à sa mesure, qui est pratique, étroite, les idées économiques et politiques du XVIIIe siècle. Car l’Américain, s’il trouve une idée, ne l’examine point comme telle – cela est sans « efficience », cela ne l’intéresse pas – mais il se demande tout de suite de quelle utilité pratique elle pourrait être immédiatement pour lui.
S’il se trouvait d’ailleurs un pays au monde où ces idées du XVIIIe siècle eussent alors le plus de chance de réussite, c’étaient les États-Unis. Bien plus que l’Angleterre, bien plus que la France. Les États-Unis, immense espace libre où l’on osait créer du nouveau, sans être gêné par des traditions qui n’existaient pas, ni par une histoire qui commençait à peine. Alors, les États-Unis, c’était une bande, assez large, bordant l’Océan Atlantique, avec tout un arrière-pays, on plutôt un arrière-continent, à coloniser. Deux choses attiraient les colons d’Europe aux États-Unis : la liberté, la propriété. Or, ce sont les deux principes fondamentaux sur quoi s’est édifié lentement le système américain. Ce sont aussi les principes essentiels du libéralisme économique. L’égalité ne vient qu’en seconde ligne, et c’est une égalité de chances : au départ, vous avez les même chances que tous les autres ; à vous de les exploiter, à vous de dépasser les autres ; si l’on vous aide, ce ne sera que pour vous lancer. La démocratie américaine s’affirme donc d’une manière toute pratique, elle prend tout de suite l’aspect d’une démocratie économique. En politique, elle diffère des démocraties européennes en ce qu’elle institue un pouvoir exécutif personnel afin d’empêcher les abus du parlementarisme et la démagogie électorale. Ce renforcement de l’autorité s’était tout de suite révélé nécessaire : un État jeune ne saurait se constituer que sous la main ferme d’un gouvernement actif et volontaire, un État très vaste risquerait de se désagréger sans un agent concret d’unité.
Encore l’action de cet agent ne se fait-elle sentir que de haut et de loin. Elle est tamisée, entravée par le gouvernement des États et le gouvernement local, le seul avec lequel l’Américain soit en contact direct. La constitution américaine, lourde et compliquée, n’est qu’un compromis entre deux tendances : l’une, la fédéraliste, portant la marque britannique, et l’autre, la démocrate, portant la marque de la révolution française.
Mais, dès le début aussi, un autre facteur intervient dans la vie économique des Américains : le capitalisme. Le capitalisme est indispensable à la colonisation. Cela va de soi. Il ne suffit pas au colon de recevoir des terres, il lui faut, au début, des capitaux pour les cultiver. Les capitaux lui sont, plus tard, nécessaires lorsque, pour mieux exploiter ces terres, il a besoin d’installations, de machines, de main-d’œuvre, de produits industriels, lorsqu’il fondera des industries, lorsqu’il fera commerce de ses produits. Toute la politique des États-Unis tendra donc à favoriser le capitalisme, et cette forme spéciale du capitalisme : le crédit, qui permet de faire des capitaux.
La prédominance des problèmes économiques sur tous les autres, est donc dans la nature même des États-Unis. Elle leur donne leur physionomie originale, elle caractérise leur civilisation. Jusqu’à la guerre de Sécession, inévitable crise de croissance, les États-Unis se trouvaient isolés de l’Europe, complètement à l’abri de la politique européenne. Toute leur diplomatie se réduisait à l’immigration et au commerce ; leur grande affaire, c’était de se conquérir eux-mêmes. Affaire économique au premier chef. La guerre de Sécession sort d’ailleurs d’une cause économique, cause que l’on s’est empressé d’idéaliser en la transformant en une cause humanitaire : l’esclavage, autrement dit, la main-d’œuvre agricole.
Cette longue guerre civile marque un point d’évolution dans l’histoire économique des États-Unis. Il s’agissait de savoir si l’Amérique allait demeurer essentiellement agricole, ou devenir une puissance industrielle. La victoire du Nord l’engagea dans cette voie. Suivit une ère d’expansion économique. Elle se caractérise ainsi : croissance de l’Ouest, développement des chemins de fer, floraison de banques et d’industries, organisation des trusts et des syndicats ouvriers, intensification de l’agriculture dans le sens du « power farming », coton, blé. À quoi viennent s’ajouter, au dehors, les interventions dans l’Amérique du Sud, les premières colonisations dans le Pacifique ; enfin, l’entrée des États-Unis dans la politique générale. À partir de 1896, les États-Unis prennent rang parmi les grandes puissances.
Dès cette date, les vices et les exagérations du système commencent d’apparaître. Le premier de ces vices, c’est l’emprise que le capitalisme américain exerce de plus en plus sur la vie publique, au point d’être une véritable dictature. La corruption politique, électorale, est un fait indéniable. Des scandales éclatent. Des réactions se dessinent, violentes, mais à peu près impuissantes. L’équilibre se met à se rompre entre l’agriculture et l’industrie, au profit de cette dernière. Il y a des troubles sociaux, un malaise moral. Mais la prospérité générale est si grande, elle est en si continuel progrès, que tout cela demeure à la surface. La prospérité américaine devient un dogme.
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La prospérité américaine atteint ce que j’appellerais son point d’éblouissement, tout de suite après l’intervention des États-Unis dans la grande guerre. Il y a, certes, de l’idéalisme dans cette intervention ; mais elle est forcée, parce que la guerre gêne et menace le commerce américain. Au moment où la guerre éclate, les États-Unis ont une clientèle en Europe et dans tous les autres continents. La liberté des mers est une nécessité pour eux. Si la guerre se prolonge, elle va devenir ruineuse pour les États-Unis ; si l’Allemagne en sort victorieuse, elle sera une redoutable concurrente économique.
La guerre eut sur l’essor économique des États-Unis une action immédiate et décisive. Les transformations qu’elle provoqua, se seraient produites d’elles-mêmes, car toute l’évolution antérieure les préparait ; mais elles se seraient produites beaucoup plus lentement. La guerre les fit éclater. Brusquement, les Américains se trouvèrent en face d’un ordre nouveau, ce qui leur apparut un miracle.
Le renversement peut se résumer ainsi :
D’abord, de débiteurs qu’ils étaient, les États-Unis devinrent créanciers. Ils purent se libérer de leurs dettes à l’égard de l’Europe ; bien plus : ils attirèrent à eux presque tout l’or du monde, et le vieux continent devint débiteur du nouveau.
Ensuite, la guerre provoqua un développement tout à fait anormal de l’industrie. Cause : les commandes de guerre et les prix élevés. Conséquence : l’extension des industries existantes et la création d’industries nouvelles.
Troisièmement, grâce au système du Federal Reserve Board, des crédits presque sans limites purent être mis à la disposition de toutes ces entreprises. C’est ainsi que le crédit global s’éleva de vingt et un milliards de dollars qu’il était en 1914, à cinquante-huit milliards, en 1929.
Quatrièmement, comme toujours dans ces moments de prospérité subite et anormale, il y eut hausse des prix et vie chère.
Cinquièmement, la guerre avait ralenti beaucoup l’immigration, en même temps qu’elle avait provoqué une émigration très forte, due au rappel des réservistes appartenant aux pays belligérants. Ce qui eut pour résultat d’augmenter les salaires en raréfiant la main-d’œuvre, et par conséquent d’accroître le pouvoir d’achat des ouvriers.
Sixièmement, le coût de la main-d’œuvre et les énormes commandes passées à l’industrie, provoquèrent le développement du machinisme et la « standardisation ».
Septièmement, la disette des marchandises où se trouvait l’Europe, permit l’écoulement de cette surproduction et des réserves qui s’étaient accumulées.
Enfin, la rapide stabilisation du dollar eut pour effet de drainer vers les États-Unis tout l’argent des pays européens dont la monnaie était instable. Les États-Unis apparaissaient l’ultime refuge pour tout ce qui pouvait être sauvé. Chaque mouvement d’inflation, dans un pays d’Europe, produisait instantanément une fuite de capitaux vers l’Amérique. Celle-ci en profita pour augmenter son encaisse métallique et développer encore le système du crédit.
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Telles sont, en résumé, les principales causes de la prospérité américaine. Nous voyons maintenant, que cette « prosperity » était un phénomène anormal. Elle était elle-même une crise, ou plutôt la période d’excitation de la crise, que devait suivre inévitablement celle de dépression. De plus sages, de plus avertis se fussent peut-être méfiés.
Mais les Américains ne se méfièrent point. Ils étaient pour cela un peuple trop jeune, trop actif, trop optimiste. Ils avaient trop de confiance en eux, une confiance qui touchait à l’orgueil. En outre, toute leur intelligence s’était développée dans le sens de l’action, de la vie pratique ; leur formation intellectuelle se trouva donc, et se trouve encore, en retard sur leur formation pratique. Leur manque d’idées générales, de sens historique et critique, de psychologie, les rendait un peu enfantins en face d’un phénomène dont ils semblaient incapables de comprendre la signification, de prévoir les répercussions sociales et morales. Ils crurent donc à la pérennité de leur « prosperity ».
Ils s’arrangèrent, et pour l’accroître, et pour la généraliser.
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Sur quoi donc est fondée cette doctrine américaine de la « prosperity » ?
Elle est fondée sur l’individualisme. Il faut que la société fournisse à l’homme tous les moyens nécessaires, toutes les facilités possibles, pour que cet homme atteigne au standard de vie le plus élevé. On retrouve bien là cette conception américaine de l’immigré qui débarque aux États-Unis pour être libre et à qui l’on donne sa chance. Seulement, la situation s’est modifiée complètement : l’immigration est arrêtée, la terre est colonisée, il manque de terrain disponible. La véritable richesse des États-Unis, ce n’est plus l’agriculture, qui est en pleine crise, mais c’est la production industrielle et ce sont les capitaux. Le type du colon fait place au type du consommateur.
Rendre chaque habitant des États-Unis consommateur, faire son éducation de consommateur, tel est le programme. Éducation, non pas théorique, mais toute pratique. Le bon citoyen des États-Unis sera donc le bon consommateur, parce que c’est en consommant qu’il favorisera le développement économique de son pays et qu’il élèvera lui-même son « standard of life », fera son ascension sociale, s’affinera, se civilisera.
L’Américain est donc, il doit devenir l’homo œconomicus. Il conclut avec sa propre patrie, avec la société américaine, non pas un contrat social, mais un contrat économique : « Je consommerai pour que tu puisses produire, mais tu me fourniras tous les moyens de consommer. » L’idéalisme anglo-saxon est toujours pratique, il est toujours assis sur des intérêts comme sur un sac de coton. L’idéalisme est dans le but, dans cette volonté d’élever tous les habitants des États-Unis au plus haut degré social possible, d’établir leur égalité par en haut, tout en leur assurant cette liberté que procurent l’aisance et les commodités de la vie. Mais voici où se trouvent les intérêts :
Même en plein essor, l’économie américaine s’est aperçue qu’elle manquait de débouchés. Ses marchés extérieurs se fermaient les uns après les autres, parce que les États européens perdaient rapidement leur puissance d’achat, parce que tout le monde, autour de l’Amérique, était appauvri. Comme on ne songeait point à limiter la production, ni à supprimer ou réduire les dettes des créanciers, afin qu’ils pussent acheter de nouveau à l’Amérique, force était de compter essentiellement sur le marché intérieur. Mais le marché intérieur n’est pas indéfiniment extensible. L’arrêt de l’immigration avait déterminé un arrêt dans l’accroissement des consommateurs. On ne pouvait plus accroître les consommateurs en nombre ; donc, il ne restait plus qu’un moyen : accroître en chaque consommateur la capacité d’absorption.
Mais accroître la capacité d’absorption en chaque consommateur, c’est accroître ses besoins, en les augmentant et en les raffinant. Il faut, par exemple, que chaque Américain ait son home, avec toutes les installations nécessaires pour utiliser le plus commodément possible un espace restreint et pour se passer de domestiques, puisqu’on n’en trouve guère aux États-Unis. Il faut que chaque Américain arrive à se procurer une nourriture aussi abondante et aussi variée que possible, à s’habiller comme un monsieur et à satisfaire au goût de son Américaine pour la toilette et le plaisir. Il faut qu’il puisse se distraire, aller au cinéma, entendre des nouvelles, des concerts, des conférences par la radio. Il faut qu’il puisse villégiaturer durant la belle saison, faire du camping. Il faut enfin qu’il puisse s’instruire, visiter les musées, fréquenter les bibliothèques, les universités populaires, les écoles. L’idéal, en un mot, est de porter chaque Américain à un degré aussi haut que possible d’humanité. On l’habituera donc au luxe, tout au moins à une apparence de luxe. Aussi bien, dans tout moment de prospérité générale, le luxe, plus que le confort réel, plus que l’aisance solide et modeste du petit bourgeois content de sa médiocrité, devient un besoin général.
L’économie américaine aura donc propension à faire passer les industries de consommateurs avant les industries de producteurs, ce qui est déjà dangereux. Elle s’organisera pour produire, en série et le meilleur marché possible, tout ce dont le consommateur américain aura besoin, tout ce dont on aura provoqué en lui le besoin. De là deux conséquences : la socialisation de la vie, et le système du crédit.
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Parti d’un principe individualiste, le système américain aboutit, dans la pratique, à une socialisation, à une rationalisation générale de la vie. Ce qui a pour effet d’effacer peu à peu tout caractère individuel : l’humanisme se retourne contre soi-même, l’individu s’absorbe dans la collectivité. Chaque Américain habite le même appartement, possède le même bungalow, porte les mêmes vêtements, absorbe les mêmes nourritures, circule dans la même automobile. Bien plus, il y a une tendance très forte à la vie collective, parce que, par exemple, la difficulté de se procurer des domestiques incite les gens à manger dans des restaurants ou dans des bars, à vivre dans des pensions ou dans des hôtels, ou parce que leur travail, leurs affaires, les éloignent de leur domicile la plus grande partie de la journée. Et voilà qui détruit inévitablement la famille, sans parler du divorce ou de la limitation des naissances, qui sont devenus des plaies morales et sociales aux États-Unis. Il est évident aussi que la propriété stable et tranquille est une conception qui s’oblitère aussi. La civilisation américaine est une civilisation de masse, fondée sur une production quantitative et non qualitative. La notion de qualité et par conséquent le sens des valeurs, risquent également de disparaître. On ne s’attache point aux objets, on ne connaît plus la beauté des choses, ni la jouissance de les posséder et de les manier, quand les choses, produites en masse, en série, n’ont plus d’individualité, et quand il faut les renouveler sans cesse. D’autre part, l’emploi de la machine, de la mécanique, pour tous les gestes de la vie, même les plus familiers, l’usage des produits tout préparés, ont pour effet d’éliminer l’activité humaine dans la satisfaction des besoins. Enfin, l’agitation trépidante de la vie américaine tue le loisir, le goût de la solitude et de la concentration. L’Américain ne sait plus vivre seul, ni chez soi.
On voit les immenses dangers que ce système fait courir à la personnalité, à l’activité, à l’intelligence humaines. Les immenses dangers qu’elle fait courir à la civilisation elle-même, dont les Américains, se font, en général, une conception tout à fait fausse et qui n’est plus à la mesure de l’homme.
Et voici un autre péril :
En apparence, le système américain est le système le plus contraire qui soit au socialisme. Jusqu’à présent, en effet, le socialisme n’est jamais arrivé à se développer aux États-Unis. Cela n’empêche pas que la vie américaine se socialise. Elle instaure même une sorte de communisme par en haut, un communisme dans le luxe, non dans l’appauvrissement, dans les facilités et les commodités de la vie, non dans la misère. Mais, pour que ce communisme d’en haut retombe au communisme d’en bas, il suffit qu’une crise provoque l’écroulement de toutes ces superstructures artificielles. Voilà où pourrait aboutir la crise américaine, si elle se révélait sans remèdes et si venaient à s’épuiser les réserves que l’Américain possède encore.
Or, le système pousse de par sa nature à l’épuisement de ces réserves.
Constatons, une fois de plus, cet « engendrement des contraires ». Partir du libéralisme et de l’individualisme pour aboutir à la socialisation, non pas même en vertu du socialisme, puisque le socialisme ne compte pas aux États-Unis, non pas même en vertu de conceptions étatisantes, parce qu’elles n’existent point outre-Atlantique, mais en vertu, purement et simplement, du libéralisme et de l’individualisme eux-mêmes, par la voie des conséquences économiques : voilà, me semble-t-il, une assez belle démonstration.
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Et maintenant, où mène le système du crédit ?
Donc, on excite artificiellement le consommateur à consommer, c’est-à-dire acheter, comme on excite les estomacs américains par le moyen de sauces et de pickels ; on lui crée sans cesse des besoins nouveaux, des facilités nouvelles, pour qu’il absorbe cette surproduction rationalisée. Mais le consommateur à qui on s’adresse, ce n’est pas le milliardaire, ni même le millionnaire : c’est l’Américain moyen, le petit fermier, l’employé, l’ouvrier, celui qui n’a pas encore fait fortune. Cet Américain-là reçoit de gros salaires, réalise de beaux bénéfices : admettons-le. Mais il n’est pas en mesure de dépenser beaucoup. Or, le système exige qu’il achète et qu’il consomme. Donc, on lui fera crédit. D’abord, on ne le fera payer que par à-compte ; ensuite, on s’arrangera pour financer le consommateur, grâce à des instituts spéciaux fonctionnant auprès des fournisseurs. Ainsi, l’on rend accessible aux masses des objets chers, des objets de luxe, en adaptant, comme le dit M. Maurice Bonn dont nous suivons, dans ce chapitre, l’ouvrage sur la « posperity », le rythme des payements au rythme des appointements.
Ce système de crédits comporte pour les fournisseurs un risque financier, mais on les en libère en le déplaçant sur des sociétés banquières spéciales.
Le système est très ingénieux. Mais, pour qu’il fonctionne normalement, il faut que le consommateur n’ait point la tentation, bien humaine, de « faire du luxe ». Faire du luxe, c’est acheter une auto, un poste de T. S. F., en sacrifiant les dépenses de première nécessité. Et voilà bien en quoi le système se révèle immoral. Il est en outre dangereux, parce qu’il porte sans cesse le consommateur à dépasser sa puissance d’achat, et à se réveiller un jour, sans même s’en apercevoir, débiteur insolvable. Or, il deviendra un débiteur insolvable, le jour où une crise fera baisser les salaires et les traitements, le réduira lui-même au chômage.
Si l’on songe que les États-Unis ont appliqué ce système du crédit et des avances à tous les degrés de l’échelle économique, non seulement au dernier consommateur, mais encore aux grosses entreprises industrielles, non seulement aux marchés intérieurs, mais encore aux marchés extérieurs – pensez aux crédits à l’Allemagne, à la Pologne, à la Russie – on se rend compte de leurs vues courtes, de leur imprévoyance et de leur témérité. Ces vues courtes, cette imprévoyance et cette témérité se ramènent à l’imperturbable optimisme des Américains, à leur orgueilleuse confiance dans la « prosperity », c’est-à-dire à des causes psychologiques.
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Ce qui a tout vicié, c’est la spéculation. La spéculation est inhérente aussi bien au système qu’à l’esprit qui l’anime, au dynamisme américain. S’enrichir vite, telle est la forme pratique de ce dynamisme. Dans nos vieux pays d’Europe, quand un paysan achète une terre, c’est vraiment pour la posséder, pour l’amour de la terre ; il s’y fixe, il la cultive sans l’épuiser, quelquefois d’une manière routinière ; il en vit, petitement, sans faire de gros bénéfices. Il y prend racine et la lègue à ses enfants. C’est le contraire de la conception américaine. Quand un colon acquiert un domaine, la plupart du temps à crédit, il ne compte pas en obtenir un revenu constant, il ne compte pas s’y fixer : il cherche à le mettre en valeur dans le temps le plus bref, pour le revendre avec profit à un autre colon, s’en aller plus loin et recommencer. C’est déjà de la spéculation.
Si la spéculation est vraiment une méthode, on doit reconnaître que, de l’Atlantique au Pacifique, elle a mis en valeur l’immense territoire des États-Unis. L’habitude s’enracina ainsi de faire fortune en spéculant. Lorsqu’il n’y eut plus moyen de spéculer sur les terres, on spécula sur les valeurs. On y fut d’autant plus porté que les États-Unis détenaient de très gros capitaux, possédaient de grandes disponibilités en argent liquide, que d’innombrables entreprises ne cessaient d’émettre des actions et des obligations, que d’innombrables banques ne cessaient d’organiser le placement de ces papiers dans le grand public par le moyen de la réclame et des courtiers. L’optimisme régnant, la confiance dans la prospérité incitaient tout le monde à jouer à la hausse. On en arriva nécessairement là où conduit la spéculation : à ne plus acquérir des valeurs pour les intérêts qu’elle rapporte, mais pour le bénéfice sur le cours.
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La fièvre de la spéculation qui s’empara de tout le peuple américain, n’est peut-être point la cause matérielle de la catastrophe, mais elle en est à coup sûr la cause psychologique et morale. On s’imaginait, on voulait s’imaginer que la prospérité durerait toujours ; on attisait cette croyance comme on attise les braises d’un feu en train de s’éteindre ; en un mot, on spéculait sur l’avenir, sur une hypothèse. Car tout le système s’était édifié sur une hypothèse dans laquelle nous retrouvons les mythes du progrès indéfini et de la bonté naturelle de l’homme.
III
J’ai, au début de ce chapitre, comparé le système américain à un arc-en-ciel dont le nimbe se perd dans les nuages, mais dont les deux retombées touchent cependant le sol. Le sol, ici, c’est la crise agricole et c’est le chômage. Les deux points où le système allait se rompre et se briser.
Le système américain est irrationnel dans sa conception, s’il fut appliqué rationnellement. Il est irrationnel, parce que son moteur est la spéculation, c’est-à-dire la finance, – encore une fois l’élément le plus abstrait de l’économie, l’élément mathématique, l’élément chiffres et calculs. On demande à ces chiffres et à ces calculs ce qu’il faudrait demander à l’homme et à la vie. MM. Aron et Dandieu, dans leur récent ouvrage sur le Cancer américain, l’ont impitoyablement mis en évidence. On élimine les facteurs personnels et naturels pour tout réduire aux lois des grands nombres. Mais, dès qu’on applique cette méthode, la méthode vous saisit et vous entraîne, et l’on ne peut plus reculer. Car « elle va toujours dans le même sens, considérant comme homogènes tous les milieux qu’elle pénètre, prétendant toujours aussi à des généralisations plus grandes. La proposition nouvelle, dont on fait la déduction, s’ajoute aux propositions précédentes et servira à son tour de base à une nouvelle déduction : chaîne sans fin, dont on voit la bienfaisance quand elle s’exerce dans le sens de la création et du progrès humain. Mais de quels méfaits capable, quand son point de départ est faussé et son déroulement inhumain. » Or, l’erreur, au point de départ, c’est toujours cette même erreur dont le XVIIIe siècle est responsable, – et, derrière lui, l’humanisme – sur la nature de l’homme, sur le sens de la vie, sur la hiérarchie des valeurs et sur l’essence de la civilisation.
La plus redoutable conséquence du système, est que la notion de capitalisme est, aujourd’hui, complètement faussée. Il est trop facile de déclamer contre le capitalisme, et l’on ne s’en fait pas faute, certes. Mais ne commettons pas l’erreur de confondre la chose avec l’abus de la chose, comme on l’a fait pour la corporation ou les privilèges, pour tout l’ancien régime. Le capitalisme est, comme l’a bien montré M. Guiscard d’Estaing dans un petit livre singulièrement intelligent et raisonnable que j’ai sous les yeux en écrivant ces lignes, le capitalisme est un moyen de production, tout aussi nécessaire aux progrès de l’industrie, du commerce, de la science elle-même, que les puits de mine sont nécessaires à l’extraction de la houille, ou les fils métalliques au transport de l’énergie électrique. « Entre l’invention pure, qui se satisfait de sa propre découverte, et la mise en œuvre effective de tout ce que celle-ci recèle de possibilités pratiques, s’intercalent des éléments nouveaux, aussi essentiels que la découverte initiale : le goût de l’entreprise individuelle et la puissance des capitaux qu’il faut pour cela mettre en œuvre. » Les capitaux sont donc l’énergie créatrice qui fait passer une découverte, une invention, « du monde de l’esprit dans le monde des choses ». Sans eux, aucune entreprise ne saurait prospérer. Le capitalisme ne consiste donc point à entasser des capitaux dans une banque, afin d’en toucher les intérêts avec le minimum de risques, mais à mettre ces capitaux en circulation, à les investir dans une entreprise, quitte à courir des risques. Mais l’on court ces risques parce que l’on connaît l’entreprise, parce que l’on a confiance dans son avenir, parce que l’on veut favoriser la fabrication d’un produit, l’exploitation d’un domaine ou la mise en pratique d’une idée. Ainsi compris, le capitalisme est une force civilisatrice. Mais il suppose que le capitaliste connaisse l’affaire à quoi il s’intéresse et dont il achète les actions. Or, ce n’est plus guère le cas, aujourd’hui. C’est qu’entre ce capitaliste et l’entreprise, sont venus s’insérer des intermédiaires ; les bourses, les banques, les agents d’affaires, la propagande des courtiers en titres, et tous ces intermédiaires lui bouchent l’horizon. Vous achetez les actions d’une affaire que vous ne connaissez pas, dont vous ne savez même pas ce qu’elle produit, et vous les achetez, non pour favoriser cette affaire, ni même pour participer à ses bénéfices, toucher des intérêts, mais simplement pour spéculer sur du papier. Ce peut être du surcapitalisme, comme il y eut du surréalisme : ce n’est plus, à coup sûr, du capitalisme.
D’où l’immoralité, l’inhumanité du système. Supposez que je spécule sur les blés. Je veux provoquer une hausse des prix. J’achète à terme, à un prix donné, presque toute la récolte d’un pays producteur, et je la stocke dans des entrepôts, quand elle est faite. Il arrive ensuite que le blé manque, parce que j’ai provoqué ainsi une disette artificielle. Vais-je vendre ? non pas encore. Peu m’en chaut des populations affamées. J’attends et je laisse monter les prix, j’aide même à leur hausse en répandant de fausses nouvelles. Je vendrai, mais point avant que les prix n’aient atteint le plafond que je me suis fixé. Je réalise ainsi de formidables bénéfices, si une contre-manœuvre d’autres accapareurs ne me fait pas plonger. Mais, si je plonge, si les actions de mes entreprises dégringolent, je provoque des paniques en Bourse, une succession de ruines et de faillites, dont les victimes seront mes actionnaires, c’est-à-dire, dans la plupart des cas, des milliers de pauvres et honnêtes gens dont le seul tort fut d’avoir eu confiance en moi et dans mes intermédiaires : voyez l’histoire, toute récente, de Kreuger. Et ce qui achève de condamner le système, c’est ceci : on ne sait plus, dans l’enchevêtrement d’opérations qu’il comporte, où commencent l’injuste, l’illicite et l’illégal. La notion de moralité, celle d’humanité s’y perdent, s’y évaporent, inconsciemment.
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Les Américains s’étaient figurés, à la suite des économistes libéraux, que la production et la consommation iraient toujours de pair, la première fixant le niveau de la seconde. Ils ont oublié que la capacité de consommer, dans la société, dans l’homme lui-même, atteint toujours sa limite beaucoup plus tôt que la production n’atteint la sienne. En théorie, la production peut être illimitée. Mais soutenir que, même en théorie, la consommation puisse être considérée comme sans limite, est l’erreur d’un enfant. Sur elle, cependant, tout le système s’était fondé.
Je n’aboutirai point à la conclusion révolutionnaire de MM. Aron et Dandieu :
L’américanisme est déjà, en soi, une révolution. Car c’est une révolution que de concevoir une civilisation en dehors de ce que M. Lucien Romier appelle « les cadres classiques », sans tenir compte, ni de la tradition, ni de l’histoire, ni de la nature humaine, sans avoir de table des valeurs. Les Américains l’ont tenté : les circonstances qui firent naître les États-Unis, les y incitaient, je dirais même qu’elles les y contraignaient. On pouvait faire nouveau, il fallait faire nouveau. La volonté, la liberté humaines avaient devant elles un immense espace libre, vierge, ou l’on était en mesure d’appliquer une idéologie. La rencontre de cette idéologie – celle, encore un coup, du XVIIIe siècle – avec des possibilités matérielles qui semblaient inépuisables, ont donné naissance au système américain. Mais ces possibilités ont, en se réalisant, matérialisé une idéologie qui tendait d’ailleurs à retomber de soi-même dans la matière, puisqu’elle assignait comme but à la vie humaine le bonheur sur cette terre et par cette terre. Que l’on n’objecte pas le christianisme, le protestantisme des Américains, car on y retrouve l’idée biblique, l’idée calviniste et puritaine, que Dieu récompense le juste par la prospérité.
Les Américains ont fait ainsi, au cours du XIXe siècle, une expérience assez analogue à celle que tentent les Russes aujourd’hui, mais avec des chances que les Russes n’ont point. De là une indéniable réussite. Une puissante, une originale civilisation s’est donc développée aux États-Unis, et nous en avons tous subi le prestige. De cette civilisation, nous avons d’ailleurs beaucoup à retenir, apprendre, imiter, surtout dans les détails. Les Américains valent mieux que leur système, et ce sont leurs vertus qui les sauveront.
Mais, entre le système américain et le système soviétique, il est des ressemblances assez frappantes pour que l’on reconnaisse une parenté. C’est au nom, sans doute, de cette parenté, dont ils ont vaguement conscience, que les Américains éprouvent des sympathies pour la Russie actuelle. Ils y retrouvent des idées qui leur sont chères. Celle, en premier lieu, qui consiste à substituer – je cite M. Bonn – « un monde construit par la volonté humaine à un monde traditionnel formé par le temps ». Qu’ont-ils entrepris d’autre, en effet ? Et les Russes admirent, à leur tour, ce système qui fait jaillir d’une solitude livrée aux herbes et aux forêts, une grande ville avec ses gratte-ciel et ses usines.
Cette civilisation, russe ou américaine, a un nom : la civilisation de masse, où tout est rationalisé, à commencer par l’homme lui-même ; où l’activité fébrile, toute tendue vers la production, ne vous laisse plus de loisirs pour vivre et jouir de la vie ; où le calcul remplace la pensée, où la statistique se substitue aux idées, où la personnalité humaine se fond ; où l’homme perd le sens de la propriété, de la famille, des valeurs morales et spirituelles ; où la machine remplace l’œuvre des mains, où la société n’est plus qu’une contrainte brutale.
Or, une telle civilisation n’est point la civilisation. Elle en est le contraire. Et c’est un bienfait pour les États-Unis, un bienfait pour nous, si elle s’est écroulée, quelles que soient les conséquences de la crise.
La crise, c’est donc l’échec rie cette civilisation de masse, l’échec de cette révolution, qu’elle ait la forme américaine ou la forme russe. Dans ce sens, la crise est « réactionnaire », et non révolutionnaire.
En effet, une crise économique sépare l’individu de la masse, le ramène à sa vie propre ; elle l’incite à calculer, à se restreindre, à ne pas dépenser, ni se dépenser, inutilement ; elle lui fait une loi de l’économie, même du loisir ; elle le rend raisonnable et conservateur.
Apprenons donc, et que les Américains l’apprennent avec nous, que prendre l’économique pour l’essentiel de la vie individuelle et sociale, c’est prendre la partie – et la plus basse – pour le tout, que vouloir partir de l’économique pour arriver au perfectionnement intellectuel et moral de l’homme, c’est entrer dans une impasse. On peut fonder la prospérité économique sur la prospérité morale, mais non inversement. Le progrès matériel, à force de se perfectionner, finit par se détruire soi-même.
Certes, si la crise s’aggravait encore, elle pourrait aboutir au communisme. Solution de désespoir, provoquée par l’appauvrissement général une fuite en avant dans ce qu’on regarderait comme l’inévitable. Mais, à moins que la décadence ne soit absolue et que rien ne puisse plus arrêter désormais le processus de régression, le communisme lui-même ne serait pas le terme de la crise, il n’en serait que l’état aigu. Après, il s’imposerait autre chose.
Cette autre chose, c’est le retour à la raison, le retour à la vraie nature de l’homme et de la société. Il faudra bien admettre que la prospérité n’est pas le but de la vie, ni même, à supposer que l’on arrive, pour un temps, à l’atteindre, une raison de vivre. La prospérité n’est, tout au plus, qu’un moyen, un moyen pour aider au perfectionnement intellectuel et moral : encore je ne suis pas sûr qu’elle y aide. Au contraire, bien souvent, elle y nuit. La prospérité, comme toute conception qui fait reposer le bonheur de l’homme sur les biens matériels et les jouissances physiques, est une divinité qui dévore ses adorateurs. Elle les dévore à la fois par l’insatisfaction et par la lassitude. On veut toujours plus de prospérité, en même temps que l’on s’en lasse.
« La fragilité des civilisations matérialistes, écrit M. Lucien Romier, provient de causes qui sont classiques. Peu à peu les jouissances détendent le ressort physique, intellectuel et moral de l’homme : l’homme finit par consommer plus qu’il ne produit et tombe ainsi dans la dépendance des autres hommes plus rudes contre lesquels il est bientôt sans défense. Risque extérieur qu’aggrave un risque intérieur. L’habitude du plaisir physique écarte l’homme des consolations de l’esprit : en cas d’accident, de crise ou d’infortune, il se trouve moralement désarmé. Aussi, dès que, sous telle ou telle influence, le niveau de leur bien-être faiblit, les peuples jouisseurs se révoltent-ils contre l’épreuve, pour tomber, ensuite, dans les discordes sociales. Enfin, l’accession collective à un état de plénitude satisfaite ôte aux facultés inventives d’une race leur principal aiguillon.
« En somme, la jouissance ruine la force. Or les affaires du monde sont toujours fixées par un équilibre de forces positives, d’énergies physiques ou d’énergies morales.
« Le bonheur profond et durable ne consiste pas à jouir, il consiste à être fort, à inventer, à dompter la matière, à diriger consciemment sa propre activité ou celle des autres, à connaître et à enseigner la supériorité du caractère humain. Toute civilisation qui n’a d’autre objet que d’assurer à l’homme le bien-être, est condamnée à déchoir. Toute civilisation, en revanche, qui excite l’énergie en développant la conscience de l’homme, est durable et souveraine. »
Alors ? Alors, il n’y a plus que le retour aux conceptions traditionnelles de la vie, aux vieilles conceptions chrétiennes. C’est la revanche des « anciens temps », des anciennes traditions, des anciennes mœurs qui, loin d’être périmées, redeviennent tout soudain actuelles.
Sans doute, il ne sera plus possible de remonter dans les diligences. Mais là n’est point la question. La question est d’appliquer les anciens principes, d’une manière moderne, aux nécessités, aux conditions, à la sensibilité, à l’esprit du monde contemporain. Position, si l’on veut, conservatrice, mais position, tout de même novatrice, puisqu’il faudra se mettre à reconstruire, non point sur ce que l’on a démoli, mais sur ce qui, de soi-même, est tombé.
En ce sens, le progrès authentique sera, dans une grande part, un retour au passé.
En effet, la solution de la crise économique ne se trouve pas dans le domaine économique où l’anarchie s’est établie avec toutes ses confusions et toutes ses contradictions, mais au-dessus, sur le plan social et sur le plan politique, et, au-dessus, encore, dans l’ordre moral, philosophique, dans l’ordre religieux.
L’échec du libéralisme économique entraîne celui du libéralisme social, du libéralisme politique, du libéralisme philosophique.
Si l’on veut mettre de l’ordre dans la surproduction, comment ne pas en déduire logiquement qu’il faut la restreindre au niveau des besoins ? Mais restreindre la surproduction, cela exige-t-il point une réorganisation du travail dans le cadre des nations, puis une régularisation internationale des échanges ? La quantité, autant que possible, devra être compensée par la qualité, c’est-à-dire par une économie qui exprime la diversité des aptitudes nationales et des génies nationaux. Mais tout cela exige à son tour une réorganisation de la société : si l’on ne veut, ni des solutions étatistes, ni des solutions communistes, il ne reste plus que la solution corporative. Enfin comment veut-on opérer de telles réformes sans un renforcement de l’autorité politique, sans une restauration de l’État ? Mais la restauration de l’État est-elle possible sans la réforme de l’éducation, sans la réforme de l’esprit ?
La crise, on le voit, nous place en face de tout ce complexe de problèmes qui la dépasse et qui est celui de notre temps : la reconstruction du monde.
IV
Est-ce que les États-Unis seraient en train de le comprendre, de saisir la portée et le sens profond de la crise qu’ils traversent ? Toute la question est là, pour eux comme pour nous. Car les États-Unis pèsent davantage sur l’Europe par leur crise d’aujourd’hui que par leur prospérité d’hier. La manière dont ils réagiront, la voie dans laquelle ils s’engageront, la réussite ou l’échec du redressement qu’ils entreprennent, tout cela ne laissera point d’exercer sur l’Europe une influence décisive.
La crise américaine n’ayant cessé de s’aggraver depuis 1929, les États-Unis furent amenés au seul moyen possible pour une démocratie de rétablir la situation la dictature. La dictature, c’est l’appel à un homme qui a un plan, avec mission d’appliquer ce plan. On confère à cet homme tous les pouvoirs, ou du moins les pleins pouvoirs, avec la force coercitive nécessaire, et on lui fait confiance, on lui donne le temps.
La constitution des États-Unis place à la tête de l’exécutif un président qui, en temps normal, dispose déjà d’une autorité et de pouvoirs très supérieurs à ceux d’un monarque, très supérieurs par exemple à ceux d’un Guillaume II, avant la guerre. Il suffit d’augmenter l’autorité, les pouvoirs présidentiels pour arriver légalement à une dictature, sans qu’il soit besoin de bouleverser le régime, ni de porter atteinte à la démocratie politique. Au moins pour commencer, et pour le moment.
L’élection du président Roosevelt est, dans les circonstances, bien plus qu’un changement de président, d’équipe et de parti. C’est un véritable changement de régime. C’est l’appel au sauveur, au chef. C’est l’entrée en scène d’un autre esprit. Ceux qui exercent sur le président une véritable influence, qui sont ses hommes de confiance et ses conseillers, ne sont, ni des politiciens, ni des hommes d’affaires, mais des intellectuels, des professeurs, les adversaires précisément, de l’américanisme tel que nous l’avons décrit. Ils sont environ une dizaine, et on les surnomme le brain trust, le trust de l’intelligence, et cela est un signe des temps.
Le président lui-même appartient, par sa famille, à l’élite des États-Unis. Il porte un nom illustre. Vieille famille d’origine hollandaise dont l’histoire est intimement liée à celle de New York, les Roosevelt descendent des premiers colons ; ils représentent donc la pure tradition américaine. L’actuel président a lui-même des goûts intellectuels très prononcés, il est très averti des choses européennes. Énergique, charmeur, optimiste, il sait parler au peuple. C’est une grande figure. Mais réussira-t-il ?
Ce qu’il entreprend, c’est la seule forme de révolution – mais capable de conditionner toutes les autres – que les États-Unis puissent connaître : la révolution économique. Rappelons que la base des États-Unis est d’être économique avant d’être politique. Or, c’est la base qu’il faut modifier.
Le président s’est fait accorder des pouvoirs extraordinaires, exorbitants. Il peut limiter l’étendue des cultures, imposer des licences aux industries, fermer les usines, fixer un minimum de salaires et un maximum d’heures de travail, diminuer jusqu’à 50 % le contenu or du dollar, ou revenir à l’étalon or, lancer dans la circulation trois milliards de dollars en papier monnaie, taxer les produits, établir des prohibitions ou des contingentements, augmenter ou diminuer les droits de douanes. Bref, il est le maître de toute la vie économique.
Quelles sont ses chances, et où va-t-il ? et que veut-il ?
Ce qu’il veut, c’est rendre au pays cette prospérité à la perte de laquelle les États-Unis ne peuvent se résigner, moins pour elle-même que par idéalisme, parce qu’elle est un symbole, un étage supérieur de la vie humaine, et cela, on ne l’a point assez compris. Mais, si la volonté du peuple américain est de remonter la pente de la plaine au sommet, ce qui est sport et conquête, il n’y a, pour commencer et d’une façon transitoire, qu’un seul moyen : l’autarchie économique. Les États-Unis ne doivent compter que sur eux-mêmes ; ils doivent se suffire à eux-mêmes, arriver par eux-mêmes au résultat final. L’autarchie économique implique l’économie dirigée. C’est du nationalisme et du socialisme à la fois : toujours la combinaison de ces deux éléments que l’on a crus si longtemps réfractaires l’un à l’autre, et qui se rejoignent. Du national-socialisme à la mode américaine
Les considérations internationales sont ici secondaires, et l’Europe ferait bien de s’en persuader, afin d’agir en conséquence. Ce que les Américains exigent, et comment ne pas l’exiger dans la situation où ils se trouvent ? ce à quoi le président veut parvenir, c’est la hausse des prix. On y appliquera les méthodes traditionnelles, mais, si ces dernières ne suffisent point, on aura recours à l’inflation. Ce n’est pas cette inflation de misère que la plupart des pays ont connue après la guerre, car les États-Unis possèdent tous les moyens de maintenir le dollar à la parité or ; c’est une inflation voulue pour elle-même. Le dollar est un corps sain sur lequel on pratique des saignées, et l’on recommence les saignées, toutes les fois que le sang s’est reconstitué. Ou, pour me servir d’une autre image, plus vulgaire, mais plus expressive, le dollar est comme une grosse balle en caoutchouc sur quoi l’on s’assied ; dès que l’on se relève, la halle se regonfle. Combien de temps pourra-t-on se livrer à ce jeu ? Au-dessous d’un certain niveau, le dollar ne finira-t-il point par se déprécier de soi-même ? Risque et aventure, mais les Américains aiment cela.
La baisse du dollar est donc artificielle. Pour le moment, les Américains sont en mesure de revenir à la parité or le jour où ils le voudront. Ils le voudront le jour où les prix mondiaux auront haussé, soit par l’application de méthodes internationales, soit par la révision de la politique douanière, soit par la reprise du commerce international. Mais l’on n’en prend point le chemin.
En attendant, le président Roosevelt essaie de galvaniser son peuple. Il groupe en unions les ouvriers et les employeurs. Il s’efforce d’harmoniser ces unions entre elles, sous son contrôle. Il édicte des codes, sorte de contrats collectifs imposés, et culminant en un code général, le Blancket Code, où l’on trouve des dispositions sociales : interdiction de travail pour les enfants mineurs au-dessous de dix-huit ans, interdiction d’employer, dans certaines conditions, la main-d’œuvre féminine. Il prépare ainsi quelque chose de très semblable à une organisation corporative. Il crée, sous le signe de l’aigle bleu, une véritable milice de défense économique, l’armée de la restauration nationale, conduite militairement par le général Johnson. Il se passe donc aux États-Unis un phénomène analogue à ce qui s’est passé en Italie, à ce qui se passe en Allemagne. L’exaltation patriotique est le moyen d’obtenir obéissance, enthousiasme et sacrifice. Et c’est un très beau spectacle.
De plus en plus, Roosevelt devient un « Duce », un « Führer » ; ce qui est davantage qu’un président. De plus en plus, les États-Unis entrent dans la contre-révolution. Et voilà ce qui donne au phénomène américain une immense portée.
Les chances de succès sont très fortes. D’abord, parce que la tendance est juste. Ensuite, parce que le président a pour lui la leçon des faits. Enfin, parce qu’il a pour lui la majorité du peuple. Ce peuple rude, aventureux, entreprenant, souvent simpliste et grossier, est encore neuf, encore jeune. L’intelligence est faible, mais le cœur est excellent. Le peuple américain possède des réserves incalculables d’énergie ; il possède encore, malgré la crise, des réserves matérielles qui ne sont pas près de s’épuiser. D’ailleurs, les États-Unis sont habitués à passer d’un extrême à l’autre, de la prospérité aux crises, des crises à la prospérité. C’est le rythme de leur vie : le boom.
Il y a pourtant d’énormes obstacles. La réduction de la production et la baisse du dollar font hausser les prix, mais entre ceux-ci et la consommation, le décalage est encore trop grand : comment en sortir ? Il est plus difficile, on le sait, d’opérer une révolution économique, directement, que d’opérer une révolution politique par laquelle on passera ensuite à une révolution économique. Mais cette révolution politique, Roosevelt, pour le moment, n’y songe point, n’y saurait songer. Les Américains sont indéfectiblement attachés à leur démocratie, à leurs institutions. Ces institutions, cette démocratie sont, parfois, un obstacle. Le président se heurte au Congrès, au parlementarisme, à la politique électorale, à la Constitution elle-même, qui est une entrave à son plan, à son autorité à lui. Malgré son énergie à les réduire, il se heurte aux trusts, aux puissances financières, aux grèves ouvrières ou paysannes. Il n’est pas encore le maître de l’opinion publique, des moyens, qui, là-bas, sont formidables, de pression, de propagande, de publicité. Il y a, aux États-Unis, deux grands courants contradictoires : celui du nationalisme économique, celui de la collaboration internationale. Il y a les partisans de l’inflation et les partisans de l’étalon or. L’inflation elle-même provoque la fuite en Europe des capitaux américains retour des choses. Ajoutez-y enfin les conflits d’intérêts, les conflits de classes qui commencent à devenir aigus, la complexité d’une population d’origine si diverse, l’immensité même du territoire. L’œuvre est beaucoup plus ardue que dans n’importe quel grand pays européen. C’est comme s’il s’agissait de reconstruire un continent tout entier.
Et puis, conséquence fatale de la crise, l’esprit n’est plus aussi bon. Il est déjà difficile, en temps normal, de cristalliser la masse américaine autour de quelques idées directrices ; il l’est plus encore maintenant. La propagande bolcheviste se fait sentir fortement, surtout dans certains milieux religieux où des affinités puissantes se révèlent entre un protestantisme déliquescent, simpliste, sentimental, et les idées communistes. Si l’expérience Roosevelt échouait, si la crise persistait, les États-Unis risqueraient de se trouver en état de prébolchevisme. Beaucoup d’intellectuels, et non des moindres, s’y trouvent déjà.
Or, la faiblesse de Roosevelt, si j’en juge d’après ses discours que l’on vient de traduire sous le titre : Regards en avant, la faiblesse américaine en général, est de ne point dépasser suffisamment la crise économique pour voir qu’elle a des causes politiques, morales, spirituelles, et pour s’attaquer résolument à celles-ci. Les discours de Mussolini et Mein Kampf de Hitler ont une autre profondeur. Sans doute, le président voit très bien qu’un renouvellement complet s’impose, que la vie économique des Américains reposait sur des principes faux et qui ont fait faillite, qu’elle doit s’ordonner à la vie sociale et au bien commun. Mais son plan demeure incomplet, parce qu’il ne s’étend guère au-delà des problèmes immédiats et pratiques. De là ce que son action offre aujourd’hui, d’empirique, d’au jour le jour. Si elle aboutit, elle marquera le triomphe de l’économie dirigée. Si elle échoue, elle démontrera que l’intervention de l’État dans la vie économique est impuissante à mettre fin à une crise, qu’elle l’aggrave au contraire. De là l’intérêt de l’expérience Roosevelt. Mais, après elle, ce risque d’être le chaos, avec sa conséquence : un communisme d’État, solution désespérée que le président tient peut-être en réserve lui-même.
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Ce qui complique la situation américaine et la rend très dangereuse pour nous, Européens, c’est que l’opinion publique, l’homme moyen, l’électeur, la démocratie américaine dans son ensemble, ne comprennent pas l’Europe. Cette démocratie est pourrie de préjugés absurdes. L’Américain moyen se figure l’Europe à l’image des États-Unis, comme si l’Europe était un grand pays dont les nations seraient les provinces et les langues, les dialectes. Il distingue mal le Français de l’Allemand, le Slave du Latin. La grande guerre est, à ses yeux, une guerre civile comme celle de Sécession. L’Allemagne est une victime de la France et les réparations sont souverainement injustes. L’entrée en scène des Américains fut le résultat d’un guet-apens de la part des Alliés. Le traité de Versailles est un crime, la Société des Nations, une impuissante hypocrisie. La France, que les États-Unis se figurent armée jusqu’aux dents, est le seul danger pour la paix du monde ; son argument de la sécurité n’est qu’un chantage exercé sur les États-Unis. Toute une presse, celle des Hearst, des Curtis, répand cette méconnaissance totale de l’Europe. Elle empêche l’entrée de l’Amérique dans la Société des Nations, tout engagement en faveur de la paix, toute remise des dettes. L’action entreprise par l’hitlérisme contre les Juifs n’a fait que renforcer l’idée que l’Europe est un monde impur, un nid de discordes, un repaire de brigands.
Des hommes comme Frank Simmonds et Lippmann ont beau expliquer aux Américains, par démonstration mathématique, par des chiffres, des faits, des exemples, que, lorsque l’Amérique a, de 1917 à 1919, prêté dix milliards de dollars à l’Europe en guerre, elle se les est, en réalité, prêtés à elle-même : l’opinion publique ne veut, ni les comprendre, ni les entendre. Elle persiste à croire que l’Europe doit payer, que, si elle ne veut pas payer, les États-Unis opéreront leur restauration économique, et sans elle, et contre elle.
Sans doute, le président Roosevelt voit la situation telle qu’elle est, mais il n’ose point agir contre l’opinion publique. Il essaie, puis il renonce ; il tend la main à l’Europe, puis il la retire. Et l’Europe tout entière souffre de ces fluctuations. Il faut reconnaître que, depuis la fin de la guerre, la discontinuité de la politique américaine n’est pas seulement déconcertante : elle est immorale. L’Amérique donne au monde la charte de la Société des Nations, puis elle renie cette dernière. Elle impose aux États européens un moratoire en faveur de l’Allemagne, mais elle se refuse à faire de même au sujet des dettes de guerre. Elle oblige les États européens à payer sans être payés, puis elle paralyse leur commerce international en élevant des barrières douanières. Elle avilit son change brusquement, tout en convoquant à Londres une conférence improvisée qui doit rétablir la situation économique, se déroule dans l’impuissance, aggrave la crise, favorise une spéculation éhontée, pour aboutir en fin de compte à un accord sur le vin.
Mais voici la conséquence la plus grave de cette politique : même aujourd’hui, l’Amérique exerce dans le monde un véritable impérialisme économique. Si elle se renferme dans l’autarchie, elle contraint tous les États de l’Europe à en faire autant. Les grands pays peuvent encore endurer ce régime, arriver à se suffire plus ou moins bien, s’ils possèdent des empires coloniaux comme la France ou l’Angleterre. Mais les petits pays ? C’est la question de leur indépendance qui se pose, c’est leur indépendance que les États-Unis sont en train de tuer. La Suisse, par exemple, qui ne possède point de matières premières, dont la population est trop dense, dont plus d’un tiers du sol est improductif, dont l’industrie et l’agriculture ne subsistent que par les exportations, en arrivera peut-être un jour à se demander à quel bloc économique il faut qu’elle s’agrège pour qu’elle puisse vivre. Et ce serait, de nouveau, la menace du Zollverein. Et la Suisse ne serait pas le seul petit pays en face ce dilemme.
Les États-Unis sont loin de l’Europe, trop loin. Mais malgré la distance physique et morale, ils la dominent. Pourtant, ils ont besoin d’elle. Ils s’en apercevront le jour où ils l’auront forcée à dresser contre le bloc économique américain, le bloc économique européen : vue très juste du comte Coudenhoven-Kalergi. Ils aideront peut-être l’Europe à prendre conscience de soi-même, des périls communs, des intérêts communs. Ils détruiront peut-être ainsi l’œuvre de la Société des Nations au profit de l’entente européenne. Mais leur exemple, leur attitude, quelle démonstration en faveur de l’interdépendance économique des peuples ! Quelle démonstration de la responsabilité que les peuples ont les uns vis-à-vis des autres, les forts à l’égard des faibles, les grands vis-à-vis des petits !
Mais soyons justes : à l’égard des États-Unis, la politique des États européens a commis de graves erreurs. D’abord, nous les avons désillusionnés par des fluctuations, des contradictions analogues, sur le plan politique, aux fluctuations, aux contradictions des Américains eux-mêmes sur le plan économique : ceci répond à cela. Puis, si une lutte économique devait s’engager entre un bloc Europe et un bloc États-Unis, tous deux en pâtiraient sans doute, mais le bloc Europe davantage que l’autre, car cet autre a plus de ressources, avec plus d’unité. Enfin, si les États-Unis nous comprennent mal, nous ignorent, la réciproque est vraie : le fond de la question est là ; il est psychologique et moral ; il est un problème, non de politique ou d’économie, oui bien de confiance.
Le peuple américain souffre, par sa faute, je l’admets, mais il souffre. Souhaitons qu’il guérisse. Souhaitons que réussisse l’expérience Roosevelt. L’ordre international, peut-être entrepris trop tôt, ne pourra s’instaurer que sur des ordres nationaux. Fasse le ciel que les États-Unis trouvent le leur ! Nous souffrirons, nous aussi, à cause d’eux et par eux, jusqu’à ce qu’ils l’aient trouvé, instauré. Mais ils n’auront rien trouvé de vrai, ni rien instauré de durable, s’ils ne comprennent ceci :
La prospérité, ni pour un homme, ni pour une nation, n’est un but, une raison de vivre. Les valeurs économiques sont une base, non un sommet, dans la hiérarchie. Les valeurs spirituelles sont aussi nécessaires à un peuple que le coton ou le blé. La grandeur physique n’est pas une mesure. Le nombre n’a, ni cœur, ni cerveau. Les statistiques ne remplacent pas les idées. La « standardisation » est une menace pour l’intelligence. Les résultats immédiats ne prouvent rien : le temps n’épargne pas ce que l’on fait sans lui. Le travail en série est inférieur à l’effort personnel. Une doctrine est supérieure à un mécanisme. Et l’âme a un corps, si vaste, si bien organisé, si puissant qu’il soit.
Si les Américains parviennent à comprendre ces vérités élémentaires, ces évidences, leur crise les aura sauvés en les surélevant au-dessus d’eux-mêmes, à une civilisation supérieure. Sinon la prédiction de Macaulay se réalisera : « Je crois que la destinée de l’Amérique n’est que différée, et cela pour des causes physiques. Ses institutions démocratiques sont appelées, tôt ou tard, à détruire la liberté ou la civilisation, sinon l’une et l’autre. La Constitution américaine est toute en voiles, mais elle n’a point d’ancre. »
CHAPITRE VII
LA RÉVOLUTION RUSSE
La révolution moderne – encore une fois, la seule et unique révolution, qui a consisté, depuis la Renaissance, à détacher l’homme de son centre spirituel et à laisser libre jeu à toutes les forces humaines – vient de trouver deux points de chute, où elle s’est brisée : la crise américaine, la révolution russe. Ces deux dates : 1917 et 1929, auront, je le crois, dans l’histoire, bien plus d’importance que 1789. L’échec intellectuel a provoqué l’échec politique, celui-ci, l’échec économique et social. Signe de la fin.
Mais la fin ne signifie pas nécessairement le succès de la contre-révolution. Elle peut signifier le retour ad materiam primam, l’engloutissement de toute la société dans le communisme. Ainsi commencerait une période longue et obscure de régression.
Quelles sont les chances du communisme ? C’est une question que tout le monde se pose aujourd’hui. S’il s’agissait d’une course d’obstacles, et que la démocratie, le fascisme, l’hitlérisme et le communisme fussent des chevaux montés par des jockeys, casaque grise, casaque noire, casaque brune, casaque rouge, je risquerais encore cent sous pour le communisme. En effet, celui-ci est, comme on dit, au bout de la tendance. Libéralisme, démocratie, étatisme, socialisme, communisme : ces anneaux de la chaîne se suivent logiquement. Il y a une généalogie : Abraham autem genuit Isaac, Isaac autem genuit Jacob. La citation n’est point déplacée : on trouve pas mal de sang juif dans toute cette ascendance.
Heureusement, les faits ne suivent pas toujours leur cours logique. Ce cours, surtout à l’époque où nous sommes, des redressements brusques démontrent que l’on peut le renverser.
Cela dit pour rassurer mes lecteurs, peut-être aussi pour me rassurer moi-même, examinons de plus près les chances du communisme.
I
Nous partons de ce fait, de cette évidence : le communisme n’est plus une théorie, un idéal révolutionnaire ; il est une réalité. Il est le régime qui, depuis 1917, gouverne la Russie, c’est-à-dire la sixième partie des terres émergées et une population de quelque cent soixante millions d’habitants. Le communisme a donc pris sa place, et combien large ! parmi les régimes politiques et sociaux du monde contemporain. Ce monde contemporain est obligé d’habiter à côté de lui, de traiter avec lui, surtout de compter avec lui. C’est pour le communisme une réussite, d’une portée bien plus considérable que celle de la révolution française, sa grand-mère. La révolution française n’avait point touché au principe de la propriété ; elle avait laissé intactes les bases de la civilisation européenne, sauf la base religieuse. Tout cela, le communisme l’a détruit.
Si, l’ayant détruit, il s’était détruit soi-même ! Mais non : il subsiste, il se tient debout sur toutes ces ruines il vit mal, mais il vit. Il s’est démontré possible. Il a seize ans aujourd’hui : l’adolescence. Ce fait, étonnant dans le sens étymologique du terme, exige que nous l’étudiions sans passion, d’une manière tout à fait sérieuse, scientifique.
Car il est pour nous tous d’une importance vitale. Car il ne met point seulement en cause l’existence de la démocratie, par exemple, ou l’indépendance de nos patries européennes : il met en cause toute notre société, toute notre civilisation tous les principes moraux ou religieux, ou même simplement métaphysiques, sur quoi notre société, notre civilisation se fonde. Il met en cause la personne humaine, et nos biens, nos vies, à chacun de nous. Il est, en un mot, la révolution intégrale, celle qui arrache les racines, celle qui va jusqu’au fond, qui touche le fond et, semble-t-il, s’y écrase.
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Il ne suffit donc plus de s’indigner en face du communisme, tel qu’il s’est établi depuis 1917 en Russie, c’est-à-dire du bolchevisme. Il est un scandale pour les gens honnêtes : l’abomination de la désolation. Comme j’ai tout de même une conception religieuse et mystique du monde, je vois dans le bolchevisme l’œuvre de Satan à qui Dieu a concédé la Russie comme un champ d’expérience. Il faut une bonne fois que Satan montre ce qu’il est capable de faire, lorsqu’on lui donne toute une société, tout un empire à organiser. Il ne faudrait pas oublier qu’il est très intelligent. Chesterton dit que Lucifer, depuis qu’il est tombé sur la tête, ne peut concevoir qu’un monde renversé. Mais un monde renversé peut se tenir, au moins en état d’équilibre instable. Pour le moment, la Russie soviétique tient.
C’est pourquoi il convient de ne pas se faire d’illusions.
Le bolchevisme s’est donc proposé d’éliminer toutes les idées, tous les principes sur quoi repose la civilisation européenne qui est, à l’heure actuelle, bourgeoise dans son esprit, mais encore chrétienne dans son essence. Il s’est proposé de remplacer toutes ces idées, tous ces principes par les principes contraires, en politique, en droit, en morale, en philosophie, en esthétique même. Il s’est proposé de refaire toute l’éducation de tout un peuple, et il a conçu pour cela une pédagogie qui a pour elle, et la logique, et la force, et l’originalité : l’école active, que M. l’abbé Dévaud a magistralement étudiée dans son petit livre sur la pédagogie scolaire en Russie soviétique ; l’école technique et communiste, fondée sur le culte de la production, la religion de la matière, la « liquidation du divin », le principe du « je crois en moi et en toutes mes forces ». Il apporte un défi aux conceptions économiques auxquelles le monde moderne devait, jusqu’à la guerre, sa prospérité. Il a supprimé le capital, la propriété, la famille, les libertés personnelles, la personne même, en exaltant le moi comme fonction du milieu collectif. Il a supprimé cette liberté de pensée et d’opinion, cette indépendance et cette objectivité scientifiques dont nous étions si fiers, et que nous estimions la plus belle conquête de l’homme, chronologiquement après le cheval. Il a supprimé la morale. Il s’efforce de supprimer Dieu, et c’est là d’ailleurs, dans cette entreprise apocalyptique, c’est là que le diable montre ses cornes. Eh ! bien, le résultat de ce radicalisme, ce n’est point l’anarchie, mais un ordre, ou plutôt une contrainte.
Le bolchevisme a fait mourir des millions de Russes. Il a montré dans sa cruauté des raffinements asiatiques, il a pratiquement rétabli l’esclavage. Il maintient avec méthode et volonté plus de cent soixante millions d’êtres humains dans la misère et la terreur. Mais la Russie ne s’est point écroulée : elle reste une grande puissance, bien plus menaçante encore que la Russie des tzars.
II
Nous pouvons définir le bolchevisme : la jonction, le mariage d’une idéologie et d’un tempérament. L’idéologie, c’est le marxisme. Le tempérament, c’est ce qu’on appelait, au temps de Melchior de Vogüé, « l’âme russe ».
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Commençons par l’idéologie :
Comme on le sait, le marxisme est une conception purement matérialiste de l’homme, de la société, de l’univers. Ce matérialisme est dialectique, en ce sens qu’il fait marcher la pensée conformément aux lois de la nature matérielle. En effet, il explique tout par la matière, y compris la pensée. C’est le cerveau de l’homme qui détermine la pensée humaine. L’homme et par conséquent la société sont des produits de la nature. Il n’y a pas de fins dans la nature, mais seulement des causes : si l’homme se propose des fins, des buts, c’est qu’il y est déterminé par la nature.
Or, la nature, la matière, est dynamique, c’est-à-dire toujours en mouvement. On retrouve ici l’idée de progrès, mais sous une forme purement matérielle. Le progrès n’est pas autre chose qu’une production incessante et sans cesse accrue. Le fondement de la société, sa raison d’être, c’est donc la production et les moyens de production.
La nature, qui pousse toujours en avant, en vertu de son dynamisme, apparaît aux marxistes comme une sorte de masse énorme, écrasante, qui avance par bonds. C’est juste l’idée opposée au vieil adage : natura non fecit saltus. Car il y a toujours dans la nature, dans la matière, des forces contraires qui se combattent. Quand ces forces sont égales, c’est un état d’apparente immobilité, d’équilibre instable ; quand l’égalité cesse, l’équilibre se rompt, il se produit un bond en avant. Ce bond dure jusqu’à ce que l’équilibre se soit rétabli. Et puis, le processus recommence.
Comme la société humaine fait partie intégrante de la nature, son évolution est identique. Ce que les bonds sont dans la nature, les révolutions le sont dans la société. Les révolutions se trouvent être la condition naturelle du progrès social.
Or, puisque la production et les moyens de production constituent la base naturelle, matérielle, de la société, le but de toute révolution sociale est d’améliorer la production, de perfectionner les moyens de production et d’arriver ainsi, premièrement, à intensifier la production, secondement, à la répartir également entre les hommes.
La société ne se définit donc point comme un organisme. Un organisme suppose, en effet, une tête, des membres, tout un corps, c’est-à-dire une hiérarchie. Or, cette conception, cette image est, aux yeux des marxistes, essentiellement bourgeoise, faite pour justifier la primauté de la tête sur les membres, c’est-à-dire l’oppression exercée par la classe dominante sur la classe dominée, par le capitalisme sur le prolétariat. Non, pour les marxistes, la société n’est que l’ensemble des rapports de production entre les hommes, et ce sont des rapports de travail.
Donc, pour qu’il y ait vie sociale, il faut deux éléments réunis : un milieu naturel, un groupe d’hommes établis dans ce milieu. Ce qui galvanisera ces deux éléments, en fera une société, c’est le travail.
La société donc s’établira sur des rapports de production. C’est sur des rapports de production que se constituent, d’abord les petits groupes humains, puis les groupes plus vastes, les États, enfin l’unité de l’humanité tout entière.
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Ici, nous découvrons la conception marxiste de l’État :
Pour les marxistes, l’État est à la fois un mal et une nécessité. Un mal, et comme tel, il doit être détruit ; une nécessité, et comme telle, il faut l’accepter comme un moyen provisoire d’arriver au communisme intégral et à la fraternité universelle.
L’État est donc une étape, un bond par quoi il faut passer, selon la loi même du mouvement qui pousse en avant la matière. Il représente un moment historique d’immobilité apparente et d’équilibre instable, durant lequel se prépare un bond nouveau, une révolution nouvelle.
Le moment de l’État correspond ainsi à un moment de la production. Or, le moment actuel de la production est celui de la grande industrie, de la grande finance, alimentant l’accumulation capitaliste et alimentée par elle. Le développement de la grande industrie a donc produit, au sommet de la société, le capitalisme, à la base de la société, le prolétariat. Il a par conséquent déterminé une division de la société en deux classes. La raison d’être de l’État prolétarien, instauré par la révolution, sera de détruire le capitalisme, de supprimer les classes, afin de remettre toute la production entre les mains du prolétariat, pour que celui-ci soit en mesure d’établir, dans le monde entier, le communisme. Mais cette révolution économique et sociale ne peut actuellement s’accomplir sans une série de révolutions politiques, de guerres politiques, qui établiront la dictature du prolétariat, successivement, dans chaque État bourgeois. L’État prolétarien devra d’abord succéder à l’État bourgeois dans chaque milieu national. Ensuite, on ira plus loin, on dépassera l’État, on le rendra inutile.
L’État prolétarien sera un État absolu, établissant la dictature d’un parti : le parti communiste. Le parti communiste a le dépôt de la doctrine. Le rôle de l’État sera d’appliquer pratiquement cette doctrine, et, pour cela, de constituer, de faire fonctionner les institutions prolétariennes nécessaires. Le parti et l’État se distingueront donc en théorie l’un de l’autre ; en fait, ils seront liés l’un à l’autre d’une manière aussi indissoluble que l’âme est chevillée au corps humain, si je puis me servir de cette comparaison lorsqu’il s’agit du matérialisme intégral.
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Matérialisme intégral ? Ce n’est pas une position que l’on puisse tenir à la longue, ni en philosophie, ni surtout dans la vie pratique. Voici donc le lieu d’indiquer la transformation que le bolchevisme est en train de faire subir à la doctrine de Marx.
Elle la lui fait subir sur deux points : pour Marx, le processus des révolutions successives est une fatalité naturelle, une loi de la nature ; d’autre part, la doctrine marxiste est radicalement le contraire de l’idéalisme, il n’y a plus en elle le moindre souffle spirituel.
La révolution prolétarienne est la conséquence logique, naturelle, du marxisme, du matérialisme dialectique. Donc, cette révolution vient de s’accomplir en Russie : il s’agit pour elle de s’étendre au monde entier. Ce qui implique une discipline de fer, une organisation où toutes les parties soient subordonnées au but : le plan quinquennal.
La philosophie qui avait déterminé la révolution, sera maintenant déterminée par elle, ordonnée au but de la révolution. Elle sera un instrument. Elle s’intégrera dans le plan. Renversement.
En quoi, de quelle manière, la philosophie servira-t-elle la cause ?
La cause exige la foi absolue et la volonté agissante. La philosophie deviendra une sorte de théologie intransigeante, dogmatique. Elle établira un index des hérésies, des doctrines prohibées. Elle suivra, sans déviations, une « ligne générale ».
Elle aura un critère de la vérité, une théorie de la connaissance. Un homme n’est en possession de la vérité que s’il pense et agit en concordance, objectivement, avec le réel, subjectivement, avec la « conscience de classe » du prolétariat. C’est, pour la doctrine, la double forme de l’adæquatio rei et intellectus. « Je crois dans le réel matériel, le seul qui existe ; je crois en la conscience de classe du prolétariat, la seule qui soit en adéquation avec le réel matériel, qui se trouve donc débarrassée des illusions et des erreurs à quoi les autres consciences, la conscience bourgeoise, sont sujettes » : tels sont les deux premiers articles du credo.
Le réel matériel, la matière, et la conscience prolétariennes sont deux absolus posés, sans démonstration préalable, par un acte de foi, deux dogmes. La philosophie bolcheviste transcende, à sa manière, et le matérialisme, et la conscience prolétarienne. La matière existe en soi. Elle n’a jamais eu de commencement, elle n’aura jamais de fin : elle est objective, indépendante de la conscience. Elle vit de sa vie propre, qui est dynamique. Elle contient le mouvement, la causalité, les lois, l’esprit. Elle est l’être, et c’est à une philosophie de l’être que parvient le bolchevisme. De l’être matériel, bien entendu. Mais ce matérialisme dépasse, écarte la notion de phénomène et de sensation, tout ce qui est agnostique, mécanique, relatif. Il tend à se spiritualiser.
La philosophie bolcheviste transcende également la conscience prolétarienne. Elle lui enlève ce qu’elle peut contenir d’actuel, d’empirique, de relatif à la Russie soviétique et au prolétariat, tels qu’ils sont aujourd’hui. Elle est un idéal, une idée séparée, une norme dont chaque conscience individuelle fera un effort pour se rapprocher. Elle ressemble à la conscience universelle de Kant ; elle inspire, elle impose un impératif catégorique : agis toujours de telle sorte que ton acte soit en concordance absolue avec la conscience du prolétariat, et serve la cause de celui-ci. Et nous voilà bien en présence d’un idéalisme.
Idéalisme, matérialisme : ce sont les deux termes entre lesquels se développe actuellement la philosophie bolcheviste.
La cause, en effet, exige l’action, la lutte, la discipline, par conséquent la foi et l’idéal. La philosophie devient donc une doctrine d’action. Mais une doctrine d’action, si elle suppose des vérités incontestables, des dogmes, sans quoi tout serait à chaque instant remis en cause – on n’agit plus ou l’on agit mal, quand on doute, quand on est agnostique – implique une confiance absolue dans la volonté de l’homme agissant, elle assigne à cette volonté un but. Ce but, c’est la libération définitive, le triomphe final du prolétariat. Et voici la notion de liberté qui rentre.
De quelle manière la concilier avec le matérialisme ?
La matière est dynamique ; elle évolue vers la libération du prolétariat, par bonds, par révolutions successives. Son terme, c’est la liberté. Elle la contient en elle. La liberté, c’est la spontanéité du mouvement dont participe chaque particule de la matière, donc l’homme. Chez l’homme, cette spontanéité de mouvement aboutit à la pensée, à la conscience, à la volonté. Il lui sera donc possible d’agir à son tour sur le réel matériel, s’il est capable d’agir en concordance avec lui, et de l’appréhender objectivement. Il pourra même, cet homme, par son action révolutionnaire et sociale, surmonter, infirmer les lois naturelles, dominer la matière et s’en servir : la mystique du plan quinquennal reparaît ici. S’il y a déterminisme, c’est du dedans au dehors, et non par l’influence du milieu. Une sorte de spiritualisme s’annonce dans le système, comme le remarque M. Berdiaev. Et la philosophie bolcheviste condamne toutes les formes passives, fatalistes, du matérialisme. Précisément, parce qu’elle doit servir à l’action, stimuler, justifier l’action.
Philosophie enfantine, certes, qui ne s’embarrasse en rien des contradictions, mais qui n’est plus du marxisme pur, et le sera de moins en moins. Comme si, vaguement, d’une distance infinie, une philosophie chrétienne se reflétait, inversée, dans les étangs de l’enfer. Et j’y vois, avec un puissant microscope, l’embryon d’un retournement possible. L’âme de la sainte Russie n’est pas morte.
III
Tel est donc l’esprit, telle est la philosophie du régime. Quel est ce régime ?
Le régime soviétique est une tête à deux faces : l’état, le parti.
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L’État est d’une structure très compliquée. Il ressemble, à une turbine aux rouages multiples et enchevêtrés. C’est à se demander même, si le culte que les bolchevistes ont pour le machinisme, pour la technique, ne les ont point poussés à construire politiquement un analogue.
L’idéal du marxisme est donc de parvenir au communisme pur. À l’état de communisme pur, toute organisation politique disparaît. Il n’y a plus besoin de constitution, de gouvernement. La production est si parfaitement réglée, les biens sont répartis avec une telle égalité, la société est devenue si fraternelle, que l’homme, le prolétaire peut se passer de toute loi. L’État disparaît donc. Mais, pour atteindre cet idéal, il faut éduquer l’homme, le prolétaire, lui apprendre à exercer lui-même le pouvoir politique dont il a encore besoin, afin de vivre économiquement et socialement, selon les principes communistes. Dans l’État soviétique, il y a donc une apparence de démocratie. Laquelle ?
Celle-ci :
D’après les textes constitutionnels : celui du 10 juillet 1918, révisé le 11 mai 1925, et celui du 7 juillet 1923, nous constatons que la forme de l’État soviétique est celle d’une pyramide. Le pouvoir suprême a sa source à la base de l’édifice, c’est-à-dire dans les organes primaires des travailleurs. D’après l’article 10 de la loi fondamentale, « le pouvoir entier, dans les limites de la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie, appartient à la population ouvrière du pays unie dans les soviets ruraux et municipaux ». Donc, les travailleurs d’un village ou d’une ville, désignent un Soviet formé de leurs délégués, élus directement par eux, avec mandat impératif.
En apparence, nous avons là un système tout à fait démocratique : de la démocratie directe, comme on dirait en Suisse. Mais voici la première restriction :
Ne possèdent de droits politiques, ne sont électeurs et éligibles que les travailleurs, par quoi il faut entendre ceux qui vivent de leur travail, et non du travail d’autrui. Mais tout le monde n’est pas considéré comme travailleur, tout le monde n’a donc point le droit de vote. Le non-travailleur ne vote pas, on pourrait même dire qu’il ne mange pas. Or, tout ancien bourgeois, « koulak » ou autre suspect, est déclaré non-travailleur. Dans les villes, on se sert des syndicats pour préparer les élections ; dans les villages, on forme des comités de pauvres, et tout est dit.
Cependant, chaque Soviet primaire possède, en théorie, un pouvoir absolu dans le cercle restreint qui est soumis à sa juridiction ; un pouvoir absolu qui n’est pas seulement de l’ordre administratif ou de l’ordre politique, mais aussi de l’ordre judiciaire, car la séparation des pouvoirs n’existe pas dans la Russie bolcheviste.
Celle-ci donc, au premier abord, semblerait donc se définir : une démocratie décentralisée à l’extrême.
Il est curieux de constater cette concession de pure forme à la démocratie. Elle est la preuve que tout régime nouveau, même le plus anti-démocratique, le plus révolutionnaire, est obligé de se rattacher à la démocratie par un aspect quelconque de sa structure. À plus forte raison, un État marxiste, puisque l’État marxiste a pour but de libérer le travailleur de toute contrainte gouvernementale, et de l’ériger, « par inter pares », en souverain de la société fraternelle. Mais cette fragmentation en milliers de petites républiques, exige des pouvoirs supérieurs, des organes supérieurs. Il y aura donc des Soviets de canton, de district, de gouvernement, de région ; puis des congrès pour chaque république fédérée ; enfin, tout au-dessus, le congrès pan-unioniste. Aucun de ces organes n’est un parlement, tous ne font que refléter et coordonner la volonté émanée d’en bas. Les Soviets de district sont composés de délégués des Soviets primaires, et ainsi de suite jusqu’au sommet, où le congrès des Soviets de l’Union est formé de représentants des soviets urbains ou d’agglomérations de type urbain, et de représentants des soviets des républiques fédérées. Et chaque délégué, à chaque degré, reçoit un mandat impératif de ses électeurs.
Le Soviet local tranche souverainement toute question d’intérêt local. Si la question est d’intérêt de district, de gouvernement, de région ou de république, elle est décidée de la même manière par le Soviet correspondant. Enfin, si elle est d’un intérêt général, elle est décidée par le congrès pan-unioniste. Mais elle peut, suivant les cas, être renvoyée, d’étage en étage, jusqu’au rez-de-chaussée. Toujours en théorie, le régime des Soviets est une consultation populaire qui ne s’interrompt jamais : encore une apparence démocratique.
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Quant aux organes exécutifs, qui agissent avec pleins pouvoirs dans l’intervalle des congrès, il y a d’abord les Comités exécutifs des Soviets des républiques fédérées, qui sont constitués déjà comme de véritables ministères, des « Conseils d’État », dirions-nous en Suisse ; puis, au-dessus, un Comité central exécutif, correspondant au congrès central, et responsable devant celui-ci. Il se divise en deux : le Soviet de l’Union et celui des nationalités. Ce comité central légifère, publie des décrets et des ordonnances, promulgue des codes, règle la vie économique. Sa présidence légifère aussi ; en outre, elle est l’instance judiciaire suprême. C’est elle qui est le pouvoir.
Enfin, il y a des Commissaires du peuple. Ils ne sont plus guère que des chefs de service. Ils sont élus par les Comités exécutifs, à chaque étage. Il existe un commissariat de dix membres dans chaque république soviétique : intérieur, justice, instruction publique, agriculture, hygiène, prévoyance sociale, finances, travail, économie nationale, inspection ouvrière et paysanne, tels sont les dicastères. Au centre, se placent les cinq grands commissariats de l’Union : affaires étrangères, guerre et marine, commerce extérieur, voies et communications, postes et télégraphes. Chaque commissaire du peuple est assisté d’un collège consultatif. Plus, la direction politique générale de l’État, le Guépéou, chargée de combattre la contre-révolution, l’espionnage et le banditisme.
Les Commissariats des républiques sont autonomes, mais ils doivent se conformer aux directives et aux ordonnances des Commissariats de l’Union. En outre, les Comités exécutifs des Soviets de région peuvent suspendre l’exécution des décrets et des règlements promulgués par un Commissariat du peuple. Les Commissariats sont donc subordonnés aux instances supérieures, ou de leur république, ou de l’Union.
Nous avons ainsi des séries d’organes à la fois exécutifs et législatifs, superposés et juxtaposés.
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Enfin, la Russie bolcheviste se présente sous la forme d’un État fédéraliste : l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes. Cette vaste Union comprend la Russie proprement dite, la Russie blanche, l’Ukraine, la Transcaucasie. Celle-ci, de son côté, est une confédération dans la confédération, puisqu’elle est formée de trois républiques socialistes : l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie.
En 1924, l’Union fut complétée par les républiques d’Ouzbékistan et de Turkménistan, en 1929, par celle de Tadjikistan. À quoi ajouter la Mongolie extérieure, qui fait encore nominalement partie de la Chine, et tout un essaim de petites républiques et de petits territoires autonomes. Il y eut, en effet, en une sorte de fureur ethnographique. Les bolchevistes se mirent à rechercher les moindres peuplades allogènes, pour leur conférer ou leur imposer l’autonomie, les rappeler à une existence que beaucoup avaient oubliée. Ils donnèrent ainsi satisfaction au romantisme des nationalités et au vieux rêve des slavophiles. Ce fédéralisme est d’ailleurs un danger pour la Russie elle-même, car, malgré l’impitoyable dictature communiste, il donne à tous les éléments allogènes conscience de leur existence et de leurs droits. Il renforce ou il crée des séparatismes. Plus le régime soviétique s’affaiblira, plus on verra se former, comme dans l’ancienne Turquie, des physionomies d’États successeurs.
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La déclaration qui remplit la première partie de la constitution soviétique débute par ces trois paragraphes non exempts de grandiloquence :
« Depuis la formation des Républiques soviétiques, tous les pays du monde se sont divisés en deux camps : le camp du capitalisme et le camp du socialisme.
« Là, dans le camp du capitalisme, c’est la haine entre les nations et l’inégalité, l’esclavage colonial et le chauvinisme, l’oppression des nationalités et les pogroms, les atrocités impérialistes et les guerres.
« Ici, dans le camp du socialisme, la confiance réciproque et la paix, la liberté des nations et l’égalité, la coexistence pacifique et la collaboration fraternelle des peuples. »
La constitution soviétique, si l’on s’en tient à sa lettre, pousse donc à l’extrême, et la souveraineté personnelle de l’individu, et l’autonomie politique des groupes, soit la démocratie directe et le fédéralisme ; elle a donc, toujours en apparence, des analogies avec les États-Unis et la Suisse. Ce faisant, elle obéit aux principes mêmes du marxisme. Le marxisme se propose en effet de libérer les individus et les peuples de toute oppression bourgeoise et capitaliste, pour cela d’abattre toutes les superstructures édifiées par cette oppression, de manière à en dégager, et l’individu, et le groupe naturel, primaire, dont fait partie l’individu. Comme l’affirme la déclaration que nous venons de citer, le marxisme veut détruire radicalement l’oppression des nationalités et fixer les bases « d’une collaboration fraternelle des peuples ». On le sait, les bolchevistes se sont approprié la phraséologie de la Société des Nations bourgeoises, afin de mieux dresser contre celle-ci leur Société des Nations communistes.
En outre, le bolchevisme voulait détruire, et il a détruit, de fond en comble, le régime tsariste. Or, le régime tsariste avait unifié toute la Russie : cette unification impliquait l’écrasement de ces nationalités multiples et diverses que l’empire avait conquises et qu’il s’efforçait de russifier. Un des buts immédiats de la révolution bolcheviste, devait être de libérer ces nations, tout comme un autre de ses buts immédiats devait être de briser le grand instrument de russification, l’armature même du tsarisme, la bureaucratie impériale.
Enfin, on découvre dans ce fédéralisme apparent un moyen de propagande. Voici ce qu’affirme le dernier paragraphe de la déclaration :
« La volonté des peuples des Républiques soviétiques, récemment réunis au congrès de leurs Soviets respectifs et unanimement décidés à créer « l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes », est un gage certain de ce que cette union est bien une union libre de peuples égaux en droits, qu’à chaque République est garanti le droit de sortir librement de l’Union ; que l’accès à l’Union est ouvert à toutes les Républiques Soviétiques Socialistes, tant à celles qui existent, qu’à celles qui peuvent se constituer à l’avenir ; que le nouvel État fédéré est le digne couronnement des principes établis dès le mois d’octobre 1917 pour la coexistence pacifique et la collaboration fraternelle des peuples, qu’il sera une barrière solide contre le capitalisme mondial et marquera un nouveau pas décisif dans la voie de l’union des travailleurs de tous les pays en une République Socialiste Soviétique Mondiale. »
Ce paragraphe est très intéressant. Il l’est d’abord comme appât. Il dit aux peuples : « Venez à nous, si vous voulez vraiment être libres ; libres vous êtes d’entrer, mais libres aussi vous serez de sortir. » C’est le boniment : tout le monde est donc invité à pénétrer dans le cirque à la tente rouge, mais pour en sortir, c’est une autre chanson, et va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! Il l’est ensuite, parce qu’il marque un retour à la théorie que j’appellerais « ancien régime » de la Confédération, théorie que Montesquieu expose dans L’Esprit des lois : une confédération reste toujours ouverte, chaque État membre peut s’en retirer et retrouver à la sortie la pleine souveraineté qu’il possédait à l’entrée. Il est intéressant, enfin et surtout, parce qu’il nous démontre ceci : l’Union des Républiques Soviétiques ne se considère pas comme un État national, une nouvelle forme politique imposée à la Russie et destinée à demeurer russe, ainsi que le fascisme est destiné à demeurer italien, oui bien comme le premier quartier de la Cité fraternelle que sera la République Socialiste Soviétique Mondiale. Autrement dit, la Russie soviétique est un État international.
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La constitution soviétique est donc une machine, une turbine qui paraît achevée, complète sur le papier. Le malheur est qu’elle n’existe que sur le papier et ne peut exister que sur le papier. Elle est pratiquement inapplicable ; de fait, elle est toujours demeurée inappliquée. Elle ressemble à la jument de Roland, laquelle possédait toutes les qualités, sauf qu’elle était morte.
Pourquoi est-elle morte ? Pourquoi l’État soviétique est-il une pure fiction ? La raison première, et déjà suffisante, c’est que la constitution soviétique est le résultat d’une idéologie. Les bolchevistes sont, en effet, des théoriciens et des mystiques avant d’être des réalisateurs. Ils sont pourtant des réalisateurs, mais ils ne le sont qu’au second degré. Comme théoriciens, comme mystiques, ils ont construit une machine conforme à l’idéologie marxiste, tout en tenant compte du « réel russe », aspect du réel matériel. Comme réalisateurs, ils ont dû imaginer un système absolument contraire à cette idéologie, pour que la machine fonctionnât, mais à rebours.
La machine ne pouvait pas fonctionner toute seule, parce qu’elle est trop compliquée : seconde raison. C’est un casse-tête que d’arriver à se débrouiller au milieu de tous ces rouages qui s’enchevêtrent, et je doute fort que les bolchevistes s’y débrouillent eux-mêmes. Ces rouages sont agencés d’une façon telle que l’un ne cesse d’arrêter l’autre, et qu’il y a d’incessants conflits de compétences. Chacun de ces pouvoirs multiples s’occupent des mêmes choses que le voisin. Il en résulte, tout naturellement, le chaos.
Une troisième raison d’impuissance, c’est que le système des Soviets exigerait pour fonctionner que tous les citoyens, tous les travailleurs s’occupassent toute la journée de politique. Il ne leur resterait donc plus de temps, ni pour travailler, ni même pour dormir. Ce serait une délibération sans fin, du haut en bas de l’échelle, des Soviets primaires jusqu’au congrès pan-unioniste. En cela, la constitution russe porte la marque révolutionnaire. Ce n’est que durant la période aiguë de toute révolution, que les conseils et les comités siègent en permanence ; après, l’heure sonne de rentrer chez soi et se remettre à travailler. Voilà pourquoi il fallut espacer les réunions et les élections, malgré le goût des Russes pour les palabres.
Une quatrième raison, c’est que le système soviétique ne suppose, en principe, aucune bureaucratie. L’homme du peuple n’a point gardé un très bon souvenir de la bureaucratie tsariste ; aucun peuple, d’ailleurs, n’aime la bureaucratie. Chaque organe, chaque soviet est censé s’administrer soi-même. Mais comment un État peut-il fonctionner sans administration ? Force fut donc d’en organiser une. Or, sitôt que vous organisez une administration, quelques précautions que vous preniez, elle devient envahissante, surtout en Russie. L’administration soviétique commença par enlever toute compétence aux Soviets primaires et finit par devenir un puissant instrument entre les mains du pouvoir central. Aujourd’hui, au moins autant que sous les tzars, l’État russe est bureaucratisé. Il est d’ailleurs évident qu’un système agencé comme le système soviétique, devait engendrer une bureaucratie, par le fait même de son impuissance de marcher tout seul.
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Puisque l’État bolcheviste est incapable de marcher tout seul, étant construit d’une manière trop compliquée sur un plan idéologique, d’où vient la force extérieure qui le fait fonctionner ?
Elle vient du parti communiste. Comme tous ceux qui ont un pouvoir, une fonction quelconque, sont contraints à entrer dans le parti, et comme le parti est mené à la baguette, selon des mots d’ordre impératifs, c’est l’obéissance dans l’unité, mais les autonomies n’existent plus.
Si je voulais me servir d’une métaphore démodée, je dirais que le parti communiste enveloppe l’État soviétique, telle une tunique de Nessus. En effet, la structure du parti communiste s’adapte exactement à la structure de l’État bolcheviste. Une cellule communiste correspond à chaque organe primaire du travailleur. Des conférences communistes correspondent aux divers Soviets, puis aux congrès de république. Au sommet, là où, dans l’État bolcheviste, se trouve le congrès central pan-unioniste, se situe le congrès central du parti communiste. Ce congrès central élit les organes exécutifs du parti : le fameux bureau politique, le bureau d’organisation, enfin – retenons ceci – le secrétariat du parti. Le parti est donc constitué, non point comme un État dans l’État, mais comme un État sur l’État, exactement découpé comme une étoffe sur un patron. On voit le but : exercer une surveillance, un contrôle, une dictature, sur l’État lui-même, à chaque degré, à chaque instant. Il faut reconnaître que le système est ingénieux.
Mais est-il efficace ?
Non, pas encore. Ce qui l’empêche, c’est précisément le fait qu’il est identique à l’État bolcheviste lui-même. Il révèle donc le même vice interne. Non seulement il reproduit les mêmes organes, mais il est censé, comme l’État bolcheviste, fonctionner de bas en haut, les cellules communistes primaires, déterminant, en théorie, le fonctionnement de tous les organes supérieurs du parti, jusqu’au congrès central. Le parti communiste se présente donc à nos yeux, comme une oligarchie organisée démocratiquement.
J’ajoute enfin que le parti communiste russe s’intègre dans le parti communiste « mondial », qu’il en est la tête, qu’il dirige la troisième Internationale avec son formidable appareil de propagande. Le Komintern a son siège à Moscou.
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Que suit-il de tout cela ?
Pour que le parti puisse faire fonctionner la machine de l’État, il faut qu’il y ait au-dessus de lui une force qui le fasse fonctionner lui-même. Cette force, ce n’est plus un conseil, mais un homme : le secrétaire du parti, le « tzar rouge » : c’est le nom que la femme de Lénine donnait à son mari.
Nous avons ainsi une série de dictatures concentriques : la dictature de l’État prolétarien sur la Russie, la dictature du parti communiste sur l’État prolétarien, la dictature d’un homme sur le parti.
Il s’agit d’ailleurs d’une nécessité absolue, organique. Cette nécessité est d’abord de l’ordre idéologique :
La raison d’être du bolchevisme, c’est de maintenir intacte et d’appliquer aussi intégralement que possible la doctrine marxiste. Or, la doctrine marxiste est l’apanage, non pas encore des masses, puisqu’il s’agit de les éduquer, même de les contraindre, mais d’une élite, les initiés, les convaincus, les justes et les purs. Cependant, ces purs eux-mêmes, ces justes, ces convaincus, ces initiés risqueraient encore de laisser la doctrine se corrompre, se décomposer en opinions particulières, en hérésies, s’il n’y avait point à leur tête une sorte de pape pour conserver le dépôt de la foi, pour définir le dogme, et décider de ses applications. On le voit, le bolchevisme se dresse comme une contre-Église.
Il y a donc, au Kremlin, un pape rouge. Il n’est pas élu par un concile, par un conclave. Il est désigné par celui auquel il succède. Staline a succédé ainsi à Lénine par désignation, contre Trotsky devenu hérétique et suspect. En réalité, Staline s’est imposé lui-même, autant par ses intrigues que par son énergie, et il a éliminé Trotsky, comme il a éliminé d’autres concurrents, au cours d’âpres luttes internes qui ressemblaient à des révolutions de palais, de sérail.
Mais la dictature finale et suprême d’un homme est encore imposée pratiquement par la complication du système. Car le système est tellement compliqué qu’il faut à son sommet, au point de jonction de l’État bolcheviste et du parti communiste, un homme qui ait des pouvoirs illimités. Au sommet, la dictature est une nécessité. Car l’État soviétique souffre d’une hyperorganisation chronique et congénitale.
Il y a là une leçon pour la société, pour l’État modernes, qui sont, l’une comme l’autre, de plus en plus enchevêtrés, de plus en plus compliqués, tant et si bien que l’autorité finit par se dissoudre à force de se répandre et de s’éparpiller. Le recours à l’homme, le recours au chef arrive ainsi à s’imposer.
Donc, tout le pouvoir, en Russie soviétique, appartient en fait au secrétaire du parti communiste. Staline, l’homme d’acier – surnom que Lénine a donné au Géorgien Joseph Djougachvili – n’a point d’autre titre que ce titre subalterne. Son pouvoir absolu n’est consacré par aucun texte officiel. L’organe qu’il représente n’apparaît nulle part dans les constitutions. Et cependant, la volonté de Staline peut agir hors des constitutions, contre les constitutions même, sans que rien ne l’arrête : de fait, la dernière politique de cet homme consiste à négliger la constitution jusque dans les apparences. Lui-même n’est tenu de consulter personne. Son autocratie est donc bien plus illimitée que celle des tzars. C’est un despotisme en qui revivent les anciens despotismes orientaux : retour à l’Asie. Despotisme voilé, qui ne choque pas : encore une concession à la démocratie apparente, à l’égalitarisme prolétarien. Voilé, mais, comme ce qui est voilé, d’autant plus redoutable.
Cette autocratie rouge a son conseil secret, comme l’on aurait dit en Suisse sous l’ancien régime. C’est le mystérieux bureau politique, le Politburo.
Sous Lénine, le Politburo était formé des confidents les plus intimes du tzar rouge. Durant la maladie de Lénine, il fonctionna comme un conseil de régence. Puis Staline élimina ses collègues, et le bureau politique devint, sous ses ordres, un cabinet dans lequel le dictateur réunit autour de sa personne les chefs des grands départements centraux. Mais le dictateur reste indépendant, absolu ; il nomme, ou destitue, augmente ou diminue à son gré les membres du bureau politique ; il le convoque ou ne le convoque pas, selon son bon plaisir.
Là, dans cette dictature, se découvrent la force et la faiblesse du régime soviétique. Force et faiblesse de toute dictature. Celle-ci ne subsiste, en effet, que par l’autorité, le prestige, le génie de celui qui l’exerce.
La Russie soviétique eut une première chance ; elle eut pour fondateur un homme de génie, car on ne saurait dénier le génie à Lénine. Elle eut une seconde chance : Lénine, qui se connaissait en hommes – sinon, il n’y aurait pas eu un complet génie politique – désigna pour lui succéder un chef doué d’une volonté d’acier, Staline. Staline possède un talent incontestable, mais un talent, et le talent est le degré au-dessous du génie. Or, il est douteux que le bolchevisme russe ait une troisième chance D’autant plus douteux que, si Lénine savait s’entourer d’hommes remarquables, Staline s’applique impitoyablement à éliminer tout concurrent : le conflit avec Trotsky le démontre. Mais Trotsky ne fut point le seul à être éliminé par le Géorgien habile et ambitieux : les trois quarts des anciens bolchevistes, les « vieux de la vieille », l’ont été comme lui. Lorsqu’à son tour Staline disparaîtra, le problème de sa succession sera bien difficile à résoudre. Et le régime risque de succomber aux divisions internes, aux intrigues des concurrents.
IV
Nous avons défini le bolchevisme : la jonction, le mariage de l’idéologie marxiste et du tempérament russe. Donc, après avoir exposé l’idéologie, et quel système cette idéologie a mis au monde, il nous reste à parler du tempérament, afin de montrer quelle action, quelles déformations il a exercées sur l’idéologie, et comment il l’a « russifiée ».
Sans doute, l’idéologie semble avoir une portée universelle ; sans doute, l’État bolcheviste se présente, en théorie, comme un État international, le commencement, l’amorce de la « République soviétique, socialiste, mondiale ». Mais, en pratique, le régime bolcheviste est un régime russe. Nous sommes donc en présence de deux éléments : un élément international, marxiste, d’origine et d’esprit judéo-germanique, et un élément national. Il y a possibilité de désintégration : le conflit Trotsky-Staline l’a bien révélé. Car ce que Trotsky reproche à Staline, c’est de sacrifier à l’élément russe, l’élément international, marxiste. Ainsi, le bolchevisme pourrait évoluer vers une sorte de national-socialisme. Ce qui nous intéresse, c’est en quoi, de quelle manière le bolchevisme est un phénomène russe.
La question est d’importance. Le moteur de toute révolution est toujours un génie national. Pour qu’une révolution ait une portée universelle, il faut que ce génie national se révèle lui-même capable d’universalité. Il est indéniable que le génie français, héritier du génie latin, possède cette universalité : d’où l’influence universelle exercée par la révolution française, et la preuve en est dans la révolution russe elle-même. Celle-ci exercera-t-elle une influence universelle aussi profonde ? Il peut sembler que non, car le génie russe est difficilement communicable aux autres peuples, surtout aux peuples européens ; la civilisation qu’il a développée, reste, dans son originalité, son charme complexe, une civilisation purement russe, à laquelle les caractères universels font encore défaut. La Russie, située à l’écart, entre l’Europe et l’Asie, est entrée très tard dans la vie européenne, à laquelle elle ne s’est jamais complètement assimilée. Elle est un monde à part, un monde mystérieux que nous avons beaucoup de peine à pénétrer. Ce ne sont point là des conditions favorables à l’action universelle de la révolution russe. L’action universelle de cette dernière s’exerce donc par l’intermédiaire du marxisme et de l’esprit juif.
Mais il faut nous expliquer mieux :
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Le peuple russe a subi l’Europe et il a subi l’Asie, successivement, au cours de son histoire, comme on subit des dominations, des influences, comme une terre subit le flux et le reflux d’inondations successives. L’immense étendue des plaines russes, au travers desquelles l’Oural ne représente pas un obstacle naturel assez fort pour contenir ou pour endiguer les invasions, et leur situation septentrionale, au nord-est de l’Europe et au nord de l’Asie, tout en faisant de la Russie un passage sans cesse ouvert, ne lui ont permis que très tardivement de se civiliser. La Russie est à l’écart de l’Europe, mais elle est tout autant à l’écart de l’Asie. Les grandes lignes de trafic entre la civilisation européenne et la civilisation asiatique, ne la traversent point. Une seule l’effleurait au sud, et encore : c’était, au moyen âge, la route de la soie qui partait de l’Asie centrale pour aboutir à la nier Noire. Le contact de l’Europe avec l’Orient, avec les Arabes, avec la Perse, avec les Indes, avec la Chine, avec le Japon, c’est-à-dire avec les grandes cultures asiatiques, s’établissaient par Byzance, par les ports de l’Asie mineure et de la Syrie, la mer Rouge et l’océan Indien, l’Espagne. L’Asie que les Russes connaissaient, n’était que celle des peuples nomades et barbares, l’Asie des Huns, des Mongols et des Tartares, non point l’Asie monumentale et raffinée. Pour que des échanges s’établissent entre l’Europe et l’Asie par l’intermédiaire de plaines russes, il faut attendre l’époque tout à fait moderne, celle du transsibérien.
La Russie a subi l’Europe comme elle a subi l’Asie. Elle a connu la domination tartare, et Pierre le Grand lui a imposé la civilisation européenne. De là deux caractères : une grande capacité d’endurer, et même de souffrir ; une conscience très profonde, non pas tant nationale – ce qui serait européen – que religieuse, mystique, de son existence et de sa mission. Les peuples qui ont eu longtemps à porter sur leurs épaules le poids des dominations étrangères, se confinent dans une résistance passive où l’esprit de résignation, d’obéissance, et l’esprit de révolte, même d’anarchie, opèrent lentement leur synthèse.
Et nous avons une deuxième constante : l’attachement à la terre. De tels peuples s’attachent d’autant plus fortement à la terre qu’elle est, en effet, leur unique moyen de résistance, leur dernière raison de vivre. Le Russe est, avant tout, un paysan. Il aura donc, comme tout paysan, le sens, le goût, le besoin de la propriété. Mais ce sens, ce goût, ce besoin prendront deux formes particulières. D’abord, une forme collective : trop faible pour se défendre individuellement, le paysan russe cherche à se défendre collectivement ; les institutions dont il se dotera, ou plutôt qui lui seront imposées par la nature, ou par la force des tzars, seront des institutions communautaires. Ajoutez-y que le Russe est déjà trop asiatique pour avoir la même conscience individuelle que l’Européen, pour attribuer le même prix que l’Européen y attribue, à son existence personnelle, à la vie humaine, aux choses, et vous comprendrez que ce peuple était mieux prédisposé qu’aucun autre au régime communiste.
Cependant, il est une seconde forme à ce besoin de la terre. Immenses plaines russes. Pas de limites, et toujours les mêmes paysages. Pas de limites, et presque point d’obstacles. Des terres fertiles, de plus en plus fertiles, à mesure qu’on avance vers le sud et vers l’ouest. Des hivers interminables et rudes, déjà des nuits polaires. Puis des printemps brusques, des étés brefs et chauds, une vie exubérante, un afflux de sève et d’énergie naturelles. D’où une perpétuelle nostalgie, le besoin de sortir, d’aller, de voyager, de guerroyer, de conquérir, de s’étendre, le besoin de rassembler la terre.
Et voici encore un autre trait : le mysticisme, le rêve. Les peuples qui se sont trouvés dans les conditions où la nature et l’histoire ont, durant tant de siècles, plongé le peuple russe, en arrivent nécessairement à compenser leur servitude politique et, sociale par une grande activité intérieure, spirituelle. Ce sont des peuples contemplatifs, des peuples mystiques, d’abord parce que la religion est, pour eux, dans l’ordre de l’esprit, la même force suprême et le même suprême refuge que la terre dans l’ordre physique ; ensuite, parce que les conditions naturelles dans lesquelles ils se trouvent, les porteront à se faire une conception religieuse de la nature, mais aussi de leur propre race, de leur propre nationalité. Le christianisme russe deviendra très vite messianique, en même temps qu’il sera tout pénétré de tendances panthéistes. De là cette idée que la Russie est sainte, qu’elle a pour mission de souffrir et de se faire crucifier, afin de se sauver elle-même et de sauver les autres peuples. De là ce rêve millénariste qu’après bien des siècles d’expériences, d’épreuves et de souffrances, la Russie et, à son exemple, à sa suite, le monde, parviendront enfin à un état de perfection et de bonheur. Déchristianisez maintenant ce sentiment religieux, ce mysticisme, ce messianisme ; transposez-les dans une autre doctrine, même la plus matérialiste, et vous aurez la contre-Église, la religion bolcheviste. Dès que le Russe reçoit du dehors une conception politique et sociale, un système philosophique, ou même simplement économique, il les transforme instantanément en religion, il leur attribue une valeur absolue – car, si ce Russe a l’esprit de discussion, jusqu’à la subtilité, il n’a pas l’esprit critique – et tout de suite, autour de cette conception, de ce système, il organise la propagande.
Ici, nous découvrons un autre trait de l’esprit russe, qui est antinomique et contrasté : son utilitarisme. Mis en présence de l’art, de la philosophie, de la science, de l’histoire, de toutes les disciplines désintéressées, la première réaction du Russe est de se demander : à quoi cela sert-il ? « Le Russe », dit M. Fernand Grenard dans son ouvrage, tout récent, sur la révolution de 1917, « étudie la théorie pour l’usage à en faire, il s’attache étroitement à la réalité, croit à ce qui se démontre, se voit, se pèse et se compte, d’où son amour de la statistique : il foisonne en chiffres, un pourcentage à plusieurs décimales lui donne un sentiment de satisfaction et de certitude. » D’où l’usage que la propagande bolcheviste fait des chiffres et des statistiques. L’utilitarisme se combine d’ailleurs aisément avec l’idéalisme, la matière avec l’esprit ; en cela encore, je crois retrouver un caractère paysan, et de paysan misérable, qui cherche le mieux-être et les instruments de ce mieux-être, les instruments de production. On en arrive vite à considérer la nature comme un vaste amas de matière exploitable, le monde comme un laboratoire. L’attitude sera celle du « réaliste penseur ». On n’aura nul instinct de conservation ; au contraire. « Débarrassons-nous des chaînes sociales et familiales, jetons au vent les conventions et les autorités traditionnelles. Que subsiste seulement ce qui ne tombera pas en poudre sous le coup de forces jeunes ! Ce qui n’y résistera pas et volera en éclats, ne mérite pas d’exister ! » Le Russe n’a guère le sens du passé, il n’aime pas une histoire qu’il a subie et qu’on lui a faite. Cet état d’esprit est dans la « ligne générale » du bolchevisme, qui sait admirablement le promouvoir et l’exploiter.
Ce peuple sans expérience historique, dont la culture est toute d’importation et d’imitation, et qui, selon l’expression de Pierre Tchaadaïeff, a grandi sans mûrir, se sent dans un état d’infériorité à l’égard de la civilisation européenne. Il l’importe chez lui, et l’imite ; il la reconnaît supérieure, mais il en est jaloux et il ne l’aime pas. Il n’aime pas ce culte de la personne humaine qui est le propre du génie européen ; il n’aime pas cette conception organique de la société, ni cet art monumental, lui qui ne possède point la pierre. L’humanisme, la Renaissance l’impatientent. Il se venge en déclarant que tout cela ne sert à rien, et qu’un cordonnier est supérieur à Raphaël, puisque ce cordonnier produit l’utile. Ruiner la civilisation européenne, la dépasser en faisant plus grand qu’elle, et autre chose, contre elle, c’est son désir secret, et le plan quinquennal l’exprime. On empruntera donc à l’Europe ce qui peut servir et produire, ce qui permettra d’affirmer à la fois l’indépendance et la puissance russes, et de refaire, à l’image russe, l’humanité.
Jamais, et ce fut une sorte de fatalité, les rapports entre la Russie et l’Europe ne se sont établis dans des conditions normales et saines : j’entends du point de vue intellectuel et religieux. Au Xe siècle, la Russie se christianise, mais elle reçoit son christianisme de Byzance. Or, ce christianisme est d’abord exclusivement grec ; il en résultera ce fait que la Russie ne prendra jamais contact avec l’Europe latine et, par conséquent, avec la civilisation européenne dans ce que celle-ci offre de plus solide, organique et raisonnable. D’autre part, ce christianisme byzantin est, non seulement hérétique en face du catholicisme européen, mais, au moment où la Russie le reçoit, en pleine décadence. Cette décadence se manifeste par l’abus des discussions et des subtilités théologiques, par un ritualisme formaliste, un esprit hiératique jusqu’à l’immobilité, enfin, par son caractère asocial. Isolé alors de l’Europe chrétienne, le christianisme byzantin en isole encore plus la Russie, et rend ainsi la religion russe extrêmement accessible aux influences panthéistiques, venues d’Asie. On a relevé maintes fois la parenté qui se révèle entre le mysticisme russe et le mysticisme bouddhique, l’absence de tout élément rationnel dans l’orthodoxie, sa tendance à se perdre dans une sorte de nihilisme religieux qui pourra devenir très vite un nihilisme révolutionnaire. L’Église russe a duré plus qu’elle n’a vécu. Elle est restée complètement à l’écart du grand courant de pensée qui, des Pères latins jusqu’à la veille de la Renaissance, a traversé toute la chrétienté au moyen âge. Comment d’ailleurs en aurait-il pu être autrement ? Nous ne reprochons rien à l’Église russe, qui est animée de tant de foi, qui possède une liturgie admirable, et dont le potentiel mystique, la puissance apostolique forment une réserve immense de vie chrétienne. Elle eut, elle vient d’avoir, elle a encore tant de martyrs ! Force nous est cependant de constater qu’une véritable éducation, une véritable culture, dans le sens où nous l’entendons lorsque nous parlons d’éducation on de culture catholiques, a toujours manqué au christianisme russe.
L’évolution de la Russie vers l’Europe, au temps des princes qui régnaient à Kiev, la rapprochait normalement de celle-ci. Mais l’intervention des nomades asiatiques, la coupa de l’Europe, la rejeta vers le Nord-Est, à Vladimir, puis à Moscou. Il faut attendre Pierre le Grand et le XVIIIe siècle, pour que la Russie reprenne un véritable contact avec l’Europe. Mais ce contact est bien tardif. Pas plus qu’elle n’a connu la grande civilisation du XIIIe siècle, le vrai moyen âge, la Russie n’aura connu la Renaissance, ni le classicisme. Lorsqu’elle rejoindra la civilisation européenne, elle aura un retard de mille ans, et ne possédera en soi-même aucun élément suffisant pour le compenser.
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Le régime tsariste avait fait la Russie, il ne faudrait peut-être pas l’oublier ; il avait su l’organiser administrativement. Mais il n’avait su l’organiser, ni du point de vue social, ni du point de vue politique. Il en était demeuré au despotisme oriental qu’il avait hérité des Khans mongols dont les princes de Moscou étaient, au début, les vassaux et les collecteurs d’impôts. Le despotisme oriental ne supporte, au-dessous de lui, que la multitude amorphe. Il se place lui-même si haut que tout lui apparaît comme une plaine où l’on ne distingue plus la colline de la taupinière, le noble du paysan. Dépourvue de droit d’aînesse, la noblesse russe n’était pas enracinée, elle avait le caractère d’un « fonctionnariat ». L’Église, dont il est faux de dire, comme on le pense généralement, que le tzar était le pape, demeurait, en pratique, sous la dépendance de celui-ci. Le paysan n’était qu’un serf mal affranchi, mécontent, réduit à des institutions communautaires qui ne satisfaisaient point son besoin grandissant de propriété. La bourgeoisie, de date récente, manquait de toutes les traditions qui faisaient et font encore la force des bourgeoisies européennes. L’ouvrier, une minorité, restait un paysan déclassé, c’est-à-dire, un prolétaire encore sans « conscience de classe ». La société russe était sans « ordres ». L’État, dépourvu d’organes politiques, se réduisait aux bureaucrates, à l’armée et à la police. L’État, enfin, n’avait pas d’assises dans le réel russe. Il se trouvait, dit M. Grenard, « plaqué en surface ». Il n’arriva donc jamais à s’identifier avec la nation, à entrer dans sa structure. Au contraire, il se mit en perpétuel antagonisme avec elle. Il finit par succomber dans cette lutte, qui fut longue. Le bolchevisme, qui a chaussé les bottes de l’autocratie, se voit aujourd’hui pris dans le même antagonisme, encore latent, sporadique, mais qui finira, lui aussi, par l’écraser.
L’autocratie avait habitué le peuple russe à la servitude, aux changements brusques, imposés par la violence, à la non-propriété. Ivan le Terrible, qui, le premier, prit le titre de tzar en 1547, institua l’Opritchnina, ancêtre de la Tchéka et du Guépéou. Il supprima « la propriété permanente du sol, la transforma en propriété précaire et révocable, concédée par le souverain à charge pour le bénéficiaire de servir l’État ; désormais, les boyards ne furent plus que des fonctionnaires ». Pierre le Grand rendit européenne la Russie par la contrainte, à coups de trique. Il abolit le patriarcat et troubla gravement la vie religieuse du pays. Il appliqua une sorte de plan quinquennal pour introduire dans son empire des formes plus modernes de vie économique, transportant de force des villages entiers dans des manufactures ou des ateliers de construction. Il inaugura le régime bureaucratique. La cour elle-même fut intégrée dans l’administration. L’État, régnant sur tout et sur tous, dominant tout, surveillant tout, disposant de tout, défaisant le lendemain ce qu’il avait fait la veille, se condamna lui-même à tous les inconvénients de l’étatisme. Le peuple n’en reçut, ni le respect de la loi, ni la sécurité des personnes et des biens, ni le droit d’être représenté. Il ne fut jamais appelé à collaborer avec l’État. Il se confina dans la résistance passive, qui comprima en lui les énergies et la volonté. Il s’habitua donc à considérer l’État comme un mal. « Il en résulta, je cite encore M. Grenard, que le tzar régnait dans un vide immense que lui seul devait remplir. »
La société russe était donc instable, prise entre le tzar, sa bureaucratie, sa police, son armée, d’une part, et, de l’autre, la masse immense et toujours menaçante, même lorsqu’elle ne bougeait pas et se taisait, du peuple paysan. Le clergé, la noblesse, la bourgeoisie, lorsqu’elle se forma, les intellectuels enfin, se trouvèrent socialement isolés. Et le tzar lui-même se trouva isolé. Si la révolution fut lente à se préparer, lente à éclater, c’est à cause de la difficulté que l’aristocratie libérale et l’« intelligence » éprouvèrent à prendre contact avec le peuple. Si les réformes entreprises par des tzars intelligents et des ministres clairvoyants, n’aboutirent point, ou allèrent à fins contraires, comme la suppression du servage, ce fut encore à cause de la même difficulté. Si l’établissement d’un régime constitutionnel et, plus tard, en 1917, celui de la démocratie avortèrent, ce fut toujours pour la même raison : les échecs successifs d’un Lvof ou d’un Kerensky le démontrent. Le bolchevisme sembla, au début, avoir mieux réussi ; mais aujourd’hui la difficulté reparaît, et l’antagonisme recommence entre l’autocratie et la masse noire. Autocratie, anarchie, c’est le dilemme russe.
De ce qui précède, il ne faudrait point conclure que l’autocratie n’eût rien fait pour la Russie, pour le peuple : au contraire. De Pierre le Grand à Nicolas Il, la courbe du développement, malgré des chutes momentanées, est tout de même ascendante. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’instruction publique se répand, l’industrie prend son essor, le commerce extérieur augmente ; des entreprises de tous genres naissent partout, et fleurissent ; la colonisation de la Sibérie ouvre aux paysans en appétit de propriété privée ses espaces immenses. À la veille de la guerre, l’élan est depuis longtemps donné. Il fait bon vivre en Russie, car la vie y est facile, et l’on est parfaitement libre, à la condition de ne pas se mêler de politique. Le peuple russe, qui a des ressources d’énergies égales à ses ressources matérielles, est sorti de sa passivité ; il se modernise, et la Russie devient une puissance européenne, non seulement militaire et politique, mais aussi économique et intellectuelle. L’œuvre de Pierre le Grand s’achève. Et ici, il est juste de rendre justice à Nicolas II, ce martyr. Nicolas II commit des erreurs, mais on les lui a surtout fait commettre. Nul ne fut plus trahi que lui. Nul n’a plus aimé son peuple, n’eut autant conscience de ses devoirs, et de la situation. Nul ne fut plus loyal.
Mais, par la force des choses, la révolution se prépare. Nous avons assez de perspective pour affirmer qu’avec le tzar Pierre elle a commencé. L’erreur de ceux qui lui succédèrent, fut de n’avoir pas su l’achever eux-mêmes, en dotant la Russie d’institutions politiques et sociales, en ouvrant mieux et plus tôt, d’une façon plus lente et régulière, l’accession de la propriété privée aux paysans, en répandant l’instruction par degré, d’une manière pratique, en réformant le clergé, en appelant peu à peu la nation à collaborer avec l’État, en lui donnant un statut et une loi, en appliquant aux peuples allogènes un système fédéraliste qui les eût assimilés sans les russifier. Le progrès matériel est évident, mais le progrès moral ne marcha point à la même allure. Lorsque le dynamisme de la vie moderne se heurta au statisme de l’autocratie, celle-ci résista longtemps, mais finit par céder à la poussée.
Pierre le Grand avait établi les conditions préalables. Il avait brusqué, désorienté le peuple russe, il l’avait sorti de ses traditions, sans réussir à lui ôter l’esprit de ses traditions. Il avait porté atteinte à l’Église russe en la décapitant, et il avait provoqué un trouble religieux qui ne s’apaisera jamais. Là est le point de départ. Les premiers symptômes de non-conformisme, d’opposition au pouvoir, de fermentation révolutionnaire, se manifestent sur le plan religieux : les Vieux Croyants, dès 1644. Les révolutions, presque toujours, ont une lointaine origine de réaction traditionnelle et conservatrice, contre un pouvoir trop fort et qui veut aller trop vite. Cette réaction devient révolution, dès qu’elle rencontre les idées. Or, dès la fin du XVIIIe siècle, la réaction russe rencontre les idées de la révolution française. Le précurseur est un grand seigneur, Radichtchev, qui publie en 1790 son Voyage de Pétersbourg à Moscou ; il y vante la liberté française et préconise le fédéralisme. Catherine le relégua en Sibérie.
Le premier anneau de la révolution russe se noue ainsi à la chaîne de la révolution française. Comme en France, les idées modernes, libérales, se répandirent dans la noblesse. Désormais, il n’y aura plus qu’à suivre les étapes : les velléités libérales et constitutionnelles d’Alexandre Ier, qui se disait volontiers républicain ; l’insurrection militaire, à tendances jacobines, de 1825 ; la littérature et la poésie romantique, libérale, humanitaire, sous le règne de l’antilibéral Nicolas Ier ; le panslavisme et le fédéralisme, formes russes du réveil des nationalités, l’effort de nouer les réformes aux traditions populaires ; les sociétés secrètes, l’influence de la philosophie allemande et du socialisme français ; les révolutionnaires, style 1848 ; en 1862, l’Appel à la jeune Russie où le programme bolcheviste est en germe ; les premières tentatives de prendre contact avec le peuple, alors qu’auparavant, si l’on voulait tout faire pour lui, l’on savait bien que l’on ne pouvait encore rien faire par lui ; la société secrète « Terre et Liberté » ; la détente sous Alexandre II, les premières réunions des zemstvos ; puis, le développement des idées révolutionnaires dans les nouvelles couches sociales, les gens d’affaires, les petits bourgeois, les étudiants ; la propagande dans les campagnes ; en 1876, la seconde association, unificatrice des oppositions révolutionnaires, « Terre et liberté » ; l’apparition du terrorisme et du nihilisme, les socialistes-démocrates et les socialistes-révolutionnaires, le groupe de la « Volonté du peuple », la libérale « Ligue des éléments d’opposition » ; l’acquittement, par le jury, de Véra Zassoulitch, qui avait tué le chef de la police, général Trépov ; l’assassinat, en 1881, d’Alexandre II, l’impitoyable réaction d’Alexandre III ; l’influence de Marx ; l’organisation à Pétersbourg, en 1895, de la « Ligue de combat pour l’émancipation de la classe ouvrière », et l’entrée en scène de Lénine ; le congrès socialiste tenu secrètement à Minsk en 1898, la fondation du « parti ouvrier social-démocrate de Russie » ; le célèbre congrès de Londres en 1903, où Lénine précise son attitude, la séparation du parti socialiste en mencheviks et bolcheviks, minimalistes et maximalistes. Et nous en passons.
La révolution éclate en Russie en 1905, à la suite de la guerre russo-japonaise. C’est le premier acte, le 1789 de la Russie. Il s’en fallut de peu que l’insurrection ne triomphât. Elle fut sanglante, et la répression encore plus. Première Douma, mais aussi premier soviet des députés ouvriers à Saint-Pétersbourg. Malgré l’échec de la représentation parlementaire et la réaction qui suivit, la révolution ne s’arrêtera plus. La guerre de 1914 lui fournira l’occasion de reprendre et de triompher.
En huit mois, de mars à novembre 1917, la Russie, brûlant les étapes, passa de la révolution bourgeoise, libérale, démocratique à la révolution socialiste, et de la révolution socialiste à la révolution communiste : de Lvof à Kerensky, de Kerensky à Lénine. De ces révolutions, les deux premières commirent trois fautes. D’abord, de détruire le seul principe d’autorité qui tînt ensemble la masse complexe de la Russie : la monarchie ; l’abdication de Nicolas II s’imposait, mais elle suffisait. La seconde, de vouloir placer la Russie au niveau de l’Europe, de la transformer brusquement en un État démocratique, sur le modèle de la France et de la Grande-Bretagne. Erreur idéologique, dénotant une méconnaissance de l’esprit russe, un manque total de contact avec le peuple. Mais plus encore erreur pratique : c’était une gageure, une aberration, de la part du gouvernement provisoire, que de vouloir opérer une transformation radicale de la Russie, tout en continuant la guerre contre les empires centraux. Le gouvernement provisoire était hanté par la révolution française : Kerensky s’est cru un Danton capable, par son éloquence enflammée et intarissable, d’enflammer à son tour les armées russes d’une nouvelle ardeur. Mais les armées russes, c’est-à-dire les paysans russes, restaient indifférents à cette éloquence jacobine, à cette phraséologie où les grands mots de droit, de démocratie, de justice, de fidélité aux alliances, revenaient sans cesse. La masse du peuple russe désirait avant tout la fin de la guerre, le retour dans ses foyers, le partage des terres, n’éprouvait aucune haine pour les Allemands et les Autrichiens, mais aucune sympathie spéciale pour les Alliés. La dissolution des armées russes – masse de quatorze millions d’hommes – s’opéra donc, et ce fut l’anarchie spontanée dont parle Taine, d’autant plus irrésistible que le Russe la porte dans son instinct, comme le second terme du dilemme, dont le premier est l’autocratie. Et voilà l’erreur dernière : le manque de contact avec le peuple russe.
Les responsables de la révolution sont, en premier lieu, la noblesse, frondeuse, optimiste, croyant tout savoir ; en second lieu, les politiciens ; en troisième, les intellectuels. Mais le peuple voulait des réformes : il ne voulait pas la révolution.
Celle-ci fut donc une anarchie tragique et ridicule. Nous avons maintenant assez de recul pour reconnaître que Lénine et le parti bolcheviste eurent le génie et l’énergie nécessaires pour mettre fin à cette anarchie. Ils commencèrent par la favoriser, la précipiter, afin d’anéantir complètement ce qui demeurait de l’ordre ancien, et d’anéantir en même temps ce que l’ordre nouveau avait su – par un extraordinaire effort, reconnaissons-le – mettre sur pied. Mais, après avoir déchaîné les instincts des masses, ils les captèrent et les dominèrent. La paix, la possession de la terre, l’affranchissement des allogènes une fois proclamés, la masse russe, soulevée, retomba sur elle-même, dans un état de neutralité sympathique à l’égard de la révolution bolcheviste. Cette neutralité sympathique permit aux bolchevistes d’appliquer méthodiquement, et par la terreur, leur système. Ici, nous retrouvons une ressemblance et une continuité avec la révolution française : elle aussi s’était assuré la neutralité bienveillante de la masse paysanne, en abolissant les privilèges et en lui livrant la terre.
Le succès de Lénine et des bolchevistes fut un triomphe de l’audace et de la méthode. Avec de l’audace et de la méthode, une toute petite minorité peut révolutionner et dominer un grand pays, mais à deux conditions s’emparer des centres vitaux, donner satisfaction aux besoins immédiats et aux instincts fondamentaux des masses. Or, ces besoins immédiats et ces instincts fondamentaux tendent toujours à la propriété, et le communisme abolissait la propriété. Mais, si l’on peut, à la rigueur, abolir la propriété industrielle, financière, la propriété de luxe, on ne peut abolir la propriété terrienne, la propriété paysanne, car elle répond au besoin élémentaire de l’être humain. Elle est un droit antérieur à la société, sur lequel toute société s’est construite, et que l’on retrouve au fond de toute forme de propriété.
Nous touchons ici du doigt le vice interne du régime bolcheviste, le vice par lequel, rapidement ou lentement, il finira par périr. C’était un paradoxe que de vouloir établir le communisme dans une nation en grande majorité paysanne Paradoxe obligé : il s’agissait d’appliquer la doctrine marxiste. Mais la doctrine marxiste porte la marque prolétarienne, non pas la marque paysanne Ce qui hantait la vision de Marx et de ses successeurs, c’était le spectacle de la grande industrie : ils voyaient des masses ouvrières, non des masses paysannes. Lénine était trop réaliste pour ne point avoir conscience de ce paradoxe. Aussi laissa-t-il subsister le plus longtemps possible le malentendu. Ce qui consistait, tout en proclamant l’abolition de la propriété, de céder en fait la terre aux paysans. On déclarait bien qu’en droit – le droit bolcheviste – la terre était socialisée : on en abandonnait momentanément aux paysans l’usufruit. Ce fut la politique prudente de Lénine, lorsqu’il eut été démontré tout de suite que le communisme agraire, s’il était appliqué intégralement, risquait de compromettre la révolution.
Mais, ce communisme agraire, la doctrine exigeait impérieusement qu’on l’appliquât. Il n’y avait pour cela que deux moyens : constituer un pouvoir absolu, irrésistible ; industrialiser la Russie. Mais constituer un pouvoir absolu, cela signifiait, par la force des choses, revenir aux traditions, à l’organisation, aux moyens de l’absolutisme russe, revenir au tsarisme. Revenir au tsarisme, c’est d’abord mettre à la tête de l’empire un homme avec le pouvoir absolu. C’est ensuite reconstituer une armée, et nous avons l’armée rouge, l’armée rouge à laquelle tout est ramené, sacrifié. C’est reconstituer une bureaucratie, puisque la bureaucratie fut, depuis Pierre-le-Grand – pour ne point remonter jusqu’à la domination tartare – l’armature de la Russie. C’est encore reformer une police : à l’Okhrana des tzars se substituèrent la Tcheka, puis le Guépéou. C’est, de plus et plus haut, capter le sentiment religieux des Russes et le transfuser dans la doctrine marxiste, devenue ainsi religion nationale. C’est reprendre une politique d’expansion en Europe et en Asie, mais sous la forme de la propagande communiste. C’est enfin éloigner la Russie de l’Europe, la ramener de plus en plus sur elle-même, en aggravant les moyens employés pour cela par les tzars : fausses nouvelles, censure sur les publications venues d’Europe, empêchements de toute sorte mis à la sortie des Russes de Russie, filtrage des Européens désireux de pénétrer en Russie, espionnage, tracasseries, persécutions. En même temps qu’on isolait ainsi la Russie de l’Europe, on s’efforçait de cultiver ses affinités avec l’Asie, mais on empruntait à l’Europe son outillage, sa technique, ses moyens.
Ces analogies avec le tsarisme ne sont qu’apparentes. Les deux régimes diffèrent d’une manière si absolue, qu’en réalité il n’est entre eux aucun rapprochement possible. Si donc il y a des ressemblances, elles tiennent à ce fait que l’un et l’autre ont dû s’appliquer à la masse russe, user des mêmes procédés.
En définitive, la révolution russe est l’aboutissement de la révolution commencée en France au XVIIIe siècle, et son point d’éclatement, au bas de la pente, là où se trouvent la masse russe, l’esprit russe, avec ses modes, ses constantes. Et, par cet esprit, dans cette masse, la révolution s’absorbe, lentement. Une discrimination s’opère entre ce que la révolution offre d’assimilable pour la Russie, et ce qu’elle contient d’inassimilable, d’étranger.
V
Ce lent et douloureux processus, nous le voyons s’opérer dans la vie économique, précisément au bas de la pente, au point de chute et d’éclatement. La loi du primum vivere s’impose ici aux théoriciens du philosophari marxiste.
Le communisme n’a point réussi à détruire les classes. Il n’a détruit que les élites, cette élite russe qui représentait au plus deux millions de personnes sur environ cent-soixante millions de population totale.
Ceci fait, il a laissé en présence deux classes très nettement séparées : les ouvriers des villes, le prolétariat proprement dit, et les masses paysannes.
Le prolétariat est la classe privilégiée, sur laquelle s’appuie le régime. Le jour où il ne pourra plus s’appuyer sur elle, il tombera. Il le sait. Il la favorise de toutes les manières. Politiquement, il s’arrange pour donner aux ouvriers la prépondérance sur les paysans dans tous les soviets et tous les comités exécutifs Militairement, il s’arrange pour que l’armée se recrute de plus en plus parmi les ouvriers, et que le corps d’officiers soit composé d’ouvriers. Démographiquement, il s’efforce d’augmenter le nombre de la population ouvrière et de réduire peu à peu la masse paysanne, et il y réussit ; la population urbaine, qui était de vingt-deux millions en 1914, atteint les trente-trois aujourd’hui. Enfin, le régime éduque les ouvriers, leur donne toutes les possibilités de s’instruire, de se divertir, excite en eux l’émulation, l’orgueil, l’espérance, les fait vivre dans un communisme surveillé, qui rappelle la discipline des collèges jésuites. Il cherche à tirer des ouvriers une élite nouvelle.
Quant à la masse paysanne, elle n’a qu’un rôle : ravitailler les villes, faire vivre les ouvriers et le régime. Ses rapports avec le régime, les ouvriers, les villes, ne sont guère que des rapports d’approvisionnement. Au début, Lénine avait satisfait au besoin primordial des paysans, en leur livrant d’un coup vingt-cinq millions d’hectares. La distribution s’opéra de la manière la plus simple, primitive : le partage égal. Mais ce système fit baisser la production agricole. Ajoutez-y les réquisitions, et les campagnes retombèrent à l’économie naturelle. Survint l’effroyable famine de 1921 : six millions de victimes. Il fallut aviser : on rétablit partiellement la liberté de commerce, le fermage, l’emploi du salariat. Ce fut l’ère de la Nep. Aussitôt, la production remonta, mais ses effets sociaux effrayèrent les communistes : il se formait dans les campagnes une classe de paysans aisés, les Koulaks, et, par contrecoup, dans les villes, un embryon de bourgeoisie nouvelle, les Nepmen. Mais, comme l’État demeurait le maître du marché, qu’il vendait à très haut prix, achetait à très bas prix, il ne devait point tarder à entrer en conflit avec les paysans. Ceux-ci réduisirent leurs ensemencements, et des troubles éclatèrent. Alors, en janvier 1930, le gouvernement répondit en socialisant la terre, en établissant le système des Kolkhoz, des exploitations collectives, sous la direction de l’État, en dépouillant, déportant, massacrant les Koulaks. Ce fut la destruction de la classe paysanne, l’aboutissement logique et suprême de la révolution communiste. Désormais, l’État est le seul propriétaire de l’industrie, du commerce, de l’argent, des terres, des choses, le seul maître de la production. C’est l’étatisme absolu, mais ce n’est pas le communisme absolu, puisque le communisme absolu suppose la disparition de l’État, C’est l’étape étatiste qui doit, en théorie, aboutir au communisme.
Encore faut-il que l’État règle la production. De là le plan quinquennal de 1928-1933, et celui de 1933-1937
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Soigneusement préparé dès 1926, œuvre de tout ce que la Russie renferme encore de compétences, étendu à tous les domaines de l’activité individuelle et collective, y compris ! a pensée, la philosophie, y compris les sports et les jeux, comme les échecs – est-ce un symbole ? – le plan quinquennal est une entreprise grandiose.
Je vais tenter d’en dégager la signification, les buts.
Le plan quinquennal est un effort pour sortir la Russie soviétique de la misère. Deux voies s’ouvraient : satisfaction aux besoins les plus urgents, fabrication d’objets dont l’usage est courant et de première nécessité, industries de consommation ; ou bien équipement de la Russie, son armement industriel par le moyen de l’industrie lourde. Le gouvernement a choisi cette seconde voie. Elle est, il le sait bien, la plus longue et la plus difficile. Le peuple, avant que le but soit atteint, aura sans doute à souffrir encore, et même davantage Mais la Russie parviendra plus vite à se débarrasser de l’étranger, à lui faire concurrence, à conquérir l’indépendance économique d’abord, le monde ensuite.
Car il est dans le plan quinquennal un changement de tactique. Le bolchevisme s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus espérer de conquérir le monde par la seule force de l’idéologie marxiste, même servi par une propagande admirablement organisée. Il s’est rendu compte qu’il était encore trop faible pour conquérir l’Europe par la force des armes. Il ne lui reste donc qu’un moyen, essentiellement marxiste : la force économique. La force économique, c’est la production. Sous ce rapport, les ressources de la Russie sont illimitées. De là est venue l’idée de s’en servir pour abattre économiquement l’Europe, pour l’inonder de produits à des prix aussi bas que possible, défiant, suivant la formule, toute concurrence.
Le moment est d’ailleurs bien choisi. L’Europe, le monde est en proie à une crise économique qui l’affaiblit. Les États n’arrivent point à s’entendre pour y mettre fin. Bien plus, ils se combattent par leur politique protectionniste. Il y a surproduction, sous-consommation, et cependant, la vie reste trop chère. Les bolchevistes espèrent qu’un coup de pied dans cette vieille machine détraquée, la jettera définitivement par terre. Ainsi, le plan quinquennal est une arme de guerre, et de fait, l’Europe est en pleine guerre économique avec la Russie. Il est fâcheux qu’elle ne veuille pas s’en apercevoir.
Le but du plan quinquennal est donc de transformer la Russie en une puissance économique assez formidable pour qu’aucune autre, pas même les États-Unis, ne puisse lui résister. Il faut arriver, dans un temps déterminé, à produire dans tous les domaines plus que toutes les autres nations, et à meilleur marché. On oblige donc ouvriers et paysans à produire par la contrainte et par l’enthousiasme réunis. Il importe peu que les Russes soient malheureux ; il faut même qu’ils le soient pour qu’ils aspirent à sortir du malheur par le travail. On aura soin seulement qu’ils ne deviennent point désespérés, parce qu’alors ils se risqueraient à ne plus travailler, à se révolter même. D’autre part, on se servira du fanatisme communiste, on se servira du messianisme pour stimuler leur zèle, leur ardeur, et tout un système d’éducation, de propagande, de « bourrage », s’y emploie.
Il est certain que le moteur du plan quinquennal est un grand idéalisme, je dirais un idéalisme matérialiste, si ces deux termes ne juraient point d’être accouplés, mais il faut constamment les accoupler quand il s’agit du Russe, du bolchevisme. C’est un rêve de haine : la destruction de l’État bourgeois, mais aussi un rêve de bonheur : au bout de la peine, se lève le mirage de la prospérité. Mais c’est aussi un rêve national, une « volonté de puissance ».
Le résultat social, c’est le rétablissement en Russie d’un nouveau servage, qui pèse surtout sur la classe paysanne, et qui est bien plus terrible que l’ancien. Mais, malgré son apparence toute moderne, je vois encore dans ce phénomène une forme du retour à l’Asie. Nous assistons à un réveil de pharaonisme. Un peuple asservi tout entier, contraint à édifier pour ses maîtres de gigantesques, peut-être éphémères monuments, c’est une évocation de despotisme oriental. Or, ce despotisme-là s’est toujours employé à construire monumentalement. Constatons d’ailleurs que le plan quinquennal déplace le centre de la Russie vers l’Asie, le situe dans la région de l’Oural, et que la pression de ce centre s’exercera davantage sur l’Asie que sur l’Europe.
Le plan quinquennal est encore un plan, une idée, un rêve de la Russie tsariste. Le comte Witte, le grand ministre d’Alexandre II, fit-il autre chose, lorsqu’il donna soudain une si forte impulsion à l’industrie russe, lorsqu’il la munit de l’outillage le plus perfectionné ? En sept ans, de 1893 à 1899, l’industrie russe doubla. Il y eut un temps d’arrêt, puis elle reprit son élan à partir de 1910, « au milieu d’une ardeur général, dit M. Grenard, dans le désir passionné d’atteindre, de dépasser et l’Europe et l’Amérique ».
Pierre le Grand voulut faire européen. Le bolchevisme veut faire américain. La Russie bolcheviste a un modèle devant les yeux : les États-Unis. Elle rêve d’atteindre à la prospérité américaine, celle d’avant la crise, et par les mêmes moyens. Ce n’est pas pour rien qu’elle s’adresse avant tout, aux techniciens, aux ingénieurs, aux produits, aux capitaux d’Amérique. Reconnaissons que l’immense étendue de la Russie, la richesse de son sol et de son sous-sol se prête à cette ambition : entre la Russie et les États-Unis, il y a des analogies naturelles. Mais où peut mener cette ambition, si jamais elle se réalise ? À un nouveau capitalisme, un capitalisme d’État, un capitalisme syndicaliste. Toutes les grandes entreprises sont, en Russie, étatisées ; mais elles sont si grandes et si nombreuses, qu’à un moment donné, elles pourraient devenir autonomes, échapper au contrôle de l’État, parce que, dans la mesure où elles se développeront, ce contrôle s’exercera toujours plus difficilement. Déjà, entre ces grandes entreprises, on voit poindre des concurrences.
Mais le vice du système, c’est la surorganisation. La surorganisation ne tient point compte de la vie, des nécessités que la vie impose autour de soi. Alors, la machine s’arrête. Car on use la machine, quand on veut faire trop de choses avec elle, et que l’on va trop vite. Même les conditions extrêmement favorables dans lesquelles travaille la machine, lorsqu’on n’a pas besoin de tenir compte des salaires, ni des prix ; même le travail forcé sous la dictature d’un État tout puissant, au simple profit de cet État ; même tout cela suppose, au bout, de saines finances et du crédit. Mais la Russie a les plus mauvaises finances qui soient au monde, et les crédits lui sont déjà mesurés, à cause de la crise économique dont elle souffre tout en voulant en profiter. L’échec du plan quinquennal pourrait amener une crise du pouvoir central, tout comme une crise du pouvoir central pourrait amener l’échec du plan, et ce serait l’arrêt subit.
Sic vos non vo bis... Il se pourrait fort bien que le plan quinquennal n’aboutît qu’à transformer la Russie en un vaste territoire d’exploitation économique à l’usage de l’Amérique et des pays européens. Le capitalisme moderne s’y referait ainsi, et la Russie se trouverait partagée en zones d’influences. La politique actuelle de l’Italie et de l’Allemagne à l’égard du bolchevisme, semble escompter ce moment. La mission du bolchevisme n’aurait été alors que de transformer la Russie en un État moderne, industriel et commerçant, de l’ouvrir plus largement aux capitaux étrangers, et d’apprendre aux Russes à travailler avec plus de système.
Pour le moment, le résultat le plus visible du plan quinquennal, est de replier la Russie sur elle-même, de la transformer en une autarchie économique. La Russie est donc entrée dans la voie où nous voyons s’engager les États-Unis sous la dictature économique du président Roosevelt.
Le plan quinquennal achève d’écraser ce qui subsiste encore d’individualisme chez un peuple qui fut toujours accoutumé à penser collectivement et n’agit que par masse. Tout est désormais sacrifié à la production, l’homme n’est plus qu’un instrument de production. La production n’a d’autre but que le bien-être général. Violemment, par la contrainte, la Russie rejoint le courant du monde moderne depuis l’humanisme, et surtout depuis le XVIIIe siècle. Elle transforme l’humaniste en homo œconomicus. Elle finit la révolution, en la tuant.
Car le plan quinquennal échoue pour les mêmes raisons qui, brusquement, ont mis fin à la prospérité américaine. Les mêmes, mais aggravées, et beaucoup plus irrémédiables. Le Russe n’a point les dons de l’Américain, son expérience technique, son sens des affaires, sa méthode, son application, ni son ardeur au travail. Il n’a point sa capacité de se débrouiller tout seul. De vastes entreprises comme celles du Donetz ou de Magnitogorsk, échouent : des 105.000 ouvriers de cette ville improvisée, 73.000 sont partis l’année dernière ; les barrages du Donetz ne rendent pas. Ce qui reste encore, dans le peuple, de capacité d’achat, s’épuise. Le chômage augmente. La famine revient, et dans les plus riches terres. On cite même des cas d’anthropophagie. La fréquence des soulèvements est plus forte. Les ouvriers désertent, sabotent les machines La masse russe se met lentement à se mouvoir. Le régime est encore puissant : il tient tous les leviers de commande ; il s’appuie sur l’armée, la police, un parti discipliné, une jeunesse fervente. L’épuisement du peuple, l’immensité de la Russie rendent encore impossible toute action concertée, puissante. Mais la révolution contre la révolution est en marche, suivant le même rythme au ralenti et pour les mêmes causes qui ont provoqué finalement la chute du tsarisme.
Si donc le communisme a pour lui la logique des évènements, si toute l’évolution : libéralisme ; démocratie, étatisme, socialisme, paraît y conduire ; si la crise économique paraît accélérer ce mouvement, l’avenir du communisme dans le monde dépend avant tout de son avenir en Russie même.
Or, il est certain que le régime bolcheviste est, à l’heure qu’il est, en proie à des difficultés qui l’affaiblissent et qui diminuent par conséquent sa force d’expansion, sa force d’attraction. Toutes ces difficultés se ramènent d’ailleurs à celle-ci :
Le bolchevisme est l’effort d’appliquer une idéologie à la vie d’un grand empire. Mais de toutes les idéologies, le marxisme est la plus exigeante, celle qui tolère le moins des atténuations, des ralentissements ou des compromis. Pourquoi ? Parce que le premier postulat du marxisme est la destruction totale de la société bourgeoise, de la civilisation tout entière, et parce que le marxisme, qui est une doctrine sans pitié, dépourvue de tous sentiments humains et de tout scrupule individualiste, ne tient pas compte des souffrances que son application doit nécessairement provoquer. Il n’en tient pas compte, précisément parce qu’il est millénariste, parce qu’il pose à l’aboutissement de la voie douloureuse, le mythe du bonheur parfait et de la société fraternelle. Pour y parvenir, il faut souffrir et faire souffrir. C’est le dogme de la fatalité ; le dogme impitoyable, écrasant, du matérialisme marxiste. Répétons-le : pour le marxisme, les révolutions, les destructions, c’est la loi même de la nature, et la société, et l’homme, font partie de la nature. Un tremblement de terre n’a jamais de remords.
Mais vouloir à tout prix appliquer une idéologie à un corps vivant, c’est vouloir à tout prix faire entrer ce corps dans une boîte. Les cercueils sont des boîtes, au moins les construit-on à la mesure des corps. Ici, c’est le corps qui doit être à la mesure de la boîte ; on le mutilera donc, s’il le faut. Seulement, la vie se défend. Or, la lutte de la vie contre le système finit toujours par la victoire de la vie.
Le vice organique du bolchevisme, c’est donc son idéologie. En cela, malgré sa hardiesse, malgré sa nouveauté, il porte encore la marque du XIXe siècle, et même celle du XVIIIe. C’est à partir du XVIIIe siècle, en effet, que l’on a commencé de construire des systèmes politiques, de soumettre la politique à des idéologies, de sacrifier des pays vivants à des conceptions abstraites : périsse la nation plutôt qu’un principe. Tel est le propre de l’esprit jacobin dont il faut reconnaître que nous sommes tous plus ou moins imprégnés. Or, l’esprit bolcheviste, c’est l’esprit jacobin à la millième puissance : par là encore, il se rattache à la révolution française. Faiblesse, parce que, à l’heure actuelle, nous assistons à la faillite des idéologies. Le fascisme est, sous ce rapport, plus moderne que le bolchevisme, parce qu’il ne se rattache à aucune idéologie.
Si le bolchevisme peut évoluer par la force des nécessités économiques, se transformer, de concessions en concessions, jusqu’à n’être plus qu’une façade, il peut aussi disparaître brusquement. Il peut s’effondrer tout à coup sous son propre poids. Que de gens, au début, s’imaginaient que le bolchevisme ne saurait durer ! Il a duré. Que de gens, aujourd’hui, se figurent qu’il durera toujours, ou du moins très longtemps ! Il est pourtant possible que nous apprenions subitement, par les gazettes, sa chute. Il suffirait que Staline disparût, et qu’on ne lui trouvât point de successeur. Les divisions internes auraient tué le régime, parce que le régime dépend avant tout, d’un homme, comme toutes les dictatures ; malheur au régime si l’homme ne se trouve pas.
Il y a encore un autre danger pour le bolchevisme : la guerre. La guerre est une fatalité pour les révolutions. Répétons-le : toute révolution vraiment profonde doit s’étendre à l’Europe entière, ou bien mourir dans le pays où elle a triomphé. J’entends une révolution fondée sur une idéologie, qui possède une portée universelle, et non une révolution purement nationale. Or, le caractère international de la révolution russe la met en face de ce dilemme ; ou s’étendre, ou périr. D’ailleurs, une révolution de ce genre, crée une telle perturbation dans les rapports internationaux, dans le droit, dans la morale, dans les échanges économiques, elle crée un tel sentiment d’insécurité, que les conflits sont inévitables. C’est la thèse de M. Rollin, et cette thèse est fondée sur l’expérience, en tout cas sur l’expérience de la révolution française. Il y a là une sorte de fatalité dont le bolchevisme a parfaitement conscience. Le bolchevisme se prépare à la guerre, mais il en a peur. Car il sait très bien que, victorieuse ou non, une guerre lui serait fatale. Une guerre armerait les masses paysannes, et ces armes se retourneraient contre lui. Le prestige d’un général vainqueur grandirait si vite, que ce Bonaparte serait, par la force des circonstances, amené à faire, à Moscou, un Dix-huit Brumaire. Mais les armées vaincues recommenceraient contre le bolchevisme la révolution anarchiste et défaitiste de 1917. Révolution bien plus grave encore, où le soulèvement des nations allogènes, comme l’Ukraine, risquerait de provoquer la dissolution de la Russie elle-même, de la réduire à l’état où elle se trouvait au moyen âge.
Voilà comment le bolchevisme peut finir, et comment sans doute il finira Sa fin aura pour résultat, pour conséquence, de tuer dans tous les autres pays, instantanément, le communisme. Car le communisme ne vit que par la Russie. Il n’a point de substance propre. Il manque d’originalité intellectuelle. Il est incapable d’évoluer, de s’adapter, plus encore que le socialisme. Il est une idée trop simple, trop primitive, pour qu’elle soit susceptible de développement.
Je vais avoir l’air de me contredire : même terminée, même disparue, la révolution russe n’en continuera pas moins d’exercer une action qui durera peut-être des siècles. Elle aura été, dans l’histoire, un fait trop considérable pour qu’il n’en demeure pas des traces profondes. Pensez à l’influence exercée de nos jours encore par la révolution de 1789.
Car il n’y a pas seulement dans la révolution russe la doctrine marxiste : il y a des expériences, il y a des réussites, il y a des œuvres que nous ne connaissons peut-être pas, que nous connaissons mal, mais qui agiront comme des germes. Il y a un état d’esprit imprimé par une éducation, qui se propagera, sous d’autres formes, même les plus contraires à la doctrine marxiste. Il y a surtout des ruines qu’on ne relèvera point, et dont les plus importantes ne sont pas de l’ordre matériel. Il nous apparaîtra sans doute, plus tard, que tout n’a point été mauvais dans le bolchevisme, et qu’il aura tout de même apporté quelques éléments essentiels à l’édification d’un monde nouveau.
Le bolchevisme est un de ces faits qui obligent, contraignent notre société européenne, notre civilisation tout entière, à s’ordonner d’après eux. Le fascisme, l’hitlérisme sont aussi de ces faits.
Le plus sérieux danger que le bolchevisme suspende encore au-dessus du monde chrétien, ce n’est, ni la puissance russe, ni l’habileté diplomatique ni les partis communistes, ni même la concurrence économique, mais le mouvement des Sans-Dieu, à quoi un Allemand, le Dr Algermissen, a consacré un ouvrage fondamental. À la suite du changement de régime en Allemagne, des imprudences hitlériennes à l’égard des juifs, des réactions que ces imprudences ont provoquées, le mouvement bolcheviste des Sans-Dieu et celui de la libre-pensée, de l’anticléricalisme occidental, se rejoignent et se soutiennent, visiblement. Les affinités se révèlent entre les loges, du moins certaines d’entre elles, le judaïsme exaspéré, le radicalisme extrême, d’une part, et le bolchevisme de l’autre. On voit des intellectuels bourgeois et libéraux, de grands savants même, adhérer ouvertement à celui-ci, patronner la campagne des Sans-Dieu. Les démocraties déliquescentes et l’autocratie soviétique ébauchent des alliances. Des ententes se signent, des reconnaissances ou des reprises de relations diplomatiques s’opèrent. On voudrait abattre ensemble les nationalismes antimarxistes et antilibéraux, et, surtout, Depuis longtemps, entre les Soviets et toutes sortes de groupements dits « de gauche », des collusions se formaient, des conspirations s’ourdissaient en des lieux de rencontre comme Prague, Vienne ou Zurich. Aujourd’hui, le mot d’ordre : pas d’ennemi à gauche ! reprend toute sa signification. Il est des catholiques – rares et dispersés – qui feraient bien de le comprendre, au lieu de s’abandonner à je ne sais quelle indulgence malsaine pour la Russie actuelle et le communisme. Les tronçons du serpent s’agitent et cherchent à se recoller : c’est dans l’ordre. Mais, si l’on a le courage de regarder dans la gueule rouge, on y trouve du venin, certes, et de la bave : on n’y découvre plus de dents.
Un anti-théiste militant disait à Mgr d’Herbigny : « Sans Rome, toutes les variétés du christianisme se résorberaient ou capituleraient. Sans Rome, les religions mourraient. » Rome est le bloc de marbre où les dents du dragon s’usent chaque jour.
DEUXIÈME PARTIE
LA CONTRE-RÉVOLUTION
NATIONALISTE
PRÉLIMINAIRES
À LA DEUXIÈME PARTIE
LE NOUVEL ÉTAT
Les nationalismes, que nous allons étudier maintenant sous la forme fasciste et la forme hitlérienne, sont un violent choc en retour contre la révolution française. C’est pour cela qu’ils marquent le début de la contre-révolution. Mais la France, en ce jeu de paume, leur a lancé la balle qu’ils lui renvoient maintenant. Ainsi s’affirme la continuité historique et la filiation des idées, même lorsque ces idées sont, en apparence, contraires. Réagir est une manière de subir une influence.
La première forme du nationalisme fut bien la révolution de 1789 et de 1793. Elle provoqua, en Europe, le réveil des nationalités. L’Italie et l’Allemagne prirent conscience d’elles-mêmes par la révolution, contre la révolution, en se servant d’elle. La France a semé les germes, mais la récolte s’opère à son détriment.
L’absolutisme éclairé du XVIIIe siècle était déjà une organisation du travail national et une unification administrative sous une dictature. Napoléon reprit la suite de cet absolutisme : le napoléonisme est indéniable dans l’Italie fasciste et l’Allemagne hitlérienne.
D’autre part, la combinaison du nationalisme et du socialisme s’annonce déjà dans le Contrat social. Elle est en puissance dans la révolution française. Elle est le double potentiel qui fait exploser la démocratie.
L’humanitarisme de la révolution française n’est pas un argument contre son nationalisme. Il est la preuve que la France possédait l’esprit d’universalité et la puissance impérialiste. Elle s’était donné pour mission d’étendre sa révolution au monde ; elle y était contrainte d’ailleurs, car, ou la révolution s’étendrait, ou elle serait étouffée en France même. Dilemme qui se pose, à un moment donné, à toute révolution.
Nous voyons aujourd’hui l’hitlérisme s’annoncer comme le prélude – et le modèle – d’une révolution européenne. Nous voyons le fascisme, après s’être longtemps considéré comme un phénomène purement italien, faire de la propagande pour l’universalité de Rome.
Car, sous la forme du nationalisme, se découvre une conception universelle : le nouvel État. Parce que celui-ci prend la forme nationaliste, il est adaptable à tous les organismes nationaux. La diversité qu’il peut revêtir, assure précisément son universalité.
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Nous savons comment le nouvel État peut sortir, par explosion, du régime démocratique, lorsque celui-ci est tombé dans l’impuissance. La réaction qui se produit alors, c’est le vouloir vivre, c’est la conscience qu’un peuple reprend de soi-même, sa volonté d’éliminer les toxines de toute espèce qui empoisonnent son organisme, son ardeur à se reconstruire et à se remettre au travail. Mais il est impossible que de tels redressements s’accomplissent selon la mesure et la raison classiques, sans exaltation, sans violence, sans excès. La raison en est que les nationalismes sont des mouvements qui partent de la jeunesse intellectuelle et des anciens combattants dont elle a pris la tête. Mais, ni la jeunesse, ni les anciens combattants n’ont jamais la prudence des parlementaires, les scrupules des Gérontes libéraux.
La phase révolutionnaire, il est donc impossible de l’éviter dans la constitution du nouvel État. D’autant plus que celui-ci sera instauré par un coup de force, direct ou légalement déguisé. Ce coup de force aura pour but d’annihiler, dans le temps le plus bref possible, et avec le moins de monde possible, en occupant les centres vitaux, la résistance de l’État parlementaire. Il existe aujourd’hui une technique du coup d’État : c’est en l’appliquant que Trotsky, au mois d’octobre 1917, a réussi la révolution bolcheviste avec mille gardes-rouges sûrs et entraînés. C’est de la même manière que Staline, en novembre 1927, dix ans après, empêcha Trotsky de renouveler sa tentative. La marche sur Rome et sa préparation sont un autre exemple de la même technique. Il est d’ailleurs bon d’être averti que l’anarchie et le désordre ne sont pas nécessairement indispensables pour qu’un coup d’État réussisse, et que celui-ci peut avoir le même succès dans un pays tranquille, bien organisé, muni d’une armée forte et d’une bonne police.
Mais, le coup d’État réussi, la phase révolutionnaire sera brève : il n’en subsistera qu’une rhétorique. La phase de reconstruction devra, en effet, immédiatement commencer. Elle exigera, généralement, une autre équipe et un autre esprit.
La première œuvre que l’État nouveau devra entreprendre, sera d’ordre économique et social. Il s’agira d’organiser socialement la nation pour mieux la rendre économiquement viable. La base du nouvel État sera donc un système de corporations et de syndicats.
Mais comment sera-t-il organisé à son sommet ?
Le pouvoir politique appartiendra exclusivement au parti qui l’aura conquis, au parti qui détiendra la doctrine. Le chef de ce parti deviendra le chef de l’État, le dictateur. De fait, nous verrons se constituer une aristocratie exclusivement politique, dont le recrutement sera très surveillé, qui sera soumise elle-même à des épurations constantes.
La conduite politique de l’État sera donc soustraite aux parlements et à la masse des électeurs, pour être confiée tout entière à un parti et à son chef. Et non seulement la conduite de l’État, mais surtout la sécurité de l’État. C’est pourquoi le parti se doublera d’une milice qui sera l’armée de l’intérieur. L’État deviendra militaire autant que social et politique. Bien plus, nous verrons s’atténuer, s’effacer, la fameuse distinction des pouvoirs chère au libéralisme, puisque tous les pouvoirs convergeront au centre.
C’est dire que le nouvel État sera rigoureusement centralisateur et qu’il n’admettra pas, au moins pour commencer, ni l’autonomie régionale ou locale, ni les droits des minorités. Il se réservera peut-être la faculté de consulter la nation dans certains cas exceptionnels, lorsqu’il éprouvera le besoin de se faire plébisciter. En fait, il supprimera l’élection. Il la remplacera par la désignation, par le choir, suivant le double principe : autorité, responsabilité.
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Au premier abord, il semble que le nouvel État marque un retour au moyen âge et à l’ancien régime. C’est même une évidence, jusqu’à un certain point.
Gouvernement absolu, monarchique, dans le sens premier du terme ; unification des pouvoirs, constitution d’une aristocratie politique, tout cela, en effet, c’est l’ancien régime qui se réincarne en des formes modernes. Cette réincarnation de l’ancien régime n’a rien d’un paradoxe. Le nouvel État s’est dressé contre l’État démocratique et parlementaire Mais quand un régime nouveau s’oppose à un autre régime, il est naturellement amené à s’appuyer sur le régime plus ancien auquel s’était substitué celui qu’il vient de détruire. L’histoire tourne en rond comme le globe. Le multa renascuntur quae jam cecidere du vieil Horace, ne s’applique pas seulement à la philologie. D’où ces analogies avec le moyen âge par l’organisation syndicale et corporative et par le « contrat national », comme avec l’ancien régime par l’organisation politique, l’absolutisme, la confusion des pouvoirs. D’ailleurs, l’organisation corporative du moyen âge était le résultat d’une révolution économique et sociale : l’émancipation des communes, la formation des bourgeoisies, révolution qui mit lentement un terme à la distinction séculaire entre libres et non libres, à la conception purement terrienne de la fortune. De même, l’absolutisme politique du XVIIe siècle fut, en France, une réaction contre les troubles provoqués par la Réforme, et contre un réveil du particularisme féodal. Mais, nous aussi, ne sommes-nous pas eu pleine révolution sociale ? ne sortons-nous pas de la guerre et des troubles qui l’ont suivie ?
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Cependant, malgré les apparences et les principes contraires, l’État nouveau se rattache à l’État démocratique. Il le continue tout en s’y opposant. Et voici de quelle façon :
Premièrement, il supprime la démocratie politique, mais il instaure la démocratie économique et sociale. La démocratie cesse d’être un système, mais elle demeure un sentiment, un principe.
Deuxièmement, l’État nouveau hérite de l’État démocratique le monopole de l’enseignement, et il l’aggrave encore. Il ne saurait tolérer, en effet, qu’un autre que lui fît l’éducation nationale et politique de la jeunesse.
C’est que le nouvel État n’ignore point qu’il dépend et qu’il dépendra longtemps encore de l’opinion, tout comme l’État démocratique.
À partir du XVIIIe siècle, l’opinion n’a cessé de gouverner les gouvernements. Cette dépendance est un caractère de la démocratie. En effet, l’État démocratique dépend des majorités qui se forment autour d’une opinion. Voilà pourquoi il s’est efforcé de mettre peu à peu la main sur l’enseignement à tous les degrés. Il se rendait très bien compte qu’une jeunesse pénétrée d’idéologie libérale ou jacobine, lui garantirait l’avenir. Car tout régime cherche à s’assurer la durée. Mais ce que les gouvernements démocratiques entreprenaient petit à petit, cette étatisation qu’ils opéraient progressivement, comme une sorte de pénétration plus ou moins pacifique, sans écraser d’un seul coup l’enseignement libre, tout en le poussant chaque jour davantage contre la muraille, le nouvel État l’accomplit soudain, absolument, sans admettre d’exceptions nulle part. Il faut que la nation arrive à l’unité d’esprit ; il faut que les générations nouvelles soient tellement pénétrées de cet esprit, qu’elles ne puissent pas concevoir un autre régime. Il faut que ce régime entre dans les mœurs : pour lui, question de vie ou de mort. Puisque l’État moderne repose nécessairement sur l’opinion, il s’impose qu’il n’y ait qu’une opinion.
Cette tendance est dangereuse, certes, et combien ! Mais elle est si forte que l’on est obligé d’en tenir compte, par exemple en ce qui concerne l’enseignement religieux. Et ceci nous amène aux rapports du nouvel État avec la religion.
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Le nouvel État diffère de l’État, et démocratique, son prédécesseur, en ceci qu’il n’est plus laïque. Il n’a donc point à l’égard de la religion, des confessions, la tolérance libérale, l’indifférence démocratique. Il ne se désintéresse donc, ni des croyances, ni des Églises. Mais, si le nouvel État est religieux, nous ne voulons point dire par là qu’il soit catholique, ni même chrétien ; nous voulons simplement dire qu’il ne regarde plus la religion comme un élément étranger à la constitution de l’État. Au contraire, il est revenu à cette conception de l’ancien régime, que l’État doit avoir une religion. Mais ce peut être sa religion à lui. Car le nouvel État se fonde sur une mystique, il impose à ses adeptes, à la jeunesse, son culte. Il se peut que le nouvel État se proclame catholique, au nom de la tradition nationale, comme en Italie. Il se peut, au contraire, qu’il entre en guerre contre toutes les religions, contre Dieu lui-même, au nom de la mystique prolétarienne, comme en Russie soviétique. Il serait même possible, qu’on le vît, en Allemagne, essayer d’une religion purement nationale. Je veux seulement indiquer une évolution qui, tout en opposant le nouvel État au laïcisme, – et c’est, en toute vérité, un progrès – rend ses rapports avec l’Église difficiles et aléatoires.
Je tiens d’ailleurs à noter qu’il y a là le développement, l’exagération d’une tendance dont l’origine est dans l’État libéral et démocratique lui-même, ou, pour être plus précis, dans la révolution française, dans le Contrat social, dans le romantisme. La nécessité d’une religion pour l’État devient la religion de l’État, dès qu’on détache celui-ci du christianisme et dès qu’on le met en opposition avec l’Église. Toutes les mystiques, d’ailleurs, celle de l’humanité comme celle de la nation, celle de la race comme celle de la classe, se concrétisent, à un moment donné, dans des formes religieuses, et ce moment est là, lorsque le groupe, le parti, les adeptes sont arrivés à prendre le pouvoir. Le monde sera toujours, ou chrétien, ou païen ; il lui sera impossible de rester longtemps dans l’indifférence agnostique ou rationaliste, à plus forte raison dans le scepticisme.
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Nous venons de prononcer le mot de parti : le parti est encore un héritage de l’État libéral et démocratique. Qu’est-ce que le parti devient dans le nouvel État ?
Ici encore, nous nous trouvons en face d’une exagération, je dirais même d’une exaspération. Résultat de la guerre. L’esprit de guerre s’est, en effet, introduit dans le parti, qui est devenu une organisation de combat. Nous sommes en plein dans une atmosphère de guerre civile, et non plus dans une atmosphère de compétitions électorales. On ne cherche plus à conquérir le pouvoir avec l’arme du bulletin, des urnes, de la propagande, mais avec les armes mêmes de la guerre. Le parti se mue en formation de combat. Le phénomène est particulièrement frappant en Allemagne et en Autriche. Le fait n’est pas nouveau. Sans remonter aux janissaires et aux prétoriens, nous n’avons qu’à nous arrêter à la révolution française, qui, elle, s’était empressée d’organiser une armée de l’intérieur. La garde nationale, sous la monarchie de juillet, n’était pas autre chose.
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Il est bien difficile de dire, maintenant, si ce nouvel État est un phénomène transitoire, concomitant à la situation instable, troublée, de l’Europe, ou si nous avons là vraiment le début d’un autre régime.
Ce nouvel État, cet autre régime est extrêmement dangereux. Pour la religion, pour la personne humaine, pour les nations, pour l’Europe, pour la paix. Il l’est aussi, et tout autant pour lui-même. Qu’il corresponde à des nécessités vitales, il faudrait être aveugle pour le nier. En face de ces nécessités vitales, on n’a point, en effet, l’embarras du choix. La décomposition de la démocratie et la liquidation du régime bourgeois, ces deux faits qui sont les plus patents de notre époque, ont déjà, en Allemagne, en Italie, donné naissance au nouvel État.
Sa faiblesse est dans l’exagération de ses propres principes : vérité politique à quoi il faut toujours revenir. Les régimes dictatoriaux, comme on le sait, dépendent trop d’un homme pour que leur durée soit longue. Et cet homme n’est pas, comme un roi, au bénéfice de l’hérédité : le roi est mort, vive le roi ! C’est homme n’a généralement point de successeur. Voilà pourquoi le nouvel État s’efforce de transformer la dictature en une institution légale, et à en assurer la continuité.
Si le régime dictatorial tombe, que laisse-t-il après lui ? L’anarchie, puis, sans doute, le communisme. En effet, croire qu’après la dictature on puisse revenir à la démocratie, au libéralisme, au parlementarisme, c’est une illusion de doctrinaire, de professeur, une illusion espagnole. Une illusion pour les raisons suivantes :
D’abord, les oppositions et les mécontentements éclatent avec d’autant plus de violence qu’ils ont été plus longtemps comprimés, qu’ils se sont accumulés dans le silence et l’ombre. Ensuite, plus un régime est fort, plus il arrive à imprégner de ses habitudes et de son esprit ses adversaires eux-mêmes. Plus un régime aura été solidement construit et plus il aura duré, plus aussi, lorsqu’il s’écroulera, le désordre aura de durée et d’étendue. Le nouvel État, à moins d’échouer immédiatement, aura tout de même eu le temps d’établir des institutions, de faire entrer dans les esprits des idées, idées et institutions tout à fait contraires au libéralisme démocratique : il sera bien difficile de les extirper complètement, de revenir en arrière. Ne pas oublier non plus que le nouvel État aura lui-même absorbé le socialisme et, avec lui, l’esprit révolutionnaire : quand ces éléments et cet esprit se seront dégagés de leur contenant, ils reviendront renforcer la révolution tout court. Ceux donc qui rêveraient de rétablir, après un régime dictatorial, un régime libéral et démocratique, même avancé, même teinté de socialisme, seraient débordés à leur gauche par la révolution, et la révolution dernier modèle : syndicalisme anarchique, communisme. En somme, qu’est-ce qu’ils auraient tenté ? Une restauration, c’est-à-dire une adaptation de l’ancien régime – le XIXe siècle, bien entendu – aux temps nouveaux. Mais une restauration aboutit toujours à des journées de juin, puis à des journées de juillet. Autrement dit, on retombe tout simplement dans la déliquescence d’où le nouvel État avait essayé de sortir. Seulement, la déliquescence sera plus avancée, parce que la misère serait plus grande.
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Le nouvel État n’a donc devant lui qu’une voie, qu’une chance : se stabiliser, comme on dit, se résorber lentement en soi-même.
Se résorber, c’est devenir peu à peu constitutionnel. Devenir constitutionnel, c’est s’appuyer sur des institutions durables parce que solides, et solides parce que répondant aux besoins profonds de notre époque. Je songe, ici, avant tout, à des institutions sociales comme l’organisation corporative : plus le nouvel État sera, en effet, capable d’enraciner le politique dans le social, plus il osera espérer la durée. Mais je songe également à cet autre besoin, qui est la stabilité gouvernementale et la fixation de la responsabilité politique sur une tête ou sur un corps. Enfin, si le nouvel État arrive à se dégager de l’étatisme – et l’organisation corporative l’en dégagera peut-être – il aura bien rempli sa mission.
Le vocabulaire allemand, possède une série de mots composés – on sait avec quelle facilité il en forme – pour nous retracer l’évolution de l’État au cours du XIXe siècle. Le Polizeistaat : l’État libéral, l’État gendarme qui vous laisse libre de faire tout ce que vous voulez, tant que vous n’empiétez pas sur la liberté des autres. Puis le Wohlfahrtstaat : l’État démocratique et philanthrope, qui a pour souci la prospérité, la moralité aussi, la prévoyance, l’hygiène : c’est déjà le début de l’étatisme ; c’est l’État éducateur, l’État qui ne vous laisse pas faire tout ce que vous voulez, l’État qui met l’accent sur l’égalité beaucoup plus que sur la liberté. Suivent le Wirtschaftstaat, l’État économique, et le Soxialstaat : avec ceux-ci, nous sommes en plein dans l’étatisme socialisant, sinon dans le socialisme lui-même. Ce qui leur succède, inévitablement, c’est le Machtstaat : l’État absolu, qu’il soit communiste ou nationaliste. Cependant, au-dessus de ces conceptions toutes relatives, s’élève le Rechtsstaat : l’État fondé sur le droit, l’État qui dit efficacement le droit, l’État qui donc reconnaît, au-dessus de lui, un principe, un centre.
Celui-là seul est l’État véritable. Celui-là seul est l’État durable. Celui-là seul est l’État chrétien. Toutes les autres formes de l’État sont légitimes, en tant qu’elles se subordonnent elles-mêmes à cette forme supérieure. Et il faudra bien que le Machtstaat s’y subordonne à son tour. Non qu’il soit indispensable pour cela d’avoir une conception fermée, étroite, du droit lui-même : le droit se fait, il se modifie. Mais ses principes ne se modifient jamais, et les principes du droit se ramènent tous à la justice.
Il peut être nécessaire de sortir de la légalité pour rentrer dans le droit. L’État nouveau est sorti de la légalité, mais – il faut qu’il le comprenne – c’est pour mieux rentrer dans le droit. Quel droit ?
Notre premier droit à nous, tant que nous sommes, en ces jours troublés et difficiles, c’est de vivre. Si les formes anciennes de l’État ne nous font plus vivre, le recours au nouvel État est légitime. Ce recours, de son côté, impose au nouvel État le devoir de nous faire vivre. Pour cela, nous sommes prêts à beaucoup endurer, à beaucoup sacrifier pour sauver l’essentiel : les droits de la personne humaine, les droits présociaux. Mais, si le nouvel État achevait de les écraser, il se suiciderait. Il tomberait en nous écrasant.
Or, un État tombe lorsqu’il n’est plus suspendu au droit, c’est-à-dire à des principes qui lui sont supérieurs et antérieurs, qui sont donc, non seulement des principes juridiques, mais avant tout des principes moraux et religieux. L’État qui accepte de dépendre de ces principes, s’assure par là-même de durer. Il s’assure de durer, parce qu’il se remet soi-même à sa place, dans sa fonction propre. L’État contemporain, quelle que soit sa forme, doit le comprendre : c’est pour lui un devoir et pour nous un besoin. S’il ne le comprend pas, il sera une tyrannie pour les hommes, un malheur pour les nations, une cause de barbarie et de décadence pour l’humanité.
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Je m’en voudrais de prophétiser, mais je voudrais me hausser au-dessus de l’immédiat et du prévisible, pour voir encore plus loin. Or, le nouvel État m’apparaît déjà comme un retour à cette grande synthèse entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, qui constitue la forme la plus parfaite – ou la moins imparfaite – de gouvernement, en tout cas la plus chrétienne. À regarder de près l’architecture de ce nouvel État, on y distingue déjà la base démocratique, l’étage aristocratique, le sommet monarchique.
Le grand malheur politique survenu depuis le XVIe siècle, ce fut la dissociation progressive de ces trois éléments qui se soutiennent et se limitent entre eux. On les a séparés ; on les a essayés l’un après l’autre, et toujours l’un contre les deux autres ; on les a rendus, chacun à son tour, absolus : absolutisme monarchique ou oligarchique, absolutisme démocratique, absolutisme dictatorial. C’est là, dans cette erreur, que nous retrouvons l’esprit d’individualisme et d’analyse, cette perte progressive du sens des « habitus », et du sens de la totalité, qui caractérisent de plus en plus, depuis la Réforme et la Renaissance, l’esprit moderne. Et cependant, saint Thomas d’Aquin avait écrit dans la Somme théologique : Talis vero est omnis politia bene commixta ex regno, in quantum unus praeest, ex aristocratia, in quantum multi principantur secundum virtutem, et ex democratia, id est, potestate populi, in quantum ex popularibus possint eligi principes et ad populum pertinet electio principum. »
La meilleure forme de gouvernement, pour l’Aquinate, c’est donc la monarchie héréditaire, soutenue par une aristocratie et limitée par une démocratie. Un roi, c’est-à-dire un chef unificateur et responsable, héréditaire ou élu, une élite de magistrats, de hauts fonctionnaires, et surtout d’autorités sociales, choisis dans le peuple organisé corporativement, comme il l’était au moyen âge. Sur ce principe monarchique, saint Thomas insiste encore dans sa Somme contre les Gentils : « Optimum autem regimen multitudinis est ut regatur per unum ; quod patet ex fine regiminis, qui est pax, pax enim et unitas subditorum est finis regentis ; unitatis congruentior causa est unus quam multi. »
L’unité dans la nation, la paix entre les nations, telle est la fin de toute régence, comme on aurait dit au XVIIIe siècle. Un régime démocratique, qu’il soit national ou international, qu’il soit fondé sur l’égalité des citoyens ou l’égalité des États, procurera beaucoup plus difficilement l’unité et la paix qu’un régime monarchique, tel, bien entendu, que le définit le grand théologien. Peut-être cette vérité finira-t-elle par s’imposer, comme s’impose une vérité en politique : non par la théorie, mais par les faits. Peut-être l’ère des dictatures nous prépare-t-elle lentement ce retour, en détruisant ce qui reste encore debout du fragile édifice démo-libéral, en restaurant le principe d’autorité au sommet et, à la base, l’organisation professionnelle.
Le système dictatorial serait alors un régime de transition, destiné à mettre sur pied un nouvel édifice social et à donner à quelques générations une éducation toute nouvelle aussi : dans ce cas, ce serait le régime liquidateur du XIXe siècle. Mais ensuite ?
Ensuite, ce pourrait être un retour à l’anarchie, à la révolution, si le nouveau régime tombait avant d’avoir fait son œuvre. Que la Providence nous épargne ce malheur ! Il est douteux que l’Europe puisse le supporter : la conséquence risquerait d’en être une longue décadence, très difficile à enrayer. Encore une fois, ceux qui se figureraient qu’il serait possible de retrouver, derrière les dictatures abattues, le libéralisme et la démocratie, se berceraient d’illusions singulières. En revanche, il est possible qu’après un effort de reconstruction, après une longue période de travail intensif et que la politique, ni la guerre, ne viendraient troubler, l’Europe recouvre une prospérité suffisante pour se détendre peu à peu, après s’être contractée si durement. Mais soyez sûrs qu’alors, les idées et les institutions politiques du XIXe siècle, y compris le socialisme, appartiendront à l’histoire. Puisque le retour en arrière, c’est-à-dire à la démocratie, est impossible ; puisque l’anarchie et le communisme n’auront qu’un temps, et qu’il faudra repartir de zéro ; puisque les formes politiques sont, en définitive, toujours les mêmes, et que l’on n’a point l’embarras du choix ; seule donc, une institution, la plus ancienne de toutes, semble appelée, en fin de compte, à recueillir le bénéfice de ces changements trop rapides qui auront usé, l’un après l’autre, tous les régimes : l’institution royale. Car elle est la seule clé de voûte qui puisse maintenir ensemble la démocratie et l’aristocratie, assurer l’unité, l’harmonie entre toutes ces poussées et ces forces contraires dont est fait le monde contemporain, procurer enfin aux peuples las et désireux de se remettre au travail, la paix, récompense, encore une fois, de l’ordre. La monarchie est compatible avec tous les régimes. La monarchie, dans l’histoire, bien plus que toute autre forme de gouvernement, bénéficie de la durée la plus longue. Il n’est donc pas impossible qu’après avoir rejeté toutes les autres formes, les nations reviennent, dans un avenir imprévisible encore, à la forme royale, comme des vaisseaux rentrent au port, après l’aventure qui leur a déchiré les voiles et abattu les mâts.
CHAPITRE VIII
LE FASCISME
Je procéderai pour définir le régime fasciste, d’une tout autre manière que celle dont je me suis servi pour définir le régime bolcheviste. Je n’aurai, ni à résumer une idéologie, car le fascisme ne procède point d’une idéologie, ni à décrire un système compliqué, car le fonctionnement de l’État fasciste est simple lorsqu’on le compare à la machine compliquée de l’État soviétique. Le fascisme n’a point bouleversé de fond en comble l’édifice de l’État italien, il ne l’a point rasé pour en construire un tout autre, un « opposé ». Il s’est mis dans l’État italien qu’il a transformé, achevé, par l’intérieur. Le roi, le Sénat, la Chambre des députés, qui va cependant se muer en chambre corporative, et même le suffrage universel, et toutes les anciennes institutions administratives et judiciaires, les écoles, les universités, tout est debout. Les édifices nouveaux se dressent à côté des anciens. Il n’y a que l’esprit qui soit différent, et la circulation de l’autorité dans l’organisme, autorité qui vient d’en haut, et non plus d’en bas. Il suffit de s’attacher aux grands lignes comme lorsqu’il s’agit de reproduire le plan d’une architecture. Ici, dans cette comparaison, se révèle toute la différence entre le génie russe et le génie italien, entre une révolution prolétarienne et une révolution nationale.
Commençons par les apparences, par ce qui frappe immédiatement l’observateur.
I
La première apparence est celle-ci : le fascisme est la revanche de la jeunesse. Le fascisme est le régime de la jeunesse italienne. L’Italie est, par ordre de date, le premier pays en Europe – sauf, peut-être, la Russie – où les générations nouvelles soient au pouvoir et se trouvent en mesure d’imposer leurs idées avec l’intolérance particulière à la jeunesse. Prenez, pour vous en convaincre, dans un annuaire, les âges des ministres ou députés italiens, et vous verrez combien il en est, parmi eux, qui ont moins de quarante ans.
Le fascisme est autre chose encore. Il est l’œuvre d’un homme, d’un artiste. Quel artiste n’a rêvé de pouvoir modeler, de pouvoir construire toute une nation, comme on modèle une statue, comme on construit un palais ? Rêve italien par excellence. Rêve réalisé par Mussolini.
Cet homme que l’on peut contester ou maudire, que l’on peut admirer ou bénir, suivant le côté où l’on se trouve de la barricade ; cet homme que nous ne pouvons pas encore juger sainement, avec impartialité, parce que le recul nous manque ; ce Romagnol, patriote et révolutionnaire, réaliste et mystique, où l’on retrouve à la fois un éducateur – il fut maître d’école – un constructeur – il fut maçon – un meneur de foule – il fut agitateur socialiste, et journaliste par surcroît – et un soldat – il fit la guerre, et il y fut blessé ; cet homme simple et complexe : simple, parce qu’il vient du peuple et qu’il est resté peuple, complexe parce qu’il a vécu tant de vies et tant d’aventures ; cet homme, qui a connu la misère – il a couché sous les ponts – avant de connaître la gloire, Benito Mussolini est indéniablement le plus grand politique de l’Europe contemporaine. Le seul qui ait trouvé, fait du nouveau, autant que l’on peut faire du nouveau en politique. Le seul qui possède cette qualité indispensable à l’homme d’État, surtout dans les grandes crises : l’imagination. Et l’action, pour lui, fut bien la sœur du rêve.
Je me rappelle la première fois que je le vis. Tandis qu’il me parlait, assis derrière un bureau nettoyé de toute paperasse, – c’était le 17 mars 1927 – je l’étudiais. Je regardais ses mains, des mains de maçon, des mains habituées à manier la truelle et à remuer les pierres, et je cherchais s’il n’avait pas encore du ciment sous les ongles. Puis je regardais sa figure, sa grosse tête, avec cette mâchoire brutale et violente. Et enfin, je regardais ses yeux, des yeux profonds, des yeux d’artiste, avec cette petite flamme d’or qui s’allume toujours quand l’artiste a trouvé le contact avec la réalité, cette flamme qui jaillit des yeux sur les choses, et qui semble les recréer. Ce n’étaient point les yeux durs des attitudes officielles : c’étaient des yeux doux, veloutés, pleins de rêve et de mélancolie, presque des yeux de femme amoureuse. Car Mussolini, qui vit avec une simplicité tout italienne, et qui ne cherche rien pour soi, s’est consacré à l’amour de l’Italie et du peuple italien. Ce destructeur de la démocratie est le démophile par excellence.
Mussolini a l’esprit de synthèse. Il possède le don de la formule et le style : grand orateur dont bien des discours resteront classiques dans la littérature italienne. Il est cultivé, curieux ; il écoute et il lit. N’allez point vous méprendre sur cet homme : il est bon, non pas de cette bonté qui est une faiblesse chez un chef d’État, mais de cette bonté qui veut le bien, sait créer des œuvres, sait entendre des voix. Le secret de sa puissance, de son influence, le principe de sa dictature, ne les cherchez pas dans des lois : l’autorité que les lois lui confèrent, a des limites assez étroites. L’autorité du Duce est, avant tout, morale.
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* *
Telles sont donc les premières apparences du fascisme. Le fascisme est une œuvre d’art politique, conçue par un maître, exécutée par ses élèves, sous sa direction, dans son atelier.
Regardons maintenant de plus près cette œuvre.
Le fascisme est la première forme d’organisation politique et sociale qui s’offre à nous avec la marque du XXe siècle, et non plus avec l’empreinte du XIXe. Il est beaucoup plus moderne, plus XXe que le bolchevisme, parce qu’il n’a rien d’idéologique, ou plutôt parce qu’il ne procède point d’une idéologie préconçue au luxe siècle, comme le bolchevisme sort des livres rédigés péniblement, dans l’obscurité, par Karl Marx.
C’est un devoir historique de rendre au fascisme cette justice : il a sauvé l’Italie. Il nous a peut-être sauvés nous-mêmes. Car si, après s’être installé en Russie, le communisme s’était encore installé dans la péninsule, n’aurait-il pas eu les plus grandes chances de gagner le reste de l’Europe ? Le bolchevisme a beau être bien loin de nous ; il nous inquiète, nous mine et nous menace : combien plus forte serait cette menace, s’il était à nos portes. Il serait ingrat de l’oublier.
Mais pourquoi le communisme était-il devenu menaçant en Italie ? À cause de la faiblesse dont fit preuve, en face de lui, le régime bourgeois, libéral et démocratique, le régime parlementaire. C’était le régime des « combinazioni ». On peut se demander, par exemple, si le vieux Giolitti ne favorisait pas secrètement l’extrême gauche, afin de mieux résister au fascisme lui-même : se servir du communisme contre le nationalisme pour maintenir l’État libéral, la constitution du royaume, c’était machiavélique, mais d’un machiavélisme de vieux routier parlementaire. Cette méthode, qui aurait pu réussir dans un parlement, ne pouvait réussir dans un pays en pleine révolution. Une révolution oblige à prendre parti, à prendre des responsabilités, et à mettre de son côté la force. Les hésitants, les « juste milieu » se font écraser.
Les évènements qui précèdent la marche sur Rome, nous apportent, maintenant que nous les connaissons mieux, la preuve de ceci : le fascisme, réaction de la jeunesse, et d’une jeunesse qui avait fait la guerre, était avant tout dirigé contre le régime libéral et démocratique. Il a balayé le communisme en passant, comme un obstacle à sa marche sur Rome. Mais il a marché sur Rome pour jeter par terre le régime libéral et l’ordre bourgeois. Le fascisme est donc, lui aussi, une révolution anti-bourgeoise il marque, lui aussi, la fin de l’ère bourgeoise dans l’histoire.
Cela s’est fait presque sans douleur, parce que cet ordre n’avait plus qu’une existence verbale, et parce que le régime était totalement impuissant.
À quoi était due, pour une grande part, cette impuissance ? À ce fait que le régime libéral était devenu un régime de vieillards, une gérontocratie. Il est tombé parce qu’il était déjà mort. Il était mort d’artériosclérose et de paralysie agitante. Il était mort parce qu’il n’avait pas su mourir. Le fascisme fit la conquête de l’État, en captant les forces que l’internationalisme révolutionnaire n’avait pas su capter, faute de chefs. Au moment où le fascisme, toute petite minorité, commençait de s’organiser, l’internationalisme révolutionnaire était le vent qui soufflait sur le peuple italien. Mais, dans cet internationalisme apparent, il y avait du patriotisme latent. Seulement, c’était un patriotisme humilié. Combien de fois, au cours des siècles, le patriotisme italien n’a-t-il point été humilié ! Le Risorgimento, l’unité italienne l’avaient redressé, mais la faiblesse de l’État l’avait déçu, faiblesse qui s’était révélée au cours de la guerre, et surtout après la guerre. Avait-il valu la peine de se battre, de se faire tuer, mutiler, de se sacrifier pour un régime aussi veule, pour ces politiciens et pour ces bourgeois ? L’esprit défaitiste prit alors la forme révolutionnaire : n’y avait-il pas l’exemple de la Russie ? « Ils font leur guerre, disait-on ; « après, nous commencerons la nôtre. » C’était le langage d’un peuple à la recherche d’un idéal. Ni d’Annunzio, ni don Sturzo ne surent suffisamment le comprendre, l’un étant trop fantasque, l’autre trop parlementaire. Voilà pourquoi chacun manqua son heure. Mais Mussolini sut ne la point manquer. Il sut transposer dans le patriotisme l’élan, la mystique, l’aspiration révolutionnaires, et transformer le patriotisme humilié des Italiens en un patriotisme exalté Il fonda sa révolution sur un sentiment, non sur une idéologie. L’action précéda la théorie. Double raison de sa victoire.
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Le fascisme est donc une révolution, mais une révolution que je qualifierais de pratique, en ce sens qu’elle s’est accomplie contre deux idéologies : l’idéologie libérale et l’idéologie marxiste. Si nous constatons que la première est celle de la révolution française, la seconde, celle de la révolution russe, nous pouvons même affirmer que le fascisme est une contre-révolution, le début de la contre-révolution.
Mais nous aurions ainsi une fausse idée de lui, si nous nous imaginions qu’il est réactionnaire, quand il est, au contraire audacieusement novateur. Son chef lui a insufflé son tempérament. Or, le tempérament de Mussolini est bien celui d’un révolutionnaire. Venu du socialisme, et le plus avancé, Mussolini s’est révélé en 1912, au congrès de son parti à Bologne. Son discours sur le rapport du groupe parlementaire, fut tout entier dirigé contre ceux qui émoussaient les griffes du socialisme, faisaient de la politique électorale, des compromis avec la bourgeoisie, au lieu de préparer la conquête de l’État par des moyens révolutionnaires. La dictature du prolétariat n’a point de partisan plus déclaré que lui. « L’Italie, s’écrie-t-il, est certainement la nation où le crétinisme parlementaire atteint les formes les plus graves et les plus mortelles » ; et il ajoute : « C’est pour cela que j’ai une idée absolument négative du suffrage universel. » Il veut alors ce que veut Lénine, ce que Lénine préconise : accomplir la révolution sociale par un coup de force organisé militairement, dirigé avec une discipline toute militaire et selon une tactique militaire, au lieu de grèves et d’émeutes qui n’aboutissent jamais.
Abattre la démocratie, s’emparer de l’État, établir la dictature : tel est le programme de ce néo-marxiste.
Pourquoi Mussolini a-t-il abandonné le socialisme ? pourquoi n’a-t-il pas été un Lénine italien ?
Au lieu de faire la révolution sociale, il a fait la révolution nationale, mais avec les méthodes que la guerre et la révolution russe lui avaient enseignées comme les seules efficaces. Il ne s’est donc point emparé de l’État pour le compte d’une classe, mais pour le compte de la patrie. Il a dit aux révolutionnaires antipatriotes et internationaux, il a dit aux ouvriers italiens : « On ne nie pas la patrie, on la conquiert. » Et tout le fascisme est dans ces paroles.
II
Donc, pour comprendre l’État fasciste, il faut le définir en l’opposant, d’abord à l’État libéral et démocratique, ensuite à l’État communiste. Pour cela, je n’ai qu’à laisser parler, en les résumant, les fascistes eux-mêmes, leurs « définisseurs » et leurs chefs.
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Comment le fascisme se définit-il contre l’État libéral et démocratique ?
Par son anti-individualisme. L’État libéral et démocratique considère, rappelons-le, la société comme une simple addition d’individus égaux par la raison, égaux donc par les droits. La fonction de l’État se réduit à coordonner, tant bien que mal, les opinions, les intérêts, l’activité de chacun de ces individus, avec les opinions, les intérêts, l’activité de tous les autres, de manière à établir l’équilibre entre ces égocentrismes. Mais cet équilibre ne saurait être qu’instable ; il ne saurait être que le résultat d’une moyenne proportionnelle entre des tendances qui varient sans cesse en force et en direction, suivant la manière dont les individus se groupent. Sans cesse, il faut refaire les calculs. C’est l’État arithmétique.
L’État fasciste, lui, s’efforce d’être un État géométrique ; un État qui procède par constructions, non point par additions, ou par soustractions. Ce qu’il reproche, en effet, à la démocratie libérale, c’es, premièrement, d’atomiser la société, de la rendre inorganique ; secondement, de créer la fiction d’un pays légal, le pays des électeurs et des partis, fiction qui masque la réalité du pays vivant ; troisièmement, de paralyser ainsi l’État qui n’a plus de vie propre, plus de continuité, partant plus de volonté, finalement plus d’autorité.
Le fascisme reconnaît volontiers que l’État libéral et démocratique est viable, excepté en Italie. Il est viable en Suisse, en France, dans les pays anglo-saxons, non point comme tel, mais parce qu’il est constamment soutenu par des forces historiques ou naturelles existent en dehors de lui, qui l’encadrent, le dirigent, le corrigent.
Mais le fascisme affirme qu’en Italie, ces conditions préalables, qui rendent la démocratie possible, n’ont jamais existé. Au contraire, les seules traditions que possède l’Italie, sont la tradition romaine et la tradition catholique, celle-ci continuant et renouvelant celle-là, mais toutes deux inspirées par l’esprit de discipline, le sens de la hiérarchie, le principe d’autorité. Il fait observer, en outre, que l’histoire de l’Italie, au moyen âge et à la Renaissance, est une histoire anarchique ; quand elle cesse de l’être, c’est sous le régime de la tyrannie. Pour achever l’unité italienne, il était nécessaire de constituer un État fort, capable d’imposer le respect et d’entreprendre l’éducation nationale d’un peuple laissé, sous ce rapport, presque complètement en friche. Le fascisme ajoute enfin que le peuple italien, fut, pendant des siècles, soumis à la domination étrangère : la méfiance, la résistance passive, la conspiration, la révolte, devinrent pour lui des habitudes, et il ne manqua point de les conserver à l’égard de l’État italien lui-même. D’ailleurs, la faiblesse de celui-ci allait croissant à mesure que l’Italie devenait économiquement forte. Mais un État faible à la tête d’un peuple fort, est fatalement voué à l’impuissance et à la ruine.
Le fascisme se déclare donc phénomène italien, purement italien, exclusivement italien. Ce fut du moins sa première attitude. Au début, il se refusait à se considérer comme un article d’exportation, traitait avec le plus grand dédain les imitations qu’on faisait de lui à l’étranger. S’il commence, aujourd’hui, de prendre une autre attitude, c’est pour deux raisons : la première provient de l’universalité latine, car ce que le Latin pense et fait a toujours une portée universelle ; la seconde tient à l’internationalisme de notre époque. À l’heure actuelle, qu’on le veuille ou non, aucune opinion, aucun régime ne saurait, à la longue, maintenir ses positions nationales, s’il est incapable d’occuper, bien au delà de ces limites toujours étroites, des positions internationales. Le régime fasciste a compris qu’il serait plus fort en Italie même, si des régimes analogues s’établissaient dans d’autres pays. De là ses sympathies pour l’hitlérisme. Aux yeux du fascisme, et c’est ainsi qu’il diffère essentiellement du libéralisme démocratique, l’État, la société, ont une vie en soi, une vie propre et des fins propres qui diffèrent très profondément de la vie individuelle et des fins individuelles. On reconnaît dans cette « immanence » l’influence de Hegel. Inoculée au fascisme par des intellectuels venus du nationalisme, par un Gentile et même par un Benedetto Croce, cette influence me semble cependant diminuer à mesure que s’accroît l’influence proprement catholique. Ce sont là, en effet, des idées germaniques, par conséquent, du point de vue fasciste, étrangères à la tradition italienne comme au génie latin. Mais continuons :
L’État italien, l’État fasciste, a pour mission d’organiser la société italienne, et de donner à cette organisation son statut, son droit. Cette mission exige que l’État possède une volonté qui ne dépende en aucune manière des volontés particulières, car elles sont contradictoires et transitoires. L’État ne saurait admettre l’existence des partis, non pas même, en fin de compte, celle du parti fasciste lui-même, qui doit être absorbé par l’État.
Il suit de là qu’il ne saurait non plus admettre le dogme de la souveraineté populaire, ni l’expression de cette souveraineté par le moyen du suffrage. À la souveraineté populaire, il oppose le dogme de la souveraineté nationale, qui est immanente et continue, et qui a pour moyen d’expression, pour moyen d’action, l’autorité absolue de l’État.
Car, dans toute nation, dans la nation italienne, il y a des « constantes », des caractères permanents, des traditions, il y a, en un mot, des forces qui vont vers une direction donnée, et qui tendent à un but déterminé Ce but est l’unité italienne, la puissance et la gloire de l’Italie. C’est à l’État de prendre conscience de ces forces, de les coordonner et de les diriger sans cesse vers leur fin.
Mais d’où l’État peut-il recevoir cette pleine conscience ? Ce n’est point en interrogeant chaque Italien, en recueillant son vote sur un bulletin, en faisant l’addition des votes semblables. Mais c’est d’une élite que l’État recevra cette conscience. L’histoire de l’Italie est une longue aspiration vers l’unité. Cette aspiration, sans cesse contrariée, sans cesse refoulée, a cependant trouvé, au cours des siècles, quelques grands hommes pour la ressentir et l’exprimer. Un Dante et un Gioberti, par exemple. Cette aspiration est sortie d’une élite pour se répandre dans toute l’Italie. C’était une élite encore, les hommes du Risorgimento. Ceux-là ont fait l’unité politique de l’Italie. Restait à faire son unité nationale, restait à construire un État italien dans le sens totalitaire du terme, pour employer l’expression familière au fascisme : ce fut l’œuvre de Mussolini et de son parti, donc et toujours d’une élite. Ici, nous découvrons, l’idée aristocratique, au sens étymologique et large du terme, qui est au centre du fascisme. Un chef, une élite, un peuple, telle est la hiérarchie nationale.
Seul donc, Mussolini, seul, le parti fasciste, ont eu la conscience, la révélation de l’œuvre à faire. Ils ont reçu une mission, non pas d’un vote populaire, mais de l’Italie elle-même. L’Italie leur a confié son âme pour l’incarner dans un État italien. Le parti fasciste a créé l’État, il s’y est lui-même absorbé, il en est devenu l’institution fondamentale. C’est à lui, en effet, de soutenir l’État, d’en garantir le fonctionnement, et surtout de procéder à l’éducation politique et sociale du peuple italien, d’y recruter et d’y former une élite. Et, de même, c’est à son chef d’être, non seulement le premier ministre, le « capo del governo », mais encore le « Duce », le conducteur du parti fasciste et de tout le peuple italien.
Il va de soi qu’une conception de ce genre ne saurait s’accommoder du moindre parlementarisme. S’il y a des conseils, c’est vraiment pour conseiller, non pour décider. La doctrine ne saurait être remise en question. Les buts ne sauraient être changés. La responsabilité non plus ne saurait être partagée, ni l’unité du pouvoir divisée. L’État fasciste est ainsi construit en pyramide ; toutes les lignes convergent vers la pointe. Mais c’est de la pointe que l’influx se répand dans l’édifice, jusqu’à la base.
III
Si l’État fasciste est politiquement à l’opposite de l’État libéral et démocratique, il l’est encore plus par ses conceptions sociales. Car l’État fasciste tend à devenir un État social plus encore qu’un État politique.
L’État démocratique et libéral, strictement individualiste, ne reconnaît en principe aucune organisation, sauf celle des partis. Surpris par le prodigieux développement de l’industrie dans la seconde moitié du XIXe siècle, et par les progrès du socialisme, l’État libéral, l’État bourgeois, s’est révélé impuissant à s’adapter à la société moderne. Il l’a laissé se former en dehors de lui, c’est-à-dire, nécessairement, contre lui. C’est ainsi que, dans tous les pays, on en est arrivé à ce fait, paradoxal et révolutionnaire : l’État contraint à se défendre contre deux forces, d’une part, la classe ouvrière organisée en syndicats, de l’autre, la classe capitaliste, organisée en sociétés anonymes ou en trusts. L’État est donc coincé entre des antagonistes qui cherchent à le dominer, à se servir de lui. Lutte de plus en plus inégale, et même désespérée. Car l’État ne possède qu’une force nationale, tandis que le syndicalisme et le capitalisme ont tous deux une force internationale. L’État national est donc menacé dans sa souveraineté même, dans son indépendance et par l’internationale ouvrière, et par l’internationale ploutocratique. La conséquence est que le développement économique d’un pays affaiblit peu à peu son indépendance politique. L’État n’arrive à se maintenir que par des compromis.
Le fascisme a fait une tentative extrêmement hardie : celle d’englober dans l’État lui-même, et le syndicalisme, et le capitalisme, et les employeurs, et les employés, et les producteurs, et les consommateurs ; celle de transformer le travail italien, sous toutes ses formes, non pas en une fonction de l’État, comme dans la Russie bolcheviste, mais en une fonction, en une mission nationale sous le contrôle et la haute direction de l’État. Le fascisme a reconnu le fait syndicaliste comme il a reconnu le fait capitaliste. Il s’est efforcé de les coordonner, afin de mettre un terme à cet antagonisme qui n’est pas naturel, qui est une cause perpétuelle de troubles. Il s’est donc organisé en État corporatif, c’est-à-dire, en État social et non plus exclusivement politique. Ce qu’on appelle la « réforme syndicale », est un système fondé sur la loi du 3 avril 1926, et sur son règlement d’application. Je voudrais en dégager le but et les principes :
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La réforme syndicale repose sur une conception de l’homme tout à fait différente de la conception démocratique. Il ne s’agit plus du citoyen, ou plutôt de l’électeur, il s’agit du travailleur. Par quoi l’homme vaut, par quoi il compte, dans une nation, dans la vie, c’est par son travail, non par ses opinions politiques. Dans l’ensemble d’une nation, l’homme exerce une fonction productive. C’est l’idée marxiste, mais le fascisme la transcende en affirmant que le travail a une valeur en soi, moralisante et personnelle. Voilà pourquoi il en fait un devoir, et il encourage l’esprit d’initiative. Autrement dit, l’homme est un être social avant d’être un être politique, et c’est comme être social qu’il est une force dans la nation.
« Le fascisme, déclare Alfredo Rocco, ministre de la justice, dans son discours du 3 avril 1926, le fascisme est socialité », et le triomphe du fascisme est le triomphe du principe de l’organisation sociale. Et M. Rocco ajoute : « Voilà pourquoi le fascisme est un principe éternel en soi, contingent seulement dans ses manifestations actuelles qui sont italiennes, purement italiennes. »
Selon M. Rocco, qui est un philosophe du droit et de l’histoire, une nation ne peut vivre qu’en état d’équilibre social. À son tour, l’équilibre social ne peut se maintenir que par un principe d’organisation, principe opposé au principe de désorganisation que chaque société, chaque individu porte naturellement en soi. Quand le principe d’organisation triomphe, c’est la civilisation qui triomphe aussi ; quand le principe contraire l’emporte, c’est la barbarie. L’histoire de l’humanité se présente ainsi comme une lutte constante entre le progrès et la régression, entre la civilisation et la barbarie. Rien n’est plus contraire à la conception marxiste de l’histoire, mais rien n’est plus italien, si l’histoire de l’Italie peut être envisagée, elle aussi, comme une lutte constante de la culture italienne contre la barbarie et les barbares.
Il va de soi que l’équilibre social implique, non la lutte des classes, mais leur harmonie : autre conception antimarxiste. D’ailleurs, les classes sont multiples, multiformes, enchevêtrées. Elles ne se réduisent point à deux, la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat, ce qui est une idée simpliste. « Chacun de nous, affirme M. Rocco, fait partie en même temps de plusieurs classes, et il n’est pas toujours facile de préciser celle qui a une action déterminante sur la condition sociale et économique de chacun. » Mais harmoniser les classes, organiser la société, cela postule un pouvoir placé au-dessus des classes, un pouvoir suprasocial, un pouvoir politique, et c’est l’État. L’État ne sera souverain que dans la mesure où il saura intégrer en lui les classes, les masses, « non pas en tumulte et mécontentes, mais calmes et heureuses de la place qui leur est assignée ». Les classes n’existent point pour détruire l’État, mais pour le consolider, pour lui donner la meilleure partie d’elles-mêmes, en échange de la protection que l’État leur assure.
L’organisation sociale est une nécessité pour la vie même de la nation. Toute nation, comme tout individu, est obligée de lutter, de travailler pour vivre. Cette nécessité s’impose à l’Italie contemporaine plus qu’à tout autre peuple, car l’Italie est en retard sur les autres peuples dans son développement industriel et commercial. D’autres peuples occupent les positions économiques les plus avantageuses ; d’autres peuples ont les meilleurs marchés, les meilleurs débouchés, les meilleures colonies ; d’autres peuples sont maîtres des matières premières. Le travail italien, la production italienne ont besoin d’une discipline toute militaire pour affronter la lutte économique. « Il faut réaliser le maximum de la puissance productive de la nation », déclare le Duce lui-même. Pour y parvenir, plus de conflits dans les usines, ni de violences, ni de grèves, ni d’arrêts dans le travail ! Car les années décisives sont là, au cours desquelles l’Italie devra démontrer si elle est capable de vivre ou si elle doit se résigner à végéter. Végéter, c’est se résigner à devenir, économiquement, une colonie des pays plus forts. Vivre – ici, le Duce parle –, « c’est la lutte, le risque, la ténacité... C’est ne pas se résigner à la destinée, même pas à celle qui est devenue un lieu commun, ce qu’on désigne sous le nom de matières premières. » La réforme syndicale n’est donc pas autre chose qu’une discipline du travail, qu’une méthode pour apprendre aux Italiens à travailler mieux et à produire davantage. C’est l’arme même de la guerre économique. C’est le moyen de « valoriser » le travail italien dans le monde.
L’aspect, ici, se découvre, sous lequel le fascisme envisage la vie internationale : l’aspect de la concurrence économique. « La concurrence et la lutte, dit M. Rocco, le rédacteur, le père de la loi syndicale, sont les lois éternelles des rapports entre les nations. » Donc, la solidarité nationale l’emporte nécessairement sur toutes les divergences entre les catégories, les groupes, les classes, dans une nation donnée. Car – je cite toujours M. Rocco – « l’histoire nous enseigne que le monde n’est pas divisé en classes et en groupes qui, dans tous les pays, ont des intérêts homogènes, mais qu’il est divisé en sociétés qui sont organisées en États, lesquels ont entre eux des rapports permanents de concurrence et de lutte pour la vie, pour la domination et la maîtrise du monde. Cela explique la solidarité qui existe entre les classes d’une même nation et le persistant antagonisme qui divise les classes appartenant à des nations différentes... »
La réforme syndicale est donc le renversement du problème, tel que le socialisme le pose ; contre la lutte des classes dans la solidarité internationale, elle affirme la solidarité des classes dans la lutte internationale. « En vérité, déclare M. Rocco, nous avons pendant longtemps assisté à la lutte des classes, déchaînée sans limite à l’intérieur des nations, et à la prédication d’une prétendue solidarité internationale de classes, par quoi serait réalisée, contradiction absurde, la perpétuelle guerre intérieure et la paix extérieure perpétuelle. » En réalité, le socialisme aboutit nécessairement, dans la pratique, à la domination des pays pauvres par les pays riches ; le socialisme et, à plus forte raison, le communisme mettent donc l’État, réduit à l’impuissance, dans la dépendance de quelques grandes organisations internationales.
Mais cette lutte pour la vie et cette concurrence internationale posent, pour chaque nation, un autre problème encore : celui des chefs, celui des élites. Il faut des chefs pour discipliner et diriger la production, comme pour discipliner et diriger une armée. Chaque catégorie de travailleurs doit s’efforcer de produire une élite qui donne à chaque catégorie de travail son maximum de rendement. C’est là un des buts essentiels que s’assigne la réforme syndicale. Elle institue un système de hiérarchies, non administratives, mais personnelles et responsables. Elle forme des élites techniques. Mais de ces chefs et de ces élites elle exige autre chose encore que la préparation technique, l’excellence dans le métier, dans la spécialité. Elle exige la conscience des devoirs moraux et sociaux, l’ardeur patriotique et le sentiment religieux, vertus indispensables pour que la paix sociale soit parfaite, et complète la solidarité nationale.
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Ici, trois questions :
Quelle est l’attitude prise par le fascisme à l’égard de la bourgeoisie ?
L’État fasciste n’est pas un État bourgeois. Il est même tout le contraire. Il s’est dressé contre la bourgeoisie « bourbonienne » – en Italie, « bourbonien » signifie indifférent, résigné – et contre le régime libéral, qui s’est instauré par elle, sur elle. Comme le socialisme, l’État fasciste s’est donc donné pour mission d’arracher les travailleurs à la tutelle des démagogies bourgeoises et de mettre fin à l’exploitation politique des ouvriers par les partis bourgeois, à leur exploitation économique par la ploutocratie. Ceci fait, le principe même de la solidarité sociale et nationale qui est à la base de l’organisation syndicaliste, devait porter l’État fasciste à reconnaître le réel bourgeois et à l’incorporer dans le système. Le fascisme ne pouvait pas détruire la bourgeoisie, pas plus qu’il n’a jamais songé à détruire la noblesse italienne, puisque l’une et l’autre de ces classes sont indispensables à la vie de la nation. Voilà pourquoi la réforme syndicale se fonde sur l’équilibre entre les syndicats de travailleurs et les syndicats patronaux, et les réunit dans la synthèse corporative qui met fin à la lutte entre les ouvriers et les patrons, les employés et les employeurs, en les obligeant à collaborer et en les subordonnant à la même autorité supérieure, l’État. Ni le prolétariat, ni la bourgeoisie ne peuvent s’arroger le droit d’accaparer la production à leur profit, car la production est d’intérêt national. Notons que l’intervention de l’État était nécessaire : le peuple italien n’était pas suffisamment éduqué ; du point de vue social et politique, il était encore trop pénétré d’esprit et de théories révolutionnaires, pour que l’organisation syndicale fût d’emblée soustraite à l’autorité de l’État. Celui-ci ne saurait donc se confiner dans un simple rôle d’arbitre.
Voici une déclaration très importante de Mussolini lui-même, la déclaration du 7 novembre 1922 :
« Ne dites point que la politique fasciste sera servile à l’égard des capitalistes. Nous avons été les premiers, en tout cas nous avons été parmi les premiers, à distinguer entre bourgeoisie et bourgeoisie. Il y a la bourgeoisie que vous êtes vous-mêmes obligés de respecter sur le plan de la nécessité technique et historique, parce que vous sentez que cette bourgeoisie productive et intelligente, qui crée et dirige les industries, est indispensable. Au moins dans cette période de l’histoire, on ne peut se passer d’elle. Et il y a la bourgeoisie ignorante, paresseuse et parasitaire ; mais l’ayant détruite, Lénine lui-même s’applique à établir à sa place une bourgeoisie dirigeante et productrice. Soyez tranquilles : si les cercles capitalistes italiens espèrent que nous leur accorderons des privilèges abusifs, ils seront déçus. Jamais ils ne les tiendront de nous. Mais si, d’autre part, certains cercles ouvriers, qui se sont déjà embourgeoisés, au mauvais sens du mot, comptent trouver, dans notre système, des faveurs injustifiées, électorales ou autres, qu’ils se détrompent aussi. Ils ne les obtiendront plus jamais. »
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La seconde question est celle-ci : quelle est l’attitude prise par le fascisme à l’égard de l’étatisme ?
Si nous entendons par étatisme le terme où le régime libéral et démocratique aboutit aujourd’hui, sous nos yeux, il est clair que le fascisme se devait, pour être logique, de le répudier. Le fascisme est trop réaliste, en effet, pour ne pas reconnaître l’erreur désastreuse qui consiste à faire assumer par l’État, pratiquement par la bureaucratie, des fonctions d’ordre économique. « Non pas tant, déclare M. Rocco, parce que l’État est, de par sa nature, incapable d’exercer des fonctions d’organisation productrice, que par suite de son incapacité technique. Ces fonctions d’ordre économique ont été confiées à des bureaucrates présomptueux, parfois ignorants, et toujours impréparés. » De ce point de vue, le fascisme est une réaction contre l’étatisme. Il est parti de ce principe : ne faire intervenir l’État que lorsque les initiatives privées sont insuffisantes. C’est pour l’appliquer qu’il a entrepris la réforme syndicale dont le but est de confier la production aux producteurs eux-mêmes. Seulement, il est arrivé ceci : en faisant des organes centraux qui relient entre eux les syndicats ouvriers ou patronaux de même nature, c’est-à-dire en faisant des corporations, des organes de l’administration de l’État, – article 43 du décret royal du 1er juillet 1926, – le fascisme englobait dans l’État lui-même tout le système syndical, et par conséquent l’étatisait par en haut. Cette mesure impliquait la formation d’un nouveau ministère : le ministère des corporations. Nous nous trouvons en présence de ce que j’appellerais un « étatisme retourné ». Au lieu d’avoir l’État producteur, c’est-à-dire au lieu de confier la production à des fonctionnaires sans nombre, c’est toute la production, tous les producteurs eux-mêmes, qui sont incorporés dans l’État. L’État diminue ses compétences directes et ses occupations, mais il augmente son pouvoir. De fait, nous nous trouvons en présence d’une « économie dirigée ».
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Enfin, la troisième question se pose de soi-même : pourquoi le fascisme a-t-il été conduit à modifier son attitude à l’égard de la coopération internationale, de la Société des Nations ?
Le fascisme considère la vie internationale comme une lutte, comme une concurrence : c’est de cette idée qu’il est parti. Il est parti d’un nationalisme extrême et belliqueux. Durant longtemps, le Duce lui-même n’a cessé de manifester sa méfiance, son hostilité, son mépris pour la Société des Nations. Maintenant, tout au contraire, les délégués italiens jouent à Genève un rôle de plus en plus actif et positif. C’est pour la Société des Nations que le gouvernement italien a fondé, à Rome, successivement, l’Institut international pour l’harmonisation du droit privé, l’Institut international du cinématographe éducatif, la Commission italienne de coopération intellectuelle. Déjà il possédait l’Institut international d’agriculture, relié, d’une certaine manière, à la Société des Nations. Il obéissait sans doute à des intérêts d’ordre diplomatique : il ne voulait point laisser à la France l’avantage d’être seule à posséder, à Paris, le premier organe décentralisé de la Société des Nations : l’Institut international de coopération intellectuelle ; il ne voulait point non plus que le cinématographe éducateur fût accaparé par les francs-maçons et les socialistes. Il se révélait gagné par l’émulation internationale. Mais pourquoi, après avoir paru lui-même comme une menace pour la paix, prend-il, à cette heure, si énergiquement, parti pour le désarmement ? Serait-ce seulement pour des raisons budgétaires, parce que son armée, sa marine, son aviation, sa milice lui coûtent cher ? Sans doute, cette raison existe ; mais serait-elle suffisante, à elle seule, pour expliquer l’attitude résolument pacifique, et toute en faveur de la collaboration internationale, adoptée par le gouvernement fasciste ? Non : ce gouvernement a compris que le développement économique de l’Italie ne peut s’accomplir que dans une atmosphère de paix internationale : pax romana, d’abord en Italie, mais aussi hors d’Italie. De là le Pacte à quatre. De là aussi cette idée que la révision des traités est le plus sûr moyen d’assurer la paix, moyen difficile, certes, mais la non-révision compromettrait infailliblement un jour la paix.
Ce changement d’attitude politique est tout à fait conforme à l’empirisme organisateur de Mussolini. Et voilà bien l’avantage d’avoir eu l’action comme point de départ, au lieu d’une idéologie toujours tyrannique.
Donc, par le fait même qu’il cherche à organiser la production, à fonder la prospérité, la puissance de l’Italie sur le travail, l’État fasciste est amené à reconnaître l’internationalisme économique du monde contemporain, par conséquent à dépasser son propre nationalisme. Parce que l’on ne saurait s’arrêter à la seule organisation nationale de la production, parce qu’aucun État ne saurait vivre et faire vivre un peuple des seules ressources nationales, parce qu’il s’agit d’importer et d’exporter, parce que le marché est « mondial » et parce que les échanges sont internationaux. Il ne suffit donc plus d’organiser en soi la production nationale, mais il faut l’harmoniser avec les autres productions nationales, et c’est sur le plan international que l’on est amené à se placer. D’ailleurs, l’Italie, elle aussi, souffre actuellement de la crise, et son gouvernement sait très bien que les solutions les plus efficaces seront et ne peuvent qu’être internationales.
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En résumé, la réforme syndicale achève de donner à l’État fasciste sa physionomie, qui est celle d’un État populaire. Nul ne démontre mieux que lui que démocratique et populaire ne sont pas forcément synonymes, qu’ils peuvent même être opposés. Au fond, l’État fasciste a simplement changé la démocratie d’étage. Il l’a placée à la base, non au sommet. Il a supprimé la démocratie politique pour instaurer la démocratie économique et sociale. Il n’y a d’ailleurs pas besoin d’être grand clerc pour constater que celle-là est le plus grand obstacle à celle-ci, que la démocratie politique ne fait pas vivre.
Mais, ce qu’il y a peut-être de plus important, c’est ceci :
L’erreur fondamentale du XIXe siècle, c’est-à-dire de la conception bourgeoise, telle qu’elle est issue de la révolution française, c’est d’avoir voulu organiser la politique en désorganisant la société. Mais un ordre politique n’est viable que dans la mesure où il plonge ses racines dans une société organique. Le politique est conditionné par le social. Le fascisme l’a compris. Aussi s’efforce-t-il d’enraciner le politique dans le social. S’il y réussit, il a les plus grandes chances, non seulement de durer, mais encore de servir de modèle à la réorganisation sociale que la crise économique imposera nécessairement à tous les pays.
IV
L’exposé de la réforme syndicale, de ses principes, de son esprit et de ses buts, nous amène logiquement à nous demander en quoi le fascisme s’oppose au communisme. Beaucoup de gens se font un malin plaisir de découvrir entre le fascisme italien et le bolchevisme russe des analogies. Et sans doute ces analogies existent ; elles sont même frappantes. La production assignée comme but à la vie nationale, l’État organisateur et directeur de la production ; la dictature exercée par un chef sur un parti, et par ce parti sur la nation, au nom d’une doctrine intangible, et soustraite, s’il le faut, par la force, à toute altération provenant du dehors ; une éducation imposée par l’État et destinée à répandre, à enraciner les principes fascistes : voilà qui révèle une étroite parenté :
D’où provient-elle ?
Elle ne provient, ni d’une influence exercée par le bolchevisme sur le fascisme, ni d’une influence exercée par le fascisme sur le bolchevisme. Elle provient de ce fait : l’un et l’autre, le fascisme comme le bolchevisme, sont des réactions, presque spontanées, contre la civilisation capitaliste, l’esprit bourgeois, le régime bourgeois du XIXe siècle. Ce sont deux frères, mais deux frères ennemis. Ils ont presque le même âge, mais l’un est au service de Rome et l’autre au service d’Attila. L’un conduit une légion et l’autre conduit une horde. L’un défend l’imperium romanum contre l’autre qui veut l’envahir, le conquérir, le détruire enfin.
Donc, entre le fascisme et le bolchevisme, il y a opposition fondamentale avec parenté collatérale.
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Si nous étudions de plus près la parenté, nous la découvrons dans une même origine socialiste.
Mais le socialisme revêt bien des formes différentes. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement, car le socialisme est une idéologie pure, une idéologie qui jamais, jusqu’à la révolution russe, ne fut appliquée sérieusement nulle part. Or, les faits seuls fixent les idéologies et leur imposent l’épreuve de la vie, l’épreuve du réel. Tant qu’une idéologie n’a point subi cette épreuve, elle reste flottante, par conséquent sujette à de constantes transformations. Toujours surgit un théoricien qui refait l’œuvre du précédent.
Le socialisme eut deux occasions de se concrétiser dans les faits : la révolution russe et la révolution fasciste. Épreuve qui se présentait comme un dilemme : ou s’adapter au réel, ou chercher à le contraindre.
Le fascisme s’est adapté au réel italien, le bolchevisme a voulu contraindre le réel russe. On retrouve d’ailleurs ici toute la différence entre le génie classique et constructeur de l’Italien, et le génie romantique et destructeur du Russe. L’Italie, ne l’oublions pas, est le pays de la pierre, du marbre et du granit ; mais les plaines russes sont dépourvues de pierre. L’Italie produit des sculpteurs, des architectes, des maçons, mais la Russie n’en produit guère. Soloviev voyait « dans l’absence de pierre ce qui a privé le paysan russe du sens de la continuité et de l’effort », remarque M. Henri Massis, dans sa Défense de l’Occident.
De fait, le bolchevisme procède, comme nous le savons, de Karl Marx, qui est un juif allemand, et de ses continuateurs slaves. Le fascisme procède, en revanche, de Georges Sorel, qui est un français, un latin. Or, Sorel s’est livré à une critique impitoyable du marxisme, et il a opposé à la lutte des classes l’organisation syndicale ; il a donc replacé l’idéologie socialiste en contact avec le réel social, le réel ouvrier.
Toute la différence, dans la même origine socialiste, entre le bolchevisme et le fascisme, est là.
Mais la parenté n’en existe pas moins, et des retournements restent possibles. Il est possible que le bolchevisme se mue en fascisme, sous l’influence d’une forte poussée nationale. Mais si Mussolini disparaissait, ce qu’à Dieu ne plaise ! est-ce qu’une forte poussée communiste se produirait en Italie ? est-ce que cette poussée trouverait dans l’organisation syndicale des cadres tout prêts à le recevoir ? C’est possible, mais je n’y crois guère, car, pour la jeunesse italienne, le bolchevisme, c’est l’ennemi, bien plus, le passé. Si le fascisme évolue, il le fera comme tel, et il ne reviendra point en arrière, vers un marxisme périmé.
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Cependant, la différence, l’opposition qui se révèle entre fascisme et bolchevisme, n’est pas seulement dans le fait que celui-ci est d’origine marxiste, et celui-là d’origine sorélienne. Ils ont divergé dès le point de départ : le bolchevisme a socialisé la Russie, le fascisme a italianisé le socialisme.
Le fascisme s’est rattaché, volontairement et tout de suite, à la tradition italienne. Il a pris ainsi un caractère historique. Loin de rompre avec le passé, loin de faire table rase et de reconstruire un État tout à fait nouveau sur la destruction totale de l’État ancien, le fascisme s’est superposé à l’État ancien. Il se présente comme un achèvement d’une évolution historique. Il se réclame, et de l’imperium romanum, et du catholicisme, et de la Renaissance, et du Risorgimento.
Supposez que Lénine n’ait touché, ni à la Douma, ni au Sénat impérial, ni à la noblesse, ni à la bourgeoisie, ni à l’Église orthodoxe, ni au tzar lui-même, mais qu’il les ait incorporés tels quels dans une organisation sociale et un système économique, et qu’il ait érigé sa dictature à lui et celle de son parti en institution de l’État russe : vous auriez eu le fascisme ; cette supposition nous en donne, en tout cas, l’image assez exacte. Lénine a voulu détruire, Mussolini a voulu accomplir.
Rien ne démontre mieux la différence entre ces deux volontés générales que l’attitude du fascisme envers la royauté. En conservant le roi, le fascisme entendait renforcer l’unité italienne dans la dynastie qui l’avait faite et qui la symbolise : en cela, il se reliait à l’histoire italienne qu’il continuait sans l’interrompre. Au début, le fascisme était républicain. Pourquoi donc renonça-t-il à la république ? Est-ce uniquement pour cette raison historique et sentimentale ? En réalité, le nouveau régime avait besoin de se rattacher à une autorité supérieure qui ne tînt pas son pouvoir du peuple et fût soustraite aux fluctuations de la démagogie, mais il avait surtout besoin de se faire légaliser. En refusant de décréter l’état de siège que lui demandait le ministère Facta, en appelant Mussolini au pouvoir, le roi légalisait le coup d’État fasciste. Si Mussolini avait été président de la République italienne, il eût été exposé aux chocs en retour d’une opinion que le mot même de république eût rendue plus hardie et que le loyalisme envers une dynastie historique et populaire n’aurait ainsi plus retenue. Enfin, la royauté reste un arbitre suprême, parce qu’elle est indépendante du capital comme du travail. Elle paraît ainsi comme la clef de voûte de la réforme syndicale.
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Mais l’attitude du fascisme à l’égard de la religion est un démenti à l’attitude du bolchevisme. Ici, il vaut la peine que nous nous arrêtions.
Le contraste le plus frappant entre le bolchevisme et le fascisme, c’est donc dans leur politique, leur attitude religieuse qu’il se trouve.
En Russie, une lutte impitoyable, non seulement contre le christianisme, mais aussi contre toute religion ; l’organisation systématique de l’athéisme, une véritable guerre déclarée à Dieu. Comme contrepartie, un mysticisme matérialiste – je suis bien obligé d’accoupler une fois de plus ce substantif et cet adjectif – le mysticisme du travail et de la production, avec, au bout, une sorte de millénarisme russo-communiste.
En Italie, une série de mesures restaurant le culte catholique dans de nombreuses églises, restituant des couvents aux ordres religieux, rétablissant l’enseignement religieux dans les écoles primaires, replaçant le crucifix dans toutes les écoles, dans tous les bureaux et même au Parlement, instituant des aumôniers militaires, culminant dans cette déclaration que le catholicisme est la seule religion de l’État. Enfin, la solution de la question romaine et, le 11 février 1929, la signature des accords du Latran.
Pourquoi cette politique de restauration religieuse suivie par le fascisme et dirigée par Mussolini avec autant de rapidité que de logique ?
Il n’y a rien en elle de sentimental. Elle est, au contraire, extrêmement réaliste. En effet, si le fascisme voulait être conséquent avec soi-même, il était obligé de réagir jusqu’au bout contre l’anticléricalisme libéral et, par conséquent, de résoudre l’insoluble question romaine.
Le but du fascisme, c’est d’achever, de rendre totale et organique l’unité italienne. Mais l’unité italienne souffrait d’une lésion interne, d’une lésion dans l’âme, la conscience des Italiens. L’Italien est patriote et il est catholique. Or, depuis le 20 septembre 1870, il y avait contradiction entre sa foi patriotique et sa foi catholique. Il importait de mettre fin à cette contradiction, au prix d’une concession territoriale qui, pour minime qu’elle fût, enlevait tout de même à l’État italien, dans Rome, sa capitale, deux ou trois kilomètres carrés. Mais qu’obtenait-on en échange ? Premièrement, que le Saint-Siège reconnût Rome comme capitale du royaume ; deuxièmement, que la réconciliation s’accomplît entre les deux pouvoirs ; troisièmement, que fût signé un concordat permettant au fascisme d’avoir une politique religieuse et de s’assurer l’appui de la religion ; enfin, et surtout, que fût guérie cette lésion interne dont nous parlions tout à l’heure.
Un autre but du fascisme, corollaire du premier, c’était de remettre en valeur toutes les énergies nationales, de rétablir la continuité de toutes les grandes traditions italiennes. Or, parmi ces énergies, parmi ces traditions, en tête même de ces énergies et de ces traditions, se place la religion des Italiens, c’est-à-dire le catholicisme.
Ici, d’ailleurs, nous pouvons diagnostiquer un péril :
Le fascisme s’est formé, de toute évidence, une conception trop étroitement historique et nationaliste du catholicisme. Le catholicisme est, à ses yeux, une religion italienne. Il éprouve, on le voit, quelque peine à comprendre l’universalité, la surnationalité de l’Église. C’est le péril césaro-papiste. La religion devient un instrument de l’État, et l’État s’en sert pour ses fins politiques. Ainsi, le catholicisme risque-t-il d’entrer dans la mystique fasciste, comme une partie intégrante, il est vrai, mais comme une partie, avec d’autres parties, dans un tout. Là est le germe des récents conflits entre le fascisme et le Saint-Siège, et il faudra beaucoup de tact, de part et d’autre, pour éviter que ces conflits ne se reproduisent.
Il serait peut-être injuste, je le crois, de ne voir dans l’attitude du fascisme à l’égard de la religion que du nationalisme. Il y a certainement autre chose, de plus profond. Le fascisme a compris qu’un État, pour être solide et durable, ne peut pas se désintéresser de la religion. Le fascisme s’est donné pour mission de faire l’éducation, non seulement politique, mais aussi morale, du peuple italien. Le voilà donc obligé d’avoir lui-même une morale. Celle-ci ne pouvait guère être que la morale chrétienne, avec, en appendice, une morale particulière pour l’État. En effet, sa conception de l’État, encore tout imprégnée d’immanentisme, ne peut pas être appelée une conception chrétienne : elle est même opposée à la conception chrétienne. Mais il y a la théorie, et il y a la pratique. Dans la pratique, il faut reconnaître à l’État fasciste qu’il accomplit un grand effort pour moraliser la vie nationale. Dans sa réaction contre l’État libéral et démocratique, il devait nécessairement abandonner le laïcisme de celui-ci. « La religion est l’opium du peuple », affichent partout les bolchevistes ; « la religion est le salut du peuple », proclament partout les fascistes.
La situation n’en reste pas moins délicate. La conciliation s’est faite entre l’Italie fasciste et le Saint-Siège, puis, après un inévitable et très grave conflit, la réconciliation. Mais, quand il s’agit de la conception de l’État, par exemple, et de l’éducation que l’État entend imposer à la jeunesse italienne, les principes demeurent opposés. La philosophie du fascisme et la philosophie du catholicisme sont, de ce point de vue, encore inconciliables. D’autre part, l’État italien, précisément parce qu’il a résolu la question romaine, précisément parce qu’il a signé le concordat, précisément parce qu’il a proclamé le catholicisme seule religion de l’État, ne peut laisser croire qu’il s’est entièrement subordonné à l’Église. Le Pape, de son côté, ne saurait laisser croire qu’il est devenu le chapelain du fascisme. Il est dans l’intérêt de la politique italienne comme de la politique pontificale, qu’il n’y ait pas d’intimité trop grande entre la cité du Vatican et le royaume, et que la distance morale qui les sépare, soit plus considérable que la distance kilométrique. Mais il est dans l’intérêt supérieur de l’État fasciste d’éviter qu’un conflit n’aboutisse à une rupture. Cette situation compliquée cause, et causera longt