L’Europe tragique
LA RÉVOLUTION MODERNE
LA FIN D’UN MONDE
par
Gonzague de REYNOLD
1935
PRÉFACE
Voici un livre écrit dans l’inquiétude et, parfois, l’angoisse. Car l’Europe est aujourd’hui tragique : de là le titre que j’ai choisi. Une révolution se termine, et son point de chute, au bas de la pente, marque la fin d’un monde : que sera le monde nouveau ? de là mon sous-titre. On a, sur des sujets analogues, écrit bien des essais. J’ai voulu faire plus : œuvre d’historien. Mais d’une manière singulièrement dangereuse : je tente d’esquisser l’histoire du contemporain. J’applique une méthode scientifique à mon inquiétude.
Il y a, semble-t-il, contradiction dans les termes. On ne fait pas l’histoire du contemporain, du jour, de l’heure. Le présent, en effet, nous échappe ; sans cesse, il se modifie sous nos yeux, comme une nébuleuse. Et nos yeux, devant la multitude des faits, comment arriveront-ils à distinguer ceux qui sont importants, historiques, de ceux qui ne le sont pas ? Puis, si l’on se propose de diagnostiquer l’avenir, n’est-ce point courir le risque, à chaque instant, de se tromper, ou le ridicule de vouloir jouer au prophète ? « Le désir, dit un proverbe allemand, est le père de la pensée. » Voici bien le péril, de prendre ce désir pour la réalité, de faire, même sans le vouloir, du subjectivisme historique.
Comment d’ailleurs être impartial, quand on est soi-même engagé dans la lutte, saisi par les évènements, atteint par leurs répercussions ? Le passé, c’est quelque chose qui s’est arrêté, fixé, une perspective où l’on peut tranquillement, savamment, poser chaque objet à sa place. Le contemporain : un flux qui vous emporte. On arrive à savoir d’où il vient : comment savoir où il va ?
Telles sont les objections que je me suis formulées, depuis longtemps, à moi-même. Cependant, on y peut répondre :
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Ce livre, qui est un essai de synthèse, est bien l’histoire du contemporain, mais il est tout autant l’histoire du passé. Comme on le sait, pour enseigner l’histoire ou la géographie dans les écoles, on part maintenant volontiers du lieu où l’on se trouve, et de l’histoire locale ; puis on élargit, en cercles concentriques. Je tente d’appliquer ici une méthode analogue. Je me fixe sur le présent pour envisager le passé ; j’étudie le présent en tension, comme on dit, avec le passé. Le présent nous donne, en effet, l’aboutissement de lignes de force dont le point de départ est en arrière. Ainsi, à chaque instant, à chaque point sensible du contemporain, nous verrons le passé apparaître comme « la raison des effets », pour citer Pascal.
Je savais depuis longtemps, je distingue aujourd’hui avec netteté, que le monde contemporain peut être compris, expliqué – d’une manière sans doute partielle, car quel esprit serait assez présomptueux pour s’estimer capable de saisir toute la complexité des choses ? – comme l’incarnation dans l’ordre des faits économiques, politiques ou sociaux, de quelques idées-forces dont l’origine remonte au XVIe siècle, et qui ont exercé à partir du XVIIIe une action déterminante, révolutionnaire. Ce sont les idées humanistes, « philosophiques », libérales. Leurs applications, leurs transformations, les contraires qu’elles ont engendrés, les résistances qu’elles ont rencontrées dans la société, dans l’homme lui-même, dans la nature des choses, les évènements qu’elles ont provoqués, tout cela constitue une révolution, la plus profonde peut-être que l’histoire de l’humanité ait jamais connue depuis le christianisme. Une révolution qui s’est étendue à tous les domaines, de la spéculation philosophique jusque dans notre manière de vivre, intime et quotidienne, à chacun de nous. Une révolution commencée, à la Renaissance dans les esprits, en 1789 dans les faits, et qui s’achève par la révolution en Russie et la crise économique. Une révolution qui est devenue maintenant la crise de la civilisation moderne tout entière. La révolution qui a détaché l’homme de son centre spirituel, pour faire de l’homme – individu ou collectivité – le centre de la vie et du monde. La seule et unique Révolution.
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Si donc j’ai écrit ce livre, et si je l’ai écrit ainsi, c’est que j’y étais porté par une angoisse qui est celle de tous nos contemporains. Car nous sentons tous, aujourd’hui, que la civilisation est menacée, ou du moins qu’elle se transforme avec autant de rapidité que de violence, par écroulements. Il ne s’agit peut-être que d’une civilisation, celle que nous appelons moderne, ou « bourgeoise », mais il s’agit peut-être de la civilisation. À côté du progrès, vient s’asseoir, voilée de noir comme le destin, la régression possible. Car la régression a, maintenant, autant de chances que le progrès.
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La régression possible : voilà bien le péril. Il faut avoir le courage de le regarder en face, le courage d’en prendre conscience. Si l’on m’accuse de pessimisme – bien peu, je pense, m’en accuseront – je répondrai qu’il est sage, qu’il est prudent, qu’il est viril d’être pessimiste dans la conception, pour mieux être, ensuite, avec plus de clairvoyance et d’énergie, optimiste dans l’action. Or, ce livre est, avant tout, un appel à l’action.
Car le problème qu’il pose, est vital. Il l’est pour chacun de nous, puisque chacune de nos vies s’y trouve engagée. Chacun de nous, en effet, vivra d’une vie accrue ou diminuée, fortifiée ou affaiblie, enrichie ou appauvrie, libre ou esclave – vie matérielle, mais surtout vie spirituelle – suivant la manière dont ce problème sera résolu. Or, tout est remis en question aujourd’hui ; toutes les solutions se révèlent possibles, même les plus inattendues, les plus insolites, les plus absurdes.
Ces solutions, quelles qu’elles soient, ne se feront guère attendre. Elles s’imposeront dans la mesure où les évènements s’affirmeront plus forts que les hommes Ou alors les hommes – des hommes – s’affirmeront, au contraire, assez forts pour dominer e : diriger les évènements. « Le fort fait ses évènements, écrit Alfred de Vigny dans son journal, le faible subit ceux que la destinée lui impose. » En définitive, l’histoire est faite par les hommes, et c’est l’intelligence humaine, mouvant la volonté humaine, qui crée, maintient, transforme la civilisation.
Voilà pourquoi le premier devoir de l’intelligence est de s’appliquer au monde contemporain, de s’essayer à y voir clair, de se demander d’où il vient et où il va, de ramasser, de trier, d’examiner les valeurs que ce monde nous présente en un tas disparate, de reconstituer une table des valeurs, puisque l’ancienne vient de se briser. Voilà pourquoi le premier devoir de la volonté, c’est de se mettre à reconstruire, c’est de réagir contre le « défaitisme » et la fatalité.
« Nous ne croyons pas à l’inconscient en histoire, écrit le grand philosophe de l’inconscient, Henri Bergson, dans ses Deux sources de la morale et de la religion, son dernier ouvrage. Les grands courants souterrains de la pensée, dont on a tant parlé, sont dus à ce que des masses d’hommes ont été entraînés par un ou plusieurs d’entre eux. Ceux-ci savaient ce qu’ils faisaient, mais n’en prévoyaient pas toutes les conséquences. » Les Réformateurs n’avaient pas prévu, ne pouvaient prévoir le protestantisme agnostique et libéral ; Rousseau n’avait pas prévu, ne pouvait prévoir le cours que la révolution française devait prendre, ni la démocratie contemporaine, ni les nationalismes, ni le bolchevisme. Nous non plus, ne saurions prévoir toutes les conséquences de nos pensées, de nos actes volontaires et réfléchis. Nous avons acquis néanmoins, depuis le XVIIIe, depuis le XVIe siècle, assez d’expérience en histoire, en politique, en philosophie ; nous avons acquis assez de sens critique, assez de science ; nous possédons des moyens de recherche assez perfectionnés et des points de comparaison en assez grand nombre, nous nous sommes rendus suffisamment maîtres des forces naturelles, pour que nous soyons, semble-t-il, en mesure de voir plus loin, de mieux prévoir, de mieux calculer la portée de nos pensées et de nos actes que nos devanciers. Au moins quelques-uns d’entre nous. Et c’est à ceux-ci de parler.
Mais l’homme, maître et dominateur de la nature, ne l’est pas encore de l’homme, et c’est de l’homme qu’il a peur aujourd’hui. L’homme n’a plus le sentiment de la fatalité, ni devant un raz de marée, ni devant un tremblement de terre, ni devant une peste ; il l’a encore devant les masses humaines, lorsque d’autres hommes, ce qu’il oublie, les ont mises en mouvement. Les grands bouleversements de l’histoire achèvent d’égarer les incertains, d’épouvanter les timides et d’écraser les faibles ; mais ils éclairent les intelligents, ils fortifient les forts, ils exaltent les grands caractères. Ils font surgir les hommes nécessaires, les chefs. Alors, l’intelligence et la volonté saisissent les leviers de commande, ou, pour changer d’image, sautent à cheval sur les évènements emportés, les maîtrisent avec l’éperon, la cravache et le mors. Ce que Bergson, dans le livre que je viens de citer, désigne par « l’appel du héros ». Certes, nous ne sommes point tous capables d’être des héros, des chefs ; mais nous sommes tous capables de trouver, de former, ou développer en nous au moins l’une de ces vertus qui font le héros et le chef. Question de caractère, mais aussi d’éducation, d’étude, et de science, et de culture. Question, surtout, de foi.
Emerson définit le héros : « Un homme immuablement concentré. » Il est vrai que l’agitation, la dispersion de la vie moderne est une ambiance singulièrement défavorable à la formation des héros.
Il est vrai aussi que, sur le cours immédiat des évènements, il est bien difficile d’exercer une action profonde. Au moins peut-on – et je paraphrase Montesquieu – dans ce cours, lancer des idées, des actes, des exemples qui, plus tard, exerceront leur influence.
Nous parlons d’idées. Ceux que l’on nomme aujourd’hui les intellectuels, les hommes de pensée, les éducateurs doivent, aujourd’hui, s’enfoncer cette conviction dans la tête : on ne joue pas impunément avec les idées. Depuis la Renaissance, mais surtout depuis le XVIIIe siècle, les idées ont envahi le monde. Ne confondons point d’ailleurs les idées avec la pensée. Les idées se multiplient dans la mesure où la pensée se fragmente et se décompose. Avant la guerre, on se figurait, au nom de la liberté de penser, de parler et d’écrire, que les idées pouvaient se développer impunément sur leur plan abstrait, comme si elles n’en descendaient jamais, comme si elles n’avaient jamais de conséquences morales et pratiques. Depuis, force fut de nous apercevoir qu’elles intéressent nos vies, même la vie de ceux qui leur sont le plus étrangers, de ceux que les idées ne préoccupent guère, ou qui les ignore : la vie du petit homme dans la rue, dans son café, dans sa boutique, la vie quotidienne, la vie matérielle.
Une idée, un système se conçoit et s’ordonne dans le cerveau d’un philosophe. L’idée, le système passe aux disciples qui le développent, l’exagèrent, le répandent. Les premières répercussions se font sentir dans le domaine, plus accessible déjà, de la littérature, ou des arts, dans la conception de l’homme, de la société, de l’histoire, de la morale. Les secondes répercussions se font sentir, plus fortement que les premières, dans la vie sociale, dans la politique, dans les mœurs, dans les institutions, dans le droit. Enfin, la vague vient déferler et mourir dans la vie économique, avec les débris des naufrages qu’elle a provoqués. Et c’est à quoi nous assistons aujourd’hui. Et c’est ce que ce livre voudrait démontrer.
Ainsi, comprenons-le bien, il suffit qu’au point de départ, une erreur se produise dans la conception de l’homme et de la vie, dans l’échelle des valeurs, pour qu’au point d’arrivée toute une civilisation s’écroule. La grande guerre, les révolutions qui l’ont suivie, la fameuse « crise » économique en sont la preuve par les faits. « Nos pères ont mangé des raisins verts, et nous avons les dents agacées », dit la Bible. Nous payons les erreurs, les imprudences, les illusions de nos pères et de nos grands-pères. Nous payons la note, et nous voilà ruinés.
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En publiant ce livre, dont je sens le premier toutes les imperfections et toutes les lacunes, j’obéis donc, avant tout, à un devoir intellectuel. Ma vision du monde contemporain, sans doute, est limitée. Mais serait-elle complètement fausse – j’en doute : je la crois vraie – que, s’il y avait dans ces pages dont je rédige la préface, quelques idées justes, quelques aperçus nouveaux, quelques réflexions utiles, j’aurais rempli ce devoir et je n’aurais, ni perdu mon temps, ni fait perdre complètement celui de mes lecteurs.
Voici d’ailleurs ce que le grand historien de la civilisation, le Bâlois Jacob Burckhardt, écrit dans l’introduction de son ouvrage sur la Renaissance en Italie : « Les contours spirituels d’une époque de grande civilisation présentent peut-être une image différente suivant les yeux qui la contemplent. S’il s’agit d’une civilisation qui exerce encore son influence sur la nôtre comme un modèle tout proche, il est inévitable qu’à chaque instant le jugement et les sentiments subjectifs interviennent, et chez l’historien, et chez le lecteur. Sur la vaste mer où nous nous risquons, il y a bien des directions et bien des routes ; aussi les mêmes études qui ont été entreprises pour ce travail pourraient-elles, sous la main d’un autre, non seulement être conduites et utilisées tout autrement, mais encore aboutir à des conclusions toutes différentes. »
J’expose donc les résultats, les conclusions de mes études, et ma façon de voir : je ne les impose pas.
Voilà près d’un quart de siècle que j’enseigne dans des universités, d’abord dans celle de Genève, qui est protestante et de langue française ; puis dans celle de Berne, qui est protestante et de langue allemande ; enfin dans celle de Fribourg, qui est catholique et internationale. Voici onze années que je suis entré dans une des grandes organisations de la Société des Nations, et sept que je préside l’Union catholique d’études internationales. Ce livre est le sommaire d’études et de lectures, mais surtout d’expériences personnelles et journalières. Les études et les lectures, c’est l’expérience du passé. Mais l’expérience du présent se fait par l’action, le contact avec les hommes, les conversations, les voyages, l’étude pratique de problèmes contemporains. Et ce n’est, en définitive, qu’une seule et même expérience.
On retrouvera dans les pages qui vont suivre, et presque à chacune de ces pages, la répétition voulue de certaines vérités et de certains faits, avec de constants retours en arrière. Ce sont les vérités que j’estime fondamentales et que je mets en évidence dès qu’une occasion s’offre de les montrer ; ce sont les faits essentiels qui dominent l’époque moderne et qui apparaissent sur des versants différents, suivant le point de vue où l’on se place ; quant aux retours en arrière, ce sont les lignes de force que je remonte pour les ramener à leur point de départ. Telle est ma méthode d’exposition.
Pour que cet ouvrage soit lisible et clair, je n’ai point voulu l’alourdir de notes et de références. Le lecteur s’apercevra que je dois beaucoup aux livres, aux travaux des autres. J’ai, en effet, beaucoup appris dans les livres et les travaux des autres, et je leur ai beaucoup emprunté. Les autres le reconnaîtront, et ils me pardonneront ces emprunts, ces plagiats presque, même si je n’ai pas toujours cité mes sources, car elles sont trop abondantes, débordantes plutôt. Mais la disposition est mienne.
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Au reste, la voici :
Ce livre est en trois parties :
Dans un chapitre préliminaire, je m’efforce d’ouvrir une vue toute générale sur le monde contemporain, de montrer, d’abord, que nous sommes au XXe siècle, ce que tout le monde sait chronologiquement, mais ce que beaucoup n’ont pas réalisé encore intellectuellement ; ensuite, que nous sommes en pleine révolution. Dans la première partie, j’étudie cette révolution, dont l’origine lointaine est l’humanisme, qui passe dans l’ordre des faits avec la révolution française, et s’achève, se brise avec la révolution russe et la crise économique. Dans la seconde, je m’arrête aux premiers symptômes de la contre-révolution, en Italie, en Allemagne. Dans la dernière, j’analyse le besoin d’unité qui tourmente le monde contemporain et je m’efforce de le ramener à son principe spirituel, ce qui est ma conclusion.
Je ne puis, en effet, conclure que sub specie æternitatis, non sub specie temporis. Un monde meurt, un autre naît, à moins que la régression finale ne commence. Dans le désordre contemporain, au milieu des antinomies qui nous déchirent, au fond de l’impasse où les erreurs nous ont engagés, tout est possible, encore une fois, même l’absurde. Et l’avenir est sur les genoux de Dieu.
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Un point fixe est nécessaire pour juger cette civilisation qui se décompose, ce monde en mouvement, cette révolution en devenir. C’est donc au sommet de mes principes, de ma philosophie, de ma foi catholiques, où je me place. Que si l’on me le reproche, je répondrai que cette foi, cette philosophie, ces principes en valent bien d’autres. Si je me plaçais au point de vue sociologique, ou kantien, ou bergsonien, ou même marxiste, on le trouverait tout naturel. Mais il paraît que, dès que l’on a une Weltanschauung catholique, on manque d’objectivité.
Je déclare que j’accepterai toutes les critiques, même les plus dures, sauf celle-là. Celle-là, en effet, je la refuse et repousse au nom même de l’intelligence et des fameux droits de la pensée.
J’ai donc une philosophie de l’histoire, et c’est celle de la Providence. Elle est la seule qui permette d’espérer et d’agir. Un de mes maîtres, Joseph de Maistre, n’a-t-il pas écrit : « L’homme doit agir comme s’il pouvait tout, se résigner comme s’il ne pouvait rien ? » Et ceci encore : « Si Dieu efface, c’est sans doute pour écrire. » Telles sont les deux sentences qu’à l’exemple des montagnards de mon pays, qui se plaisent à graver des paroles de sagesse au fronton de leurs chalets, j’inscris au fronton de ce livre.
Château de Cressier-sur-Morat, le 8 août 1933.
CHAPITRE PREMIER
VUE D’ENSEMBLE :
LES FAITS POSENT LE PROBLÈME
Sans pénétrer encore dans les profondeurs, en demeurant à la surface des faits et des idées, commençons par jeter un coup d’œil rapide sur le terrain couvert de ruines que nous avons devant nous. Affaire d’orientation.
Que lisons-nous sur cette carte de guerre ?
Nous sommes au XXe siècle : première zone.
Nous sommes en révolution : seconde zone.
Il faut mettre ce mot de révolution au pluriel : troisième zone.
I
Nous sommes au XXe siècle : c’est une évidence chronologique ; mais, pour la plupart de nos contemporains, ce n’est pas une évidence historique. Ni dans le domaine de la pensée, ni dans celui des faits, ni dans leurs idées politiques, économiques, sociales, ni dans leurs manières de vivre, la majorité des Européens n’a, je le crains, « réalisé » cela. Cette majorité pense et vit comme si elle était encore en plein XIXe siècle.
Chronologiquement, nous sommes entrés dans le XXe siècle au coup de minuit, premier janvier de l’an de grâce 1901. Historiquement, nous y sommes entrés à la déclaration de guerre, le premier août 1914.
Ce qui veut dire ceci : le XIXe siècle, en tant qu’il représente une forme de civilisation, s’est abîmé dans la guerre, et, sitôt la guerre finie, en novembre 1918, se sont ouvertes les portes obscures d’un monde nouveau.
Car le XIXe siècle appartenait à un monde que nous appelions, et que sans doute l’histoire continuera d’appeler le monde moderne. Ce monde avait débuté par la Renaissance et la Réforme, c’est-à-dire par une révolution contre le moyen âge. Ce monde se meurt, ce monde est mort. Que sera le nouveau ?
Nous ne savons pas encore ce qu’il sera. En revanche, nous savons ce qu’il ne sera point. C’est notre première et unique certitude, si l’on peut baptiser certitude une pure négation.
Il ne sera plus le monde moderne : l’histoire se chargera de lui trouver un autre nom. Il ne sera plus le XIXe siècle. Par conséquent, nous figurer que nous pourrons continuer de vivre dans ce monde nouveau, dans ce XXe siècle, avec les idées, les mœurs, les institutions du XIXe, c’est une illusion plus grande que celle de certains émigrés, lorsque, à la Restauration, ils rentrèrent en France sans avoir, dit-on, rien appris, ni rien oublié.
La révolution et les guerres de l’Empire avaient mis fin, sans aucun espoir de recommencement, à l’ancien régime : eux, les émigrés, certains émigrés, s’étaient imaginé que la Révolution et l’Empire n’étaient qu’un intermède, et que la tragédie classique allait reprendre, parce que le principal personnage, le roi, était momentanément rentré en scène. Nous rions, aujourd’hui, ou nous nous affligeons de cet aveuglement. Or, ils sont tout aussi aveugles, ceux qui se figurent encore que le XIXe siècle politique et social va continuer, qu’après une crise plus ou moins longue, le ‘axe siècle économique va se rétablir et que le XIXe siècle intellectuel va reprendre glorieusement ses voies.
Il n’est pas possible que des bouleversements aussi considérables que la guerre, la révolution russe, le fascisme italien, l’hitlérisme allemand, la crise économique, n’aient point changé l’atmosphère, modifié toute notre vie.
Le XIXe siècle ne continue que par la vitesse acquise. Chaque jour, cette vitesse diminue. Le XIXe siècle, c’est, par rapport au XXe, l’ancien régime.
La notion d’ancien régime est essentiellement mobile. Elle ne s’est pas collée définitivement au front de cette période qui va de la Renaissance à la révolution française. Je fais appel à M. de la Palisse : l’ancien régime est celui qui précède un régime nouveau, celui contre lequel réagit un régime nouveau, celui auquel des faits comme ceux que nous venons d’énumérer, substituent un régime, non seulement nouveau, mais contraire.
Donc, s’il est des gens qui méritent, aujourd’hui, d’être taxés de réactionnaires, ce sont bien ceux-là qui restent attachés, c’est le cas de le répéter, aveuglément, au libéralisme et au socialisme, ces frères ennemis, aux mythes de la prospérité, du progrès indéfini et de la bonté originelle, à la superstition de la science, en un mot, aux idées humanistes, à cette doctrine facile et plus ou moins cohérente, que le XIXe siècle avait hérité du XVIIIe, et qu’il s’était efforcé d’appliquer à la vie des nations, à la constitution des États, à l’éducation des peuples.
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Le symptôme le plus net, le plus apparent qui nous amène à diagnostiquer en toute sûreté ce changement de monde, c’est l’opposition entre les générations anciennes et les nouvelles.
Cette opposition n’a rien de fatal. Les générations diffèrent toujours, et c’est une vérité première, mais elles ne s’opposent point nécessairement. Au contraire, on les voit, le plus souvent, se continuer. Il y a continuité, par exemple, entre les quatre générations humanistes : celle d’Érasme, celle de Rabelais, celle de Ronsard, celle de Montaigne. Il y a continuité entre les quatre générations classiques : celle de Malherbe, celle de Balzac, celle de Corneille, celle dite de 1660. Il y a continuité entre les générations des « philosophes », en partant de Bayle et de Fontenelle pour aboutir à Condorcet et aux derniers idéologues. L’œuvre se poursuit en se développant : la course du flambeau. En temps normal, lorsqu’il ne se produit point de révolution profonde, les fils, les pères, les grands-pères chantent en chœur l’hymne spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes, nous serons ce que vous êtes. »
Il en va tout autrement, lorsqu’une révolution se prépare, s’annonce, éclate, lorsqu’il y a rupture entre deux mondes. Alors, on voit les générations s’opposer : les jeunes humanistes contre les vieux scolastiques ; contre les vieux classiques, les jeunes romantiques. Et c’est à ce phénomène que nous assistons aujourd’hui.
Il n’est d’ailleurs, on l’aura compris, point aussi simple que j’ai l’air de le dire. Il n’affecte pas directement les masses qui, à moins d’être soulevées par des chefs armés de formules, demeurent passives, évoluent avec lenteur. Les masses sont atteintes les dernières par les idées, lorsque celles-ci se répercutent dans la vie sociale et la vie économique. Les masses sont toujours d’hier ou d’avant-hier. Les idées se forment sur les hauteurs et descendent peu à peu dans les plaines. Mais, quand elles arrivent à s’étaler dans les plaines, les idées ne sont plus nouvelles, elles sont « reçues ». Or, quand elles sont reçues, elles sont généralement dépassées, elles n’ont généralement plus de substance.
L’opposition des générations nouvelles aux anciennes n’a rien de biologique. Ou presque rien. Les vieux libéraux, les vieux démocrates que la poussée des jeunes réduit à la défensive et à la retraite, s’en consolent en disant : « C’est tout naturel ; les fils ne sont jamais d’accord avec leurs pères ; quand ils seront vieux, ils penseront comme nous ; quand ils seront pères, à leur tour, ils verront leurs fils réagir contre eux. » Et ils invoquent le déterminisme, l’évolution, la psychanalyse. En réalité, ce phénomène est de l’ordre intellectuel, il est de la conscience. Les générations nouvelles paient aujourd’hui, et durement, les erreurs des générations anciennes. Ces erreurs ont jeté par terre un monde : les générations nouvelles, qui ont à le reconstruire, entendent le faire pour elles, et vivre dans leur maison.
Ce qu’il y a de biologique, peut-être, c’est que les jeunes ont une sensibilité plus aiguë que les vieux. Ils enregistrent plus vite les changements qui se préparent dans l’atmosphère. Fraîcheur et spontanéité, joie de vivre, désir d’être soi-même, besoin de se définir et pour cela de s’opposer, enthousiasme pour ce qui est nouveau, imagination, curiosité fébrile, goût du risque et de l’action. Oui, mais ne l’oublions pas : ce que les jeunes ont hérité du XIXe siècle, c’est un esprit critique et une sensibilité romantique ; l’un et l’autre se sont portés sur une vaste matière intellectuelle, livres, journaux, programmes d’enseignement. De là une habitude : remonter du fait à l’idée génératrice du fait, ne plus chercher le comment, mais le pourquoi. L’éducation libérale et démocratique, dont il serait injuste de ne pas sous-entendre ici les bienfaits, a gavé la jeunesse de notions et d’idées ; mais, sous prétexte d’objectivité, de laïcité, de libre choix, elle ne lui a point donné de doctrine. C’était une école de scepticisme : or, la jeunesse répugne au scepticisme, et ce scepticisme s’est retourné contre le régime et ses idées. La jeunesse est devenue inquiète, insatisfaite. Elle s’est détachée peu à peu du monde où elle vivait, elle est allée chercher une foi ailleurs ; elle a regardé vers le passé et vers l’avenir. Le régime avait substitué aux valeurs intellectuelles, scientifiques, des valeurs purement matérielles, celles de l’économie et de la technique. Et la jeunesse, de plus en plus inquiète, de plus en plus insatisfaite, a commencé de se révolter. L’esprit révolutionnaire est alors né.
La jeunesse a constaté, parce qu’elle en souffrait, l’immense gaspillage d’idées, de forces, de valeurs, d’argent, de choses, qui est le signe le plus visible de la décadence libérale. Elle a constaté que ce qui, au début, apparaissait un idéal, était devenu un système, un mécanisme. Elle a constaté enfin que de ce mécanisme, de ce système, elle était exclue. Elle a cherché sa place ailleurs. D’où cette réaction violente contre les anciennes générations, le règne des barbes « barbant », synonyme d’ennuyeux – la gérontocratie. D’où cette double aspiration vers des réformes fondamentales, vers un monde nouveau, et vers l’ordre, aspiration provoquée elle-même par une admiration déçue. – Car le premier mouvement de la jeunesse est d’admirer le monde dans lequel elle a ouvert les yeux. La jeunesse assiste à une faillite : elle exige le bénéfice d’inventaire.
Mais qu’entendre par générations nouvelles ? Où commencent-elles, où finissent-elles ? Leur appartient-on uniquement de par le témoignage d’un acte de naissance ? Non. Il est des vieux, même des morts, dans ces générations nouvelles : les maîtres, les précurseurs, ceux qui ont prévu la faillite, dénoncé les erreurs, retrouvé, défendu les vérités ; ceux qui ont parlé par-dessus leur temps, que leur temps n’a point entendus, mais qui, défunts, parlent encore, car leur voix a traversé la zone de silence. Il y a ceux qui furent longtemps des isolés et qui se voient, aujourd’hui, entourés de disciples. Il y a tous ceux, nombreux parmi les artistes ou les hommes de pensée, qui ont gardé la jeunesse de l’esprit. En revanche, beaucoup de jeunes, la majorité parfois, n’appartiennent pas aux générations nouvelles, soit à cause de leur indifférence politique, soit à cause de leur incuriosité d’esprit, soit parce qu’ils sont des suiveurs, des hésitants, des opportunistes. Il existe encore une jeunesse inscrite aux vieux partis : mais, dans ces vieux partis, je découvre des oppositions, souvent irréductibles, entre les jeunes et les anciens ; j’observe que la manière d’être démocrate, ou libéral, ou socialiste, n’est plus la même suivant les générations : les luttes internes sont aussi violentes que les luttes externes, elles ont la même signification.
Quelles sont maintenant ces générations nouvelles ? J’en distingue trois, et j’emprunte, en la développant, cette distinction à M. Günther Gründel que j’aurai souvent à citer au cours de ce livre : celle du front, celle de la guerre, celle de l’après-guerre.
Celle du front, les jeunes gens qui furent mobilisés successivement de 1914 à 1918. Ces jeunes gens sont nés entre 1880 et 1900. Avant la guerre, ils révèlent déjà un autre état d’esprit que celui de leurs aînés : ils ne sont déjà plus XIXe siècle, ni surtout « fin de siècle » ; le monde nouveau s’inaugure intellectuellement avec eux. Génération tragique : lorsque, la guerre finie, ces jeunes hommes rentrent dans leurs foyers, ils retrouvent des pays fatigués, désorganisés, las de la lutte et de l’héroïsme. Ceux qui, dans leurs livres, dans leurs journaux, dans leurs discours, n’avaient cessé de les célébrer comme des héros, se refusent à leur faire place. La place est prise dans la vie économique, dans la vie politique. Or, l’expérience de la guerre, cette jeunesse aurait voulu la traduire en acte. Mais elle se heurte aux vieux qui détiennent le pouvoir, tous les pouvoirs. Cette génération meurtrie, mutilée, qui n’avait donc plus le nombre pour elle, il lui fut impossible de s’imposer aux régimes démocratiques et capitalistes. Son tempérament guerrier se mua en tempérament révolutionnaire. Elle alla aux extrêmes : communisme ou nationalisme. La combinaison des éléments socialistes et des éléments nationaux s’opéra en elle. N’oublions pas que Mussolini et Hitler appartiennent à cette génération du front, bien plus : qu’ils la symbolisent.
La génération de la guerre est formée des jeunes gens nés entre 1900 et 1910. Je la nomme ainsi parce que son enfance, son adolescence, elle les passe dans l’atmosphère de la guerre. Sa conscience s’est éveillée dans ce fait de la guerre, sa conscience affective – enthousiasmes et angoisses, fêtes et deuils, restrictions, misères, études interrompues, vacances prolongées, voilà ce qu’elle doit vivre. Il en résulte un déséquilibre nerveux et mental, une débilité physique dont beaucoup seront victimes. Cette génération se déracine des traditions familiales et nationales. Tout de suite, il faut qu’elle se débrouille, qu’elle gagne sa vie. Elle est donc individualiste, pratique, avec une assez forte tendance anti-intellectuelle ; elle est habituée à l’action plus qu’à la pensée ; elle est dure, peu sentimentale, ou du moins ne se livrant pas, nouvelle dans un monde nouveau. Mûris précocement par les épreuves, sachant qu’ils n’ont à compter que sur eux-mêmes, ceux qui auront résisté physiquement et moralement, seront préparés à devenir des chefs. C’est la génération qui part de zéro, la première génération du XXe siècle.
La troisième, celle de l’après-guerre, vient au monde entre 1910 et 1920. Elle est adaptée. Pour elle, la guerre est déjà lointaine, le XIXe siècle, abstrait. Elle n’en a reçu nulle empreinte. Elle n’en a vu, ni la fin chronologique, comme la génération du front, ni la fin matérielle et morale, comme celle de la guerre. Il lui manque l’expérience ; en revanche, elle révèle, plus que la précédente, tout en demeurant aussi libre, aussi réaliste, et le goût des idées, des problèmes, et des aspirations spirituelles. Les deux générations antérieures, au milieu des écroulements à quoi elles avaient assisté, s’étaient raccrochées aux seules valeurs qui leur étaient tangibles et leur paraissaient durables : les valeurs économiques et techniques. Celle-ci se hausse déjà aux étages supérieurs. Elle possède un début de tradition. Sa santé physique et morale est meilleure, son nombre, plus grand. C’est elle, en vérité, qui est l’avenir, qui est le monde nouveau.
Cette troisième génération ne comprend guère la première, mais elle comprend la seconde dont elle est toute proche. Et la seconde comprend les deux autres. C’est donc bien celle-ci qui forme le centre d’équilibre, dans l’ensemble des générations nouvelles.
Dans les pays demeurés neutres durant la guerre, l’évolution est différente, ou plutôt est ralentie. Les répercussions de la guerre furent d’ordre économique et moral. Au début, il y eut, comme partout, un élan de patriotisme, un renouveau du sentiment national, une poussée de nationalisme. Puis vint, pour ces armées sans ennemi qu’étaient, par exemple, l’armée suisse ou l’armée hollandaise, la longue attente, arme au pied, l’ennui, la lassitude. L’action des propagandes étrangères divisa, émietta les esprits, les rejeta dans l’incertitude et le scepticisme. Beaucoup se réfugièrent dans les utopies humanitaires. L’internationalisme d’après la guerre, la Société des Nations soulevèrent une vague d’enthousiasme et surtout d’espoir. Mais l’esprit révolutionnaire fit son travail souterrain. Aujourd’hui, c’est de nouveau, semble-t-il, à un réveil national que nous assistons.
Les pays neutres, qui sont tous de petits pays ou des pays secondaires – je ne fais allusion qu’à leur étendue géographique et au chiffre de la population – ne seront pas les créateurs du monde nouveau. Cette mission est réservée aux pays de la guerre. C’est, du point de vue où je me place en ce moment, pour les pays neutres, une infériorité, un « handicap », que n’avoir point fait cette sanglante, mais rénovatrice expérience. Les pays neutres n’ont pas souffert comme les autres, mais ils souffriront : c’est à ce moment qu’ils seront en mesure de rattraper les autres. Pour l’heure, ils sont encore empêtrés dans le XIXe siècle, et ils n’en sortent que grâce à l’influence exercée progressivement, à distance, par les grands évènements dont ils sont, non les acteurs, mais les spectateurs.
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Générations nouvelles : on voit se former un type qui n’est pas seulement de l’esprit, mais aussi du corps. Un type anthropologique. On le rencontre aussi bien à Moscou qu’à Paris, à Rome qu’à Berlin, aux États-Unis qu’en Suisse. Regardez-le bien : jeune gaillard rasé, sans chapeau, sans veston, costaud dans sa chemise de couleur, au regard droit et dur, qui passe à toute vitesse et à tout bruit, dans son automobile ou sur sa motocyclette, à travers la foule. Il sait ce qu’il se veut : être le maître de la vie. Il se sent fort. Le monde lui appartient, ou va lui appartenir. Il le prendra par la violence, s’il le faut. Le passé, pour lui, n’existe plus guère : ce n’est point en arrière qu’il regardera. Il est peut-être communiste ; mais, s’il fait une contre-révolution, soyez sûr que cela ne sera jamais en faveur d’un ancien régime. Surtout pas en faveur de l’ancien régime bourgeois. Il a des idées arrêtées ; il en a peu, mais il les appliquera, sans tolérer que le scepticisme ou l’esprit critique s’exercent sur elles. Il s’intéresse d’ailleurs davantage à la technique, à la mécanique, aux moteurs qu’aux idées : aussi bien se sent-il lui-même un moteur. Il y a en lui quelque chose du soldat, quelque chose de l’ouvrier qualifié, quelque chose du sportsman, quelque chose de l’acteur de cinéma. Mélange de citoyen romain et de citoyen américain, de prolétaire et d’aristocrate. Ni scrupules, ni préjugés. Une sensibilité dissimulée, un mysticisme caché sous un masque de réalisme. Fait pour détruire, fait pour construire, suivant comme on le prendra. Inaccessible à tout ce que les générations anciennes ont cru, aimé, cherché : des bobards ! Prêt à leur casser la figure, si elles s’avisent de lui bourrer le crâne. Et différent d’elles physiquement.
II
Nous sommes en révolution.
Tout le monde est, je crois, d’accord pour donner à cette affirmation la valeur d’un axiome, d’une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée.
Mais quelle révolution ? Ce livre s’efforcera de répondre. Pour l’instant, ce qui frappe les observateurs superficiels des évènements, c’est la correspondance de ce temps avec celui de la révolution française, la correspondance de la période où nous sommes depuis 1914, avec celle où nos ancêtres se sont trouvés de 1789 à 1815. Au point que tout ce qui nous arrive aujourd’hui nous semble la suite, la conséquence, la conclusion de ce qui leur est arrivé jadis, ou plutôt naguères. Nous serions donc à la fin d’une seule et même révolution.
Survolons rapidement cet ensemble de faits :
De 1789 à 1815, il n’y avait en présence que l’ancien régime et le nouveau, la révolution et la contre-révolution, la France et l’Europe. Entre ces deux blocs, point d’intermédiaires, puisque l’Angleterre s’était mise à la tête de la coalition contre la France, quand elle aurait déjà pu faire figure de puissance libérale. En effet, ses institutions parlementaires, son esprit à la fois aristocratique et bourgeois, son évolution économique enfin, la plaçaient entre la démocratie française d’une part, et, de l’autre, ce composé d’absolutisme moderne et de féodalité médiévale dont était formé le reste de l’Europe.
En plus, le conflit était limité à l’Europe. Les répercussions qu’il eut en Égypte, en Turquie, dans l’Amérique du Nord, aux colonies, furent épisodiques et n’exercèrent aucune influence décisive sur les évènements.
Ensuite, les armées mises en présence représentaient bien peu d’hommes et de matériel, comparées aux millions de mobilisés qu’on lança les uns contre les autres de 1914 à 1918, et aux dépenses formidables qu’exigèrent leur armement et leur ravitaillement.
Soulignons une différence : durant la guerre de 1914-1918, la France et l’Angleterre mettent en ligne presque toutes leurs forces coloniales, exotiques ; ce n’est point l’Angleterre qui intervient, mais tout l’Empire britannique. Ajoutez à cela l’entrée en scène de la Turquie, du Japon, d’États ibéro-américains. La guerre ainsi devient « mondiale », et ce nom lui est resté. Le fait est d’immense portée : il élargit au globe entier la révolution.
La révolution et l’Empire ne furent qu’une seule et même guerre. Elle dura de 1792 à 1815, avec une interruption de quelques mois, entre 1802 et 1803. Cette guerre fut le véhicule de la révolution, un effet, une nécessité intérieure de celle-ci. Mais, du point de vue politique et militaire, elle est la suite d’autres guerres : elle a son origine dans la rivalité entre la maison de France et la maison de Habsbourg, et cela nous ramène à François Ier, à Charles VIII, pour ne pas remonter plus haut. Et la guerre de 1914 a pour origine les guerres de la révolution et de l’Empire. Longue chaîne aux multiples anneaux, qui traverse toute l’époque moderne. Conflit pour la primauté en Europe entre la France et l’Allemagne, entre le royaume et le Reich, conflit dont le foyer est une question de limites : le Rhin. Mais, à partie du XVIIe siècle, du XVIIIe surtout, un autre foyer se forme, cette fois-ci à l’est : la question de cet Orient où la maison d’Autriche, le Reich, se heurte à la Russie pour la primauté. La coordination de ces deux foyers, question du Rhin, question d’Orient, est la cause diplomatique et militaire de la guerre mondiale. Ces deux foyers sont-ils éteints ?
La guerre est le caractère, la maladie de l’Europe moderne, le symptôme de son activisme, de son instabilité, de son inquiétude. L’Europe moderne brûle son sang, ses forces, ses idées, avec une rapidité extrême. Entre 1815 et 1914, le XIXe siècle fut relativement tranquille. Mais, pour ne citer que ces deux exemples, le XVIIIe siècle, de 1700 à 1800, ne connut guère plus de vingt-deux années de paix. Louis XIV, qui régna soixante-douze ans, vécut quarante-six années de guerres. C’étaient guerres de princes. À partir de la révolution, à cause de la révolution, nous avons des guerres de peuples, de nations armées, et des guerres d’idées. Ce sont celles-là qui font le plus de victimes, et qui sont les plus ruineuses. Sous ce rapport, la révolution inaugure, non un progrès, mais une décadence dont le terme est le long processus d’épuisement où nous sommes tombés.
L’intrusion des idéologies dans la politique est donc un phénomène récent. Il démontre que les idées, même les plus abstraites, ne demeurent pas éternellement suspendues dans la stratosphère, mais tendent à descendre dans l’atmosphère, soit qu’elles s’y précipitent d’elles-mêmes pour déterminer les faits, soit qu’on les y attire pour provoquer ou justifier les faits. On découvre dans toute idéologie une aspiration à la paix et un esprit de guerre. Le but, le rêve de l’idéologie est de construire un monde parfait, d’instaurer le règne de la justice, de la fraternité, du bonheur. Mais, comme il faut pour cela commencer par détruire un vieux monde imparfait, la guerre, politique ou sociale, s’impose ; elle est une croisade ; elle sera la dernière : c’est la lutte finale, et la paix perpétuelle s’étendra sur tout le genre humain.
Le besoin d’organiser la paix européenne est encore un caractère du monde moderne. Il s’exprime de deux manières : l’équilibre entre les nations ou la Société des Nations. L’esprit individualiste et laïque inspire la première, l’esprit universaliste et religieux, la seconde. La première vient de la Renaissance, la seconde, du moyen âge catholique. Laissons de côté le « grand dessein » d’Henri IV et de Sully, aussi bien en a-t-on exagéré l’importance. Mais les traités de Westphalie, au XVIIe siècle, et les systèmes du XIXe : Triple alliance, Triple entente, relèvent de la première manière et du premier esprit, tandis que la Sainte-Alliance et la Société des Nations relèvent de la seconde manière, du second esprit. Le laïcisme apparent de la Société des Nations ne doit pas nous tromper : l’idée est religieuse, chrétienne. L’idée de la Sainte-Alliance est mystique et romantique : le romantisme, durant la première période, fut une renaissance de l’idée chrétienne et catholique. La Sainte-Alliance eut d’ailleurs un avantage que la Société des Nations ne possède pas : elle s’appuyait sur un principe d’autorité, le principe de la légitimité monarchique.
Les guerres de l’ancien régime n’ont rien de nationaliste. Elles n’intéressaient que les princes, les diplomates, les armées ; elles n’intéressaient guère les peuples : ils les considéraient comme des fléaux périodiques, analogues à l’incendie, à la grêle, aux inondations, à tout ce qui ruine le paysan, mais à quoi il faut bien qu’il se résigne, en priant Dieu : a peste, fame et bello libera nos Domine. Ces guerres éprouvaient moins les gens des villes. Elles n’interrompaient, ni la vie sociale, qu’elles favorisaient parfois, ni les relations entre belligérants, ni les rapports de civilisation. Le nationalisme est encore un produit de la révolution française, la France étant alors le seul type achevé, conscient, supérieur, de la nation dans l’Europe de l’ancien régime. Le sentiment de la supériorité française, l’idéologie conquérante, le patriotisme menacé, la haine des tyrans étrangers, la nation armée furent les éléments constitutifs de ce nationalisme : il trouva son expression dans la Marseillaise. Les émigrés, c’est-à-dire l’élite de la société française, étaient seuls à conserver l’esprit européen : on le reprochait encore à leurs descendants, à la « droite », après la guerre de 1870. Le mariage entre l’idée nationaliste et le principe monarchiste n’est, en France, qu’une mésalliance : la femme est une jacobine, une girondine plutôt.
Les guerres de l’ancien régime n’avaient non plus rien de social. La guerre sociale est encore un « bienfait » de la révolution. Elle est liée à la guerre nationaliste. Quand une nation s’arme tout entière, quand elle se soulève, elle entend défendre avant tout des revendications populaires ; ou celles-ci sont acquises, et l’on ne permettra point à des aristocrates, à des rois étrangers d’y porter atteinte ; ou elles ne le sont pas encore, mais on en fera le prix du sang que l’on est résolu de verser. La jonction de l’idée socialiste et de l’idée nationaliste s’annonce dès 1792. Toute guerre conduite avec le système de la nation armée, suit une révolution sociale ou aboutit à une révolution sociale.
À partir de 1789, nous assistons à la première phase de la lutte des classes. Mais c’était la bourgeoisie contre la noblesse, les paysans contre la féodalité. On s’attaquait, non à la propriété, mais aux privilèges. Quant aux artisans, aux ouvriers, à ceux que nous appelons aujourd’hui les prolétaires, ils n’avaient pas encore conscience de classe, ils n’étaient pas encore organisés, ils ne représentaient pas les masses formidables qu’ils représentent aujourd’hui. Mais ces masses se formaient en France, en Angleterre surtout.
De 1789 à 1815, il y eut déjà guerre économique. La forme la plus aiguë qu’elle prit, fut celle du blocus continental. Le but de Napoléon était de paralyser le commerce et l’industrie de l’Angleterre, de manière à provoquer une crise, des troubles sociaux, si possible la révolution. On sait combien il se trompa. L’Angleterre avait déjà fait sa révolution en deux étapes, au XVIIe siècle. Elle dominait les mers, et le blocus continental fut loin d’être hermétique. Il arriva que la France fut la première à souffrir du blocus, ce qui augmenta le mécontentement de la population contre le régime. La différence entre le blocus continental et celui qui affama, de 1914 à 1918, les empires centraux, les contraignit à cesser la guerre, est donc celle-ci : le premier était dirigé du continent, contre une puissance qui avait gardé la maîtrise des mers et son empire colonial ; le second était dirigé de la mer, contre une puissance continentale qui avait perdu la maîtrise des mers et ses colonies. Le premier devait échouer, le second devait réussir.
Autre analogie entre les deux époques : la crise économique et financière. La révolution française, qui avait hérité de la monarchie un budget en déséquilibre et le déficit chronique, connut la banqueroute déguisée sous le nom d’inflation et dut recourir à la planche aux assignats. Mais la France avait encore tant de ressources que, sitôt l’ordre revenu, elle fut en mesure de dominer une crise qui ne l’avait point empêchée de faire la guerre à l’Europe : c’était d’ailleurs un moyen de se rétablir aux dépens de celle-ci. Sous la guerre idéologique, sous la guerre politique, on découvre donc la guerre économique. Mais la courbe, partie de zéro, après être momentanément remontée, ne tarda point à redescendre, pas aussi bas toutefois. La France, l’Angleterre, toute l’Europe n’en sortirent pas moins épuisées de ces guerres, et les effets de cet épuisement seront encore perceptibles, en Suisse, par exemple, jusques au-delà de 1830.
Ce qui rendait alors la crise moins redoutable qu’aujourd’hui, ce sont les raisons suivantes : l’Europe était encore agricole, en très grande majorité ; les peuples dépendaient beaucoup moins qu’aujourd’hui les uns des autres ; ils pouvaient beaucoup mieux se suffire à eux-mêmes. La grande industrie et le machinisme s’inauguraient à peine. Enfin, l’Europe, continent producteur, n’avait autour d’elle que des continents consommateurs : il n’y eut donc, ni crise de débouchés, ni crise de surproduction. Toutes les circonstances se trouvaient favorables à un relèvement rapide, à l’entrée dans une nouvelle ère de prospérité.
Ce qui nous tue, aujourd’hui : la grande industrie, la machine, la surproduction, le crédit, était alors l’instrument, le gage de la prospérité. Si, comme aujourd’hui, on assiste alors à une crise de structure, c’est dans le sens d’un progrès, non d’une décadence. Le changement de la structure économique fit, certes, des victimes : les corporations, l’artisanat. Mais le passage de l’atelier à la fabrique, par la manufacture, conduit à la civilisation capitaliste et bourgeoise. Tel est le grand résultat de la révolution française.
Si, enfin, nous nous plaçons au point de vue intellectuel, la confusion des idées commence. Mais le fonds commun de la civilisation européenne : la culture classique, n’est pas encore épuisée ; l’esprit chrétien va même connaître une renaissance. Cependant, le romantisme pousse dans le sens de la fragmentation, il pousse aux cultures nationales, il manque d’universalité. L’universalité que possédaient encore le classicisme et l’idéologie, va passer, par la voie de cette dernière, à la science : le scientisme qui déjà s’annonce, est le point de suture entre la science et l’idéologie. Le conflit se déroule alors entre le classicisme dégénéré, les idéologies du XVIIIe siècle, et le premier romantisme, contre-révolutionnaire et chrétien.
Il va sans dire que nous avons beaucoup simplifié, mais ce sont bien les lignes essentielles. Ce qui nous permet de nous résumer ainsi :
Le conflit européen provoqué par la révolution française, est, en premier lieu, à ses origines, un conflit d’idées ; il est en second lieu un conflit politique, une suite de traités et de guerres ; son aspect social n’apparaît qu’au troisième plan, son aspect économique ne se révèle qu’au dernier.
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Aujourd’hui, depuis 1914, il n’en est plus de même.
Ce qui est au premier plan, ce qui conditionne tous les autres, c’est le problème économique. La guerre elle-même avait fini par être plus économique, en réalité, que militaire. Et la crise la plus visible, la crise que nous traversons, est de l’ordre économique.
Ce qui est au second plan, c’est le conflit social. Ce conflit fut latent au cours de tout le XIXe siècle, mais les conséquences économiques de la guerre l’ont fait éclater.
En regard du problème économique et du problème social, le problème politique n’est plus que subordonné. Il est descendu au troisième plan. Les faits d’ordre politique nous apparaissent, aujourd’hui, comme de simples conséquences, tandis qu’il y a un siècle, ils semblaient encore déterminer les faits d’ordre économique et social.
Quant aux idées, nous n’avons guère à enregistrer que leur actuelle anarchie. Dans un monde sans principes, qui ne se laisse plus influencer, ni par la raison, ni par le sens commun, où l’on assiste à une véritable crise de l’intelligence, les idées comme telles n’agissent plus guère. Elles n’ont conservé de pouvoir que si elles expriment, en formules frappantes – d’autant plus pauvres en contenu intellectuel – des sentiments, des besoins, des instincts collectifs.
La conclusion de cette rapide comparaison sera donc double :
Toutes les forces qui agissaient déjà au début de la révolution dans laquelle nous sommes encore, c’est-à-dire de 1789 à 1815, se retrouvent aujourd’hui, mais avec une puissance bien plus considérable, sauf la force des idées qui semble, au contraire, en diminution constante.
L’ordre dans lequel agissent ces forces est renversé. Ce qui prouve que nous avons perdu en idéalisme et gagné en matérialisme. Ce qui prouve aussi que la volonté des hommes a lâché la conduite des évènements, et que nous nous trouvons en présence de forces élémentaires et quasi naturelles. La catastrophe de 1789 était de l’ordre humain, celle de 1914 semble à beaucoup, d’ailleurs à tort, de l’ordre cosmique.
Nous sommes donc bien en révolution, nous sommes au paroxysme d’une révolution, mais nous touchons à la fin de cette révolution. Elle se fragmente, elle s’enlise dans le matérialisme, elle se dévore soi-même. En 1789, en 1815, durant les trois quarts du XIXe siècle, elle apparaissait comme un progrès ; aujourd’hui, sa faillite a déchaîné de telles forces élémentaires, que nous nous voyons sous la menace de la régression.
Mais qu’est-ce, en définitive, que cette révolution ? Quelles sont ses origines ? Pourquoi, comment touche-t-elle à sa fin ? Pouvons-nous distinguer les linéaments du monde nouveau où nous entrons ? Et que signifie d’ailleurs, puisqu’il faut définir les mots, le mot de révolution ?
III
Mettons, provisoirement, ce mot de révolution au pluriel.
La révolution, celle qui a débuté en France en 1789, pour s’achever par la guerre de 1914, la révolution russe et la crise économique, a suivi sa pente ; au bas, elle s’est brisée, fragmentée. Chacun de ses fragments est une révolution partielle, particulière.
La différence entre la situation de l’Europe de 1789 à 1815, et la situation de l’Europe à partir de 1914, se résume de cette manière : au lieu d’avoir une révolution et une contre-révolution, nous avons une série de révolutions et de contre-révolutions.
De 1914 à 1933, dix-neuf ans se sont écoulés. Assez d’espace, assez de recul pour nous permettre de fixer les étapes par lesquelles nous sommes passés avant d’arriver au point où nous nous trouvons à cette heure.
La première étape, c’est, naturellement, la guerre. À ce moment-là, la situation est simple : il y a deux partis, deux coalitions en présence ; il s’agit de vaincre ; on est sous le régime de la force, la force mise au service de la stratégie, dirigée elle-même par la politique.
Mais cette guerre, parce qu’elle est une guerre de nations armées, prend tout de suite le caractère idéologique et social d’une révolution.
Nous avons en présence, de 1914 à 1918, trois tentatives d’impérialisme révolutionnaire. Nous entendons par « impérialisme révolutionnaire » cette volonté de puissance qui vise à imposer par la force à l’Europe et au monde, une organisation de la vie au nom d’une idéologie, à refaire l’unité de l’Europe et du monde sous une suprématie, que celle-ci soit d’ordre politique, d’ordre social ou d’ordre économique.
Il y eut la tentative du germanisme. Mais dans le germanisme nous découvrons une Weltanschauung qui se ramène à une idée essentiellement aristocratique : la supériorité d’une race. Cette idée s’affirme dans la théorie de la Kultur, dynamique et créatrice, opposée à la civilisation, statique et conservatrice.
Il y eut la tentative des puissances alliées. Ce fut une révolution libérale et démocratique, dont le but était d’achever la révolution française, d’abord en abattant les dernières puissances « réactionnaires », puis en instaurant une organisation internationale, animée elle-même, et par l’idéologie rationnelle de la bourgeoisie française, et par l’idéalisme sentimental du protestantisme anglo-saxon.
Il y eut, en troisième lieu, le bolchevisme russe. C’était la révolution sociale achevant la révolution politique, la révolution prolétarienne se dressant contre la révolution bourgeoise pour arracher à celle-ci sa victoire, sur les ruines mêmes des trois empires qui représentaient, disait-on, les dernières formes, les formes modernisées, de la féodalité.
On se trompait d’ailleurs : les trois empires, celui de Guillaume II, celui de François-Joseph, celui du tzar, représentaient, non la survivance de la féodalité, mais la modernisation de l’absolutisme éclairé tel qu’il s’était défini, établi au XVIIIe siècle, avec Frédéric-le-Grand, Joseph II, Catherine. Compromis de cet absolutisme avec l’idée libérale, les formes démocratiques et parlementaires, d’une part, et de l’autre, avec les restes décoratifs d’une féodalité traditionnelle. Ce monde est mort. Des restaurations se produiront-elles ? C’est possible, et je le souhaite. Mais elles ne seront durables que si les anciennes dynasties consentent à s’intégrer dans des États nouveaux comme des éléments d’unité nationale et de continuité historique.
Le 25 octobre 1922, les « chemises noires » marchèrent sur Rome et le fascisme inaugura son règne en Italie. La quatrième révolution commençait, dirigée à la fois contre le bolchévisme et contre la démocratie libérale. Son caractère est d’intégrer l’idée socialiste dans l’idée nationaliste, de dégager des formes usées de la démocratie le potentiel populaire, de fonder un État nouveau, corporatif à la base et dictatorial au sommet. Ce que le fascisme avait fait en Italie, d’autres le tentèrent ailleurs : en Espagne, et ce fut un échec, en Portugal, et ce fut un succès. Ailleurs encore, on vit s’installer des dictatures ou des semi-dictatures. L’expérience fasciste, au début, semblait n’avoir et ne voulait avoir qu’une portée nationale : ses auteurs la définissaient eux-mêmes un phénomène purement italien. Avec l’accession au pouvoir du national-socialiste allemand, au mois de mars de cette année 1933, elle acquiert à son tour une portée universelle. Il semble que le monde nouveau ait enfin trouvé sa forme sociale et politique, il semble qu’un nouvel absolutisme commence.
Cependant, dès l’année 1929, au-delà de l’Océan, le plus prospère et le plus puissant des empires – on ne saurait lui donner un autre nom – tombait dans une crise économique si forte, et déjà si longue, qu’elle équivaut, elle aussi, à une révolution. Les États-Unis étaient un monde fondé sur une base économique, avec, pour idéal, la prospérité. Ils avaient réalisé la démocratie et le libéralisme. Depuis la guerre, ils dominaient l’Europe, et l’Europe, éblouie, admirait, imitait cette civilisation américaine dont le prestige s’exerçait aussi bien sur l’Allemagne de Weimar que sur la Russie de Moscou.
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Nous écrivons donc le mot de révolution au pluriel.
Qu’est-ce à dire ? Que nous voici revenus à la diversité des régimes.
La diversité des régimes est la réfutation par les faits de toute idéologie tendant à concevoir un homme en soi et un modèle abstrait de société parfaite, applicable à tous les pays, quels qu’ils soient, où qu’ils se trouvent. C’est le triomphe du relativisme politique. C’est, comme aurait dit M. Berdiaev, l’entrée dans un nouveau moyen âge.
Mais avec cette différence fondamentale :
Le moyen âge pouvait se payer le luxe de toutes les diversités, car il possédait l’unité suprême : l’unité de foi. Un principe supérieur à la politique, un principe religieux opérait la synthèse.
À partir de la Renaissance, mais surtout à partir du XVIIIe siècle, on chercha le principe d’unité politique, non point au-dessus de l’homme, mais dans l’homme. D’où l’idéal libéral, puis démocratique, du siècle dernier ; idéal situé sur le plan, non plus religieux, mais rationnel et sentimental à la fois.
Maintenant, après la carence successive de ces deux principes, nous en sommes réduits à en chercher un troisième dans la société nationale, la société organisée en État. C’est l’absorption de l’homme par la société, de la société par l’État.
Mais l’État cesse d’être un concept abstrait, une puissance anonyme, comme dans la démocratie, qu’elle soit libérale ou socialiste. L’autonomie de l’individu est détruite, ainsi que la souveraineté du peuple. Les pouvoirs et les responsabilités s’incarnent de nouveau dans un chef debout à la pointe de la pyramide. S’il est vrai que la démocratie conduit infailliblement à la dictature, nous en avons la démonstration sous nos yeux. La révolution française aboutit à Napoléon. La révolution contemporaine aboutit à Lénine, à Mussolini, à Hitler. Le retour à César.
Suite donc de révolutions : les unes sont des écroulements, des redressements, les autres. Ce qui nous permet de les classer. La tentative impérialiste de l’Allemagne en 1914 : le système et l’esprit des trois empires, allemand, austro-hongrois et russe ; la victoire des Alliés, le triomphe momentané, puis l’échec de la révolution libérale et démocratique, le bolchevisme et son impuissance économique, la faillite de la prospérité américaine : tout cela, malgré la diversité, l’opposition des apparences, c’est la fin d’un monde, le monde moderne ; tout cela, c’est la révolution qui produit ses ultimes conséquences, touche le fond, se brise. Avec le fascisme, le national-socialisme et les phénomènes analogues, c’est le début d’un monde nouveau, c’est, non pas la réaction, qui est un retour au passé, mais la contre-révolution, qui est le contraire de la révolution.
Il est vrai que cela n’est pas si simple, mais nous survolons. Pas si simple, car la contre-révolution peut avorter, car le communisme n’a pas encore perdu toutes ses chances, ni la démocratie non plus. Pas si simple, car la régression est possible autant que le progrès.
Pas si simple, car, entre la révolution et la contre-révolution, il y a des interférences, des interpénétrations. La contre-révolution ne réussira que si elle élimine d’une manière absolue, définitive, tout ce qu’elle renferme encore d’éléments empruntés à la révolution.
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Ce qui me fait croire à son succès – ou alors, c’est la régression, tout au moins la décadence, – ce qui me fait croire en tout cas à l’échec final de la révolution, c’est la crise économique.
Ce n’est pas une crise passagère de crédit, de surproduction, de sous-consommation, mais une crise de structure. Une structure achève de se détruire, une autre commence à peine de s’édifier. Le processus intermédiaire est ce que nous nommons la crise.
Mais l’économique détermine le social qui, à son tour, conditionne le politique. Mais une crise économique a son origine lointaine dans les idées. Les idées de la révolution se sont répercutées successivement de la philosophie, dans la littérature, les mœurs, le droit, les institutions, enfin dans la vie économique, où elles ont tout brisé.
Quelles sont les phases de la crise économique ?
Le premier accès de la crise eut pour cause la guerre elle-même : c’est une crise de surproduction, puis de sous-consommation, un gaspillage, une usure sans limites.
De 1918 à 1921, l’après-guerre. Chez les vainqueurs et les neutres, de vastes espoirs, une reprise des affaires. Chez les vaincus et en Russie, le désordre, les troubles sanglants, la famine, la ruine, tous les signes menaçants de la régression.
En 1921, second accès de la crise.
De 1921 à 1929, le second accès surmonté, reprise. Années de réorganisation, de reconstruction. Années du grand effort international, sous le signe de Genève.
À partir de 1929, troisième accès de la crise. Il part des États-Unis dont la prospérité semblait garantir celle du monde, où la prospérité semblait intangible. Il gagne immédiatement l’Europe, le monde entier. Et l’on n’entrevoit aucun signe durable, sérieux, d’amélioration.
Si la crise se prolonge, comme tout porte à le craindre, nous allons entrer dans un processus élémentaire. Il ne s’agira plus de reprise, mais d’adaptation, tout en bas, de recommencement, long et pénible, à zéro. La politique deviendra secondaire, elle sera déterminée par les nécessités économiques. Plus de luttes d’opinions, pour le pouvoir : la lutte pour le pouvoir vivre. Aujourd’hui, toutes les nations et chaque homme se sentent menacés par la misère, vivent dans l’insécurité. Ce n’est plus la révolution, c’est l’enfoncement. Nous arrivons à l’état post-révolutionnaire, sous-révolutionnaire. La révolution est terminée, parce que dépassée. La contre-révolution prend alors, elle aussi, sa signification élémentaire : s’organiser politiquement, socialement, pour travailler et pour vivre. À quoi bon être doctrinaire ? La question des formes politiques et des régimes n’a plus guère, en soi, d’intérêt ; les raisons de sentiment perdent aussi leur « efficience ». Joseph de Maistre disait : étant donné les conditions historiques et géographiques dans lesquelles se trouve un pays, trouver le régime qui lui convient le mieux. C’était ainsi, il y a plus d’un siècle, que le grand observateur de son temps se posait le problème politique. Aujourd’hui, le problème politique se formule ainsi : la situation économique d’un pays étant compromise, trouver le régime qui, dans ce pays, sera le plus capable de la rétablir.
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À une époque où, comme la nôtre, chaque pays doit faire un énorme effort de reconstruction, exiger par conséquent de ses habitants qu’ils travaillent à la fois avec plus de méthode et plus d’intensité, l’État est l’organisateur du travail national. C’est l’idée que l’on discerne au fond des nationalismes contemporains. Mais, comme l’interdépendance économique des pays est un fait, comme aucun pays ne saurait se passer impunément des autres, une collaboration entre les États s’impose. Et c’est la raison d’être de l’internationalisme. Ainsi, l’antinomie entre internationalisme et nationalisme se résout – théoriquement.
Voilà où il semble que nous sommes arrivés.
Mais l’homme, individuel ou collectif, ne peut se contenter de vivre pour vivre. Les nécessités économiques ne constituent pas un idéal, elles ne sont qu’une contrainte. Un État ne disciplinera, ne galvanisera son peuple, il n’obtiendra de lui travail et sacrifice, que s’il est capable de lui indiquer, au-dessus des nécessités économiques, un idéal, de lui insuffler, non pas un espoir, mais une foi. Cette foi, à son tour, ramènera l’espoir. Le moment est donc venu de transcender les faits économiques, afin de se hausser, par eux, à l’idée et à la foi. La foi est source de vie, l’idée conditionne les faits. Des idées fausses – ou faussées, ce qui est pis, – nous ont amenés, de répercussion en répercussion, à la faillite. Des idées justes nous aideront à reconstruire, et à reconstruire solidement.
Le centre de la vie humaine est au-dessus de l’homme, de la société, de l’État. Il est urgent d’y raccrocher l’homme, la société, l’État. Tout le problème est un problème de centre, et de centre spirituel. Je voudrais que ce livre contribuât à le démontrer.
PREMIÈRE PARTIE
LA RÉVOLUTION
CHAPITRE II
NOUS SOMMES EN RÉVOLUTION.
LE POINT DE DÉPART :
XVIIIe SIÈCLE ET RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Nous ne sommes donc pas seulement au XXe siècle : nous sommes encore en pleine révolution, ou plutôt à la fin d’une révolution.
La révolution qui a commencé en 1789 en France, et qui est en train, depuis 1917, de s’achever en Russie.
I
Ainsi, nous affirmons qu’il existe une parenté directe entre la révolution française et la russe, bien plus : que l’une et l’autre sont une seule et même révolution.
Cette filiation, cette continuité qui nous mène du jacobinisme au bolchevisme, est si frappante, elle est tellement dans la logique des faits, qu’elle pourrait se passer de démonstration Mais il y a beaucoup de braves gens – libéraux, radicaux, bourgeois, tous adversaires plus ou moins fermes du bolchevisme – pour protester lorsque l’on prononce devant eux ce qui leur paraît un blasphème. Il est certain que le bolchevisme est, en apparence, la négation même du libéralisme. Celui-ci est une doctrine essentiellement individualiste et bourgeoise, celui-là, une doctrine essentiellement collectiviste et prolétarienne. Mais l’opposition, même la plus absolue, des idées n’exclut en rien la filiation des faits. Les idées, les idées politiques et sociales, contiennent en germe leurs contraires, surtout lorsqu’elles se fondent sur une fausse conception de l’homme. Or, une conception de l’homme est fausse, lorsqu’elle détache celui-ci de Dieu, lorsqu’elle nie la chute originelle, lorsqu’elle assigne à l’homme, pour fin, le bonheur terrestre. Le matérialisme désorganise la société. Le libéralisme devait conduire à l’étatisme dont la révolution russe est l’aboutissement extrême. C’est ainsi que les contraires s’engendrent l’un l’autre, et que la société, décentrée par une erreur intellectuelle, va de l’anarchie à la tyrannie, meurt d’une liberté dont elle avait cru vivre.
Voilà pourquoi, dès que l’on s’avise d’appliquer à la vie politique et sociale une fausse conception de l’homme, on arrive inévitablement à des erreurs mortelles, à des révolutions sanglantes.
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* *
Mais comment la révolution russe est-elle l’aboutissement de la révolution française ?
Si vous ouvrez un dictionnaire au mot de révolution, vous trouverez que le premier sens de celui-ci est : retour au point de départ. Voici, je crois, ce que cette définition veut signifier :
Une révolution est sociale, ou elle n’est pas une vraie révolution. Lorsqu’elle est simplement politique, elle n’est qu’un début ou qu’une apparence : la préparation, le préliminaire, l’achèvement aussi, d’une révolution sociale, ou un vulgaire coup d’État, un pronunciamiento. Car c’est le social qui conditionne le politique. Pour qu’un régime politique dure, il faut qu’il plonge ses racines très profond dans un régime social. Image de l’arbre et du terreau. C’est pour cela que l’ancien régime a duré si longtemps.
Toute révolution sociale coïncide d’habitude avec une crise économique. Appauvrissement, puis mécontentement dont quelques chefs s’emparent pour soulever les masses contre une minorité, une aristocratie qui détient la richesse et le pouvoir. La politique ici ne sert que de prétexte et de moyen. C’est par la translation des biens que s’opère la révolution sociale. Celle-ci débute toujours par cette période que Taine appelle « l’anarchie spontanée ». Durant cette anarchie spontanée, les instincts profonds de l’homme, ou plutôt de la masse, se déchaînent. Instincts sanguinaires, instincts de rapace : prendre, tuer, manger et jouir. Ces instincts sont permanents ; tout homme les porte dans sa chair, même sous la plus haute civilisation, sous la plus raffinée des cultures. Joseph de Maistre disait qu’il avait regardé au fond du cœur d’un honnête homme, et qu’il n’avait jamais rien vu de plus horrible. Bismarck faisait observer que tout peuple est dans un état latent de révolution, de désordre et d’anarchie. Seule, une forte éducation morale et religieuse est capable de construire l’homme comme une tour, et de reléguer la bête féroce au fond des souterrains, dans une cage ; elle y peut mourir de faim, mais cela est bien rare : chez les saints, et non pas même chez les justes. Et seule aussi, l’action régulatrice d’un gouvernement constitué à la tête d’une société organisée, est capable de contenir cette révolution toujours latente, en faisant régner l’ordre dont la conséquence, dont la récompense est la paix, la paix sociale et politique : pax, tranquillitas ordinis.
Toute révolution tend, en détruisant l’ordre, à ramener la société à son point de départ, à son état primitif, inorganique. Nous retrouvons ici la définition du dictionnaire. Or, le point de départ, l’état primitif, inorganique de la société, ce sont les formes égalitaires et communautaires, ce que nous appelons aujourd’hui communisme et dictature du prolétariat. Les masses se trouvent toujours en état d’équilibre instable, et leur propension naturelle est de rouler jusqu’au bas de la pente, si l’on n’est point assez fort pour les retenir. En cela consiste l’art de gouverner. Encore une fois, chaque société porte en soi une possibilité naturelle de retour ad materiam primam, comme on dit en philosophie scolastique, de même que chacun de nous porte en soi, s’il ne se gouverne pas, une possibilité naturelle de retour à la brute.
II
Pour en revenir à la révolution actuelle, son point de départ est la révolution française, mais le XVIIIe siècle a couvé celle-ci.
La révolution française fut à la fois nationale et sociale : elle contient donc, en puissance, le nationalisme et le socialisme. En tant que nationale, elle substitua la souveraineté du peuple à la souveraineté du roi, c’est-à-dire l’absolutisme démocratique à l’absolutisme monarchique, le peuple éclairé au despote éclairé ; elle substitua au patriotisme traditionnel un patriotisme exalté, farouche, au culte de la monarchie le culte de la nation. En tant que sociale, elle opéra une transformation complète de la propriété : « La révolution de 1789, dit Albert Sorel, est avant tout une révolution dans la propriété. » Ce ne fut donc pas une révolution socialiste. En effet, elle consacra le principe de la propriété individuelle. Elle favorisa surtout la propriété paysanne, dans un pays où le paysan était déjà, le plus souvent, propriétaire, mais un propriétaire qui, gêné par les droits féodaux et les redevances, cherchait à s’émanciper complètement : de là vient l’attachement du paysan français à la république, et à la république radicale.
Si le terrien français avait été dans les conditions où se trouvaient, au XVIIIe siècle, le terrien allemand ou celui de Suède, sans parler du serf russe, la révolution n’eût pas été possible ; le ressort essentiel : la notion, le besoin de propriété, eût en effet manqué. Les paysans représentent une force passive ; lorsqu’ils se soulèvent, ils font des jacqueries, non des révolutions. Car, pour qu’il y ait révolution, il faut un principe actif : une doctrine et des chefs, ce qui se trouve dans les « classes éclairées » seulement.
Or, plus que toute autre nation en Europe, la France possédait ces classes : en premier lieu la bourgeoisie où se recrutaient les légistes et les intellectuels. Ce fut la bourgeoisie qui prépara la révolution dans les idées et qui l’accomplit dans les faits. La bourgeoisie française était énergique, intelligente et riche ; elle avait l’ambition du pouvoir auquel les rois l’avaient depuis longtemps préparée, puisque les rois, depuis le moyen âge, choisissaient dans la bourgeoisie leurs conseillers juridiques, leurs fonctionnaires et même leurs ministres. Elle prend enfin, au XVIIIe siècle, conscience de classe, ce que les paysans, ni les artisans n’ont encore.
La révolution française fut dirigée tout entière contre l’ancien régime.
Qu’entendre par ancien régime ? Ce n’est pas la féodalité : celle-ci est morte avec le moyen âge, mais la survivance de la féodalité, c’est-à-dire une organisation sociale qui ne correspondait plus à la vie sociale réelle. L’apparition de la grande industrie, dès le règne de Louis XIV, sous l’administration de Colbert ; l’apparition du machinisme, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle ; celle du grand commerce qui est le résultat des découvertes maritimes et des colonisations lointaines – pensez à la compagnie des Indes – ; un nouveau système financier fondé, non plus sur les échanges en nature, ou même sur la monnaie, mais sur le crédit et sur le papier : tout cela avait rendu désuets et insupportables les règlements trop étroits des corporations, l’organisation corporative elle-même, des impôts comme la corvée ou la taille, les douanes intérieures, en un mot les survivances économiques de la féodalité. Socialement, les droits féodaux étaient presque tous au profit de la noblesse ; mais les privilèges de celle-ci ne correspondaient plus aux services qu’elle avait cessé de rendre à partir du moment où, par crainte de l’autonomie féodale, les rois l’avaient concentrée à la cour et lui avaient enlevé tout rôle politique et administratif. Politiquement et administrativement, la France, depuis Richelieu et Louis XIV n’est d’ailleurs plus féodale : c’est une nation moderne, dominée par l’omnipotence de l’État, donc en marche vers l’étatisme par la centralisation administrative. De ce point de vue, on voit que la royauté elle-même avait inauguré la révolution. Celle-ci n’amena la chute de la royauté que lorsque cette dernière se révéla impuissante à pousser jusqu’au bout les réformes qu’elle avait entreprises, incapable de mettre fin elle-même à l’ancien régime.
Ici, nous nous trouvons en présence des idées. Or, les idées, au XVIIIe siècle, commencent de conditionner les faits, par l’intermédiaire de l’opinion publique, de plus en plus étendue, qui se forme autour d’elles. Le meilleur connaisseur du XVIIIe siècle que nous possédions aujourd’hui, M. Daniel Mornet, vient de fixer les étapes, dans son ouvrage, tout récent, sur les origines intellectuelles de la révolution française.
L’esprit qui se dégage le premier, est un esprit hostile à la religion. À partir de 1750, il se déclenche contre l’Église, au nom de la tolérance, un violent assaut. La royauté soutenant l’Église, on se tourne peu à peu contre elle. De 1748 à 1770, on commence à parler de réformes, réformes sociales surtout, mais déjà réformes politiques. À partir de 1770, des ouvrages mettent en cause la constitution même de l’État. Personne, cependant, ne songe encore à une révolution. C’est à partir de 1770 que l’inquiétude se répand, que le prestige de la royauté s’affaiblit, que l’on ose lui poser des conditions, l’intimider par des exigences.
Ce qui augmente chaque jour la force du mouvement, c’est moins l’action des grands « philosophes » que des moyens et des petits : ceux que l’on a oubliés, qu’on ne lit plus, mais que le XVIIIe siècle a lus, écoutés, ceux qui ont exprimé sa pensée intime, et l’ont mise en formules. Partout, l’intelligence s’éveille ; partout, jusque dans les bourgades, on trouve des « têtes pensantes », ou du moins, comme dit M. Mornet, qui désirent penser. Ces « têtes pensantes », ces moyens ou petits philosophes sont plus hardis que les grands. Ils touchent de plus près au peuple, ils savent lui parler ; ils s’organisent en sociétés de pensée, en loges maçonniques ; ils ont des points d’appui dans le malaise politique et la misère du peuple. Une borne leur suffit pour tribune, une feuille volante leur suffit pour porte-voix. Ils entraînent l’opinion, à qui les grands philosophes fournissent la doctrine. L’opinion ne réclame que le retour à une tradition : les États généraux. « Et des États généraux, sans que d’ailleurs l’intelligence s’en soit doutée, est sortie la Révolution. » C’est la conclusion de M. Mornet.
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* *
Depuis Tocqueville, Taine et Cournot, il y a un procès historique dont on ne voit pas encore la fin : celui des « philosophes ». Il s’agit de déterminer la responsabilité de ces philosophes dans la révolution française et, par contrecoup, dans tous les évènements qui l’ont suivie. Il s’agit de savoir si l’esprit de raisonnement et d’abstraction, par conséquent aussi d’utopie, si l’esprit classique en un mot, est la cause essentielle du grand bouleversement dont nous souffrons encore, ou si l’on fait porter aux philosophes une responsabilité qu’ils n’ont pas entièrement, qu’ils n’auraient même pas du tout.
Il me semble que le problème fut mal posé, qu’en l’ayant posé mal, on rendait par avance tout jugement impossible. Le problème fut mal posé, parce qu’il ne contenait pas toutes les données, parce qu’il ne représentait pas suffisamment la complexité du XVIIIe siècle. Or, le XVIIIe siècle est complexe parce qu’il met en présence un ancien régime et un esprit nouveau, parce qu’il contient deux mondes : celui qui meurt et celui qui naît. Il est dominé par des idées de réformes, entraîné par le besoin d’action, mais il ne voit pas encore clair en soi-même, et il n’y saurait voir clair. Il sait très bien ce qu’il veut abattre, mais il ne conçoit pas encore nettement ce qu’il veut construire. Il est fait de hardiesses et de timidités. Il est extrêmement hardi, révolutionnaire dans la conception, tant qu’il s’agit de prendre une idée abstraite et d’en déduire logiquement les conséquences ; mais il redevient craintif dès qu’il s’agit d’appliquer pratiquement l’idée et les conséquences logiques de l’idée.
Ce qui le retient, c’est tout le poids de l’ancien régime. Car le prestige de l’ancien régime est encore grand à ses yeux. L’ancien régime, c’est pour lui le siècle de Louis XIV, la gloire dont ce règne a couvert la France ; à quoi viennent s’ajouter tous les agréments, toutes les facilités, tous les plaisirs contenus dans cette dernière fleur que l’ancien régime a poussée : la vie sociale, la vie mondaine. « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789, disait Talleyrand à Guizot, ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. »
Il en est des idées, au XVIIIe siècle, ce qu’il en est de la littérature. En littérature, l’on sent très bien qu’une rénovation est nécessaire, que la tragédie classique, par exemple, est une forme usée ; on subit l’influence de Shakespeare et d’Ossian, des Anglais, des Suisses, des Allemands ; on s’engoue du primitif, de la poésie celtique, on commence à redécouvrir le moyen âge ; on est traversé par le souffle romantique, venu des Alpes et du Nord ; on énonce avec hardiesse presque toutes les théories que les romantiques proclameront plus tard, entre 1802 et 1830 ; on s’écrie avec Diderot : « Si quelqu’un est assez barbare, assez classique ! » Mais, dès qu’il s’agit d’appliquer ces conceptions nouvelles, révolutionnaires, on se montre d’une timidité grelottante. On est arrêté par le bon goût, les convenances et ces mêmes règles que l’on se déclarait prêt à violer : on est retenu par le prestige de l’ancien régime littéraire. Les « philosophes », dès qu’il s’agit de réformes politiques et sociales, font de même. Ne parlons pas de Montesquieu, ce réaliste d’intention, lequel, dans l’Esprit des lois, s’efforce d’atteindre aux conditions historiques et naturelles qui déterminent la diversité des régimes. Mais Rousseau, si raisonneur, si absolu dans le Contrat social, abandonne ses théories lorsqu’il rédige pour les Corses ou les Polonais des projets de constitution ; pour lui, la démocratie n’est possible que dans un petit État : il pense à Genève, non à la France. Voltaire renchérit sur Jean-Jacques : « un tout petit pays », encore faut-il qu’il soit « heureusement situé ». Holbach, lorsqu’il en vient au fait et au prendre, condamne la démocratie, l’égalité, les révolutions. Mably, après avoir formulé des théories communistes, déclare que « la pure démocratie serait un gouvernement excellent avec de bonnes mœurs, mais détestable avec les nôtres ». Condorcet ne veut point accorder de droits politiques à ceux qu’il appelle les « citoyens passifs », c’est-à-dire « les non-propriétaires ». L’Encyclopédie traite l’égalité absolue de chimère. Même l’égalité devant l’instruction fait reculer Voltaire, Holbach, Diderot, Rousseau. La Chalotais, dans son Essai d’éducation nationale, écrit : « Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. » Devant la révolution et ses excès, les philosophes eussent reculé d’horreur. En fait, ceux qui survivaient encore de 1789 à 1798, ont reculé. Ce fut le cas de Restif de la Bretonne, le « Rousseau du ruisseau », de Mercier, de Raynal, de Marmontel. Condorcet, lui, se tua pour échapper à la guillotine. « Les philosophes, déclare un des leurs, Morellet, n’ont voulu faire, ni tout ce qu’on a fait, ni l’exécuter par tous les moyens qu’on a pris, ni l’achever en aussi peu de temps qu’on y en a mis. » Cela se résume ainsi : nous n’avons pas voulu cela.
Ils ne l’ont pas voulu, eux qui, en somme, étaient partisans du « despote éclairé », c’est-à-dire d’un Louis XIV ou d’un Richelieu philosophes, d’une dictature encyclopédiste. Remarquons ici, en passant, que l’idée nouvelle, en politique, est, au XVIIIe siècle, bien plus celle du « despote éclairé » que celle de la république, de la démocratie : nos dictatures contemporaines pourraient se réclamer du XVIIIe siècle et des « philosophes », si elles avaient souci de leurs antériorités. Ne l’oublions pas : l’aboutissement de la révolution française fut la dictature napoléonienne ; entre la royauté et l’empire, la république s’inséra comme un long intermède. Intermède entre le gouvernement d’un chef faible qui ne sut, ni n’aurait pu être le « despote éclairé », attendu et désiré par l’opinion, et le gouvernement d’un chef fort qui sut et voulut l’être, avec l’opinion, puis contre elle. Quant aux autres nations de l’Europe, on les voit faire l’expérience de l’absolutisme éclairé – Frédéric II, Joseph II, Charles III de Suède, Pombal, par exemple – non celle de la république. Lorsque les armées françaises leur imposeront celle-ci, elles se hâteront de la rejeter dès que les libérateurs, en qui elles voyaient des envahisseurs, auront tourné les talons. L’attitude du peuple italien est significative à cet égard.
Non, encore un coup, les « philosophes » n’ont pas voulu cela. Mais ils ont prévu cela. Diderot, le 3 avril 1781, écrivait à la princesse Dashkoff, que, l’assaut une fois donné à la formidable barrière de la religion, « il est impossible de s’arrêter et qu’il faudra continuer pour s’en prendre à la souveraineté de la terre ». Mais ils ont préparé cela. Ils l’ont préparé par leurs théories. Jean-Jacques a beau être prudent et réaliste lorsqu’il s’adresse aux Polonais et aux Corses : ni sa Lettre à M. Buttafuoco, ni ses Considérations sur le gouvernement de Pologne n’ont la portée du Contrat social et de l’Inégalité. Dans son œuvre comme dans celle des autres philosophes, ce qui agit, ce qui devait agir, ce n’est point les restrictions, les prudences, mais les hardiesses, les affirmations, les formules et les grandes thèses, les idées abstraites bien plus que les applications pratiques de ces idées. Il est possible que, si l’esprit public, à la veille de 1789, s’est enivré d’abstractions, cela soit dû à une sorte de hasard. Oui, mais ce hasard s’est produit et il est enregistré par l’histoire. Là est la responsabilité des « philosophes », responsabilité peut-être indirecte, pourtant immense. On a retenu leurs prémisses, non leurs conclusions. Celles-ci ne correspondaient point à celles-là, pour cette raison que nous venons d’exposer : hardiesse des prémisses, timidité des conclusions. Lorsque Rousseau écrit : « Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne », on retient cette formule, et on en tire les conclusions logiques, mais on ne retient pas les explications, les adoucissements qui suivent. Et lorsqu’il conclut : « Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile commande à un homme sage, et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire », on fait la révolution politique et sociale, et l’on dresse la guillotine.
L’esprit du XVIIIe siècle n’est sans doute pas exclusivement un esprit d’abstraction, ce que M. Daniel Mornet appelle l’optimisme rationaliste, cette foi aveugle dans la raison raisonnante et les idées pures, ou plutôt les idées simples. Cet âge où tout est remis en question, cet âge où il semble que l’on découvre l’homme et le monde, est plus compliqué. On y distingue trois courants qui se croisent et mêlent leurs eaux : celui de la raison et de l’abstraction, celui de la nature et du sentiment, celui de l’esprit positif et de l’expérience. Le sentiment et l’expérience viennent sans cesse corriger ce que la raison a de sec, d’absolu, de théorique. En même temps que l’on édifie des systèmes abstraits, la science observe la nature ; la géographie oppose la diversité merveilleuse des terres et des hommes, à l’idée de l’homme en soi et de l’humanité une, l’histoire naît, la critique et la psychologie s’organisent. Le réveil du sentiment s’opère contre le matérialisme, en faveur de la religion discréditée, de la poésie oubliée, en faveur de l’âme humaine. Mais ces trois courants n’agiront pas en même temps, ni avec la même force. Nous devrons à l’esprit positif et à l’expérience le grand mouvement scientifique du XIXe siècle, nous devrons à celui de la nature et du sentiment le romantisme, mais nous devrons à celui de l’optimisme rationaliste la révolution française. Durant celle-ci, l’esprit positif n’agit que timidement et à l’arrière-plan, comme un correctif, et le préromantisme est ralenti : la révolution est antiquisante, académique, et le préromantisme se mue en romantisme surtout chez les émigrés ; d’ailleurs, la république ne saurait aimer l’influence littéraire qu’exercent ses ennemis les plus acharnés, les Anglais et les Allemands.
Même avec les plus fortes restrictions et les plus subtiles nuances, même en rejetant l’idée que Taine se fait de l’esprit classique et de son influence, il reste que le XVIIIe siècle a préparé la révolution par son antichristianisme foncier. Les progrès de l’incrédulité et de la philosophie vont de pair. Admettons, si l’on veut, d’autres causes encore à l’incrédulité que la « philosophie ». Celle-ci n’en détruit pas moins, et systématiquement, la foi religieuse et la foi monarchique. Protesterait-on contre ce « systématiquement » – et l’on pourrait protester en ce qui regarde la foi monarchique – l’esprit du XVIIIe siècle demeure essentiellement antichrétien. Cet esprit ne comprend plus, ni la religion, ni la foi, ni le christianisme. Jusque dans son déisme, il le démontre, et jusque dans la conception qu’il se fait du catholicisme et de l’Église. Lorsque Joseph II supprime les ordres contemplatifs, sous prétexte qu’étant inutiles au prochain, ils ne sauraient être agréables à Dieu, cette Majesté apostolique nous démontre qu’elle a bel et bien perdu le sens des valeurs mystiques et spirituelles. L’esprit du temps est donc laïque et il incline au matérialisme. Il ne croit qu’à la raison pure, à l’expérience et aux certitudes. Il ne combat point seulement les abus, mais aussi les disciplines, à commencer par les disciplines morales. Quand il en parle, c’est pour dire des sottises, se rendre ridicule en ridiculisant les ascètes et les saints.
Les philosophes, je cite M. Mornet, « étaient incapables de comprendre qu’on pouvait croire à des vérités qui n’étaient pas raisonnables, sans être un fourbe ou une dupe. Ils n’ont jamais voulu admettre les raisons que la raison ne comprend pas et ces « certitudes du cœur » qui s’embarrassent fort peu du contrôle de l’histoire et des observations des naturalistes ». Voilà pourquoi ils écartent si brutalement un Pascal qui les gêne. Que cette attitude marque, non point un progrès, mais une régression, c’est ce que nous comprenons, nous, aujourd’hui. Mais comme le sentiment religieux et le besoin de croire sont innés dans l’homme, il est arrivé qu’en les détournant de la religion et de la foi chrétiennes, les philosophes les ont ramenés sur l’humanité, la nature, le peuple, la raison, et qu’ils ont fondé des religions laïques, inventé des mythes comme celui du progrès et de la bonté originelle, érigé des idoles verbales, amené les plus redoutables confusions et les plus graves déviations. Ils n’agissaient d’abord que sur une élite, le public lettré, cultivé ; mais, après eux, au cours du XIXe siècle, leur antichristianisme s’est vulgarisé, il a fini par pénétrer dans les masses, tandis que les élites elles-mêmes revenaient peu à peu aux valeurs spirituelles et à la foi. C’est la situation retournée où nous nous trouvons aujourd’hui. Si Delisle de Sales calcule, avec une précision qui nous fait sourire, que, depuis la création du monde – il a donc été créé ! – le fanatisme religieux a fait 33.095.290 victimes, combien le fanatisme antireligieux en a-t-il fait depuis 1789 ? et depuis 1917, dans la seule Russie ? Les philosophes, en tuant le respect religieux, ont tué tous les autres ; ils ont enlevé aux esprits tout principe d’obéissance : les conséquences devaient en être incalculables, et nous en mourons.
Ce qu’ils ont construit, ou aidé à construire, ne valait pas ce qu’ils ont détruit. La preuve est que nous assistons à l’écroulement du monde dont ils furent les précurseurs. En octobre 1932, j’entendais, à Genève, un orateur se réclamer des philosophes comme de précurseurs et de maîtres, et relier l’esprit de la Société des Nations au leur. Je ne pouvais m’empêcher, en mon for intérieur, de lui dire : « Pauvre homme ! ne vois-tu pas que cette civilisation laïque, technique, rationnelle et bourgeoise que tes maîtres et précurseurs ont fondée, s’écroule, à cette heure, de toutes parts ? Cet écroulement, cette faillite, c’est même la seule certitude que nous ayons aujourd’hui. »
La révolution française, que les philosophes n’ont sans doute pas voulue, que le XVIIIe siècle n’a jamais sans doute sérieusement désirée, est cependant bien la conséquence, et la conséquence inévitable, dans l’ordre des faits, de la révolution qui s’était opérée dans les esprits. La révolution française portait dans ses flancs toutes les autres. Elle portait la démocratie qui n’est pas un régime stable, mais un état provisoire, un bouillon de culture pour l’internationalisme comme pour le nationalisme, pour les idées libérales comme pour les idées communistes, pour la dictature d’un homme tout aussi bien que pour la dictature du prolétariat.
III
Toute la révolution française, tout le monde moderne, à partir du XVIIIe siècle, est dans trois livres : l’Esprit des lois de Montesquieu, l’Esquisse de Condorcet sur les progrès de l’esprit humain, le Contrat social de Rousseau. Le plus important, celui qui devait avoir le plus d’influence, non pas tout de suite, mais à partir de la révolution même, du jacobinisme, c’est le Contrat. Il contient, en effet, la démocratie avec son point de départ individualiste et son point d’arrivée étatiste, avec son double potentiel socialiste et nationaliste. Il est donc nécessaire de nous y arrêter.
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« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. »
Cette antithèse frappante, qui deviendra un lieu commun du jacobinisme, Rousseau la résout ainsi :
« L’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions. » Mais lesquelles ?
La première loi de l’homme est de veiller à sa propre conservation : « ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même. » La famille a beau être la plus ancienne de toutes les sociétés et même, Rousseau le reconnaît, la seule naturelle : « les enfants ne restent liés au père, qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. » Dès qu’ils ont atteint l’âge de raison, ils reprennent leur pleine liberté individuelle.
Jean-Jacques Rousseau part de son hypothèse fondamentale : l’état de nature. Les hommes sont faits pour vivre à l’état de nature. Mais il arrive un moment où « les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait, s’il ne changeait sa manière d’être. »
Au lieu de lutter individuellement, ou par familles, par petits groupes toujours trop faibles, contre les obstacles naturels dont parle Rousseau, les hommes unissent leurs forces, les mettent en jeu par un seul mobile, les font agir de concert. Mais sous quelle forme ? Voici comment Rousseau pose et résout le problème, d’une façon tout à fait mathématique : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéit pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Le contrat social est la solution.
Par ce contrat initial, chaque associé s’aliène avec tous ses droits, tous ses biens, à la communauté. Chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, nul n’a le moindre intérêt à la rendre plus onéreuse pour les autres. L’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite que possible, et chacun, se donnant à tous, ne se donne à personne. Ainsi le pacte social se réduit aux termes suivants :
« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance, sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. » De là naît un corps collectif, un pouvoir politique : l’État.
Ce corps politique possède une âme : la volonté générale. La volonté générale est ordonnée au bien commun. Ce bien commun est plus que la somme des intérêts particuliers : Rousseau, d’ailleurs, confond sans cesse le bien et l’intérêt, ce qui n’est point la même chose, car un intérêt, même général, peut être contraire au bien commun.
La volonté générale est absolue. Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps. Et Jean-Jacques ajoute cette formule naïvement jacobine : « Ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera d’être libre. » Autrement dit, nous avons la démocratie autoritaire, source de l’étatisme. L’État, nous le voyons, commence dès les premiers chapitres du Contrat social, d’absorber l’individu.
Jean-Jacques est trop intelligent pour ne point s’en apercevoir. Il conçoit donc un système d’équilibre. L’individu, dans ce corps collectif, a deux faces, comme Janus : celle du souverain, celle du sujet. Comme citoyen, il est « membre du souverain », il détient une part de la souveraineté collective ; comme particulier, il est sujet. Mais qui le garantira contre des abus de pouvoir ? Rien, car, le « souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent, n’a, ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent, la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres », et même à aucun en particulier. Bien plus, dès que chaque membre de la communauté se donne à elle, avec toutes les forces et tous les biens qu’il possède, il n’aliène en réalité, ni ces forces, ni ces biens. Sa liberté naturelle, fondée sur l’instinct, se transforme en liberté civile, fondée sur la raison. Ses biens, qu’il a peut-être usurpés, ou qu’il détient par droit du premier occupant, il les tiendra désormais de l’État qui lui en assurera la propriété. Il acquiert ainsi tout ce qu’il a donné. L’État rétablit entre tous et au profit de tous, l’égalité civile des droits. Mais on voit sur quel postulat arbitraire, sur quel dogme, ce système d’équilibre est établi : l’infaillibilité de la volonté générale, l’infaillibilité du peuple souverain.
Ici, Rousseau fait une distinction entre la volonté générale et la volonté de tous, mais il en tire immédiatement une conclusion fausse. La volonté générale « ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières ; mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale ». Arithmétique du suffrage universel : la majorité qui décide, c’est, au minimum, la moitié plus un ; ce un exprime la volonté générale. Celle-ci est « moins le nombre de voix que l’intérêt commun qui les unit ». L’intérêt commun a donc toujours pour organe la majorité, fût-elle d’une seule voix.
Le système politique de Rousseau est donc majoritaire. Il aboutit à la loi du nombre, qui est la plus oppressive. Ce que le démocrate, le républicain Rousseau affirme et pose, gêne l’individualiste, le « non-conformiste » Jean-Jacques. De quelle façon subtile va-t-il résoudre cette contradiction intime ?
« Il n’y a qu’une seule loi qui, par sa nature, exige un consentement unanime » : le premier pacte, le contrat social. « Car l’association civile est l’acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu. » S’il y a des opposants, « leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris ». Ils n’ont plus qu’à plier bagages, car « le consentement est dans la résidence ; habiter le territoire, c’est se soumettre à sa souveraineté ». En note, Rousseau écrit : « Ceci doit toujours s’entendre d’un État libre. » Mais est-ce que le sien le sera ?
« Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours les autres. » Mais comment un homme libre peut-il conformer sa volonté à des volontés contraires, se soumettre à des lois auxquelles il n’a point consenti ? C’est que la volonté constante de tous est la volonté générale. Quand on propose une loi aux citoyens, aux électeurs, ce qu’on leur demande n’est pas précisément « s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ». Chacun formule son avis et donne son suffrage ; « du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve pas autre chose, sinon que je m’étais trompé, et ce que j’estimais être la volonté générale n’existait pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’aurais voulu ; c’est alors que je n’aurais pas été libre. » Pirouette ! Il est vrai que Jean-Jacques, inquiet de ce que Rousseau vient d’affirmer, se préoccupe tout de suite de réglementer le droit de suffrage.
Qui empêchera cette volonté générale d’opprimer un particulier ? Jean-Jacques répond par une nouvelle distinction entre l’homme et le citoyen. Le citoyen s’est donc, par contrat, aliéné à la communauté, non comme un inférieur à un supérieur, mais comme un égal envers une collectivité d’égaux. Toutefois, il a réservé ses droits inaliénables d’homme. « Tout ce que chacun aliène, par le pacte social, de sa puissance, ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté. » Tout ce qui demeure en dehors des conventions générales, du contrat, l’homme peut en disposer pleinement. Mais qui déterminera ce tout ? Rousseau est forcé d’admettre que le souverain est ici le seul juge ; les précautions et les raisonnements par quoi il cherche à rassurer son lecteur, montrent qu’il a senti le point faible.
La volonté générale du corps politique s’exprime par la loi, se fixe dans la loi, s’impose par elle. Qu’est-ce que la loi ? « Quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi. » La loi est donc une décision du peuple souverain, une déclaration publique et solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt général, car il ne saurait y avoir de volonté générale sur un objet particulier. La loi, ainsi définie, ne sera jamais injuste, puisque nul n’est injuste envers soi-même : le corps souverain ne peut donc pas être injuste envers soi-même, dès qu’il légifère sur un objet qui touche à son intérêt général, à son bien commun.
Nous voici devant une pièce maîtresse du système : la distinction entre la souveraineté et le gouvernement. La souveraineté n’appartient qu’au peuple, au corps politique formé par les citoyens. Lui seul est législateur. Le gouvernement ne possède que l’autorité ; encore celle-ci lui est-elle conférée par le souverain qui peut, à tout moment, la lui retirer.
Tout État régi par des lois est une république, quelle que soit la forme de gouvernement. Monarchie, aristocratie, démocratie, la forme est, aux yeux de Rousseau, accessoire. Le gouvernement n’est qu’un simple pouvoir exécutif, « un corps intermédiaire établi entre les sujets et les souverains, pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique ». Le gouvernement est au-dessous du souverain dont il émane, et qui est le peuple, mais au-dessus des sujets, qui sont les individus composant le peuple. Le gouvernement ne peut d’ailleurs avoir d’autre volonté que la volonté générale ou la loi. S’il arrivait qu’il voulût tirer de lui-même quelque acte absolu et indépendant, le désordre politique se mettrait dans l’État. Le souverain devrait alors intervenir contre le gouvernement : la révolution légale.
Car l’institution du gouvernement n’est pas un contrat entre le peuple et les chefs qu’il se donne. En effet, l’autorité suprême ne peut pas plus se modifier que s’aliéner : la limiter, c’est la détruire, et le souverain ne saurait se donner un maître. D’ailleurs, un contrat de ce genre, entre le peuple et les chefs, ne saurait être une loi, ni un acte de souveraineté, sous peine d’être illégitime. Parce qu’un tel contrat entre le peuple et le gouvernement serait sans garantie, « celui qui a la force en main étant toujours le maître de l’exécution ». Parce qu’enfin il n’y a qu’un contrat dans l’État : le contrat social ; « celui-là seul en exclut tout autre. On ne saurait imaginer aucun contrat qui ne fût une violation du premier. » Cette déclaration est à retenir.
Le peuple souverain conserve donc, à tout moment, le pouvoir de déposer le gouvernement, qu’il s’agisse d’en modifier la composition, ou qu’il s’agisse d’en changer la forme.
De fait, on le voit, la souveraineté du peuple est absolue. Elle est absolue sur le gouvernement. Elle est absolue sur le citoyen qui échange, en réalité, toutes ses libertés personnelles contre des libertés politiques, c’est-à-dire contre une fraction de souveraineté, un dix-millième, un cent-millième, moins encore si la nation est plus nombreuse, jusqu’à l’évanouissement de toute fraction de souveraineté. Son droit de propriété ne lui est même garanti que dans les limites où le souverain voudra bien le lui assurer. C’est la démocratie étatiste, aboutissement logique de la démocratie libérale.
Il reste un pas de plus à franchir, l’abdication des consciences. Et Rousseau le franchit dans le dernier chapitre du Contrat Social : de la religion civile.
Ce chapitre est un réquisitoire violent contre le christianisme catholique, contre le christianisme tout court. Violent, déclamatoire, cynique. Un chrétien ne saurait être un bon citoyen, car le christianisme est une religion d’esclaves. « Une société de vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. » Par ces déclarations, Rousseau lie le sort de la démocratie moderne à celui de l’anticléricalisme et du laïcisme : c’est ce que l’on a, du côté catholique, trop oublié. Protestant, libéral et subjectiviste, il veut bien admettre un christianisme purement individuel, purement intérieur, mais sans Église, ni clergé, sans aucune relation avec le corps politique : qu’en eût pensé ce Calvin dont Rousseau fait l’éloge dans une note ? Ce qu’il regrette, c’est la religion de la cité antique. Et il veut la ressusciter, sous la forme d’une profession de foi purement civile. Elle consiste en deux croyances : l’une qui est vague, dans la divinité, la vie future, le bonheur des justes et le châtiment des méchants ; l’autre qui, en revanche, est très positive sur la sainteté du contrat social et de ses lois : statolâtrie.
Et il affirme le devoir pour l’État d’être intolérant. L’État bannira donc tous ceux qui se refuseront à cette profession de foi ; il les bannira, non comme impies, mais comme insociables, comme incapables d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin leur vie à leur devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces dogmes de la religion civile, se conduit comme ne les croyant pas, « qu’il soit puni de mort, il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois ».
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Il était loyal de résumer ce livre, car on en parle bien plus souvent qu’on ne le lit. Le Contrat social est d’un ennui qui serait accablant, si l’ouvrage n’était bref. Il est d’ailleurs beaucoup moins bien écrit que les autres ouvrages de Jean-Jacques, preuve que « cet homme sensible » ne se sentait point à son aise dans son sujet, qu’il s’en acquittait laborieusement, comme on se hâte d’achever un pensum.
En effet, l’individualiste foncier qu’est Rousseau se trouve gêné aux entournures par un système qui, malgré toutes les précautions, aboutit à l’écrasement de l’individu sous le poids de l’État anonyme. Le Contrat social apparaît donc en contradiction avec la personnalité même, avec la doctrine du Genevois. Émile Faguet ne découvre aucun lien logique entre le Contrat social, monument de politique despotique, et l’école d’individualisme que sont toutes les autres œuvres. M. Lanson, il est vrai, a, fort habilement, ramené le Contrat social au principe d’unité : la nature a fait l’homme bon, la société l’a rendu méchant ; le vice de la société, de la civilisation, ce vice qui a tout corrompu, est l’inégalité. Mais cette démonstration me paraît encore trop cérébrale. En réalité, l’œuvre de Jean-Jacques s’explique et s’unifie dans ses contradictions mêmes, par l’état affectif de l’auteur.
Jean-Jacques fut toujours un être instable, inquiet, insatisfait, un déclassé, un déraciné, en réaction successive contre chaque milieu où, dans son besoin de repos et de paix, il essayait de se fixer, et toujours en état de self-defence. Il n’a jamais connu la vie de famille : comment eût-il pu voir dans la famille la « cellule sociale » ? De fait, il n’a jamais expérimenté la vie sociale, car, pour expérimenter la vie sociale, il faut être stable et « résident » : de là son erreur initiale sur la nature de la société. Il serait injuste de lui reprocher d’être un autodidacte et d’avoir des connaissances insuffisantes : il a beaucoup lu, il a intelligemment lu. Mais il n’a connu que soi-même ; il a tiré de son moi toute sa conception du monde : attitude foncièrement romantique, mais foncièrement insuffisante quand on veut recommencer à zéro la religion, la morale, l’éducation, la société, la politique. Jean-Jacques n’est objectif que par accident, lorsque son bon sens d’Helvète le ramène au réel et au possible, lui conseille de mettre des sourdines à ses théories si périlleusement sonores ; il est avant tout subjectif. Poète et romancier, il s’est construit un idéal où il se réfugie, mais il voudrait en même temps hausser le monde réel aussi près que possible de cet idéal. Son âge d’or, il le situe dans le passé, mais ce retour au passé, c’est, chez lui, un appel passionné à l’avenir.
Comme tous les hypersensibles qui ne cessent de se défendre et de se replier, Rousseau a l’esprit de contradiction. Quand il est en contact avec les masses, avec le peuple, il se sent individualiste, ce qui est une manière d’être aristocrate ; quand il est en contact avec l’aristocratie, ces gens du monde qui l’ont tant gâté, il se sent socialiste, ce qui est une manière d’être plébéien. Aristocrate, plébéien, il est l’un et l’autre : comme Genevois, il appartient à l’étage des citoyens, intermédiaire entre celui des patriciens et celui des simples habitants qui n’ont aucun droit politique. Il se sent donc, tour à tour, sujet, donc opposant, donc démocrate, et souverain, donc conservateur, donc aristocrate. Il transpose cette attitude psychologique en une attitude philosophique : « individualiste, quand il conçoit l’homme à l’état sauvage, écrit son plus récent biographe, M. John Charpentier, il devient socialiste quand il le conçoit à l’état civilisé ». D’où l’Émile et le Contrat, celui-là réfutant celui-ci.
« L’homme naturel est tout pour lui ; il est l’unité numérique, l’entier absolu, qui n’a de rapport qu’à lui-même et à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. » Et plus loin : « Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle ; il faut être décidé sur le parti qu’on doit prendre, le prendre hautement, et le suivre toujours. J’attends qu’on me montre ce prodige, pour savoir s’il est homme ou citoyen ou comment il s’y prend pour être l’un et l’autre. » Donc, « il faut opter entre faire un homme ou un citoyen ; on ne peut faire à la fois l’un et l’autre ». Mais tout Jean-Jacques, de toute son âme, répond : il faut faire un homme.
Voilà ce que proclame l’Émile. L’Émile et le Contrat social représentent les deux points extrêmes : l’individualisme, l’étatisme. Et l’on peut conduire cet individualisme jusques à l’anarchie, cet étatisme jusques au communisme. Antinomie. Mais elle n’est qu’apparente. En réalité, l’individualisme et l’étatisme sont ligués, par un contrat politique, contre les intermédiaires qui les séparent et qui les gênent, contre l’organisme société. M. René Gonnard, dans son Histoire des doctrines économiques, a bien mis cette conspiration intime en lumière : « Peut-être est-il possible de concilier autrement l’antinomie apparente, si l’on admet qu’individualisme et socialisme ne sont point si fondamentalement opposés l’un à l’autre, et que le second est plutôt, en réalité, une formidable excroissance développée sur le premier. Peut-être, malgré l’apparence, l’abîme n’est-il pas si large entre l’individualisme foncier de Rousseau, héritage spirituel de Genève, et son socialisme. D’une poussière d’hommes libres on passe plus facilement sans doute à un État autoritaire et omnipotent, qu’on ne pourrait le faire d’une société complexe, empiriquement bâtie, comportant de nombreux groupements intermédiaires entre l’individu et l’État. Et, non seulement le passage est, en fait, plus facile, mais la transition logique est elle-même plus aisée. De même, plus tard, l’État autoritaire des Sozialdemokraten allemands ne sera-t-il pas un Moi hypertrophié, un Unique, à la Stirner ou à la Nietzsche, réalisant une gigantesque contrefaçon de l’individu lui-même ? Il y a, dans la manière dont Rousseau part de l’idée de l’individu « né libre », pour aboutir à l’anéantissement de cette liberté dans le despotisme du Contrat social, comme une préfigure de la manière dont la philosophie juridique de la Révolution proclamera l’idée de la propriété, droit absolu (art. 544 C. C.), pour aboutir enfin à l’anéantissement de cette propriété dans le collectivisme ou le communisme : un individu moins « libre » n’aurait peut-être pas vu sa liberté aussi aisément exécutée par un tour logique de passe-passe. Et une propriété moins « absolue » n’aurait peut-être pas été aussi facilement absorbée : parce que l’individu « libre » et sa propriété « absolue » ne se seraient pas trouvés tout seuls et tout nus devant l’État. »
Ainsi, l’individualisme conduit à l’étatisme, parce que l’individualisme est, par définition, par nature, antisocial. Il ne peut concevoir la société. Il ne peut concevoir que l’État. Ainsi achève de s’expliquer la fameuse contradiction de Rousseau. Elle est patente, mais elle est logique.
En écrivant son traité, Rousseau pensait à Genève. « Le Contrat social, dit Gaspard Vallette, est un livre genevois écrit par un Genevois de l’opposition. » À ce moment, la petite république, suivant à distance l’évolution des autres républiques suisses, celle de Berne en particulier, tournait à l’oligarchie. Lorsque Rousseau parle du souverain, il pense au Conseil général, assemblée de tous les bourgeois et citoyens, et lorsqu’il parle du gouvernement, il songe au Petit Conseil. Son gouvernement idéal n’est pas même une démocratie, mais une aristo-démocratie, comme l’ancienne Genève : un souverain démocratique, un gouvernement aristocratique, en un mot, une aristocratie élective. « Il n’a jamais existé de véritable démocratie, écrit-il dans le Contrat, et il n’y en aura jamais. » Et plus loin : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » En tout cas, une démocratie n’est possible que dans un pays minuscule : dix mille citoyens, oui ; cent mille, encore ; au-delà, c’est trop.
Mais cette pensée qui est, je le crois bien, la conviction authentique de Jean-Jacques, on ne l’a point aperçue, on ne pouvait l’apercevoir. Elle disparaît complètement, effacée, timide, derrière la théorie et les formules. Seules, ces théories, ces formules possédaient une force agissante. L’évocation de la cité antique, Rome et Lacédémone, éclipsait la vague silhouette de Genève : celle-ci n’est désignée nominalement qu’une seule fois dans tout le Contrat social, plus une allusion au début ; la Suisse n’est citée, en passant, qu’une fois. Rousseau a écrit, a voulu écrire un traité abstrait et de portée universelle. Il a réussi, car le Contrat social est la charte de la démocratie moderne. Toute l’évolution de la démocratie s’y trouve retracée, de l’individualisme libéral à l’étatisme communiste. Rousseau, qui avait de géniales intuitions, n’a-t-il pas écrit, en parlant du gouvernement populaire : « Il n’y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme. » Pourquoi ? parce que ce régime, purement politique, est incapable de s’enraciner dans le social. Il est en perpétuelle oscillation entre deux pôles opposés.
Le Contrat social eut un succès de scandale. Mais il fut assez peu lu. L’influence de ce traité fut donc à retardement. Il devint le bréviaire d’un tout petit groupe : les démocrates, et ce groupe n’acquit d’influence qu’à partir de 1789. Alors, cette minorité bruyante, agissante, forte de son extrémisme, se servit du Contrat social comme d’un arsenal pour armer les masses inquiètes et mécontentes, et les entraîner : toujours le même phénomène, la rencontre explosive des théories formulées par quelques intellectuels et de l’affectivité populaire. La république française reçut donc de Rousseau sa doctrine ; et la démocratie française en demeurera profondément imprégnée.
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Il nous reste à envisager un dernier aspect, et non le moindre, du Contrat social : le nationalisme. En effet, Rousseau est un nationaliste, ou, tout au moins, le nationalisme trouve dans Rousseau son précurseur, son justificateur. Rousseau croit beaucoup plus à la patrie qu’à l’humanité. Ce que, dès son premier discours, il reproche à la civilisation, trop raffinée et à l’esprit trop universel du XVIIIe siècle, c’est d’affaiblir l’idée de patrie. Plus tard, dans son article Économie politique, rédigé pour l’Encyclopédie, il ira même jusqu’à écrire ceci :
« Il semble que le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblisse en s’étendant sur toute la terre, et que nous ne saurions être touchés des calamités de la Tartarie et du Japon, comme de celles d’un peuple européen. Il faut en quelque manière borner et comprimer l’intérêt et la commisération pour lui donner de l’activité. Or, comme ce penchant en nous ne peut être utile qu’à ceux avec qui nous avons à vivre, il est bon que l’humanité, concentrée entre les citoyens, prenne en eux une nouvelle force par l’habitude de se voir et par l’intérêt commun qui les réunit. » Dans l’Émile, il avait déjà déclaré : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Un des griefs que, dans le Contrat, il lance à la face des chrétiens, c’est d’être de mauvais soldats : « Comme l’Évangile n’établit point une religion nationale, toute guerre sacrée est impossible parmi les chrétiens. » Rousseau, – en cela il se révèle bien suisse – eut toujours un goût très prononcé pour la res militaris : la fête du régiment de Saint-Gervais est demeurée le souvenir le plus lumineux de son enfance ; il en fut, toute sa vie, impressionné ; toute sa vie, la parole de son père : « Jean-Jacques, aime ton pays », résonna dans son cœur. Ce qu’il préconise, c’est le soldat citoyen, la milice, la nation armée. Encore une tradition helvétique, sur laquelle il a greffé son admiration pour la phalange grecque et la légion romaine. Mais la nation armée, c’est un enfant de la révolution française, mère légitime ou illégitime de tous les nationalismes. Le Contrat social nous révèle donc l’union intime du nationalisme et de l’étatisme. Sous ce rapport, il est, avant les temps, un ouvrage national-socialiste au premier chef. Ce qui nous démontre l’influence universelle exercée par le Genevois Rousseau même sur ceux qui prétendent le répudier et réagir contre la révolution française.
On le voit, Rousseau transpose sur la nation, et sur l’organe politique de la nation : l’État, toute la liberté dont, par contrat, il dépouille les individus. Mais, pour que nation soit tout à fait libre, dans le monde, il faut que, dans l’intérieur de la nation, les individus soient tout à fait égaux. Individualisme nationaliste et socialiste à la fois : c’est le résidu même du Contrat social.
IV
Si, dans ce fourmillement d’idées contraires qui caractérise le XVIIIe siècle, nous cherchons à découvrir l’origine du socialisme, nous n’aurons plus grand-peine à nous orienter, après les travaux de MM. Adler, Bouglé, Cahen, Lichtenberger et Picard. Il ne nous reste qu’à en esquisser la synthèse :
L’idée directrice du XVIIIe siècle est celle des réformes : réforme des mœurs, de la société, des institutions, de l’État. Le but, c’est le bonheur. Le XVIIIe siècle fut eudémoniste, foncièrement. On sait, ou l’on ne sait pas, que l’eudémonisme est une théorie morale fondée sur l’idée de bonheur considéré comme le bien suprême. Mais l’eudémonisme du XVIIIe siècle n’est plus, comme celui de Platon, d’Aristote ou de Leibnitz, d’essence spiritualiste : terme de l’effort pour se rapprocher du divin. Il repose sur une conception matérialiste : c’est sur cette terre que l’homme doit s’organiser socialement pour trouver le bonheur qui consiste dans la jouissance à la fois rationnelle et naturelle de la vie. À ce point, l’eudémonisme devient de l’hédonisme, du matérialisme au moins pratique.
La « philosophie » ayant tout remis en question, il eût été singulier que la propriété eût échappé à cette révision générale des valeurs traditionnelles. De fait, la propriété fut discutée durant tout le siècle, mais d’un point de vue abstrait ou utopique beaucoup plus que d’un point de vue pratique. Rationaliste et romanesque en même temps, l’esprit du XVIIIe siècle a échafaudé des systèmes et raconté des rêves, mais il n’a point formulé de doctrines. Il n’a pas conçu un socialisme proprement dit, mais seulement des idées socialistes ; idées éparses et disparates, corollaires de ses idées sur la religion et sur le gouvernement, de son goût immodéré pour le pastoral et le primitif. Les conditions préalables manquaient pour qu’un véritable socialisme pût naître : il n’y avait pas de question ouvrière, mais simplement une question paysanne, ni de science économique vraiment constituée, sauf chez les physiocrates, et encore. Les théories du XVIIIe siècle sur la propriété ne correspondent point à un souci dominant, mais à des préoccupations, somme toute, secondaires, et surtout sentimentales. Elles n’occupent dans l’ensemble de la « philosophie » qu’une place restreinte ; ce serait fausser la perspective que de leur en donner une de premier plan.
Il n’en reste pas moins que le socialisme est en puissance dans cette philosophie. Il jaillit de multiples sources, et tous ces courants finiront par se rejoindre. À la fin du siècle, le socialisme n’attendra plus.
Quelles sont ces multiples sources ? Il en est de très différentes, de très éloignées. Le rêve pastoral à la Gessner, le mythe de l’âge d’or, la vision de bergers qui n’ont d’autres biens que leurs troupeaux. Le rêve antique, celui d’une Sparte vertueuse, austère et communiste, ou d’une cité selon Platon, encore s’agit-il d’un Platon mal compris. Le roman utopique, où l’on imagine des sociétés idéales. Le « bon sauvage » des missionnaires jésuites, le sauvage supérieur, parce que non corrompu, au civilisé. Et même la source chrétienne, les affirmations de théologiens rigoureux et absolus. Et même aussi la source féodale : le roi possesseur du sol et qui peut disposer à son gré de tout ce que détiennent ses sujets. Puis, les théories juridiques, fondées sur l’hypothèse d’un « état de nature ». Enfin, les paradoxes des frondeurs qui s’amusent à critiquer l’ordre établi.
À mesure que la « philosophie » se constitue, on voit se dégager des tendances dominantes. La première, c’est l’amour et la recherche de l’égalité qui furent peut-être plus forts, au XVIIIe siècle, que l’amour et la recherche de la liberté. La seconde, c’est la « sensibilité » qui pousse à s’attendrir sur le sort de ses semblables, et surtout des humbles, des déshérités, qui fait entrer dans la langue deux néologismes : la bienfaisance – le mot a pour auteur l’abbé de Saint-Pierre – et la philanthropie, qui donne à humain et humanité un sens nouveau, le sens d’une vertu. La troisième, c’est la morale utilitaire et laïque, dressée contre la morale chrétienne, religieuse. La quatrième, c’est l’opposition, déjà toute révolutionnaire, de nature à civilisation : on se figure que l’hypothèse purement juridique d’un « état de nature », correspond à une réalité à laquelle il faut revenir, ou de laquelle, tout au moins, il faut s’efforcer, le plus possible, de se rapprocher. La cinquième, ce sont les réformes, les discussions sur des points particuliers : le paupérisme, l’usure, le luxe, la condition des paysans, la question du blé, celle de l’argent.
À cette étape de la pensée philosophique, le socialisme, bien qu’il ne se dégage pas encore comme doctrine, ni ne rassemble autour de soi un parti, est un postulat. Il n’est pas né, mais il a ses ancêtres : un Morelly, un Mably, un Rousseau surtout, et même un Montesquieu, sans parler de cet extraordinaire abbé Mellier, le précurseur des révolutionnaires, des radicaux, des communistes. Morelly, dans son Code de la nature, établit le modèle d’une législation qui serait conforme à celle-ci ; il proclame la bonté originelle de l’homme ; il dénonce les méfaits causés par la propriété individuelle qui a corrompu l’état de nature, et, plus optimiste encore que Rousseau, il pense que l’homme, éclairé par les « lumières » sur sa vraie nature, pourra, grâce à la science et à la philosophie, retrouver le bonheur perdu. Mably, autre abbé, mais austère dans sa vie et sévère dans ses idées, par ailleurs croyant, est un antimoderne qui a la nostalgie de l’antiquité, ne jure que par Lycurgue et Platon ; il veut réformer la société bien que, dans son pessimisme, il soit persuadé que cela n’est guère possible et qu’il est trop tard ; lui aussi, voit dans l’inégalité la source de tous les maux ; lui aussi, attaque la propriété, rêve d’un retour à un communisme inspiré des anciens. Quant à Jean-Jacques, plus violent que Morelly et Mably dans ses critiques, il est moins positif quand il s’agit des remèdes ; la société, la civilisation de son temps, il les condamne sans appel ; il a, ce romanesque, plus que Mably ou Morelly, plus que tous ses contemporains, la nostalgie de la nature, de l’homme primitif, de l’âge d’or ; mais, dès qu’on lui demande comment on peut y revenir, il hésite et se montre prudent, même conservateur : n’a-t-il pas le bon sens d’un Suisse ? Néanmoins, son action sera beaucoup plus considérable et profonde, parce qu’il possède l’accent, l’éloquence, le lyrisme, le don de la formule, en un mot le génie. Ses disciples et ses successeurs iront tous plus loin que lui, car ils ne reculeront pas, comme lui, ou pas autant que lui, sur les conséquences. Enfin, voici Montesquieu, homme frivole et grave ; si son nom figure sur la liste des précurseurs, c’est uniquement parce qu’il a étudié, sans parti-pris, avec un réalisme tout à fait opposé à l’esprit d’abstraction des philosophes, les différentes formes de gouvernement, et que, sans se préoccuper d’édifier un État idéal, il a cherché par quelles vertus ces différentes formes se développent et se conservent. Il a des sympathies pour la république et la démocratie, il les conçoit sur le modèle des républiques et des démocraties antiques. La vertu de la démocratie, c’est, à ses yeux, l’amour de l’égalité ; mais, pour lui comme pour tout son siècle, l’égalité implique le partage égal des terres. Une société communiste, à la condition d’être restreinte, est donc, selon Montesquieu, possible.
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Ce qui conditionne le socialisme du XVIIIe siècle, tel qu’il faut l’entendre et que nous l’avons défini, c’est l’étatisme.
Le XVIIIe siècle avait une confiance sans limites dans le pouvoir de l’État. Il en attendait des miracles. Il l’avait substitué à la Providence à laquelle il ne croyait plus, ou plus guère. Il avait laïcisé la conception chrétienne de la monarchie absolue, telle qu’elle s’était formée dans les monarchies catholiques, à l’époque de la Contre-Réforme. Les rois n’ont au-dessus de leur trône que Dieu, dont ils sont l’image, qu’ils représentent temporellement ; ils tiennent de Dieu leurs pouvoirs absolus, mais ils en demeurent comptables devant lui qui leur fait la loi et qui se charge de leur infliger, quand il le faut, de grandes et terribles leçons. « La première partie de la politique, écrit, en 1661, Louis XIV dans ses mémoires pour le Dauphin, est celle qui nous enseigne à le bien servir. La soumission que nous avons pour lui est la plus belle leçon que nous puissions donner de celle qui nous est due ; et nous péchons contre la prudence aussi bien que contre la justice, quand nous manquons de vénération pour celui dont nous ne sommes que les lieutenants. »
Mais au XVIIIe siècle, la monarchie absolue devient l’absolutisme, ce qui est tout autre chose. Car l’absolutisme ne relève plus de Dieu, ni, à plus forte raison, de l’Église qu’il prétend asservir et transformer en une simple administration spirituelle, sous le contrôle du despote éclairé. L’absolutisme ne relève que de la raison d’État. L’État devient ainsi une fin en soi. Il ne reconnaît plus aucune autorité au-dessus de lui. Machiavel remplace Bossuet, en attendant d’être remplacé lui-même par les « philosophes ». Et voici comment :
Les « philosophes » ont accepté cette conception laïque de l’État ; bien plus, ils l’ont poussée dans leur sens, ils l’ont intégrée dans leurs systèmes. Mais leurs systèmes impliquent des réformes, toutes dirigées contre l’ancien régime, toutes inspirées par l’idée de bonheur. Leur antichristianisme les conduit à dépouiller l’État, le prince, de son caractère religieux et mystique. Naguère, la loi de Dieu, la primauté du spirituel, l’autorité de l’Église mettaient des freins et des limites à l’omnipotence de l’État incarné dans le monarque. Ces freins cèdent et ces limites tombent. L’État n’est plus qu’une institution purement humaine qui fonctionne selon la seule raison et qui s’élève comme une œuvre d’art. L’artiste est ici le prince dont la volonté est souveraine. Mais le prince doit se soumettre à la raison. C’est, on le voit, la règle classique appliquée au gouvernement des peuples. C’est aussi une idée de la Renaissance italienne : Jacob Burckhardt nous l’a magistralement expliqué. Seulement, voici la conséquence : la séparation progressive du prince et de l’État, le prince n’étant plus que le premier serviteur de l’État. Avant le XVIIIe siècle, le prince avait absorbé l’État. Maintenant, c’est l’État qui absorbe le prince. « L’État, c’est moi » : la formule reste, mais elle prend peu à peu un autre sens. L’État devient une idée générale, abstraite, un être de raison qui subsiste par soi-même et peut subsister sans le prince, si le prince ne se soumet pas aux règles de l’État, n’accepte pas de gouverner philosophiquement et selon les « lumières ». Mais gouverner philosophiquement et selon les « lumières », c’est précisément appliquer les réformes que les philosophes préconisent, c’est donc faire la révolution. Si le prince s’y refuse ou s’en montre incapable, la révolution se fera sans lui, par l’État qui n’en sera que plus absolu, plus despotique en devenant anonyme.
L’État est donc un mythe, un dieu qui n’a pas besoin de Dieu pour accomplir ce que Dieu seul pourrait accomplir : imposer le règne de la justice, de la vérité, de la liberté, de l’égalité, conduire, au besoin par la force, les hommes au bonheur. Ainsi, le XVIIIe siècle aboutit au socialisme d’État, en passant de l’absolutisme monarchique à la dictature révolutionnaire. Ne l’oublions pas : ce n’est point autrement que le XVIIIe siècle conçoit et que la révolution applique la démocratie. Le libéralisme à l’anglaise ou selon Montesquieu, n’y a point de place. Nous voyons de nos jours la démocratie, après avoir un temps traversé le libéralisme, revenir à cette origine, et la dépasser.
Il est frappant de constater que les philosophes parlent si peu du roi et si souvent de l’État, même lorsqu’ils ne conçoivent pas encore l’État sans le roi. Ce changement de langage est significatif, bien qu’ils n’en comprennent pas eux-mêmes la signification. Presque tous, ils admettent que l’État est le maître de la propriété, qu’il peut la modifier à sa guise, que la propriété dépend des lois civiles. Ils ignorent profondément les droits présociaux. Ainsi, la toute-puissance de l’État est pour eux un dogme.
Elle le redevient, sous nos yeux. Car le jour où les masses affranchies, « éclairées », comme disaient les philosophes, et comme ils entendaient qu’elles le fussent, et pourvues de tous les moyens électoraux qui leur permettront de faire sentir qu’elles sont la majorité ; le jour où ces masses organisées par le socialisme et guidées par le marxisme, arriveront au pouvoir, elles s’empareront de l’État tout-puissant, pour achever la révolution commencée au XVIIIe siècle. Cet achèvement s’accomplira en Russie.
Voilà le lien qui rattache 1789 à 1917. Il ne nous reste qu’à en suivre, l’un après l’autre, les anneaux. Car ce lien est une chaîne de fer qui va faire de l’homme libre un esclave, conduire de la liberté à la tyrannie, du libéralisme au communisme.
Il est vain, en effet, de vouloir arrêter une idée-force au milieu de sa course : elle ira jusqu’au bout. Le principe posé sort fatalement toutes ses conséquences. La seule mesure de défense est de lui opposer un principe contraire. Vérité fondamentale que, ni les libéraux, ni les radicaux, ni la première, ni la deuxième Internationale, n’ont jamais comprise. Ni certains conservateurs non plus.
CHAPITRE III
NOUS SOMMES EN RÉVOLUTION (Suite) :
DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
À LA RÉVOLUTION RUSSE,
DU SOCIALISME AU COMMUNISME.
Le XVIIIe siècle avait donc légué à la révolution française deux idées, héritées d’ailleurs de la Renaissance : l’individualisme et l’étatisme. Nous nous apercevons aujourd’hui qu’elles sont antinomiques. Mais, pour les « philosophes », pour les membres du Tiers, pour les révolutionnaires, cette antinomie n’apparaît point clairement. Au contraire, étatisme et individualisme sont, à leurs yeux, alliés contre l’ancien régime, contre tous les intermédiaires historiques ou naturels qui s’insèrent entre l’individu et l’État. L’individu et l’État, se trouvant donc gênés par les privilèges, par les coutumes et les autonomies locales, par les corporations, s’entendent pour détruire d’un commun accord ce vieil édifice. L’individu ne voit pas alors qu’il va jouer le rôle du cheval dans la fable de La Fontaine : pour se venger du cerf, le cheval prie l’homme de monter sur son dos :
L’homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos
Que le cerf ne fût pris, et n’y laissât la vie.
Mais, le cerf abattu, le cheval devait laisser sa liberté dans l’écurie de l’étatisme.
I
C’est l’histoire de la révolution française, l’histoire de toute la révolution qui touche maintenant à son point extrême. On ne comprendrait rien aux évènements qui vont de 1789 au Dix-Huit Brumaire, si l’on n’avait sans cesse devant soi ces deux termes : individualisme, étatisme.
Et d’abord, la révolution française est bien une explosion d’individualisme. Il suffit de relire la Déclaration des droits pour s’en convaincre. Mais prenons le régime du travail durant la révolution. Ce régime est rigoureusement individualiste, à un tel point que les ouvriers et les patrons eux-mêmes protestèrent. La loi du 14 juin 1791 supprime, non seulement le système corporatif, mais encore la liberté d’association. « Il ne doit pas être permis, dit Le Chapelier, rapporteur à la Constituante, aux citoyens de certaines professions, de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs : il n’y a que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. » On ne saurait mieux exprimer l’alliance temporaire, contre l’ancien régime, de l’individualisme et de l’étatisme, ni leur antinomie profonde.
Accomplie pour assurer la propriété au plus grand nombre possible de citoyens « la révolution, comme dit M. René Gonnard, devait laisser celle-ci plus fortement constituée que sous l’époque romaine ».
Cependant, la révolution a consacré la toute-puissance de l’État sur la propriété elle-même, son droit d’intervention dans toute la vie économique et jusque dans la vie privée des citoyens. On peut répondre que des interventions de ce genre se sont produites fréquemment sous l’ancien régime. Mais la différence est ici dans le droit, dans la philosophie qui les légitiment. Le droit féodal procède d’une philosophie chrétienne ; droit d’un prince, omnipotent certes, mais considéré comme un père de famille et un représentant de Dieu. En revanche, le droit moderne, procédant de la raison abstraite et d’une philosophie matérialiste, impose la tyrannie de l’intérêt général et d’un État anonyme contre lequel il n’y a aucun recours possible, parce qu’il n’y a plus rien au-dessus de lui que la volonté changeante de majorités temporaires, souvent factices. La terrible laïcité s’est introduite dans la vie publique.
Il est facile de voir que, dans ces conditions, ni l’individu, ni la propriété ne seront à l’abri de l’interventionnisme. La propriété peut être maintenue et même étendue : il n’en demeure pas moins qu’elle ne repose plus sur les principes qui l’assuraient, sur les droits présociaux. Ce qui la maintiendra encore, ce sera le droit civil, c’est-à-dire un droit qui dépend de l’État, que l’État peut modifier à son gré. Au fond de ce droit civil, nous ne trouvons guère que la force. La dépossession a commencé, il faudra bien qu’elle continue. On a dépossédé la noblesse de ses privilèges qu’elle considérait comme une propriété légitime ; on a confisqué les biens du clergé, autre forme violente d’expropriation : on a donc dépossédé les deux classes supérieures au profit de classes inférieures. Ces classes inférieures sont la bourgeoisie et la paysannerie. Tant qu’elles seront assez fortes pour tenir en mains le gouvernement et pour imposer leur droit civil, la propriété semblera demeurer intangible et même accrue. Mais ce ne sera qu’une apparence. Sous la bourgeoisie se découvrent la petite bourgeoisie, les classes moyennes, l’artisanat ; plus bas encore, sous la paysannerie et l’artisanat, le prolétariat ouvrier, qu’il s’agisse de l’ouvrier agricole ou de l’ouvrier des villes : à leur tour, ces classes revendiqueront la propriété au détriment des classes qui sont au-dessus d’elle et qui l’ont revendiquée contre l’aristocratie des privilégiés. Or, plus se trouvent nombreux ceux-là qui sont en appétit de propriété, plus celle-ci tend à se morceler quant à l’étendue, à s’amincir quant à la profondeur, jusqu’à devenir inconsistante et fictive. Et plus la propriété va s’exténuant, plus l’État tend à se substituer lui-même au propriétaire, à devenir lui-même le grand, l’unique propriétaire. Et le communisme est au bout.
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Tel est l’inévitable processus à la fin duquel nous assistons de nos jours. On assistait à son début durant la révolution française. Les historiens ne sont pas d’accord sur le caractère social de cette dernière : jusques à quel degré est-elle socialiste ? Le problème n’est pas très facile à résoudre. On peut, je crois, répondre ainsi :
La révolution française fut, pour commencer, bourgeoise et libérale. Avec les jacobins, elle tomba entre les mains des petits bourgeois dont le fanatisme est nourri de formules ; elle s’arrête dans son évolution qui la conduisait tout droit au communisme. Dès lors, soutenue par la peur de la dictature conventionnelle et par celle de la réaction, elle se maintient dans un état d’équilibre instable, oscillant entre la droite et la gauche, jusqu’au jour où la dictature de l’homme fort, du militaire heureux, s’imposera.
Ce qui empêche la révolution d’aller jusqu’au bout de sa logique, c’est-à-dire jusqu’au communisme, ce fut d’abord la forte base de petits propriétaires paysans sur quoi elle reposait ; ce fut ensuite la bourgeoisie qui, tout de même, la gouvernait ; ce fut enfin une élite d’administrateurs et de juristes probes, consciencieux, patriotes, qui travaillaient sans bruit, durant les troubles les plus violents, à légaliser la République, à en réparer ou arrêter les excès, et à sauver la France. Lorsque celle-ci se trouvera devant l’abîme de la faillite et la nécessité de conduire plus énergiquement la guerre contre l’Europe coalisée, ces possédants et ces travailleurs feront appel à la dictature et n’hésiteront point à la « stabiliser » en monarchie impériale, quittes à la laisser choir, lorsqu’à son tour Napoléon aura conduit son pays à la ruine économique et à l’invasion étrangère. L’empereur, en effet, absorbé de plus en plus par ses campagnes, et presque toujours loin de Paris, dut abandonner la politique intérieure à ces mêmes hommes, à ces jacobins et à ces bourgeois qui l’avaient porté au pouvoir. Il aurait bien voulu se débarrasser d’eux ; il n’y parvint jamais. Ce furent eux, au contraire, qui se débarrassèrent de lui, quand il fallut se résigner à la restauration bourbonienne pour obtenir une paix honorable. Mais ils n’acceptèrent Louis XVIII que sous garanties : il ne serait point touché aux « biens nationaux », ni à l’organisation administrative de la République, ni à leurs places où le roi fut assez prudent pour les laisser. En somme, ils ne demandaient à celui-ci qu’une chose : le maintien de la révolution bourgeoise et paysanne, et contre la révolution socialiste, et contre l’ancien régime. Mais, lorsque Charles X fit mine de revenir en arrière, vers l’ancien régime, ils le contraignirent, lui aussi, à s’en aller et ils surent employer pour cela cette même révolution socialiste, ce même prolétariat dont ils avaient, au fond, si peur. La monarchie de juillet fut pour la bourgeoisie française le terme de sa révolution.
Si nous venons d’anticiper, c’est pour bien marquer la marche et l’arrêt de cette dernière, son caractère essentiellement paysan et bourgeois, c’est-à-dire, en fin de compte, libéral plus que démocratique, et conservateur plus que socialiste. La révolution, provoquée par la bourgeoisie, fut donc confisquée par elle.
Confisquée par la bourgeoisie, la révolution apparaît plus politique, à distance, que sociale. Elle se manifeste, en effet, de 1789 à 1871, comme d’incessants changements de régimes dont aucun ne porte atteinte au principe de la propriété bourgeoise et paysanne, dont chacun, au contraire, a pour but de la maintenir et de la fortifier. Mais dès 1789, le socialisme n’en est pas moins là.
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Durant la révolution française, le socialisme est une aspiration qui cherche à se faire jour, arrive parfois à s’exprimer et à montrer sa force, mais pas encore à s’imposer, car les masses prolétariennes ne sont, ni assez « conscientes », ni assez « organisées » pour prendre le pouvoir. Le machinisme et la grande industrie n’en sont qu’à leurs débuts ; les sciences économiques et sociales ne sont point assez avancées pour fournir à ce socialisme naissant une doctrine : elles restent, dans leur ensemble, physiocratiques ou mercantilistes, surtout libérales, c’est-à-dire influencées par l’économie bourgeoise et paysanne. Lorsqu’on parle du peuple, on voit surtout le paysan et l’artisan, le petit bourgeois. Le socialisme de la révolution n’est guère qu’un socialisme de classes moyennes. Les troubles et l’anarchie favorisent les spéculateurs, les nouveaux riches, ceux qui seront demain les gros paysans et les grands bourgeois.
Les masses prolétariennes sont alors un instrument dont la bourgeoisie et les classes moyennes se servent, et dont elles sauront se servir en 1830 et 1848, quittes à le mettre au rancart, ou même à le briser, quand il devient dangereux. Pourtant, il se forme, dès 1792, une tendance extrémiste dont les revendications, toutes dirigées contre la propriété, ont déjà un caractère socialiste, voire communiste, très accentué. Sous la Terreur, la Montagne, qui est jacobine – autrement dit radicale-socialiste – est manœuvrée par les Enragés, qui sont communistes. Leur thèse est que la révolution politique doit aboutir à une révolution sociale, et que l’égalité politique doit conduire à l’égalité des biens. Dans les villes, la misère croissante du peuple leur fait écho. Les jacobins les répriment, mais ils subissent leur influence, surtout Hébert et son groupe. Guerre aux accapareurs ! guerre aux riches ! Dès le mois d’août 1793, on entre à toute vitesse dans la voie de la socialisation, de l’« économie dirigée ». La chute de Robespierre devait arrêter net cette course au communisme. Mais le principe de la propriété n’en restera pas moins fortement atteint. La constitution de 1793, qui ne devait jamais entrer en vigueur, portait cet article équivoque : « La propriété est le droit de tout citoyen à la jouissance des biens que la loi lui assure. » La dictature de Robespierre avait proclamé l’égalité politique et l’avait posée à l’extrême limite, là où devrait commencer logiquement l’égalité sociale. Ce fut la dictature des petits bourgeois.
Mais l’esprit petit bourgeois, qui est égalitaire avec passion, s’attache avec la même passion à la petite propriété. S’il s’attaque, par les moyens étatistes, à la grande ; s’il est interventionniste, partisan de lois qui limitent les biens fonciers, l’héritage, les réserves ; s’il cherche donc une égalité relative dans la propriété, il défend âprement celle-ci, telle qu’il la conçoit : restreinte et diffuse. Les jacobins ne vont d’ailleurs, en ce domaine, pas plus loin, et même moins loin que les girondins, ces théoriciens disciples de Rousseau. Saint-Just est le plus socialiste d’entre eux, mais à la manière antique. Ce qu’il rêve, c’est de transformer la France en une vaste Sparte, peuplée de laboureurs et de soldats, chacun ne possédant pas plus qu’il n’est nécessaire pour élever ses nombreux enfants, avec le secours imposé de la République.
La seconde tentative de pousser la révolution française jusqu’au communisme, fut celle de Babeuf, de Buonarotti, ce descendant de Michel-Ange, et de leurs adeptes, les Égaux, dont la devise était : l’égalité ou la mort. Les Égaux, que le Directoire s’empressa d’envoyer à la guillotine, sont des socialistes beaucoup plus conscients et beaucoup mieux organisés que les hébertistes ou les Enragés. Ils ont constaté l’accaparement de la révolution par la bourgeoisie à laquelle ils veulent opposer la dictature du prolétariat. Buonarotti, qui devait échapper à l’échafaud, et qui mourut à Paris en 1837, exercera une réelle influence sur le socialisme de 1830 et celui de 1848.
II
La naissance du socialisme que la révolution française portait dans ses flancs, pour m’exprimer en style classique, ne pouvait se faire sans la grande industrie et le machinisme.
Le machinisme et la grande industrie provoquent, en effet, une révolution économique et sociale dans le pays où ils apparaissent avant tous les autres : l’Angleterre.
Jusqu’au XVIIe siècle, l’Angleterre est agricole. Ses deux principales ressources demeurent les céréales et le mouton. Cet innocent animal, que Thorold Rogers appelle, avec une éloquence comique, « la pierre angulaire de l’agriculture anglaise », allait être la cause du grand développement manufacturier, et celui-ci, à son tour, constituer le premier prolétariat ouvrier, combien opprimé, combien misérable ! L’industrie métallurgique suit, puis celle des cotonnades et des toiles peintes. Sous le règne d’Élisabeth, commence brusquement l’essor maritime et colonial, entraînant celui de la banque. L’Angleterre profite de la décadence hollandaise, devient la grande concurrente de la France qu’elle finira par vaincre sur mer et dans les colonies. Dès le XVIIIe siècle, la suprématie économique est assurée à l’Angleterre.
Car le commerce et l’industrie commandent et dirigent toute la politique anglaise. L’hégémonie qu’elle entend exercer est une hégémonie économique. Elle ne fait la guerre, elle n’organise sa marine et ses institutions que pour cette raison : produire des marchandises, les vendre, les exporter, trouver des débouchés, se les assurer, et pour cela garder la maîtrise des mers. Il est naturel que la classe dirigeante soit, en Angleterre, celle des commerçants, des manufacturiers, des industriels et des banquiers, c’est-à-dire la bourgeoisie, la grande bourgeoisie. L’Angleterre, avant la France, fera sa révolution bourgeoise ; elle la fera en deux étapes : en 1642, avec Cromwell et la république ; en 1688, avec Guillaume d’Orange, à qui succéderont les Hanovre, et la monarchie constitutionnelle. Car cette rude lutte que l’Angleterre entreprend pour la « prosperity », suppose à la fois des institutions garantissant les libertés individuelles, et un chef héréditaire, assurant la conduite de la guerre et l’unité nationale. Voilà pourquoi, tout en conservant et renforçant les libertés républicaines, l’Angleterre ne s’est point attardée à la république, source de divisions et de luttes, mais est revenue à la monarchie, en passant par la dictature du Protecteur.
Le développement des manufactures et des industries postulait des moyens de plus en plus perfectionnés pour accélérer et accroître la production : ce fut le machinisme, qui apparaît dès 1760 environ. Les premiers inventeurs ne furent point des savants, mais des gens de métier qui, comme le dit M. Mantoux, dans son gros ouvrage sur la révolution industrielle en Angleterre, « mis en présence d’un problème pratique, employaient à le résoudre leur intelligence naturelle et leur connaissance approfondie des habitudes et des besoins de l’industrie ». Les savants ne vinrent qu’ensuite.
Mais le machinisme, parce qu’il favorisait les grandes entreprises industrielles, allait provoquer l’accroissement subit de la classe ouvrière et celui de la population tout entière. En 1690, Gregory King estime la population de l’Angleterre à cinq millions et demi d’habitants, dont un million et demi à peu près appartiennent à la classe des commerçants et des artisans, la majorité demeurant paysanne. Mais en 1801, l’Angleterre, avec le pays de Galles, monte à 8.873.000 habitants, et ce chiffre démontre qu’en un siècle la population a augmenté de 60 %. Et voici le second effet : l’exode des campagnards vers les villes et les régions industrielles. Village au début du XVIIIe siècle, Manchester, centre du coton, a cinquante mille habitants en 1790, quatre-vingt-quinze mille en 1801. Vers 1760, Oldham a trois ou quatre cents habitants ; en 1801, vingt mille. De 1740 à 1801, Birmingham, ville du fer, passe de vingt-cinq à soixante-treize mille. Le comté de Lancaster compte, en 1700, entre vingt et quarante habitants au kilomètre carré, en 1750, de soixante à quatre-vingts, en 1801, de cent à cent cinquante. Durant le XVIIIe, en revanche, des villes et des villages se dépeuplent, deviennent des « bourgs pourris ».
La machine et l’industrie posent donc, dès le XVIIe siècle, en Angleterre, la question sociale. Il n’est donc pas étonnant que les théories socialistes commencent de s’y formuler plus tôt qu’en France, et surtout d’une manière pressante et concrète.
D’abord, une crise agricole, déjà très ancienne puisqu’elle a pour cause la politique agraire des grands seigneurs qui avaient, après la Réforme, pris la place des propriétaires ecclésiastiques et pesaient durement sur leurs nouveaux sujets, sans rien faire pour améliorer leur sort, ni développer la culture du sol. C’est alors que la classe des yeomen, cette classe de francs tenanciers et de petits propriétaires ruraux, la force de l’Angleterre médiévale, commence de décliner ; c’est alors qu’on voit les fils de ces yeomen abandonner les campagnes pour devenir ouvriers dans les manufactures où on les traite avec une extrême dureté.
Après la crise agricole, celle de l’artisanat. En effet jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’industrie anglaise est organisée sous cette ancienne forme. Elle n’est pas concentrée ; les foyers de production demeurent encore multiples, dispersés ; les artisans travaillent avec un petit nombre de salariés et un outillage très simple. C’est toujours le système de la corporation médiévale, avec ses coutumes immuables et ses règlements étroits. Il s’y superpose un protectionnisme féroce : il est interdit, sous des peines allant jusqu’à la mort, d’exporter de la laine et même des moutons, interdit de tondre ceux-ci à moins de cinq milles des côtes, et tout défunt doit être enseveli dans un linceul de laine. Les ouvriers des manufactures sont soumis à de longues journées de travail, ils n’ont que des salaires très bas et le chômage est fréquent. L’industrie manufacturière dépend étroitement du commerce, et l’extension de celui-ci entraîne le développement de celle-là.
L’apparition du machinisme devait, dans ces conditions, provoquer une crise qui allait être une véritable révolution. Désormais, ce n’est plus le commerce qui entraîne l’industrie, mais la technique, c’est-à-dire les instruments de production. Grâce à la machine, il est possible de produire davantage et mieux avec moins d’ouvriers. La première réaction de ceux-ci fut de partir en croisade contre ces machines qui augmentaient leur misère. La destruction de machines par les ouvriers, bien qu’elle fût punie de mort dès 1769, provoqua de véritables mouvements révolutionnaires : c’est ce qu’on appelle le luddisme, qui fut particulièrement fort de 1811 à 1812, et s’accompagna de revendications économiques et politiques. Le luddisme se ranima en 1813, aux cris : « Du pain ou du sang ! » En 1819, à Manchester, et en 1820, à Londres, il y eut en effet du sang versé. Il fallut longtemps avant que les ouvriers s’habituassent à la machine et comprissent qu’ils pouvaient fonder leur socialisme sur elle. Au début, la machine, qui révolutionnait ainsi les conditions du travail et celles de la production, en ruinant de fond en comble le système traditionnel des manufactures, affaiblissait économiquement la classe ouvrière ; mais l’essor qu’elle imprima à l’industrie, eut comme résultat d’accroître le nombre des fabriques et par conséquent celui des ouvriers eux-mêmes. En prenant conscience de leur nombre, les ouvriers prenaient du même coup conscience de leur classe, de leur solidarité, de leur force, tendaient à s’organiser pour tenir tête au gouvernement et aux patrons, réclamer le suffrage universel, une législation sociale. En même temps, le machinisme avait une autre conséquence : le capitalisme. Le capitalisme, c’était la formation ou plutôt le renforcement de la classe bourgeoise qui, par ses fabricants, ses commerçants et ses banquiers, détenaient la grande richesse et gouvernaient en fait le pays. Le contraste, plus frappant en Angleterre qu’ailleurs, entre la classe bourgeoise et la classe ouvrière, conduisait tout droit à la lutte des classes.
Nous voyons donc se constituer, en Angleterre, simultanément deux doctrines : le libéralisme et le socialisme. C’est en Angleterre surtout que l’on peut constater leur origine commune : la révolution industrielle. L’économie politique anglaise, qui s’élabore avec Adam Smith, Malthus et Ricardo, évolue nettement du mercantilisme à l’industrialisme. Mais cette doctrine, fondée sur la liberté individuelle et sur le libre-échange, pose des problèmes dont la doctrine socialiste va s’emparer : le travail comme source principale de la richesse, la population, l’antagonisme des classes, les salaires, la plus-value, l’accumulation. À cette école libérale répond l’école socialiste. L’hypothèse communiste, déjà posée par Thomas More dans son Utopie, en 1516 – mais ce n’est qu’une idée littéraire et une vision d’humaniste – s’affirme avec Robert Wallace et William Goldwin, tandis que Charles Hall formule la théorie de la lutte des classes. Le socialisme, au sens moderne du terme, commence en Angleterre avec Robert Owen et ses disciples.
III
Ce qui formera le fleuve socialiste, sera donc la jonction du courant français et du courant anglais. Le courant français apportera les théories, les idées maîtresses, les mythes conçus par les « philosophes » du XVIIIe siècle, et l’impulsion donnée par la révolution française qu’il s’agira de reprendre et d’achever. Le courant anglais, en fait de doctrine, n’apportera au fond rien de spécifiquement socialiste, rien de nouveau, mais il apportera les théories mercantilistes et libérales dont l’influence sur le socialisme ne laissera pas d’être très forte. L’existence du libéralisme économique était une condition nécessaire à la formation d’une doctrine socialiste. Le socialisme avait besoin d’une base scientifique : la philosophie française du XVIIIe siècle ne la lui fournissait pas, ou du moins pas assez ; à part les physiocrates, qui sont incomplets et construisent d’ailleurs tous leurs systèmes sur la prédominance de l’agriculture, sur le retour à la terre, il n’y a point alors en France d’économie politique véritablement constituée. Or, celle-ci se constitue, en Grande-Bretagne, sur la base de l’industrialisme. Contre elle, mais à son exemple, en lui empruntant ses méthodes et ses résultats, le socialisme s’arme scientifiquement. Il ne faut pas oublier tout ce que Karl Marx doit à Smith, à Ricardo, à l’école de Manchester. Enfin, le courant anglais apportait les faits : la grande industrie, le capitalisme, le prolétariat, la misère sociale. On pouvait en déduire que cette misère était le résultat d’un état économique, résultat lui-même d’un autre état, celui du travail et de la propriété.
Le socialisme, au cours du XIXe siècle, va parcourir deux étapes. La première, sera l’étape romantique, jusque vers 1848, ou, si l’on veut, jusqu’à l’apparition de Karl Marx. La seconde, l’étape du matérialisme scientifique. Elle s’ouvre avec Marx et nous mène jusqu’à la révolution russe. On peut ainsi appeler la première étape, « l’étape française », parce que c’est alors la France qui fournit les maîtres : Saint-Simon, Fourier, Louis Blanc, Proudhon ; et la seconde étape, « l’étape allemande », parce que la direction de la pensée socialiste passe aux Allemands : Marx, Engels, Bebel.
Exacte dans ses grandes lignes, cette division n’apparaît plus si nette dès que l’on observe les détails. Il y a déjà dans le socialisme français de 1848 et d’avant 1848, des efforts pour se constituer scientifiquement, et des tendances au matérialisme. D’autre part, malgré son apparente rigueur scientifique et son matérialisme de principe, le socialisme allemand reste mystique ; il est tout imprégné de messianisme judaïque. Nous voyons ainsi qu’à ses deux moments principaux, le socialisme ne laisse pas de subir l’influence de l’atmosphère européenne. Or, jusqu’en 1848, pour fixer une date, l’atmosphère est romantique ; depuis 1848, elle est celle de la science expérimentale et positive, ou plutôt celle du scientisme.
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Durant la période romantique, c’est donc en France qu’apparaissent les principaux théoriciens du socialisme : Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, Auguste Blanqui, Louis Blanc, Vidal, enfin Proudhon.
Si nous essayons de caractériser ce socialisme français et romantique, nous distinguons les traits suivants :
L’idée centrale, c’est toujours que la révolution française est demeurée inachevée, que le moment est venu de la reprendre et de l’amener à sa conclusion logique : l’organisation communiste, ou du moins collectiviste, de la société. C’est reconnaître que le socialisme romantique se rattache étroitement au socialisme du XVIIIe siècle. L’égalité le hante, en effet, et, tout comme le socialisme du XVIIIe siècle, il obéit à des sentiments humanitaires et philanthropiques. Ce qui le choque, c’est le spectacle de l’inégalité sociale, richesse des bourgeois et misère des ouvriers. Mais il a le cœur large : il n’exclut personne de la cité future, pas même les bourgeois, pas même les capitalistes. Il tient encore du XVIIIe siècle – mais c’est peut-être un caractère bien français, – une plus ou moins forte dose d’individualisme : ne retrouvera-t-on pas d’ailleurs de cet individualisme jusque dans un Jaurès ? C’est l’affranchissement, c’est le bonheur de l’individu qu’il cherche à établir par les moyens socialistes et communistes. Il ne songe pas, comme les marxistes, ou comme les hégéliens, à écraser l’individu sous le poids d’une dictature impitoyable, sous le poids de la classe ou de l’État. En somme, on pourrait appeler tous ces théoriciens, de Saint-Simon jusqu’à Proudhon, des « philosophes sociaux ». Ils continuent la lignée des utopistes, ce qui d’ailleurs nous fait remonter bien au-delà du XVIIIe siècle. Comme les « philosophes », ils sont antichrétiens et croient à la perfectibilité, au bonheur.
En quoi ce socialisme est-il romantique ? Il l’est d’abord dans la mesure où le romantisme lui-même ne fait que prolonger et développer les tendances du XVIIIe siècle, le goût de celui-ci pour le romanesque, son esprit individualiste et humanitaire à la fois, sa sensibilité sociale. Le socialisme romantique se révèle ainsi le fils de Rousseau ; il possède, en effet, l’affectivité maladive de son père, son utopisme, sa passion égalitaire, sa croyance à la bonté originelle de l’homme et au contrat social. Ce qu’il me semble révélé cependant de spécifique, c’est son inquiétude qui prend une forme sociale au lieu de prendre une forme individuelle. On retrouve également le « mal du siècle » en ce malaise provoqué par une révolution inachevée, cristallisée momentanément dans son état bourgeois, mais qui va reprendre et continuer sa marche.
Le socialisme de 1830 et de 1848 est encore romantique par son mysticisme. Celui-ci est de même nature que le mysticisme libéral et démocratique d’un Lamartine ou d’un Victor Hugo, mais avec un coefficient plus fort de messianisme. Ce messianisme, à son tour, illustre un caractère général du romantisme : la diffusion du sentiment religieux hors d’une religion positive à laquelle on ne veut plus croire, et sa transfusion dans des idoles verbales. Enfin, la passion du bonheur universel est un lyrisme qui s’introduit dans une idée abstraite du XVIIIe siècle, et qui transforme un rêve pastoral en celui d’une cité future organisée pour la production.
En effet, il ne faudrait point s’y méprendre dans ce socialisme romantique, nous voyons entrer déjà les éléments essentiels qui constitueront plus tard la doctrine marxiste. Ce qui l’impressionne, c’est le spectacle de la grande industrie et de la société capitaliste. Celui de la société capitaliste le conduit à l’idée d’accaparer au profit des travailleurs les moyens de production, afin de donner à chacun la part qui lui revient selon ses œuvres, c’est-à-dire selon le résultat de son travail : ici, une fois de plus, se retrouve la parenté qui unit le socialisme à l’individualisme, tous deux ligués contre la famille, la corporation, contre ce que nous appelions les amortisseurs entre l’individu et l’État. On voit d’ailleurs déjà poindre l’étatisme, même chez ceux qui voudraient rendre l’existence de l’État inutile, au moins sous sa forme politique. Ce qui est encore « prémarxiste », c’est qu’il ne s’agit plus de réagir contre la machine, mais de s’en servir, c’est qu’il faut accepter l’industrialisme et en faire le plus puissant moyen de collectivisation. Car la raison d’être de la société, c’est la production. Celle-ci doit demeurer entièrement dans les mains des producteurs. Donc, l’arracher aux exploiteurs, aux capitalistes, aux rentiers, aux oisifs, à la classe possédante, qui est la classe bourgeoise : d’où la lutte des classes. Enfin, autre trait marxiste, déjà le socialisme romantique s’efforce à devenir scientifique, bien qu’il n’y parvienne pas : en réalité, il tend à devenir matérialiste.
Le marxisme et le socialisme scientifique se montreront fort ingrats à l’égard du socialisme romantique. Ils le méprisent et ils le rejettent. Comme ils sont allemands, c’est peut-être une attitude anti-française, au moins dans leur subconscient. En réalité, ils n’existeraient pas sans lui. Il est leur précurseur, leur préparateur. Ils lui doivent au moins les germes de leurs grandes théories. Il les anime de son esprit : marxisme et socialisme scientifiques demeureront, malgré eux et malgré leurs efforts, ce que fut le socialisme romantique, ce que fut, avant lui, le socialisme du XVIIIe siècle : une religion.
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Le socialisme français, de Saint-Simon à Proudhon, n’arrive guère à prendre contact avec les masses. Il ne forme pas une école, un parti. Ses théoriciens sont des isolés qui rêvent et travaillent chacun pour soi, et très souvent se contredisent. Autour d’eux, il n’y a que des cénacles, des chapelles. Les bourgeois ou les petits bourgeois tiennent toujours les leviers de commande, et se servent du prolétariat, toujours prêt à la révolution, comme d’une armée de réserve qu’ils font descendre dans la rue. C’est avec l’appui du prolétariat qu’ils mettront fin à la Restauration ; avec son appui qu’ils installeront Louis-Philippe sur un trône sans fleurs de lys ; avec son appui qu’ils renverseront ce dernier quand il leur aura déplu, et proclameront la deuxième République. Grâce à cette tactique, bourgeois et petits bourgeois arrivent ainsi à leurs fins : ils arrêtent un retour offensif de l’ancien régime, ils instaurent un régime de classe dont la garde nationale est la milice, ils obtiennent l’extension du suffrage universel, poussent le libéralisme jusqu’à la démocratie. Mais ils jouent un jeu dangereux, car, en se servant des masses ouvrières, ils leur donnent conscience de leur force et ils les dressent à la Révolution comme on dresse les soldats à la guerre par le moyen des grandes manœuvres, ils leur apprennent enfin à s’organiser. Partout d’ailleurs, au cours du XIXe siècle, la bourgeoisie libérale et la petite bourgeoisie démocratique ont fait elles-mêmes l’éducation politique et révolutionnaire du prolétariat. Elles ont donc beaucoup plus agi sur les masses que les théoriciens romantiques. Aussi bien les masses ne sont-elles pas romantiques : elles sont résolument pratiques et matérialistes ; ce qu’elles veulent, c’est le pouvoir et, en attendant, des réformes sociales. Des formules idéalistes arriveront à les ébranler ; mais, pour les organiser, il faudra une doctrine solidement fondée sur la vie économique, sur des données statistiques, et correspondant à des besoins pressants : le marxisme. Car les masses sont beaucoup plus accessibles au prestige des chiffres et de la science, ou d’une pseudo-science, qu’à celui de l’éloquence sentimentale et lyrique. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à écouter aujourd’hui, si l’on possède la « radio » chez soi, le poste de Moscou faire sa propagande pour le plan quinquennal.
IV
Cependant, le romantisme devait favoriser d’une autre manière le socialisme et la révolution : par la politique des nationalités.
Cette politique des nationalités a sa source radioactive dans la révolution française. Celle-ci prétendait libérer les peuples de la féodalité qui les opprimait encore. Déjà, au XVIIIe siècle, l’influence de la « philosophie » et celle de Rousseau avaient préparé le terrain au réveil des nationalités, en éveillant la conscience nationale et linguistique des peuples étrangers, en répandant l’esprit d’affranchissement jusque très loin hors de France, dans les élites intellectuelles et sociales, dans les générations nouvelles. Cette double action de la philosophie et de Rousseau a certainement contribué, au XVIIIe siècle, à ranimer le patriotisme italien et à lui donner une voix. Tout le monde sait ce que leur doit, en Allemagne, le mouvement du « Sturm und Drang », ou, en Suisse, le mouvement de l’helvétisme. On constate des réactions analogues dans les pays soumis aux Habsbourg, lorsque Joseph II se mit à centraliser l’administration de ses États, et voulut imposer à ses sujets allogènes l’allemand comme langue officielle. Ces réactions, il est vrai, s’opérèrent d’abord dans un sens conservateur et traditionaliste, mais l’esprit révolutionnaire y trouvera bientôt son compte.
Fatalité de la révolution française : celle-ci devait se retourner sans cesse contre la France. Car les Français de la révolution, à plus forte raison de l’empire, c’était, pour les Italiens, les Allemands, les Espagnols, et même les Suisses, et même les Belges, des étrangers et des dominateurs. Ils émancipaient les peuples, mais ils les soumettaient durement à leur hégémonie. Les peuples acceptaient, au début, l’émancipation avec enthousiasme, puis ils rejetaient l’hégémonie et n’avaient plus qu’un désir : se débarrasser des Français. Car la révolution était impérialiste et dictatoriale, comme toute révolution d’ailleurs. De là ce grand malentendu qui subsiste encore aujourd’hui entre la France et les autres peuples, la raison pourquoi les Français parlent si souvent de l’ingratitude que les autres peuples leur témoignent.
Dès la révolution française et dans la révolution française, nous diagnostiquons ce mélange détonant de nationalisme et d’internationalisme, et nous constatons que les deux termes de cette antinomie ont la même origine. La révolution est, en effet, latine, classique. Elle recommence l’empire romain. Elle abat la royauté, instaure la république, entreprend la conquête de l’Europe pour y imposer ses lois, ses « droits de l’homme et du citoyen », son système administratif ; elle adopte juridiquement les barbares et les reçoit dans sa romanitas ; elle refait l’Europe à la française ; elle se lance dans la lutte contre Carthage-Angleterre, et finalement se donne un César Auguste. Qu’elle ait eu conscience de ces similitudes, le mouvement du retour à l’antique dans les lettres et les arts, l’éloquence des jacobins, leur « âpreté romaine », les gestes de Napoléon, le décor même de son règne, tout cela le démontre.
Mais, contre la raison unificatrice qui inspire la révolution classique, se dresse maintenant le sentiment particulariste qui va inspirer la révolution romantique. Celle-là engendre celle-ci, celle-ci se retourne contre celle-là. La fille renie et chasse la mère. Au nom de la raison, au nom des droits de l’homme, la révolution classique s’arme pour émanciper de l’ancien régime les peuples, mais le sentiment national des peuples s’oppose de toute sa force à l’unification classique. L’homme en soi de la Déclaration n’est qu’un être abstrait, et les peuples, concrets et divers, ne s’y reconnaissent point. Joseph de Maistre déclare qu’il a rencontré des Russes, des Portugais, des Italiens, des Allemands, jamais l’homme en soi. Il s’est d’ailleurs trompé, car l’homme en soi, c’est le Français, ou du moins un certain Français : celui des classiques, devenu celui des jacobins. Or, c’est là précisément toute la différence qui sépare la conception classique de l’homme de la conception romantique. Nous constatons de nouveau que le classique cherche le semblable, l’universel, cependant que le romantique cherche avant tout le différent, le particulier. Ainsi, l’on voit mieux comment la révolution française a dégagé l’individualisme racial ou linguistique des peuples, comment elle a conduit à la politique des nationalités qui sera celle du romantisme.
La politique des nationalités nous apparaît alors comme la forme romantique de la révolution. Celle-ci se continua en deux étapes. La première fut dirigée contre la France, et pour cela les peuples n’hésitèrent point à recourir à leurs vieilles dynasties ou à leurs vieilles aristocraties que les Français avaient chassées ou diminuées. Le résultat fut la Restauration en France même et la Sainte-Alliance en Europe. Mais, ni la Restauration en France, ni la Sainte-Alliance en Europe, n’avaient aboli les effets de la révolution française. Si les peuples n’avaient pas oublié l’hégémonie révolutionnaire ou jacobine, ils n’avaient pas oublié non plus l’égalité, le Code civil, l’abolition des privilèges, les républiques éphémères. Le sentiment de la nationalité, de l’indépendance, une fois réveillé en eux, ne se rendormira plus. Quand ils n’auront plus rien à craindre de la France, ils reprendront la révolution française pour eux, dans leur sens, contre leurs rois restaurés ou leurs aristocraties réintégrées. S’ils sont des Italiens ou des Allemands, ils chercheront à s’unifier dans les vastes limites de leur langue et de leur race. S’ils sont des Slaves ou des Hongrois, ou d’autres allogènes, ils travailleront à rompre les lourdes unifications impériales qui les compriment. Nous aurons ainsi toute la série d’insurrections et de révolutions qui s’échelonnent entre 1820 et 1848, et qui, elles aussi, préparent la guerre européenne de 1914, durant laquelle la France reprendra son rôle d’émancipatrice, quitte à voir, une fois de plus, les émancipés se retourner contre elle.
Mais ce que nous avons à constater dans ces insurrections nationales, c’est l’appui qu’elles reçoivent du socialisme romantique. Il les appuie donc, et il les guide. Rappelons ici le rôle des carbonari italiens et des insurgés polonais dans les révolutions de 1830 et de 1848, rappelons la Jeune Europe. Socialisme et démocratie, nationalisme et internationalisme se donnent la main. La première internationale des peuples est, au fond, une « internationale nationaliste », et les revendications politiques ouvrent la route aux revendications sociales. D’un pays à l’autre, les révolutions s’enchaînent, obéissent aux mêmes mots d’ordre, souvent même aux mêmes chefs, Il se forme alors un état-major d’intellectuels, de conspirateurs et de proscrits. L’idéal humanitaire se lève au-dessus de l’idéal patriotique, l’affranchissement des peuples précède celui des prolétaires. Le mot peuple lui-même change de sens, ne signifie plus l’ensemble des habitants dans un pays déterminé, et voici la définition de Louis Blanc, en 1841 : « J’entends par bourgeoisie l’ensemble des citoyens qui possèdent les instruments de production ou capital, qui travaillent avec leurs propres outils et ne dépendent pas d’autrui. Le peuple est l’ensemble des citoyens qui ne possèdent aucun capital et dont l’existence dépend entièrement d’autrui. » Peuple est donc synonyme de prolétariat, comme le déclarait déjà, le 3 février 1831, une pétition d’ouvriers à la Chambre des Députés. Et le communisme remontre sa tête qui devait tant effrayer le gouvernement provisoire de la deuxième République.
V
L’apparition de Marx inaugure la seconde phase du socialisme : la phase dite scientifique.
Durant toute cette phase, la direction de la pensée socialiste passe des Français aux Allemands. À quoi il faut ajouter l’influence de l’esprit juif. Nul ne nous révèle mieux cette dangereuse rencontre que Marx lui-même, juif allemand, né à Trèves en 1818.
Il est utile de rappeler ici les grandes thèses posées par Marx dans son œuvre la plus importante, Le Capital, dont le premier volume paru en 1867, le second en 1885, deux ans après la mort de Marx, et le troisième en 1894 seulement. C’est d’ailleurs le premier volume qui importe : les deux autres, publiés par des disciples, ne sont plus du Marx garanti pur.
La première thèse de Marx est le matérialisme historique. La matière domine l’esprit et l’engendre. À l’origine de tout mouvement humain, on découvre les intérêts économiques. Les conditions de la vie matérielle déterminent les mœurs, les institutions sociales et politiques, le droit, la pensée elle-même, les croyances.
La deuxième thèse est celle de la lutte des classes. Perpétuellement, l’humanité apparaît divisée en deux classes, dont l’une exploite l’autre, en accaparant les moyens de production et s’exemptant du travail productif. Ainsi, une minorité parvient à vivre aux dépens d’une majorité, jusqu’au moment où cette dernière arrive à renverser par la force l’ordre économique et social qui s’est établi et dont elle est la victime. Les idées morales ne sont pour rien dans ces révolutions. Celles-ci ont pour cause des changements profonds dans la technique de la production.
La troisième thèse est celle de la valeur dont la substance est le travail humain et dont la mesure est la quantité de travail dépensé – non point de travail concrètement dépensé dans la production de telle ou telle marchandise, mais de travail socialement nécessaire. Par quoi Marx entend le travail qu’il faut pour produire dans des conditions moyennes. Il s’ensuit que, pour le même salaire, l’ouvrier travaille plus qu’il n’est nécessaire pour sa subsistance, et qu’il est donc exploité. Le capitaliste ne lui laisse aucun loisir pour vivre en homme.
Cette théorie marxiste de la valeur aboutit à la quatrième thèse, celle de la plus-value. Celle-ci est beaucoup plus compliquée. Marx commence par constater qu’à la forme immédiate, primitive, de l’échange : marchandise-argent-marchandise, est venue se substituer la forme médiate, artificielle : argent-marchandise-argent. On ne vend plus pour acheter en vue de ses besoins, mais on achète pour revendre en vue du gain. Celui qui possède de l’argent, ne le dépense que pour le reprendre avec un gain d’argent, au terme du cycle économique. Tout argent employé pour cela devient un capital. Qui jette cent francs dans la circulation, le fait pour retirer cent-cinq ou cent-dix ; ces cinq ou dix francs constituent la plus-value. Acheter des marchandises à leur juste valeur, les revendre ce qu’elles valent, et pourtant, à la fin de l’opération, réaliser un gain, donc retirer plus de valeur qu’on n’en avait avancé : tel est ce que Marx appelle le « mystère d’iniquité ». C’est que cette plus-value se réalise, non sur la marchandise elle-même, mais sur la force de travail, l’Arbeitsfkraft, donc sur l’ouvrier qui est la source de cette plus-value. Dans la société capitaliste, il y a une classe qui possède les moyens de production, et une autre qui ne possède que la force de travail. C’est le fait d’un ordre qui n’est plus conforme à la nature, qui n’est plus juste. On voit alors se produire ceci : qui possède les moyens de production met en œuvre la force de travail des ouvriers ; l’acheteur de cette force la fait travailler en faisant travailler celui qui la vend, et le produit est la propriété du capitaliste. Cette force de travail, qui peut créer plus de valeur qu’elle n’en a elle-même sur le marché, dégage donc une plus-value : cette plus-value devrait appartenir au travailleur ; mais, comme elle appartient en fait au capitaliste, le travailleur est victime d’un vol objectif.
L’accumulation croissante des capitaux est la cinquième thèse de Marx. L’emploi du capital permet d’obtenir de la plus-value ; la plus-value, à son tour, accroît le capital. Ainsi, l’épargne bourgeoise a pour but de transformer en capital la plus grande partie de la plus-value. Le prolétaire n’est qu’une machine à produire de la plus-value, au profit du capitalisme.
La sixième thèse est celle de la prolétarisation croissante. Le capital tend à s’accumuler dans les mains d’un nombre toujours plus restreint de personnes. De là des crises qui font retomber dans le prolétariat un nombre toujours accru d’autres personnes. D’où la disparition progressive des classes moyennes, d’où l’extension du paupérisme à la majorité de hommes.
Mais il arrive un moment, et c’est la dernière thèse, où une catastrophe se produit. Les forces que possède la minorité bourgeoise, sont tellement immenses qu’elle n’arrive plus à s’en rendre maîtresse. La société capitaliste ne pourra plus être maintenue, parce que les capitalistes ne seront qu’une toute petite minorité en face d’un prolétariat qui les déborde et qui a pris pleine conscience de sa force.
Ainsi, le capitalisme mène au communisme par le moyen de la révolution, résultat elle-même du déséquilibre des forces.
La doctrine de Marx est depuis longtemps l’objet de nombreuses critiques. Beaucoup de socialistes même s’en sont dégagés, au point qu’il existe aujourd’hui un socialisme antimarxiste. On conteste son originalité, on conteste surtout qu’elle soit scientifique. Mais tout cela ne saurait nous intéresser ici.
Ce qui nous intéresse, en revanche, c’est sa place historique dans le développement du socialisme, c’est son esprit, et la raison de son prestige.
Que Marx ait beaucoup emprunté à ses devanciers et à ses contemporains, nul ne le conteste plus. Il a pris son bien où il le trouvait, mais la disposition reste à lui. Il doit très peu au socialisme romantique, au socialisme français, qu’il n’aimait pas, pas plus qu’il n’aimait la France. Dire cependant qu’il ne leur doit rien, ne serait pas exact, car nous venons de retrouver dans le socialisme français de l’époque romantique au moins les germes de théories que Marx reprendra, développera. Marx a tout de même des attaches avec la révolution française et, par-delà, avec les « philosophes » et Rousseau : l’égalité, la conception purement matérielle du bonheur, la lutte des classes sont des idées qui lui viennent du XVIIIe siècle. Il a systématisé, matérialisé ces idées, il les a dégagées de tout ce qu’elles contenaient encore de sentimental. Mais il se place bien, lui et son œuvre, dans leur direction.
Marx fut surtout influencé par l’Angleterre industrielle, par les troubles sociaux dont elle était le théâtre. Sa vision du monde capitaliste – il vécut surtout à Londres – ce n’est pas autre chose que le spectacle de la société anglaise.
Pour être plus précis, constatons que Marx doit beaucoup à Smith, à Ricardo, surtout, son coreligionnaire, dont il reprend les idées sur la plus-value et le salaire. Reprocher à Marx d’avoir emprunté à d’autres la plupart de ses idées, ne me paraît pas juste. Marx a voulu faire une synthèse de toutes les idées socialistes et révolutionnaires : il y a réussi, et je suis près de convenir que cette synthèse a quelque chose de génial.
Marx a éliminé du socialisme tout élément idéal : c’est là son crime intellectuel, sa trahison à l’égard de la classe ouvrière. Il ne tient pas compte de l’intelligence. Il s’est efforcé de fonder la révolution sur des faits, des chiffres, des opérations arithmétiques, de la transformer en un postulat de la science économique, d’en faire une loi d’histoire. L’âge de bonheur et d’égalité, que Rousseau situait aux origines de l’humanité, il l’a placé dans l’avenir, et un prochain avenir. Ce qu’il affirme a ainsi quelque chose de profondément immoral, de profondément inhumain. Le matérialisme historique et dialectique dont il est le plus puissant initiateur, est la négation de toute âme, de toute valeur spirituelle, de toute liberté, la négation de l’homme lui-même. A-t-il vraiment voulu cela ? Marx prétendait volontiers qu’il n’était point marxiste. Il vivait alors d’une manière pauvre et maladive, dans une atmosphère d’amertume ; il était sous l’influence du scientisme, c’est-à-dire d’une conception purement matérialiste de la science. Il s’est étroitement enfermé dans l’économie politique et dans la sociologie. Il n’avait rien, ni d’un historien, ni d’un philosophe, ni d’un artiste. Il possède, en revanche, l’esprit de système, ce qui bouche les yeux et comprime le cerveau. Il est un de ces hommes dangereux qui expliquent la vie, le monde et l’univers par un seul de leurs aspects, et construisent leur « Weltanschauung » sur une seule idée. D’où ce qu’il y a dans sa vision de simpliste et d’unilatéral. Mais de là aussi l’influence que cette vision exerce sur les demi-intellectuels et sur les masses. Car les demi-intellectuels sont toujours séduits par la dialectique, l’apparente rigueur des développements, la logique des enchaînements. Ils n’aiment, ni la complexité des faits, ni les nuances de la pensée. Ils croient aux chiffres et aux formules, ces formules que l’on retient et que l’on peut répéter, qui sont pleines de passion condensée et d’ironie froide. En revanche, ils se défient de l’éloquence et du beau style dont ils ont toujours peur d’être dupes, où ils voient volontiers une manifestation aristocratique de l’esprit. Karl Marx, lui, n’a aucun style. Il est sec et morne, sa langue est grise, ce qui met en singulier relief les formules. Cela aussi était un avantage, car ses lecteurs prenaient ce style abstrait et lourd pour le langage de la science et la vérité. Enfin, ses thèses correspondaient à l’état des masses ouvrières, à leurs besoins, leurs instincts, leurs désirs, à leurs haines et à leurs espoirs : elles y correspondaient d’autant mieux qu’elles étaient faciles à dégager de leurs démonstrations parfois difficiles. Les ouvriers, en effet, ne lisent guère Marx lui-même, mais ils écoutent ses commentateurs et ses simplificateurs.
Mais le matérialisme de ce juif rhénan n’est qu’une apparence. Juif, Marx l’est jusqu’au génie. Or, le génie juif a ce caractère d’être messianique : il attend le Messie vengeur qui détruira ce monde d’iniquité pour instaurer le règne du bonheur sans fin, au profit et à la gloire de son peuple élu. Ce sera le jour des rétributions, l’éclatante revanche sur les exploiteurs et les oppresseurs qui serviront désormais de marchepied à leurs esclaves d’hier. Même lorsqu’il ne croit plus, lorsqu’il est athée, le juif garde son messianisme et, socialiste, révolutionnaire, le transpose sur le plan économique et social. Hypercritique, destructeur, allant du libéralisme jusqu’à l’anarchie, dès qu’il s’agit de la vie spirituelle et des idées, l’Israélite devient lui-même dominateur jusqu’à l’exclusivisme et, à la tyrannie, dès qu’il s’agit de la vie économique. C’est dégager deux traits profondément marqués au visage de Marx. C’est expliquer ses théories et ses mythes : la destruction violente du régime bourgeois, la dictature du prolétariat par l’accaparement de la production et de ses moyens, enfin le bonheur dans le communisme intégral. C’est, aussi, montrer l’influence et la part des juifs dans l’histoire du socialisme et de la révolution, du marxisme au bolchévisme.
Mais on retrouve, à côté des éléments judaïques, dans l’esprit et dans l’œuvre de Marx, des éléments germaniques très accentués. D’abord, l’athéisme de Feuerbach : Feuerbach passe du christianisme à un humanisme athée ; que, non plus la volonté de Dieu, mais la volonté de l’homme soit faite ! tel est son cri de guerre. Pour Marx, l’homme, c’est la masse prolétarienne. Puis la philosophie de Hegel, dont Feuerbach est le disciple qui exagère le maître. Le socialisme allemand a d’ailleurs dans Hegel sa source principale. Le panthéisme du grand philosophe wurtembergeois détruit complètement la notion de personne, et même d’individu, ou plutôt il noie la personne, l’individu, dans la mer de l’universel. Et cette mer roule de lourdes et puissantes vagues collectives qui s’appellent l’humanité, la nation, l’État. Humanité, nation, État, soumis au perpétuel devenir, sont des émanations de l’universel, rien ne peut s’opposer à leur évolution. Il est vrai de dire que, chez Hegel, tout se ramène à l’idée, n’est que forme matérielle de l’idée. L’État n’est donc, à ses yeux, qu’une forme politique de l’idée : de là ce qu’il renferme de divin, de là sa force absolue sur la terre. L’absolutisme monarchique, le militarisme prussien et le socialisme scientifique se déduisent tous trois de la politique hégélienne, de cette conception hégélienne de l’État. Il suffisait de matérialiser Hegel, tout en conservant sa dialectique, et de faire produire l’idée par la matière, c’est-à-dire de retourner la philosophie hégélienne, pour avoir Marx. Et rien que le style de celui-ci suffit de même pour nous révéler combien profonde fut sur lui l’influence de Hegel.
Il n’est au fond, ni un scientifique, ni un matérialiste. Il est un idéologue, presque un scolastique, et cet idéologue s’empare du concept matérialiste pour échafauder là-dessus un système qui relève de l’esprit pur. Marx est un à-prioriste qui part des thèses formulées par le manifeste communiste de 1848, comme si elles étaient évidentes. On a souvent fait remarquer que l’influence de Marx s’est exercée contre sa propre théorie. Pour Marx, le fait détermine l’idée, la révolution prolétarienne est donc déterminée par des faits qui la rendent inévitable. Or, toute l’influence exercée par Marx est celle d’une idée qui engendre le fait, à l’encontre du système : le bolchevisme lui-même en est la démonstration. Comme Satan démontre Dieu, Karl Marx démontre, à rebours, que l’idée est plus agissante que le fait, et qu’elle mène le monde. Le matérialisme historique est d’ailleurs, il est heureusement une idée et non un fait. Marx, malgré les apparences et sa réaction contre le socialisme romantique, se range parmi les plus puissants utopistes de notre temps. Son utopie est d’autant plus séduisante qu’elle s’appuie sur des données exactes et des prévisions justes, et revêt ainsi une apparence de vérité scientifique. Marx, reconnaissons-le, ne s’est pas toujours trompé. Sa critique de l’industrialisme franco-anglais est impitoyablement fondée. Son livre est un acte de protestation, de défense.
Mais sa plus grande réfutation, sera le bolchevisme lui-même. Car, si ce dernier échoue, comme il est certain, dans l’application de son plan quinquennal ; s’il n’arrive point à s’étendre à l’Europe et au monde, Marx n’a plus de sens, sa théorie catastrophique est à reléguer parmi les prophéties sans accomplissement, et le Capital est un vieux livre poussiéreux à ranger dans la bibliothèque des idées mortes.
VI
L’impulsion donnée par Marx au socialisme fut considérable. Non que Marx lui-même fût tout le socialisme, ni que le socialisme fût tout entier d’accord avec Marx : il existe, répétons-le, un socialisme antimarxiste, par exemple celui de M. de Mun. Il n’en reste pas moins que le marxisme faisait faire au socialisme un pas de géant dans la direction révolutionnaire et communiste. Dans ce sens, l’influence de Marx a, au XIXe siècle, une importance analogue à celle de Rousseau au XVIIIe : ils sont, l’un et l’autre, les deux noms dominants du socialisme.
Après Marx, ce qui est important, ce n’est pas la diversité des doctrines socialistes. Cette diversité démontre par ailleurs que ce mot de socialisme possède un sens extrêmement large, extensible, élastique, comme le mot de démocratie. On est toujours le socialiste de quelqu’un. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le socialisme, en tant que théorie, s’est beaucoup fragmenté. Du réformisme jusqu’au communisme, s’échelonne toute une série de systèmes. Socialisme municipal, socialisme d’État, socialisme agraire, socialisme chrétien. Sans oublier le socialisme esthétique, littéraire et sentimental, nous dirions même individualiste, comme celui du poète William Morris, en quoi on est autorisé à voir un réveil du romantisme social. Sans oublier non plus le socialisme parlementaire et démocrate, qui est un compromis ; sans oublier enfin le socialisme universitaire et le socialisme de salon, l’un en redingote, l’autre en smoking.
Si, après Marx, on considère uniquement les systèmes socialistes, on pourrait en conclure, et beaucoup en ont conclu, à un effritement. Un nouveau Bossuet aurait pu écrire sur les variations du socialisme un livre analogue à celui sur les variations du protestantisme. Même dispersion en sectes. Il semblait, avant la guerre, que le socialisme fût en train de s’atomiser.
Mais on se tromperait dangereusement, et de fait on s’est trompé, en ne considérant que les systèmes. Il y a le mouvement.
Ce mouvement a deux caractères :
Le premier, c’est l’extension progressive du socialisme à tous les domaines. Avec Marx, le socialisme se présentait encore comme une doctrine économique. Après Marx, il déborde ce cadre ; il tire les conséquences sociales, politiques, mais aussi intellectuelles et morales de son économisme. On le voit s’attaquer aux bases mêmes de la société moderne, à la conception de l’État, à l’idée de patrie, à l’art, à la pédagogie, à la morale, et surtout au christianisme. Le livre, abominable, en vérité, de Bebel sur la femme, est un exemple de cette extension beaucoup plus dangereuse que les manifestations du premier mai ou les grèves. Cela démontre péremptoirement que, sous la diversité des systèmes, sous leurs contradictions apparentes, le socialisme s’affirme de plus en plus comme un mouvement religieux. Or, cette religion ne pouvait être qu’antichrétienne. D’abord, parce que le christianisme, c’est le grand concurrent qu’il s’agit d’éliminer et dont il faut prendre la place : ainsi, on le représentera comme la religion de la société bourgeoise et capitaliste, comme le défenseur de la propriété et des coffres-forts ; en vertu de la loi d’évolution – ou de révolution – le socialisme doit donc remplacer le christianisme, tout comme celui-ci a remplacé le polythéisme du monde antique. Ensuite, parce que les principes fondamentaux du socialisme sont antichrétiens, à commencer par celui qu’il a reçu du XVIIIe siècle et de Rousseau : la bonté originelle de l’homme. Même lorsque, comme en Angleterre, le socialisme est encore imprégné d’idées chrétiennes, même lorsqu’il se réclame de l’Évangile, sa tendance antichrétienne apparaît nettement. Le socialisme, en effet, est entraîné, tout en bas, par le matérialisme. Le matérialisme est beaucoup moins, en soi, une ontologie, d’après laquelle la seule substance est la matière, qu’une tendance et même qu’un instinct ? « Expliquer le supérieur par l’inférieur » : telle est la définition du matérialisme que propose Auguste Comte. Or, c’est précisément la tendance profonde, l’instinct profond des masses elles-mêmes : leur tendance à subir leur propre poids et à retomber ad materiam primam, comme je le disais lorsque j’essayais d’expliquer le sens de toute révolution sociale ; leur instinct de révolte contre tout ce qui est supériorité, autorité, discipline, ordre et contrainte, à commencer par les contraintes morales. Ajoutez à cela que l’on est naturellement porté à donner la première valeur, la valeur de base, à ce qui est votre préoccupation dominante : la préoccupation dominante des masses, n’est-ce point la vie matérielle, la vie économique ? Marx l’affirme lorsqu’il déclare : « La structure économique de la société est la base réelle sur laquelle se dresse une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes déterminées de la conscience sociale. » Barbey d’Aurevilly disait que l’enfer, c’est le ciel en creux : nous dirons, nous, que le matérialisme, c’est de l’idéalisme en creux. Il faut un acte de foi pour être matérialiste ; pour être socialiste, il faut croire, comme à une vérité révélée, que le bonheur matériel est la fin de l’homme et qu’il se réalisera par le collectivisme ; il faut croire à la société future comme au paradis : le socialisme est donc une anticipation qui n’arrivera jamais à se réaliser. Le matérialisme marxiste, plus qu’un autre système, fournissait au socialisme la philosophie dont il avait besoin. Il n’est donc pas étonnant que le marxisme et ses succédanés aient traversé comme un boulet la diversité des systèmes socialistes, pour aller éclater en Russie. Toute conception matérialiste, même si elle est encore libérale et bourgeoise, doit aboutir logiquement au socialisme intégral, c’est-à-dire au marxisme, et c’est un grave avertissement.
Le second caractère du mouvement socialiste, réside en l’organisation politique et sociale des masses ouvrières. Cette organisation a pris deux formes, d’ailleurs très différentes, parfois même opposées : le parti politique, le syndicat.
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Le syndicalisme est un effort d’organiser, sur la base du réel ouvrier et du réel travail, le prolétariat.
La complexité du syndicalisme, ses incertitudes, ses variations, le rendent mal aisé à définir, si l’on cherche en lui un corps de doctrines. Sa psychologie, en revanche, permet de le comprendre assez facilement. Le syndicalisme est l’expression d’un malaise : le malaise éprouvé par la classe ouvrière dans l’intérieur obscur du socialisme. Voici, en effet, des oppositions profondes :
La plus apparente réside en ce fait que le socialisme est une idéologie, et le syndicalisme, un mouvement pratique. Le socialisme est un ensemble de systèmes conçus par des intellectuels travaillant au fond de leur cabinet. Le syndicalisme est l’expression de besoins précis, professionnels, manuels, éprouvés par des masses ouvrières. Le socialisme s’efforce d’appliquer un idéalisme romantique ou un mécanisme scientifique à la matière sociologique. Le syndicalisme s’efforce de dégager une doctrine de la réalité prolétarienne. L’un procède par déduction, de haut en bas ; l’autre procède par induction, de bas en haut. Le syndicalisme étouffe entre les deux termes du Contrat social : l’individu, l’État ; il élargit ses coudes et dilate ses poumons, afin de se faire place comme un intermédiaire assez puissant pour absorber, à la fois, et l’individu, et l’État. Le syndicalisme est, sous une forme moderne, contemporaine, un retour offensif de l’idée corporative. Il est un phénomène qui porte déjà la marque du XXe siècle, dans le phénomène socialiste qui porte celle du XIXe, voire du XVIIIe. Il est donc une réaction contre les principes de Rousseau, les dogmes de la révolution française, la sentimentalité romantique et les prétentions scientifiques de Marx et de ses disciples. Son esprit est positif : d’abord construire, organiser. On abattra ensuite la vieille maison bourgeoise, mais il lui paraît vain de l’abattre, si l’on a rien édifié à côté : la classe ouvrière risquerait de se trouver sans abri, assise sur des ruines. On fera donc appel aux moyens économiques, et non plus aux moyens politiques. Car le syndicalisme déteste le politicien autant que le théoricien. La politique sera exclue des syndicats, quitte à laisser à tout syndiqué la liberté d’appartenir au parti de son choix : voilà ce que déclare la « charte d’Amiens » en 1906. Le syndicalisme est antidémocrate, antiparlementaire ; ce qui compte à ses yeux, ce n’est pas le nombre, mais la volonté ; le droit syndical s’oppose ainsi au droit démocratique, celui-ci n’étant que « l’expression des majorités inconscientes pour étouffer les minorités conscientes ». Car la qualité du travail, l’amour du métier, l’effort vers la maîtrise, sont des lois pour le syndicalisme, une forme d’honneur ouvrier, une réaction contre le travail mécanique qui fait du travailleur un esclave soumis à la machine. Les militants sont donc des aristocrates ; ils constituent une élite professionnelle qui a le droit de commander, le prend, l’impose. Le principe d’autorité surgit ainsi dans toute sa force. Constructif, donc, et non démolisseur, le syndicalisme est cependant plus révolutionnaire que le socialisme : il a le culte de la violence, proclame l’action directe. Il a repris au marxisme la théorie de la dictature prolétarienne et le mythe du Grand Soir. Et l’homme le plus représentatif du syndicalisme, est Georges Sorel, qui est aux antipodes aussi bien de Marx que de Jaurès.
Tandis qu’en France, le syndicalisme est rentré peu à peu dans le cadre du socialisme, ailleurs, il évolue, soit vers le communisme, soit vers le nationalisme. Sa jonction avec ce dernier est d’ailleurs ce qu’il y a de plus probable. L’ouvrier n’est pas, en soi, international : il est national. Son horizon est trop limité pour qu’il se sente capable de l’élargir à l’humanité tout entière, même par la voie de la « solidarité de classe » ; ses besoins et ses intérêts les plus immédiats le poussent à la nationalisation aussi bien de l’État que de la production elle-même. Ainsi le syndicalisme tend à devenir la base d’un ordre national, la structure même de la nation, et il postule un pouvoir politique très fort : la dictature. Si l’ouvrier est devenu internationaliste, c’est parce que des intellectuels, dont beaucoup sont des juifs, se sont mis à sa tête. Le jour où il les éliminera – ce qui est fait en Italie et en Allemagne – il se retrouvera national, et il le sera même avec plus de violence qu’il n’en mettait à être international.
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En s’organisant en partis et en syndicats, le socialisme est devenu ce qu’il n’était pas encore, mais ce qu’il avait besoin d’être : une des principales formes politiques dans L’État moderne. Il était naturel qu’il exerçât sur cet État, surtout dans la démocratie, une influence de plus en plus prépondérante. Ainsi, dans le dernier quart du XIXe siècle, l’on assiste partout à un phénomène de contamination entre le socialisme, d’une part, les États bourgeois, et même monarchiques, de l’autre. Avant la guerre déjà, les États bourgeois et monarchiques, sous l’influence du socialisme, prenaient partout l’initiative de réformes sociales très profondes, ce qui était en soi un bien, une nécessité, mais dans le sens de l’étatisme, ce qui était un mal. Ils faisaient donc un pas ou deux à la rencontre du socialisme ; en revanche, celui-ci faisait un pas ou deux à la rencontre de l’État bourgeois. Il se déguisait en parlementaire, il se baptisait démocrate ; il consentait à des collaborations, à des alliances, à des compromis. Il semblait que l’extension du droit de suffrage, la diffusion de l’instruction publique, tout cela joint à la force de résistance que présentait, avant la guerre, la société bourgeoise, était fait pour briser, momentanément, l’élan révolutionnaire. Quand les socialistes arrivaient au pouvoir, ils se conduisaient comme des ministres bourgeois. En un mot, le socialisme ne faisait plus peur.
En réalité, le mouvement continuait, ralenti, si l’on veut, mais toujours dans le même sens. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer le programme de la première Internationale, lors de ses congrès, tenus à Lausanne en 1867, à Bruxelles en 1868 et à Bâle en 1869, au programme de la deuxième Internationale, définitivement reconstituée au congrès d’Amsterdam en 1919. Ces Internationales ont tout de même pour point de départ l’union communiste fondée à Londres en 1847 par Marx et Engels ; elles ont tout de même comme évangile le fameux appel : prolétaires de tous les pays, unissez-vous. C’est dire que le communisme est au bout. On y marche par la voie du collectivisme qui se propose de socialiser les moyens de production, tout en réservant la propriété véritablement individuelle, celle qui est mise en valeur directement par son détenteur. Ainsi, le nom de capital demeure appliqué à l’exploitation du travail fait par les autres. Mais ce n’est qu’une atténuation, ce n’est qu’une étape. La doctrine marxiste agit. Après la guerre, nous verrons surgir une troisième Internationale, le bolchevisme.
Le bolchevisme n’est donc pas autre chose que le socialisme intégral, le socialisme qui va jusqu’au bout de son idée collectiviste. Les socialistes le sentent et le savent ; de là leur attitude où la résistance se mêle à la sympathie. Car le bolchevisme les a tous dépassés ; il a transformé le socialisme en un parti intermédiaire qui n’a plus le bénéfice d’être pur et absolu. Ainsi, le socialisme se trouve, vis-à-vis du communisme russe, dans les conditions où le radicalisme se trouvait naguère en face du socialisme. Celui-ci est donc condamné à se laisser entraîner par sa gauche marchante dans la voie de la révolution, en semant, le long du chemin, tout un cortège disloqué de peureux et de traînards.
Mais le bolchevisme est un point extrême. Avec lui, la révolution touche le fond comme une masse ; or, dès qu’une masse touche le fond, elle éclate en morceaux. Si la révolution est un bloc, ne serait-il pas en train de se désagréger ?
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Le socialisme est donc aujourd’hui dépassé.
Il l’est par son potentiel communiste, et par le potentiel nationaliste que le syndicalisme contient en lui. L’aboutissement est donc, ou l’État national-socialiste, ou l’État prolétarien. Le socialisme n’est désormais plus qu’une attitude intermédiaire et transitoire entre la formule individualiste de la société bourgeoise et libérale, et la formule totalitaire et collectiviste de la société contemporaine, telle qu’elle existe en Russie, en Italie, en Allemagne.
Il l’est encore plus dans sa conception de la richesse. Pour lui, la richesse est fixée. Elle appartient à la classe bourgeoise, en face de laquelle se dresse la classe des prolétaires. Les prolétaires travaillent et n’ont rien, les bourgeois ne travaillent pas et possèdent tout. Les bourgeois ne cessent de consommer ce que les travailleurs produisent. Le socialisme en est resté à l’époque où la richesse, consistant surtout en terres et en immeubles, était pratiquement dans les mains d’une minorité qui la faisait exploiter par une majorité de fermiers, de métayers, d’ouvriers. À ce moment, la richesse pouvait sembler immobile, bien qu’elle ne le fût pas en réalité. Mais ce moment, c’était celui des diligences, du romantisme. Nous sommes dans un tout autre monde économique, où la richesse est diffuse, instable, par ailleurs beaucoup plus productive, et où les classes se sont multipliées, enchevêtrées, tout en devenant, elles aussi, instables et communicantes.
Le socialisme repose ainsi sur des conceptions périmées, contredites par les faits. D’où vient sa force ? Elle vient d’une idéologie sentimentale qui a rendu à la classe ouvrière la conscience de son existence d’abord, puis de ses besoins et, je le reconnais, de sa dignité humaine. Cette classe était vivante, mais elle n’était pas légale. Elle s’est soulevée, organisée pour le devenir.
Le socialisme a joué un rôle considérable dans la reconstruction de la société. À bien des égards, un rôle salutaire. Il a réintroduit la notion de classe. Nous devons au mouvement socialiste le type d’organisation sociale qui sera sans aucun doute à la base de la société moderne. Mais, en réintroduisant dans la société l’idée naturelle de classe et l’idée très ancienne d’organisation professionnelle, le socialisme s’est trompé s’il a cru travailler au seul profit du prolétariat. Car, dès que vous donnez à une classe la conscience de son existence, vous la redonnez, par contrecoup, à toutes les autres classes. La bourgeoisie a pris conscience de son existence contre la noblesse. Le prolétariat a pris conscience de son existence contre la bourgeoisie. Les organisations ouvrières ont provoqué à leur tour les organisations patronales. De proche en proche, sous l’empire des nécessités économiques, le système des organisations professionnelles s’est étendu. De proche en proche, l’idée de la solidarité des classes s’est répandue. Aujourd’hui, le pays vivant a remporté la victoire sur le pays légal dont il a rompu le front sur tous les points, et auquel il commence de dicter sa loi.
Le socialisme a joué un rôle d’avant-garde. Socialisme : remarquons bien ce que ce nom signifie. Il signifie que le social est plus important que le politique, il signifie que le social fait vivre et que le politique ne fait pas vivre, il signifie qu’il appartient au pays vivant de constituer le pays légal, et non pas l’inverse. C’est la fin de l’erreur idéologique, d’après laquelle une constitution se déduit de notions abstraites, absolues. C’est la fin de l’erreur individualiste. C’est un assainissement.
La doctrine socialiste elle-même est faite pour assurer le triomphe d’une classe sur une autre classe, mais elle est incapable d’harmoniser les classes entre elles. Le socialisme ne dépasse, ni le problème de la production, ni celui de la répartition. Son idéal est ce qu’on appelle en Russie la « planification », c’est-à-dire la mystique de l’organisation rationnelle du travail, mais avant tout du travail matériel, suivant la formule : se servir de chacun selon ses capacités, donner à chacun selon ses besoins. Le socialisme est donc une doctrine révolutionnaire, puisqu’elle tend à libérer le prolétariat, à en assurer la suprématie. Il est, malgré toutes ses excroissances, une doctrine économique, aussi exclusivement économique en réalité que la doctrine libérale était exclusivement politique. Cela se comprend. Pour se libérer de l’aristocratie, des privilèges, et pour assurer sa suprématie, la classe bourgeoise devait faire une révolution politique. Pour se libérer de la bourgeoisie, du privilège bourgeois par excellence, le capitalisme, et pour assurer la suprématie de la classe ouvrière, le socialisme doit accomplir une révolution économique.
Mais la révolution politique est si vieille que déjà elle appartient à l’histoire ; ses résultats essentiels sont acquis, absorbés. Quant à la révolution économique, elle est faite, et ce fut l’œuvre du capitalisme lui-même. Le capitalisme postule, en effet, le premier, la reconstruction sociale ; il a ouvert l’âge où il faut substituer à la lutte des classes l’harmonisation des classes. Tout socialiste qui réfléchit doit bien se rendre compte, en effet, que le problème du travail est insoluble sans l’harmonisation des classes, et que la lutte des classes doit nécessairement finir à partir du moment où la classe ouvrière a réussi à faire, comme telle, reconnaître son existence, et où ses droits essentiels ne sont plus contestés. Sans cela, la révolution économique elle-même avorte, et par la faute du socialisme qui transforme cette révolution en une crise d’épuisement.
Seulement, mettre fin à la lutte des classes, harmoniser les classes, ce n’est plus un problème politique, ce n’est plus un problème économique, ce n’est plus un problème social, c’est un problème religieux. Ou plutôt ces trois aspects, politique, économique et social, sont les corollaires d’un problème religieux. Le politique, en effet, porte l’accent sur les droits, l’économique, sur les produits, le social, sur les rapports humains. Mais il n’y a là que des sources de conflits. Le principe de conciliation doit être placé plus haut : dans la morale. Mais la morale elle-même est suspendue à la religion comme un lustre à la clef de voûte, dans le chœur de la cathédrale. Car il s’agit de la destinée humaine, et cette destinée n’est concevable que si elle dépasse la vie terrestre, puisque, en parlant de destinée humaine, nous songeons, non à l’individu et à son devenir terrestre, mais à la personne et à son être immortel.
Voilà pourquoi j’ai confiance dans l’organisation corporative que Léon XIII préconise dans l’Encyclique Rerum Novarum, et Pie XI dans sa Quadragesimo anno, ces chartes de la société organisée, et que l’Italie, l’Allemagne, le Portugal ont appliquée ou sont en train d’appliquer, que l’Autriche a résolu d’appliquer, que la Suisse, je l’espère, appliquera demain. Mais la solution corporative serait incomplète, si elle n’aboutissait, ni à la restauration de la famille, ni aux droits régionaux, ni, en décongestionnant l’État, au renforcement de son autorité politique. Au surplus, l’organisation corporative est la seule forme économique et sociale qui soit chrétienne. Le libéralisme et le socialisme sont antichrétiens dans leur essence, et le catholicisme les a subis : il ne les a jamais acceptés. Retour donc, non à l’ancien régime, mais à ses principes et à son esprit. Revenir au point de départ d’où le XVIIIe siècle, entraînant le XIXe, a pris la fausse route. Contre-révolution économique et sociale en un mot.
CHAPITRE IV
DU ROMANTISME
ENVISAGÉ COMME INQUIÉTUDE
Notre époque est celle des forces contraires, des antinomies.
Une de ces antinomies, et non des moins frappantes, est celle qui existe entre le matérialisme opaque et l’idéalisme évanescent du XXe siècle à ses débuts.
Pourquoi s’en étonner ? L’excès de matérialisme provoque toujours des réactions idéalistes. Plus ce matérialisme pèsera lourdement sur les sensibilités et sur les esprits, plus s’exagérera cet idéalisme. La fuite dans les nuages, le refuge dans l’utopie.
Cette fuite dans les nuages, ce refuge dans l’utopie s’expliquent d’une autre manière encore : l’inquiétude. Le passé fut meurtrier, le présent est morne, l’avenir paraît sombre. On veut espérer quand même, on veut du moins oublier. Alors on a recours à l’optimisme anticipateur. On rêve de reconstructions magnifiques, assis au milieu des ruines. On parle de paix, là où il n’y a point de paix, on se rassure avec des formules, on se console avec des mots, on s’encourage avec des espoirs. Ainsi Condorcet, fuyant l’échafaud et, pour lui échapper, prêt à se réfugier dans la mort, rédigeait son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Il y a beaucoup de petits Condorcet, à bon marché, parmi nous.
Troisième explication : l’époque où nous vivons irrite et use les nerfs, elle met à vif les sensibilités. Les évènements sont grands, mais les hommes sont petits. Les questions matérielles priment toutes les autres. Comment donc s’étonner si, dans la jeunesse, chez les artistes, chez les intellectuels, l’on constate une recrudescence de romantisme ?
Nous sommes donc encore dans le romantisme. De fait, depuis Rousseau, nous n’avons jamais réussi à en sortir complètement. Nous n’en sortirons que lorsque nous serons entrés dans un nouvel ordre, dans la tranquillité de l’ordre.
I
Le romantisme : j’en ai parlé déjà, j’aurai à en parler souvent, au cours de ce livre. Le moment est venu de préciser, d’analyser ce qu’il signifie. Je commencerai donc par appliquer ma méthode, qui est de fixer le sens du mot. Ensuite, je m’efforcerai de passer du mot à la chose. Comme je m’adresse à des lecteurs français, je choisirai mes exemples surtout en France. Il est vrai que le romantisme est moins significatif en France qu’en Allemagne ou qu’en Angleterre ; le Germain, l’Anglo-saxon, le Slave aussi, sont romantiques de tempérament ; le Latin, en revanche, et d’abord le Français, est rationnel, mesuré, logique de nature ; il aime des choses définies dans un monde clair ; le romantisme n’est, chez lui, qu’un accident. Mais que cet accident lui soit arrivé, c’est l’indice d’une inquiétude générale, européenne, qu’il a subie.
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L’introduction du mot « romantique » dans la langue française, correspond au besoin que l’on éprouve d’exprimer, non une idée nouvelle, mais un sentiment nouveau. Au début, il ne s’agit que du sentiment de la nature extérieure, du paysage. Mais, notons-le comme un premier élément du romantisme, un paysage que l’homme n’a pas encore ramené à sa mesure, un paysage solitaire, sauvage, montagneux. Sentiment tout moderne, que l’antiquité n’a guère connu, que le moyen âge a ignoré, dont les premières manifestations se rencontrent en Italie, chez Dante, Pétrarque, plus tard, Æneas Silvius.
Quel est ce sentiment ? Le plaisir, mêlé d’inquiétude et de mélancolie, ressenti par un homme sensible, un poète, un artiste, en face de la nature intacte et grandiose, qu’il aime, non pour son utilité, mais pour sa beauté, et parce qu’en face d’elle, il peut être seul : individualisme mêlé de panthéisme affectif.
On rencontre, dès le XVe siècle, dans le latin médiéval, ou plutôt moderne, un adjectif, romanticus. Il traduit le vieux français romant, romantz, de l’adverbe latin romanice, – « à la manière des Romains ». Par là on désigne une œuvre littéraire, en langue romane, un récit en prose relatant des histoires merveilleuses, des aventures de héros, de chevaliers. Les Gesta Romanorum semblent à l’origine du nom appliqué à ce genre : le roman en prose, dernier avatar de la chanson de geste, et origine de notre roman moderne. Dans romantique, il y a roman, dans roman, langue romane, dans langue romane, Rome : telle est la généalogie toute droite, simplifiée. Retenons donc, comme élément secondaire du romantisme, la survivance, la vision médiévale.
Au XVIIe siècle, deux adjectifs sortent de roman : en France, romanesque ; en Angleterre, romantique. L’adjectif français désigne des idées, des sentiments, des actions, des faits que l’on ne trouve que dans les romans : il se rapporte, en dernière analyse, à l’homme. L’adjectif anglais s’applique aux paysages qui suggèrent des scènes de roman : il se rapporte, en dernière analyse, à la nature.
Dans la langue anglaise, romantic est un néologisme qui apparaît dans des correspondances, des relations de voyages, des journaux intimes, jusques au moment où de véritables écrivains, des poètes comme Addison, Pope, Thomson, se mettent à l’employer. Il est en pleine faveur vers 1725, lorsque viennent à la mode les fameux jardins anglais, ou « jardins naturels », opposés aux jardins architecturés, construits, de la Renaissance italienne et du classicisme français.
En France, le mot romantique apparaît sporadiquement au cours du XVIIe siècle, comme une transposition de l’anglais. En 1675, un anonyme blâme Sorbière d’avoir, dans son voyage en Angleterre, « parlé en termes romantiques » du pays de Kent. Mais le terme ne s’implante pas encore, et le nouveau sentiment de la nature, qui s’annonce, est fort embarrassé à s’exprimer. « Un je ne sais quoi », dira Fénelon. « Pittoresque », « romanesque », seront des adjectifs appliqués par Diderot aux paysages. Les traducteurs d’ouvrages anglais, lorsqu’ils rencontrent romantic, hésitent eux-mêmes à le transposer : ils écrivent, à sa place, romanesque, ou ils reproduisent l’anglais en italiques, faute de mieux. Mais il était naturel que l’on arrivât de romantic à romantique : Rousseau franchira le pas, lorsque, dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire, en 1777, il osera qualifier les rives du lac de Bienne de romantiques.
Ce qui aide au succès, à la diffusion du mot, c’est l’usure de l’adjectif romanesque. Il prend un sens péjoratif. Romantique, en revanche, se grossit de sentiments nouveaux. Il se différencie, et de romanesque, et de pittoresque, ou simplement de poétique. Il ne s’applique plus aux seuls paysages, mais aux sentiments que ces paysages provoquent. Il désigne des évènements, des circonstances, des scènes, des attitudes. Puis il désigne un style, un genre, des œuvres littéraires. Enfin, il devient le nom d’une école. Le dictionnaire de l’Académie l’admet en 1798, dans son sens premier : « situation romantique, aspect romantique » ; il ne l’admettra dans son sens littéraire qu’en 1878, en même temps que le substantif romantisme.
Car celui-ci est plus jeune que l’adjectif. Entre 1820 et 1830, on hésite entre « romanticisme », de l’italien romanticismo, employé par exemple en 1819 par Sismondi, et « romantisme », de l’allemand romantismus, employé par les Schlegel. Stendhal, italophile, écrit romanticisme ; Mme de Staël, germanophile, amie des Schlegel, écrit romantisme. Et celui-ci, plus bref, l’emporte.
Telle est, en partie d’après les travaux d’un spécialiste, M. Alexis François, professeur à l’Université de Genève, l’histoire du mot. Nous pouvons maintenant aller à la chose.
II
Romantique, nous venons de le voir, a un sens vague ; il désigne, non une idée, mais un sentiment. Romantisme a un sens encore plus vague, parce que plus étendu.
Jamais on n’a pu arriver à définir le romantisme. Jamais les romantiques eux-mêmes n’ont pu arriver à se mettre d’accord sur le sens du mot romantisme. Autant de romantismes que de romantiques : rappelez-vous les amusantes lettres de Dupuis et Cotonet. Pourquoi ?
Il est possible, il est facile de définir le classicisme, parce qu’il repose sur des principes rationnels, parce qu’il se fonde sur des règles, sur une doctrine, et que ses aspects les plus divers se ramènent aisément à l’unité. En revanche, le romantisme se réclame de l’instinct individuel, de l’intuition, de l’imagination, de la fantaisie. Il est le règne du sentiment, le règne de l’individualisme. Mais l’individu est ce qu’il y a de plus variable dans la société, le sentiment est ce qu’il y a de plus variable dans l’individu. De là ces retournements, ces oppositions, ces antinomies qui ne cessent de caractériser le romantisme. De là tout ce qui est insaisissable, instable, illimité en lui. Le classicisme s’est fixé dans des chefs-d’œuvre conformes aux règles qu’il a déduites lui-même de sa doctrine ; le romantisme est en perpétuel devenir : « Je suis une force qui va. » Il passe d’idée en idée, de théorie en théorie. Il se roule et se déroule comme un nuage poussé par le vent.
Qu’est-ce enfin que le romantisme ? Ce n’est pas une doctrine. C’est, comme l’a dit fort bien M. Jean Calvet, un phénomène complexe et fuyant. On définit une doctrine, on décrit un phénomène.
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Quelle est l’origine psychologique du romantisme ?
Cette origine nous oblige à remonter jusqu’à la fin du XVIIe siècle, en tous cas jusqu’aux premières années du XVIIIe.
Le XVIIe siècle s’était sculpté un type idéal de l’homme : l’« honnête homme », en qui nous retrouvons l’homme du monde, le chevalier, l’humaniste, mais aussi le chrétien. Type parfaitement équilibré, dans lequel les éléments rationnels et les éléments affectifs formaient une harmonie complète. L’honnête homme était animé par l’amour du grand, le goût de l’héroïque, un fort penchant au romanesque ; mais il possédait le sens de la mesure et des convenances, il avait établi en lui le règne de la raison. Il était fait pour la société dont il était le produit. Il partageait son temps entre cette société, la cour et la ville, et le service du roi, le service de la France. Il était donc sociable, non individualiste. Il était psychologue et moraliste. Il cherchait à se bien connaître soi-même, et à bien connaître les autres. L’honnête homme, c’est le modèle que se propose une élite dans laquelle la France recrutait ses chefs, à un moment où elle avait à se reconstruire elle-même et à mener la guerre sur tous les fronts. Ce fut aussi le modèle de l’Europe entière, – ce qu’on nomme « l’Europe française ».
Mais, dès la fin du XVIIe siècle, ce type de l’honnête homme se déforme lentement. Les malheurs qui marquèrent les dernières années du grand roi et du grand règne, avaient fait perdre confiance dans les principes sur lesquels l’ordre royal, l’ordre classique, s’était établi. On vit alors s’opérer cette dissociation entre la raison et la foi que Descartes avait préparée sans le vouloir, car il était un croyant, presque un mystique. Le rationalisme qui était contenu dans l’esprit classique, se dégagea et continua son chemin tout seul. Il suivit sa pente, jusqu’au matérialisme absolu. Il engendra la « philosophie » du XVIIIe siècle. Cette philosophie sensualiste, utilitaire, qui devait substituer aux dogmes chrétiens deux mythes : l’infaillibilité de la raison et le progrès indéfini de l’esprit humain, conduisait tout droit à la compression du sentiment, au desséchement de la poésie, à l’abus de l’esprit. En même temps, un autre règne, celui des salons qui avaient enlevé peu à peu à la cour la direction de la littérature et de la pensée, commençait, lui aussi, d’étouffer toute personnalité sous le poids du bon goût, de la politesse, de la galanterie, des conventions mondaines.
Une réaction, un retournement n’allait point tarder à se produire. Ce fut la révolte du cœur contre le cerveau, du sentiment contre la raison, de l’individu contre la société.
Cette réaction prit la forme du retour à la nature, de la nature que l’on se mit à opposer, et à la raison, et à la civilisation. Entendre, ici, par nature, non plus seulement la nature humaine, la vérité psychologique, comme les classiques l’entendaient, ou bien le monde extérieur, la terre, le paysage, les solitudes, les pays lointains. Retourner à la nature, c’est affranchir l’homme de la société, c’est le rendre à soi-même ; c’est, par-dessus toute la civilisation, revenir à la vie primitive, à la vie de l’instinct. Car la nature est bonne, l’homme est bon puisqu’il fait partie de la nature, et, si l’homme a cessé d’être bon, c’est parce que la société l’a corrompu. On reconnaît là les grands thèmes qu’entre 1750 et 1762, Jean-Jacques est en train d’orchestrer.
La nature se présente donc sous deux aspects : dans l’espace, et c’est le monde extérieur où l’homme se réfugie pour échapper à la société ; dans le temps, et c’est le retour à un état primitif d’égalité, de justice et de bonheur. En face de ces deux aspects, l’homme d’alors, l’« homme sensible » prend deux attitudes, l’une individualiste et l’autre révolutionnaire.
Telle est l’origine psychologique du romantisme. Il est donc le produit d’un retournement, d’une dissociation qui s’est opérée dans l’intérieur de l’homme Il est une contradiction interne, donc une inquiétude, une instabilité, un malaise enfin.
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Pour définir le romantisme, il est des notions à ne jamais perdre de vue :
La première, c’est que le romantisme est un mouvement beaucoup plus vaste qu’une simple révolution littéraire. Il englobe les écoles romantiques, mais il les dépasse largement. Il s’étend bien au delà, dans tous les domaines. Il n’y a donc pas seulement un romantisme poétique, littéraire, il y a un romantisme politique, social, religieux. On retrouvera le romantisme jusque dans les sciences et jusque dans la vie économique. On le retrouvera dans la métaphysique aussi bien que dans la psychologie. Il ira de l’art à l’histoire. Il enveloppera tout, il imprégnera tout, comme une atmosphère.
La seconde notion, c’est que le romantisme est bien antérieur au XIXe siècle. En France, il commence vers le milieu du XVIIIe ; il commence au moins avec Jean-Jacques Rousseau que l’on reconnaît maintenant pour le père du romantisme, mais dont on peut dire sans exagérer qu’il est le romantisme lui-même.
La troisième, c’est que le romantisme est d’essence nordique, il est un souffle du Nord. Les littératures anglaise, allemande, scandinaves, slaves, sont naturellement romantiques : voilà pourquoi on ne trouve jamais chez elles de classicisme pur, non pas même chez un Goethe. Le romantisme croît dans la mesure où décroît l’influence gréco-latine. Il y a donc beaucoup de vérité dans la théorie staëlienne qui partageait l’Europe entre les littératures du Nord, ou romantiques, et les littératures du Midi, ou classiques.
Quatrième notion : le romantisme est un mouvement européen. Né en Angleterre, au moment où la pensée anglaise s’émancipait en philosophie, en morale, en science, il est passé à la fois en France et en Allemagne. L’Angleterre ne pouvait exercer d’influence universelle : sa langue, alors peu répandue, son originalité qui étonnait, son isolement insulaire étaient autant d’obstacles. Elle joua un rôle de précurseur, d’inventeur. L’action universelle fut exercée par la France dont le romantisme prit tôt un caractère plus généralement humain qu’ailleurs : en cela, le romantisme français continue, en la transformant, la grande tradition classique. En Allemagne, le romantisme revêtit un caractère national. Si nous l’étendons au « Sturm und Drang », et même à ce que les Allemands appellent leur école classique – et nous sommes en droit de le faire – le romantisme allemand est d’abord l’assimilation, et de la littérature anglaise, et des idées élaborées par les philosophes français, en première ligne par Jean-Jacques Rousseau ; il est ensuite la conscience que prend l’Allemagne de son génie propre et de son unité ; il est enfin une introspection et une métaphysique, un « romantisme subjectif ».
Cinquième notion : hors de France, le romantisme est donc un mouvement d’indépendances nationales, origine lui-même des nationalismes germanique, slaves, italien. Alors, les nations européennes se découvrent et se définissent, en littérature et en politique, et contre la domination littéraire du classicisme français, et contre la domination politique de la révolution française, de l’empire napoléonien.
Enfin, le romantisme est, du point de vue littéraire, une époque de rénovation. Cette rénovation nécessaire nous a valu, et combien magnifique ! une poésie dont aucune autre époque ne nous offre l’équivalent ; un développement, tout nouveau, lui aussi, bien que préparé au XVIIIe siècle, du roman, qui devient un grand genre, et un genre multiple ; une émancipation, moins réussie, du théâtre ; un épanouissement de l’histoire ; la découverte des génies populaires, la critique enfin. Le romantisme se définit : la modernisation totale de la littérature prise dans son sens le plus large, langue, vers, style, sujets, images, inspiration. Cette modernisation s’est faite contre le classicisme dégénéré en académisme. C’était la forme la plus légitime de la révolution que cette révolution littéraire, car, de toutes les parties de l’ancien régime, la littérature, singulièrement la poésie et la tragédie, était la plus desséchée. La pensée du XVIIIe siècle, la pensée philosophique, et le retour à la nature l’avaient déjà blessée à mort. Il y a moins de différences entre un Rousseau ou un Diderot, d’une part, et, de l’autre, un Chateaubriand, un Victor Hugo, qu’entre ce même Rousseau, ce même Diderot, et un Bossuet, un Racine, par exemple. Même un Jacques Delille nous apparaît à mi-chemin entre Boileau-Despréaux et Lamartine. Byron diffère plus profondément de Pope que de Poe. Un abîme s’est creusé entre ces deux contemporains ou quasi contemporains, Gottsched et Bodmer. Mais il ne serait point difficile de démontrer – M. Pierre Moreau vient de le faire – que le romantisme français continue en partie le classicisme, et qu’on lui doit une plus intelligente compréhension de ce classicisme, entendons celui du XVIIe siècle. Et Goethe, qui fit, aux yeux des Français, figure de romantique – ce n’est pas complètement une erreur de perspective, – représente tout ce que le génie allemand a pu assimiler de classique sans devenir artificiel, sans perdre ses caractères, son romantisme congénital. La littérature, l’esthétique, les grandes œuvres du romantisme, sont hors de cause Je tenais à le bien marquer, pour éviter un malentendu.
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Ce qui nous intéresse ici, c’est l’inquiétude romantique, ou le romantisme envisagé comme l’expression d’une inquiétude, titre à la manière de Mme de Staël ou de Stendhal.
Le XIXe siècle – par quoi j’entends l’espace de temps qui va de la révolution française à la révolution russe – est une époque instable. Il nous apparaît aujourd’hui comme un intermédiaire entre deux mondes. Le premier de ces mondes, l’ancien régime, nos arrière-grands-pères l’ont vu mourir ; l’autre, nous le voyons naître dans la douleur. Entre cette mort et cette naissance, entre 1789 et 1917, l’Europe est demeurée trop profondément bouleversée pour être capable de retrouver son équilibre. Elle n’a pas retrouvé son équilibre politique : les guerres de la révolution et de l’empire contenaient en germe le grand conflit de 1914-1918. Elle n’a pas retrouvé non plus son équilibre social : le socialisme, précisément, le démontre. Comment, dans ces conditions, aurait-elle retrouvé son équilibre intellectuel et moral ? La philosophie du XVIIIe siècle avait tout remis en question ; aux valeurs anciennes elle en avait substitué de nouvelles, dont la plupart, à l’expérience, se sont révélées fausses et nocives. La pensée s’est décomposée, en même temps que les idées se multipliaient.
De là cette inquiétude générale des esprits qui est le fond du romantisme.
Le romantisme, c’est l’angoisse du devenir : de quoi demain sera-t-il fait ? l’angoisse de l’individu qui se trouve soudain libéré de toutes les contraintes anciennes, à commencer par la contrainte classique, mais qui ne sait plus sur quoi s’appuyer et sent chaque marche s’enfoncer sous ses pas. L’angoisse romantique, angoisse faite de crainte et d’exaltation, est le résultat, intellectuel et affectif à la fois, de l’alliance temporaire conclue entre l’individualisme et l’étatisme contre les institutions intermédiaires qui les gênaient. L’individu libéré de la famille, de la corporation, des racines, des ordres, des disciplines religieuses et morales, des règles intellectuelles, a commencé par célébrer sa liberté, la libération de son moi. Puis il s’est aperçu qu’il était seul, seul en face des grandes forces inorganiques et collectives qu’il avait mises lui-même en mouvement et qui menaçaient de l’écraser : le peuple, la nation, l’État, l’humanité, le cosmos. Il y a dans tout romantique un individualiste et un panthéiste, l’un vis-à-vis de l’autre, comme deux adversaires qui se mesurent : un nain contre un géant. Le sentiment du moi et le sentiment du tout – et ce n’est point la même chose que le sens du soi et le sens de la totalité – voilà la force affective qui va d’un pôle à l’autre de l’antinomie romantique. Ou mieux, les antinomies intellectuelles raison, nature, individu, État, d’où le XVIIIe siècle était parti pour entreprendre sa révolution contre l’ancien régime, devaient, en se répercutant dans les « âmes sensibles » ou, pour ne plus employer ce vieux jargon, dans les tempéraments sensibles jusqu’à l’excès de jeunes gens et de poètes, produire ce malaise affectif, cette antinomie de sentiments : le romantisme.
Liberté, égalité, fraternité, s’étaient écriés les démocrates du XVIIIe siècle et la révolution française. Si nous analysons cette banale devise qui n’a plus guère de sens aujourd’hui, nous y découvrons ces réactions affectives que l’alliance des contraires a provoquées. La liberté, réaction individualiste, affranchissement, solitude. L’égalité, réaction panthéiste, nivellement de tout ce qui est individuel dans le collectif, absorption de l’individuel par le collectif qui vit d’une vie propre, qui est une force en mouvement. Enfin, la fraternité, effort de l’individu et du collectif pour se rejoindre et se concilier dans un vague et impétueux sentiment d’amour sans objet précis, le suicide sentimental de l’individu dans le devenir universel.
Si je voulais illustrer d’exemples ce commentaire et montrer sa justesse, je n’aurais qu’à citer les jeunes générations allemandes du « Sturm und Drang » dont je parlais tout à l’heure, cette colonne d’attaque et d’assaut. Il y a là un premier romantisme où l’individualiste et le panthéiste, le national et l’humanitaire se mêlent et se confondent. Le « Sturm und Drang » est, du point de vue où je me suis placé, beaucoup plus significatif que le romantisme français ; mais Lamartine et Victor Hugo passeront entre 1830 et 1848 par une crise analogue.
Cette crise allait ouvrir toutes les écluses du lyrisme, car le lyrisme seul pouvait exprimer cet état affectif, cet état d’exaltation et d’inquiétude, cette libération, puis cette angoisse du moi. Le romantisme est « tout traversé de frissons métaphysiques », dit M. Lanson. Il a su exprimer immortellement la souffrance humaine, les révoltes du moi, la gêne d’un âge pris entre le passé et l’avenir, le regret de ce passé, l’espoir dans cet avenir, l’optimisme et le pessimisme, l’essor vers l’absolu et la chute dans le relatif : toute l’inquiétude moderne, entre ce qui fut et n’est plus, ce qui devient et n’est pas encore.
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Une sorte d’enquête instituée en 1825 par le Globe, sur le sens du romantisme, nous révèle bien ce qu’il y a de subjectif et d’insaisissable, mais aussi de libéral, de révolutionnaire en lui.
Voici ce qu’en pense le critique protestant Vitet :
« Pour préparer cette nouvelle révolution, de nouveaux encyclopédistes se sont élevés ; on les appelle romantiques. Héritiers, non des doctrines, mais du rôle de leurs devanciers, ils plaident pour cette indépendance trop longtemps négligée et qui pourtant est le complément nécessaire de la liberté individuelle, l’indépendance en matière de goût. Leur tâche se borne à réclamer pour tout Français doué de raison et de sentiment le droit de s’amuser de ce qui lui fait plaisir, de s’émouvoir de ce qui l’émeut, d’admirer ce qui lui semble admirable, lors même qu’en vertu des principes bien et dûment consacrés, on pourrait lui prouver qu’il ne doit, ni admirer, ni s’émouvoir, ni s’amuser. Tel est le romantisme pour ceux qui le comprennent dans son acception la plus large, ou, pour mieux dire, la plus philosophique. C’est, en deux mots, le protestantisme dans les lettres et les arts. »
Vitet marque ainsi clairement ce qui, malgré les apparences, malgré la réaction du premier romantisme contre le XVIIIe siècle, rattache le romantisme à la « philosophie » et, par de là, au XVIe siècle, humanisme et Réforme : l’émancipation de l’individu, qui est alors le moi.
III
Je voudrais maintenant porter l’attention sur deux aspects du romantisme : le mal du siècle, et l’effort d’adaptation, par la politique, à la société moderne. Ce sont, eu effet, les deux faces de son inquiétude et de son instabilité.
Le prototype, le coryphée, c’est Rousseau, cet individualiste farouche, inadaptable, mais qui cherche à s’adapter et, pour cela, reconstruit le monde. Rousseau influence les générations suivantes, dans l’Europe entière. Il les lance dans la lutte sociale, nationale, mais il les maintient dans leur moi, tout en excitant leur sensibilité : contradiction initiale, qui va tout fausser.
Donc, l’inquiétude, l’instabilité, nous les découvrons déjà dans tout le préromantisme, au XVIIIe siècle, qu’il s’agisse, en France du « retour à la nature », en Allemagne du « Sturm und Drang ». Il ne faut pas se méprendre sur l’optimisme qui règne alors dans les âmes sensibles. Cet optimisme est une simple attitude « philosophique » ; on veut croire à la bonté naturelle de l’homme, à la bonté de la nature, au progrès, aux lumières ; on veut croire qu’en marchant vers la révolution, on marche vers une aurore. Mais cet optimisme que l’homme sensible porte dans son cerveau, est en contradiction avec l’inquiétude et la mélancolie qui s’amassent au fond de son cœur. Car cet homme sensible ne va point tarder à être la victime de sa propre exaltation. Au début, il s’exaltait dans la joie, dans l’espoir ; il versait sa bonté sur la bonté des choses. L’enfance, la bienfaisance, l’amitié, la « beauté », le spectacle de toutes les vertus et celui de la nature lui faisaient verser à tout propos de douces larmes. Mais le voici qui recherche la solitude, hante les forêts, les montagnes, les ravins qu’il prend pour des précipices, et les bords des ruisseaux qu’il prend pour des torrents ; voici qu’il éprouve de plus en plus la nostalgie des âges primitifs et des régions lointaines ; voici enfin qu’il se dégoûte de la société, de la civilisation, parce qu’il ne cesse de les comparer à la nature et aux âges primitifs. Nous arrivons ainsi à ces âmes vagabondes, à ces âmes éprises de changement, qui s’épuisent elles-mêmes dans leur insatisfaction, leur instabilité. D’ailleurs, les écroulements que les idées philosophiques avaient provoqués dans les esprits en leur enlevant toute foi positive et toute confiance dans l’ordre politique, social et religieux qu’était l’ancien régime, ont provoqué à leur tour un déséquilibre pathologique : un Werther en sera la victime. Dès la fin du XVIIIe siècle, dans ce trouble des esprits, dans cette irritation des sensibilités, on sent l’approche d’une catastrophe qui va détruire un monde, une société, une élite. Telle sera donc la première génération romantique, celle du XVIIIe siècle, celle des âmes sensibles.
La génération suivante sera celle de la révolution. Elle y figurera comme actrice, ou comme victime, ou même simplement comme spectatrice. Elle continuera d’être inquiète, d’être instable, mais sous une autre forme. Les évènements ont posé un problème d’adaptation : comment s’adapter à cette France, à cette Europe, à ce monde que les idées de la révolution et les guerres de l’empire ont si profondément transformés ? Cette adaptation implique une révision des valeurs. Il s’agit de reconstruire. Il est donc naturel que l’on soit en pleine réaction contre les idées philosophiques, contre le rationalisme du XVIIIe siècle, contre les idéologies, contre l’esprit jacobin, contre l’absolutisme napoléonien. Il est naturel aussi qu’on soit en pleine réaction contre le classicisme. Pour beaucoup, le problème qui se pose est celui-ci : comment ressouder l’avenir, qui est incertain, au passé, qui est lointain, en retranchant la grande erreur que furent la révolution et le XVIIIe siècle ? Retour au christianisme, donc, retour au catholicisme, au moyen âge, à l’idée monarchique, à une philosophie idéaliste. Oui, mais on sent tout de même qu’on a changé de monde. La révolution et l’empire sont des faits d’une telle portée – des faits providentiels, dira Joseph de Maistre – qu’il faut bien les accepter, eux et leurs conséquences. Or, comment arriver à raccorder ces idées anciennes et ces libertés nouvelles ? C’est à ce moment que les esprits hésitent, divergent, c’est à ce moment que l’inquiétude recommence : écroulements que de si dures et si longues secousses ont provoqués, désillusions que les évènements ont produites. Le pessimisme succède à l’optimisme du XVIIIe siècle. Quand tout s’est écroulé autour de vous, que vous reste-t-il ? Il ne vous reste plus que deux refuges : une conception pessimiste de l’homme et de l’univers, ou le moi. C’est durant cette génération que l’individualisme romantique, le « mal du siècle » commence de faire ses premières victimes. Héritage du XVIIIe siècle : on a renié Voltaire, mais on a reconnu Rousseau.
Le mal du siècle, de profondes aspirations religieuses et de grandes inquiétudes politiques, voilà ce que cette seconde génération va transmettre à la troisième. Celle-ci sera beaucoup plus faible. Il y a de l’énergie dans un Chateaubriand, dans un Byron, dans un Goethe. Tous trois sont des hommes d’action ; chez eux, le mal du siècle est une fièvre qui les stimule, elle n’est pas encore une anémie qui les ronge. Leur désespérance est une noble, une héroïque attitude. Leur ennui ou leur révolte les poussent à vivre périlleusement. Ils savent encore lutter, se sacrifier pour une grande cause. Ils se sentent aptes à gouverner, à commander, et ils y réussissent. Byron meurt les armes à la main. Chateaubriand parcourt jusqu’au bout une belle carrière de politique et de diplomate. Goethe, qui fut premier ministre de Saxe-Weimar, opère, au cours de sa longue vie, ce magnifique redressement qui devait le porter de l’individualisme romantique à l’objectivité classique, de l’inquiétude à la sérénité. Mais la jeune génération dont Goethe, Byron et Chateaubriand furent les dieux, ne sut, ni les comprendre, ni les imiter. Ils ne lui enseignèrent que la désespérance, et c’est ainsi qu’ils agirent sur elle comme de mauvais maîtres. Au début, cette génération n’avait eu qu’une idée : continuer, achever l’œuvre de la précédente, en s’avançant plus loin, dans les mêmes voies. Mais elle était venue trop tard dans un monde trop vieux. Elle payait les excès de ses pères et de ses grands-pères, excès dans l’action, excès dans les idées. Elle était ardente et fiévreuse, pleine d’ambition, éprise de gloire, à un moment où l’Europe épuisée avait besoin de paix, de calme, où la bourgeoisie, qui allait bientôt dominer, n’avait pour idéal que la prospérité matérielle. Elle n’était pas sceptique, mais elle avait hérité de ses aïeux qui avaient été voltairiens, philosophes, un atavisme sceptique. Il lui manquait surtout la vigueur physique et morale, car elle grandissait dans l’atmosphère de dépression qui succède toujours à l’atmosphère de révolution. Sentimentale et mystique, il lui manquait les principes, car la génération précédente n’avait pas su lui en donner qui fussent fermes, surtout en religion. De là, ces brusques retournements qui la font passer, en politique, de la réaction à la révolution, qui la font passer, en religion, de la foi au doute.
Le doute, voilà bien le mal qui la ronge. Elle a, en effet, perdu la foi, mais elle n’a point, au contraire, perdu le besoin de croire. Cette génération donc pourra douter, blasphémer, mais elle ne pourra plus être impie comme Voltaire. Alors il se produira ce phénomène : le sentiment religieux que ne contiendront plus la doctrine, ni même la morale, puisque les fondements moraux et doctrinaux de la croyance ont fléchi, ce sentiment religieux, on le verra se diffuser, se répandre partout. Il y aura la religion de l’humanité, la religion de l’amour, la religion de l’art, la religion de la patrie, la religion du moi. Il y aura bientôt la religion de la science. Intuition, instinct, foi, besoin d’infini, sentiment, tout s’embrouillera, tout se confondra dans un vague panthéisme qui pourra s’exprimer longtemps encore en langage chrétien, usera encore d’images catholiques, mais aboutira très vite aux plus dangereux sophismes antisociaux, à ce que l’on pourrait appeler l’immoralité vertueuse, évangélique.
On comprend pourquoi cette génération fut, plus que la précédente, et d’une manière plus grave, la victime du mal du siècle. Nous avions eu des âmes sensibles, puis des mélancoliques, puis des fatigués, des désillusionnés et des révoltés : nous avons maintenant des désespérés, des névrosés ; nous aurons bientôt des intoxiqués et des invertis.
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Ce qui, avec le doute religieux, a le plus tourmenté les romantiques, c’est le besoin d’agir et l’ambition politique.
Ce besoin d’agir, cette ambition politique devaient aboutir à un échec. Pourquoi ?
Romantisme et politique : le seul rapprochement de ces deux termes suffit pour nous faire sentir, comprendre l’antipathie profonde qui s’insère entre eux. Individualiste qui rapporte tout à son moi, sensible jusqu’à l’hypersensibilité, enthousiaste, impulsif que mènent l’émotion du moment, la passion, le sentiment, amant de la chimère, et si peu psychologue ! poète et orateur, certes, capable donc de remuer momentanément une foule, non de la diriger, le romantique est le contraire du politique, de l’homme d’État.
Par son tempérament comme par son esprit, le romantique allait se mettre en contradiction croissante avec le développement de la société au XIXe siècle. À partir de 1815, à partir surtout de 1830, la société devient bourgeoise, elle s’organise sur des intérêts économiques. Le développement de la grande industrie, du grand commerce, du capitalisme, le prodigieux essor de la technique, la formation du prolétariat ouvrier, la puissance internationale de la finance, tous ces phénomènes indiquent à quel point le siècle se matérialise, à quelle vitesse il évolue vers ce qu’on appelle la civilisation de masse et de quantité. Rien n’est plus contraire à l’individualisme et à l’idéalisme des romantiques.
C’est cependant alors que les romantiques cherchent à jouer un rôle dans la société. Ce rôle, ils avaient la possibilité légale de le jouer. La révolution et l’empire, en détruisant la société hiérarchisée de l’ancien régime, avaient fait appel à des hommes nouveaux, autorisant ainsi toutes les ambitions et tous les espoirs. Dans l’Europe entière, les idées démocratiques fermentaient ; l’un après l’autre, la plupart des gouvernements étaient obligés d’instituer, en des limites plus ou moins étroites, un droit de suffrage. Dans cette société instable, dans cette société en mouvement du XIXe siècle, les intellectuels exigent leur place. Ils entendent exercer leur influence. Sous l’ancien régime, ils n’y avaient guère pensé ; tout au plus pouvaient-ils être alors les instruments d’une politique. Maintenant, ils veulent faire de la politique, ils veulent même diriger la politique. Mais, à mesure que la possibilité légale de jouer un rôle politique s’élargit devant eux, la possibilité sociale se rétrécit. Elle se rétrécit parce que la société bourgeoise est chaque jour plus réfractaire aux aspirations, au genre de vie, à l’état d’esprit, à la sensibilité de l’écrivain romantique. Peu à peu, elle se détournera de lui. Le prolétariat fera de même. D’où cette contradiction : possibilité plus grande qu’autrefois de jouer un rôle politique, mais difficulté plus grande de le jouer. D’un côté, la démocratie favorise ; de l’autre, la constitution, l’esprit même de la société moderne, rendent toujours plus difficile l’action politique des romantiques. Dilemme, aurait dit Victor Hugo. Chatterton en face de lord Bickford.
L’échec était donc inévitable. Certains succès isolés et passagers ne servirent qu’à entretenir des illusions, suivies de déceptions. Les romantiques apportent dans la politique un mysticisme, un messianisme qui est tout de suite rejeté par le flot montant du parlementarisme bourgeois, avec suffrage restreint, à la démocratie, avec suffrage universel. La politique devient intrigues de parlement, jeux de partis, conflits d’intérêts, propagandes électorales ; de plus en plus, elle s’éloigne des idées. Le romantique, en revanche, croit en l’idée absolue ; il plane dans la thèse, tandis que le politique se meut dans l’hypothèse. Il se trouvera donc nécessairement inférieur à un politicien habile, souple, connaissant ses adversaires, tout proche de ses électeurs et sachant parler leur langage, possédant cette psychologie pratique dont les romantiques manqueront, puisqu’ils ne peuvent sortir de leur moi. En outre, le poète est susceptible, orgueilleux, d’un amour-propre exagéré, d’une sensibilité souvent maladive, prêt à un éclat, ayant le col roide, faisant sentir sa supériorité, sacrifiant à de nobles attitudes des résultats positifs, sans cesse blessé par les contacts indispensables avec ceux qui lui sont de beaucoup inférieurs par l’esprit, mais de beaucoup supérieurs par l’expérience et le sens de l’action. C’est tout le drame politique d’un Chateaubriand, d’un Lamartine, d’un Victor Hugo, et de tant d’autres.
Les romantiques avaient eu une série d’espoirs. Ils avaient espéré dans les rois et les aristocraties, et ils s’étaient faits les porte-parole de la contre-révolution. Ils avaient espéré ensuite dans la bourgeoisie, et ils s’étaient ralliés au libéralisme, à la révolution même. Ils avaient espéré enfin dans les peuples, dans l’humanité, et ils étaient devenus socialistes. Il ne leur reste plus maintenant qu’à se réfugier dans la tour d’ivoire, qu’à se consacrer au culte de l’art. Nous arrivons ainsi aux générations de penseurs, d’écrivains et d’artistes qui professent un aristocratisme dédaigneux à l’égard de la société bourgeoise, mais aussi des masses prolétariennes, avec la volonté de ridiculiser celle-là comme de braver celles-ci. Au mal du siècle succède le pessimisme, venu d’Allemagne par Schopenhauer et Hartmann, mais dont la source, au delà, est dans les Indes, dans le bouddhisme, ou plutôt dans cet « ersatz » européen qu’on nomme alors le néo-bouddhisme. Ce pessimisme est une nouvelle crise d’inquiétude : le mal du siècle objectivé, transformé en une conception de la vie. Conception désespérée : ce n’est pas le moi seulement qui est malheureux, c’est la vie elle-même qui est mauvaise ; il serait donc un bien de l’éteindre, de faire taire une fois pour toutes « la voix sinistre des vivants ». Sans doute, ce n’est là que la thèse. L’hypothèse se résume en une attitude esthétique : la religion de l’art, en une attitude morale : le stoïcisme, en une attitude sociale : une grande pitié pour toutes les victimes de la vie, les hommes d’abord, les peuples, les masses, les humbles, mais aussi les animaux, – toutes ces créatures qui n’ont pas demandé à être créées. Avouons que ce pessimisme hautain, froidement impersonnel dans son expression, à la fois historique et métaphysique, nous émeut bien davantage que les déclamations byroniennes ou les plaintes de Musset. Mais il nous effraie davantage aussi, comme un symptôme inquiétant pour l’avenir de la civilisation moderne qui doute de soi-même, se lasse de soi-même, et se suicide lentement. Quand ce pessimisme se combine avec le déterminisme scientifique, il devient effrayant, parce qu’il est la négation de l’intelligence et de la morale.
IV
Un homme a porté sur le romantisme et ses conséquences, le jugement le plus profond que je connaisse : Goethe, ce Goethe dont nous venons de célébrer le centenaire (les Allemands d’aujourd’hui le célébreraient-ils encore ?).
Goethe avait expérimenté le romantisme, et il l’avait vu, autour de lui, expérimenter. Il n’en a gardé que l’esthétique. « Peu importe la règle ou non, disait-il en 1828 au Genevois Soret ; pourvu qu’un ouvrage soit bon, il est classique. » À ses yeux, les Nibelungen étaient classiques, tout comme l’Iliade et l’Odyssée. Goethe a su donc appliquer, avec le génie que l’on sait, dans ses propres œuvres, l’esthétique du romantisme.
Mais il a condamné celui-ci. On connaît la façon nette et sommaire dont il l’a exécuté en 1829, devant son famulus Eckermann : « Je nomme classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malade... La plupart de ce qui est nouveau n’est pas romantique parce que nouveau, mais parce que faible, maladif, malade. L’ancien n’est pas classique parce qu’ancien, mais parce que fort, frais, serein et sain. »
Le fidèle Eckermann était un « Spiessbürger », et Goethe avait soin de ne pas lui dire des choses trop subtiles. Ce sont d’autres témoins, d’autres interlocuteurs qui nous ont conservé la pensée profonde du maître sur le romantisme. Lorsqu’en 1898, Goethe développe devant Riemer un parallèle entre le romantisme et l’antiquité, ses critiques se précisent : l’antique est humain, naturel, mesuré, plastique, vrai, réel ; le romantique est inhumain, artificiel, sans mesure, faux, bizarre. Il est grotesque, il fait des grimaces, il tombe dans la caricature. Goethe le compare à une mascarade, à une lanterne magique, à des chandelles qui font mal aux yeux. Il l’accuse de tourner au comique tout en voulant être sérieux. Le romantique n’a point de style : il est tendu, cherché, voulu. En résumé, le romantisme manque d’art, manque de lois ; il ne voit qu’un aspect des choses, non leur ensemble, leur harmonie ; il n’est plus à la mesure de l’homme.
Le romantisme, selon Goethe, a rompu avec la réalité. Il a émietté l’homme et l’univers. Il est sorti de l’ordre. Il ne voit plus l’unité de la pensée, cette structure vivante qui s’élève du contraste à l’identité, et qui doit être la base de l’œuvre d’art, comme Goethe l’explique à Boisserée, le 2 août 1811. Car le monde est à la fois simple et grand : voilà pourquoi les hommes, les romantiques surtout, ont tendance à le décomposer, à le mettre en pièces. « Chaque créature, écrit-il à Zelter, est un ton, une nuance d’une vaste harmonie que l’on doit étudier dans son ensemble, sinon chaque détail devient une lettre morte. » Le monde est harmonie spirituelle : « Notre capacité d’ennoblir toute chose sensible et d’animer une matière morte par une idée spirituelle, est le gage le plus sûr de notre origine supraterrestre, écrit Goethe à la comtesse Caroline d’Egloffstein, en avril 1818. Et bien que nous soyons attirés et enchaînés par les innombrables phénomènes terrestres, une nostalgie intime (eine innige Sehnsucht), nous force à lever notre regard vers le ciel, parce qu’un sentiment profond et inexplicable nous persuade que nous sommes citoyens de ces mondes qui luisent mystérieusement au-dessus de nous, et où nous nous retrouverons un jour. » Goethe n’aimait pas le protestantisme : à la fin de sa vie, le catholicisme, qu’il connaissait d’ailleurs fort mal, éveillait ses sympathies ; il n’était guère chrétien, mais il était religieux. Le rôle de la religion, c’est, pour lui, d’établir la paix entre les lois du monde spirituel et la nature physique de l’homme, en amenant celle-ci à se transcender et à s’universaliser. Sans la religion, dit-il encore à Riemer, le 26 mars 1814, « les hommes demeurent improductifs, ils en sont réduits à imiter et à recommencer. Toutes les inventions des anciens étaient choses de foi ; mais parce que nous sommes sans foi, nous ne savons qu’imiter les anciens, en les réduisant à nos fantaisies romantiques. »
En dernier ressort, on voit bien pourquoi Goethe condamne le romantisme, et le juge dangereux. Le romantisme a perdu le sens de la totalité, l’esprit de synthèse. Il l’a perdu en profondeur, parce qu’il est incapable de concevoir l’unité spirituelle ; en étendue, parce qu’il est incapable d’être universel. Son individualisme l’a renfermé dans le sujet, il lui est impossible d’atteindre à l’objet. Ni profondément religieux, ni largement humain, il est condamné aux fantaisies sentimentales et aux étroitesses nationalistes. Il a creusé un abîme entre le Nord et le Midi, et cet abîme, qui divise l’Europe, partage l’Allemagne en deux. Il conduit à l’absorption de l’individu dans la masse, ce qui est la destruction de l’ordre social. Il est tombé dans le relativisme. La condamnation est implacable. Certes Goethe, aujourd’hui plus encore qu’en son temps, ratifierait cette exégèse, opérée sur des textes épars mais que j’ai conscience de n’avoir jamais sollicités.
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Ce que je reprocherais à Goethe, c’est moins sa sévérité d’homme arrivé à la gloire et à la plénitude pour des jeunes qui débutent et se cherchent, que de méconnaître l’inquiétude romantique et son sens profond.
Les idées autour desquelles a évolué le romantisme, surtout en Allemagne et en Pologne, nous découvrent ce sens.
Le romantisme était parti de Rousseau, totalement, et de Kant, partiellement : deux formes d’individualisme, l’une affective, l’autre rationnelle. Mais il a dépassé Jean-Jacques qui regardait vers le passé, qui a la nostalgie de l’état de nature, regrette que l’homme en soit sorti et l’y voudrait ramener, ou du moins ramener cet homme le plus près possible de l’état de nature. Le romantisme a l’idée de mouvement, d’évolution, qui est celle de progrès, mais avec un sentiment de doute et de pessimisme. Sa philosophie, avec Fichte, deviendra celle de l’avenir.
Kant ne le contente pas non plus. Ce Prussien est trop rationnel, trop dur. Il ne satisfait pas le sentiment. Il enferme l’homme dans un subjectivisme à cloisons étanches. Le romantisme veut prendre contact avec la vie, la société ; il veut agir dans la vie, la société. Il veut bien obéir, mais non aux caporaux de l’impératif catégorique : obéir au sentiment, à l’inspiration, à l’enthousiasme. Il rapproche donc la philosophie de la poésie et de l’art, par l’intermédiaire de l’imagination créatrice.
Que cherche-t-il ? soi-même, dans l’absolu. Il s’efforce d’être optimiste, comme le XVIIIe siècle, mais le spectacle de la révolution a ébranlé cet optimisme. L’oppression du prolétariat par la bourgeoisie, des peuples par la tyrannie monarchique, le pousse à la révolte, lui, qui au point de départ, était royaliste, catholique, réactionnaire. Il défend à la fois, et les droits de l’individu, et les droits des peuples. Il unit au culte de la nation, le culte du moi, sans avoir encore les raffinements et la méthode d’introspection d’un Barrès. Le voilà donc nationaliste. Oui, mais en même temps, il est européen, cosmopolite ; il travaille à rapprocher des cultures qui semblaient inconciliables. De l’individu à la nation, de la nation à l’humanité : il y parvient par le messianisme. Il y a des hommes-Messies : les grands poètes, conducteurs de peuples. Il y a des nations-Messies, comme la Pologne, conductrices de l’humanité. Une nation-Messie, c’est une nation opprimée, crucifiée pour le salut de l’humanité. Le romantisme est donc finaliste. Pessimiste quant au siècle, il réserve son optimisme pour la fin, pour l’avenir. Il croit à la régénération par l’art, par la souffrance. Il est chrétien, mais il lui manque, presque toujours, la discipline morale et la doctrine. Il fait un immense effort pour embrasser le tout, mais voici que, soudain, il aperçoit que ses bras sont trop courts. Et il les laisse retomber.
Que lui est-il advenu ? Ce passionné d’unité n’a pas eu le génie de la synthèse : il a trop renié l’intelligence, il s’est trop fié à l’intuition, au sentiment, au moi ; il a trop affirmé la suprématie de l’irrationnel. Le point fixe lui a manqué. Il est demeuré incapable de résoudre les contradictions subjectives et les antinomies objectives, celles qu’il sentait en lui, dans son moi, celles qu’il découvrait dans la vie, hors du moi. Il est tombé dans le syncrétisme et le relativisme. Et c’est en soi-même, enfin, qu’il a fini par se décomposer et se perdre.
À quoi donc ces contradictions et ces antinomies se ramènent-elles ?
À ceci : le romantisme est sous le signe d’une contradiction profonde, d’une antinomie entre la pensée et le sentiment, entre le culte du moi et le culte du collectif. Effets et causes, en même temps, de l’instabilité, de l’inquiétude. Le plus récent historien du romantisme français, M. Pierre Moreau, conclut en ces termes : « Deux tentations, surtout, ont sollicité en sens contraire cinquante années (1800-1850) : l’orgueil de la solitude et le besoin d’action, l’individualisme et le génie social. Elles ont, tour à tour, et souvent dans le même moment, et parfois dans la même œuvre, sauvegardé les originalités particulières, accentué les différences et ramené le monde à l’unité. Il n’est aucun culte que l’on n’ait défendu aussi farouchement que celui de soi-même, si ce n’est celui de l’humanité. Or cette contradiction profonde ne cessera de pénétrer l’esprit du XIXe siècle ; et c’est pourquoi nous datons de cette longue et confuse évolution, qui va de Chateaubriand à Renan. »
Le romantisme, en dernière analyse, n’est pas autre chose qu’une inquiétude multiforme, causée par l’instabilité politique et sociale du XIXe siècle. Car le XIXe siècle ne fut pas stupide, mais il fut instable, il fut inquiet. Il eut le sentiment d’être provisoire en tout, parce qu’il eut le sentiment que la révolution n’était point achevée, qu’il se préparait un changement de monde.
CHAPITRE V
DU LIBÉRALISME ET DE LA DÉMOCRATIE
Une tendance irrésistible, parce qu’elle est à la fois affective et logique, emporte la révolution française le long de sa pente ; elle l’entraîne, à travers l’Europe, de Paris à Moscou, par le socialisme, au communisme.
Mais la révolution française est elle-même l’aboutissement, dans l’ordre politique, d’une tendance intellectuelle dont l’origine nous ramène à la Renaissance et à la Réforme : l’individualisme. Nous entendons par individualisme la théorie d’après laquelle l’individu est autonome, possède une valeur intrinsèque, supérieure à toutes les valeurs de l’ordre social ou de l’ordre moral. L’individu devient ainsi l’unité de la société, de la nation, de l’État, sans qu’il y ait besoin d’intermédiaires comme la famille, ou les associations professionnelles, ou les groupements régionaux. L’homme est donc la mesure de toute chose ; tout se ramène à l’homme et tout émane de lui, de l’autorité politique aux idées métaphysiques. Dans ce sens, individualisme est l’équivalent d’humanisme. Celui-ci commence à partir du moment où l’homme déplace le centre de l’univers et le fixe en lui, où il se substitue pratiquement à Dieu, où il s’assigne comme fin le bonheur terrestre par l’affranchissement de son esprit et la domination de la matière : humanisme égale donc anthropocentrisme.
Individualisme, humanisme, anthropocentrisme : tout le monde moderne est dans ces trois termes et dans les conceptions qu’ils expriment. C’est une longue révolution qui a débuté dans les idées et qui, depuis 1789, s’est continuée dans les faits. C’est la Révolution.
Nous sommes donc en présence d’une conception de l’homme et de la vie. Cette conception devait naturellement chercher à s’incarner dans une organisation sociale et politique. Car toute organisation sociale et politique dérive d’une conception de l’homme et de la vie. La conception produit l’organisation comme une forme qu’elle anime. Aussi longtemps qu’elle l’anime, la forme reste vivante. Mais, peu à peu, la conception s’affaiblit, elle cède à la poussée d’une conception plus nouvelle et plus forte, elle devient inactuelle, elle cesse de correspondre aux conditions économiques et sociales d’une époque donnée, elle est battue en brèche à la fois par les faits de l’ordre politique et ceux de l’ordre intellectuel. Alors, la forme se vide, se dessèche et s’atrophie. Elle dégénère en système, puis en mécanisme Elle prolonge encore son existence par la vitesse acquise, la tradition, l’habitude, la routine. Enfin, elle est emportée par le vent.
Le régime politique et social du moyen âge avait comme âme la théologie, les conceptions scolastiques de l’homme et de la vie. L’homme n’était, ni sa propre fin, ni le centre de l’univers ; il s’incorporait comme une partie dans une vaste synthèse : pyramide dont la pointe était Dieu. Le monde était alors théocentrique.
Lorsqu’il devint anthropocentrique, il devint en même temps laïque. Désormais, nous n’avons plus en face de nous que des conceptions purement laïques de la vie sociale et politique, de la société et de l’État. Mais ce sont des conceptions variables, instables, qui se transforment, s’usent avec rapidité. Plus l’homme se détache de son centre spirituel qui le maintenait dans l’unité, plus il est livré à ses contradictions intérieures. Ici, nous n’en retenons qu’une : le conflit entre l’homme individuel et l’homme collectif. Il se pose en ces termes : est-ce que les formes collectives de l’humanité, la société, l’État, doivent être ramenées à l’individu comme à leur centre ? Est-ce que, au contraire, l’individu doit s’absorber totalement dans ces formes, la société, l’État ? Autrement dit, si nous entendons par substance ce qu’il y a de permanent dans les choses qui changent, est-ce l’individu qui est substance, ou est-ce la collectivité ? Mais, dès que lions plaçons le terme individu en face du terme collectivité, nous plaçons un terme faible en face d’un terme fort. Celui-ci aspirera nécessairement, à la longue, celui-là. L’aspiration sera fatale avec le laïcisme En effet, au fond de laïcisme, il y a la négation de l’âme immortelle. Ce qui dure, ce qui semble éternel, c’est le collectif. L’individu, avec sa vie éphémère, n’est plus qu’un accident du collectif. Et par là nous revenons à la conception païenne, et de l’homme, et de la société, et de l’État. Nous la dépassons même par en bas, en tombant dans le matérialisme.
I
Ces préliminaires étaient indispensables, si nous voulons aborder maintenant le libéralisme et la démocratie. Ils nous permettront de voir clair dans une révolution qui part de la liberté individuelle pour aboutir à la tyrannie du collectif. Ils nous aideront à montrer la connexion intime et l’origine commune du libéralisme, de la démocratie et du socialisme, jusque dans les formes les plus extrêmes de celui-ci. Nous verrons combien instable et faible est une conception individualiste, lorsque l’on cherche à construire sur elle une société, un État. Nous constaterons que libéralisme, démocratie, étatisme, socialisme, communisme enfin, sont les anneaux d’une chaîne traversée d’un bout à l’autre du même courant. Ce ne sont point des jugements de valeur que nous allons prononcer, mais des faits que nous allons constater ; ou plutôt, les faits nous amèneront à porter des jugements de valeur.
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Le libéralisme et la démocratie sont nés ensemble. Il est l’esprit, elle est la forme. On ne les sépare qu’artificiellement, grâce à des confusions sur le sens de ces deux termes, à des entorses infligées à l’histoire. Toutes les démocraties actuelles sont issues de la révolution française et de la « philosophie », toutes ont leur bible dans le Contrat social. Sans doute, elles ont subi l’influence du libéralisme anglais. Ce dernier a son origine psychologique dans cet esprit d’indépendance personnelle qui caractérise l’Anglo-saxon ; mais on ne saurait nier que, si cet esprit a revêtu la forme du libéralisme, puis du radicalisme, c’est parce que les idées du XVIIIe siècle et la révolution française ont agi puissamment sur lui. La démocratie des États-Unis est une formation du XVIIIe siècle. Les autres démocraties de l’Amérique latine portent encore plus nettement la marque de la « philosophie » et de la révolution française. La démocratie helvétique, bien qu’elle se soit rattachée de toutes ses forces à l’histoire et aux traditions nationales, est imprégnée de rousseauisme, et c’est la République helvétique, une et indivisible, imposée par les baïonnettes du Directoire, qui l’a, pour ainsi dire, accouchée.
On a tenté de donner des ancêtres à la démocratie moderne : les démocraties antiques, les démocraties urbaines ou paysannes du moyen âge. Ce ne sont que tableaux acquis par un nouveau riche pour orner son château : il a beau reprendre le nom, il n’est pas de la maison. Ni les démocraties antiques, ni les républiques médiévales n’ont rien de consubstantiel avec la démocratie moderne. La démocratie moderne a pour substance les idées modernes, dont celles d’égalité, de liberté, de progrès et de laïcité. Les démocraties antiques, qui étaient une forme de la cité païenne, étaient fondées sur l’esclavage ; les républiques médiévales, qui étaient une forme de la féodalité, avaient des sujets, des vassaux qu’elles traitaient durement. Ni celles-ci, ni celles-là n’étaient laïques. Tout ce qu’elles ont de commun avec la démocratie moderne, c’est un nom. Ce qui les en sépare, c’est tout ce qui sépare le monde moderne, et du monde médiéval, et du monde antique. Imaginez trois paquets : même papier, même étiquette, même ficelle ; mais dans le premier, vous trouvez une statuette de Tanagra, dans le second, un reliquaire, dans le troisième, un fromage. Ne confondons point d’ailleurs démocratie avec république, même avec république populaire. Une forme politique est toujours inséparable de l’esprit qui l’a projetée. Introduisez un nouvel esprit dans une vieille forme : il la fera sauter, pour en produire une autre à son image.
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Le libéralisme et la démocratie, celui-là par celle-ci, ont tenté, non sans succès, de fixer les conquêtes et les résultats de la révolution française, de les rendre définitifs en organisant une société politique destinée à les contenir, dans les deux sens du verbe. Il y a là un très intéressant effort à suivre.
Le libéralisme est la philosophie de la grande bourgeoisie, celle que l’on qualifiera plus tard de capitaliste, mais qu’il faut aussi qualifier d’intellectuelle son postulat est le parlementarisme, ou la démocratie indirecte, représentative, avec suffrage restreint. En revanche, la démocratie avec suffrage universel est un postulat de la petite bourgeoisie et de la classe paysanne, inspirées par le radicalisme. Le socialisme est enfin un postulat de la classe ouvrière, et par lui on sort de la démocratie pour aller au communisme. Ceci pour montrer que, dès le début, la démocratie tendait à dépasser le libéralisme, tout en étant dans la logique de celui-ci, comme le socialisme tend à dépasser la démocratie, tout en étant dans la logique de celle-ci, comme enfin le communisme, tout en étant dans la logique du socialisme, va tendre à le dépasser.
Le libéralisme et la démocratie sont essentiellement dirigés contre l’ancien régime. Leur philosophie est empruntée au XVIIIe siècle, réduite en formules faciles, accessibles à tous les esprits. La prédisposition affective qui leur est ici commune, et qui d’ailleurs est une force, c’est l’optimisme. De cet optimisme jaillissent deux idées jumelles : l’idée de progrès, la confiance dans les heureux effets de la liberté. La conception de l’homme que nous y retrouvons, est donc celle d’un être naturellement bon, naturellement perfectible. Il faut avoir a priori confiance, et dans le cœur, et dans la raison de l’homme. Son cœur le porte à aimer ses semblables, sa raison le garantit contre les excès. Il suffit d’éduquer. Pour éduquer, il n’est qu’un moyen : en vertu de la confiance qu’il est nécessaire d’avoir dans l’homme et dans le progrès, on mettra dans les mains de chaque citoyen toutes les libertés, en son cerveau toutes les lumières. Il apprendra peu à peu à s’en servir. L’instruction devient ainsi la fonction essentielle de l’État. Par les libertés politiques, l’homme parviendra finalement à la liberté. Par les vérités scientifiques et rationnelles, l’homme atteindra finalement à la vérité. Ainsi s’instaurera sur la terre, le règne de l’égalité, de la fraternité dans le bonheur. De l’optimisme affectif on aboutit donc au millénarisme.
Cette philosophie peut se donner toutes les apparences du rationalisme, s’appuyer sur la science expérimentale : elle n’en est pas moins une mystique, une foi, une religion laïque. Il est impossible qu’il en soit autrement. Vous ne convaincrez les hommes, vous ne mettrez en mouvement des masses, vous ne détruirez la cité ancienne et vous ne reconstruirez la nouvelle que par le moyen des mythes. L’homme, les masses ont toujours besoin de voir à la fois, et le diable, et Dieu. Ce laïcisme n’est qu’un christianisme désaffecté. Dieu, c’est l’homme, le peuple ; le diable, c’est l’ancien régime. Dans quelques années, Dieu sera le prolétaire, le diable sera le bourgeois ; plus tard encore, Dieu sera l’aryen, le germain, le diable sera le juif. Et ainsi de suite.
La source commune du libéralisme et de la démocratie, sont les conceptions humanistes, et nous voici, une fois de plus, ramenés à la Renaissance. Avec cette différence toutefois : l’humanisme de la Renaissance était aristocratique à l’extrême. L’humaniste était un prince de l’esprit, ou se croyait tel. Il méprisait profondément le barbare et le vulgaire. N’empêche que toutes les idées du XVIIIe siècle se retrouvent dans son cerveau, au moins à l’état de microbes. L’œuvre des « philosophes », de leurs précurseurs anglais et de leur ennemi Rousseau, fut de reprendre et de répandre ces idées, de les démocratiser.
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Cette communauté d’origine étant déterminée, cherchons ensemble ce qui est spécifique au libéralisme et ce qui est spécifique à la démocratie, ce par quoi ils diffèrent et même s’opposent :
Le libéralisme est beaucoup plus individualiste que la démocratie, beaucoup plus proche de l’humanisme. Il porte, en effet, l’accent sur la liberté. Tout son système consiste à défendre et à promouvoir la liberté individuelle. Au nom de la liberté de penser et d’exprimer la pensée, il commence par prendre ses précautions contre l’Église et il proclame la tolérance ; il va même si loin qu’il finira par accorder à toutes les idées la même valeur : d’où sa dégénérescence inévitable en anarchie intellectuelle. Au nom de la liberté d’être et d’agir, il prendra encore plus de précautions à l’égard de l’État, car il a extrêmement peur de l’arbitraire gouvernemental. Contre cet arbitraire, il cuirasse le citoyen de garanties. Séparation des pouvoirs, afin d’assurer l’indépendance du législatif et du judiciaire vis-à-vis de l’exécutif. Le rôle de l’État limité à maintenir l’ordre dans la rue, à empêcher que les libertés individuelles n’empiètent les unes sur les autres. Défense à l’État de faire concurrence à l’individu et de lui enlever la moindre parcelle de liberté économique. L’État ne doit exercer, ni fonctions industrielles, ni fonctions commerciales. L’échange sera libre entre les nations pour que rien ne trouble les libertés commerciales : laisser libre jeu aux lois économiques. Les charges publiques, les impôts seront réduits au minimum indispensable pour que l’État puisse payer ses frais de ménage. L’individu disposera librement de ses biens. Le libéralisme irait jusqu’à la liberté de l’enseignement et à la liberté testamentaire, sans sa peur de l’ancien régime, des privilèges, de droit d’aînesse, de l’école confessionnelle. Il est donc pris entre l’ancien régime et l’État, parce qu’il craint l’un et l’autre pour ses chères libertés individuelles. Il se sert de l’État contre un retour offensif de l’ancien régime, mais il n’ose pas faire appel à l’ancien régime contre l’étatisme. Et c’est bien une attitude bourgeoise, que d’être assis entre l’intervention et la corporation, l’aristocratie et la démagogie, comme entre deux chaises.
Postulat, conséquence politique du libéralisme, la démocratie est déjà tout autre. Elle porte de moins en moins l’accent sur la liberté, de plus en plus sur l’égalité. Mais l’égalité et la liberté sont antinomiques. On ne peut arriver à l’égalité qu’en restreignant la liberté, qu’en nivelant les différences individuelles. La démocratie proclame la souveraineté populaire, la souveraineté du nombre. Tandis que le libéralisme préconisait une civilisation de qualité, la démocratie préconise une civilisation de masse. Le libéralisme n’était pas social – il était trop individualiste pour cela –mais politique. La démocratie penche du politique au social, du libéralisme au socialisme. Comme elle est fondée sur le nombre, sur la masse, elle devient autoritaire. À l’opposé du libéralisme, elle augmente sans cesse les pouvoirs de l’État et diminue sans cesse les garanties personnelles. En effet, la souveraineté du peuple ne saurait être, dans la pratique, autre chose que la souveraineté de l’État. Les majorités électorales sont changeantes, discontinues, « basculantes ». L’élément fixe, dans la nation, et l’organe du peuple souverain, c’est l’État ; mais, avec l’instabilité gouvernementale, l’État, toujours dans la pratique, se réduit aux fonctionnaires. La démocratie tourne donc à la bureaucratie, au règne des règlements et du formalisme juridique. À son tour, la bureaucratie, ignorant les personnes, les cas particuliers, contribue essentiellement à rendre la démocratie égalitaire et autoritaire.
La démocratie est nécessairement interventionniste. Les revendications des masses sont en effet de l’ordre économique et social ; les masses exigent donc l’intervention de l’État dans la vie économique et sociale. La démocratie contraindra l’État à employer ses ressources, non point seulement à son entretien à lui, mais à des œuvres d’utilité collective. La conséquence sera une aggravation des impôts qui pèseront de plus en plus sur les classes possédantes, sur la propriété. En outre, ce que le petit bourgeois et le paysan désirent, c’est la petite propriété, et la voie est ouverte au partage égal, au morcellement indéfini, enfin au collectivisme. Le libéralisme était tolérant, mais la démocratie le sera beaucoup moins que lui. Plus passionnée de nature, plus mystique, elle n’admettra pas les idées qui lui sont contraires. Elle ira plus loin : elle voudra que ses enfants soient élevés dans son idéal, que l’instruction soit égale pour tous, accessible à tous ; elle encouragera, elle poussera l’État à s’emparer des écoles. En résumé, nous voyons que la tendance de la démocratie l’amène ‘à l’étatisme, puis au socialisme. Ce qui la retiendra sur cette voie, c’est tout ce qu’elle aura gardé dans son cœur de libéralisme politique, c’est le prestige des idées libérales.
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La démocratie dévorera donc le libéralisme dont elle est la fille. Le libéralisme a tout de suite senti qu’il allait être la victime. Le libéralisme est généreux, c’est pourquoi il est faible. La démocratie est jalouse, c’est pourquoi elle est forte. Le socialisme est tyrannique, c’est pourquoi il est puissant. Le radicalisme de la démocratie la détache de son père libéral et la pousse dans les bras de l’amant socialiste. Le libéralisme a prévu cette évolution, cette aventure. Nous connaissons déjà les prudences, les restrictions, les repentirs que, au XVIIIe siècle, les plus démocrates des « philosophes », à commencer par Rousseau, apportent à leurs revendications et à leurs principes. Mais prenons Stuart Mill. Mill est le grand théoricien du libéralisme. Il proclame que l’individu a droit au maximum d’indépendance : « Le principe de la liberté humaine requiert la liberté des goûts et des poursuites, la liberté d’arranger notre vie suivant notre caractère, de faire comme il nous plaît, advienne que pourra, sans être empêché par nos semblables, aussi longtemps que nous ne leur nuisons pas, et quand bien même ils trouveraient notre conduite sotte ou condamnable... L’espèce humaine gagne plus à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble, qu’à l’obliger de vivre comme bon semble au reste... La seule partie de la conduite de l’individu pour laquelle il soit justifiable de la société est ce qui concerne les autres. Pour ce qui n’intéresse que lui, son indépendance est, de droit, absolue. »
Telles sont les déclarations que nous lisons dans le premier chapitre de l’Essay of Liberty qui date de 1859. Toute la philosophie du libéralisme se trouve dans cet ouvrage. Mais on y voit aussi combien Mill redoutait la démocratie, et quelles craintes la liberté politique lui inspirait pour la liberté individuelle. La liberté politique ne fait pas vivre, car elle n’a pas pour conséquence l’indépendance réelle, spirituelle. Elle a bien aboli la contrainte physique, mais elle instaure à la place de celle-ci une autre contrainte, bien plus dangereuse : la tyrannie de l’opinion publique, la police morale. Ce qui menace la liberté individuelle, c’est la domination de la masse, le règne de la médiocrité collective. Sans doute, la masse est toujours dirigée par des individus, mais ils sont bien souvent des médiocres eux-mêmes, car la masse répugne par instinct à se laisser diriger par des hommes qui lui sont supérieurs. Voilà pourquoi il faut exiger de l’État qu’il respecte au maximum les libertés individuelles, qu’il compense ainsi la pesanteur de l’opinion publique et de la médiocrité générale par la légèreté de ses lois à lui.
Il est curieux de fixer l’attitude prise par Mill en présence du socialisme. Le problème de la répartition le rapproche de ce dernier. Ce problème se pose devant lui en ces termes : comment arriver au mode le meilleur de répartition ? Son idéal, c’est l’État stationnaire. Mill entrevoit, il désire la fin des progrès industriels. L’accroissement de la richesse n’est pas indéfini. Ce que Mill appel l’état progressif, celui durant lequel les progrès industriels et par conséquent les produits ne cessent de s’accroître, doit finalement « échouer sur les bas-fonds de la misère ». Il faut que l’homme sache mettre un terme à la fabrication industrielle, à la multiplication, et de ses produits, et de ses descendants : ici, Mill rejoint Malthus. Ce sera l’état stationnaire qui libérera l’esprit humain de la fièvre industrielle pour le reporter sur les valeurs de l’esprit. Le souci de la production étant apaisé, on pourra s’occuper d’une répartition plus juste. Celle-ci sera peut-être le communisme : Mill, qui trouve injuste et cruelle la société capitaliste, qui a des doutes sur la propriété privée, n’y répugne point.
Les « philosophes » français du XVIIIe siècle, nous avaient appris, déjà, comment le libéralisme est aspiré par le socialisme : rien de plus topique, sous ce rapport, que le Contrat social. Et voilà que nous faisons la même constatation avec les Anglais. Car Mill n’est point le seul. Ricardo, sans doute parce qu’il est juif comme lui, contient Marx en puissance. Ses théories sur la plus-value et le salaire, sa méthode dialectique, son pessimisme, ses restrictions subites, ses sympathies sporadiques pour l’intervention de l’État, sont autant d’amorces pour le socialisme. Et cela est compréhensible : l’ère de la grande industrie et de la grande finance, qui est celle du libéralisme, a opéré une révolution dans la propriété, elle l’a mise dans une situation instable. La propriété n’est plus soutenue que par la force économique. Elle n’a plus de base morale. Les agents de socialisation sont au travail, et le libéralisme est lui-même un de ces agents.
Le renversement possible du libéralisme au socialisme se constate dans Robert Spencer. Ce défenseur du principe individualiste, cet adversaire de l’étatisme économique, ce libéral en un mot, est aussi un évolutionniste. Pour lui, la société est un organisme dans lequel les individus isolés correspondent aux cellules. Une société croît de soi-même, comme toute substance organique. Mais Spencer a vu, semble-t-il, où cette conception allait le conduire : à l’absorption de l’individu par la société, donc à une conception collectiviste. Il a reculé derrière un principe éthique. Dans l’organisme, la conscience, s’il en est une, est liée aux organes centraux ; en revanche, dans la société, la conscience est l’apanage des cellules, des unités individuelles, tandis que l’organisation centrale ne possède point, comme telle, de conscience particulière. Dans l’organisme, la partie existe pour le tout ; dans la société, le tout existe pour la partie. C’est donc en substituant l’éthique à la sociologie, en fondant son éthique sur l’altruisme, en rendant, si l’on veut, son individualisme sociologique, en conciliant le développement de l’individu avec celui du tout, que Spencer échappe à la conséquence rigoureuse de son évolutionnisme.
Ainsi, l’esprit anglo-saxon et, j’ajouterai, protestant – car je pense aux libéraux de la Suisse romande, Benjamin Constant, Vinet, Secrétan, Ernest Naville – intervient comme un puissant correctif dans la formation du libéralisme et de la démocratie. Correctif moral et, souvent, religieux, en faveur de la liberté individuelle. Contrepoids au rationalisme français qui va jusqu’au bout de sa logique, mais aussi au romantisme humanitaire qui va jusqu’au bout de son rêve. Réaction contre les poussées collectivistes que subit, en s’industrialisant, la société moderne.
II
Le régime démo-libéral est, dans son inspiration, dans ses idées fondamentales – peu importe ici qu’elles soient fausses – le plus généreux et le plus idéaliste de tous les régimes. Il flatte l’homme et parle à son cœur. Mais il a des vices organiques dont il meurt aujourd’hui.
Il correspond à une conception de l’homme beaucoup trop haute, beaucoup trop optimiste. Il n’a donc point cette vertu de prudence dont saint Thomas d’Aquin fait la vertu politique par excellence. Il suppose des hommes parfaits, ou capables de le devenir. Mais aux hommes parfaits, ou du moins indéfiniment perfectibles, il n’est besoin que d’un régime imparfait, ratione regiminis. Des hommes absolument parfaits n’ont plus besoin, ni d’un régime, ni d’un État : ils ont assez de vertus et de compétences, puisqu’ils les ont toutes, pour se gouverner eux-mêmes. La démocratie suppose cette perfection, ou du moins cette perfectibilité, dans les hommes ; mais elle est un régime trop imparfait pour la leur donner. La démocratie, comme le dit le R. P. Garrigou-Lagrange, dans sa préface au De regimine principum de saint Thomas, « est un peu en politique ce qu’est le quiétisme en spiritualité ». De fait, elle repose sur l’hérésie libérale. Elle est le plus beau, mais le plus illogique des régimes. Le démocrate n’est qu’un être de raison : un dieu, selon Rousseau ; un ange, selon Maritain ; mais pas un homme.
Prenons, par exemple, le suffrage universel. Il part d’une idée hautement morale : puisque tout homme est une valeur sociale et politique, tout homme a le droit de faire valoir son opinion. Mais il ne s’ensuit pas que chaque homme ait la même valeur, par conséquent que chaque opinion ait le même poids. Des valeurs inégales ne sauraient être traitées également. L’idée morale aboutit de la sorte à une application immorale, l’égalité de droit conduit à une inégalité de fait, à l’avantage des médiocres et des tarés. Car il est singulièrement immoral qu’un électeur instruit et vertueux soit traité de la même manière qu’un électeur ignorant et débauché, ou qu’un contribuable dont la cote d’impôt s’élève à un million, ait dans les affaires de l’État un droit de contrôle égal à celui d’un contribuable dont la cote est de cinquante centimes, et même, de fait, moindre.
D’où vient l’erreur, le vice ?
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L’État démocratique n’est composé que d’individus, de citoyens. On fait confiance à la bonté naturelle, à la raison, à la perfectibilité de chacun de ces citoyens, de ces individus. On les veut aussi libres que possible. On exige que l’État lui-même leur garantisse la liberté. On suppose ensuite que, grâce à l’État, s’il est libéral, ou par l’État, s’il est démocratique, ces individus, ces citoyens soient suffisamment instruits, éduqués, éclairés, pour qu’ils aient une conscience claire, et de leurs droits comme individus, et de leurs devoirs comme citoyens. Ici, la confusion s’annonce. Le même homme est libre connue individu ; derrière sa muraille de droits, il est, à lui tout seul, un petit monde isonome. Mais, comme citoyen, il n’est plus une unité sociale, il devient une fraction politique ; il n’existe qu’en fonction de la collectivité, par conséquent, de l’État, puisque l’on a supprimé tous les intermédiaires entre lui et l’État. Comme individu, il conserve jalousement tous ses droits et toutes ses libertés, mais, comme citoyen, il s’abandonne la souveraineté absolue du peuple, et celle-ci ne peut pas être autre chose, dans la pratique, répétons-le, que la souveraineté de l’État. L’État lui-même est dirigé par l’opinion du plus grand nombre, c’est-à-dire par la majorité des électeurs additionnés. On instaure donc la loi du nombre, qui est une force brutale et oppressive, tout à fait contraire aux libertés individuelles. On dit bien, avec Mill, que la seule partie de la conduite de l’individu pour laquelle il soit justiciable de la société, est ce qui concerne les autres. Mais les autres, c’est la majorité ; cette majorité décidera toujours quelle est cette partie, ce ne sera jamais l’individu seul qui en décidera. L’individu ne pourra plus vivre « comme bon lui semble », mais il sera obligé de vivre comme « bon semble au reste », c’est-à-dire à la majorité. Celle-ci poussera donc l’État à intervenir dans la vie individuelle, par le moyen de lois et de règlements qui devront être appliqués dès que la moitié des électeurs plus un les auront votés.
Le libéralisme l’avait si bien compris, qu’il s’efforça de restreindre le droit de suffrage. Le libéralisme est l’adversaire de la démocratie directe : quand il l’accepte, ou qu’il est contraint de l’accepter, c’est pour la corriger par la représentation proportionnelle. Dans cette représentation, nous retrouvons, et sa tolérance à l’égard de toutes les opinions, et son désir que chacune soit représentée exactement, d’après le nombre d’électeurs qui se réunissent autour d’elle, et son souci de sauvegarder les minorités. Le libéralisme répugne instinctivement au système majoritaire. Son système à lui, c’est le parlementarisme, fondé sur le cens électoral ne vote que le contribuable ou le propriétaire – et sur l’élection à deux degrés. Encore, à l’origine, entend-il que ce parlementarisme se borne au contrôle de l’État et n’aille point usurper les fonctions gouvernementales. Pour lui, les partis sont en fonction du parlement, non le parlement en fonction des partis. Le libéralisme politique est un système compliqué d’équilibre et de contrepoids. Il instaure la démocratie, mais il prend immédiatement une assurance contre elle. Le libéralisme est un hésitant. Son régime était singulièrement précaire : de grandes forces économiques, de grands mouvements populaires devaient infailliblement le jeter sur le sol. La formation des partis socialistes, l’avènement du radicalisme et le suffrage universel ont mis fin au régime libéral.
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Pour idéalistes que soient, et le libéralisme, et la démocratie, leur idéalisme ne s’en infléchit pas moins vers la terre et les biens de ce monde. Ce qui le fait ainsi retomber, c’est le poids laïque. Héritiers en cela de l’humanisme et du XVIIIe siècle, le libéralisme et la démocratie assignent pour fin à l’homme et à la société, le bonheur matériel, la « prosperity ». On sait que l’esprit protestant, puritain, calviniste n’y répugne point, lui qui voit volontiers dans la prospérité la récompense du juste. Mill proclame le principe hédonistique, il accepte la loi de l’intérêt personnel. Tous les théoriciens, tous les philosophes du libéralisme sont influencés par le progrès des sciences, le développement de la technique, la bourgeoisie industrielle et commerçante. Aussi bien libéralisme et démocratie supposent-ils un esprit optimiste et une ambiance de prospérité. Lorsque, ni cet esprit, ni cette ambiance n’existent plus, libéralisme et démocratie perdent pied, comme on le voit de nos jours.
« Il ne faut pas agiter la démocratie », écrivait naïvement, mais avec gravité, un homme politique suisse pendant la guerre. Il disait vrai. La démocratie a besoin d’un milieu relativement tranquille, où les jeux de la politique et les luttes de partis ne soient point contrariés par des dangers extérieurs ou par des crises économiques. Ce qu’elle demande, c’est la sécurité. Car le système démocratique, s’il fonctionne avec tapage, est très lent dans ses mouvements, et c’est, à tout prendre, une garantie. Il n’est pas organisé pour prendre des décisions immédiates. Il agit d’habitude par compromis. Quand il faut aller vite, son moteur risque toujours de s’arrêter.
Notre époque possède tous les moyens d’agiter la démocratie. Je ne parle pas des évènements, mais de la technique. Journaux, affiches, radios, cinématographes, haut-parleurs sont autant de moyens, en effet, d’agir sur l’opinion, de lui donner des secousses, de l’influencer, de la façonner, de la faire. L’opinion n’est plus libre. Or, la démocratie, si elle veut être sincère, exige impérieusement que chaque citoyen se forme son opinion soi-même, en étudiant les problèmes qui lui sont soumis, en écoutant le pour et le contre. L’acte de vote doit être individuel et réfléchi. Il implique du bon sens et du calme. Et cela devient de plus en plus impossible.
Le pis est que les chefs, les conducteurs de la démocratie, les ministres, les députés, les hommes politiques, sont usés par une vie trépidante qui ne leur laisse aucun loisir, qui les déplace sans cesse, d’un bout à l’autre du pays, et même, en cet âge de conférences internationales, d’un bout à l’autre du monde. Ils n’ont plus le temps de réfléchir, d’étudier, d’être seuls. Ils n’ont plus de vie de famille. Les forces physiques se détruisent, l’intelligence se fatigue, les caractères fléchissent. Les chefs ne commandent plus, les conducteurs ne conduisent plus. L’action devient anonyme. Elle ne domine plus les problèmes trop nombreux et complexes. C’est le règne de l’incompétence, de l’improvisation, du discours. La carence du personnel politique et la désorientation générale des citoyens ne laissent plus qu’un seul pouvoir debout : celui des bureaucrates, autorité dernière, mais, elle aussi, anonyme et, de fait, irresponsable.
Les « philosophes », Rousseau avaient raison : pour fonctionner, pour être un régime, la démocratie suppose de petits pays, une population restreinte et un territoire peu étendu, une vie simple, des questions claires et faciles à résoudre. Mais ce sont là conditions d’autrefois. Elles n’existent plus nulle part, sauf dans la république de Costa Rica.
Enfin, la complexité de la vie moderne, son allure accélérée, le nombre et la difficulté des problèmes qu’elle pose, ouvrent toutes les écluses au formalisme juridique, à la manie des lois et des règlements. Dans ce dédale, ni l’électeur, censé averti, ni l’élu, censé compétent, ne se retrouvent. Seuls, de rares initiés arrivent à se débrouiller. Le droit devient une science ésotérique, occulte. Et c’est un signe de décadence.
La démocratie, par le fait qu’elle met sans cesse en jeu des forces contraires, des opinions divergentes, des intérêts opposés, a toujours le caractère du désordre organisé. Le désordre organisé a ses avantages, la liberté y trouve son compte. Mais il arrive des moments où l’ordre s’impose. La démocratie s’y résigne malaisément. Elle est tout de même un très gros gaspillage de temps, d’énergies humaines, de biens matériels. C’est un régime de luxe. Quand il s’agit de pleins pouvoirs et de restrictions, ce régime, qui est le plus compliqué et le plus difficile de tous, généralement se récuse.
Les temps actuels ne sont pas favorables à la démocratie, ni surtout au libéralisme. Il faudrait être aveugle pour le nier, car c’est une question de fait. Ce qui agit contre eux, c’est qu’avec la durée, se produit l’usure. Idéalisme, doctrine, système, mécanisme enfin : tel est le processus. Les régimes modernes ne connaissent guère l’âge mûr ; ils passent très vite de la jeunesse à la vieillesse. De tout ce qui précède, il résulte que libéralisme et démocratie sont en train de devenir inactuels. Ils portent, en effet, la marque du XIXe siècle, et il serait bien difficile de les adapter, au moins tels qu’ils sont, au XXe. M. Lucien Romier fait observer, avec justesse, que le libéralisme, s’il constitue le plus agréable des régimes, n’en est pas moins le plus fragile. Il a réalisé, un instant, la définition de Vigny : « Le moins mauvais gouvernement est celui qui se montre le moins, que l’on sent le moins et qui coûte le moins cher. » Quant à la démocratie, elle m’apparaît surtout comme un régime transitoire qui tend sans cesse à se dépasser soi-même, à sortir de soi-même, par tout le potentiel qu’il renferme.
Quel est ce potentiel ?
III
Il y a d’abord la poussée sociale. Le jour où le prolétariat prit conscience de classe, où il trouva des théoriciens et des chefs, où le socialisme devint un parti puissant, ce jour-là, force est de le reconnaître, la démocratie changea de caractère. Ce n’est pas en vain que Marx conseillait aux ouvriers de se servir de la démocratie et de s’en emparer. Grâce au système majoritaire, à l’élection, le socialisme a engagé la démocratie dans la voie des réformes sociales. Or, la démocratie n’est pas un système social : elle n’est qu’un système politique, c’est-à-dire un instrument. Le libéralisme est antisocial de nature : toute doctrine, tout régime fondé sur l’individualisme est antisocial, ou du moins asocial. Le libéralisme était impréparé à recevoir le choc du socialisme ; il n’était pas en mesure de tenir devant celui-ci, d’autant moins qu’il contenait le socialisme en puissance. La démocratie également. On n’arrête jamais les conséquences d’un principe, une fois qu’on l’a posé. Or, en posant l’égalité des droits politiques, on postulait l’égalité des biens. Marx et Léon XIII, si j’ose réunir ce juif à ce pape, l’ont bien vu. C’est une évidence. Le principe d’égalité est un principe qui doit aller jusqu’au bout, ou il ne signifie plus rien.
L’introduction du socialisme dans l’État démocratique, devait fausser la démocratie, la transformer en champ de bataille pour les luttes de classes. Tout libéralisme disparut à ce moment-là. La vieille grand’mère fut remplacée par son petit-fils, le radicalisme, beaucoup plus avancé, beaucoup plus social, beaucoup plus intolérant qu’elle, et plus costaud, ma foi ! En France, l’ancêtre du radical est le jacobin, mais le parti radical ne s’organise qu’en 1875. En Angleterre, il se forme plus tôt, dès 1789. Comme la démocratie avait été un moyen terme entre le libéralisme et le radicalisme, celui-ci fut un moyen terme entre la démocratie et le socialisme. Il poussa la démocratie vers le socialisme par l’intermédiaire de l’étatisme. Mais l’étatisme dévore la démocratie, comme celle-ci a dévoré le libéralisme, en attendant qu’il soit dévoré à son tour par le socialisme.
Or, l’étatisme est le contraire de la démocratie, ou plutôt elle réduit celle-ci à ne plus être qu’une mécanique électorale. La démocratie est fondée sur l’individu, sur ses libertés et ses droits. Mais, ces droits et ces libertés, l’étatisme les absorbe, et le citoyen n’est plus qu’un assujetti à l’État ou un client de l’État. L’État lui-même devient anonyme, se transforme en une vaste organisation de fonctionnaire, puisque tout le Inonde est plus ou moins fonctionnaire. Mais un peuple qui dépend tout entier de l’État n’est plus qu’une plèbe.
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Arrêtons-nous un instant à l’étatisme et voyons où il nous mène :
L’étatisme contemporain semble, à première vue, un phénomène transitoire. Nous voulons dire par là que, s’il correspond à des nécessités, ce sont des nécessités passagères. Il faut espérer – et j’exagère l’optimisme – que l’appauvrissement, le désordre économique et social, l’instabilité politique de l’après-guerre et du moment actuel, ne se prolongeront point, et que l’intervention de l’État dans des domaines absolument étrangers au sien, perdra peu à peu sa raison d’être. Sinon, il arrivera infailliblement ceci :
Ou bien il se produira, contre l’État lui-même, une révolte des contribuables, des groupes sociaux, des nations. Mais cette révolte risque d’aboutir à l’anarchie. Elle se manifeste déjà par l’abstention politique, par toute espèce de ruses pour échapper à l’inquisition fiscale, et paf une désaffection à l’égard de l’État, désaffection qui se retourne parfois contre la patrie elle-même. En tout cas, on constate dans le peuple démocratique un sentiment d’hostilité à l’égard de l’État. L’État, c’est l’ennemi contre qui il devient légitime de se défendre par tous les moyens. La notion d’État tend à se dissocier de la notion de patrie, même de celle de gouvernement. Elle se vide ainsi de son contenu. L’État perd son prestige. Il apparaît comme un corps sans âme, un cadavre assassin. Ou, si l’on veut, l’État n’est plus qu’une machinerie compliquée, qui grince, cause des accidents, dévore du combustible, finit par demeurer en panne. Le gaspillage.
Ou bien, si les pays vivants, si les individus eux-mêmes sont trop affaiblis, si les corps sociaux sont trop désagrégés, pulvérisés, l’étatisme contemporain aboutira, plus ou moins vite, à son terme logique, le communisme. Les masses, appauvries, tout en ayant gardé, tout en ayant renforcé leur pouvoir politique, se poussent elles-mêmes au communisme par le moyen des interventions étatistes. D’ailleurs, comment veut-on qu’un prolétariat dont les dépossédés et les déclassés augmentent sans cesse le poids, garde encore le sentiment, le besoin, de la propriété ?
Je définirai donc l’étatisme où est chu l’État démo-libéral : un absolutisme anonyme et collectif.
Cet absolutisme est à la fois faible et puissant. Il est puissant, précisément parce qu’il est sans tête. On ne sait donc où le frapper. On ne sait comment embrasser cette masse à la fois pesante et amorphe. Il est organiquement faible, parce que cet absolutisme rend l’État incapable de gouverner, parce qu’il lui fait perdre son centre de gravité. L’État, trop puissant et trop faible à la fois, demeure ainsi sans recours, ni secours contre soi-même. Le pouvoir est partout, la responsabilité, nulle part : le gouvernement la rejette sur le parlement, le parlement sur l’électeur, l’électeur la renvoie au gouvernement, qui n’agit plus que par les fonctionnaires. La surorganisation étatiste menace à tout moment de s’effondrer sous son propre poids. Il suffirait qu’elle se détraquât sur un point pour s’arrêter tout à fait. C’est le vice de toutes les surorganisations, quand elles sont purement matérielles.
Or, l’étatisme est une conception purement matérielle de l’État. Il a donc enlevé à l’État son âme, et c’est par là qu’il le tue. Nous sommes tellement obsédés, aujourd’hui, par la machine, par la technique, par notre civilisation mécanique et industrielle, que nous avons été amenés à concevoir l’État sur ce modèle.
L’étatisme est donc un système compliqué, correspondant à une idée simple, et même simpliste. Car c’est une idée simpliste, de tout vouloir confier à l’État, et voici le moindre effort qui est le fond psychologique de la révolution moderne. Une idée de paresseux ou d’affaiblis. Un indice de fatigue, d’épuisement, chez les individus comme chez les groupes sociaux. Un manque, chez les hommes politiques, d’imagination, une totale inaptitude à trouver des solutions nouvelles. L’étatisme est d’ailleurs un cercle vicieux, puisque, au lieu de remédier à l’appauvrissement général et à la paresse des esprits, il les augmente.
L’étatisme est devenu, chez beaucoup, une mystique. Une idée simple devient, en effet, facilement une idée mystique. Parce qu’elle est simple, elle a l’air d’être vraie : la fausse idée claire. Elle séduit ainsi les esprits superficiels, qui sont la majorité ; elle les attire. Ils y mettent l’espérance d’un lendemain meilleur. Et c’est la mystique introduite dans l’idée, qui exalte cette idée, qui en fait une sorte de religion.
Il y a donc une religion de l’état. C’est l’indice le plus frappant, avec la religion de l’humanité dont elle est jumelle, du paganisme renaissant. L’État devient une fin en soi, un principe, une incarnation du divin : nous retrouvons ici le panthéisme dont notre époque est encore intoxiquée. Mais, dès que l’État est une fin en soi, il se proclame supérieur à la morale ; bien plus, il crée une morale, et revoici ces morales nationales, issues du relativisme contemporain.
Tous les absolutismes, d’ailleurs, arrivent nécessairement à se croire, ou divins, ou de droit divin. Nous avons eu le droit divin des rois. Nous eûmes, avec la démocratie, le droit divin des peuples. Nous avons le droit divin de l’État. Encore pouvait-on dire du droit divin première espèce, que les princes, représentants de Dieu sur la terre, se sentaient responsables vis-à-vis de Dieu et de sa loi : le droit divin des rois était chrétien dans son essence. Celui des peuples l’était aussi, du moins à ses débuts ; mais il ne tarda point à se fondre dans le vague idéal national-humanitaire du romantisme et du laïcisme. Celui sur quoi l’État se fonde n’a plus rien de chrétien, de religieux : il est sèchement sociologique.
En effet, s’il se fonde sur quelque chose, c’est, ou bien sur la doctrine nationaliste, ou bien encore sur la doctrine communiste, ou enfin sur le sentiment démocratique dégénéré. Dans chacun de ces cas, il aboutit à la contrainte de la personne et de l’esprit, au règne de la force matérielle.
Mais, quand un régime en arrive à se figurer ainsi de droit divin, à s’ériger ainsi en une fin de soi, à croire qu’il est le terme parfait et indépassable de l’évolution politique, c’est qu’il est lui-même proche de sa fin. Il est proche de sa fin parce qu’il a exagéré ses propres principes. Il périra donc, mais combien de valeurs humaines et de vies humaines périront avec lui !
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Nous en sommes donc là. Ou tout près d’en être là. Y a-t-il les indices, les débuts d’une révolution ?
L’étatisme se présente à nous, aujourd’hui, sous la forme d’une anarchie, quand le pouvoir politique est faible, ou d’une tyrannie, quand le pouvoir politique est fort.
Anarchie, tyrannie, il y a, entre ces deux termes, alternance.
On ne sort, en effet, de l’anarchie que par la tyrannie. On ne sort de la tyrannie que par l’anarchie. Il est bien difficile d’échapper à ce dilemme. À observer les faits contemporains, la solution s’annonce peut-être de cette manière :
D’abord essayons de distinguer ce qui, dans l’étatisme, correspond, aujourd’hui, à des besoins, à une nécessité.
En premier lieu, il n’est pas niable que la situation économique et sociale n’autorise l’intervention momentanée de l’État dans des domaines qui ne devraient pas être les siens.
En second lieu, la situation politique exige, dans la plupart des pays, un renforcement de l’autorité gouvernementale. Et cela non plus, n’est pas niable.
Tous les pays, à l’heure actuelle, éprouvent, plus ou moins profondément, le besoin d’une rénovation nationale. « C’est l’immense problème de l’ordre », comme dirait Auguste Comte, et qui domine tous les autres.
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Ceci posé, nous allons essayer de décrire comment se passe aujourd’hui, sous nos yeux, la réaction contre cette première forme d’étatisme : celle que nous avons nommée l’absolutisme anonyme et collectif, celle qu’a prise, et devait prendre, la démocratie, et qui l’étouffe.
Cette première forme se définit par l’impuissance politique du gouvernement.
Cette impuissance politique provoque un besoin général d’autorité.
Ce besoin d’autorité, quand on l’analyse, procède lui-même, aujourd’hui, d’un besoin de liberté.
La liberté, en effet, postule, par définition, l’autorité comme complément à ce qu’il y a d’imparfait dans la nature et la raison de l’homme. Pour que je me sente libre, il faut que ma volonté puisse à tout moment se déterminer sans contrainte, dans la direction que mon intelligence lui assigne. Mais mon intelligence ne saurait assigner de direction à ma volonté que si la route est ouverte, que si le but est visible, que si les obstacles, puisqu’il y en a toujours, ne sont pas insurmontables. Un enfant comprendrait cela. Il comprendrait aussi, ou du moins il sentirait très fortement, que l’inconnu, l’obscur, est bien plus terrifiant, bien plus paralysant que le connu, le visible. L’autorité d’un maître sévère et même injuste, lui fait moins peur, à cet enfant, l’annihile moins que les fantômes inexistants d’une chambre noire. La liberté, c’est donc un sentiment qui a besoin, pour se développer, de certitudes et de sécurité. Un ordre politique, si contraignant qu’il soit, assure plus de certitudes, inspire plus de sécurité, à tout prendre, que le désordre ou l’anarchie. Il est naturel à l’homme de moins redouter un chef, même si ce chef le conduit durement, que le hasard. Une société instable, dont on ne sait pas dans quelle direction elle va s’engager, sous la poussée de forces anonymes sur lesquelles la volonté n’a aucune prise ; la menace d’une catastrophe, menace plus angoissante que la catastrophe elle-même ; le poids de masses en mouvement, la perte de la confiance, tout cela opprime davantage la liberté qu’une tyrannie visible et concrète. Quand une société roule à la dérive, quand une nation ne se sent plus gouvernée, la majorité des hommes ne savent comment agir, comment se défendre. Il se forme alors cette psychose que l’on nomme le défaitisme L’homme perd le sentiment de sa personnalité, par conséquent celui de sa liberté.
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La réaction qui se produit est toute naturelle, elle aussi : recours à l’autorité.
Le recours à l’autorité, c’est l’appel à l’ordre et, par conséquent, à l’homme qui saura rétablir l’ordre. Pour sauver ses libertés essentielles, qui sont ses libertés personnelles, l’individu se déclare prêt à sacrifier ses libertés accessoires, qui sont ses droits politiques. Il y a là une sorte de contrat qui rappelle assez le contrat féodal, au début du moyen âge, lorsque régnaient précisément l’anarchie et l’insécurité. Mais, comme les temps ont marché, ce contrat dépasse le petit groupe pour s’étendre à des nations entières. Le contrat féodal fut la base juridique de l’État médiéval : il se pourrait fort bien que ce « contrat national » devînt la base de l’État futur.
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Si nous prenons le fascisme italien, le national-socialisme allemand, et même le régime soviétique en Russie, nous découvrirons sans peine, entre toutes ces manifestations politiques, malgré leurs différences d’esprit et de doctrine, des caractères communs. À leur tour, ceux-ci nous permettent de dégager la tendance de l’État contemporain.
La raison génératrice de cet État, c’est la nécessité de mettre fin au désordre national et, pour cela, d’agir par voie d’autorité. Mettre fin au désordre national, c’est, en premier lieu et négativement, mettre fin aux luttes de partis, en supprimant, s’il le faut, les partis eux-mêmes, et à la confusion parlementaire, en supprimant, s’il le faut, les parlements eux-mêmes. Mais c’est, en second lieu, et positivement, organiser le travail national.
Pour qu’une intervention autoritaire se produise et soit justifiée, il faut donc trois conditions : une crise politique, la carence, la faillite des institutions parlementaires ; une crise économique ; la menace d’une révolution sociale.
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Car ici nous trouvons encore un autre potentiel dans la démocratie : le nationalisme.
Les démocraties sont patriotes, c’est leur plus grande vertu. Ce n’est guère un patriotisme discipliné. Il ne sort pas son drapeau tous les jours. Mais l’idée de patrie est inséparable, à l’origine, de l’idée démocratique. Par celle-ci, celle-là est vraiment le bien commun, le bien de chacun et de tous. C’est alors que le patriotisme prend son sens moderne. Par quoi je ne veux pas dire que le sens ancien fût insuffisant ou de qualité inférieure : si nous le comparons à nos exagérations nationalistes d’aujourd’hui, nous pouvons regretter les anciennes formes du patriotisme, plus modérées, plus humaines, plus cultivées et peut-être plus profondes que certaines des nôtres. Mais on aime mieux, – disons d’une autre manière – son pays quand on est citoyen, non plus sujet, quand on est libre, et même souverain, quand tout au moins on a l’illusion de l’être, et quand on est appelé à verser son sang, non par contrainte, mais par devoir. La démocratie a donné à chaque citoyen le sentiment de sa responsabilité nationale.
Mais le propre de la démocratie est d’outrer chaque ordre de sentiments, chaque tendance, et de les pousser jusqu’au bout. Elle oppose ainsi, dans sa vie intérieure, des sentiments et des tendances qu’il lui est toujours plus difficile de ramener à l’unité, car elle est contradictoire, à l’image de l’homme moderne. D’ailleurs, plus vous donnez de pouvoirs au peuple, plus vous en donnez aux puissances affectives et moins vous en donnez aux forces rationnelles. Or, l’affectif national aboutit au nationalisme que l’ancien régime n’avait jamais connu. Le nationalisme est un produit de la démocratie, de la révolution française. Dans la démocratie, il arrive souvent au patriotisme d’être oblitéré, comprimé par les luttes de partis, ces partis qui oublient trop souvent l’intérêt national, par l’impuissance des gouvernants, par la poussée internationale et révolutionnaire. Soudain, de brusques réveils se produisent. Le potentiel nationaliste se dégage. Il ira même s’unir, au potentiel socialiste, en éliminant ce que celui-ci contient d’international.
Nous avons vu, nous voyons et nous verrons encore, ce fait se produire, et il est démocratique, naturellement. Les revendications sociales et les revendications nationales sont essentielles à la démocratie dont la formule se trouve être ainsi nationale-socialiste : c’est pour cela que la contre-révolution hitlérienne est si importante. L’explosion qui les combine, se produit à un moment comme celui que nous traversons. C’est la démocratie elle-même qui fait explosion, qui se brise, ou plutôt qui brise un vieux mécanisme dont elle voit qu’il n’est plus capable de fonctionner. Lorsque j’entends, et je l’entends chaque jour, dans mon pays, de bons démocrates protester contre la dictature, je pense que ce jeu est tout aussi vain que de protester contre un tremblement de terre. La dictature n’est pas en face de la démocratie comme une opinion en face d’une opinion contraire, comme un parti en face d’un antre parti. Elle est dans la démocratie elle-même comme un explosif au fond d’une cave. Ou le régime démocratique se trouvera capable de résoudre la crise actuelle, ou, s’il s’en démontre incapable, le recours à la dictature se produira connue l’ultima ratio rerum. C’est le recours au chef, et l’histoire est là pour nous apprendre que les démocraties aboutissent toujours à des dictatures.
Ce qui fait aboutir les démocraties aux dictatures, ce qui tue les régimes, c’est l’oppression fiscale combinée avec le désordre des affaires. Mais c’est ensuite la vermine politicienne. Le peuple finit par se lasser des vieux parlementaires, des combinaisons électorales, de l’agitation stérile des partis. Il finit par se lasser d’être exploité au nom même des principes : alors, il les rend. « La démocratie est le nom que nous donnons au peuple quand nous avons besoin de lui » : ainsi s’exprime un politicien dans une comédie de Flers et Caillavet. Le peuple finit par s’en apercevoir et il se désintègre de la démocratie.
IV
Ce qui me porte, comme observateur et comme historien, à douter que la démocratie et le libéralisme aient encore de l’avenir, c’est qu’ils représentent, l’une le régime type, et l’autre l’esprit dominant du XIXe. Mais, nous le savons, le XIXe siècle, c’est notre ancien régime à nous.
Cependant, la démocratie contient en soi des possibilités d’évolution, de transformation qui peuvent encore l’amener, là où elle existe et où elle a poussé de profondes racines, à se retourner lentement, à se réformer, à s’adapter au monde nouveau. Le mot de démocratie est vague ; il recouvre des choses bien différentes. La démocratie peut devenir un État populaire, ce que les Allemands appellent le Volksstaat ; elle peut se décentraliser, ce que je souhaite à la France ; elle peut se donner pour base, non plus les partis politiques, mais l’organisation corporative, et se trouver ainsi sociale ; elle peut se combiner avec d’autres éléments, l’aristocratie et la monarchie. Elle peut se placer à ses antipodes, tout en gardant son nom.
Mais, précisément parce que le sens du mot démocratie est vague, il convient d’y regarder de plus près :
Les contraires se battent dans la démocratie. Ces contraires sont contenus dans le mot lui-même. Démocratie vient de deux mots grecs : Kratos, le gouvernement, le pouvoir, l’autorité ; Démos, le peuple. Jusqu’à la guerre, on a surtout vu le Kratos, les droits du citoyen, les manifestations de la souveraineté populaire. L’intérêt se portait davantage sur l’exercice de la démocratie que sur son essence. Mais l’essence se trouve précisément dans le Démos. Toujours avant la guerre, on s’en tenait à la conception du peuple, telle qu’elle était issue de la révolution française et de l’idéologie libérale : la somme totale des citoyens, égaux en droits, en devoirs et devant la loi, tous semblables aux yeux de la constitution qui prétendait ignorer les intermédiaires historiques et naturels entre le citoyen et l’État. De là est venu tout le mal.
La démocratie a dégénéré ainsi en démocratisme. Par quoi j’entends la doctrine de la révolution française et du libéralisme, telle que nous l’avons résumée au début de ce chapitre, et cette doctrine est une chose morte aujourd’hui. Elle a rendu le Démos anémique en le nourrissant de formules creuses, elle l’a rendu psychasthénique en attisant ses illusions et en flattant ses instincts.
Cette conception de la démocratie était viciée, et devait être instable, parce qu’elle était purement politique et non sociale, ni même économique. Le moment n’a point tardé à venir où le social et l’économique se sont trouvés en désaccord avec le système. La démocratie n’instituait qu’un pays légal. Mais il y avait un pays vivant, plus fort que le pays légal.
La vérité est que la démocratie n’est qu’une forme de gouvernement : le gouvernement exercé par le peuple. « Espèce de policie en laquelle la multitude a domination », disait, au XVe siècle, Oresme qui fut, selon Littré, le premier à employer le mot de démocratie en langage français. En ce sens, démocratie s’oppose, et à la monarchie, et à l’aristocratie. Elle ne s’y oppose qu’en tant que forme politique, en tant que Kratos. En tant que Démos, loin de s’y opposer, elle peut parfaitement se combiner avec elles.
Que le peuple tout entier se gouverne, ou que le gouvernement soit exercé par un seul, ou par le groupe des meilleurs, la chose est, en soi et moralement parlant, indifférente. La forme de gouvernement n’est jamais qu’un moyen. Quel que soit le moyen, le but est le même, et il est toujours démocratique : le bien du peuple. La forme de gouvernement est un relatif qui dépend de données géographiques, historiques, de conditions économiques ou sociales, de traditions, donc du milieu et du moment, pour employer ces deux mots chers à Brunetière. Toute forme de gouvernement est légitime, est bonne, si elle s’ordonne au bien commun, au bien de la multitude qui est, au sens où l’employaient les scolastiques, non la foule, mais le peuple organisé.
Encore faut-il s’entendre sur le mot peuple. Il n’y a pas, dans une nation, une partie qui est peuple et une partie qui ne l’est pas. Se figurer, comme aujourd’hui, que le prolétariat, ou la petite bourgeoisie, ou les paysans, c’est le peuple, à l’exclusion des autorités sociales, des élites intellectuelles, des classes dirigeantes, c’est fausser le sens du mot peuple. Le peuple est l’ensemble des êtres humains qui peuplent, c’est le cas de le dire, le territoire national. Et ce ne sont pas seulement les vivants, les générations présentes, mais les générations passées, les morts : une nation est toujours plus peuplée de morts que de vivants, aurait dit Auguste Comte. Et c’est la grande conception qui donne au peuple tout son sens, toute sa profondeur, toute sa vie. C’est la conception antique, médiévale, chrétienne. Peuple prend ainsi un sens spirituel, et c’est ce que la démocratie ne veut plus guère comprendre. Car, en vertu du démocratisme, la démocratie n’a jamais su être que passagère et quotidienne : c’est pourquoi elle n’a jamais eu de véritable volonté.
Elle s’est viciée, dès le jour où elle ne s’est conçue que d’une manière exclusive. Exclusive du passé, mais aussi de quelques-uns, et des meilleurs. Fût-elle exclusive d’un seul, elle ne serait plus la démocratie, car le peuple moins un n’est pas le peuple complet. Cette conception, qui est fausse, qui est malsaine, qui est immorale, aboutit à l’idée que l’autorité réside dans le peuple, émane de lui. C’est une conception païenne, ou plutôt issue de la tyrannie païenne, où toute autorité émanait de la personne du tyran. C’est une conception de la Renaissance, qui s’est étendue, démocratisée. C’est, en plus, une conception panthéiste : le peuple devient une substance, indépendante des personnes et des groupes qui le composent, et qui vit de sa vie propre. Le peuple devient Dieu.
Et la déviation va continuer. On a commencé par exclure les meilleurs dans le sens aristocratique du terme ; on a poursuivi en excluant les meilleurs dans le sens intellectuel et social ; on finit par le règne des médiocres et des incapables. Et voilà ce dont crève, aujourd’hui, la démocratie. Car elle a une propension trop naturelle à n’écouter que ceux qui sont tout près d’elle, et à négliger les esprits supérieurs.
C’est la chute dans la masse. Mais qu’est-ce que la masse ? de qui se compose-t-elle ? comment s’exprime-t-elle ? et qu’exprime-t-elle ? Elle ne le sait pas elle-même, elle échappe à l’analyse. Pratiquement, on en arrive au système des majorités et des délégations, c’est-à-dire à une division de la masse, puisque celle-ci, indivisible et globale, est incapable de se prononcer et de s’exprimer comme telle.
La représentation du peuple est légitime, elle est nécessaire. Mais la souveraineté du peuple est une absurdité, car elle suppose l’équivalence absolue de tous les hommes sur tous les plans... C’est l’idée d’égalité. L’incapacité d’être soi-même et la jalousie des autres, voilà, en fait, tout le contenu de cette idée.
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Nous avons analysé tout ce que la démocratie, ou du moins le démocratisme, contient de faux, d’immoral, de malsain, d’antichrétien, pour nous servir des épithètes de tout à l’heure. Mais voici ce qu’elle contient de juste, de sain, de moral, de chrétien :
C’est l’amour du peuple, de la patrie, le dévouement au bien commun. C’est l’amour et le dévouement que l’on éprouve pour ceux qui travaillent, peinent, souffrent, pour ceux qui sont dans la gêne et dans la pauvreté. La démocratie, c’est la justice et la charité chrétiennes que l’on s’efforce d’appliquer à tout un peuple par des moyens politiques et sociaux. C’est le peuple que l’on aime en Dieu et par Dieu. Sans le christianisme, la démocratie est la pire forme de gouvernement. Avec le christianisme, elle peut être la meilleure.
Ici, rendons hommage aux libéraux et aux démocrates chrétiens, car c’est ainsi qu’ils ont aimé le peuple. Ils ont considéré la démocratie comme un apostolat. Ils n’ont point pensé que le monde moderne, leur monde alors moderne, le XIXe siècle, fût inconciliable avec le christianisme, avec l’Église. Ils ont dit à leurs coreligionnaires : « Soyez de votre temps. » Ils leur ont dit ce que nous disons, aujourd’hui, aux nôtres. Jusque dans les idées les plus antichrétiennes, ils ont cherché et découvert des germes chrétiens. Ils ont ainsi pratiqué, et la justice, et la charité, sous leur forme la plus difficile et la plus nécessaire, la forme intellectuelle. S’ils se sont trompés politiquement, s’ils ont parfois engagé la religion dans des voies périlleuses ; s’ils ont commis l’erreur d’identifier le christianisme avec la démocratie, comme leurs pères avaient commis l’erreur de l’identifier avec la monarchie, c’est qu’ils ne pouvaient pas tout prévoir. Ce furent de splendides générations, l’honneur de l’Église au XIXe siècle, car ils ont vécu et agi comme ils ont pensé : la vie d’un Montalembert, la vie d’un Ozanam, la vie d’un Lacordaire, d’un marquis de La Tour-du-Pin, d’un comte de Mun, d’un Léon Harmel, nous l’apprennent, et quelles leçons ! Beaucoup furent des gentilshommes : l’esprit de la chevalerie les animait, et ils ont ainsi sauvé, justifié l’idée de noblesse, prouvé qu’un gentilhomme fait partie du peuple, que démocratie et aristocratie ne sont pas incompatibles, mais que celle-ci, comme la monarchie, d’ailleurs, est capable de soutenir et de promouvoir celle-là. Nous n’avons point à faire nôtres leurs conclusions politiques, mais nous avons à nous inspirer de leur esprit et de leur exemple, à l’entrée d’un monde nouveau, à l’égard d’un régime nouveau.
Le service qu’ils ont rendu à la démocratie, est d’en avoir eu une conception morale et sociale beaucoup plus que politique. Leur idée fondamentale est la solution corporative, l’organisation professionnelle. Ils ont sorti la démocratie de la révolution française pour l’enraciner dans l’ordre social. S’il leur est arrivé d’adopter la démocratie politique, c’est parce qu’ils pensaient arriver mieux par cette forme à réaliser leur idéal. Mais la démocratie politique n’est point l’essentiel de cet idéal.
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L’erreur, nous le voyons maintenant, c’est d’avoir fait de la démocratie l’État lui-même, au lieu de la laisser à la base de l’État.
Toute démocratie est un désert de sable ;
Il y fallait bâtir, si vous l’eussiez compris.
Nul ne l’a mieux compris que Léon XIII. Ce grand pape n’eut aucune tendresse pour l’État moderne. Il le considérait comme « un fléau pour la religion ». Il a condamné les idées humanistes, sous toutes leurs formes, de la forme libérale à la forme socialiste. Il a condamné le laïcisme. Il est entré en lutte, courageusement, contre la franc-maçonnerie, car il avait repéré les puissances occultes qui se servent des masses contre la religion. Le 24 janvier 1903, dans son allocution au patriciat et à la noblesse romaine, il déclare : « L’Église, en prêchant aux hommes qu’ils sont tous les fils du même Père céleste, reconnaît comme une condition providentielle de la société humaine, la distinction des classes ; c’est pourquoi, il enseigne que le seul respect réciproque des droits et des devoirs, et la charité mutuelle, donneront le secret du juste équilibre, du bien-être honnête, de la véritable paix et de la prospérité des peuples. » Plus loin, dans la même allocution, il s’élève contre l’égalité subversive des ordres sociaux, pour proclamer « cette fraternité qui, sans nuire en rien aux dignités du rang, unit les cœurs de tous dans les mêmes liens de l’amour chrétien ». Sur la démocratie, enfin, il s’est exprimé le 18 janvier 1901, dans l’Encyclique Graves de communi. Il y distingue nettement la démocratie chrétienne de la démocratie politique et de la démocratie socialiste, qui sont, elles, antichrétiennes. La démocratie chrétienne, doit garder « à l’abri de toute atteinte le droit de propriété et de possession, maintenir la distinction des classes, qui, sans contredit, est le propre d’un État bien constitué ». Et voici un passage important : « Il serait condamnable de détourner au sens politique, le sens de démocratie chrétienne. Sans doute, la démocratie, d’après l’étymologie même du mot et l’usage qu’en ont fait les philosophes, indique le régime populaire ; mais, dans les circonstances actuelles, il ne faut l’employer qu’en lui ôtant tout sens politique, et en ne lui attachant aucune autre signification, que celle d’une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple. »
Dans l’Encyclique Diuturnum, le 20 juin 1881, Léon XIII condamne le dogme de la souveraineté du peuple : « Refuser de rapporter à Dieu comme à sa source le droit de commander aux hommes, c’est vouloir ôter à la puissance publique, et tout son éclat, et toute sa vigueur. En la faisant dépendre de la volonté du peuple, on commet d’abord une erreur de principe, et en outre, on ne donne à l’autorité qu’un fondement fragile et sans consistance. De telles opinions sont comme un stimulant perpétuel aux passions populaires que l’on verra croître chaque jour en audace, et préparer la ruine publique en frayant la voie aux conspirations secrètes et aux séditions ouvertes. » Il revient sur le même sujet dans l’Encyclique Immortale Dei, le premier novembre 1885 : « Quant à la souveraineté du peuple, que, sans tenir aucun compte de Dieu, l’on dit résider de droit naturel dans le peuple, si elle est éminemment propre à flatter et à enflammer une foule de passions, elle ne repose sur aucun fondement solide, elle ne saurait avoir assez de force pour garantir la sécurité publique et le maintien paisible de l’ordre. » Sans doute, les principes chrétiens ne réprouvent en soi aucune forme de gouvernement : toutes, si elles sont appliquées avec sagesse et justice, peuvent garantir la sécurité publique. « Bien plus, ou ne réprouve pas en soi que le Peuple ait sa part plus ou moins grande au gouvernement ; cela même, en certains temps et sous certaines lois, peut devenir, non seulement un avantage, mais un devoir pour les citoyens. » Mais Léon XIII se défie des libertés modernes qui tendent à rendre l’homme esclave de ses passions, ses « pires tyrans ». Il ne fondrait point se laisser tromper par la spécieuse honnêteté de ces libertés, mais il faudrait se rappeler de quelles sources elles émanent, par quel esprit elles se propagent et se soutiennent. Dans l’Encyclique du 20 juin 1888, sur la liberté humaine, Léon XIII avait dénoncé l’amour déréglé du changement. Il avait montré que l’autorité est nécessaire à la liberté, autorité intérieure de la raison, autorité extérieure de la loi et du pouvoir politique. « La vraie liberté consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions plus aisément vivre selon les prescriptions de la loi éternelle », car « la fin suprême à laquelle doit aspirer la liberté humaine, c’est Dieu ». Le naturalisme, le rationalisme, le libéralisme, ont corrompu l’idée de liberté. « Ce qui en résulte finalement, surtout dans les sociétés humaines, il est facile de le voir, car, une fois cette conviction fixée dans l’esprit, que personne n’a d’autorité sur l’homme, la conséquence est que la cause efficiente de la communauté civile et de la société doit être cherchée, non pas dans un principe extérieur ou supérieur à l’homme, mais dans la libre volonté de chacun, et que la puissance publique émane de la multitude comme de sa source première ; en outre, ce que la raison individuelle est pour l’individu, à savoir la seule loi qui règle la vie privée, la raison collective doit l’être pour la collectivité, dans l’ordre des affaires publiques : de là la puissance appartenant au nombre, et les majorités créant seules le droit et le devoir. Mais l’opposition de tout cela avec la raison, ressort assez de ce qui a été dit. En effet, vouloir qu’il n’y ait aucun lien entre l’homme ou la société civile et Dieu créateur et, par conséquent, suprême législateur de toutes choses, répugne absolument à la nature, et non seulement à la nature de l’homme, mais à celle de tout être créé ; car tout effet est nécessairement uni par quelque lien à la cause d’où il procède ; et il convient à toute nature, et il appartient à la perfection de chacune, qu’elle reste au lieu et au rang que lui assigne l’ordre naturel, c’est-à-dire que l’être inférieur se soumette et obéisse à celui qui lui est supérieur. »
La conséquence politique de cette fausse liberté est facile à prévoir : « La loi qui détermine ce qu’il faut faire et éviter, est abandonnée aux caprices de la multitude plus nombreuse, ce qui prépare la voie à la domination tyrannique. Dès que l’on répudie le pouvoir de Dieu sur l’homme et sur la société humaine, il est naturel que la société n’ait plus de religion, et tout ce qui touche à la religion devient dès lors l’objet de la plus complète indifférence. Armée pareillement de l’idée de sa souveraineté, la multitude se laissera facilement aller aux séditions et aux troubles, et le frein de la conscience et du devoir n’existant plus, il ne reste plus rien que la force, la force qui est bien faible à elle seule, pour contenir les passions populaires. » Voilà pourquoi la séparation de l’Église et de l’État est pernicieuse, bien plus nuisible à l’État qu’à l’Église.
Léon XIII n’est point l’ennemi d’une démocratie modérée, au contraire, s’il répudie la démocratie laïque et absolue. C’est un devoir pour le catholique d’obéir aux autorités légitimes. Encore faut-il distinguer soigneusement le pouvoir et la législation, car un pouvoir, même légitime, peut promulguer des lois mauvaises. Les catholiques se doivent donc à eux-mêmes d’être des agents d’ordre et de paix dans chacune de leurs patries. Mais Léon XIII sait très bien que, si les patries demeurent, les régimes changent. Les changements de régime sont généralement provoqués par des nécessités sociales, par celle de rétablir l’ordre après des crises violentes qui ont fait disparaître un régime ancien. Dans ce cas, les catholiques sont tenus d’accepter un régime nouveau et de lui venir en aide. Car il faut distinguer le pouvoir civil du pouvoir lui-même, pris dans son essence. Quelle que soit la forme du régime, l’essence du pouvoir demeure la même. C’est l’idée centrale de la lettre au clergé de France pour le ralliement, le 16 février 1892 : aujourd’hui, nous sommes en mesure de comprendre sa véritable portée.
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Il y a donc une démocratie chrétienne : sa définition est dans la Rerum novarum. Cette démocratie n’est pas politique, elle est sociale ; elle n’est pas un régime, mais un sentiment dont l’objet est aussi celui d’un devoir : l’amour du peuple, la démophilie, et ce mot loi convient mieux que celui de démocratie. Ce dernier, en effet, prête à des confusions. La démocratie moderne est essentiellement libérale, le démocratisme est son esprit. La démocratie chrétienne est le contraire du démocratisme. Mais il est dangereux de recouvrir du même nom deux conceptions aussi fondamentalement opposées. Aujourd’hui encore, et plus que jamais, la démocratie libérale, socialiste, laïque, est plus forte que la démocratie chrétienne. Celle-ci se trouve donc dans la situation d’un terme faible en face d’un terme fort. Or, le terme faible subit toujours l’influx du terme fort. Voilà pourquoi tant de démocrates catholiques en arrivent si souvent, et sans penser à mal, à parler comme des jacobins.
La démocratie a, plus qu’aucune autre forme de gouvernement, besoin d’un contrepoids situé en dehors d’elle. Le plus fort de ces contrepoids, c’est l’idée chrétienne. Mais quelle est, aujourd’hui, la démocratie où ce contrepoids soit suffisant ? Nous sommes à une époque où les masses se déchristianisent. Or, la déchristianisation conduit à la perte de la liberté, liberté de l’esprit, enfin liberté civile. C’est le roulement dans le prébolchevisme. Ou ne sort de celui-ci que par la force d’un gouvernement parfait, ratione regiminis, convenant à des hommes reconnus imparfaits. Nos Aliborons et nos Calibans ne s’en apercevront que le jour où ils sentiront la trique sur leur échine.
Force est de reconnaître que la démocratie libérale, par la séparation de l’Église et de l’État, par l’enseignement neutre et laïque, par l’anticléricalisme militant, par une tolérance anarchique à l’égard de toutes les idées, a puissamment contribué à la déchristianisation des masses. Elle le paie cruellement aujourd’hui ; les éléments qu’elle a déchaînés la détruisent : à quoi sert de défendre l’ordre dans la rue, quand on tolère et favorise le désordre dans les esprits et les mœurs ?
Ce qui soutient encore la démocratie, ce sont des contrepoids historiques. En Suisse, le fédéralisme, survivance de l’ancien régime et du Saint empire romain-germanique, et l’esprit patricien ; en Belgique et dans les Pays-Bas, l’esprit de commune, la monarchie ; en Grande-Bretagne, cette heureuse combinaison de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, par quoi l’Angleterre nous apparaît comme le dernier pays qui ait encore gardé la grande synthèse chrétienne, médiévale, des trois formes de gouvernements ; en France, le souvenir d’une royauté qui fut millénaire, le sens de la tradition, l’esprit conservateur, l’esprit critique.
Il est significatif, en effet, que la démocratie soit, depuis si longtemps, soumise à une impitoyable critique. Le mouvement intellectuel qui s’est dirigé contre elle, depuis le dernier quart du XIXe siècle, n’est pas sans analogies avec le mouvement philosophique dirigé, au XVIIIe siècle, contre l’ancien régime.
La démocratie a pour elle – mais pour combien de temps ? – le nombre : la majorité des pays sont encore démocratiques. Elle a pour elle d’avoir permis, au XIXe siècle, le développement d’une brillante civilisation, mais qui s’effrite, aujourd’hui : la civilisation bourgeoise. Quoi qu’il advienne, elle aura marqué le monde d’une empreinte qui ne s’effacera pas. Même les régimes les plus antidémocratiques sont obligés de s’édifier sur elle, de lui emprunter, pour une architecture tout à fait différente, ses plus solides matériaux. La démocratie est la base des régimes nouveaux, que ce soit le fascisme, ou le national-socialisme, ou même le communisme russe. Ce que la démocratie a fait pour l’instruction publique, pour le bien-être matériel des peuples, pour la vie internationale, pour élever le niveau de l’homme, on sera obligé de le continuer, de l’achever, de le pousser plus loin. On le fera sans doute tout autrement ; on concevra autrement la liberté, le droit, l’éducation, l’action sociale, l’organisation des masses, la représentation du peuple, le pouvoir. Mais on partira de ce que la démocratie a tenté. On abandonnera les formes pour conserver l’esprit, le sentiment.
Chaque régime apporte une pierre à l’édifice jamais achevé. Ou plutôt, de toutes les pierres qu’il apporte, il n’en est qu’une qui soit bonne : celle-ci reste dans le mur. Le libéralisme nous a fait comprendre que l’homme est un être libre de nature et que l’État doit respecter les libertés personnelles. La démocratie nous a fait comprendre que le bien du peuple est la loi de tout gouvernement. Le socialisme nous a fait comprendre que l’ouvrier doit être traité comme un homme, que la justice politique ne suffit pas, qu’il y a encore la justice sociale. Les trois pierres d’angle de tout régime nouveau, quel qu’il soit. Mais d’où sont-elles prises, sinon de la cathédrale toujours debout au milieu de la cité en ruine ?
CHAPITRE VI
LES ÉTATS-UNIS ET LA CRISE ÉCONOMIQUE
La « crise » est la fin de la Révolution, puisqu’elle nous ramène au point de départ, à zéro, et puisque l’écroulement d’une structure économique, c’est la dernière vague d’une révolution profonde, l’ultime conséquence de ses idées motrices. Mais la cause immédiate de la crise, c’est l’américanisme.
Il manquerait donc une pièce maîtresse à ce livre, s’il ne s’y trouvait point un chapitre sur l’américanisme et la crise. Je me hasarde à l’écrire, en honnête homme qui ne se pique de rien dans ce domaine ; mais voici ce qui m’encourage :
Les gens les plus désorientés en face de la crise, les plus empêchés à y comprendre quelque chose, les plus à quia, ce sont les Américains, les économistes et les financiers. Il n’est pas longtemps, je me promenais, dans les rues de Berne, ville calme, avec un homme qui fut un brillant avocat d’affaires avant d’être un père de la patrie, père noble et responsable de notre économie. Cette responsabilité économique lui pesait fort, achevant de lui creuser des rides et de lui blanchir les cheveux. Et cet homme, qui n’a rien d’un intellectuel, cet homme de chiffres, de statistiques et d’action – au singulier – me disait, non sans mélancolie : « Voyez-vous, à la fin de ma carrière, je suis arrivé à cette conviction que la crise est, en dernière analyse, un problème philosophique. »
Tous les économistes, aujourd’hui, lorsqu’ils écrivent sur la crise, arrivent à la même conclusion. C’est heureux pour les sciences économiques. Jusqu’à présent, elles se mouvaient sous un plafond trop bas. Spécialités, mais spécialités incertaines, elles n’avaient d’autre base que les statistiques, les index, les tables, les courbes et les chiffres. Les théories, dans ce domaine, depuis le XVIIIe siècle, se sont succédé et se sont contredites plus encore, si c’est possible, que les doctrines philosophiques, et d’ailleurs sous l’influence de celles-ci. La philosophie, tout de même, a derrière soi une longue histoire, une longue expérience logique et métaphysique. Mais les sciences économiques sont jeunes. Voilà pourquoi l’esprit de système les a si profondément affectées. Elles ont souvent pris pour des lois des faits particuliers, variables et transitoires, des états de la vie économique dont elles se sont trop imaginé qu’ils étaient constants. Quant à leur esprit, il tient du matérialisme par l’objet sur quoi il s’applique, et de l’abstraction mathématique par les calculs auxquels il s’exerce. Ainsi, les sciences économiques, en croyant n’obéir qu’aux faits et aux chiffres, perdent le contact, par en bas, avec la vie et les réalités humaines, par en haut, avec la morale et la philosophie. Si la crise les oblige à rétablir ce contact ; si elle les porte à se cordonner sur le plan international et à chercher une synthèse de leurs conceptions encore si différentes, comme un Américain, le professeur Shotwell, vient de le proposer à la Commission de coopération intellectuelle ; alors elle aura été salutaire, au moins pour ces sciences.
I
Donc, ce mécanisme s’est rompu. Pourquoi ? Parce qu’il ne touchait plus à la nature et à l’homme que par ses deux extrémités, comme une sorte d’arc-en-ciel dont le cintre se perd dans les nuages. Superstructure si élevée qu’elle en devenait abstraite ; rouages compliqués, enchevêtrés, fonctionnant en l’air, à une vitesse vertigineuse. La superstructure révèle du rationalisme et le mouvement, du romantisme. C’est bien l’œuvre de l’homme dissocié, de l’homme dont la puissance affective et la puissance rationnelle, n’étant plus harmonisées, équilibrées par un principe d’unité, se désintègrent et divergent. Mais l’homme dissocié construit toujours la machine à son image.
Quelle idée motrice a fait jusqu’ici fonctionner ce mécanisme ?
L’idée ou plutôt le mythe de la prospérité.
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La prospérité est un postulat du libéralisme et de la démocratie. Ce sont, nous venons de le voir, des doctrines optimistes qui ont besoin, pour se démontrer vraies, d’une ambiance de prospérité, de bonheur, en tout cas de confiance. Si les États-Unis ont construit sur ce postulat l’édifice économique et social qui vient de s’écrouler avec tant de fracas, leur fameuse « prosperity » n’en est pas moins une importation européenne. Elle leur est venue de France et d’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle.
À la fin du XVIIIe siècle, en effet, nous assistons à un essor, à une prospérité qui éblouirent les contemporains. Le progrès s’affirme partout. Dans les sciences : mathématiques, avec Euler, Monge, d’Alembert, Lagrange ; astronomie, avec Laplace et Lalande ; physique, avec Franklin, Volta, Réaumur ; chimie avec Lavoisier ; botanique avec Linné et les Jussieu ; histoire naturelle, géologie, avec Buffon, puis Cuvier. Dans les applications techniques : la seule Angleterre invente la navette volante, la machine à tisser, la machine à filer, la machine à retordre, la machine à vapeur, la machine-outil, les presses à chaud, la fonte du coke, les cylindres à papier, le calandrage au cylindre, les laminoirs. Les sciences économiques, financières, administratives, se créent, s’organisent. La navigation à voiles, la construction, la direction des vaisseaux achèvent de dompter Neptune et de soumettre les vents, comme on disait alors : feuilletez, si vous en avez le loisir, le poème d’Esménard. La médecine fait un bond : Haller renouvelle la physiologie, Morgagni fonde l’anatomie pathologique, Hunter, la physiologie pathologique, Pinel, la nosologie, Avenbrugger et Corvisart trouvent la percussion, Laennec imagine l’auscultation médiate, Broussais élimine la métaphysique et les systèmes préconçus ; on découvre l’anesthésie, les alcaloïdes, la mesure de la température, le vaccin. L’agriculture aussi devient scientifique, rationnelle ; naissance de l’agronomie. Il faut rappeler toutes ces notions élémentaires, citer tous ces noms glorieux, pour bien se représenter l’enthousiasme qui s’empare alors des esprits. Le progrès s’affirme dogme, le progrès indéfini, avançant avec des bottes de sept lieues dans tous les domaines. La raison de l’homme va forcer la nature à lui livrer ses derniers secrets – c’est la formule –, la technique assurera à l’homme la domination de la matière. L’œuvre commencée au XVIe siècle, reprise avec le même esprit, va s’achever. Le bonheur est au bout de l’avenue, toujours plus large et plane. Lisez dans la célèbre Esquisse de Condorcet, les deux derniers chapitres : neuvième époque, le présent ; dixième, l’avenir.
La prospérité marche de pair avec les « lumières ». Elle est le signe de l’alliance. C’est que toute la vie économique se modernise, elle aussi. Manufactures, industries, bourses, sociétés par actions, publicité, toutes les formes apparaissent, de notre capitalisme contemporain. Il semble que les quatre autres continents existent uniquement pour servir de débouchés à l’Europe. Les capitaux sont abondants ; faciles, les affaires. On voit s’édifier en peu de temps de grosses fortunes. Le luxe se généralise. Les besoins augmentent, qui exigent d’être rapidement satisfaits.
De là une fièvre de production, d’échanges, de concurrences aussi. En France, par exemple, le commerce extérieur a quadruplé de 1715 à 1787, pour atteindre le chiffre de un million cent cinquante-trois mille. « Les exportations de denrées exotiques comptaient pour quinze millions en 1716, elles comptent pour cent cinquante-deux en 1787. » J’emprunte ces chiffres au Siècle de Louis XV de M. Pierre Gaxotte, – au chapitre intitulé : Plaisir et danger d’être riche. Pour l’Angleterre je les emprunte à l’ouvrage de M. Mantoux sur la révolution industrielle. En 1700, le tonnage des navires sortis des ports anglais est de 317.000 tonnes de jauge ; en 1781, 711.000 ; en 1800 1.924.000. Vers 1715, les importations ne sont que de quatre à six millions de livres sterling ; en 1800, elles atteignent la somme, « alors inouïe », de 41.877.000 livres.
Les transformations sociales s’opèrent, elles aussi – on le croit du moins, – dans le sens du progrès. La société s’embourgeoise ; de grands seigneurs se font usiniers, manufacturiers, commerçants, exportateurs, ils entrent dans les conseils d’administration. C’est que la bourgeoisie se hausse au rang de classe dominante : elle domine, en effet, la vie économique, en attendant l’heure où elle dominera la vie politique. Tandis que l’artisanat, les corporations tombent en décadence, on voit se former le prolétariat ouvrier. Et voici les nouveaux riches, sortis de l’artisanat, de la paysannerie, de la populace, de l’aventure.
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Telle est l’atmosphère où germe, croît, monte le capitalisme moderne. On l’arrose de théories économiques et philosophiques. Propriété exige liberté. L’homme n’a point seulement besoin de penser librement, mais encore d’agir librement. Liberté du travail, du commerce, des échanges, suppression des octrois, abaissement des barrières douanières : on reconnaît les revendications essentielles du libéralisme économique. Mais ce sont les revendications du temps, et les physiocrates sont d’accord avec les libéraux, s’ils portent davantage l’accent sur la propriété foncière. Les physiocrates, avec quelques velléités protectionnistes, concluent en faveur du commerce libre. Il est vrai que les physiocrates diffèrent des libéraux par leurs théories politiques : agrariens, partisans des familles enracinées, préconisant une aristocratie de propriétaires, ils sont monarchistes, ils sont pour le « despotisme éclairé » ; ils rejettent les gouvernements mixtes, la monarchie constitutionnelle, à plus forte raison la démocratie, donc les idées anglaises et libérales. Par leurs tendances, ils annoncent, de très loin, Le Play.
Les physiocrates fondent leur système sur l’ordre naturel que les libéraux accepteront aussi. L’homme a un droit naturel : celui aux choses propres à sa jouissance. Il est soumis à des lois physiques. Ces lois, dans leur ensemble, sont bienfaisantes, mais l’homme peut les rendre nuisibles par un mauvais usage de sa liberté. Pour empêcher ce mauvais usage, l’intervention des lois positives est nécessaire. Les lois positives « ne sont que des lois de manutention relatives à l’ordre moral et à l’ordre physique naturel, évidemment le plus avantageux au genre humain ». Elles maintiendront l’accord entre l’ordre moral et l’ordre physique, sans quoi l’homme ne saurait être heureux. La loi physique règle le « cours de tout évènement physique, de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain ». La loi morale règle toute action humaine de l’ordre moral, conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain. Ces lois forment ensemble ce que l’on appelle la loi naturelle. « Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines instituées par l’Être suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles. » On retrouve ici cet optimisme leibnitzien dont Voltaire se moque si drôlement dans Candide. Mais on constate la tendance à subordonner l’ordre moral à l’ordre physique. Ce sera celle de tout le siècle, qui perdra ainsi le sens de l’ordre surnaturel et penchera irrésistiblement vers le matérialisme de la production.
Nous avons cité, résumé Quesnay. Le Mercier ajoute : l’intention de l’Être suprême étant le bonheur et la multiplication des hommes, les institutions sociales doivent les assurer par des lois positives en accord avec cet ordre naturel posé par Dieu. Mais la première condition de ce bonheur et de cette multiplication des hommes, c’est « la multiplication des productions ». Celle-ci implique, à son tour, et dans tous les domaines de l’activité humaine, la civilisation, mot dont, au XVIIIe siècle, la fortune commence. Mais la civilisation est impossible sans la liberté et sans la propriété. Le souverain, quand il interviendra légalement, n’a d’autre mission que de déclarer et faire respecter les lois naturelles. Le vrai despote, commente M. H. Denis, c’est donc la loi de la nature dont le souverain n’est que le porte-parole, le bras séculier, le vicaire.
Civilisation, par la multiplication des produits. On sait quelle influence exercèrent sur les « philosophes » les progrès de la science, de la technique, le développement du commerce et de l’industrie, toute la bourgeoisie elle-même dont ils devinrent les porte-voix, quittes à lui fournir en échange une doctrine. Voyez, par exemple, la place que les arts et métiers occupent dans l’Encyclopédie. Lisez, dans le discours préliminaire, les pages enthousiastes que d’Alembert consacre à l’inventeur. Celui-ci, tout comme le bon commerçant ou le colonisateur philanthrope, est haussé désormais au premier rang parmi les bienfaiteurs de l’humanité. Le XVIIIe siècle mit à la mode et fit entrer dans la littérature les ouvrages de technique, d’économie politique, de finance ; bien plus, il introduisit ces spécialités dans sa hiérarchie des sciences, dans sa philosophie. On n’exagérerait guère en affirmant que les faits d’ordre économique sont à la base de sa philosophie. Nous exceptons Rousseau. Jean-Jacques, lui, mène la réaction romantique contre le mercantilisme et le luxe ; il la mène aussi contre l’esprit cosmopolite – nous dirions aujourd’hui international – que l’essor économique, la prospérité devait produire. En revanche, Voltaire, ce bourgeois-gentilhomme, se livre à l’apologie du luxe ; il intègre dans l’histoire, jusqu’alors purement politique, le commerce et l’industrie, inaugurant ainsi ce que les Allemands nommeront plus tard la Kulturgeschichte.
Il y a donc, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle et jusque vers le milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire durant le temps où la structure de la vie économique change, un groupe d’idées communes à tous les systèmes, du vieux mercantilisme qui se meurt au libéralisme manchestérien, en passant par l’école physiocratique.
Le mercantilisme fondait l’économie sur la conquête de la richesse : commerce, argent. Le physiocratisme la fonde sur la terre : agriculture. Le libéralisme, sur le travail et la production : industrie. Ce sont des principes opposés, reliés entre eux, il est vrai, par des influences réciproques, des nuances en dégradé. Mais quelles sont ces idées communes qui inspirent à la fois les attardés du mercantilisme, les physiocrates français et les libéraux anglais ?
Les hommes du XVIIIe siècle se sont figuré, tout comme les Américains se le figurèrent jusqu’à 1930, que cet état de prospérité durerait toujours, qu’il ne cesserait de s’accroître et de se généraliser, jusqu’à devenir la condition normale de tous les hommes. C’est l’idée de progrès mue par un sentiment : l’optimisme. Selon David Hume, il n’y a pas de raison pour que cette prospérité ait des limites, car « la nature, en donnant aux diverses nations un génie, un climat et un sol qui ne sont pas les mêmes, a garanti la perpétuité de leurs échanges et de leur commerce réciproque aussi longtemps qu’elles demeureront industrieuses et civilisées ».
Pour arriver à cette prospérité générale, à ce bonheur parfait, il faut produire sans arrêt, inventer, découvrir, multiplier les échanges, avoir pleine confiance dans les sciences et dans la technique. Plus on produira, plus on trouvera de débouchés pour les produits. Tel est le principe posé par l’économiste Jean-Baptiste Say dans sa fameuse « loi des débouchés », où « les produits s’échangent contre les produits ». Say nie qu’il puisse y avoir surproduction générale. S’il y a des engorgements, ils ne sauraient être que partiels. Lorsqu’un canal de production est engorgé, c’est parce qu’il en est d’autres qui sont vides. « C’est parce que la production des produits manquants a souffert, que les produits surabondants ne trouvent point de débit. » Simple problème de communication.
Nous rencontrons ici Adam Smith. À ses yeux, il existe « un système évident et simple de liberté naturelle qui se trouve de lui-même, et se trouve tout établi ». Les hommes et la société n’ont qu’à s’y conformer pour parvenir au bonheur : la diversité même des produits naturels, la manière dont ils sont répartis entre les différents peuples, en est un gage certain.
La richesse des nations consiste en deux éléments : les produits naturels ; le travail humain s’appliquant à ces produits et réglé naturellement par eux.
La richesse des nations : tel est le titre de l’ouvrage fondamental publié en 1776. On a cité souvent la phrase qui en forme le portique : « Chaque nation a, dans son travail annuel, le fonds d’où sortent toutes les choses d’agrément et de nécessité qu’elle consomme annuellement, et qui sont toujours, ou le produit immédiat de ce travail, ou les achats qu’elle fait avec ce produit chez les autres nations. » Achats et produits doivent être proportionnés au nombre des consommateurs. Ce qui dépend de deux facteurs : le rapport numérique des travailleurs aux non-travailleurs, l’organisation du travail. L’organisation du travail, c’est sa division. Sous le régime de la division du travail, l’homme est forcé de recourir sans cesse à l’échange. Il devient ainsi, non seulement un producteur, mais une sorte de marchand « et la société entière, une société de commerce ». C’est ce que nous voulons retenir de Smith, cette propension à considérer la société comme une vaste organisation économique, cette tendance à ne voir dans l’homme que l’homo œconomicus. L’homo œconomicus, on peut bien dire que Smith en est le père.
Smith est encore attaché à la vieille Angleterre rurale. Il se méfie des nouveautés, des négociants, des industriels. Mais ses successeurs – et déformateurs – pousseront dans le sens de l’industrialisme. Car l’industrie est le moyen qui possède le plus « d’efficience », quand on voit dans la production le signe de la prospérité, dans la machine le signe du progrès.
Le XVIIIe siècle croit, d’une foi robuste qui transporte les montagnes, à l’action moralisante de la science, de la technique, de la production. Il croit que la division du travail assurera la liberté des individus, l’affranchissement des peuples, l’égalité enfin. « La culture du sucre, déclare Condorcet, s’établissant dans l’immense continent de l’Afrique, détruira le honteux brigandage qui la corrompt et la dépeuple depuis deux siècles. » Grâce à la culture, au commerce, à l’industrie, les colonies cesseront d’être des repaires d’exploiteurs pour se peupler « d’hommes industrieux qui iront chercher dans ces climats heureux, l’aisance qui les fuyait dans leur patrie ». Ils s’y fixeront, ils seront des citoyens, ils feront souche de citoyens, ils répandront, dans ces terres exotiques, les principes et l’exemple de la liberté, les lumières et la raison de l’Europe. Et les peuples, égaux parce qu’également éclairés, s’uniront dans le bonheur : l’internationale sera le genre humain.
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Telles sont les idées dominantes au XVIIIe siècle. Idées influencées par la prospérité générale. On reconnaît leur faiblesse : fausse conception, purement individualiste, de l’homme, oubli de la personne ; confusion des valeurs ; confusion entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, entre la vie et les moyens de vivre ; tendance au matérialisme par la prédominance de l’économique ; et surtout cette illusion du progrès, comme si tous les éléments du progrès se développaient ensemble, à la même allure, comme si le progrès matériel conditionnait le progrès moral !
Le résumé de cette philosophie était nécessaire pour nous démontrer comment et combien elle est à la fois romantique par l’intensité, rationaliste par la méthode, pour reprendre nos expressions de tout à l’heure. Romantique, parce qu’elle procède avant tout, et de sentiments, et d’illusions, et parce qu’elle poursuit des chimères. Les hommes de ce temps sont des exaltés, des lyriques. Tel est leur tempérament. Mais, sur ce tempérament vient se greffer un esprit encore abstrait, dont la méthode est celle des mathématiques. Cet esprit procède par raisonnements et par démonstrations. Il agence des systèmes logiques. Le point de départ de ces systèmes, c’est bien les faits contemporains, mais de ce tremplin, l’on va rouler dans les étoiles. On croit que ces faits contemporains ne seront jamais démentis par des faits contraires, et, quand ces faits contraires sont là, on ne les admettra qu’à titre d’accidents momentanés. L’erreur logique rejoint ici l’illusion sentimentale ; elles se fortifient mutuellement, elles s’encouragent l’une l’autre à persévérer, à pousser jusqu’au bout de la tendance. Entre la raison et le sentiment, le rationalisme et le romantisme, il manque les intermédiaires : le sens des réalités, la connaissance de la nature humaine, la notion des véritables valeurs et de leur hiérarchie. Raison, sentiment : deux chevaux qui galopent sur des routes parallèles, non deux chevaux attelés à un même char et qui suivent le même chemin.
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On découvre donc, dans le capitalisme contemporain, tel qu’il est issu du libéralisme économique – ce dernier issu lui-même de la « philosophie » – une construction de l’esprit. La même aventure est arrivée au socialisme parce qu’il sort également de la même source. Le socialisme et le capitalisme ne sont pas autre chose que des systèmes intellectuels appliqués au monde matériel. Tous deux ont à leur horizon le même mythe de la prospérité. Seulement, la manière de la concevoir et d’y parvenir est différente. Le libéralisme voit surtout la production, le socialisme voit surtout la répartition. De telle sorte que le socialisme est au capitalisme ce que le liège est au chêne : un puissant, un étouffant parasite. L’erreur commune est de considérer le monde matériel comme s’il existait en soi, indépendamment de la vie, de la nature et des hommes, soumis à des lois propres et à des systèmes indépendants, les unes formulées, les autres appliqués par l’esprit abstrait. On en arrive ainsi à ne plus percevoir les connexions intimes, et singulièrement sensibles, qui rattachent le monde de la matière au monde intellectuel et au monde moral.
II
Ce système économique, ces mythes, les États-Unis les ont adoptés ; ils lui ont servi à construire un véritable régime, une forme spécifiquement américaine de la civilisation.
Il est évident que les États-Unis ont exercé une influence néfaste sur le vieux continent. Leur intervention dans la guerre leur a valu, en Europe, une influence qu’ils n’avaient jamais connue. Leur prospérité d’après-guerre est venue ajouter à cette influence un singulier prestige : on les enviait, on les adulait, on leur tendait le chapeau, et surtout – c’était plus grave – on se mettait à les imiter. La crise allemande doit compter au nombre de ses causes cette imitation des États-Unis : l’Allemagne a voulu appliquer à sa vie économique les méthodes américaines, ce qui acheva de la ruiner. On sent très bien que la Russie soviétique prend également les États-Unis comme modèle et vise, par le plan quinquennal, à les égaler, en attendant de les dépasser.
Mais, lorsqu’à partir de 1929, commença la crise américaine, une réaction se produisit en Europe contre les États-Unis. On se prit à maudire les États-Unis, parce que leur crise est cause de la nôtre, ce qui est à demi vrai. Mais où l’on fut partial, et surtout mal informé, c’est lorsque l’on confondit le système économique des États-Unis avec les États-Unis eux-mêmes, la nation avec ses politiciens et ses financiers, l’américanisme avec les Américains. Il y a là une attitude un peu simpliste. Les États-Unis sont vastes et complexes, plus qu’une nation : un monde, et dans ce monde, il y a nécessairement bien des diversités, bien des tendances contraires, parmi lesquelles nous pouvons, même à distance, discerner des oppositions de plus en plus fortes contre l’américanisme lui-même. Il y a d’ailleurs de l’injustice à confondre un peuple avec un régime.
C’est le reproche que j’adresse à Georges Duhamel. Son livre : Scènes de la vie future, est partial à l’égard des États-Unis, partial en ce sens que l’auteur confond précisément l’américanisme et les Américains. En revanche, il a parfaitement jugé le système, parfaitement diagnostiqué les dangers qu’il représente pour l’Europe.
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Quel est donc ce système ? Quel est le genre de civilisation, le régime que, jusqu’en 1920, les Américains nous proposaient en exemple, que nous admirions nous-mêmes, que nous commencions d’imiter, quittes à révolutionner pour cela notre vieille, trop vieille Europe ?
Répétons-le bien : les idées qui sont à la base de ce système, les Américains les ont reçues d’Europe ; ils les ont reçues de France et d’Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, précisément à l’heure de l’émancipation.
Sans doute, le puritanisme anglo-saxon est « la cellule centrale » de l’esprit américain. Mais l’Amérique ne prend figure que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : figure économique, figure politique. Économiquement, elle adopte tout de suite, et par la force des choses, les théories alors en vogue, et se conduit d’après elles. Dans son effort de colonisation, comment ne serait-elle pas inspirée des économistes anglais, d’Adam Smith ? Politiquement, dans la guerre qu’elle mène, au nom de la liberté, contre la monarchie anglaise, comment ne se serait-elle pas inspirée des philosophes français ? Alors, l’homme le plus représentatif qu’elle possède, c’est Franklin. Et ce bonhomme peut se définir : l’esprit américain réduisant à sa mesure, qui est pratique, étroite, les idées économiques et politiques du XVIIIe siècle. Car l’Américain, s’il trouve une idée, ne l’examine point comme telle – cela est sans « efficience », cela ne l’intéresse pas – mais il se demande tout de suite de quelle utilité pratique elle pourrait être immédiatement pour lui.
S’il se trouvait d’ailleurs un pays au monde où ces idées du XVIIIe siècle eussent alors le plus de chance de réussite, c’étaient les États-Unis. Bien plus que l’Angleterre, bien plus que la France. Les États-Unis, immense espace libre où l’on osait créer du nouveau, sans être gêné par des traditions qui n’existaient pas, ni par une histoire qui commençait à peine. Alors, les États-Unis, c’était une bande, assez large, bordant l’Océan Atlantique, avec tout un arrière-pays, on plutôt un arrière-continent, à coloniser. Deux choses attiraient les colons d’Europe aux États-Unis : la liberté, la propriété. Or, ce sont les deux principes fondamentaux sur quoi s’est édifié lentement le système américain. Ce sont aussi les principes essentiels du libéralisme économique. L’égalité ne vient qu’en seconde ligne, et c’est une égalité de chances : au départ, vous avez les même chances que tous les autres ; à vous de les exploiter, à vous de dépasser les autres ; si l’on vous aide, ce ne sera que pour vous lancer. La démocratie américaine s’affirme donc d’une manière toute pratique, elle prend tout de suite l’aspect d’une démocratie économique. En politique, elle diffère des démocraties européennes en ce qu’elle institue un pouvoir exécutif personnel afin d’empêcher les abus du parlementarisme et la démagogie électorale. Ce renforcement de l’autorité s’était tout de suite révélé nécessaire : un État jeune ne saurait se constituer que sous la main ferme d’un gouvernement actif et volontaire, un État très vaste risquerait de se désagréger sans un agent concret d’unité.
Encore l’action de cet agent ne se fait-elle sentir que de haut et de loin. Elle est tamisée, entravée par le gouvernement des États et le gouvernement local, le seul avec lequel l’Américain soit en contact direct. La constitution américaine, lourde et compliquée, n’est qu’un compromis entre deux tendances : l’une, la fédéraliste, portant la marque britannique, et l’autre, la démocrate, portant la marque de la révolution française.
Mais, dès le début aussi, un autre facteur intervient dans la vie économique des Américains : le capitalisme. Le capitalisme est indispensable à la colonisation. Cela va de soi. Il ne suffit pas au colon de recevoir des terres, il lui faut, au début, des capitaux pour les cultiver. Les capitaux lui sont, plus tard, nécessaires lorsque, pour mieux exploiter ces terres, il a besoin d’installations, de machines, de main-d’œuvre, de produits industriels, lorsqu’il fondera des industries, lorsqu’il fera commerce de ses produits. Toute la politique des États-Unis tendra donc à favoriser le capitalisme, et cette forme spéciale du capitalisme : le crédit, qui permet de faire des capitaux.
La prédominance des problèmes économiques sur tous les autres, est donc dans la nature même des États-Unis. Elle leur donne leur physionomie originale, elle caractérise leur civilisation. Jusqu’à la guerre de Sécession, inévitable crise de croissance, les États-Unis se trouvaient isolés de l’Europe, complètement à l’abri de la politique européenne. Toute leur diplomatie se réduisait à l’immigration et au commerce ; leur grande affaire, c’était de se conquérir eux-mêmes. Affaire économique au premier chef. La guerre de Sécession sort d’ailleurs d’une cause économique, cause que l’on s’est empressé d’idéaliser en la transformant en une cause humanitaire : l’esclavage, autrement dit, la main-d’œuvre agricole.
Cette longue guerre civile marque un point d’évolution dans l’histoire économique des États-Unis. Il s’agissait de savoir si l’Amérique allait demeurer essentiellement agricole, ou devenir une puissance industrielle. La victoire du Nord l’engagea dans cette voie. Suivit une ère d’expansion économique. Elle se caractérise ainsi : croissance de l’Ouest, développement des chemins de fer, floraison de banques et d’industries, organisation des trusts et des syndicats ouvriers, intensification de l’agriculture dans le sens du « power farming », coton, blé. À quoi viennent s’ajouter, au dehors, les interventions dans l’Amérique du Sud, les premières colonisations dans le Pacifique ; enfin, l’entrée des États-Unis dans la politique générale. À partir de 1896, les États-Unis prennent rang parmi les grandes puissances.
Dès cette date, les vices et les exagérations du système commencent d’apparaître. Le premier de ces vices, c’est l’emprise que le capitalisme américain exerce de plus en plus sur la vie publique, au point d’être une véritable dictature. La corruption politique, électorale, est un fait indéniable. Des scandales éclatent. Des réactions se dessinent, violentes, mais à peu près impuissantes. L’équilibre se met à se rompre entre l’agriculture et l’industrie, au profit de cette dernière. Il y a des troubles sociaux, un malaise moral. Mais la prospérité générale est si grande, elle est en si continuel progrès, que tout cela demeure à la surface. La prospérité américaine devient un dogme.
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La prospérité américaine atteint ce que j’appellerais son point d’éblouissement, tout de suite après l’intervention des États-Unis dans la grande guerre. Il y a, certes, de l’idéalisme dans cette intervention ; mais elle est forcée, parce que la guerre gêne et menace le commerce américain. Au moment où la guerre éclate, les États-Unis ont une clientèle en Europe et dans tous les autres continents. La liberté des mers est une nécessité pour eux. Si la guerre se prolonge, elle va devenir ruineuse pour les États-Unis ; si l’Allemagne en sort victorieuse, elle sera une redoutable concurrente économique.
La guerre eut sur l’essor économique des États-Unis une action immédiate et décisive. Les transformations qu’elle provoqua, se seraient produites d’elles-mêmes, car toute l’évolution antérieure les préparait ; mais elles se seraient produites beaucoup plus lentement. La guerre les fit éclater. Brusquement, les Américains se trouvèrent en face d’un ordre nouveau, ce qui leur apparut un miracle.
Le renversement peut se résumer ainsi :
D’abord, de débiteurs qu’ils étaient, les États-Unis devinrent créanciers. Ils purent se libérer de leurs dettes à l’égard de l’Europe ; bien plus : ils attirèrent à eux presque tout l’or du monde, et le vieux continent devint débiteur du nouveau.
Ensuite, la guerre provoqua un développement tout à fait anormal de l’industrie. Cause : les commandes de guerre et les prix élevés. Conséquence : l’extension des industries existantes et la création d’industries nouvelles.
Troisièmement, grâce au système du Federal Reserve Board, des crédits presque sans limites purent être mis à la disposition de toutes ces entreprises. C’est ainsi que le crédit global s’éleva de vingt et un milliards de dollars qu’il était en 1914, à cinquante-huit milliards, en 1929.
Quatrièmement, comme toujours dans ces moments de prospérité subite et anormale, il y eut hausse des prix et vie chère.
Cinquièmement, la guerre avait ralenti beaucoup l’immigration, en même temps qu’elle avait provoqué une émigration très forte, due au rappel des réservistes appartenant aux pays belligérants. Ce qui eut pour résultat d’augmenter les salaires en raréfiant la main-d’œuvre, et par conséquent d’accroître le pouvoir d’achat des ouvriers.
Sixièmement, le coût de la main-d’œuvre et les énormes commandes passées à l’industrie, provoquèrent le développement du machinisme et la « standardisation ».
Septièmement, la disette des marchandises où se trouvait l’Europe, permit l’écoulement de cette surproduction et des réserves qui s’étaient accumulées.
Enfin, la rapide stabilisation du dollar eut pour effet de drainer vers les États-Unis tout l’argent des pays européens dont la monnaie était instable. Les États-Unis apparaissaient l’ultime refuge pour tout ce qui pouvait être sauvé. Chaque mouvement d’inflation, dans un pays d’Europe, produisait instantanément une fuite de capitaux vers l’Amérique. Celle-ci en profita pour augmenter son encaisse métallique et développer encore le système du crédit.
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Telles sont, en résumé, les principales causes de la prospérité américaine. Nous voyons maintenant, que cette « prosperity » était un phénomène anormal. Elle était elle-même une crise, ou plutôt la période d’excitation de la crise, que devait suivre inévitablement celle de dépression. De plus sages, de plus avertis se fussent peut-être méfiés.
Mais les Américains ne se méfièrent point. Ils étaient pour cela un peuple trop jeune, trop actif, trop optimiste. Ils avaient trop de confiance en eux, une confiance qui touchait à l’orgueil. En outre, toute leur intelligence s’était développée dans le sens de l’action, de la vie pratique ; leur formation intellectuelle se trouva donc, et se trouve encore, en retard sur leur formation pratique. Leur manque d’idées générales, de sens historique et critique, de psychologie, les rendait un peu enfantins en face d’un phénomène dont ils semblaient incapables de comprendre la signification, de prévoir les répercussions sociales et morales. Ils crurent donc à la pérennité de leur « prosperity ».
Ils s’arrangèrent, et pour l’accroître, et pour la généraliser.
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Sur quoi donc est fondée cette doctrine américaine de la « prosperity » ?
Elle est fondée sur l’individualisme. Il faut que la société fournisse à l’homme tous les moyens nécessaires, toutes les facilités possibles, pour que cet homme atteigne au standard de vie le plus élevé. On retrouve bien là cette conception américaine de l’immigré qui débarque aux États-Unis pour être libre et à qui l’on donne sa chance. Seulement, la situation s’est modifiée complètement : l’immigration est arrêtée, la terre est colonisée, il manque de terrain disponible. La véritable richesse des États-Unis, ce n’est plus l’agriculture, qui est en pleine crise, mais c’est la production industrielle et ce sont les capitaux. Le type du colon fait place au type du consommateur.
Rendre chaque habitant des États-Unis consommateur, faire son éducation de consommateur, tel est le programme. Éducation, non pas théorique, mais toute pratique. Le bon citoyen des États-Unis sera donc le bon consommateur, parce que c’est en consommant qu’il favorisera le développement économique de son pays et qu’il élèvera lui-même son « standard of life », fera son ascension sociale, s’affinera, se civilisera.
L’Américain est donc, il doit devenir l’homo œconomicus. Il conclut avec sa propre patrie, avec la société américaine, non pas un contrat social, mais un contrat économique : « Je consommerai pour que tu puisses produire, mais tu me fourniras tous les moyens de consommer. » L’idéalisme anglo-saxon est toujours pratique, il est toujours assis sur des intérêts comme sur un sac de coton. L’idéalisme est dans le but, dans cette volonté d’élever tous les habitants des États-Unis au plus haut degré social possible, d’établir leur égalité par en haut, tout en leur assurant cette liberté que procurent l’aisance et les commodités de la vie. Mais voici où se trouvent les intérêts :
Même en plein essor, l’économie américaine s’est aperçue qu’elle manquait de débouchés. Ses marchés extérieurs se fermaient les uns après les autres, parce que les États européens perdaient rapidement leur puissance d’achat, parce que tout le monde, autour de l’Amérique, était appauvri. Comme on ne songeait point à limiter la production, ni à supprimer ou réduire les dettes des créanciers, afin qu’ils pussent acheter de nouveau à l’Amérique, force était de compter essentiellement sur le marché intérieur. Mais le marché intérieur n’est pas indéfiniment extensible. L’arrêt de l’immigration avait déterminé un arrêt dans l’accroissement des consommateurs. On ne pouvait plus accroître les consommateurs en nombre ; donc, il ne restait plus qu’un moyen : accroître en chaque consommateur la capacité d’absorption.
Mais accroître la capacité d’absorption en chaque consommateur, c’est accroître ses besoins, en les augmentant et en les raffinant. Il faut, par exemple, que chaque Américain ait son home, avec toutes les installations nécessaires pour utiliser le plus commodément possible un espace restreint et pour se passer de domestiques, puisqu’on n’en trouve guère aux États-Unis. Il faut que chaque Américain arrive à se procurer une nourriture aussi abondante et aussi variée que possible, à s’habiller comme un monsieur et à satisfaire au goût de son Américaine pour la toilette et le plaisir. Il faut qu’il puisse se distraire, aller au cinéma, entendre des nouvelles, des concerts, des conférences par la radio. Il faut qu’il puisse villégiaturer durant la belle saison, faire du camping. Il faut enfin qu’il puisse s’instruire, visiter les musées, fréquenter les bibliothèques, les universités populaires, les écoles. L’idéal, en un mot, est de porter chaque Américain à un degré aussi haut que possible d’humanité. On l’habituera donc au luxe, tout au moins à une apparence de luxe. Aussi bien, dans tout moment de prospérité générale, le luxe, plus que le confort réel, plus que l’aisance solide et modeste du petit bourgeois content de sa médiocrité, devient un besoin général.
L’économie américaine aura donc propension à faire passer les industries de consommateurs avant les industries de producteurs, ce qui est déjà dangereux. Elle s’organisera pour produire, en série et le meilleur marché possible, tout ce dont le consommateur américain aura besoin, tout ce dont on aura provoqué en lui le besoin. De là deux conséquences : la socialisation de la vie, et le système du crédit.
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Parti d’un principe individualiste, le système américain aboutit, dans la pratique, à une socialisation, à une rationalisation générale de la vie. Ce qui a pour effet d’effacer peu à peu tout caractère individuel : l’humanisme se retourne contre soi-même, l’individu s’absorbe dans la collectivité. Chaque Américain habite le même appartement, possède le même bungalow, porte les mêmes vêtements, absorbe les mêmes nourritures, circule dans la même automobile. Bien plus, il y a une tendance très forte à la vie collective, parce que, par exemple, la difficulté de se procurer des domestiques incite les gens à manger dans des restaurants ou dans des bars, à vivre dans des pensions ou dans des hôtels, ou parce que leur travail, leurs affaires, les éloignent de leur domicile la plus grande partie de la journée. Et voilà qui détruit inévitablement la famille, sans parler du divorce ou de la limitation des naissances, qui sont devenus des plaies morales et sociales aux États-Unis. Il est évident aussi que la propriété stable et tranquille est une conception qui s’oblitère aussi. La civilisation américaine est une civilisation de masse, fondée sur une production quantitative et non qualitative. La notion de qualité et par conséquent le sens des valeurs, risquent également de disparaître. On ne s’attache point aux objets, on ne connaît plus la beauté des choses, ni la jouissance de les posséder et de les manier, quand les choses, produites en masse, en série, n’ont plus d’individualité, et quand il faut les renouveler sans cesse. D’autre part, l’emploi de la machine, de la mécanique, pour tous les gestes de la vie, même les plus familiers, l’usage des produits tout préparés, ont pour effet d’éliminer l’activité humaine dans la satisfaction des besoins. Enfin, l’agitation trépidante de la vie américaine tue le loisir, le goût de la solitude et de la concentration. L’Américain ne sait plus vivre seul, ni chez soi.
On voit les immenses dangers que ce système fait courir à la personnalité, à l’activité, à l’intelligence humaines. Les immenses dangers qu’elle fait courir à la civilisation elle-même, dont les Américains, se font, en général, une conception tout à fait fausse et qui n’est plus à la mesure de l’homme.
Et voici un autre péril :
En apparence, le système américain est le système le plus contraire qui soit au socialisme. Jusqu’à présent, en effet, le socialisme n’est jamais arrivé à se développer aux États-Unis. Cela n’empêche pas que la vie américaine se socialise. Elle instaure même une sorte de communisme par en haut, un communisme dans le luxe, non dans l’appauvrissement, dans les facilités et les commodités de la vie, non dans la misère. Mais, pour que ce communisme d’en haut retombe au communisme d’en bas, il suffit qu’une crise provoque l’écroulement de toutes ces superstructures artificielles. Voilà où pourrait aboutir la crise américaine, si elle se révélait sans remèdes et si venaient à s’épuiser les réserves que l’Américain possède encore.
Or, le système pousse de par sa nature à l’épuisement de ces réserves.
Constatons, une fois de plus, cet « engendrement des contraires ». Partir du libéralisme et de l’individualisme pour aboutir à la socialisation, non pas même en vertu du socialisme, puisque le socialisme ne compte pas aux États-Unis, non pas même en vertu de conceptions étatisantes, parce qu’elles n’existent point outre-Atlantique, mais en vertu, purement et simplement, du libéralisme et de l’individualisme eux-mêmes, par la voie des conséquences économiques : voilà, me semble-t-il, une assez belle démonstration.
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Et maintenant, où mène le système du crédit ?
Donc, on excite artificiellement le consommateur à consommer, c’est-à-dire acheter, comme on excite les estomacs américains par le moyen de sauces et de pickels ; on lui crée sans cesse des besoins nouveaux, des facilités nouvelles, pour qu’il absorbe cette surproduction rationalisée. Mais le consommateur à qui on s’adresse, ce n’est pas le milliardaire, ni même le millionnaire : c’est l’Américain moyen, le petit fermier, l’employé, l’ouvrier, celui qui n’a pas encore fait fortune. Cet Américain-là reçoit de gros salaires, réalise de beaux bénéfices : admettons-le. Mais il n’est pas en mesure de dépenser beaucoup. Or, le système exige qu’il achète et qu’il consomme. Donc, on lui fera crédit. D’abord, on ne le fera payer que par à-compte ; ensuite, on s’arrangera pour financer le consommateur, grâce à des instituts spéciaux fonctionnant auprès des fournisseurs. Ainsi, l’on rend accessible aux masses des objets chers, des objets de luxe, en adaptant, comme le dit M. Maurice Bonn dont nous suivons, dans ce chapitre, l’ouvrage sur la « posperity », le rythme des payements au rythme des appointements.
Ce système de crédits comporte pour les fournisseurs un risque financier, mais on les en libère en le déplaçant sur des sociétés banquières spéciales.
Le système est très ingénieux. Mais, pour qu’il fonctionne normalement, il faut que le consommateur n’ait point la tentation, bien humaine, de « faire du luxe ». Faire du luxe, c’est acheter une auto, un poste de T. S. F., en sacrifiant les dépenses de première nécessité. Et voilà bien en quoi le système se révèle immoral. Il est en outre dangereux, parce qu’il porte sans cesse le consommateur à dépasser sa puissance d’achat, et à se réveiller un jour, sans même s’en apercevoir, débiteur insolvable. Or, il deviendra un débiteur insolvable, le jour où une crise fera baisser les salaires et les traitements, le réduira lui-même au chômage.
Si l’on songe que les États-Unis ont appliqué ce système du crédit et des avances à tous les degrés de l’échelle économique, non seulement au dernier consommateur, mais encore aux grosses entreprises industrielles, non seulement aux marchés intérieurs, mais encore aux marchés extérieurs – pensez aux crédits à l’Allemagne, à la Pologne, à la Russie – on se rend compte de leurs vues courtes, de leur imprévoyance et de leur témérité. Ces vues courtes, cette imprévoyance et cette témérité se ramènent à l’imperturbable optimisme des Américains, à leur orgueilleuse confiance dans la « prosperity », c’est-à-dire à des causes psychologiques.
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Ce qui a tout vicié, c’est la spéculation. La spéculation est inhérente aussi bien au système qu’à l’esprit qui l’anime, au dynamisme américain. S’enrichir vite, telle est la forme pratique de ce dynamisme. Dans nos vieux pays d’Europe, quand un paysan achète une terre, c’est vraiment pour la posséder, pour l’amour de la terre ; il s’y fixe, il la cultive sans l’épuiser, quelquefois d’une manière routinière ; il en vit, petitement, sans faire de gros bénéfices. Il y prend racine et la lègue à ses enfants. C’est le contraire de la conception américaine. Quand un colon acquiert un domaine, la plupart du temps à crédit, il ne compte pas en obtenir un revenu constant, il ne compte pas s’y fixer : il cherche à le mettre en valeur dans le temps le plus bref, pour le revendre avec profit à un autre colon, s’en aller plus loin et recommencer. C’est déjà de la spéculation.
Si la spéculation est vraiment une méthode, on doit reconnaître que, de l’Atlantique au Pacifique, elle a mis en valeur l’immense territoire des États-Unis. L’habitude s’enracina ainsi de faire fortune en spéculant. Lorsqu’il n’y eut plus moyen de spéculer sur les terres, on spécula sur les valeurs. On y fut d’autant plus porté que les États-Unis détenaient de très gros capitaux, possédaient de grandes disponibilités en argent liquide, que d’innombrables entreprises ne cessaient d’émettre des actions et des obligations, que d’innombrables banques ne cessaient d’organiser le placement de ces papiers dans le grand public par le moyen de la réclame et des courtiers. L’optimisme régnant, la confiance dans la prospérité incitaient tout le monde à jouer à la hausse. On en arriva nécessairement là où conduit la spéculation : à ne plus acquérir des valeurs pour les intérêts qu’elle rapporte, mais pour le bénéfice sur le cours.
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La fièvre de la spéculation qui s’empara de tout le peuple américain, n’est peut-être point la cause matérielle de la catastrophe, mais elle en est à coup sûr la cause psychologique et morale. On s’imaginait, on voulait s’imaginer que la prospérité durerait toujours ; on attisait cette croyance comme on attise les braises d’un feu en train de s’éteindre ; en un mot, on spéculait sur l’avenir, sur une hypothèse. Car tout le système s’était édifié sur une hypothèse dans laquelle nous retrouvons les mythes du progrès indéfini et de la bonté naturelle de l’homme.
III
J’ai, au début de ce chapitre, comparé le système américain à un arc-en-ciel dont le nimbe se perd dans les nuages, mais dont les deux retombées touchent cependant le sol. Le sol, ici, c’est la crise agricole et c’est le chômage. Les deux points où le système allait se rompre et se briser.
Le système américain est irrationnel dans sa conception, s’il fut appliqué rationnellement. Il est irrationnel, parce que son moteur est la spéculation, c’est-à-dire la finance, – encore une fois l’élément le plus abstrait de l’économie, l’élément mathématique, l’élément chiffres et calculs. On demande à ces chiffres et à ces calculs ce qu’il faudrait demander à l’homme et à la vie. MM. Aron et Dandieu, dans leur récent ouvrage sur le Cancer américain, l’ont impitoyablement mis en évidence. On élimine les facteurs personnels et naturels pour tout réduire aux lois des grands nombres. Mais, dès qu’on applique cette méthode, la méthode vous saisit et vous entraîne, et l’on ne peut plus reculer. Car « elle va toujours dans le même sens, considérant comme homogènes tous les milieux qu’elle pénètre, prétendant toujours aussi à des généralisations plus grandes. La proposition nouvelle, dont on fait la déduction, s’ajoute aux propositions précédentes et servira à son tour de base à une nouvelle déduction : chaîne sans fin, dont on voit la bienfaisance quand elle s’exerce dans le sens de la création et du progrès humain. Mais de quels méfaits capable, quand son point de départ est faussé et son déroulement inhumain. » Or, l’erreur, au point de départ, c’est toujours cette même erreur dont le XVIIIe siècle est responsable, – et, derrière lui, l’humanisme – sur la nature de l’homme, sur le sens de la vie, sur la hiérarchie des valeurs et sur l’essence de la civilisation.
La plus redoutable conséquence du système, est que la notion de capitalisme est, aujourd’hui, complètement faussée. Il est trop facile de déclamer contre le capitalisme, et l’on ne s’en fait pas faute, certes. Mais ne commettons pas l’erreur de confondre la chose avec l’abus de la chose, comme on l’a fait pour la corporation ou les privilèges, pour tout l’ancien régime. Le capitalisme est, comme l’a bien montré M. Guiscard d’Estaing dans un petit livre singulièrement intelligent et raisonnable que j’ai sous les yeux en écrivant ces lignes, le capitalisme est un moyen de production, tout aussi nécessaire aux progrès de l’industrie, du commerce, de la science elle-même, que les puits de mine sont nécessaires à l’extraction de la houille, ou les fils métalliques au transport de l’énergie électrique. « Entre l’invention pure, qui se satisfait de sa propre découverte, et la mise en œuvre effective de tout ce que celle-ci recèle de possibilités pratiques, s’intercalent des éléments nouveaux, aussi essentiels que la découverte initiale : le goût de l’entreprise individuelle et la puissance des capitaux qu’il faut pour cela mettre en œuvre. » Les capitaux sont donc l’énergie créatrice qui fait passer une découverte, une invention, « du monde de l’esprit dans le monde des choses ». Sans eux, aucune entreprise ne saurait prospérer. Le capitalisme ne consiste donc point à entasser des capitaux dans une banque, afin d’en toucher les intérêts avec le minimum de risques, mais à mettre ces capitaux en circulation, à les investir dans une entreprise, quitte à courir des risques. Mais l’on court ces risques parce que l’on connaît l’entreprise, parce que l’on a confiance dans son avenir, parce que l’on veut favoriser la fabrication d’un produit, l’exploitation d’un domaine ou la mise en pratique d’une idée. Ainsi compris, le capitalisme est une force civilisatrice. Mais il suppose que le capitaliste connaisse l’affaire à quoi il s’intéresse et dont il achète les actions. Or, ce n’est plus guère le cas, aujourd’hui. C’est qu’entre ce capitaliste et l’entreprise, sont venus s’insérer des intermédiaires ; les bourses, les banques, les agents d’affaires, la propagande des courtiers en titres, et tous ces intermédiaires lui bouchent l’horizon. Vous achetez les actions d’une affaire que vous ne connaissez pas, dont vous ne savez même pas ce qu’elle produit, et vous les achetez, non pour favoriser cette affaire, ni même pour participer à ses bénéfices, toucher des intérêts, mais simplement pour spéculer sur du papier. Ce peut être du surcapitalisme, comme il y eut du surréalisme : ce n’est plus, à coup sûr, du capitalisme.
D’où l’immoralité, l’inhumanité du système. Supposez que je spécule sur les blés. Je veux provoquer une hausse des prix. J’achète à terme, à un prix donné, presque toute la récolte d’un pays producteur, et je la stocke dans des entrepôts, quand elle est faite. Il arrive ensuite que le blé manque, parce que j’ai provoqué ainsi une disette artificielle. Vais-je vendre ? non pas encore. Peu m’en chaut des populations affamées. J’attends et je laisse monter les prix, j’aide même à leur hausse en répandant de fausses nouvelles. Je vendrai, mais point avant que les prix n’aient atteint le plafond que je me suis fixé. Je réalise ainsi de formidables bénéfices, si une contre-manœuvre d’autres accapareurs ne me fait pas plonger. Mais, si je plonge, si les actions de mes entreprises dégringolent, je provoque des paniques en Bourse, une succession de ruines et de faillites, dont les victimes seront mes actionnaires, c’est-à-dire, dans la plupart des cas, des milliers de pauvres et honnêtes gens dont le seul tort fut d’avoir eu confiance en moi et dans mes intermédiaires : voyez l’histoire, toute récente, de Kreuger. Et ce qui achève de condamner le système, c’est ceci : on ne sait plus, dans l’enchevêtrement d’opérations qu’il comporte, où commencent l’injuste, l’illicite et l’illégal. La notion de moralité, celle d’humanité s’y perdent, s’y évaporent, inconsciemment.
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Les Américains s’étaient figurés, à la suite des économistes libéraux, que la production et la consommation iraient toujours de pair, la première fixant le niveau de la seconde. Ils ont oublié que la capacité de consommer, dans la société, dans l’homme lui-même, atteint toujours sa limite beaucoup plus tôt que la production n’atteint la sienne. En théorie, la production peut être illimitée. Mais soutenir que, même en théorie, la consommation puisse être considérée comme sans limite, est l’erreur d’un enfant. Sur elle, cependant, tout le système s’était fondé.
Je n’aboutirai point à la conclusion révolutionnaire de MM. Aron et Dandieu :
L’américanisme est déjà, en soi, une révolution. Car c’est une révolution que de concevoir une civilisation en dehors de ce que M. Lucien Romier appelle « les cadres classiques », sans tenir compte, ni de la tradition, ni de l’histoire, ni de la nature humaine, sans avoir de table des valeurs. Les Américains l’ont tenté : les circonstances qui firent naître les États-Unis, les y incitaient, je dirais même qu’elles les y contraignaient. On pouvait faire nouveau, il fallait faire nouveau. La volonté, la liberté humaines avaient devant elles un immense espace libre, vierge, ou l’on était en mesure d’appliquer une idéologie. La rencontre de cette idéologie – celle, encore un coup, du XVIIIe siècle – avec des possibilités matérielles qui semblaient inépuisables, ont donné naissance au système américain. Mais ces possibilités ont, en se réalisant, matérialisé une idéologie qui tendait d’ailleurs à retomber de soi-même dans la matière, puisqu’elle assignait comme but à la vie humaine le bonheur sur cette terre et par cette terre. Que l’on n’objecte pas le christianisme, le protestantisme des Américains, car on y retrouve l’idée biblique, l’idée calviniste et puritaine, que Dieu récompense le juste par la prospérité.
Les Américains ont fait ainsi, au cours du XIXe siècle, une expérience assez analogue à celle que tentent les Russes aujourd’hui, mais avec des chances que les Russes n’ont point. De là une indéniable réussite. Une puissante, une originale civilisation s’est donc développée aux États-Unis, et nous en avons tous subi le prestige. De cette civilisation, nous avons d’ailleurs beaucoup à retenir, apprendre, imiter, surtout dans les détails. Les Américains valent mieux que leur système, et ce sont leurs vertus qui les sauveront.
Mais, entre le système américain et le système soviétique, il est des ressemblances assez frappantes pour que l’on reconnaisse une parenté. C’est au nom, sans doute, de cette parenté, dont ils ont vaguement conscience, que les Américains éprouvent des sympathies pour la Russie actuelle. Ils y retrouvent des idées qui leur sont chères. Celle, en premier lieu, qui consiste à substituer – je cite M. Bonn – « un monde construit par la volonté humaine à un monde traditionnel formé par le temps ». Qu’ont-ils entrepris d’autre, en effet ? Et les Russes admirent, à leur tour, ce système qui fait jaillir d’une solitude livrée aux herbes et aux forêts, une grande ville avec ses gratte-ciel et ses usines.
Cette civilisation, russe ou américaine, a un nom : la civilisation de masse, où tout est rationalisé, à commencer par l’homme lui-même ; où l’activité fébrile, toute tendue vers la production, ne vous laisse plus de loisirs pour vivre et jouir de la vie ; où le calcul remplace la pensée, où la statistique se substitue aux idées, où la personnalité humaine se fond ; où l’homme perd le sens de la propriété, de la famille, des valeurs morales et spirituelles ; où la machine remplace l’œuvre des mains, où la société n’est plus qu’une contrainte brutale.
Or, une telle civilisation n’est point la civilisation. Elle en est le contraire. Et c’est un bienfait pour les États-Unis, un bienfait pour nous, si elle s’est écroulée, quelles que soient les conséquences de la crise.
La crise, c’est donc l’échec rie cette civilisation de masse, l’échec de cette révolution, qu’elle ait la forme américaine ou la forme russe. Dans ce sens, la crise est « réactionnaire », et non révolutionnaire.
En effet, une crise économique sépare l’individu de la masse, le ramène à sa vie propre ; elle l’incite à calculer, à se restreindre, à ne pas dépenser, ni se dépenser, inutilement ; elle lui fait une loi de l’économie, même du loisir ; elle le rend raisonnable et conservateur.
Apprenons donc, et que les Américains l’apprennent avec nous, que prendre l’économique pour l’essentiel de la vie individuelle et sociale, c’est prendre la partie – et la plus basse – pour le tout, que vouloir partir de l’économique pour arriver au perfectionnement intellectuel et moral de l’homme, c’est entrer dans une impasse. On peut fonder la prospérité économique sur la prospérité morale, mais non inversement. Le progrès matériel, à force de se perfectionner, finit par se détruire soi-même.
Certes, si la crise s’aggravait encore, elle pourrait aboutir au communisme. Solution de désespoir, provoquée par l’appauvrissement général une fuite en avant dans ce qu’on regarderait comme l’inévitable. Mais, à moins que la décadence ne soit absolue et que rien ne puisse plus arrêter désormais le processus de régression, le communisme lui-même ne serait pas le terme de la crise, il n’en serait que l’état aigu. Après, il s’imposerait autre chose.
Cette autre chose, c’est le retour à la raison, le retour à la vraie nature de l’homme et de la société. Il faudra bien admettre que la prospérité n’est pas le but de la vie, ni même, à supposer que l’on arrive, pour un temps, à l’atteindre, une raison de vivre. La prospérité n’est, tout au plus, qu’un moyen, un moyen pour aider au perfectionnement intellectuel et moral : encore je ne suis pas sûr qu’elle y aide. Au contraire, bien souvent, elle y nuit. La prospérité, comme toute conception qui fait reposer le bonheur de l’homme sur les biens matériels et les jouissances physiques, est une divinité qui dévore ses adorateurs. Elle les dévore à la fois par l’insatisfaction et par la lassitude. On veut toujours plus de prospérité, en même temps que l’on s’en lasse.
« La fragilité des civilisations matérialistes, écrit M. Lucien Romier, provient de causes qui sont classiques. Peu à peu les jouissances détendent le ressort physique, intellectuel et moral de l’homme : l’homme finit par consommer plus qu’il ne produit et tombe ainsi dans la dépendance des autres hommes plus rudes contre lesquels il est bientôt sans défense. Risque extérieur qu’aggrave un risque intérieur. L’habitude du plaisir physique écarte l’homme des consolations de l’esprit : en cas d’accident, de crise ou d’infortune, il se trouve moralement désarmé. Aussi, dès que, sous telle ou telle influence, le niveau de leur bien-être faiblit, les peuples jouisseurs se révoltent-ils contre l’épreuve, pour tomber, ensuite, dans les discordes sociales. Enfin, l’accession collective à un état de plénitude satisfaite ôte aux facultés inventives d’une race leur principal aiguillon.
« En somme, la jouissance ruine la force. Or les affaires du monde sont toujours fixées par un équilibre de forces positives, d’énergies physiques ou d’énergies morales.
« Le bonheur profond et durable ne consiste pas à jouir, il consiste à être fort, à inventer, à dompter la matière, à diriger consciemment sa propre activité ou celle des autres, à connaître et à enseigner la supériorité du caractère humain. Toute civilisation qui n’a d’autre objet que d’assurer à l’homme le bien-être, est condamnée à déchoir. Toute civilisation, en revanche, qui excite l’énergie en développant la conscience de l’homme, est durable et souveraine. »
Alors ? Alors, il n’y a plus que le retour aux conceptions traditionnelles de la vie, aux vieilles conceptions chrétiennes. C’est la revanche des « anciens temps », des anciennes traditions, des anciennes mœurs qui, loin d’être périmées, redeviennent tout soudain actuelles.
Sans doute, il ne sera plus possible de remonter dans les diligences. Mais là n’est point la question. La question est d’appliquer les anciens principes, d’une manière moderne, aux nécessités, aux conditions, à la sensibilité, à l’esprit du monde contemporain. Position, si l’on veut, conservatrice, mais position, tout de même novatrice, puisqu’il faudra se mettre à reconstruire, non point sur ce que l’on a démoli, mais sur ce qui, de soi-même, est tombé.
En ce sens, le progrès authentique sera, dans une grande part, un retour au passé.
En effet, la solution de la crise économique ne se trouve pas dans le domaine économique où l’anarchie s’est établie avec toutes ses confusions et toutes ses contradictions, mais au-dessus, sur le plan social et sur le plan politique, et, au-dessus, encore, dans l’ordre moral, philosophique, dans l’ordre religieux.
L’échec du libéralisme économique entraîne celui du libéralisme social, du libéralisme politique, du libéralisme philosophique.
Si l’on veut mettre de l’ordre dans la surproduction, comment ne pas en déduire logiquement qu’il faut la restreindre au niveau des besoins ? Mais restreindre la surproduction, cela exige-t-il point une réorganisation du travail dans le cadre des nations, puis une régularisation internationale des échanges ? La quantité, autant que possible, devra être compensée par la qualité, c’est-à-dire par une économie qui exprime la diversité des aptitudes nationales et des génies nationaux. Mais tout cela exige à son tour une réorganisation de la société : si l’on ne veut, ni des solutions étatistes, ni des solutions communistes, il ne reste plus que la solution corporative. Enfin comment veut-on opérer de telles réformes sans un renforcement de l’autorité politique, sans une restauration de l’État ? Mais la restauration de l’État est-elle possible sans la réforme de l’éducation, sans la réforme de l’esprit ?
La crise, on le voit, nous place en face de tout ce complexe de problèmes qui la dépasse et qui est celui de notre temps : la reconstruction du monde.
IV
Est-ce que les États-Unis seraient en train de le comprendre, de saisir la portée et le sens profond de la crise qu’ils traversent ? Toute la question est là, pour eux comme pour nous. Car les États-Unis pèsent davantage sur l’Europe par leur crise d’aujourd’hui que par leur prospérité d’hier. La manière dont ils réagiront, la voie dans laquelle ils s’engageront, la réussite ou l’échec du redressement qu’ils entreprennent, tout cela ne laissera point d’exercer sur l’Europe une influence décisive.
La crise américaine n’ayant cessé de s’aggraver depuis 1929, les États-Unis furent amenés au seul moyen possible pour une démocratie de rétablir la situation la dictature. La dictature, c’est l’appel à un homme qui a un plan, avec mission d’appliquer ce plan. On confère à cet homme tous les pouvoirs, ou du moins les pleins pouvoirs, avec la force coercitive nécessaire, et on lui fait confiance, on lui donne le temps.
La constitution des États-Unis place à la tête de l’exécutif un président qui, en temps normal, dispose déjà d’une autorité et de pouvoirs très supérieurs à ceux d’un monarque, très supérieurs par exemple à ceux d’un Guillaume II, avant la guerre. Il suffit d’augmenter l’autorité, les pouvoirs présidentiels pour arriver légalement à une dictature, sans qu’il soit besoin de bouleverser le régime, ni de porter atteinte à la démocratie politique. Au moins pour commencer, et pour le moment.
L’élection du président Roosevelt est, dans les circonstances, bien plus qu’un changement de président, d’équipe et de parti. C’est un véritable changement de régime. C’est l’appel au sauveur, au chef. C’est l’entrée en scène d’un autre esprit. Ceux qui exercent sur le président une véritable influence, qui sont ses hommes de confiance et ses conseillers, ne sont, ni des politiciens, ni des hommes d’affaires, mais des intellectuels, des professeurs, les adversaires précisément, de l’américanisme tel que nous l’avons décrit. Ils sont environ une dizaine, et on les surnomme le brain trust, le trust de l’intelligence, et cela est un signe des temps.
Le président lui-même appartient, par sa famille, à l’élite des États-Unis. Il porte un nom illustre. Vieille famille d’origine hollandaise dont l’histoire est intimement liée à celle de New York, les Roosevelt descendent des premiers colons ; ils représentent donc la pure tradition américaine. L’actuel président a lui-même des goûts intellectuels très prononcés, il est très averti des choses européennes. Énergique, charmeur, optimiste, il sait parler au peuple. C’est une grande figure. Mais réussira-t-il ?
Ce qu’il entreprend, c’est la seule forme de révolution – mais capable de conditionner toutes les autres – que les États-Unis puissent connaître : la révolution économique. Rappelons que la base des États-Unis est d’être économique avant d’être politique. Or, c’est la base qu’il faut modifier.
Le président s’est fait accorder des pouvoirs extraordinaires, exorbitants. Il peut limiter l’étendue des cultures, imposer des licences aux industries, fermer les usines, fixer un minimum de salaires et un maximum d’heures de travail, diminuer jusqu’à 50 % le contenu or du dollar, ou revenir à l’étalon or, lancer dans la circulation trois milliards de dollars en papier monnaie, taxer les produits, établir des prohibitions ou des contingentements, augmenter ou diminuer les droits de douanes. Bref, il est le maître de toute la vie économique.
Quelles sont ses chances, et où va-t-il ? et que veut-il ?
Ce qu’il veut, c’est rendre au pays cette prospérité à la perte de laquelle les États-Unis ne peuvent se résigner, moins pour elle-même que par idéalisme, parce qu’elle est un symbole, un étage supérieur de la vie humaine, et cela, on ne l’a point assez compris. Mais, si la volonté du peuple américain est de remonter la pente de la plaine au sommet, ce qui est sport et conquête, il n’y a, pour commencer et d’une façon transitoire, qu’un seul moyen : l’autarchie économique. Les États-Unis ne doivent compter que sur eux-mêmes ; ils doivent se suffire à eux-mêmes, arriver par eux-mêmes au résultat final. L’autarchie économique implique l’économie dirigée. C’est du nationalisme et du socialisme à la fois : toujours la combinaison de ces deux éléments que l’on a crus si longtemps réfractaires l’un à l’autre, et qui se rejoignent. Du national-socialisme à la mode américaine
Les considérations internationales sont ici secondaires, et l’Europe ferait bien de s’en persuader, afin d’agir en conséquence. Ce que les Américains exigent, et comment ne pas l’exiger dans la situation où ils se trouvent ? ce à quoi le président veut parvenir, c’est la hausse des prix. On y appliquera les méthodes traditionnelles, mais, si ces dernières ne suffisent point, on aura recours à l’inflation. Ce n’est pas cette inflation de misère que la plupart des pays ont connue après la guerre, car les États-Unis possèdent tous les moyens de maintenir le dollar à la parité or ; c’est une inflation voulue pour elle-même. Le dollar est un corps sain sur lequel on pratique des saignées, et l’on recommence les saignées, toutes les fois que le sang s’est reconstitué. Ou, pour me servir d’une autre image, plus vulgaire, mais plus expressive, le dollar est comme une grosse balle en caoutchouc sur quoi l’on s’assied ; dès que l’on se relève, la halle se regonfle. Combien de temps pourra-t-on se livrer à ce jeu ? Au-dessous d’un certain niveau, le dollar ne finira-t-il point par se déprécier de soi-même ? Risque et aventure, mais les Américains aiment cela.
La baisse du dollar est donc artificielle. Pour le moment, les Américains sont en mesure de revenir à la parité or le jour où ils le voudront. Ils le voudront le jour où les prix mondiaux auront haussé, soit par l’application de méthodes internationales, soit par la révision de la politique douanière, soit par la reprise du commerce international. Mais l’on n’en prend point le chemin.
En attendant, le président Roosevelt essaie de galvaniser son peuple. Il groupe en unions les ouvriers et les employeurs. Il s’efforce d’harmoniser ces unions entre elles, sous son contrôle. Il édicte des codes, sorte de contrats collectifs imposés, et culminant en un code général, le Blancket Code, où l’on trouve des dispositions sociales : interdiction de travail pour les enfants mineurs au-dessous de dix-huit ans, interdiction d’employer, dans certaines conditions, la main-d’œuvre féminine. Il prépare ainsi quelque chose de très semblable à une organisation corporative. Il crée, sous le signe de l’aigle bleu, une véritable milice de défense économique, l’armée de la restauration nationale, conduite militairement par le général Johnson. Il se passe donc aux États-Unis un phénomène analogue à ce qui s’est passé en Italie, à ce qui se passe en Allemagne. L’exaltation patriotique est le moyen d’obtenir obéissance, enthousiasme et sacrifice. Et c’est un très beau spectacle.
De plus en plus, Roosevelt devient un « Duce », un « Führer » ; ce qui est davantage qu’un président. De plus en plus, les États-Unis entrent dans la contre-révolution. Et voilà ce qui donne au phénomène américain une immense portée.
Les chances de succès sont très fortes. D’abord, parce que la tendance est juste. Ensuite, parce que le président a pour lui la leçon des faits. Enfin, parce qu’il a pour lui la majorité du peuple. Ce peuple rude, aventureux, entreprenant, souvent simpliste et grossier, est encore neuf, encore jeune. L’intelligence est faible, mais le cœur est excellent. Le peuple américain possède des réserves incalculables d’énergie ; il possède encore, malgré la crise, des réserves matérielles qui ne sont pas près de s’épuiser. D’ailleurs, les États-Unis sont habitués à passer d’un extrême à l’autre, de la prospérité aux crises, des crises à la prospérité. C’est le rythme de leur vie : le boom.
Il y a pourtant d’énormes obstacles. La réduction de la production et la baisse du dollar font hausser les prix, mais entre ceux-ci et la consommation, le décalage est encore trop grand : comment en sortir ? Il est plus difficile, on le sait, d’opérer une révolution économique, directement, que d’opérer une révolution politique par laquelle on passera ensuite à une révolution économique. Mais cette révolution politique, Roosevelt, pour le moment, n’y songe point, n’y saurait songer. Les Américains sont indéfectiblement attachés à leur démocratie, à leurs institutions. Ces institutions, cette démocratie sont, parfois, un obstacle. Le président se heurte au Congrès, au parlementarisme, à la politique électorale, à la Constitution elle-même, qui est une entrave à son plan, à son autorité à lui. Malgré son énergie à les réduire, il se heurte aux trusts, aux puissances financières, aux grèves ouvrières ou paysannes. Il n’est pas encore le maître de l’opinion publique, des moyens, qui, là-bas, sont formidables, de pression, de propagande, de publicité. Il y a, aux États-Unis, deux grands courants contradictoires : celui du nationalisme économique, celui de la collaboration internationale. Il y a les partisans de l’inflation et les partisans de l’étalon or. L’inflation elle-même provoque la fuite en Europe des capitaux américains retour des choses. Ajoutez-y enfin les conflits d’intérêts, les conflits de classes qui commencent à devenir aigus, la complexité d’une population d’origine si diverse, l’immensité même du territoire. L’œuvre est beaucoup plus ardue que dans n’importe quel grand pays européen. C’est comme s’il s’agissait de reconstruire un continent tout entier.
Et puis, conséquence fatale de la crise, l’esprit n’est plus aussi bon. Il est déjà difficile, en temps normal, de cristalliser la masse américaine autour de quelques idées directrices ; il l’est plus encore maintenant. La propagande bolcheviste se fait sentir fortement, surtout dans certains milieux religieux où des affinités puissantes se révèlent entre un protestantisme déliquescent, simpliste, sentimental, et les idées communistes. Si l’expérience Roosevelt échouait, si la crise persistait, les États-Unis risqueraient de se trouver en état de prébolchevisme. Beaucoup d’intellectuels, et non des moindres, s’y trouvent déjà.
Or, la faiblesse de Roosevelt, si j’en juge d’après ses discours que l’on vient de traduire sous le titre : Regards en avant, la faiblesse américaine en général, est de ne point dépasser suffisamment la crise économique pour voir qu’elle a des causes politiques, morales, spirituelles, et pour s’attaquer résolument à celles-ci. Les discours de Mussolini et Mein Kampf de Hitler ont une autre profondeur. Sans doute, le président voit très bien qu’un renouvellement complet s’impose, que la vie économique des Américains reposait sur des principes faux et qui ont fait faillite, qu’elle doit s’ordonner à la vie sociale et au bien commun. Mais son plan demeure incomplet, parce qu’il ne s’étend guère au-delà des problèmes immédiats et pratiques. De là ce que son action offre aujourd’hui, d’empirique, d’au jour le jour. Si elle aboutit, elle marquera le triomphe de l’économie dirigée. Si elle échoue, elle démontrera que l’intervention de l’État dans la vie économique est impuissante à mettre fin à une crise, qu’elle l’aggrave au contraire. De là l’intérêt de l’expérience Roosevelt. Mais, après elle, ce risque d’être le chaos, avec sa conséquence : un communisme d’État, solution désespérée que le président tient peut-être en réserve lui-même.
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Ce qui complique la situation américaine et la rend très dangereuse pour nous, Européens, c’est que l’opinion publique, l’homme moyen, l’électeur, la démocratie américaine dans son ensemble, ne comprennent pas l’Europe. Cette démocratie est pourrie de préjugés absurdes. L’Américain moyen se figure l’Europe à l’image des États-Unis, comme si l’Europe était un grand pays dont les nations seraient les provinces et les langues, les dialectes. Il distingue mal le Français de l’Allemand, le Slave du Latin. La grande guerre est, à ses yeux, une guerre civile comme celle de Sécession. L’Allemagne est une victime de la France et les réparations sont souverainement injustes. L’entrée en scène des Américains fut le résultat d’un guet-apens de la part des Alliés. Le traité de Versailles est un crime, la Société des Nations, une impuissante hypocrisie. La France, que les États-Unis se figurent armée jusqu’aux dents, est le seul danger pour la paix du monde ; son argument de la sécurité n’est qu’un chantage exercé sur les États-Unis. Toute une presse, celle des Hearst, des Curtis, répand cette méconnaissance totale de l’Europe. Elle empêche l’entrée de l’Amérique dans la Société des Nations, tout engagement en faveur de la paix, toute remise des dettes. L’action entreprise par l’hitlérisme contre les Juifs n’a fait que renforcer l’idée que l’Europe est un monde impur, un nid de discordes, un repaire de brigands.
Des hommes comme Frank Simmonds et Lippmann ont beau expliquer aux Américains, par démonstration mathématique, par des chiffres, des faits, des exemples, que, lorsque l’Amérique a, de 1917 à 1919, prêté dix milliards de dollars à l’Europe en guerre, elle se les est, en réalité, prêtés à elle-même : l’opinion publique ne veut, ni les comprendre, ni les entendre. Elle persiste à croire que l’Europe doit payer, que, si elle ne veut pas payer, les États-Unis opéreront leur restauration économique, et sans elle, et contre elle.
Sans doute, le président Roosevelt voit la situation telle qu’elle est, mais il n’ose point agir contre l’opinion publique. Il essaie, puis il renonce ; il tend la main à l’Europe, puis il la retire. Et l’Europe tout entière souffre de ces fluctuations. Il faut reconnaître que, depuis la fin de la guerre, la discontinuité de la politique américaine n’est pas seulement déconcertante : elle est immorale. L’Amérique donne au monde la charte de la Société des Nations, puis elle renie cette dernière. Elle impose aux États européens un moratoire en faveur de l’Allemagne, mais elle se refuse à faire de même au sujet des dettes de guerre. Elle oblige les États européens à payer sans être payés, puis elle paralyse leur commerce international en élevant des barrières douanières. Elle avilit son change brusquement, tout en convoquant à Londres une conférence improvisée qui doit rétablir la situation économique, se déroule dans l’impuissance, aggrave la crise, favorise une spéculation éhontée, pour aboutir en fin de compte à un accord sur le vin.
Mais voici la conséquence la plus grave de cette politique : même aujourd’hui, l’Amérique exerce dans le monde un véritable impérialisme économique. Si elle se renferme dans l’autarchie, elle contraint tous les États de l’Europe à en faire autant. Les grands pays peuvent encore endurer ce régime, arriver à se suffire plus ou moins bien, s’ils possèdent des empires coloniaux comme la France ou l’Angleterre. Mais les petits pays ? C’est la question de leur indépendance qui se pose, c’est leur indépendance que les États-Unis sont en train de tuer. La Suisse, par exemple, qui ne possède point de matières premières, dont la population est trop dense, dont plus d’un tiers du sol est improductif, dont l’industrie et l’agriculture ne subsistent que par les exportations, en arrivera peut-être un jour à se demander à quel bloc économique il faut qu’elle s’agrège pour qu’elle puisse vivre. Et ce serait, de nouveau, la menace du Zollverein. Et la Suisse ne serait pas le seul petit pays en face ce dilemme.
Les États-Unis sont loin de l’Europe, trop loin. Mais malgré la distance physique et morale, ils la dominent. Pourtant, ils ont besoin d’elle. Ils s’en apercevront le jour où ils l’auront forcée à dresser contre le bloc économique américain, le bloc économique européen : vue très juste du comte Coudenhoven-Kalergi. Ils aideront peut-être l’Europe à prendre conscience de soi-même, des périls communs, des intérêts communs. Ils détruiront peut-être ainsi l’œuvre de la Société des Nations au profit de l’entente européenne. Mais leur exemple, leur attitude, quelle démonstration en faveur de l’interdépendance économique des peuples ! Quelle démonstration de la responsabilité que les peuples ont les uns vis-à-vis des autres, les forts à l’égard des faibles, les grands vis-à-vis des petits !
Mais soyons justes : à l’égard des États-Unis, la politique des États européens a commis de graves erreurs. D’abord, nous les avons désillusionnés par des fluctuations, des contradictions analogues, sur le plan politique, aux fluctuations, aux contradictions des Américains eux-mêmes sur le plan économique : ceci répond à cela. Puis, si une lutte économique devait s’engager entre un bloc Europe et un bloc États-Unis, tous deux en pâtiraient sans doute, mais le bloc Europe davantage que l’autre, car cet autre a plus de ressources, avec plus d’unité. Enfin, si les États-Unis nous comprennent mal, nous ignorent, la réciproque est vraie : le fond de la question est là ; il est psychologique et moral ; il est un problème, non de politique ou d’économie, oui bien de confiance.
Le peuple américain souffre, par sa faute, je l’admets, mais il souffre. Souhaitons qu’il guérisse. Souhaitons que réussisse l’expérience Roosevelt. L’ordre international, peut-être entrepris trop tôt, ne pourra s’instaurer que sur des ordres nationaux. Fasse le ciel que les États-Unis trouvent le leur ! Nous souffrirons, nous aussi, à cause d’eux et par eux, jusqu’à ce qu’ils l’aient trouvé, instauré. Mais ils n’auront rien trouvé de vrai, ni rien instauré de durable, s’ils ne comprennent ceci :
La prospérité, ni pour un homme, ni pour une nation, n’est un but, une raison de vivre. Les valeurs économiques sont une base, non un sommet, dans la hiérarchie. Les valeurs spirituelles sont aussi nécessaires à un peuple que le coton ou le blé. La grandeur physique n’est pas une mesure. Le nombre n’a, ni cœur, ni cerveau. Les statistiques ne remplacent pas les idées. La « standardisation » est une menace pour l’intelligence. Les résultats immédiats ne prouvent rien : le temps n’épargne pas ce que l’on fait sans lui. Le travail en série est inférieur à l’effort personnel. Une doctrine est supérieure à un mécanisme. Et l’âme a un corps, si vaste, si bien organisé, si puissant qu’il soit.
Si les Américains parviennent à comprendre ces vérités élémentaires, ces évidences, leur crise les aura sauvés en les surélevant au-dessus d’eux-mêmes, à une civilisation supérieure. Sinon la prédiction de Macaulay se réalisera : « Je crois que la destinée de l’Amérique n’est que différée, et cela pour des causes physiques. Ses institutions démocratiques sont appelées, tôt ou tard, à détruire la liberté ou la civilisation, sinon l’une et l’autre. La Constitution américaine est toute en voiles, mais elle n’a point d’ancre. »
CHAPITRE VII
LA RÉVOLUTION RUSSE
La révolution moderne – encore une fois, la seule et unique révolution, qui a consisté, depuis la Renaissance, à détacher l’homme de son centre spirituel et à laisser libre jeu à toutes les forces humaines – vient de trouver deux points de chute, où elle s’est brisée : la crise américaine, la révolution russe. Ces deux dates : 1917 et 1929, auront, je le crois, dans l’histoire, bien plus d’importance que 1789. L’échec intellectuel a provoqué l’échec politique, celui-ci, l’échec économique et social. Signe de la fin.
Mais la fin ne signifie pas nécessairement le succès de la contre-révolution. Elle peut signifier le retour ad materiam primam, l’engloutissement de toute la société dans le communisme. Ainsi commencerait une période longue et obscure de régression.
Quelles sont les chances du communisme ? C’est une question que tout le monde se pose aujourd’hui. S’il s’agissait d’une course d’obstacles, et que la démocratie, le fascisme, l’hitlérisme et le communisme fussent des chevaux montés par des jockeys, casaque grise, casaque noire, casaque brune, casaque rouge, je risquerais encore cent sous pour le communisme. En effet, celui-ci est, comme on dit, au bout de la tendance. Libéralisme, démocratie, étatisme, socialisme, communisme : ces anneaux de la chaîne se suivent logiquement. Il y a une généalogie : Abraham autem genuit Isaac, Isaac autem genuit Jacob. La citation n’est point déplacée : on trouve pas mal de sang juif dans toute cette ascendance.
Heureusement, les faits ne suivent pas toujours leur cours logique. Ce cours, surtout à l’époque où nous sommes, des redressements brusques démontrent que l’on peut le renverser.
Cela dit pour rassurer mes lecteurs, peut-être aussi pour me rassurer moi-même, examinons de plus près les chances du communisme.
I
Nous partons de ce fait, de cette évidence : le communisme n’est plus une théorie, un idéal révolutionnaire ; il est une réalité. Il est le régime qui, depuis 1917, gouverne la Russie, c’est-à-dire la sixième partie des terres émergées et une population de quelque cent soixante millions d’habitants. Le communisme a donc pris sa place, et combien large ! parmi les régimes politiques et sociaux du monde contemporain. Ce monde contemporain est obligé d’habiter à côté de lui, de traiter avec lui, surtout de compter avec lui. C’est pour le communisme une réussite, d’une portée bien plus considérable que celle de la révolution française, sa grand-mère. La révolution française n’avait point touché au principe de la propriété ; elle avait laissé intactes les bases de la civilisation européenne, sauf la base religieuse. Tout cela, le communisme l’a détruit.
Si, l’ayant détruit, il s’était détruit soi-même ! Mais non : il subsiste, il se tient debout sur toutes ces ruines il vit mal, mais il vit. Il s’est démontré possible. Il a seize ans aujourd’hui : l’adolescence. Ce fait, étonnant dans le sens étymologique du terme, exige que nous l’étudiions sans passion, d’une manière tout à fait sérieuse, scientifique.
Car il est pour nous tous d’une importance vitale. Car il ne met point seulement en cause l’existence de la démocratie, par exemple, ou l’indépendance de nos patries européennes : il met en cause toute notre société, toute notre civilisation tous les principes moraux ou religieux, ou même simplement métaphysiques, sur quoi notre société, notre civilisation se fonde. Il met en cause la personne humaine, et nos biens, nos vies, à chacun de nous. Il est, en un mot, la révolution intégrale, celle qui arrache les racines, celle qui va jusqu’au fond, qui touche le fond et, semble-t-il, s’y écrase.
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Il ne suffit donc plus de s’indigner en face du communisme, tel qu’il s’est établi depuis 1917 en Russie, c’est-à-dire du bolchevisme. Il est un scandale pour les gens honnêtes : l’abomination de la désolation. Comme j’ai tout de même une conception religieuse et mystique du monde, je vois dans le bolchevisme l’œuvre de Satan à qui Dieu a concédé la Russie comme un champ d’expérience. Il faut une bonne fois que Satan montre ce qu’il est capable de faire, lorsqu’on lui donne toute une société, tout un empire à organiser. Il ne faudrait pas oublier qu’il est très intelligent. Chesterton dit que Lucifer, depuis qu’il est tombé sur la tête, ne peut concevoir qu’un monde renversé. Mais un monde renversé peut se tenir, au moins en état d’équilibre instable. Pour le moment, la Russie soviétique tient.
C’est pourquoi il convient de ne pas se faire d’illusions.
Le bolchevisme s’est donc proposé d’éliminer toutes les idées, tous les principes sur quoi repose la civilisation européenne qui est, à l’heure actuelle, bourgeoise dans son esprit, mais encore chrétienne dans son essence. Il s’est proposé de remplacer toutes ces idées, tous ces principes par les principes contraires, en politique, en droit, en morale, en philosophie, en esthétique même. Il s’est proposé de refaire toute l’éducation de tout un peuple, et il a conçu pour cela une pédagogie qui a pour elle, et la logique, et la force, et l’originalité : l’école active, que M. l’abbé Dévaud a magistralement étudiée dans son petit livre sur la pédagogie scolaire en Russie soviétique ; l’école technique et communiste, fondée sur le culte de la production, la religion de la matière, la « liquidation du divin », le principe du « je crois en moi et en toutes mes forces ». Il apporte un défi aux conceptions économiques auxquelles le monde moderne devait, jusqu’à la guerre, sa prospérité. Il a supprimé le capital, la propriété, la famille, les libertés personnelles, la personne même, en exaltant le moi comme fonction du milieu collectif. Il a supprimé cette liberté de pensée et d’opinion, cette indépendance et cette objectivité scientifiques dont nous étions si fiers, et que nous estimions la plus belle conquête de l’homme, chronologiquement après le cheval. Il a supprimé la morale. Il s’efforce de supprimer Dieu, et c’est là d’ailleurs, dans cette entreprise apocalyptique, c’est là que le diable montre ses cornes. Eh ! bien, le résultat de ce radicalisme, ce n’est point l’anarchie, mais un ordre, ou plutôt une contrainte.
Le bolchevisme a fait mourir des millions de Russes. Il a montré dans sa cruauté des raffinements asiatiques, il a pratiquement rétabli l’esclavage. Il maintient avec méthode et volonté plus de cent soixante millions d’êtres humains dans la misère et la terreur. Mais la Russie ne s’est point écroulée : elle reste une grande puissance, bien plus menaçante encore que la Russie des tzars.
II
Nous pouvons définir le bolchevisme : la jonction, le mariage d’une idéologie et d’un tempérament. L’idéologie, c’est le marxisme. Le tempérament, c’est ce qu’on appelait, au temps de Melchior de Vogüé, « l’âme russe ».
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Commençons par l’idéologie :
Comme on le sait, le marxisme est une conception purement matérialiste de l’homme, de la société, de l’univers. Ce matérialisme est dialectique, en ce sens qu’il fait marcher la pensée conformément aux lois de la nature matérielle. En effet, il explique tout par la matière, y compris la pensée. C’est le cerveau de l’homme qui détermine la pensée humaine. L’homme et par conséquent la société sont des produits de la nature. Il n’y a pas de fins dans la nature, mais seulement des causes : si l’homme se propose des fins, des buts, c’est qu’il y est déterminé par la nature.
Or, la nature, la matière, est dynamique, c’est-à-dire toujours en mouvement. On retrouve ici l’idée de progrès, mais sous une forme purement matérielle. Le progrès n’est pas autre chose qu’une production incessante et sans cesse accrue. Le fondement de la société, sa raison d’être, c’est donc la production et les moyens de production.
La nature, qui pousse toujours en avant, en vertu de son dynamisme, apparaît aux marxistes comme une sorte de masse énorme, écrasante, qui avance par bonds. C’est juste l’idée opposée au vieil adage : natura non fecit saltus. Car il y a toujours dans la nature, dans la matière, des forces contraires qui se combattent. Quand ces forces sont égales, c’est un état d’apparente immobilité, d’équilibre instable ; quand l’égalité cesse, l’équilibre se rompt, il se produit un bond en avant. Ce bond dure jusqu’à ce que l’équilibre se soit rétabli. Et puis, le processus recommence.
Comme la société humaine fait partie intégrante de la nature, son évolution est identique. Ce que les bonds sont dans la nature, les révolutions le sont dans la société. Les révolutions se trouvent être la condition naturelle du progrès social.
Or, puisque la production et les moyens de production constituent la base naturelle, matérielle, de la société, le but de toute révolution sociale est d’améliorer la production, de perfectionner les moyens de production et d’arriver ainsi, premièrement, à intensifier la production, secondement, à la répartir également entre les hommes.
La société ne se définit donc point comme un organisme. Un organisme suppose, en effet, une tête, des membres, tout un corps, c’est-à-dire une hiérarchie. Or, cette conception, cette image est, aux yeux des marxistes, essentiellement bourgeoise, faite pour justifier la primauté de la tête sur les membres, c’est-à-dire l’oppression exercée par la classe dominante sur la classe dominée, par le capitalisme sur le prolétariat. Non, pour les marxistes, la société n’est que l’ensemble des rapports de production entre les hommes, et ce sont des rapports de travail.
Donc, pour qu’il y ait vie sociale, il faut deux éléments réunis : un milieu naturel, un groupe d’hommes établis dans ce milieu. Ce qui galvanisera ces deux éléments, en fera une société, c’est le travail.
La société donc s’établira sur des rapports de production. C’est sur des rapports de production que se constituent, d’abord les petits groupes humains, puis les groupes plus vastes, les États, enfin l’unité de l’humanité tout entière.
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Ici, nous découvrons la conception marxiste de l’État :
Pour les marxistes, l’État est à la fois un mal et une nécessité. Un mal, et comme tel, il doit être détruit ; une nécessité, et comme telle, il faut l’accepter comme un moyen provisoire d’arriver au communisme intégral et à la fraternité universelle.
L’État est donc une étape, un bond par quoi il faut passer, selon la loi même du mouvement qui pousse en avant la matière. Il représente un moment historique d’immobilité apparente et d’équilibre instable, durant lequel se prépare un bond nouveau, une révolution nouvelle.
Le moment de l’État correspond ainsi à un moment de la production. Or, le moment actuel de la production est celui de la grande industrie, de la grande finance, alimentant l’accumulation capitaliste et alimentée par elle. Le développement de la grande industrie a donc produit, au sommet de la société, le capitalisme, à la base de la société, le prolétariat. Il a par conséquent déterminé une division de la société en deux classes. La raison d’être de l’État prolétarien, instauré par la révolution, sera de détruire le capitalisme, de supprimer les classes, afin de remettre toute la production entre les mains du prolétariat, pour que celui-ci soit en mesure d’établir, dans le monde entier, le communisme. Mais cette révolution économique et sociale ne peut actuellement s’accomplir sans une série de révolutions politiques, de guerres politiques, qui établiront la dictature du prolétariat, successivement, dans chaque État bourgeois. L’État prolétarien devra d’abord succéder à l’État bourgeois dans chaque milieu national. Ensuite, on ira plus loin, on dépassera l’État, on le rendra inutile.
L’État prolétarien sera un État absolu, établissant la dictature d’un parti : le parti communiste. Le parti communiste a le dépôt de la doctrine. Le rôle de l’État sera d’appliquer pratiquement cette doctrine, et, pour cela, de constituer, de faire fonctionner les institutions prolétariennes nécessaires. Le parti et l’État se distingueront donc en théorie l’un de l’autre ; en fait, ils seront liés l’un à l’autre d’une manière aussi indissoluble que l’âme est chevillée au corps humain, si je puis me servir de cette comparaison lorsqu’il s’agit du matérialisme intégral.
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Matérialisme intégral ? Ce n’est pas une position que l’on puisse tenir à la longue, ni en philosophie, ni surtout dans la vie pratique. Voici donc le lieu d’indiquer la transformation que le bolchevisme est en train de faire subir à la doctrine de Marx.
Elle la lui fait subir sur deux points : pour Marx, le processus des révolutions successives est une fatalité naturelle, une loi de la nature ; d’autre part, la doctrine marxiste est radicalement le contraire de l’idéalisme, il n’y a plus en elle le moindre souffle spirituel.
La révolution prolétarienne est la conséquence logique, naturelle, du marxisme, du matérialisme dialectique. Donc, cette révolution vient de s’accomplir en Russie : il s’agit pour elle de s’étendre au monde entier. Ce qui implique une discipline de fer, une organisation où toutes les parties soient subordonnées au but : le plan quinquennal.
La philosophie qui avait déterminé la révolution, sera maintenant déterminée par elle, ordonnée au but de la révolution. Elle sera un instrument. Elle s’intégrera dans le plan. Renversement.
En quoi, de quelle manière, la philosophie servira-t-elle la cause ?
La cause exige la foi absolue et la volonté agissante. La philosophie deviendra une sorte de théologie intransigeante, dogmatique. Elle établira un index des hérésies, des doctrines prohibées. Elle suivra, sans déviations, une « ligne générale ».
Elle aura un critère de la vérité, une théorie de la connaissance. Un homme n’est en possession de la vérité que s’il pense et agit en concordance, objectivement, avec le réel, subjectivement, avec la « conscience de classe » du prolétariat. C’est, pour la doctrine, la double forme de l’adæquatio rei et intellectus. « Je crois dans le réel matériel, le seul qui existe ; je crois en la conscience de classe du prolétariat, la seule qui soit en adéquation avec le réel matériel, qui se trouve donc débarrassée des illusions et des erreurs à quoi les autres consciences, la conscience bourgeoise, sont sujettes » : tels sont les deux premiers articles du credo.
Le réel matériel, la matière, et la conscience prolétariennes sont deux absolus posés, sans démonstration préalable, par un acte de foi, deux dogmes. La philosophie bolcheviste transcende, à sa manière, et le matérialisme, et la conscience prolétarienne. La matière existe en soi. Elle n’a jamais eu de commencement, elle n’aura jamais de fin : elle est objective, indépendante de la conscience. Elle vit de sa vie propre, qui est dynamique. Elle contient le mouvement, la causalité, les lois, l’esprit. Elle est l’être, et c’est à une philosophie de l’être que parvient le bolchevisme. De l’être matériel, bien entendu. Mais ce matérialisme dépasse, écarte la notion de phénomène et de sensation, tout ce qui est agnostique, mécanique, relatif. Il tend à se spiritualiser.
La philosophie bolcheviste transcende également la conscience prolétarienne. Elle lui enlève ce qu’elle peut contenir d’actuel, d’empirique, de relatif à la Russie soviétique et au prolétariat, tels qu’ils sont aujourd’hui. Elle est un idéal, une idée séparée, une norme dont chaque conscience individuelle fera un effort pour se rapprocher. Elle ressemble à la conscience universelle de Kant ; elle inspire, elle impose un impératif catégorique : agis toujours de telle sorte que ton acte soit en concordance absolue avec la conscience du prolétariat, et serve la cause de celui-ci. Et nous voilà bien en présence d’un idéalisme.
Idéalisme, matérialisme : ce sont les deux termes entre lesquels se développe actuellement la philosophie bolcheviste.
La cause, en effet, exige l’action, la lutte, la discipline, par conséquent la foi et l’idéal. La philosophie devient donc une doctrine d’action. Mais une doctrine d’action, si elle suppose des vérités incontestables, des dogmes, sans quoi tout serait à chaque instant remis en cause – on n’agit plus ou l’on agit mal, quand on doute, quand on est agnostique – implique une confiance absolue dans la volonté de l’homme agissant, elle assigne à cette volonté un but. Ce but, c’est la libération définitive, le triomphe final du prolétariat. Et voici la notion de liberté qui rentre.
De quelle manière la concilier avec le matérialisme ?
La matière est dynamique ; elle évolue vers la libération du prolétariat, par bonds, par révolutions successives. Son terme, c’est la liberté. Elle la contient en elle. La liberté, c’est la spontanéité du mouvement dont participe chaque particule de la matière, donc l’homme. Chez l’homme, cette spontanéité de mouvement aboutit à la pensée, à la conscience, à la volonté. Il lui sera donc possible d’agir à son tour sur le réel matériel, s’il est capable d’agir en concordance avec lui, et de l’appréhender objectivement. Il pourra même, cet homme, par son action révolutionnaire et sociale, surmonter, infirmer les lois naturelles, dominer la matière et s’en servir : la mystique du plan quinquennal reparaît ici. S’il y a déterminisme, c’est du dedans au dehors, et non par l’influence du milieu. Une sorte de spiritualisme s’annonce dans le système, comme le remarque M. Berdiaev. Et la philosophie bolcheviste condamne toutes les formes passives, fatalistes, du matérialisme. Précisément, parce qu’elle doit servir à l’action, stimuler, justifier l’action.
Philosophie enfantine, certes, qui ne s’embarrasse en rien des contradictions, mais qui n’est plus du marxisme pur, et le sera de moins en moins. Comme si, vaguement, d’une distance infinie, une philosophie chrétienne se reflétait, inversée, dans les étangs de l’enfer. Et j’y vois, avec un puissant microscope, l’embryon d’un retournement possible. L’âme de la sainte Russie n’est pas morte.
III
Tel est donc l’esprit, telle est la philosophie du régime. Quel est ce régime ?
Le régime soviétique est une tête à deux faces : l’état, le parti.
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L’État est d’une structure très compliquée. Il ressemble, à une turbine aux rouages multiples et enchevêtrés. C’est à se demander même, si le culte que les bolchevistes ont pour le machinisme, pour la technique, ne les ont point poussés à construire politiquement un analogue.
L’idéal du marxisme est donc de parvenir au communisme pur. À l’état de communisme pur, toute organisation politique disparaît. Il n’y a plus besoin de constitution, de gouvernement. La production est si parfaitement réglée, les biens sont répartis avec une telle égalité, la société est devenue si fraternelle, que l’homme, le prolétaire peut se passer de toute loi. L’État disparaît donc. Mais, pour atteindre cet idéal, il faut éduquer l’homme, le prolétaire, lui apprendre à exercer lui-même le pouvoir politique dont il a encore besoin, afin de vivre économiquement et socialement, selon les principes communistes. Dans l’État soviétique, il y a donc une apparence de démocratie. Laquelle ?
Celle-ci :
D’après les textes constitutionnels : celui du 10 juillet 1918, révisé le 11 mai 1925, et celui du 7 juillet 1923, nous constatons que la forme de l’État soviétique est celle d’une pyramide. Le pouvoir suprême a sa source à la base de l’édifice, c’est-à-dire dans les organes primaires des travailleurs. D’après l’article 10 de la loi fondamentale, « le pouvoir entier, dans les limites de la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie, appartient à la population ouvrière du pays unie dans les soviets ruraux et municipaux ». Donc, les travailleurs d’un village ou d’une ville, désignent un Soviet formé de leurs délégués, élus directement par eux, avec mandat impératif.
En apparence, nous avons là un système tout à fait démocratique : de la démocratie directe, comme on dirait en Suisse. Mais voici la première restriction :
Ne possèdent de droits politiques, ne sont électeurs et éligibles que les travailleurs, par quoi il faut entendre ceux qui vivent de leur travail, et non du travail d’autrui. Mais tout le monde n’est pas considéré comme travailleur, tout le monde n’a donc point le droit de vote. Le non-travailleur ne vote pas, on pourrait même dire qu’il ne mange pas. Or, tout ancien bourgeois, « koulak » ou autre suspect, est déclaré non-travailleur. Dans les villes, on se sert des syndicats pour préparer les élections ; dans les villages, on forme des comités de pauvres, et tout est dit.
Cependant, chaque Soviet primaire possède, en théorie, un pouvoir absolu dans le cercle restreint qui est soumis à sa juridiction ; un pouvoir absolu qui n’est pas seulement de l’ordre administratif ou de l’ordre politique, mais aussi de l’ordre judiciaire, car la séparation des pouvoirs n’existe pas dans la Russie bolcheviste.
Celle-ci donc, au premier abord, semblerait donc se définir : une démocratie décentralisée à l’extrême.
Il est curieux de constater cette concession de pure forme à la démocratie. Elle est la preuve que tout régime nouveau, même le plus anti-démocratique, le plus révolutionnaire, est obligé de se rattacher à la démocratie par un aspect quelconque de sa structure. À plus forte raison, un État marxiste, puisque l’État marxiste a pour but de libérer le travailleur de toute contrainte gouvernementale, et de l’ériger, « par inter pares », en souverain de la société fraternelle. Mais cette fragmentation en milliers de petites républiques, exige des pouvoirs supérieurs, des organes supérieurs. Il y aura donc des Soviets de canton, de district, de gouvernement, de région ; puis des congrès pour chaque république fédérée ; enfin, tout au-dessus, le congrès pan-unioniste. Aucun de ces organes n’est un parlement, tous ne font que refléter et coordonner la volonté émanée d’en bas. Les Soviets de district sont composés de délégués des Soviets primaires, et ainsi de suite jusqu’au sommet, où le congrès des Soviets de l’Union est formé de représentants des soviets urbains ou d’agglomérations de type urbain, et de représentants des soviets des républiques fédérées. Et chaque délégué, à chaque degré, reçoit un mandat impératif de ses électeurs.
Le Soviet local tranche souverainement toute question d’intérêt local. Si la question est d’intérêt de district, de gouvernement, de région ou de république, elle est décidée de la même manière par le Soviet correspondant. Enfin, si elle est d’un intérêt général, elle est décidée par le congrès pan-unioniste. Mais elle peut, suivant les cas, être renvoyée, d’étage en étage, jusqu’au rez-de-chaussée. Toujours en théorie, le régime des Soviets est une consultation populaire qui ne s’interrompt jamais : encore une apparence démocratique.
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Quant aux organes exécutifs, qui agissent avec pleins pouvoirs dans l’intervalle des congrès, il y a d’abord les Comités exécutifs des Soviets des républiques fédérées, qui sont constitués déjà comme de véritables ministères, des « Conseils d’État », dirions-nous en Suisse ; puis, au-dessus, un Comité central exécutif, correspondant au congrès central, et responsable devant celui-ci. Il se divise en deux : le Soviet de l’Union et celui des nationalités. Ce comité central légifère, publie des décrets et des ordonnances, promulgue des codes, règle la vie économique. Sa présidence légifère aussi ; en outre, elle est l’instance judiciaire suprême. C’est elle qui est le pouvoir.
Enfin, il y a des Commissaires du peuple. Ils ne sont plus guère que des chefs de service. Ils sont élus par les Comités exécutifs, à chaque étage. Il existe un commissariat de dix membres dans chaque république soviétique : intérieur, justice, instruction publique, agriculture, hygiène, prévoyance sociale, finances, travail, économie nationale, inspection ouvrière et paysanne, tels sont les dicastères. Au centre, se placent les cinq grands commissariats de l’Union : affaires étrangères, guerre et marine, commerce extérieur, voies et communications, postes et télégraphes. Chaque commissaire du peuple est assisté d’un collège consultatif. Plus, la direction politique générale de l’État, le Guépéou, chargée de combattre la contre-révolution, l’espionnage et le banditisme.
Les Commissariats des républiques sont autonomes, mais ils doivent se conformer aux directives et aux ordonnances des Commissariats de l’Union. En outre, les Comités exécutifs des Soviets de région peuvent suspendre l’exécution des décrets et des règlements promulgués par un Commissariat du peuple. Les Commissariats sont donc subordonnés aux instances supérieures, ou de leur république, ou de l’Union.
Nous avons ainsi des séries d’organes à la fois exécutifs et législatifs, superposés et juxtaposés.
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Enfin, la Russie bolcheviste se présente sous la forme d’un État fédéraliste : l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes. Cette vaste Union comprend la Russie proprement dite, la Russie blanche, l’Ukraine, la Transcaucasie. Celle-ci, de son côté, est une confédération dans la confédération, puisqu’elle est formée de trois républiques socialistes : l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie.
En 1924, l’Union fut complétée par les républiques d’Ouzbékistan et de Turkménistan, en 1929, par celle de Tadjikistan. À quoi ajouter la Mongolie extérieure, qui fait encore nominalement partie de la Chine, et tout un essaim de petites républiques et de petits territoires autonomes. Il y eut, en effet, en une sorte de fureur ethnographique. Les bolchevistes se mirent à rechercher les moindres peuplades allogènes, pour leur conférer ou leur imposer l’autonomie, les rappeler à une existence que beaucoup avaient oubliée. Ils donnèrent ainsi satisfaction au romantisme des nationalités et au vieux rêve des slavophiles. Ce fédéralisme est d’ailleurs un danger pour la Russie elle-même, car, malgré l’impitoyable dictature communiste, il donne à tous les éléments allogènes conscience de leur existence et de leurs droits. Il renforce ou il crée des séparatismes. Plus le régime soviétique s’affaiblira, plus on verra se former, comme dans l’ancienne Turquie, des physionomies d’États successeurs.
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La déclaration qui remplit la première partie de la constitution soviétique débute par ces trois paragraphes non exempts de grandiloquence :
« Depuis la formation des Républiques soviétiques, tous les pays du monde se sont divisés en deux camps : le camp du capitalisme et le camp du socialisme.
« Là, dans le camp du capitalisme, c’est la haine entre les nations et l’inégalité, l’esclavage colonial et le chauvinisme, l’oppression des nationalités et les pogroms, les atrocités impérialistes et les guerres.
« Ici, dans le camp du socialisme, la confiance réciproque et la paix, la liberté des nations et l’égalité, la coexistence pacifique et la collaboration fraternelle des peuples. »
La constitution soviétique, si l’on s’en tient à sa lettre, pousse donc à l’extrême, et la souveraineté personnelle de l’individu, et l’autonomie politique des groupes, soit la démocratie directe et le fédéralisme ; elle a donc, toujours en apparence, des analogies avec les États-Unis et la Suisse. Ce faisant, elle obéit aux principes mêmes du marxisme. Le marxisme se propose en effet de libérer les individus et les peuples de toute oppression bourgeoise et capitaliste, pour cela d’abattre toutes les superstructures édifiées par cette oppression, de manière à en dégager, et l’individu, et le groupe naturel, primaire, dont fait partie l’individu. Comme l’affirme la déclaration que nous venons de citer, le marxisme veut détruire radicalement l’oppression des nationalités et fixer les bases « d’une collaboration fraternelle des peuples ». On le sait, les bolchevistes se sont approprié la phraséologie de la Société des Nations bourgeoises, afin de mieux dresser contre celle-ci leur Société des Nations communistes.
En outre, le bolchevisme voulait détruire, et il a détruit, de fond en comble, le régime tsariste. Or, le régime tsariste avait unifié toute la Russie : cette unification impliquait l’écrasement de ces nationalités multiples et diverses que l’empire avait conquises et qu’il s’efforçait de russifier. Un des buts immédiats de la révolution bolcheviste, devait être de libérer ces nations, tout comme un autre de ses buts immédiats devait être de briser le grand instrument de russification, l’armature même du tsarisme, la bureaucratie impériale.
Enfin, on découvre dans ce fédéralisme apparent un moyen de propagande. Voici ce qu’affirme le dernier paragraphe de la déclaration :
« La volonté des peuples des Républiques soviétiques, récemment réunis au congrès de leurs Soviets respectifs et unanimement décidés à créer « l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes », est un gage certain de ce que cette union est bien une union libre de peuples égaux en droits, qu’à chaque République est garanti le droit de sortir librement de l’Union ; que l’accès à l’Union est ouvert à toutes les Républiques Soviétiques Socialistes, tant à celles qui existent, qu’à celles qui peuvent se constituer à l’avenir ; que le nouvel État fédéré est le digne couronnement des principes établis dès le mois d’octobre 1917 pour la coexistence pacifique et la collaboration fraternelle des peuples, qu’il sera une barrière solide contre le capitalisme mondial et marquera un nouveau pas décisif dans la voie de l’union des travailleurs de tous les pays en une République Socialiste Soviétique Mondiale. »
Ce paragraphe est très intéressant. Il l’est d’abord comme appât. Il dit aux peuples : « Venez à nous, si vous voulez vraiment être libres ; libres vous êtes d’entrer, mais libres aussi vous serez de sortir. » C’est le boniment : tout le monde est donc invité à pénétrer dans le cirque à la tente rouge, mais pour en sortir, c’est une autre chanson, et va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! Il l’est ensuite, parce qu’il marque un retour à la théorie que j’appellerais « ancien régime » de la Confédération, théorie que Montesquieu expose dans L’Esprit des lois : une confédération reste toujours ouverte, chaque État membre peut s’en retirer et retrouver à la sortie la pleine souveraineté qu’il possédait à l’entrée. Il est intéressant, enfin et surtout, parce qu’il nous démontre ceci : l’Union des Républiques Soviétiques ne se considère pas comme un État national, une nouvelle forme politique imposée à la Russie et destinée à demeurer russe, ainsi que le fascisme est destiné à demeurer italien, oui bien comme le premier quartier de la Cité fraternelle que sera la République Socialiste Soviétique Mondiale. Autrement dit, la Russie soviétique est un État international.
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La constitution soviétique est donc une machine, une turbine qui paraît achevée, complète sur le papier. Le malheur est qu’elle n’existe que sur le papier et ne peut exister que sur le papier. Elle est pratiquement inapplicable ; de fait, elle est toujours demeurée inappliquée. Elle ressemble à la jument de Roland, laquelle possédait toutes les qualités, sauf qu’elle était morte.
Pourquoi est-elle morte ? Pourquoi l’État soviétique est-il une pure fiction ? La raison première, et déjà suffisante, c’est que la constitution soviétique est le résultat d’une idéologie. Les bolchevistes sont, en effet, des théoriciens et des mystiques avant d’être des réalisateurs. Ils sont pourtant des réalisateurs, mais ils ne le sont qu’au second degré. Comme théoriciens, comme mystiques, ils ont construit une machine conforme à l’idéologie marxiste, tout en tenant compte du « réel russe », aspect du réel matériel. Comme réalisateurs, ils ont dû imaginer un système absolument contraire à cette idéologie, pour que la machine fonctionnât, mais à rebours.
La machine ne pouvait pas fonctionner toute seule, parce qu’elle est trop compliquée : seconde raison. C’est un casse-tête que d’arriver à se débrouiller au milieu de tous ces rouages qui s’enchevêtrent, et je doute fort que les bolchevistes s’y débrouillent eux-mêmes. Ces rouages sont agencés d’une façon telle que l’un ne cesse d’arrêter l’autre, et qu’il y a d’incessants conflits de compétences. Chacun de ces pouvoirs multiples s’occupent des mêmes choses que le voisin. Il en résulte, tout naturellement, le chaos.
Une troisième raison d’impuissance, c’est que le système des Soviets exigerait pour fonctionner que tous les citoyens, tous les travailleurs s’occupassent toute la journée de politique. Il ne leur resterait donc plus de temps, ni pour travailler, ni même pour dormir. Ce serait une délibération sans fin, du haut en bas de l’échelle, des Soviets primaires jusqu’au congrès pan-unioniste. En cela, la constitution russe porte la marque révolutionnaire. Ce n’est que durant la période aiguë de toute révolution, que les conseils et les comités siègent en permanence ; après, l’heure sonne de rentrer chez soi et se remettre à travailler. Voilà pourquoi il fallut espacer les réunions et les élections, malgré le goût des Russes pour les palabres.
Une quatrième raison, c’est que le système soviétique ne suppose, en principe, aucune bureaucratie. L’homme du peuple n’a point gardé un très bon souvenir de la bureaucratie tsariste ; aucun peuple, d’ailleurs, n’aime la bureaucratie. Chaque organe, chaque soviet est censé s’administrer soi-même. Mais comment un État peut-il fonctionner sans administration ? Force fut donc d’en organiser une. Or, sitôt que vous organisez une administration, quelques précautions que vous preniez, elle devient envahissante, surtout en Russie. L’administration soviétique commença par enlever toute compétence aux Soviets primaires et finit par devenir un puissant instrument entre les mains du pouvoir central. Aujourd’hui, au moins autant que sous les tzars, l’État russe est bureaucratisé. Il est d’ailleurs évident qu’un système agencé comme le système soviétique, devait engendrer une bureaucratie, par le fait même de son impuissance de marcher tout seul.
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Puisque l’État bolcheviste est incapable de marcher tout seul, étant construit d’une manière trop compliquée sur un plan idéologique, d’où vient la force extérieure qui le fait fonctionner ?
Elle vient du parti communiste. Comme tous ceux qui ont un pouvoir, une fonction quelconque, sont contraints à entrer dans le parti, et comme le parti est mené à la baguette, selon des mots d’ordre impératifs, c’est l’obéissance dans l’unité, mais les autonomies n’existent plus.
Si je voulais me servir d’une métaphore démodée, je dirais que le parti communiste enveloppe l’État soviétique, telle une tunique de Nessus. En effet, la structure du parti communiste s’adapte exactement à la structure de l’État bolcheviste. Une cellule communiste correspond à chaque organe primaire du travailleur. Des conférences communistes correspondent aux divers Soviets, puis aux congrès de république. Au sommet, là où, dans l’État bolcheviste, se trouve le congrès central pan-unioniste, se situe le congrès central du parti communiste. Ce congrès central élit les organes exécutifs du parti : le fameux bureau politique, le bureau d’organisation, enfin – retenons ceci – le secrétariat du parti. Le parti est donc constitué, non point comme un État dans l’État, mais comme un État sur l’État, exactement découpé comme une étoffe sur un patron. On voit le but : exercer une surveillance, un contrôle, une dictature, sur l’État lui-même, à chaque degré, à chaque instant. Il faut reconnaître que le système est ingénieux.
Mais est-il efficace ?
Non, pas encore. Ce qui l’empêche, c’est précisément le fait qu’il est identique à l’État bolcheviste lui-même. Il révèle donc le même vice interne. Non seulement il reproduit les mêmes organes, mais il est censé, comme l’État bolcheviste, fonctionner de bas en haut, les cellules communistes primaires, déterminant, en théorie, le fonctionnement de tous les organes supérieurs du parti, jusqu’au congrès central. Le parti communiste se présente donc à nos yeux, comme une oligarchie organisée démocratiquement.
J’ajoute enfin que le parti communiste russe s’intègre dans le parti communiste « mondial », qu’il en est la tête, qu’il dirige la troisième Internationale avec son formidable appareil de propagande. Le Komintern a son siège à Moscou.
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Que suit-il de tout cela ?
Pour que le parti puisse faire fonctionner la machine de l’État, il faut qu’il y ait au-dessus de lui une force qui le fasse fonctionner lui-même. Cette force, ce n’est plus un conseil, mais un homme : le secrétaire du parti, le « tzar rouge » : c’est le nom que la femme de Lénine donnait à son mari.
Nous avons ainsi une série de dictatures concentriques : la dictature de l’État prolétarien sur la Russie, la dictature du parti communiste sur l’État prolétarien, la dictature d’un homme sur le parti.
Il s’agit d’ailleurs d’une nécessité absolue, organique. Cette nécessité est d’abord de l’ordre idéologique :
La raison d’être du bolchevisme, c’est de maintenir intacte et d’appliquer aussi intégralement que possible la doctrine marxiste. Or, la doctrine marxiste est l’apanage, non pas encore des masses, puisqu’il s’agit de les éduquer, même de les contraindre, mais d’une élite, les initiés, les convaincus, les justes et les purs. Cependant, ces purs eux-mêmes, ces justes, ces convaincus, ces initiés risqueraient encore de laisser la doctrine se corrompre, se décomposer en opinions particulières, en hérésies, s’il n’y avait point à leur tête une sorte de pape pour conserver le dépôt de la foi, pour définir le dogme, et décider de ses applications. On le voit, le bolchevisme se dresse comme une contre-Église.
Il y a donc, au Kremlin, un pape rouge. Il n’est pas élu par un concile, par un conclave. Il est désigné par celui auquel il succède. Staline a succédé ainsi à Lénine par désignation, contre Trotsky devenu hérétique et suspect. En réalité, Staline s’est imposé lui-même, autant par ses intrigues que par son énergie, et il a éliminé Trotsky, comme il a éliminé d’autres concurrents, au cours d’âpres luttes internes qui ressemblaient à des révolutions de palais, de sérail.
Mais la dictature finale et suprême d’un homme est encore imposée pratiquement par la complication du système. Car le système est tellement compliqué qu’il faut à son sommet, au point de jonction de l’État bolcheviste et du parti communiste, un homme qui ait des pouvoirs illimités. Au sommet, la dictature est une nécessité. Car l’État soviétique souffre d’une hyperorganisation chronique et congénitale.
Il y a là une leçon pour la société, pour l’État modernes, qui sont, l’une comme l’autre, de plus en plus enchevêtrés, de plus en plus compliqués, tant et si bien que l’autorité finit par se dissoudre à force de se répandre et de s’éparpiller. Le recours à l’homme, le recours au chef arrive ainsi à s’imposer.
Donc, tout le pouvoir, en Russie soviétique, appartient en fait au secrétaire du parti communiste. Staline, l’homme d’acier – surnom que Lénine a donné au Géorgien Joseph Djougachvili – n’a point d’autre titre que ce titre subalterne. Son pouvoir absolu n’est consacré par aucun texte officiel. L’organe qu’il représente n’apparaît nulle part dans les constitutions. Et cependant, la volonté de Staline peut agir hors des constitutions, contre les constitutions même, sans que rien ne l’arrête : de fait, la dernière politique de cet homme consiste à négliger la constitution jusque dans les apparences. Lui-même n’est tenu de consulter personne. Son autocratie est donc bien plus illimitée que celle des tzars. C’est un despotisme en qui revivent les anciens despotismes orientaux : retour à l’Asie. Despotisme voilé, qui ne choque pas : encore une concession à la démocratie apparente, à l’égalitarisme prolétarien. Voilé, mais, comme ce qui est voilé, d’autant plus redoutable.
Cette autocratie rouge a son conseil secret, comme l’on aurait dit en Suisse sous l’ancien régime. C’est le mystérieux bureau politique, le Politburo.
Sous Lénine, le Politburo était formé des confidents les plus intimes du tzar rouge. Durant la maladie de Lénine, il fonctionna comme un conseil de régence. Puis Staline élimina ses collègues, et le bureau politique devint, sous ses ordres, un cabinet dans lequel le dictateur réunit autour de sa personne les chefs des grands départements centraux. Mais le dictateur reste indépendant, absolu ; il nomme, ou destitue, augmente ou diminue à son gré les membres du bureau politique ; il le convoque ou ne le convoque pas, selon son bon plaisir.
Là, dans cette dictature, se découvrent la force et la faiblesse du régime soviétique. Force et faiblesse de toute dictature. Celle-ci ne subsiste, en effet, que par l’autorité, le prestige, le génie de celui qui l’exerce.
La Russie soviétique eut une première chance ; elle eut pour fondateur un homme de génie, car on ne saurait dénier le génie à Lénine. Elle eut une seconde chance : Lénine, qui se connaissait en hommes – sinon, il n’y aurait pas eu un complet génie politique – désigna pour lui succéder un chef doué d’une volonté d’acier, Staline. Staline possède un talent incontestable, mais un talent, et le talent est le degré au-dessous du génie. Or, il est douteux que le bolchevisme russe ait une troisième chance D’autant plus douteux que, si Lénine savait s’entourer d’hommes remarquables, Staline s’applique impitoyablement à éliminer tout concurrent : le conflit avec Trotsky le démontre. Mais Trotsky ne fut point le seul à être éliminé par le Géorgien habile et ambitieux : les trois quarts des anciens bolchevistes, les « vieux de la vieille », l’ont été comme lui. Lorsqu’à son tour Staline disparaîtra, le problème de sa succession sera bien difficile à résoudre. Et le régime risque de succomber aux divisions internes, aux intrigues des concurrents.
IV
Nous avons défini le bolchevisme : la jonction, le mariage de l’idéologie marxiste et du tempérament russe. Donc, après avoir exposé l’idéologie, et quel système cette idéologie a mis au monde, il nous reste à parler du tempérament, afin de montrer quelle action, quelles déformations il a exercées sur l’idéologie, et comment il l’a « russifiée ».
Sans doute, l’idéologie semble avoir une portée universelle ; sans doute, l’État bolcheviste se présente, en théorie, comme un État international, le commencement, l’amorce de la « République soviétique, socialiste, mondiale ». Mais, en pratique, le régime bolcheviste est un régime russe. Nous sommes donc en présence de deux éléments : un élément international, marxiste, d’origine et d’esprit judéo-germanique, et un élément national. Il y a possibilité de désintégration : le conflit Trotsky-Staline l’a bien révélé. Car ce que Trotsky reproche à Staline, c’est de sacrifier à l’élément russe, l’élément international, marxiste. Ainsi, le bolchevisme pourrait évoluer vers une sorte de national-socialisme. Ce qui nous intéresse, c’est en quoi, de quelle manière le bolchevisme est un phénomène russe.
La question est d’importance. Le moteur de toute révolution est toujours un génie national. Pour qu’une révolution ait une portée universelle, il faut que ce génie national se révèle lui-même capable d’universalité. Il est indéniable que le génie français, héritier du génie latin, possède cette universalité : d’où l’influence universelle exercée par la révolution française, et la preuve en est dans la révolution russe elle-même. Celle-ci exercera-t-elle une influence universelle aussi profonde ? Il peut sembler que non, car le génie russe est difficilement communicable aux autres peuples, surtout aux peuples européens ; la civilisation qu’il a développée, reste, dans son originalité, son charme complexe, une civilisation purement russe, à laquelle les caractères universels font encore défaut. La Russie, située à l’écart, entre l’Europe et l’Asie, est entrée très tard dans la vie européenne, à laquelle elle ne s’est jamais complètement assimilée. Elle est un monde à part, un monde mystérieux que nous avons beaucoup de peine à pénétrer. Ce ne sont point là des conditions favorables à l’action universelle de la révolution russe. L’action universelle de cette dernière s’exerce donc par l’intermédiaire du marxisme et de l’esprit juif.
Mais il faut nous expliquer mieux :
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Le peuple russe a subi l’Europe et il a subi l’Asie, successivement, au cours de son histoire, comme on subit des dominations, des influences, comme une terre subit le flux et le reflux d’inondations successives. L’immense étendue des plaines russes, au travers desquelles l’Oural ne représente pas un obstacle naturel assez fort pour contenir ou pour endiguer les invasions, et leur situation septentrionale, au nord-est de l’Europe et au nord de l’Asie, tout en faisant de la Russie un passage sans cesse ouvert, ne lui ont permis que très tardivement de se civiliser. La Russie est à l’écart de l’Europe, mais elle est tout autant à l’écart de l’Asie. Les grandes lignes de trafic entre la civilisation européenne et la civilisation asiatique, ne la traversent point. Une seule l’effleurait au sud, et encore : c’était, au moyen âge, la route de la soie qui partait de l’Asie centrale pour aboutir à la nier Noire. Le contact de l’Europe avec l’Orient, avec les Arabes, avec la Perse, avec les Indes, avec la Chine, avec le Japon, c’est-à-dire avec les grandes cultures asiatiques, s’établissaient par Byzance, par les ports de l’Asie mineure et de la Syrie, la mer Rouge et l’océan Indien, l’Espagne. L’Asie que les Russes connaissaient, n’était que celle des peuples nomades et barbares, l’Asie des Huns, des Mongols et des Tartares, non point l’Asie monumentale et raffinée. Pour que des échanges s’établissent entre l’Europe et l’Asie par l’intermédiaire de plaines russes, il faut attendre l’époque tout à fait moderne, celle du transsibérien.
La Russie a subi l’Europe comme elle a subi l’Asie. Elle a connu la domination tartare, et Pierre le Grand lui a imposé la civilisation européenne. De là deux caractères : une grande capacité d’endurer, et même de souffrir ; une conscience très profonde, non pas tant nationale – ce qui serait européen – que religieuse, mystique, de son existence et de sa mission. Les peuples qui ont eu longtemps à porter sur leurs épaules le poids des dominations étrangères, se confinent dans une résistance passive où l’esprit de résignation, d’obéissance, et l’esprit de révolte, même d’anarchie, opèrent lentement leur synthèse.
Et nous avons une deuxième constante : l’attachement à la terre. De tels peuples s’attachent d’autant plus fortement à la terre qu’elle est, en effet, leur unique moyen de résistance, leur dernière raison de vivre. Le Russe est, avant tout, un paysan. Il aura donc, comme tout paysan, le sens, le goût, le besoin de la propriété. Mais ce sens, ce goût, ce besoin prendront deux formes particulières. D’abord, une forme collective : trop faible pour se défendre individuellement, le paysan russe cherche à se défendre collectivement ; les institutions dont il se dotera, ou plutôt qui lui seront imposées par la nature, ou par la force des tzars, seront des institutions communautaires. Ajoutez-y que le Russe est déjà trop asiatique pour avoir la même conscience individuelle que l’Européen, pour attribuer le même prix que l’Européen y attribue, à son existence personnelle, à la vie humaine, aux choses, et vous comprendrez que ce peuple était mieux prédisposé qu’aucun autre au régime communiste.
Cependant, il est une seconde forme à ce besoin de la terre. Immenses plaines russes. Pas de limites, et toujours les mêmes paysages. Pas de limites, et presque point d’obstacles. Des terres fertiles, de plus en plus fertiles, à mesure qu’on avance vers le sud et vers l’ouest. Des hivers interminables et rudes, déjà des nuits polaires. Puis des printemps brusques, des étés brefs et chauds, une vie exubérante, un afflux de sève et d’énergie naturelles. D’où une perpétuelle nostalgie, le besoin de sortir, d’aller, de voyager, de guerroyer, de conquérir, de s’étendre, le besoin de rassembler la terre.
Et voici encore un autre trait : le mysticisme, le rêve. Les peuples qui se sont trouvés dans les conditions où la nature et l’histoire ont, durant tant de siècles, plongé le peuple russe, en arrivent nécessairement à compenser leur servitude politique et, sociale par une grande activité intérieure, spirituelle. Ce sont des peuples contemplatifs, des peuples mystiques, d’abord parce que la religion est, pour eux, dans l’ordre de l’esprit, la même force suprême et le même suprême refuge que la terre dans l’ordre physique ; ensuite, parce que les conditions naturelles dans lesquelles ils se trouvent, les porteront à se faire une conception religieuse de la nature, mais aussi de leur propre race, de leur propre nationalité. Le christianisme russe deviendra très vite messianique, en même temps qu’il sera tout pénétré de tendances panthéistes. De là cette idée que la Russie est sainte, qu’elle a pour mission de souffrir et de se faire crucifier, afin de se sauver elle-même et de sauver les autres peuples. De là ce rêve millénariste qu’après bien des siècles d’expériences, d’épreuves et de souffrances, la Russie et, à son exemple, à sa suite, le monde, parviendront enfin à un état de perfection et de bonheur. Déchristianisez maintenant ce sentiment religieux, ce mysticisme, ce messianisme ; transposez-les dans une autre doctrine, même la plus matérialiste, et vous aurez la contre-Église, la religion bolcheviste. Dès que le Russe reçoit du dehors une conception politique et sociale, un système philosophique, ou même simplement économique, il les transforme instantanément en religion, il leur attribue une valeur absolue – car, si ce Russe a l’esprit de discussion, jusqu’à la subtilité, il n’a pas l’esprit critique – et tout de suite, autour de cette conception, de ce système, il organise la propagande.
Ici, nous découvrons un autre trait de l’esprit russe, qui est antinomique et contrasté : son utilitarisme. Mis en présence de l’art, de la philosophie, de la science, de l’histoire, de toutes les disciplines désintéressées, la première réaction du Russe est de se demander : à quoi cela sert-il ? « Le Russe », dit M. Fernand Grenard dans son ouvrage, tout récent, sur la révolution de 1917, « étudie la théorie pour l’usage à en faire, il s’attache étroitement à la réalité, croit à ce qui se démontre, se voit, se pèse et se compte, d’où son amour de la statistique : il foisonne en chiffres, un pourcentage à plusieurs décimales lui donne un sentiment de satisfaction et de certitude. » D’où l’usage que la propagande bolcheviste fait des chiffres et des statistiques. L’utilitarisme se combine d’ailleurs aisément avec l’idéalisme, la matière avec l’esprit ; en cela encore, je crois retrouver un caractère paysan, et de paysan misérable, qui cherche le mieux-être et les instruments de ce mieux-être, les instruments de production. On en arrive vite à considérer la nature comme un vaste amas de matière exploitable, le monde comme un laboratoire. L’attitude sera celle du « réaliste penseur ». On n’aura nul instinct de conservation ; au contraire. « Débarrassons-nous des chaînes sociales et familiales, jetons au vent les conventions et les autorités traditionnelles. Que subsiste seulement ce qui ne tombera pas en poudre sous le coup de forces jeunes ! Ce qui n’y résistera pas et volera en éclats, ne mérite pas d’exister ! » Le Russe n’a guère le sens du passé, il n’aime pas une histoire qu’il a subie et qu’on lui a faite. Cet état d’esprit est dans la « ligne générale » du bolchevisme, qui sait admirablement le promouvoir et l’exploiter.
Ce peuple sans expérience historique, dont la culture est toute d’importation et d’imitation, et qui, selon l’expression de Pierre Tchaadaïeff, a grandi sans mûrir, se sent dans un état d’infériorité à l’égard de la civilisation européenne. Il l’importe chez lui, et l’imite ; il la reconnaît supérieure, mais il en est jaloux et il ne l’aime pas. Il n’aime pas ce culte de la personne humaine qui est le propre du génie européen ; il n’aime pas cette conception organique de la société, ni cet art monumental, lui qui ne possède point la pierre. L’humanisme, la Renaissance l’impatientent. Il se venge en déclarant que tout cela ne sert à rien, et qu’un cordonnier est supérieur à Raphaël, puisque ce cordonnier produit l’utile. Ruiner la civilisation européenne, la dépasser en faisant plus grand qu’elle, et autre chose, contre elle, c’est son désir secret, et le plan quinquennal l’exprime. On empruntera donc à l’Europe ce qui peut servir et produire, ce qui permettra d’affirmer à la fois l’indépendance et la puissance russes, et de refaire, à l’image russe, l’humanité.
Jamais, et ce fut une sorte de fatalité, les rapports entre la Russie et l’Europe ne se sont établis dans des conditions normales et saines : j’entends du point de vue intellectuel et religieux. Au Xe siècle, la Russie se christianise, mais elle reçoit son christianisme de Byzance. Or, ce christianisme est d’abord exclusivement grec ; il en résultera ce fait que la Russie ne prendra jamais contact avec l’Europe latine et, par conséquent, avec la civilisation européenne dans ce que celle-ci offre de plus solide, organique et raisonnable. D’autre part, ce christianisme byzantin est, non seulement hérétique en face du catholicisme européen, mais, au moment où la Russie le reçoit, en pleine décadence. Cette décadence se manifeste par l’abus des discussions et des subtilités théologiques, par un ritualisme formaliste, un esprit hiératique jusqu’à l’immobilité, enfin, par son caractère asocial. Isolé alors de l’Europe chrétienne, le christianisme byzantin en isole encore plus la Russie, et rend ainsi la religion russe extrêmement accessible aux influences panthéistiques, venues d’Asie. On a relevé maintes fois la parenté qui se révèle entre le mysticisme russe et le mysticisme bouddhique, l’absence de tout élément rationnel dans l’orthodoxie, sa tendance à se perdre dans une sorte de nihilisme religieux qui pourra devenir très vite un nihilisme révolutionnaire. L’Église russe a duré plus qu’elle n’a vécu. Elle est restée complètement à l’écart du grand courant de pensée qui, des Pères latins jusqu’à la veille de la Renaissance, a traversé toute la chrétienté au moyen âge. Comment d’ailleurs en aurait-il pu être autrement ? Nous ne reprochons rien à l’Église russe, qui est animée de tant de foi, qui possède une liturgie admirable, et dont le potentiel mystique, la puissance apostolique forment une réserve immense de vie chrétienne. Elle eut, elle vient d’avoir, elle a encore tant de martyrs ! Force nous est cependant de constater qu’une véritable éducation, une véritable culture, dans le sens où nous l’entendons lorsque nous parlons d’éducation on de culture catholiques, a toujours manqué au christianisme russe.
L’évolution de la Russie vers l’Europe, au temps des princes qui régnaient à Kiev, la rapprochait normalement de celle-ci. Mais l’intervention des nomades asiatiques, la coupa de l’Europe, la rejeta vers le Nord-Est, à Vladimir, puis à Moscou. Il faut attendre Pierre le Grand et le XVIIIe siècle, pour que la Russie reprenne un véritable contact avec l’Europe. Mais ce contact est bien tardif. Pas plus qu’elle n’a connu la grande civilisation du XIIIe siècle, le vrai moyen âge, la Russie n’aura connu la Renaissance, ni le classicisme. Lorsqu’elle rejoindra la civilisation européenne, elle aura un retard de mille ans, et ne possédera en soi-même aucun élément suffisant pour le compenser.
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Le régime tsariste avait fait la Russie, il ne faudrait peut-être pas l’oublier ; il avait su l’organiser administrativement. Mais il n’avait su l’organiser, ni du point de vue social, ni du point de vue politique. Il en était demeuré au despotisme oriental qu’il avait hérité des Khans mongols dont les princes de Moscou étaient, au début, les vassaux et les collecteurs d’impôts. Le despotisme oriental ne supporte, au-dessous de lui, que la multitude amorphe. Il se place lui-même si haut que tout lui apparaît comme une plaine où l’on ne distingue plus la colline de la taupinière, le noble du paysan. Dépourvue de droit d’aînesse, la noblesse russe n’était pas enracinée, elle avait le caractère d’un « fonctionnariat ». L’Église, dont il est faux de dire, comme on le pense généralement, que le tzar était le pape, demeurait, en pratique, sous la dépendance de celui-ci. Le paysan n’était qu’un serf mal affranchi, mécontent, réduit à des institutions communautaires qui ne satisfaisaient point son besoin grandissant de propriété. La bourgeoisie, de date récente, manquait de toutes les traditions qui faisaient et font encore la force des bourgeoisies européennes. L’ouvrier, une minorité, restait un paysan déclassé, c’est-à-dire, un prolétaire encore sans « conscience de classe ». La société russe était sans « ordres ». L’État, dépourvu d’organes politiques, se réduisait aux bureaucrates, à l’armée et à la police. L’État, enfin, n’avait pas d’assises dans le réel russe. Il se trouvait, dit M. Grenard, « plaqué en surface ». Il n’arriva donc jamais à s’identifier avec la nation, à entrer dans sa structure. Au contraire, il se mit en perpétuel antagonisme avec elle. Il finit par succomber dans cette lutte, qui fut longue. Le bolchevisme, qui a chaussé les bottes de l’autocratie, se voit aujourd’hui pris dans le même antagonisme, encore latent, sporadique, mais qui finira, lui aussi, par l’écraser.
L’autocratie avait habitué le peuple russe à la servitude, aux changements brusques, imposés par la violence, à la non-propriété. Ivan le Terrible, qui, le premier, prit le titre de tzar en 1547, institua l’Opritchnina, ancêtre de la Tchéka et du Guépéou. Il supprima « la propriété permanente du sol, la transforma en propriété précaire et révocable, concédée par le souverain à charge pour le bénéficiaire de servir l’État ; désormais, les boyards ne furent plus que des fonctionnaires ». Pierre le Grand rendit européenne la Russie par la contrainte, à coups de trique. Il abolit le patriarcat et troubla gravement la vie religieuse du pays. Il appliqua une sorte de plan quinquennal pour introduire dans son empire des formes plus modernes de vie économique, transportant de force des villages entiers dans des manufactures ou des ateliers de construction. Il inaugura le régime bureaucratique. La cour elle-même fut intégrée dans l’administration. L’État, régnant sur tout et sur tous, dominant tout, surveillant tout, disposant de tout, défaisant le lendemain ce qu’il avait fait la veille, se condamna lui-même à tous les inconvénients de l’étatisme. Le peuple n’en reçut, ni le respect de la loi, ni la sécurité des personnes et des biens, ni le droit d’être représenté. Il ne fut jamais appelé à collaborer avec l’État. Il se confina dans la résistance passive, qui comprima en lui les énergies et la volonté. Il s’habitua donc à considérer l’État comme un mal. « Il en résulta, je cite encore M. Grenard, que le tzar régnait dans un vide immense que lui seul devait remplir. »
La société russe était donc instable, prise entre le tzar, sa bureaucratie, sa police, son armée, d’une part, et, de l’autre, la masse immense et toujours menaçante, même lorsqu’elle ne bougeait pas et se taisait, du peuple paysan. Le clergé, la noblesse, la bourgeoisie, lorsqu’elle se forma, les intellectuels enfin, se trouvèrent socialement isolés. Et le tzar lui-même se trouva isolé. Si la révolution fut lente à se préparer, lente à éclater, c’est à cause de la difficulté que l’aristocratie libérale et l’« intelligence » éprouvèrent à prendre contact avec le peuple. Si les réformes entreprises par des tzars intelligents et des ministres clairvoyants, n’aboutirent point, ou allèrent à fins contraires, comme la suppression du servage, ce fut encore à cause de la même difficulté. Si l’établissement d’un régime constitutionnel et, plus tard, en 1917, celui de la démocratie avortèrent, ce fut toujours pour la même raison : les échecs successifs d’un Lvof ou d’un Kerensky le démontrent. Le bolchevisme sembla, au début, avoir mieux réussi ; mais aujourd’hui la difficulté reparaît, et l’antagonisme recommence entre l’autocratie et la masse noire. Autocratie, anarchie, c’est le dilemme russe.
De ce qui précède, il ne faudrait point conclure que l’autocratie n’eût rien fait pour la Russie, pour le peuple : au contraire. De Pierre le Grand à Nicolas Il, la courbe du développement, malgré des chutes momentanées, est tout de même ascendante. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’instruction publique se répand, l’industrie prend son essor, le commerce extérieur augmente ; des entreprises de tous genres naissent partout, et fleurissent ; la colonisation de la Sibérie ouvre aux paysans en appétit de propriété privée ses espaces immenses. À la veille de la guerre, l’élan est depuis longtemps donné. Il fait bon vivre en Russie, car la vie y est facile, et l’on est parfaitement libre, à la condition de ne pas se mêler de politique. Le peuple russe, qui a des ressources d’énergies égales à ses ressources matérielles, est sorti de sa passivité ; il se modernise, et la Russie devient une puissance européenne, non seulement militaire et politique, mais aussi économique et intellectuelle. L’œuvre de Pierre le Grand s’achève. Et ici, il est juste de rendre justice à Nicolas II, ce martyr. Nicolas II commit des erreurs, mais on les lui a surtout fait commettre. Nul ne fut plus trahi que lui. Nul n’a plus aimé son peuple, n’eut autant conscience de ses devoirs, et de la situation. Nul ne fut plus loyal.
Mais, par la force des choses, la révolution se prépare. Nous avons assez de perspective pour affirmer qu’avec le tzar Pierre elle a commencé. L’erreur de ceux qui lui succédèrent, fut de n’avoir pas su l’achever eux-mêmes, en dotant la Russie d’institutions politiques et sociales, en ouvrant mieux et plus tôt, d’une façon plus lente et régulière, l’accession de la propriété privée aux paysans, en répandant l’instruction par degré, d’une manière pratique, en réformant le clergé, en appelant peu à peu la nation à collaborer avec l’État, en lui donnant un statut et une loi, en appliquant aux peuples allogènes un système fédéraliste qui les eût assimilés sans les russifier. Le progrès matériel est évident, mais le progrès moral ne marcha point à la même allure. Lorsque le dynamisme de la vie moderne se heurta au statisme de l’autocratie, celle-ci résista longtemps, mais finit par céder à la poussée.
Pierre le Grand avait établi les conditions préalables. Il avait brusqué, désorienté le peuple russe, il l’avait sorti de ses traditions, sans réussir à lui ôter l’esprit de ses traditions. Il avait porté atteinte à l’Église russe en la décapitant, et il avait provoqué un trouble religieux qui ne s’apaisera jamais. Là est le point de départ. Les premiers symptômes de non-conformisme, d’opposition au pouvoir, de fermentation révolutionnaire, se manifestent sur le plan religieux : les Vieux Croyants, dès 1644. Les révolutions, presque toujours, ont une lointaine origine de réaction traditionnelle et conservatrice, contre un pouvoir trop fort et qui veut aller trop vite. Cette réaction devient révolution, dès qu’elle rencontre les idées. Or, dès la fin du XVIIIe siècle, la réaction russe rencontre les idées de la révolution française. Le précurseur est un grand seigneur, Radichtchev, qui publie en 1790 son Voyage de Pétersbourg à Moscou ; il y vante la liberté française et préconise le fédéralisme. Catherine le relégua en Sibérie.
Le premier anneau de la révolution russe se noue ainsi à la chaîne de la révolution française. Comme en France, les idées modernes, libérales, se répandirent dans la noblesse. Désormais, il n’y aura plus qu’à suivre les étapes : les velléités libérales et constitutionnelles d’Alexandre Ier, qui se disait volontiers républicain ; l’insurrection militaire, à tendances jacobines, de 1825 ; la littérature et la poésie romantique, libérale, humanitaire, sous le règne de l’antilibéral Nicolas Ier ; le panslavisme et le fédéralisme, formes russes du réveil des nationalités, l’effort de nouer les réformes aux traditions populaires ; les sociétés secrètes, l’influence de la philosophie allemande et du socialisme français ; les révolutionnaires, style 1848 ; en 1862, l’Appel à la jeune Russie où le programme bolcheviste est en germe ; les premières tentatives de prendre contact avec le peuple, alors qu’auparavant, si l’on voulait tout faire pour lui, l’on savait bien que l’on ne pouvait encore rien faire par lui ; la société secrète « Terre et Liberté » ; la détente sous Alexandre II, les premières réunions des zemstvos ; puis, le développement des idées révolutionnaires dans les nouvelles couches sociales, les gens d’affaires, les petits bourgeois, les étudiants ; la propagande dans les campagnes ; en 1876, la seconde association, unificatrice des oppositions révolutionnaires, « Terre et liberté » ; l’apparition du terrorisme et du nihilisme, les socialistes-démocrates et les socialistes-révolutionnaires, le groupe de la « Volonté du peuple », la libérale « Ligue des éléments d’opposition » ; l’acquittement, par le jury, de Véra Zassoulitch, qui avait tué le chef de la police, général Trépov ; l’assassinat, en 1881, d’Alexandre II, l’impitoyable réaction d’Alexandre III ; l’influence de Marx ; l’organisation à Pétersbourg, en 1895, de la « Ligue de combat pour l’émancipation de la classe ouvrière », et l’entrée en scène de Lénine ; le congrès socialiste tenu secrètement à Minsk en 1898, la fondation du « parti ouvrier social-démocrate de Russie » ; le célèbre congrès de Londres en 1903, où Lénine précise son attitude, la séparation du parti socialiste en mencheviks et bolcheviks, minimalistes et maximalistes. Et nous en passons.
La révolution éclate en Russie en 1905, à la suite de la guerre russo-japonaise. C’est le premier acte, le 1789 de la Russie. Il s’en fallut de peu que l’insurrection ne triomphât. Elle fut sanglante, et la répression encore plus. Première Douma, mais aussi premier soviet des députés ouvriers à Saint-Pétersbourg. Malgré l’échec de la représentation parlementaire et la réaction qui suivit, la révolution ne s’arrêtera plus. La guerre de 1914 lui fournira l’occasion de reprendre et de triompher.
En huit mois, de mars à novembre 1917, la Russie, brûlant les étapes, passa de la révolution bourgeoise, libérale, démocratique à la révolution socialiste, et de la révolution socialiste à la révolution communiste : de Lvof à Kerensky, de Kerensky à Lénine. De ces révolutions, les deux premières commirent trois fautes. D’abord, de détruire le seul principe d’autorité qui tînt ensemble la masse complexe de la Russie : la monarchie ; l’abdication de Nicolas II s’imposait, mais elle suffisait. La seconde, de vouloir placer la Russie au niveau de l’Europe, de la transformer brusquement en un État démocratique, sur le modèle de la France et de la Grande-Bretagne. Erreur idéologique, dénotant une méconnaissance de l’esprit russe, un manque total de contact avec le peuple. Mais plus encore erreur pratique : c’était une gageure, une aberration, de la part du gouvernement provisoire, que de vouloir opérer une transformation radicale de la Russie, tout en continuant la guerre contre les empires centraux. Le gouvernement provisoire était hanté par la révolution française : Kerensky s’est cru un Danton capable, par son éloquence enflammée et intarissable, d’enflammer à son tour les armées russes d’une nouvelle ardeur. Mais les armées russes, c’est-à-dire les paysans russes, restaient indifférents à cette éloquence jacobine, à cette phraséologie où les grands mots de droit, de démocratie, de justice, de fidélité aux alliances, revenaient sans cesse. La masse du peuple russe désirait avant tout la fin de la guerre, le retour dans ses foyers, le partage des terres, n’éprouvait aucune haine pour les Allemands et les Autrichiens, mais aucune sympathie spéciale pour les Alliés. La dissolution des armées russes – masse de quatorze millions d’hommes – s’opéra donc, et ce fut l’anarchie spontanée dont parle Taine, d’autant plus irrésistible que le Russe la porte dans son instinct, comme le second terme du dilemme, dont le premier est l’autocratie. Et voilà l’erreur dernière : le manque de contact avec le peuple russe.
Les responsables de la révolution sont, en premier lieu, la noblesse, frondeuse, optimiste, croyant tout savoir ; en second lieu, les politiciens ; en troisième, les intellectuels. Mais le peuple voulait des réformes : il ne voulait pas la révolution.
Celle-ci fut donc une anarchie tragique et ridicule. Nous avons maintenant assez de recul pour reconnaître que Lénine et le parti bolcheviste eurent le génie et l’énergie nécessaires pour mettre fin à cette anarchie. Ils commencèrent par la favoriser, la précipiter, afin d’anéantir complètement ce qui demeurait de l’ordre ancien, et d’anéantir en même temps ce que l’ordre nouveau avait su – par un extraordinaire effort, reconnaissons-le – mettre sur pied. Mais, après avoir déchaîné les instincts des masses, ils les captèrent et les dominèrent. La paix, la possession de la terre, l’affranchissement des allogènes une fois proclamés, la masse russe, soulevée, retomba sur elle-même, dans un état de neutralité sympathique à l’égard de la révolution bolcheviste. Cette neutralité sympathique permit aux bolchevistes d’appliquer méthodiquement, et par la terreur, leur système. Ici, nous retrouvons une ressemblance et une continuité avec la révolution française : elle aussi s’était assuré la neutralité bienveillante de la masse paysanne, en abolissant les privilèges et en lui livrant la terre.
Le succès de Lénine et des bolchevistes fut un triomphe de l’audace et de la méthode. Avec de l’audace et de la méthode, une toute petite minorité peut révolutionner et dominer un grand pays, mais à deux conditions s’emparer des centres vitaux, donner satisfaction aux besoins immédiats et aux instincts fondamentaux des masses. Or, ces besoins immédiats et ces instincts fondamentaux tendent toujours à la propriété, et le communisme abolissait la propriété. Mais, si l’on peut, à la rigueur, abolir la propriété industrielle, financière, la propriété de luxe, on ne peut abolir la propriété terrienne, la propriété paysanne, car elle répond au besoin élémentaire de l’être humain. Elle est un droit antérieur à la société, sur lequel toute société s’est construite, et que l’on retrouve au fond de toute forme de propriété.
Nous touchons ici du doigt le vice interne du régime bolcheviste, le vice par lequel, rapidement ou lentement, il finira par périr. C’était un paradoxe que de vouloir établir le communisme dans une nation en grande majorité paysanne Paradoxe obligé : il s’agissait d’appliquer la doctrine marxiste. Mais la doctrine marxiste porte la marque prolétarienne, non pas la marque paysanne Ce qui hantait la vision de Marx et de ses successeurs, c’était le spectacle de la grande industrie : ils voyaient des masses ouvrières, non des masses paysannes. Lénine était trop réaliste pour ne point avoir conscience de ce paradoxe. Aussi laissa-t-il subsister le plus longtemps possible le malentendu. Ce qui consistait, tout en proclamant l’abolition de la propriété, de céder en fait la terre aux paysans. On déclarait bien qu’en droit – le droit bolcheviste – la terre était socialisée : on en abandonnait momentanément aux paysans l’usufruit. Ce fut la politique prudente de Lénine, lorsqu’il eut été démontré tout de suite que le communisme agraire, s’il était appliqué intégralement, risquait de compromettre la révolution.
Mais, ce communisme agraire, la doctrine exigeait impérieusement qu’on l’appliquât. Il n’y avait pour cela que deux moyens : constituer un pouvoir absolu, irrésistible ; industrialiser la Russie. Mais constituer un pouvoir absolu, cela signifiait, par la force des choses, revenir aux traditions, à l’organisation, aux moyens de l’absolutisme russe, revenir au tsarisme. Revenir au tsarisme, c’est d’abord mettre à la tête de l’empire un homme avec le pouvoir absolu. C’est ensuite reconstituer une armée, et nous avons l’armée rouge, l’armée rouge à laquelle tout est ramené, sacrifié. C’est reconstituer une bureaucratie, puisque la bureaucratie fut, depuis Pierre-le-Grand – pour ne point remonter jusqu’à la domination tartare – l’armature de la Russie. C’est encore reformer une police : à l’Okhrana des tzars se substituèrent la Tcheka, puis le Guépéou. C’est, de plus et plus haut, capter le sentiment religieux des Russes et le transfuser dans la doctrine marxiste, devenue ainsi religion nationale. C’est reprendre une politique d’expansion en Europe et en Asie, mais sous la forme de la propagande communiste. C’est enfin éloigner la Russie de l’Europe, la ramener de plus en plus sur elle-même, en aggravant les moyens employés pour cela par les tzars : fausses nouvelles, censure sur les publications venues d’Europe, empêchements de toute sorte mis à la sortie des Russes de Russie, filtrage des Européens désireux de pénétrer en Russie, espionnage, tracasseries, persécutions. En même temps qu’on isolait ainsi la Russie de l’Europe, on s’efforçait de cultiver ses affinités avec l’Asie, mais on empruntait à l’Europe son outillage, sa technique, ses moyens.
Ces analogies avec le tsarisme ne sont qu’apparentes. Les deux régimes diffèrent d’une manière si absolue, qu’en réalité il n’est entre eux aucun rapprochement possible. Si donc il y a des ressemblances, elles tiennent à ce fait que l’un et l’autre ont dû s’appliquer à la masse russe, user des mêmes procédés.
En définitive, la révolution russe est l’aboutissement de la révolution commencée en France au XVIIIe siècle, et son point d’éclatement, au bas de la pente, là où se trouvent la masse russe, l’esprit russe, avec ses modes, ses constantes. Et, par cet esprit, dans cette masse, la révolution s’absorbe, lentement. Une discrimination s’opère entre ce que la révolution offre d’assimilable pour la Russie, et ce qu’elle contient d’inassimilable, d’étranger.
V
Ce lent et douloureux processus, nous le voyons s’opérer dans la vie économique, précisément au bas de la pente, au point de chute et d’éclatement. La loi du primum vivere s’impose ici aux théoriciens du philosophari marxiste.
Le communisme n’a point réussi à détruire les classes. Il n’a détruit que les élites, cette élite russe qui représentait au plus deux millions de personnes sur environ cent-soixante millions de population totale.
Ceci fait, il a laissé en présence deux classes très nettement séparées : les ouvriers des villes, le prolétariat proprement dit, et les masses paysannes.
Le prolétariat est la classe privilégiée, sur laquelle s’appuie le régime. Le jour où il ne pourra plus s’appuyer sur elle, il tombera. Il le sait. Il la favorise de toutes les manières. Politiquement, il s’arrange pour donner aux ouvriers la prépondérance sur les paysans dans tous les soviets et tous les comités exécutifs Militairement, il s’arrange pour que l’armée se recrute de plus en plus parmi les ouvriers, et que le corps d’officiers soit composé d’ouvriers. Démographiquement, il s’efforce d’augmenter le nombre de la population ouvrière et de réduire peu à peu la masse paysanne, et il y réussit ; la population urbaine, qui était de vingt-deux millions en 1914, atteint les trente-trois aujourd’hui. Enfin, le régime éduque les ouvriers, leur donne toutes les possibilités de s’instruire, de se divertir, excite en eux l’émulation, l’orgueil, l’espérance, les fait vivre dans un communisme surveillé, qui rappelle la discipline des collèges jésuites. Il cherche à tirer des ouvriers une élite nouvelle.
Quant à la masse paysanne, elle n’a qu’un rôle : ravitailler les villes, faire vivre les ouvriers et le régime. Ses rapports avec le régime, les ouvriers, les villes, ne sont guère que des rapports d’approvisionnement. Au début, Lénine avait satisfait au besoin primordial des paysans, en leur livrant d’un coup vingt-cinq millions d’hectares. La distribution s’opéra de la manière la plus simple, primitive : le partage égal. Mais ce système fit baisser la production agricole. Ajoutez-y les réquisitions, et les campagnes retombèrent à l’économie naturelle. Survint l’effroyable famine de 1921 : six millions de victimes. Il fallut aviser : on rétablit partiellement la liberté de commerce, le fermage, l’emploi du salariat. Ce fut l’ère de la Nep. Aussitôt, la production remonta, mais ses effets sociaux effrayèrent les communistes : il se formait dans les campagnes une classe de paysans aisés, les Koulaks, et, par contrecoup, dans les villes, un embryon de bourgeoisie nouvelle, les Nepmen. Mais, comme l’État demeurait le maître du marché, qu’il vendait à très haut prix, achetait à très bas prix, il ne devait point tarder à entrer en conflit avec les paysans. Ceux-ci réduisirent leurs ensemencements, et des troubles éclatèrent. Alors, en janvier 1930, le gouvernement répondit en socialisant la terre, en établissant le système des Kolkhoz, des exploitations collectives, sous la direction de l’État, en dépouillant, déportant, massacrant les Koulaks. Ce fut la destruction de la classe paysanne, l’aboutissement logique et suprême de la révolution communiste. Désormais, l’État est le seul propriétaire de l’industrie, du commerce, de l’argent, des terres, des choses, le seul maître de la production. C’est l’étatisme absolu, mais ce n’est pas le communisme absolu, puisque le communisme absolu suppose la disparition de l’État, C’est l’étape étatiste qui doit, en théorie, aboutir au communisme.
Encore faut-il que l’État règle la production. De là le plan quinquennal de 1928-1933, et celui de 1933-1937
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Soigneusement préparé dès 1926, œuvre de tout ce que la Russie renferme encore de compétences, étendu à tous les domaines de l’activité individuelle et collective, y compris ! a pensée, la philosophie, y compris les sports et les jeux, comme les échecs – est-ce un symbole ? – le plan quinquennal est une entreprise grandiose.
Je vais tenter d’en dégager la signification, les buts.
Le plan quinquennal est un effort pour sortir la Russie soviétique de la misère. Deux voies s’ouvraient : satisfaction aux besoins les plus urgents, fabrication d’objets dont l’usage est courant et de première nécessité, industries de consommation ; ou bien équipement de la Russie, son armement industriel par le moyen de l’industrie lourde. Le gouvernement a choisi cette seconde voie. Elle est, il le sait bien, la plus longue et la plus difficile. Le peuple, avant que le but soit atteint, aura sans doute à souffrir encore, et même davantage Mais la Russie parviendra plus vite à se débarrasser de l’étranger, à lui faire concurrence, à conquérir l’indépendance économique d’abord, le monde ensuite.
Car il est dans le plan quinquennal un changement de tactique. Le bolchevisme s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus espérer de conquérir le monde par la seule force de l’idéologie marxiste, même servi par une propagande admirablement organisée. Il s’est rendu compte qu’il était encore trop faible pour conquérir l’Europe par la force des armes. Il ne lui reste donc qu’un moyen, essentiellement marxiste : la force économique. La force économique, c’est la production. Sous ce rapport, les ressources de la Russie sont illimitées. De là est venue l’idée de s’en servir pour abattre économiquement l’Europe, pour l’inonder de produits à des prix aussi bas que possible, défiant, suivant la formule, toute concurrence.
Le moment est d’ailleurs bien choisi. L’Europe, le monde est en proie à une crise économique qui l’affaiblit. Les États n’arrivent point à s’entendre pour y mettre fin. Bien plus, ils se combattent par leur politique protectionniste. Il y a surproduction, sous-consommation, et cependant, la vie reste trop chère. Les bolchevistes espèrent qu’un coup de pied dans cette vieille machine détraquée, la jettera définitivement par terre. Ainsi, le plan quinquennal est une arme de guerre, et de fait, l’Europe est en pleine guerre économique avec la Russie. Il est fâcheux qu’elle ne veuille pas s’en apercevoir.
Le but du plan quinquennal est donc de transformer la Russie en une puissance économique assez formidable pour qu’aucune autre, pas même les États-Unis, ne puisse lui résister. Il faut arriver, dans un temps déterminé, à produire dans tous les domaines plus que toutes les autres nations, et à meilleur marché. On oblige donc ouvriers et paysans à produire par la contrainte et par l’enthousiasme réunis. Il importe peu que les Russes soient malheureux ; il faut même qu’ils le soient pour qu’ils aspirent à sortir du malheur par le travail. On aura soin seulement qu’ils ne deviennent point désespérés, parce qu’alors ils se risqueraient à ne plus travailler, à se révolter même. D’autre part, on se servira du fanatisme communiste, on se servira du messianisme pour stimuler leur zèle, leur ardeur, et tout un système d’éducation, de propagande, de « bourrage », s’y emploie.
Il est certain que le moteur du plan quinquennal est un grand idéalisme, je dirais un idéalisme matérialiste, si ces deux termes ne juraient point d’être accouplés, mais il faut constamment les accoupler quand il s’agit du Russe, du bolchevisme. C’est un rêve de haine : la destruction de l’État bourgeois, mais aussi un rêve de bonheur : au bout de la peine, se lève le mirage de la prospérité. Mais c’est aussi un rêve national, une « volonté de puissance ».
Le résultat social, c’est le rétablissement en Russie d’un nouveau servage, qui pèse surtout sur la classe paysanne, et qui est bien plus terrible que l’ancien. Mais, malgré son apparence toute moderne, je vois encore dans ce phénomène une forme du retour à l’Asie. Nous assistons à un réveil de pharaonisme. Un peuple asservi tout entier, contraint à édifier pour ses maîtres de gigantesques, peut-être éphémères monuments, c’est une évocation de despotisme oriental. Or, ce despotisme-là s’est toujours employé à construire monumentalement. Constatons d’ailleurs que le plan quinquennal déplace le centre de la Russie vers l’Asie, le situe dans la région de l’Oural, et que la pression de ce centre s’exercera davantage sur l’Asie que sur l’Europe.
Le plan quinquennal est encore un plan, une idée, un rêve de la Russie tsariste. Le comte Witte, le grand ministre d’Alexandre II, fit-il autre chose, lorsqu’il donna soudain une si forte impulsion à l’industrie russe, lorsqu’il la munit de l’outillage le plus perfectionné ? En sept ans, de 1893 à 1899, l’industrie russe doubla. Il y eut un temps d’arrêt, puis elle reprit son élan à partir de 1910, « au milieu d’une ardeur général, dit M. Grenard, dans le désir passionné d’atteindre, de dépasser et l’Europe et l’Amérique ».
Pierre le Grand voulut faire européen. Le bolchevisme veut faire américain. La Russie bolcheviste a un modèle devant les yeux : les États-Unis. Elle rêve d’atteindre à la prospérité américaine, celle d’avant la crise, et par les mêmes moyens. Ce n’est pas pour rien qu’elle s’adresse avant tout, aux techniciens, aux ingénieurs, aux produits, aux capitaux d’Amérique. Reconnaissons que l’immense étendue de la Russie, la richesse de son sol et de son sous-sol se prête à cette ambition : entre la Russie et les États-Unis, il y a des analogies naturelles. Mais où peut mener cette ambition, si jamais elle se réalise ? À un nouveau capitalisme, un capitalisme d’État, un capitalisme syndicaliste. Toutes les grandes entreprises sont, en Russie, étatisées ; mais elles sont si grandes et si nombreuses, qu’à un moment donné, elles pourraient devenir autonomes, échapper au contrôle de l’État, parce que, dans la mesure où elles se développeront, ce contrôle s’exercera toujours plus difficilement. Déjà, entre ces grandes entreprises, on voit poindre des concurrences.
Mais le vice du système, c’est la surorganisation. La surorganisation ne tient point compte de la vie, des nécessités que la vie impose autour de soi. Alors, la machine s’arrête. Car on use la machine, quand on veut faire trop de choses avec elle, et que l’on va trop vite. Même les conditions extrêmement favorables dans lesquelles travaille la machine, lorsqu’on n’a pas besoin de tenir compte des salaires, ni des prix ; même le travail forcé sous la dictature d’un État tout puissant, au simple profit de cet État ; même tout cela suppose, au bout, de saines finances et du crédit. Mais la Russie a les plus mauvaises finances qui soient au monde, et les crédits lui sont déjà mesurés, à cause de la crise économique dont elle souffre tout en voulant en profiter. L’échec du plan quinquennal pourrait amener une crise du pouvoir central, tout comme une crise du pouvoir central pourrait amener l’échec du plan, et ce serait l’arrêt subit.
Sic vos non vo bis... Il se pourrait fort bien que le plan quinquennal n’aboutît qu’à transformer la Russie en un vaste territoire d’exploitation économique à l’usage de l’Amérique et des pays européens. Le capitalisme moderne s’y referait ainsi, et la Russie se trouverait partagée en zones d’influences. La politique actuelle de l’Italie et de l’Allemagne à l’égard du bolchevisme, semble escompter ce moment. La mission du bolchevisme n’aurait été alors que de transformer la Russie en un État moderne, industriel et commerçant, de l’ouvrir plus largement aux capitaux étrangers, et d’apprendre aux Russes à travailler avec plus de système.
Pour le moment, le résultat le plus visible du plan quinquennal, est de replier la Russie sur elle-même, de la transformer en une autarchie économique. La Russie est donc entrée dans la voie où nous voyons s’engager les États-Unis sous la dictature économique du président Roosevelt.
Le plan quinquennal achève d’écraser ce qui subsiste encore d’individualisme chez un peuple qui fut toujours accoutumé à penser collectivement et n’agit que par masse. Tout est désormais sacrifié à la production, l’homme n’est plus qu’un instrument de production. La production n’a d’autre but que le bien-être général. Violemment, par la contrainte, la Russie rejoint le courant du monde moderne depuis l’humanisme, et surtout depuis le XVIIIe siècle. Elle transforme l’humaniste en homo œconomicus. Elle finit la révolution, en la tuant.
Car le plan quinquennal échoue pour les mêmes raisons qui, brusquement, ont mis fin à la prospérité américaine. Les mêmes, mais aggravées, et beaucoup plus irrémédiables. Le Russe n’a point les dons de l’Américain, son expérience technique, son sens des affaires, sa méthode, son application, ni son ardeur au travail. Il n’a point sa capacité de se débrouiller tout seul. De vastes entreprises comme celles du Donetz ou de Magnitogorsk, échouent : des 105.000 ouvriers de cette ville improvisée, 73.000 sont partis l’année dernière ; les barrages du Donetz ne rendent pas. Ce qui reste encore, dans le peuple, de capacité d’achat, s’épuise. Le chômage augmente. La famine revient, et dans les plus riches terres. On cite même des cas d’anthropophagie. La fréquence des soulèvements est plus forte. Les ouvriers désertent, sabotent les machines La masse russe se met lentement à se mouvoir. Le régime est encore puissant : il tient tous les leviers de commande ; il s’appuie sur l’armée, la police, un parti discipliné, une jeunesse fervente. L’épuisement du peuple, l’immensité de la Russie rendent encore impossible toute action concertée, puissante. Mais la révolution contre la révolution est en marche, suivant le même rythme au ralenti et pour les mêmes causes qui ont provoqué finalement la chute du tsarisme.
Si donc le communisme a pour lui la logique des évènements, si toute l’évolution : libéralisme ; démocratie, étatisme, socialisme, paraît y conduire ; si la crise économique paraît accélérer ce mouvement, l’avenir du communisme dans le monde dépend avant tout de son avenir en Russie même.
Or, il est certain que le régime bolcheviste est, à l’heure qu’il est, en proie à des difficultés qui l’affaiblissent et qui diminuent par conséquent sa force d’expansion, sa force d’attraction. Toutes ces difficultés se ramènent d’ailleurs à celle-ci :
Le bolchevisme est l’effort d’appliquer une idéologie à la vie d’un grand empire. Mais de toutes les idéologies, le marxisme est la plus exigeante, celle qui tolère le moins des atténuations, des ralentissements ou des compromis. Pourquoi ? Parce que le premier postulat du marxisme est la destruction totale de la société bourgeoise, de la civilisation tout entière, et parce que le marxisme, qui est une doctrine sans pitié, dépourvue de tous sentiments humains et de tout scrupule individualiste, ne tient pas compte des souffrances que son application doit nécessairement provoquer. Il n’en tient pas compte, précisément parce qu’il est millénariste, parce qu’il pose à l’aboutissement de la voie douloureuse, le mythe du bonheur parfait et de la société fraternelle. Pour y parvenir, il faut souffrir et faire souffrir. C’est le dogme de la fatalité ; le dogme impitoyable, écrasant, du matérialisme marxiste. Répétons-le : pour le marxisme, les révolutions, les destructions, c’est la loi même de la nature, et la société, et l’homme, font partie de la nature. Un tremblement de terre n’a jamais de remords.
Mais vouloir à tout prix appliquer une idéologie à un corps vivant, c’est vouloir à tout prix faire entrer ce corps dans une boîte. Les cercueils sont des boîtes, au moins les construit-on à la mesure des corps. Ici, c’est le corps qui doit être à la mesure de la boîte ; on le mutilera donc, s’il le faut. Seulement, la vie se défend. Or, la lutte de la vie contre le système finit toujours par la victoire de la vie.
Le vice organique du bolchevisme, c’est donc son idéologie. En cela, malgré sa hardiesse, malgré sa nouveauté, il porte encore la marque du XIXe siècle, et même celle du XVIIIe. C’est à partir du XVIIIe siècle, en effet, que l’on a commencé de construire des systèmes politiques, de soumettre la politique à des idéologies, de sacrifier des pays vivants à des conceptions abstraites : périsse la nation plutôt qu’un principe. Tel est le propre de l’esprit jacobin dont il faut reconnaître que nous sommes tous plus ou moins imprégnés. Or, l’esprit bolcheviste, c’est l’esprit jacobin à la millième puissance : par là encore, il se rattache à la révolution française. Faiblesse, parce que, à l’heure actuelle, nous assistons à la faillite des idéologies. Le fascisme est, sous ce rapport, plus moderne que le bolchevisme, parce qu’il ne se rattache à aucune idéologie.
Si le bolchevisme peut évoluer par la force des nécessités économiques, se transformer, de concessions en concessions, jusqu’à n’être plus qu’une façade, il peut aussi disparaître brusquement. Il peut s’effondrer tout à coup sous son propre poids. Que de gens, au début, s’imaginaient que le bolchevisme ne saurait durer ! Il a duré. Que de gens, aujourd’hui, se figurent qu’il durera toujours, ou du moins très longtemps ! Il est pourtant possible que nous apprenions subitement, par les gazettes, sa chute. Il suffirait que Staline disparût, et qu’on ne lui trouvât point de successeur. Les divisions internes auraient tué le régime, parce que le régime dépend avant tout, d’un homme, comme toutes les dictatures ; malheur au régime si l’homme ne se trouve pas.
Il y a encore un autre danger pour le bolchevisme : la guerre. La guerre est une fatalité pour les révolutions. Répétons-le : toute révolution vraiment profonde doit s’étendre à l’Europe entière, ou bien mourir dans le pays où elle a triomphé. J’entends une révolution fondée sur une idéologie, qui possède une portée universelle, et non une révolution purement nationale. Or, le caractère international de la révolution russe la met en face de ce dilemme ; ou s’étendre, ou périr. D’ailleurs, une révolution de ce genre, crée une telle perturbation dans les rapports internationaux, dans le droit, dans la morale, dans les échanges économiques, elle crée un tel sentiment d’insécurité, que les conflits sont inévitables. C’est la thèse de M. Rollin, et cette thèse est fondée sur l’expérience, en tout cas sur l’expérience de la révolution française. Il y a là une sorte de fatalité dont le bolchevisme a parfaitement conscience. Le bolchevisme se prépare à la guerre, mais il en a peur. Car il sait très bien que, victorieuse ou non, une guerre lui serait fatale. Une guerre armerait les masses paysannes, et ces armes se retourneraient contre lui. Le prestige d’un général vainqueur grandirait si vite, que ce Bonaparte serait, par la force des circonstances, amené à faire, à Moscou, un Dix-huit Brumaire. Mais les armées vaincues recommenceraient contre le bolchevisme la révolution anarchiste et défaitiste de 1917. Révolution bien plus grave encore, où le soulèvement des nations allogènes, comme l’Ukraine, risquerait de provoquer la dissolution de la Russie elle-même, de la réduire à l’état où elle se trouvait au moyen âge.
Voilà comment le bolchevisme peut finir, et comment sans doute il finira Sa fin aura pour résultat, pour conséquence, de tuer dans tous les autres pays, instantanément, le communisme. Car le communisme ne vit que par la Russie. Il n’a point de substance propre. Il manque d’originalité intellectuelle. Il est incapable d’évoluer, de s’adapter, plus encore que le socialisme. Il est une idée trop simple, trop primitive, pour qu’elle soit susceptible de développement.
Je vais avoir l’air de me contredire : même terminée, même disparue, la révolution russe n’en continuera pas moins d’exercer une action qui durera peut-être des siècles. Elle aura été, dans l’histoire, un fait trop considérable pour qu’il n’en demeure pas des traces profondes. Pensez à l’influence exercée de nos jours encore par la révolution de 1789.
Car il n’y a pas seulement dans la révolution russe la doctrine marxiste : il y a des expériences, il y a des réussites, il y a des œuvres que nous ne connaissons peut-être pas, que nous connaissons mal, mais qui agiront comme des germes. Il y a un état d’esprit imprimé par une éducation, qui se propagera, sous d’autres formes, même les plus contraires à la doctrine marxiste. Il y a surtout des ruines qu’on ne relèvera point, et dont les plus importantes ne sont pas de l’ordre matériel. Il nous apparaîtra sans doute, plus tard, que tout n’a point été mauvais dans le bolchevisme, et qu’il aura tout de même apporté quelques éléments essentiels à l’édification d’un monde nouveau.
Le bolchevisme est un de ces faits qui obligent, contraignent notre société européenne, notre civilisation tout entière, à s’ordonner d’après eux. Le fascisme, l’hitlérisme sont aussi de ces faits.
Le plus sérieux danger que le bolchevisme suspende encore au-dessus du monde chrétien, ce n’est, ni la puissance russe, ni l’habileté diplomatique ni les partis communistes, ni même la concurrence économique, mais le mouvement des Sans-Dieu, à quoi un Allemand, le Dr Algermissen, a consacré un ouvrage fondamental. À la suite du changement de régime en Allemagne, des imprudences hitlériennes à l’égard des juifs, des réactions que ces imprudences ont provoquées, le mouvement bolcheviste des Sans-Dieu et celui de la libre-pensée, de l’anticléricalisme occidental, se rejoignent et se soutiennent, visiblement. Les affinités se révèlent entre les loges, du moins certaines d’entre elles, le judaïsme exaspéré, le radicalisme extrême, d’une part, et le bolchevisme de l’autre. On voit des intellectuels bourgeois et libéraux, de grands savants même, adhérer ouvertement à celui-ci, patronner la campagne des Sans-Dieu. Les démocraties déliquescentes et l’autocratie soviétique ébauchent des alliances. Des ententes se signent, des reconnaissances ou des reprises de relations diplomatiques s’opèrent. On voudrait abattre ensemble les nationalismes antimarxistes et antilibéraux, et, surtout, Depuis longtemps, entre les Soviets et toutes sortes de groupements dits « de gauche », des collusions se formaient, des conspirations s’ourdissaient en des lieux de rencontre comme Prague, Vienne ou Zurich. Aujourd’hui, le mot d’ordre : pas d’ennemi à gauche ! reprend toute sa signification. Il est des catholiques – rares et dispersés – qui feraient bien de le comprendre, au lieu de s’abandonner à je ne sais quelle indulgence malsaine pour la Russie actuelle et le communisme. Les tronçons du serpent s’agitent et cherchent à se recoller : c’est dans l’ordre. Mais, si l’on a le courage de regarder dans la gueule rouge, on y trouve du venin, certes, et de la bave : on n’y découvre plus de dents.
Un anti-théiste militant disait à Mgr d’Herbigny : « Sans Rome, toutes les variétés du christianisme se résorberaient ou capituleraient. Sans Rome, les religions mourraient. » Rome est le bloc de marbre où les dents du dragon s’usent chaque jour.
DEUXIÈME PARTIE
LA CONTRE-RÉVOLUTION
NATIONALISTE
PRÉLIMINAIRES
À LA DEUXIÈME PARTIE
LE NOUVEL ÉTAT
Les nationalismes, que nous allons étudier maintenant sous la forme fasciste et la forme hitlérienne, sont un violent choc en retour contre la révolution française. C’est pour cela qu’ils marquent le début de la contre-révolution. Mais la France, en ce jeu de paume, leur a lancé la balle qu’ils lui renvoient maintenant. Ainsi s’affirme la continuité historique et la filiation des idées, même lorsque ces idées sont, en apparence, contraires. Réagir est une manière de subir une influence.
La première forme du nationalisme fut bien la révolution de 1789 et de 1793. Elle provoqua, en Europe, le réveil des nationalités. L’Italie et l’Allemagne prirent conscience d’elles-mêmes par la révolution, contre la révolution, en se servant d’elle. La France a semé les germes, mais la récolte s’opère à son détriment.
L’absolutisme éclairé du XVIIIe siècle était déjà une organisation du travail national et une unification administrative sous une dictature. Napoléon reprit la suite de cet absolutisme : le napoléonisme est indéniable dans l’Italie fasciste et l’Allemagne hitlérienne.
D’autre part, la combinaison du nationalisme et du socialisme s’annonce déjà dans le Contrat social. Elle est en puissance dans la révolution française. Elle est le double potentiel qui fait exploser la démocratie.
L’humanitarisme de la révolution française n’est pas un argument contre son nationalisme. Il est la preuve que la France possédait l’esprit d’universalité et la puissance impérialiste. Elle s’était donné pour mission d’étendre sa révolution au monde ; elle y était contrainte d’ailleurs, car, ou la révolution s’étendrait, ou elle serait étouffée en France même. Dilemme qui se pose, à un moment donné, à toute révolution.
Nous voyons aujourd’hui l’hitlérisme s’annoncer comme le prélude – et le modèle – d’une révolution européenne. Nous voyons le fascisme, après s’être longtemps considéré comme un phénomène purement italien, faire de la propagande pour l’universalité de Rome.
Car, sous la forme du nationalisme, se découvre une conception universelle : le nouvel État. Parce que celui-ci prend la forme nationaliste, il est adaptable à tous les organismes nationaux. La diversité qu’il peut revêtir, assure précisément son universalité.
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Nous savons comment le nouvel État peut sortir, par explosion, du régime démocratique, lorsque celui-ci est tombé dans l’impuissance. La réaction qui se produit alors, c’est le vouloir vivre, c’est la conscience qu’un peuple reprend de soi-même, sa volonté d’éliminer les toxines de toute espèce qui empoisonnent son organisme, son ardeur à se reconstruire et à se remettre au travail. Mais il est impossible que de tels redressements s’accomplissent selon la mesure et la raison classiques, sans exaltation, sans violence, sans excès. La raison en est que les nationalismes sont des mouvements qui partent de la jeunesse intellectuelle et des anciens combattants dont elle a pris la tête. Mais, ni la jeunesse, ni les anciens combattants n’ont jamais la prudence des parlementaires, les scrupules des Gérontes libéraux.
La phase révolutionnaire, il est donc impossible de l’éviter dans la constitution du nouvel État. D’autant plus que celui-ci sera instauré par un coup de force, direct ou légalement déguisé. Ce coup de force aura pour but d’annihiler, dans le temps le plus bref possible, et avec le moins de monde possible, en occupant les centres vitaux, la résistance de l’État parlementaire. Il existe aujourd’hui une technique du coup d’État : c’est en l’appliquant que Trotsky, au mois d’octobre 1917, a réussi la révolution bolcheviste avec mille gardes-rouges sûrs et entraînés. C’est de la même manière que Staline, en novembre 1927, dix ans après, empêcha Trotsky de renouveler sa tentative. La marche sur Rome et sa préparation sont un autre exemple de la même technique. Il est d’ailleurs bon d’être averti que l’anarchie et le désordre ne sont pas nécessairement indispensables pour qu’un coup d’État réussisse, et que celui-ci peut avoir le même succès dans un pays tranquille, bien organisé, muni d’une armée forte et d’une bonne police.
Mais, le coup d’État réussi, la phase révolutionnaire sera brève : il n’en subsistera qu’une rhétorique. La phase de reconstruction devra, en effet, immédiatement commencer. Elle exigera, généralement, une autre équipe et un autre esprit.
La première œuvre que l’État nouveau devra entreprendre, sera d’ordre économique et social. Il s’agira d’organiser socialement la nation pour mieux la rendre économiquement viable. La base du nouvel État sera donc un système de corporations et de syndicats.
Mais comment sera-t-il organisé à son sommet ?
Le pouvoir politique appartiendra exclusivement au parti qui l’aura conquis, au parti qui détiendra la doctrine. Le chef de ce parti deviendra le chef de l’État, le dictateur. De fait, nous verrons se constituer une aristocratie exclusivement politique, dont le recrutement sera très surveillé, qui sera soumise elle-même à des épurations constantes.
La conduite politique de l’État sera donc soustraite aux parlements et à la masse des électeurs, pour être confiée tout entière à un parti et à son chef. Et non seulement la conduite de l’État, mais surtout la sécurité de l’État. C’est pourquoi le parti se doublera d’une milice qui sera l’armée de l’intérieur. L’État deviendra militaire autant que social et politique. Bien plus, nous verrons s’atténuer, s’effacer, la fameuse distinction des pouvoirs chère au libéralisme, puisque tous les pouvoirs convergeront au centre.
C’est dire que le nouvel État sera rigoureusement centralisateur et qu’il n’admettra pas, au moins pour commencer, ni l’autonomie régionale ou locale, ni les droits des minorités. Il se réservera peut-être la faculté de consulter la nation dans certains cas exceptionnels, lorsqu’il éprouvera le besoin de se faire plébisciter. En fait, il supprimera l’élection. Il la remplacera par la désignation, par le choir, suivant le double principe : autorité, responsabilité.
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Au premier abord, il semble que le nouvel État marque un retour au moyen âge et à l’ancien régime. C’est même une évidence, jusqu’à un certain point.
Gouvernement absolu, monarchique, dans le sens premier du terme ; unification des pouvoirs, constitution d’une aristocratie politique, tout cela, en effet, c’est l’ancien régime qui se réincarne en des formes modernes. Cette réincarnation de l’ancien régime n’a rien d’un paradoxe. Le nouvel État s’est dressé contre l’État démocratique et parlementaire Mais quand un régime nouveau s’oppose à un autre régime, il est naturellement amené à s’appuyer sur le régime plus ancien auquel s’était substitué celui qu’il vient de détruire. L’histoire tourne en rond comme le globe. Le multa renascuntur quae jam cecidere du vieil Horace, ne s’applique pas seulement à la philologie. D’où ces analogies avec le moyen âge par l’organisation syndicale et corporative et par le « contrat national », comme avec l’ancien régime par l’organisation politique, l’absolutisme, la confusion des pouvoirs. D’ailleurs, l’organisation corporative du moyen âge était le résultat d’une révolution économique et sociale : l’émancipation des communes, la formation des bourgeoisies, révolution qui mit lentement un terme à la distinction séculaire entre libres et non libres, à la conception purement terrienne de la fortune. De même, l’absolutisme politique du XVIIe siècle fut, en France, une réaction contre les troubles provoqués par la Réforme, et contre un réveil du particularisme féodal. Mais, nous aussi, ne sommes-nous pas eu pleine révolution sociale ? ne sortons-nous pas de la guerre et des troubles qui l’ont suivie ?
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Cependant, malgré les apparences et les principes contraires, l’État nouveau se rattache à l’État démocratique. Il le continue tout en s’y opposant. Et voici de quelle façon :
Premièrement, il supprime la démocratie politique, mais il instaure la démocratie économique et sociale. La démocratie cesse d’être un système, mais elle demeure un sentiment, un principe.
Deuxièmement, l’État nouveau hérite de l’État démocratique le monopole de l’enseignement, et il l’aggrave encore. Il ne saurait tolérer, en effet, qu’un autre que lui fît l’éducation nationale et politique de la jeunesse.
C’est que le nouvel État n’ignore point qu’il dépend et qu’il dépendra longtemps encore de l’opinion, tout comme l’État démocratique.
À partir du XVIIIe siècle, l’opinion n’a cessé de gouverner les gouvernements. Cette dépendance est un caractère de la démocratie. En effet, l’État démocratique dépend des majorités qui se forment autour d’une opinion. Voilà pourquoi il s’est efforcé de mettre peu à peu la main sur l’enseignement à tous les degrés. Il se rendait très bien compte qu’une jeunesse pénétrée d’idéologie libérale ou jacobine, lui garantirait l’avenir. Car tout régime cherche à s’assurer la durée. Mais ce que les gouvernements démocratiques entreprenaient petit à petit, cette étatisation qu’ils opéraient progressivement, comme une sorte de pénétration plus ou moins pacifique, sans écraser d’un seul coup l’enseignement libre, tout en le poussant chaque jour davantage contre la muraille, le nouvel État l’accomplit soudain, absolument, sans admettre d’exceptions nulle part. Il faut que la nation arrive à l’unité d’esprit ; il faut que les générations nouvelles soient tellement pénétrées de cet esprit, qu’elles ne puissent pas concevoir un autre régime. Il faut que ce régime entre dans les mœurs : pour lui, question de vie ou de mort. Puisque l’État moderne repose nécessairement sur l’opinion, il s’impose qu’il n’y ait qu’une opinion.
Cette tendance est dangereuse, certes, et combien ! Mais elle est si forte que l’on est obligé d’en tenir compte, par exemple en ce qui concerne l’enseignement religieux. Et ceci nous amène aux rapports du nouvel État avec la religion.
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Le nouvel État diffère de l’État, et démocratique, son prédécesseur, en ceci qu’il n’est plus laïque. Il n’a donc point à l’égard de la religion, des confessions, la tolérance libérale, l’indifférence démocratique. Il ne se désintéresse donc, ni des croyances, ni des Églises. Mais, si le nouvel État est religieux, nous ne voulons point dire par là qu’il soit catholique, ni même chrétien ; nous voulons simplement dire qu’il ne regarde plus la religion comme un élément étranger à la constitution de l’État. Au contraire, il est revenu à cette conception de l’ancien régime, que l’État doit avoir une religion. Mais ce peut être sa religion à lui. Car le nouvel État se fonde sur une mystique, il impose à ses adeptes, à la jeunesse, son culte. Il se peut que le nouvel État se proclame catholique, au nom de la tradition nationale, comme en Italie. Il se peut, au contraire, qu’il entre en guerre contre toutes les religions, contre Dieu lui-même, au nom de la mystique prolétarienne, comme en Russie soviétique. Il serait même possible, qu’on le vît, en Allemagne, essayer d’une religion purement nationale. Je veux seulement indiquer une évolution qui, tout en opposant le nouvel État au laïcisme, – et c’est, en toute vérité, un progrès – rend ses rapports avec l’Église difficiles et aléatoires.
Je tiens d’ailleurs à noter qu’il y a là le développement, l’exagération d’une tendance dont l’origine est dans l’État libéral et démocratique lui-même, ou, pour être plus précis, dans la révolution française, dans le Contrat social, dans le romantisme. La nécessité d’une religion pour l’État devient la religion de l’État, dès qu’on détache celui-ci du christianisme et dès qu’on le met en opposition avec l’Église. Toutes les mystiques, d’ailleurs, celle de l’humanité comme celle de la nation, celle de la race comme celle de la classe, se concrétisent, à un moment donné, dans des formes religieuses, et ce moment est là, lorsque le groupe, le parti, les adeptes sont arrivés à prendre le pouvoir. Le monde sera toujours, ou chrétien, ou païen ; il lui sera impossible de rester longtemps dans l’indifférence agnostique ou rationaliste, à plus forte raison dans le scepticisme.
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Nous venons de prononcer le mot de parti : le parti est encore un héritage de l’État libéral et démocratique. Qu’est-ce que le parti devient dans le nouvel État ?
Ici encore, nous nous trouvons en face d’une exagération, je dirais même d’une exaspération. Résultat de la guerre. L’esprit de guerre s’est, en effet, introduit dans le parti, qui est devenu une organisation de combat. Nous sommes en plein dans une atmosphère de guerre civile, et non plus dans une atmosphère de compétitions électorales. On ne cherche plus à conquérir le pouvoir avec l’arme du bulletin, des urnes, de la propagande, mais avec les armes mêmes de la guerre. Le parti se mue en formation de combat. Le phénomène est particulièrement frappant en Allemagne et en Autriche. Le fait n’est pas nouveau. Sans remonter aux janissaires et aux prétoriens, nous n’avons qu’à nous arrêter à la révolution française, qui, elle, s’était empressée d’organiser une armée de l’intérieur. La garde nationale, sous la monarchie de juillet, n’était pas autre chose.
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Il est bien difficile de dire, maintenant, si ce nouvel État est un phénomène transitoire, concomitant à la situation instable, troublée, de l’Europe, ou si nous avons là vraiment le début d’un autre régime.
Ce nouvel État, cet autre régime est extrêmement dangereux. Pour la religion, pour la personne humaine, pour les nations, pour l’Europe, pour la paix. Il l’est aussi, et tout autant pour lui-même. Qu’il corresponde à des nécessités vitales, il faudrait être aveugle pour le nier. En face de ces nécessités vitales, on n’a point, en effet, l’embarras du choix. La décomposition de la démocratie et la liquidation du régime bourgeois, ces deux faits qui sont les plus patents de notre époque, ont déjà, en Allemagne, en Italie, donné naissance au nouvel État.
Sa faiblesse est dans l’exagération de ses propres principes : vérité politique à quoi il faut toujours revenir. Les régimes dictatoriaux, comme on le sait, dépendent trop d’un homme pour que leur durée soit longue. Et cet homme n’est pas, comme un roi, au bénéfice de l’hérédité : le roi est mort, vive le roi ! C’est homme n’a généralement point de successeur. Voilà pourquoi le nouvel État s’efforce de transformer la dictature en une institution légale, et à en assurer la continuité.
Si le régime dictatorial tombe, que laisse-t-il après lui ? L’anarchie, puis, sans doute, le communisme. En effet, croire qu’après la dictature on puisse revenir à la démocratie, au libéralisme, au parlementarisme, c’est une illusion de doctrinaire, de professeur, une illusion espagnole. Une illusion pour les raisons suivantes :
D’abord, les oppositions et les mécontentements éclatent avec d’autant plus de violence qu’ils ont été plus longtemps comprimés, qu’ils se sont accumulés dans le silence et l’ombre. Ensuite, plus un régime est fort, plus il arrive à imprégner de ses habitudes et de son esprit ses adversaires eux-mêmes. Plus un régime aura été solidement construit et plus il aura duré, plus aussi, lorsqu’il s’écroulera, le désordre aura de durée et d’étendue. Le nouvel État, à moins d’échouer immédiatement, aura tout de même eu le temps d’établir des institutions, de faire entrer dans les esprits des idées, idées et institutions tout à fait contraires au libéralisme démocratique : il sera bien difficile de les extirper complètement, de revenir en arrière. Ne pas oublier non plus que le nouvel État aura lui-même absorbé le socialisme et, avec lui, l’esprit révolutionnaire : quand ces éléments et cet esprit se seront dégagés de leur contenant, ils reviendront renforcer la révolution tout court. Ceux donc qui rêveraient de rétablir, après un régime dictatorial, un régime libéral et démocratique, même avancé, même teinté de socialisme, seraient débordés à leur gauche par la révolution, et la révolution dernier modèle : syndicalisme anarchique, communisme. En somme, qu’est-ce qu’ils auraient tenté ? Une restauration, c’est-à-dire une adaptation de l’ancien régime – le XIXe siècle, bien entendu – aux temps nouveaux. Mais une restauration aboutit toujours à des journées de juin, puis à des journées de juillet. Autrement dit, on retombe tout simplement dans la déliquescence d’où le nouvel État avait essayé de sortir. Seulement, la déliquescence sera plus avancée, parce que la misère serait plus grande.
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Le nouvel État n’a donc devant lui qu’une voie, qu’une chance : se stabiliser, comme on dit, se résorber lentement en soi-même.
Se résorber, c’est devenir peu à peu constitutionnel. Devenir constitutionnel, c’est s’appuyer sur des institutions durables parce que solides, et solides parce que répondant aux besoins profonds de notre époque. Je songe, ici, avant tout, à des institutions sociales comme l’organisation corporative : plus le nouvel État sera, en effet, capable d’enraciner le politique dans le social, plus il osera espérer la durée. Mais je songe également à cet autre besoin, qui est la stabilité gouvernementale et la fixation de la responsabilité politique sur une tête ou sur un corps. Enfin, si le nouvel État arrive à se dégager de l’étatisme – et l’organisation corporative l’en dégagera peut-être – il aura bien rempli sa mission.
Le vocabulaire allemand, possède une série de mots composés – on sait avec quelle facilité il en forme – pour nous retracer l’évolution de l’État au cours du XIXe siècle. Le Polizeistaat : l’État libéral, l’État gendarme qui vous laisse libre de faire tout ce que vous voulez, tant que vous n’empiétez pas sur la liberté des autres. Puis le Wohlfahrtstaat : l’État démocratique et philanthrope, qui a pour souci la prospérité, la moralité aussi, la prévoyance, l’hygiène : c’est déjà le début de l’étatisme ; c’est l’État éducateur, l’État qui ne vous laisse pas faire tout ce que vous voulez, l’État qui met l’accent sur l’égalité beaucoup plus que sur la liberté. Suivent le Wirtschaftstaat, l’État économique, et le Soxialstaat : avec ceux-ci, nous sommes en plein dans l’étatisme socialisant, sinon dans le socialisme lui-même. Ce qui leur succède, inévitablement, c’est le Machtstaat : l’État absolu, qu’il soit communiste ou nationaliste. Cependant, au-dessus de ces conceptions toutes relatives, s’élève le Rechtsstaat : l’État fondé sur le droit, l’État qui dit efficacement le droit, l’État qui donc reconnaît, au-dessus de lui, un principe, un centre.
Celui-là seul est l’État véritable. Celui-là seul est l’État durable. Celui-là seul est l’État chrétien. Toutes les autres formes de l’État sont légitimes, en tant qu’elles se subordonnent elles-mêmes à cette forme supérieure. Et il faudra bien que le Machtstaat s’y subordonne à son tour. Non qu’il soit indispensable pour cela d’avoir une conception fermée, étroite, du droit lui-même : le droit se fait, il se modifie. Mais ses principes ne se modifient jamais, et les principes du droit se ramènent tous à la justice.
Il peut être nécessaire de sortir de la légalité pour rentrer dans le droit. L’État nouveau est sorti de la légalité, mais – il faut qu’il le comprenne – c’est pour mieux rentrer dans le droit. Quel droit ?
Notre premier droit à nous, tant que nous sommes, en ces jours troublés et difficiles, c’est de vivre. Si les formes anciennes de l’État ne nous font plus vivre, le recours au nouvel État est légitime. Ce recours, de son côté, impose au nouvel État le devoir de nous faire vivre. Pour cela, nous sommes prêts à beaucoup endurer, à beaucoup sacrifier pour sauver l’essentiel : les droits de la personne humaine, les droits présociaux. Mais, si le nouvel État achevait de les écraser, il se suiciderait. Il tomberait en nous écrasant.
Or, un État tombe lorsqu’il n’est plus suspendu au droit, c’est-à-dire à des principes qui lui sont supérieurs et antérieurs, qui sont donc, non seulement des principes juridiques, mais avant tout des principes moraux et religieux. L’État qui accepte de dépendre de ces principes, s’assure par là-même de durer. Il s’assure de durer, parce qu’il se remet soi-même à sa place, dans sa fonction propre. L’État contemporain, quelle que soit sa forme, doit le comprendre : c’est pour lui un devoir et pour nous un besoin. S’il ne le comprend pas, il sera une tyrannie pour les hommes, un malheur pour les nations, une cause de barbarie et de décadence pour l’humanité.
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Je m’en voudrais de prophétiser, mais je voudrais me hausser au-dessus de l’immédiat et du prévisible, pour voir encore plus loin. Or, le nouvel État m’apparaît déjà comme un retour à cette grande synthèse entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, qui constitue la forme la plus parfaite – ou la moins imparfaite – de gouvernement, en tout cas la plus chrétienne. À regarder de près l’architecture de ce nouvel État, on y distingue déjà la base démocratique, l’étage aristocratique, le sommet monarchique.
Le grand malheur politique survenu depuis le XVIe siècle, ce fut la dissociation progressive de ces trois éléments qui se soutiennent et se limitent entre eux. On les a séparés ; on les a essayés l’un après l’autre, et toujours l’un contre les deux autres ; on les a rendus, chacun à son tour, absolus : absolutisme monarchique ou oligarchique, absolutisme démocratique, absolutisme dictatorial. C’est là, dans cette erreur, que nous retrouvons l’esprit d’individualisme et d’analyse, cette perte progressive du sens des « habitus », et du sens de la totalité, qui caractérisent de plus en plus, depuis la Réforme et la Renaissance, l’esprit moderne. Et cependant, saint Thomas d’Aquin avait écrit dans la Somme théologique : Talis vero est omnis politia bene commixta ex regno, in quantum unus praeest, ex aristocratia, in quantum multi principantur secundum virtutem, et ex democratia, id est, potestate populi, in quantum ex popularibus possint eligi principes et ad populum pertinet electio principum. »
La meilleure forme de gouvernement, pour l’Aquinate, c’est donc la monarchie héréditaire, soutenue par une aristocratie et limitée par une démocratie. Un roi, c’est-à-dire un chef unificateur et responsable, héréditaire ou élu, une élite de magistrats, de hauts fonctionnaires, et surtout d’autorités sociales, choisis dans le peuple organisé corporativement, comme il l’était au moyen âge. Sur ce principe monarchique, saint Thomas insiste encore dans sa Somme contre les Gentils : « Optimum autem regimen multitudinis est ut regatur per unum ; quod patet ex fine regiminis, qui est pax, pax enim et unitas subditorum est finis regentis ; unitatis congruentior causa est unus quam multi. »
L’unité dans la nation, la paix entre les nations, telle est la fin de toute régence, comme on aurait dit au XVIIIe siècle. Un régime démocratique, qu’il soit national ou international, qu’il soit fondé sur l’égalité des citoyens ou l’égalité des États, procurera beaucoup plus difficilement l’unité et la paix qu’un régime monarchique, tel, bien entendu, que le définit le grand théologien. Peut-être cette vérité finira-t-elle par s’imposer, comme s’impose une vérité en politique : non par la théorie, mais par les faits. Peut-être l’ère des dictatures nous prépare-t-elle lentement ce retour, en détruisant ce qui reste encore debout du fragile édifice démo-libéral, en restaurant le principe d’autorité au sommet et, à la base, l’organisation professionnelle.
Le système dictatorial serait alors un régime de transition, destiné à mettre sur pied un nouvel édifice social et à donner à quelques générations une éducation toute nouvelle aussi : dans ce cas, ce serait le régime liquidateur du XIXe siècle. Mais ensuite ?
Ensuite, ce pourrait être un retour à l’anarchie, à la révolution, si le nouveau régime tombait avant d’avoir fait son œuvre. Que la Providence nous épargne ce malheur ! Il est douteux que l’Europe puisse le supporter : la conséquence risquerait d’en être une longue décadence, très difficile à enrayer. Encore une fois, ceux qui se figureraient qu’il serait possible de retrouver, derrière les dictatures abattues, le libéralisme et la démocratie, se berceraient d’illusions singulières. En revanche, il est possible qu’après un effort de reconstruction, après une longue période de travail intensif et que la politique, ni la guerre, ne viendraient troubler, l’Europe recouvre une prospérité suffisante pour se détendre peu à peu, après s’être contractée si durement. Mais soyez sûrs qu’alors, les idées et les institutions politiques du XIXe siècle, y compris le socialisme, appartiendront à l’histoire. Puisque le retour en arrière, c’est-à-dire à la démocratie, est impossible ; puisque l’anarchie et le communisme n’auront qu’un temps, et qu’il faudra repartir de zéro ; puisque les formes politiques sont, en définitive, toujours les mêmes, et que l’on n’a point l’embarras du choix ; seule donc, une institution, la plus ancienne de toutes, semble appelée, en fin de compte, à recueillir le bénéfice de ces changements trop rapides qui auront usé, l’un après l’autre, tous les régimes : l’institution royale. Car elle est la seule clé de voûte qui puisse maintenir ensemble la démocratie et l’aristocratie, assurer l’unité, l’harmonie entre toutes ces poussées et ces forces contraires dont est fait le monde contemporain, procurer enfin aux peuples las et désireux de se remettre au travail, la paix, récompense, encore une fois, de l’ordre. La monarchie est compatible avec tous les régimes. La monarchie, dans l’histoire, bien plus que toute autre forme de gouvernement, bénéficie de la durée la plus longue. Il n’est donc pas impossible qu’après avoir rejeté toutes les autres formes, les nations reviennent, dans un avenir imprévisible encore, à la forme royale, comme des vaisseaux rentrent au port, après l’aventure qui leur a déchiré les voiles et abattu les mâts.
CHAPITRE VIII
LE FASCISME
Je procéderai pour définir le régime fasciste, d’une tout autre manière que celle dont je me suis servi pour définir le régime bolcheviste. Je n’aurai, ni à résumer une idéologie, car le fascisme ne procède point d’une idéologie, ni à décrire un système compliqué, car le fonctionnement de l’État fasciste est simple lorsqu’on le compare à la machine compliquée de l’État soviétique. Le fascisme n’a point bouleversé de fond en comble l’édifice de l’État italien, il ne l’a point rasé pour en construire un tout autre, un « opposé ». Il s’est mis dans l’État italien qu’il a transformé, achevé, par l’intérieur. Le roi, le Sénat, la Chambre des députés, qui va cependant se muer en chambre corporative, et même le suffrage universel, et toutes les anciennes institutions administratives et judiciaires, les écoles, les universités, tout est debout. Les édifices nouveaux se dressent à côté des anciens. Il n’y a que l’esprit qui soit différent, et la circulation de l’autorité dans l’organisme, autorité qui vient d’en haut, et non plus d’en bas. Il suffit de s’attacher aux grands lignes comme lorsqu’il s’agit de reproduire le plan d’une architecture. Ici, dans cette comparaison, se révèle toute la différence entre le génie russe et le génie italien, entre une révolution prolétarienne et une révolution nationale.
Commençons par les apparences, par ce qui frappe immédiatement l’observateur.
I
La première apparence est celle-ci : le fascisme est la revanche de la jeunesse. Le fascisme est le régime de la jeunesse italienne. L’Italie est, par ordre de date, le premier pays en Europe – sauf, peut-être, la Russie – où les générations nouvelles soient au pouvoir et se trouvent en mesure d’imposer leurs idées avec l’intolérance particulière à la jeunesse. Prenez, pour vous en convaincre, dans un annuaire, les âges des ministres ou députés italiens, et vous verrez combien il en est, parmi eux, qui ont moins de quarante ans.
Le fascisme est autre chose encore. Il est l’œuvre d’un homme, d’un artiste. Quel artiste n’a rêvé de pouvoir modeler, de pouvoir construire toute une nation, comme on modèle une statue, comme on construit un palais ? Rêve italien par excellence. Rêve réalisé par Mussolini.
Cet homme que l’on peut contester ou maudire, que l’on peut admirer ou bénir, suivant le côté où l’on se trouve de la barricade ; cet homme que nous ne pouvons pas encore juger sainement, avec impartialité, parce que le recul nous manque ; ce Romagnol, patriote et révolutionnaire, réaliste et mystique, où l’on retrouve à la fois un éducateur – il fut maître d’école – un constructeur – il fut maçon – un meneur de foule – il fut agitateur socialiste, et journaliste par surcroît – et un soldat – il fit la guerre, et il y fut blessé ; cet homme simple et complexe : simple, parce qu’il vient du peuple et qu’il est resté peuple, complexe parce qu’il a vécu tant de vies et tant d’aventures ; cet homme, qui a connu la misère – il a couché sous les ponts – avant de connaître la gloire, Benito Mussolini est indéniablement le plus grand politique de l’Europe contemporaine. Le seul qui ait trouvé, fait du nouveau, autant que l’on peut faire du nouveau en politique. Le seul qui possède cette qualité indispensable à l’homme d’État, surtout dans les grandes crises : l’imagination. Et l’action, pour lui, fut bien la sœur du rêve.
Je me rappelle la première fois que je le vis. Tandis qu’il me parlait, assis derrière un bureau nettoyé de toute paperasse, – c’était le 17 mars 1927 – je l’étudiais. Je regardais ses mains, des mains de maçon, des mains habituées à manier la truelle et à remuer les pierres, et je cherchais s’il n’avait pas encore du ciment sous les ongles. Puis je regardais sa figure, sa grosse tête, avec cette mâchoire brutale et violente. Et enfin, je regardais ses yeux, des yeux profonds, des yeux d’artiste, avec cette petite flamme d’or qui s’allume toujours quand l’artiste a trouvé le contact avec la réalité, cette flamme qui jaillit des yeux sur les choses, et qui semble les recréer. Ce n’étaient point les yeux durs des attitudes officielles : c’étaient des yeux doux, veloutés, pleins de rêve et de mélancolie, presque des yeux de femme amoureuse. Car Mussolini, qui vit avec une simplicité tout italienne, et qui ne cherche rien pour soi, s’est consacré à l’amour de l’Italie et du peuple italien. Ce destructeur de la démocratie est le démophile par excellence.
Mussolini a l’esprit de synthèse. Il possède le don de la formule et le style : grand orateur dont bien des discours resteront classiques dans la littérature italienne. Il est cultivé, curieux ; il écoute et il lit. N’allez point vous méprendre sur cet homme : il est bon, non pas de cette bonté qui est une faiblesse chez un chef d’État, mais de cette bonté qui veut le bien, sait créer des œuvres, sait entendre des voix. Le secret de sa puissance, de son influence, le principe de sa dictature, ne les cherchez pas dans des lois : l’autorité que les lois lui confèrent, a des limites assez étroites. L’autorité du Duce est, avant tout, morale.
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* *
Telles sont donc les premières apparences du fascisme. Le fascisme est une œuvre d’art politique, conçue par un maître, exécutée par ses élèves, sous sa direction, dans son atelier.
Regardons maintenant de plus près cette œuvre.
Le fascisme est la première forme d’organisation politique et sociale qui s’offre à nous avec la marque du XXe siècle, et non plus avec l’empreinte du XIXe. Il est beaucoup plus moderne, plus XXe que le bolchevisme, parce qu’il n’a rien d’idéologique, ou plutôt parce qu’il ne procède point d’une idéologie préconçue au luxe siècle, comme le bolchevisme sort des livres rédigés péniblement, dans l’obscurité, par Karl Marx.
C’est un devoir historique de rendre au fascisme cette justice : il a sauvé l’Italie. Il nous a peut-être sauvés nous-mêmes. Car si, après s’être installé en Russie, le communisme s’était encore installé dans la péninsule, n’aurait-il pas eu les plus grandes chances de gagner le reste de l’Europe ? Le bolchevisme a beau être bien loin de nous ; il nous inquiète, nous mine et nous menace : combien plus forte serait cette menace, s’il était à nos portes. Il serait ingrat de l’oublier.
Mais pourquoi le communisme était-il devenu menaçant en Italie ? À cause de la faiblesse dont fit preuve, en face de lui, le régime bourgeois, libéral et démocratique, le régime parlementaire. C’était le régime des « combinazioni ». On peut se demander, par exemple, si le vieux Giolitti ne favorisait pas secrètement l’extrême gauche, afin de mieux résister au fascisme lui-même : se servir du communisme contre le nationalisme pour maintenir l’État libéral, la constitution du royaume, c’était machiavélique, mais d’un machiavélisme de vieux routier parlementaire. Cette méthode, qui aurait pu réussir dans un parlement, ne pouvait réussir dans un pays en pleine révolution. Une révolution oblige à prendre parti, à prendre des responsabilités, et à mettre de son côté la force. Les hésitants, les « juste milieu » se font écraser.
Les évènements qui précèdent la marche sur Rome, nous apportent, maintenant que nous les connaissons mieux, la preuve de ceci : le fascisme, réaction de la jeunesse, et d’une jeunesse qui avait fait la guerre, était avant tout dirigé contre le régime libéral et démocratique. Il a balayé le communisme en passant, comme un obstacle à sa marche sur Rome. Mais il a marché sur Rome pour jeter par terre le régime libéral et l’ordre bourgeois. Le fascisme est donc, lui aussi, une révolution anti-bourgeoise il marque, lui aussi, la fin de l’ère bourgeoise dans l’histoire.
Cela s’est fait presque sans douleur, parce que cet ordre n’avait plus qu’une existence verbale, et parce que le régime était totalement impuissant.
À quoi était due, pour une grande part, cette impuissance ? À ce fait que le régime libéral était devenu un régime de vieillards, une gérontocratie. Il est tombé parce qu’il était déjà mort. Il était mort d’artériosclérose et de paralysie agitante. Il était mort parce qu’il n’avait pas su mourir. Le fascisme fit la conquête de l’État, en captant les forces que l’internationalisme révolutionnaire n’avait pas su capter, faute de chefs. Au moment où le fascisme, toute petite minorité, commençait de s’organiser, l’internationalisme révolutionnaire était le vent qui soufflait sur le peuple italien. Mais, dans cet internationalisme apparent, il y avait du patriotisme latent. Seulement, c’était un patriotisme humilié. Combien de fois, au cours des siècles, le patriotisme italien n’a-t-il point été humilié ! Le Risorgimento, l’unité italienne l’avaient redressé, mais la faiblesse de l’État l’avait déçu, faiblesse qui s’était révélée au cours de la guerre, et surtout après la guerre. Avait-il valu la peine de se battre, de se faire tuer, mutiler, de se sacrifier pour un régime aussi veule, pour ces politiciens et pour ces bourgeois ? L’esprit défaitiste prit alors la forme révolutionnaire : n’y avait-il pas l’exemple de la Russie ? « Ils font leur guerre, disait-on ; « après, nous commencerons la nôtre. » C’était le langage d’un peuple à la recherche d’un idéal. Ni d’Annunzio, ni don Sturzo ne surent suffisamment le comprendre, l’un étant trop fantasque, l’autre trop parlementaire. Voilà pourquoi chacun manqua son heure. Mais Mussolini sut ne la point manquer. Il sut transposer dans le patriotisme l’élan, la mystique, l’aspiration révolutionnaires, et transformer le patriotisme humilié des Italiens en un patriotisme exalté Il fonda sa révolution sur un sentiment, non sur une idéologie. L’action précéda la théorie. Double raison de sa victoire.
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Le fascisme est donc une révolution, mais une révolution que je qualifierais de pratique, en ce sens qu’elle s’est accomplie contre deux idéologies : l’idéologie libérale et l’idéologie marxiste. Si nous constatons que la première est celle de la révolution française, la seconde, celle de la révolution russe, nous pouvons même affirmer que le fascisme est une contre-révolution, le début de la contre-révolution.
Mais nous aurions ainsi une fausse idée de lui, si nous nous imaginions qu’il est réactionnaire, quand il est, au contraire audacieusement novateur. Son chef lui a insufflé son tempérament. Or, le tempérament de Mussolini est bien celui d’un révolutionnaire. Venu du socialisme, et le plus avancé, Mussolini s’est révélé en 1912, au congrès de son parti à Bologne. Son discours sur le rapport du groupe parlementaire, fut tout entier dirigé contre ceux qui émoussaient les griffes du socialisme, faisaient de la politique électorale, des compromis avec la bourgeoisie, au lieu de préparer la conquête de l’État par des moyens révolutionnaires. La dictature du prolétariat n’a point de partisan plus déclaré que lui. « L’Italie, s’écrie-t-il, est certainement la nation où le crétinisme parlementaire atteint les formes les plus graves et les plus mortelles » ; et il ajoute : « C’est pour cela que j’ai une idée absolument négative du suffrage universel. » Il veut alors ce que veut Lénine, ce que Lénine préconise : accomplir la révolution sociale par un coup de force organisé militairement, dirigé avec une discipline toute militaire et selon une tactique militaire, au lieu de grèves et d’émeutes qui n’aboutissent jamais.
Abattre la démocratie, s’emparer de l’État, établir la dictature : tel est le programme de ce néo-marxiste.
Pourquoi Mussolini a-t-il abandonné le socialisme ? pourquoi n’a-t-il pas été un Lénine italien ?
Au lieu de faire la révolution sociale, il a fait la révolution nationale, mais avec les méthodes que la guerre et la révolution russe lui avaient enseignées comme les seules efficaces. Il ne s’est donc point emparé de l’État pour le compte d’une classe, mais pour le compte de la patrie. Il a dit aux révolutionnaires antipatriotes et internationaux, il a dit aux ouvriers italiens : « On ne nie pas la patrie, on la conquiert. » Et tout le fascisme est dans ces paroles.
II
Donc, pour comprendre l’État fasciste, il faut le définir en l’opposant, d’abord à l’État libéral et démocratique, ensuite à l’État communiste. Pour cela, je n’ai qu’à laisser parler, en les résumant, les fascistes eux-mêmes, leurs « définisseurs » et leurs chefs.
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Comment le fascisme se définit-il contre l’État libéral et démocratique ?
Par son anti-individualisme. L’État libéral et démocratique considère, rappelons-le, la société comme une simple addition d’individus égaux par la raison, égaux donc par les droits. La fonction de l’État se réduit à coordonner, tant bien que mal, les opinions, les intérêts, l’activité de chacun de ces individus, avec les opinions, les intérêts, l’activité de tous les autres, de manière à établir l’équilibre entre ces égocentrismes. Mais cet équilibre ne saurait être qu’instable ; il ne saurait être que le résultat d’une moyenne proportionnelle entre des tendances qui varient sans cesse en force et en direction, suivant la manière dont les individus se groupent. Sans cesse, il faut refaire les calculs. C’est l’État arithmétique.
L’État fasciste, lui, s’efforce d’être un État géométrique ; un État qui procède par constructions, non point par additions, ou par soustractions. Ce qu’il reproche, en effet, à la démocratie libérale, c’es, premièrement, d’atomiser la société, de la rendre inorganique ; secondement, de créer la fiction d’un pays légal, le pays des électeurs et des partis, fiction qui masque la réalité du pays vivant ; troisièmement, de paralyser ainsi l’État qui n’a plus de vie propre, plus de continuité, partant plus de volonté, finalement plus d’autorité.
Le fascisme reconnaît volontiers que l’État libéral et démocratique est viable, excepté en Italie. Il est viable en Suisse, en France, dans les pays anglo-saxons, non point comme tel, mais parce qu’il est constamment soutenu par des forces historiques ou naturelles existent en dehors de lui, qui l’encadrent, le dirigent, le corrigent.
Mais le fascisme affirme qu’en Italie, ces conditions préalables, qui rendent la démocratie possible, n’ont jamais existé. Au contraire, les seules traditions que possède l’Italie, sont la tradition romaine et la tradition catholique, celle-ci continuant et renouvelant celle-là, mais toutes deux inspirées par l’esprit de discipline, le sens de la hiérarchie, le principe d’autorité. Il fait observer, en outre, que l’histoire de l’Italie, au moyen âge et à la Renaissance, est une histoire anarchique ; quand elle cesse de l’être, c’est sous le régime de la tyrannie. Pour achever l’unité italienne, il était nécessaire de constituer un État fort, capable d’imposer le respect et d’entreprendre l’éducation nationale d’un peuple laissé, sous ce rapport, presque complètement en friche. Le fascisme ajoute enfin que le peuple italien, fut, pendant des siècles, soumis à la domination étrangère : la méfiance, la résistance passive, la conspiration, la révolte, devinrent pour lui des habitudes, et il ne manqua point de les conserver à l’égard de l’État italien lui-même. D’ailleurs, la faiblesse de celui-ci allait croissant à mesure que l’Italie devenait économiquement forte. Mais un État faible à la tête d’un peuple fort, est fatalement voué à l’impuissance et à la ruine.
Le fascisme se déclare donc phénomène italien, purement italien, exclusivement italien. Ce fut du moins sa première attitude. Au début, il se refusait à se considérer comme un article d’exportation, traitait avec le plus grand dédain les imitations qu’on faisait de lui à l’étranger. S’il commence, aujourd’hui, de prendre une autre attitude, c’est pour deux raisons : la première provient de l’universalité latine, car ce que le Latin pense et fait a toujours une portée universelle ; la seconde tient à l’internationalisme de notre époque. À l’heure actuelle, qu’on le veuille ou non, aucune opinion, aucun régime ne saurait, à la longue, maintenir ses positions nationales, s’il est incapable d’occuper, bien au delà de ces limites toujours étroites, des positions internationales. Le régime fasciste a compris qu’il serait plus fort en Italie même, si des régimes analogues s’établissaient dans d’autres pays. De là ses sympathies pour l’hitlérisme. Aux yeux du fascisme, et c’est ainsi qu’il diffère essentiellement du libéralisme démocratique, l’État, la société, ont une vie en soi, une vie propre et des fins propres qui diffèrent très profondément de la vie individuelle et des fins individuelles. On reconnaît dans cette « immanence » l’influence de Hegel. Inoculée au fascisme par des intellectuels venus du nationalisme, par un Gentile et même par un Benedetto Croce, cette influence me semble cependant diminuer à mesure que s’accroît l’influence proprement catholique. Ce sont là, en effet, des idées germaniques, par conséquent, du point de vue fasciste, étrangères à la tradition italienne comme au génie latin. Mais continuons :
L’État italien, l’État fasciste, a pour mission d’organiser la société italienne, et de donner à cette organisation son statut, son droit. Cette mission exige que l’État possède une volonté qui ne dépende en aucune manière des volontés particulières, car elles sont contradictoires et transitoires. L’État ne saurait admettre l’existence des partis, non pas même, en fin de compte, celle du parti fasciste lui-même, qui doit être absorbé par l’État.
Il suit de là qu’il ne saurait non plus admettre le dogme de la souveraineté populaire, ni l’expression de cette souveraineté par le moyen du suffrage. À la souveraineté populaire, il oppose le dogme de la souveraineté nationale, qui est immanente et continue, et qui a pour moyen d’expression, pour moyen d’action, l’autorité absolue de l’État.
Car, dans toute nation, dans la nation italienne, il y a des « constantes », des caractères permanents, des traditions, il y a, en un mot, des forces qui vont vers une direction donnée, et qui tendent à un but déterminé Ce but est l’unité italienne, la puissance et la gloire de l’Italie. C’est à l’État de prendre conscience de ces forces, de les coordonner et de les diriger sans cesse vers leur fin.
Mais d’où l’État peut-il recevoir cette pleine conscience ? Ce n’est point en interrogeant chaque Italien, en recueillant son vote sur un bulletin, en faisant l’addition des votes semblables. Mais c’est d’une élite que l’État recevra cette conscience. L’histoire de l’Italie est une longue aspiration vers l’unité. Cette aspiration, sans cesse contrariée, sans cesse refoulée, a cependant trouvé, au cours des siècles, quelques grands hommes pour la ressentir et l’exprimer. Un Dante et un Gioberti, par exemple. Cette aspiration est sortie d’une élite pour se répandre dans toute l’Italie. C’était une élite encore, les hommes du Risorgimento. Ceux-là ont fait l’unité politique de l’Italie. Restait à faire son unité nationale, restait à construire un État italien dans le sens totalitaire du terme, pour employer l’expression familière au fascisme : ce fut l’œuvre de Mussolini et de son parti, donc et toujours d’une élite. Ici, nous découvrons, l’idée aristocratique, au sens étymologique et large du terme, qui est au centre du fascisme. Un chef, une élite, un peuple, telle est la hiérarchie nationale.
Seul donc, Mussolini, seul, le parti fasciste, ont eu la conscience, la révélation de l’œuvre à faire. Ils ont reçu une mission, non pas d’un vote populaire, mais de l’Italie elle-même. L’Italie leur a confié son âme pour l’incarner dans un État italien. Le parti fasciste a créé l’État, il s’y est lui-même absorbé, il en est devenu l’institution fondamentale. C’est à lui, en effet, de soutenir l’État, d’en garantir le fonctionnement, et surtout de procéder à l’éducation politique et sociale du peuple italien, d’y recruter et d’y former une élite. Et, de même, c’est à son chef d’être, non seulement le premier ministre, le « capo del governo », mais encore le « Duce », le conducteur du parti fasciste et de tout le peuple italien.
Il va de soi qu’une conception de ce genre ne saurait s’accommoder du moindre parlementarisme. S’il y a des conseils, c’est vraiment pour conseiller, non pour décider. La doctrine ne saurait être remise en question. Les buts ne sauraient être changés. La responsabilité non plus ne saurait être partagée, ni l’unité du pouvoir divisée. L’État fasciste est ainsi construit en pyramide ; toutes les lignes convergent vers la pointe. Mais c’est de la pointe que l’influx se répand dans l’édifice, jusqu’à la base.
III
Si l’État fasciste est politiquement à l’opposite de l’État libéral et démocratique, il l’est encore plus par ses conceptions sociales. Car l’État fasciste tend à devenir un État social plus encore qu’un État politique.
L’État démocratique et libéral, strictement individualiste, ne reconnaît en principe aucune organisation, sauf celle des partis. Surpris par le prodigieux développement de l’industrie dans la seconde moitié du XIXe siècle, et par les progrès du socialisme, l’État libéral, l’État bourgeois, s’est révélé impuissant à s’adapter à la société moderne. Il l’a laissé se former en dehors de lui, c’est-à-dire, nécessairement, contre lui. C’est ainsi que, dans tous les pays, on en est arrivé à ce fait, paradoxal et révolutionnaire : l’État contraint à se défendre contre deux forces, d’une part, la classe ouvrière organisée en syndicats, de l’autre, la classe capitaliste, organisée en sociétés anonymes ou en trusts. L’État est donc coincé entre des antagonistes qui cherchent à le dominer, à se servir de lui. Lutte de plus en plus inégale, et même désespérée. Car l’État ne possède qu’une force nationale, tandis que le syndicalisme et le capitalisme ont tous deux une force internationale. L’État national est donc menacé dans sa souveraineté même, dans son indépendance et par l’internationale ouvrière, et par l’internationale ploutocratique. La conséquence est que le développement économique d’un pays affaiblit peu à peu son indépendance politique. L’État n’arrive à se maintenir que par des compromis.
Le fascisme a fait une tentative extrêmement hardie : celle d’englober dans l’État lui-même, et le syndicalisme, et le capitalisme, et les employeurs, et les employés, et les producteurs, et les consommateurs ; celle de transformer le travail italien, sous toutes ses formes, non pas en une fonction de l’État, comme dans la Russie bolcheviste, mais en une fonction, en une mission nationale sous le contrôle et la haute direction de l’État. Le fascisme a reconnu le fait syndicaliste comme il a reconnu le fait capitaliste. Il s’est efforcé de les coordonner, afin de mettre un terme à cet antagonisme qui n’est pas naturel, qui est une cause perpétuelle de troubles. Il s’est donc organisé en État corporatif, c’est-à-dire, en État social et non plus exclusivement politique. Ce qu’on appelle la « réforme syndicale », est un système fondé sur la loi du 3 avril 1926, et sur son règlement d’application. Je voudrais en dégager le but et les principes :
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La réforme syndicale repose sur une conception de l’homme tout à fait différente de la conception démocratique. Il ne s’agit plus du citoyen, ou plutôt de l’électeur, il s’agit du travailleur. Par quoi l’homme vaut, par quoi il compte, dans une nation, dans la vie, c’est par son travail, non par ses opinions politiques. Dans l’ensemble d’une nation, l’homme exerce une fonction productive. C’est l’idée marxiste, mais le fascisme la transcende en affirmant que le travail a une valeur en soi, moralisante et personnelle. Voilà pourquoi il en fait un devoir, et il encourage l’esprit d’initiative. Autrement dit, l’homme est un être social avant d’être un être politique, et c’est comme être social qu’il est une force dans la nation.
« Le fascisme, déclare Alfredo Rocco, ministre de la justice, dans son discours du 3 avril 1926, le fascisme est socialité », et le triomphe du fascisme est le triomphe du principe de l’organisation sociale. Et M. Rocco ajoute : « Voilà pourquoi le fascisme est un principe éternel en soi, contingent seulement dans ses manifestations actuelles qui sont italiennes, purement italiennes. »
Selon M. Rocco, qui est un philosophe du droit et de l’histoire, une nation ne peut vivre qu’en état d’équilibre social. À son tour, l’équilibre social ne peut se maintenir que par un principe d’organisation, principe opposé au principe de désorganisation que chaque société, chaque individu porte naturellement en soi. Quand le principe d’organisation triomphe, c’est la civilisation qui triomphe aussi ; quand le principe contraire l’emporte, c’est la barbarie. L’histoire de l’humanité se présente ainsi comme une lutte constante entre le progrès et la régression, entre la civilisation et la barbarie. Rien n’est plus contraire à la conception marxiste de l’histoire, mais rien n’est plus italien, si l’histoire de l’Italie peut être envisagée, elle aussi, comme une lutte constante de la culture italienne contre la barbarie et les barbares.
Il va de soi que l’équilibre social implique, non la lutte des classes, mais leur harmonie : autre conception antimarxiste. D’ailleurs, les classes sont multiples, multiformes, enchevêtrées. Elles ne se réduisent point à deux, la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat, ce qui est une idée simpliste. « Chacun de nous, affirme M. Rocco, fait partie en même temps de plusieurs classes, et il n’est pas toujours facile de préciser celle qui a une action déterminante sur la condition sociale et économique de chacun. » Mais harmoniser les classes, organiser la société, cela postule un pouvoir placé au-dessus des classes, un pouvoir suprasocial, un pouvoir politique, et c’est l’État. L’État ne sera souverain que dans la mesure où il saura intégrer en lui les classes, les masses, « non pas en tumulte et mécontentes, mais calmes et heureuses de la place qui leur est assignée ». Les classes n’existent point pour détruire l’État, mais pour le consolider, pour lui donner la meilleure partie d’elles-mêmes, en échange de la protection que l’État leur assure.
L’organisation sociale est une nécessité pour la vie même de la nation. Toute nation, comme tout individu, est obligée de lutter, de travailler pour vivre. Cette nécessité s’impose à l’Italie contemporaine plus qu’à tout autre peuple, car l’Italie est en retard sur les autres peuples dans son développement industriel et commercial. D’autres peuples occupent les positions économiques les plus avantageuses ; d’autres peuples ont les meilleurs marchés, les meilleurs débouchés, les meilleures colonies ; d’autres peuples sont maîtres des matières premières. Le travail italien, la production italienne ont besoin d’une discipline toute militaire pour affronter la lutte économique. « Il faut réaliser le maximum de la puissance productive de la nation », déclare le Duce lui-même. Pour y parvenir, plus de conflits dans les usines, ni de violences, ni de grèves, ni d’arrêts dans le travail ! Car les années décisives sont là, au cours desquelles l’Italie devra démontrer si elle est capable de vivre ou si elle doit se résigner à végéter. Végéter, c’est se résigner à devenir, économiquement, une colonie des pays plus forts. Vivre – ici, le Duce parle –, « c’est la lutte, le risque, la ténacité... C’est ne pas se résigner à la destinée, même pas à celle qui est devenue un lieu commun, ce qu’on désigne sous le nom de matières premières. » La réforme syndicale n’est donc pas autre chose qu’une discipline du travail, qu’une méthode pour apprendre aux Italiens à travailler mieux et à produire davantage. C’est l’arme même de la guerre économique. C’est le moyen de « valoriser » le travail italien dans le monde.
L’aspect, ici, se découvre, sous lequel le fascisme envisage la vie internationale : l’aspect de la concurrence économique. « La concurrence et la lutte, dit M. Rocco, le rédacteur, le père de la loi syndicale, sont les lois éternelles des rapports entre les nations. » Donc, la solidarité nationale l’emporte nécessairement sur toutes les divergences entre les catégories, les groupes, les classes, dans une nation donnée. Car – je cite toujours M. Rocco – « l’histoire nous enseigne que le monde n’est pas divisé en classes et en groupes qui, dans tous les pays, ont des intérêts homogènes, mais qu’il est divisé en sociétés qui sont organisées en États, lesquels ont entre eux des rapports permanents de concurrence et de lutte pour la vie, pour la domination et la maîtrise du monde. Cela explique la solidarité qui existe entre les classes d’une même nation et le persistant antagonisme qui divise les classes appartenant à des nations différentes... »
La réforme syndicale est donc le renversement du problème, tel que le socialisme le pose ; contre la lutte des classes dans la solidarité internationale, elle affirme la solidarité des classes dans la lutte internationale. « En vérité, déclare M. Rocco, nous avons pendant longtemps assisté à la lutte des classes, déchaînée sans limite à l’intérieur des nations, et à la prédication d’une prétendue solidarité internationale de classes, par quoi serait réalisée, contradiction absurde, la perpétuelle guerre intérieure et la paix extérieure perpétuelle. » En réalité, le socialisme aboutit nécessairement, dans la pratique, à la domination des pays pauvres par les pays riches ; le socialisme et, à plus forte raison, le communisme mettent donc l’État, réduit à l’impuissance, dans la dépendance de quelques grandes organisations internationales.
Mais cette lutte pour la vie et cette concurrence internationale posent, pour chaque nation, un autre problème encore : celui des chefs, celui des élites. Il faut des chefs pour discipliner et diriger la production, comme pour discipliner et diriger une armée. Chaque catégorie de travailleurs doit s’efforcer de produire une élite qui donne à chaque catégorie de travail son maximum de rendement. C’est là un des buts essentiels que s’assigne la réforme syndicale. Elle institue un système de hiérarchies, non administratives, mais personnelles et responsables. Elle forme des élites techniques. Mais de ces chefs et de ces élites elle exige autre chose encore que la préparation technique, l’excellence dans le métier, dans la spécialité. Elle exige la conscience des devoirs moraux et sociaux, l’ardeur patriotique et le sentiment religieux, vertus indispensables pour que la paix sociale soit parfaite, et complète la solidarité nationale.
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Ici, trois questions :
Quelle est l’attitude prise par le fascisme à l’égard de la bourgeoisie ?
L’État fasciste n’est pas un État bourgeois. Il est même tout le contraire. Il s’est dressé contre la bourgeoisie « bourbonienne » – en Italie, « bourbonien » signifie indifférent, résigné – et contre le régime libéral, qui s’est instauré par elle, sur elle. Comme le socialisme, l’État fasciste s’est donc donné pour mission d’arracher les travailleurs à la tutelle des démagogies bourgeoises et de mettre fin à l’exploitation politique des ouvriers par les partis bourgeois, à leur exploitation économique par la ploutocratie. Ceci fait, le principe même de la solidarité sociale et nationale qui est à la base de l’organisation syndicaliste, devait porter l’État fasciste à reconnaître le réel bourgeois et à l’incorporer dans le système. Le fascisme ne pouvait pas détruire la bourgeoisie, pas plus qu’il n’a jamais songé à détruire la noblesse italienne, puisque l’une et l’autre de ces classes sont indispensables à la vie de la nation. Voilà pourquoi la réforme syndicale se fonde sur l’équilibre entre les syndicats de travailleurs et les syndicats patronaux, et les réunit dans la synthèse corporative qui met fin à la lutte entre les ouvriers et les patrons, les employés et les employeurs, en les obligeant à collaborer et en les subordonnant à la même autorité supérieure, l’État. Ni le prolétariat, ni la bourgeoisie ne peuvent s’arroger le droit d’accaparer la production à leur profit, car la production est d’intérêt national. Notons que l’intervention de l’État était nécessaire : le peuple italien n’était pas suffisamment éduqué ; du point de vue social et politique, il était encore trop pénétré d’esprit et de théories révolutionnaires, pour que l’organisation syndicale fût d’emblée soustraite à l’autorité de l’État. Celui-ci ne saurait donc se confiner dans un simple rôle d’arbitre.
Voici une déclaration très importante de Mussolini lui-même, la déclaration du 7 novembre 1922 :
« Ne dites point que la politique fasciste sera servile à l’égard des capitalistes. Nous avons été les premiers, en tout cas nous avons été parmi les premiers, à distinguer entre bourgeoisie et bourgeoisie. Il y a la bourgeoisie que vous êtes vous-mêmes obligés de respecter sur le plan de la nécessité technique et historique, parce que vous sentez que cette bourgeoisie productive et intelligente, qui crée et dirige les industries, est indispensable. Au moins dans cette période de l’histoire, on ne peut se passer d’elle. Et il y a la bourgeoisie ignorante, paresseuse et parasitaire ; mais l’ayant détruite, Lénine lui-même s’applique à établir à sa place une bourgeoisie dirigeante et productrice. Soyez tranquilles : si les cercles capitalistes italiens espèrent que nous leur accorderons des privilèges abusifs, ils seront déçus. Jamais ils ne les tiendront de nous. Mais si, d’autre part, certains cercles ouvriers, qui se sont déjà embourgeoisés, au mauvais sens du mot, comptent trouver, dans notre système, des faveurs injustifiées, électorales ou autres, qu’ils se détrompent aussi. Ils ne les obtiendront plus jamais. »
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La seconde question est celle-ci : quelle est l’attitude prise par le fascisme à l’égard de l’étatisme ?
Si nous entendons par étatisme le terme où le régime libéral et démocratique aboutit aujourd’hui, sous nos yeux, il est clair que le fascisme se devait, pour être logique, de le répudier. Le fascisme est trop réaliste, en effet, pour ne pas reconnaître l’erreur désastreuse qui consiste à faire assumer par l’État, pratiquement par la bureaucratie, des fonctions d’ordre économique. « Non pas tant, déclare M. Rocco, parce que l’État est, de par sa nature, incapable d’exercer des fonctions d’organisation productrice, que par suite de son incapacité technique. Ces fonctions d’ordre économique ont été confiées à des bureaucrates présomptueux, parfois ignorants, et toujours impréparés. » De ce point de vue, le fascisme est une réaction contre l’étatisme. Il est parti de ce principe : ne faire intervenir l’État que lorsque les initiatives privées sont insuffisantes. C’est pour l’appliquer qu’il a entrepris la réforme syndicale dont le but est de confier la production aux producteurs eux-mêmes. Seulement, il est arrivé ceci : en faisant des organes centraux qui relient entre eux les syndicats ouvriers ou patronaux de même nature, c’est-à-dire en faisant des corporations, des organes de l’administration de l’État, – article 43 du décret royal du 1er juillet 1926, – le fascisme englobait dans l’État lui-même tout le système syndical, et par conséquent l’étatisait par en haut. Cette mesure impliquait la formation d’un nouveau ministère : le ministère des corporations. Nous nous trouvons en présence de ce que j’appellerais un « étatisme retourné ». Au lieu d’avoir l’État producteur, c’est-à-dire au lieu de confier la production à des fonctionnaires sans nombre, c’est toute la production, tous les producteurs eux-mêmes, qui sont incorporés dans l’État. L’État diminue ses compétences directes et ses occupations, mais il augmente son pouvoir. De fait, nous nous trouvons en présence d’une « économie dirigée ».
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Enfin, la troisième question se pose de soi-même : pourquoi le fascisme a-t-il été conduit à modifier son attitude à l’égard de la coopération internationale, de la Société des Nations ?
Le fascisme considère la vie internationale comme une lutte, comme une concurrence : c’est de cette idée qu’il est parti. Il est parti d’un nationalisme extrême et belliqueux. Durant longtemps, le Duce lui-même n’a cessé de manifester sa méfiance, son hostilité, son mépris pour la Société des Nations. Maintenant, tout au contraire, les délégués italiens jouent à Genève un rôle de plus en plus actif et positif. C’est pour la Société des Nations que le gouvernement italien a fondé, à Rome, successivement, l’Institut international pour l’harmonisation du droit privé, l’Institut international du cinématographe éducatif, la Commission italienne de coopération intellectuelle. Déjà il possédait l’Institut international d’agriculture, relié, d’une certaine manière, à la Société des Nations. Il obéissait sans doute à des intérêts d’ordre diplomatique : il ne voulait point laisser à la France l’avantage d’être seule à posséder, à Paris, le premier organe décentralisé de la Société des Nations : l’Institut international de coopération intellectuelle ; il ne voulait point non plus que le cinématographe éducateur fût accaparé par les francs-maçons et les socialistes. Il se révélait gagné par l’émulation internationale. Mais pourquoi, après avoir paru lui-même comme une menace pour la paix, prend-il, à cette heure, si énergiquement, parti pour le désarmement ? Serait-ce seulement pour des raisons budgétaires, parce que son armée, sa marine, son aviation, sa milice lui coûtent cher ? Sans doute, cette raison existe ; mais serait-elle suffisante, à elle seule, pour expliquer l’attitude résolument pacifique, et toute en faveur de la collaboration internationale, adoptée par le gouvernement fasciste ? Non : ce gouvernement a compris que le développement économique de l’Italie ne peut s’accomplir que dans une atmosphère de paix internationale : pax romana, d’abord en Italie, mais aussi hors d’Italie. De là le Pacte à quatre. De là aussi cette idée que la révision des traités est le plus sûr moyen d’assurer la paix, moyen difficile, certes, mais la non-révision compromettrait infailliblement un jour la paix.
Ce changement d’attitude politique est tout à fait conforme à l’empirisme organisateur de Mussolini. Et voilà bien l’avantage d’avoir eu l’action comme point de départ, au lieu d’une idéologie toujours tyrannique.
Donc, par le fait même qu’il cherche à organiser la production, à fonder la prospérité, la puissance de l’Italie sur le travail, l’État fasciste est amené à reconnaître l’internationalisme économique du monde contemporain, par conséquent à dépasser son propre nationalisme. Parce que l’on ne saurait s’arrêter à la seule organisation nationale de la production, parce qu’aucun État ne saurait vivre et faire vivre un peuple des seules ressources nationales, parce qu’il s’agit d’importer et d’exporter, parce que le marché est « mondial » et parce que les échanges sont internationaux. Il ne suffit donc plus d’organiser en soi la production nationale, mais il faut l’harmoniser avec les autres productions nationales, et c’est sur le plan international que l’on est amené à se placer. D’ailleurs, l’Italie, elle aussi, souffre actuellement de la crise, et son gouvernement sait très bien que les solutions les plus efficaces seront et ne peuvent qu’être internationales.
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En résumé, la réforme syndicale achève de donner à l’État fasciste sa physionomie, qui est celle d’un État populaire. Nul ne démontre mieux que lui que démocratique et populaire ne sont pas forcément synonymes, qu’ils peuvent même être opposés. Au fond, l’État fasciste a simplement changé la démocratie d’étage. Il l’a placée à la base, non au sommet. Il a supprimé la démocratie politique pour instaurer la démocratie économique et sociale. Il n’y a d’ailleurs pas besoin d’être grand clerc pour constater que celle-là est le plus grand obstacle à celle-ci, que la démocratie politique ne fait pas vivre.
Mais, ce qu’il y a peut-être de plus important, c’est ceci :
L’erreur fondamentale du XIXe siècle, c’est-à-dire de la conception bourgeoise, telle qu’elle est issue de la révolution française, c’est d’avoir voulu organiser la politique en désorganisant la société. Mais un ordre politique n’est viable que dans la mesure où il plonge ses racines dans une société organique. Le politique est conditionné par le social. Le fascisme l’a compris. Aussi s’efforce-t-il d’enraciner le politique dans le social. S’il y réussit, il a les plus grandes chances, non seulement de durer, mais encore de servir de modèle à la réorganisation sociale que la crise économique imposera nécessairement à tous les pays.
IV
L’exposé de la réforme syndicale, de ses principes, de son esprit et de ses buts, nous amène logiquement à nous demander en quoi le fascisme s’oppose au communisme. Beaucoup de gens se font un malin plaisir de découvrir entre le fascisme italien et le bolchevisme russe des analogies. Et sans doute ces analogies existent ; elles sont même frappantes. La production assignée comme but à la vie nationale, l’État organisateur et directeur de la production ; la dictature exercée par un chef sur un parti, et par ce parti sur la nation, au nom d’une doctrine intangible, et soustraite, s’il le faut, par la force, à toute altération provenant du dehors ; une éducation imposée par l’État et destinée à répandre, à enraciner les principes fascistes : voilà qui révèle une étroite parenté :
D’où provient-elle ?
Elle ne provient, ni d’une influence exercée par le bolchevisme sur le fascisme, ni d’une influence exercée par le fascisme sur le bolchevisme. Elle provient de ce fait : l’un et l’autre, le fascisme comme le bolchevisme, sont des réactions, presque spontanées, contre la civilisation capitaliste, l’esprit bourgeois, le régime bourgeois du XIXe siècle. Ce sont deux frères, mais deux frères ennemis. Ils ont presque le même âge, mais l’un est au service de Rome et l’autre au service d’Attila. L’un conduit une légion et l’autre conduit une horde. L’un défend l’imperium romanum contre l’autre qui veut l’envahir, le conquérir, le détruire enfin.
Donc, entre le fascisme et le bolchevisme, il y a opposition fondamentale avec parenté collatérale.
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Si nous étudions de plus près la parenté, nous la découvrons dans une même origine socialiste.
Mais le socialisme revêt bien des formes différentes. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement, car le socialisme est une idéologie pure, une idéologie qui jamais, jusqu’à la révolution russe, ne fut appliquée sérieusement nulle part. Or, les faits seuls fixent les idéologies et leur imposent l’épreuve de la vie, l’épreuve du réel. Tant qu’une idéologie n’a point subi cette épreuve, elle reste flottante, par conséquent sujette à de constantes transformations. Toujours surgit un théoricien qui refait l’œuvre du précédent.
Le socialisme eut deux occasions de se concrétiser dans les faits : la révolution russe et la révolution fasciste. Épreuve qui se présentait comme un dilemme : ou s’adapter au réel, ou chercher à le contraindre.
Le fascisme s’est adapté au réel italien, le bolchevisme a voulu contraindre le réel russe. On retrouve d’ailleurs ici toute la différence entre le génie classique et constructeur de l’Italien, et le génie romantique et destructeur du Russe. L’Italie, ne l’oublions pas, est le pays de la pierre, du marbre et du granit ; mais les plaines russes sont dépourvues de pierre. L’Italie produit des sculpteurs, des architectes, des maçons, mais la Russie n’en produit guère. Soloviev voyait « dans l’absence de pierre ce qui a privé le paysan russe du sens de la continuité et de l’effort », remarque M. Henri Massis, dans sa Défense de l’Occident.
De fait, le bolchevisme procède, comme nous le savons, de Karl Marx, qui est un juif allemand, et de ses continuateurs slaves. Le fascisme procède, en revanche, de Georges Sorel, qui est un français, un latin. Or, Sorel s’est livré à une critique impitoyable du marxisme, et il a opposé à la lutte des classes l’organisation syndicale ; il a donc replacé l’idéologie socialiste en contact avec le réel social, le réel ouvrier.
Toute la différence, dans la même origine socialiste, entre le bolchevisme et le fascisme, est là.
Mais la parenté n’en existe pas moins, et des retournements restent possibles. Il est possible que le bolchevisme se mue en fascisme, sous l’influence d’une forte poussée nationale. Mais si Mussolini disparaissait, ce qu’à Dieu ne plaise ! est-ce qu’une forte poussée communiste se produirait en Italie ? est-ce que cette poussée trouverait dans l’organisation syndicale des cadres tout prêts à le recevoir ? C’est possible, mais je n’y crois guère, car, pour la jeunesse italienne, le bolchevisme, c’est l’ennemi, bien plus, le passé. Si le fascisme évolue, il le fera comme tel, et il ne reviendra point en arrière, vers un marxisme périmé.
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Cependant, la différence, l’opposition qui se révèle entre fascisme et bolchevisme, n’est pas seulement dans le fait que celui-ci est d’origine marxiste, et celui-là d’origine sorélienne. Ils ont divergé dès le point de départ : le bolchevisme a socialisé la Russie, le fascisme a italianisé le socialisme.
Le fascisme s’est rattaché, volontairement et tout de suite, à la tradition italienne. Il a pris ainsi un caractère historique. Loin de rompre avec le passé, loin de faire table rase et de reconstruire un État tout à fait nouveau sur la destruction totale de l’État ancien, le fascisme s’est superposé à l’État ancien. Il se présente comme un achèvement d’une évolution historique. Il se réclame, et de l’imperium romanum, et du catholicisme, et de la Renaissance, et du Risorgimento.
Supposez que Lénine n’ait touché, ni à la Douma, ni au Sénat impérial, ni à la noblesse, ni à la bourgeoisie, ni à l’Église orthodoxe, ni au tzar lui-même, mais qu’il les ait incorporés tels quels dans une organisation sociale et un système économique, et qu’il ait érigé sa dictature à lui et celle de son parti en institution de l’État russe : vous auriez eu le fascisme ; cette supposition nous en donne, en tout cas, l’image assez exacte. Lénine a voulu détruire, Mussolini a voulu accomplir.
Rien ne démontre mieux la différence entre ces deux volontés générales que l’attitude du fascisme envers la royauté. En conservant le roi, le fascisme entendait renforcer l’unité italienne dans la dynastie qui l’avait faite et qui la symbolise : en cela, il se reliait à l’histoire italienne qu’il continuait sans l’interrompre. Au début, le fascisme était républicain. Pourquoi donc renonça-t-il à la république ? Est-ce uniquement pour cette raison historique et sentimentale ? En réalité, le nouveau régime avait besoin de se rattacher à une autorité supérieure qui ne tînt pas son pouvoir du peuple et fût soustraite aux fluctuations de la démagogie, mais il avait surtout besoin de se faire légaliser. En refusant de décréter l’état de siège que lui demandait le ministère Facta, en appelant Mussolini au pouvoir, le roi légalisait le coup d’État fasciste. Si Mussolini avait été président de la République italienne, il eût été exposé aux chocs en retour d’une opinion que le mot même de république eût rendue plus hardie et que le loyalisme envers une dynastie historique et populaire n’aurait ainsi plus retenue. Enfin, la royauté reste un arbitre suprême, parce qu’elle est indépendante du capital comme du travail. Elle paraît ainsi comme la clef de voûte de la réforme syndicale.
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Mais l’attitude du fascisme à l’égard de la religion est un démenti à l’attitude du bolchevisme. Ici, il vaut la peine que nous nous arrêtions.
Le contraste le plus frappant entre le bolchevisme et le fascisme, c’est donc dans leur politique, leur attitude religieuse qu’il se trouve.
En Russie, une lutte impitoyable, non seulement contre le christianisme, mais aussi contre toute religion ; l’organisation systématique de l’athéisme, une véritable guerre déclarée à Dieu. Comme contrepartie, un mysticisme matérialiste – je suis bien obligé d’accoupler une fois de plus ce substantif et cet adjectif – le mysticisme du travail et de la production, avec, au bout, une sorte de millénarisme russo-communiste.
En Italie, une série de mesures restaurant le culte catholique dans de nombreuses églises, restituant des couvents aux ordres religieux, rétablissant l’enseignement religieux dans les écoles primaires, replaçant le crucifix dans toutes les écoles, dans tous les bureaux et même au Parlement, instituant des aumôniers militaires, culminant dans cette déclaration que le catholicisme est la seule religion de l’État. Enfin, la solution de la question romaine et, le 11 février 1929, la signature des accords du Latran.
Pourquoi cette politique de restauration religieuse suivie par le fascisme et dirigée par Mussolini avec autant de rapidité que de logique ?
Il n’y a rien en elle de sentimental. Elle est, au contraire, extrêmement réaliste. En effet, si le fascisme voulait être conséquent avec soi-même, il était obligé de réagir jusqu’au bout contre l’anticléricalisme libéral et, par conséquent, de résoudre l’insoluble question romaine.
Le but du fascisme, c’est d’achever, de rendre totale et organique l’unité italienne. Mais l’unité italienne souffrait d’une lésion interne, d’une lésion dans l’âme, la conscience des Italiens. L’Italien est patriote et il est catholique. Or, depuis le 20 septembre 1870, il y avait contradiction entre sa foi patriotique et sa foi catholique. Il importait de mettre fin à cette contradiction, au prix d’une concession territoriale qui, pour minime qu’elle fût, enlevait tout de même à l’État italien, dans Rome, sa capitale, deux ou trois kilomètres carrés. Mais qu’obtenait-on en échange ? Premièrement, que le Saint-Siège reconnût Rome comme capitale du royaume ; deuxièmement, que la réconciliation s’accomplît entre les deux pouvoirs ; troisièmement, que fût signé un concordat permettant au fascisme d’avoir une politique religieuse et de s’assurer l’appui de la religion ; enfin, et surtout, que fût guérie cette lésion interne dont nous parlions tout à l’heure.
Un autre but du fascisme, corollaire du premier, c’était de remettre en valeur toutes les énergies nationales, de rétablir la continuité de toutes les grandes traditions italiennes. Or, parmi ces énergies, parmi ces traditions, en tête même de ces énergies et de ces traditions, se place la religion des Italiens, c’est-à-dire le catholicisme.
Ici, d’ailleurs, nous pouvons diagnostiquer un péril :
Le fascisme s’est formé, de toute évidence, une conception trop étroitement historique et nationaliste du catholicisme. Le catholicisme est, à ses yeux, une religion italienne. Il éprouve, on le voit, quelque peine à comprendre l’universalité, la surnationalité de l’Église. C’est le péril césaro-papiste. La religion devient un instrument de l’État, et l’État s’en sert pour ses fins politiques. Ainsi, le catholicisme risque-t-il d’entrer dans la mystique fasciste, comme une partie intégrante, il est vrai, mais comme une partie, avec d’autres parties, dans un tout. Là est le germe des récents conflits entre le fascisme et le Saint-Siège, et il faudra beaucoup de tact, de part et d’autre, pour éviter que ces conflits ne se reproduisent.
Il serait peut-être injuste, je le crois, de ne voir dans l’attitude du fascisme à l’égard de la religion que du nationalisme. Il y a certainement autre chose, de plus profond. Le fascisme a compris qu’un État, pour être solide et durable, ne peut pas se désintéresser de la religion. Le fascisme s’est donné pour mission de faire l’éducation, non seulement politique, mais aussi morale, du peuple italien. Le voilà donc obligé d’avoir lui-même une morale. Celle-ci ne pouvait guère être que la morale chrétienne, avec, en appendice, une morale particulière pour l’État. En effet, sa conception de l’État, encore tout imprégnée d’immanentisme, ne peut pas être appelée une conception chrétienne : elle est même opposée à la conception chrétienne. Mais il y a la théorie, et il y a la pratique. Dans la pratique, il faut reconnaître à l’État fasciste qu’il accomplit un grand effort pour moraliser la vie nationale. Dans sa réaction contre l’État libéral et démocratique, il devait nécessairement abandonner le laïcisme de celui-ci. « La religion est l’opium du peuple », affichent partout les bolchevistes ; « la religion est le salut du peuple », proclament partout les fascistes.
La situation n’en reste pas moins délicate. La conciliation s’est faite entre l’Italie fasciste et le Saint-Siège, puis, après un inévitable et très grave conflit, la réconciliation. Mais, quand il s’agit de la conception de l’État, par exemple, et de l’éducation que l’État entend imposer à la jeunesse italienne, les principes demeurent opposés. La philosophie du fascisme et la philosophie du catholicisme sont, de ce point de vue, encore inconciliables. D’autre part, l’État italien, précisément parce qu’il a résolu la question romaine, précisément parce qu’il a signé le concordat, précisément parce qu’il a proclamé le catholicisme seule religion de l’État, ne peut laisser croire qu’il s’est entièrement subordonné à l’Église. Le Pape, de son côté, ne saurait laisser croire qu’il est devenu le chapelain du fascisme. Il est dans l’intérêt de la politique italienne comme de la politique pontificale, qu’il n’y ait pas d’intimité trop grande entre la cité du Vatican et le royaume, et que la distance morale qui les sépare, soit plus considérable que la distance kilométrique. Mais il est dans l’intérêt supérieur de l’État fasciste d’éviter qu’un conflit n’aboutisse à une rupture. Cette situation compliquée cause, et causera longtemps encore, un malaise.
Insistons-y : malgré toutes ses sympathies, tout son respect, toute son admiration même pour le catholicisme, les principes fondamentaux du fascisme ne sont pas des principes chrétiens. Pour le fascisme, il n’y a rien au-dessus de l’État, l’État est la valeur suprême, le patriotisme est, il doit être une religion. On a maintes fois souligné tout ce qu’il y a de païen, et même d’antichrétien, dans ces principes, à quoi ils aboutiraient s’ils étaient poussés à l’absolu. Cela n’est peut-être pas si simple et nous nous voyons, je crois, en présence de ce que les psychanalystes nomment un complexe.
Dans ce complexe, je trouve la survivance de cette contradiction, de cette dualité qui partageait, déchirait, avant les accords du Latran, la conscience italienne, je retrouve ces deux religions en conflit : la patrie et l’Église. Le conflit est politiquement, extérieurement résolu, mais il subsiste dans les esprits comme un conflit de hiérarchies, un conflit de rapports. On ne se demande plus si l’on peut être, à la fois, bon catholique et bon patriote, mais comment on peut l’être. Et il se produit encore des explosions. Mais j’y découvre surtout un réveil de la Renaissance italienne.
En effet, par tout son côté italien, par tout son aspect national, le fascisme se rattache à la Renaissance. Or, la Renaissance avait pour idéal politique, non la démocratie – ç’eût été un anachronisme –, mais le gouvernement absolu d’un tyran humaniste et artiste. Elle concevait l’État comme une œuvre d’art. Prenez l’ouvrage fondamental de Jacob Burckhardt sur la Renaissance italienne, et lisez le titre de la première partie : Der Staat als Kunstwerk, « l’État comme une œuvre d’art ». La Renaissance, en Italie surtout, se faisait de l’État une conception antique, donc païenne. Cette conception subordonnait la morale à l’État, plaçait l’État au-dessus de la morale, dans la sphère de l’esthétique, de la puissance et de l’amoralité : ce n’est pas pour rien que Machiavel fut le premier auteur inscrit au catalogue de l’Index. La Renaissance a donc achevé de consacrer, dans la théorie, cette rupture, qui s’était déjà produite dans les faits, entre l’Église et l’État ; à la conception de la chrétienté, de cette chrétienté dont le sommet et l’arbitre était l’Église, elle a définitivement substitué celle des États nationaux, de la souveraineté nationale.
Oui, mais, à cette époque encore si proche du moyen âge et que le moyen âge pénétrait encore si profondément, cela n’était pas si simple. La Renaissance n’était pas en soi, ni ne voulait être, ni même ne songeait à être antichrétienne. Elle s’était dédoublée seulement : dans les âmes de ses représentants les plus significatifs, la foi chrétienne et l’esprit antique, le christianisme et le paganisme cohabitaient ; chacun avait sa chambre, chacun avait son jour de réception. Dualité dont la plupart n’ont jamais eu clairement conscience, et dans ce mot collectif : la plupart, rentrent combien de prélats, de cardinaux, de papes mêmes ! Ce n’était pas encore, ce fut rarement le divorce ; c’était le partage. Et voilà pourquoi, je retrouve dans le fascisme, un complexe analogue au complexe de la Renaissance, et qui me semble procéder de lui.
V
L’État fasciste est une magnifique œuvre architecturale. Sa contemplation, son étude, provoquent un plaisir esthétique. C’est la seule construction politique, parmi toutes celles qu’on a élevées ou ébauchées depuis la guerre, qui soit harmonieuse dans sa nouveauté.
Pourtant, lorsqu’on l’étudie de plus près, elle apparaît moins harmonieuse. Elle est bien le résultat d’un empirisme organisateur. Ses matériaux sont assez disparates. Le fascisme s’est formé comme une réaction nationale, sous l’empire d’un sentiment très fort, mais il s’est formé sans idéologie. Il a, certes, une doctrine, ce qui n’est point la même chose, mais cette doctrine est un instrument qui s’adapte et se modifie. Le fascisme s’est constitué sa doctrine postérieurement. Il se l’est constituée avec des éléments divers, qu’il a pris hors de lui-même. Et c’est cela, d’ailleurs, qui parfois le gêne, bien que ce soit une force pour le fascisme d’être parti sans esprit doctrinaire. Ce serait une faiblesse pour lui s’il devait tomber, peu à peu, dans le doctrinarisme.
Le bolchevisme a beaucoup détruit, le fascisme a beaucoup absorbé. Il a commencé par absorber presque toute la doctrine des nationalistes italiens. Ceux-ci, en effet, lui ont fourni l’élite intellectuelle dont il manquait. En absorbant le nationalisme italien, il a fortement absorbé la philosophie de ce nationalisme, l’immanentisme, le panthéisme hégélien. Lorsqu’il s’est mis à résorber celui-ci, c’est pour subir l’influence de Sorel, de Maurras, et même celle de Joseph de Maistre. Le fascisme a encore absorbé le socialisme, à une très forte dose. Révolutionnaire, le fascisme entend l’être, et sa manière de compter les années depuis la marche sur Rome, l’apparente, par le tempérament, à la révolution française qu’il renie. Il y a encore, chez lui, beaucoup plus de démocratie qu’il ne veut en convenir. Il représente cependant un principe aristocratique, enraciné dans un tempérament, populaire. Il s’est montré conservateur, et même libéral, en maintenant intacte la façade politique de l’Italie. Ce qu’il doit au catholicisme est visible, considérable. Je trouve d’ailleurs des analogies entre l’édifice du fascisme et celui de l’Église. Le chef est élu, mais, une fois désigné, son pouvoir est absolu. Le contact avec le peuple s’opère et se maintient, non par des partis, des députés, mais par des organisations dont l’esprit rappelle celui des congrégations religieuses. Nous n’en avons pas moins découvert dans le complexe fasciste ce culte pour l’antiquité, ce néo-paganisme qui avait caractérisé la Renaissance italienne. Le fascisme a résolu la question romaine, mais il a gardé la chemise de Garibaldi, en la faisant teindre en noir. Il se présente comme la continuation, l’achèvement du Risorgimento. Arrivera-t-il à fondre tous ces éléments, à faire la synthèse de tous ces contraires ? Ou ces contraires, lorsque la main forte du Duce aura cessé de les maintenir dans l’unité, entreront-ils de nouveau en conflit les uns avec les autres ? Le prestige d’un État s’affaiblit avec la durée. On oublie sa nécessité, pour ne plus sentir que sa contrainte. Et à l’enthousiasme, à la fièvre du début, succèdent la fatigue et la dépression. Phénomène inévitable.
La force actuelle du fascisme, c’est d’être l’œuvre d’un homme, d’être maintenu par la volonté d’un homme, animé par le génie d’un homme. Mussolini est jeune encore, il n’est pas plus éternel que vous et moi : vérité première. Or, il est bien difficile qu’un homme comme Mussolini ait un successeur, plus difficile encore que ce successeur ait un successeur à son tour. Mussolini est trop clairvoyant pour ne pas s’être tout de suite rendu compte de cette faiblesse congénitale au régime qu’il a instauré. Aussi a-t-il pris des mesures en conséquence. La plus importante de ces mesures, ce n’est pas que son successeur soit déjà désigné, de manière à lui succéder immédiatement ; c’est d’avoir construit le régime de telle sorte qu’il puisse durer par lui-même, par ses institutions, par son esprit, et qu’il ne disparaisse point avec le dictateur. Un dictateur n’est pas une institution, un Duce peut l’être. Et, au-dessus, il y a le roi, élément décisif de stabilité, de continuité, le roi auquel le dernier mot appartiendra sans doute dans le choix du successeur, le roi clef de voûte, ce qui démontre que le fascisme est inconcevable sans la royauté. Le fascisme n’est d’ailleurs pas un système : il est un régime, il est une constitution, il est une loi qui n’est pas arbitraire, comme la loi soviétique, mais se fonde dans un droit.
Une autre faiblesse du fascisme, c’est son étatisme. L’étatisme contemporain est une idolâtrie et une tyrannie. L’impitoyable formule : tout pour l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État, peut-être ne faut-il point la prendre au pied de la lettre, mais elle est singulièrement explosive, comme toutes les formules de ce genre. Le fascisme pourrait périr par l’exagération de ce principe, et l’exagération de ce principe serait de nier absolument qu’il y eût des valeurs antérieures à l’État, comme la famille et les libertés personnelles, et supérieures à l’État, comme toute la vie de l’esprit, comme la morale et comme la religion.
Il est vrai que l’étatisme italien me semble moins dangereux que l’étatisme socialiste, ou même démocratique, parce qu’il n’est pas une force anonyme, parce que la responsabilité est fixée sur un visage, non pas diffuse et insaisissable. Il est juste aussi de reconnaître que l’Italie avait besoin d’être dirigée par un État fort, et que l’éducation du peuple italien, au moins pour une ou deux générations encore, doit être entreprise par l’État : lorsque l’enfant sera grand, on lui ôtera ses visières ; déjà, on les lui ôte peu à peu. Il est juste aussi de reconnaître qu’un régime nouveau ne peut pas s’établir dans la douceur, sans froisser des intérêts, blesser des personnes, faire des victimes, provoquer des mécontentements contre lesquels il doit se défendre. Ceux qui protestent le plus contre le fascisme, ne se réclament-ils pas de la révolution française ? N’importe : l’État qui se considère comme une fin en soi, travaille toujours à sa propre ruine.
Voilà, me semble-t-il, les principales causes de faiblesse. Il y en a d’autres : par exemple, l’État fasciste coûte très cher et la situation économique de l’Italie n’est pas excellente, bien que le régime aide au pays à supporter la crise mieux qu’ailleurs ; l’opposition, bien que réduite au silence, croît lentement ; dans le parti fasciste lui-même, il y a des divergences et des divisions que, seule, l’autorité du Duce réussit à réduire ; enfin, subsiste, mais en s’éloignant, le danger d’un conflit extérieur.
Il n’en reste pas moins certain que le fascisme est la plus réussie de toutes les tentatives de créer un régime nouveau. Il n’en est pas moins certain que la société du XXe siècle, si elle parvient à se constituer organiquement, devra au fascisme quelques-uns de ses caractères essentiels. Il n’en est pas moins certain que le fascisme, en résolvant la question romaine, en supprimant la lutte des classes, a durablement travaillé pour l’ordre et pour la paix du monde.
CHAPITRE IX
LES ANTÉRIORITÉS
DU NATIONAL-SOCIALISME : DE L’ALLEMAND
ET DE SA PSYCHOLOGIE.
DE L’ALLEMAGNE ET DE SON HISTOIRE.
La révolution nationale-socialiste, ou plutôt la contre-révolution allemande, est d’une portée telle que l’avenir de l’Europe, de l’ordre, de la paix, et l’avenir prochain, va dépendre d’elle. Si elle arrive à devenir le mode régulier de la vie germanique, tout comme le fascisme est devenu le mode régulier de la vie italienne, il en résultera un bien général : l’ordre engendre l’ordre, et nous n’aurons un ordre européen, international, que si chaque nation commence par mettre de l’ordre chez elle. En revanche, si la révolution nationale-socialiste continue à entretenir dans le peuple allemand une fièvre de quarante degrés, si elle va jusqu’au bout de ses tendances, si elle prétend appliquer intégralement et d’un seul coup, un programme plus dynamique, semble-t-il, que constructeur, elle peut aboutir à la guerre, au communisme, à la décomposition finale de l’Europe. La révolution nationale-socialiste est sur la corde raide, au-dessus du chaos.
Il suffit d’ouvrir un atlas pour constater qu’une révolution aussi « totalitaire » est destinée à se répercuter tout autour d’elle : un écolier comprendrait cela. L’hitlérisme assume donc une responsabilité sans limites à l’égard de tout un continent, de toute une civilisation. S’il en a conscience, ce dont je doute, ou s’il arrive à en prendre conscience, ce que j’espère encore, alors l’Allemagne sera vraiment ce qu’elle doit être ; le centre de l’Europe ; sinon, elle en sera le cratère.
La différence entre les révolutions allemande, italienne et russe, réside en ceci :
Le fascisme n’était point de nature à ébranler l’Europe ; il se considérait lui-même comme un phénomène purement italien ; il le resta longtemps, ce n’est que peu à peu qu’il comprit sa portée universelle. Le fascisme est latin. Or, ce qui est latin agit d’abord sur l’intelligence : l’action du fascisme, en dehors de la péninsule, s’exerce sur les esprits, et c’est une action profonde et relativement lente. Le bolchevisme était destiné, lui, à provoquer un ébranlement immédiat, car il se présentait comme une révolution internationale, prolétarienne, à un moment où toute l’Europe était anémiée, appauvrie par la guerre et les suites de la guerre. Mais, après tout, il n’était qu’un phénomène russe : la Russie est bien lointaine, ce n’est plus tout à fait l’Europe, mais l’Eurasie, et l’esprit russe est difficilement communicable aux autres esprits qui ont beaucoup de peine de le comprendre et à l’assimiler. Il n’en est pas de même de l’Allemagne, qui est une partie beaucoup trop intégrante de l’Europe et de notre civilisation, et qui possède une force d’expansion beaucoup trop considérable, pour que l’on puisse échapper à son influence. Cela est si vrai que, depuis la guerre, déjà même avant la guerre, l’Allemagne semble avoir enlevé à la France son rôle de nation déterminante. Ce que la révolution française fut, la révolution allemande est en passe de le devenir. Aussi bien la révolution française a-t-elle épuisé tous ses effets ; elle appartient à l’histoire ; elle s’est muée, pour les Français eux-mêmes, en une tradition, en un conservatisme. Le vent qui passe sur le monde contemporain souffle contre elle.
Il est difficile de porter un jugement sur le national-socialisme. Il est à pied d’œuvre. Il commence à peine de construire. Mais il y a surtout la complexité allemande. L’Allemagne est le pays de la confusion. Elle n’en sort que par accès d’une extrême violence. Elle ne la domine que par l’organisation, forme extérieure, mécanique, de l’ordre. Sous l’organisation, la confusion subsiste toujours dans les esprits où les extrêmes cohabitent. Ce qui est vrai d’une manière générale, l’est encore plus aujourd’hui où l’Allemagne est tombée dans une confusion plus grande encore, et plus profonde, que celle où elle se trouvait au moment de la Réforme ou de la guerre de Trente ans. Si l’hitlérisme parvenait à se fixer et à durer, il aurait accompli un miracle : il aurait transformé le peuple allemand. Mais ce miracle ne sera possible que par la force : retenons-le bien.
La révolution allemande a pour idée-force le mythe de la supériorité germanique, le droit du germanisme à dominer et à organiser le monde. Ce mythe, des philosophes, des professeurs, des poètes l’ont élaboré au cours du XIXe siècle ; Bismarck qui fut, dans son génie, un grand révolutionnaire, lui a construit son temple, de style prussien : l’empire allemand. Les développements parallèles de la puissance militaire, de la puissance scientifique, de la puissance industrielle, ont poussé l’Allemagne vers ce conflit avec l’Europe et le monde qui éclata en 1914 ; suprême tentative d’imposer l’hégémonie germanique à l’Europe et la culture allemande au monde. La tentative échoua, mais l’échec n’arrêta point le processus révolutionnaire de l’Allemagne. La seule différence, c’est que les forces d’expansion, de transformation, que le germanisme contient en soi, furent ramenées sur la Germanie elle-même, comme des retours de flamme. D’où, cette anarchie, ce chaos dans quoi se débat l’Allemagne contemporaine, et dont l’hitlérisme veut la faire sortir.
I
Il y a des constantes qu’il faut avoir sans cesse présentes à l’esprit, lorsque l’on cherche à comprendre un peuple, à plus forte raison l’Allemagne et les Allemands.
La première de ces constantes, c’est la survivance de traits primitifs. La civilisation allemande est relativement récente. Elle est de cinq cents ans en retard sur la civilisation latine, du moins pour toute cette partie de l’Allemagne que Rome n’a point occupée, colonisée. Or, dans cette partie rentre la Prusse, et le fait est important à noter.
Dans les pays de vieille civilisation, le fond primitif est recouvert par les couches successives de l’expérience historique et de la discipline intellectuelle. L’expérience historique crée des traditions qui peuvent dégénérer parfois en routine, mais qui assurent la continuité nationale. De son côté, la continuité nationale empêche ces développements par explosion et rupture, qui sont toujours le signe qu’un peuple n’a pas encore pris conscience de soi-même et ne se possède pas encore. Les peuples de vieille civilisation sont attachés, en effet, à leur passé, ils vivent en profondeur plus qu’en étendue. Ils ont pris l’habitude d’employer leur cerveau, de se gouverner par le cerveau. Nous avons ainsi des nations intellectuelles beaucoup plus que sentimentales et impulsives. « Si Dieu, dit Alfred de Vigny, a placé la tête de l’homme au-dessus du cœur, c’est apparemment pour qu’elle le gouverne. » Parole française, mais non parole allemande : en Allemagne, je ne sache guère que Goethe qui aurait pu la prononcer. Les peuples de vieille civilisation attachent donc du prix à l’intelligence, à la raison ; ils ont acquis le sens de la mesure, et ils ont du goût, un mot qu’il est malaisé de définir, mais qui est une forme de la raison, lorsque celle-ci remplit sa fonction critique. De tels peuples seront rarement dupes des mots. Leur vocabulaire aura perdu tout ce qu’il avait d’imprécis et de magique ; il se sera sans doute restreint, mais il aura gagné en nuances et en précision. Enfin, les peuples de vieille civilisation sont devenus à la fois individualistes et sociables, ce qui n’est pas contradictoire et ce qui veut exprimer leur attachement aux libertés personnelles et leur besoin de vivre en société – j’insiste : en société, et non pas en association. – Ils aiment à se retrouver ensemble, à causer, à discuter, mais ils n’aiment point à vivre, ni à penser en bande, comme dirait Baudelaire. Chaque individu se sent unité indépendante, substantielle, et non fragment imperceptible d’une masse. Ils seront plus attachés, ces vieux civilisés, à leur cité, à leur terre, qu’à leur race. Ils seront des propriétaires et, comme tels, l’idée de droit sera plus importante pour eux que l’idée de puissance : le Recht, pour parler allemand, est toujours plus actuel pour eux que le Gewalt. Enfin, ils donneront plus de prix aux valeurs spirituelles qu’aux valeurs matérielles. Ils n’auront pas la superstition de l’ordre matériel, du confort, de l’exactitude, de l’hygiène.
En somme, je viens d’esquisser le portrait du Français. La France, en effet, nous apparaît aujourd’hui, par excellence, un pays de vieille civilisation. C’est dire que la France fait avec l’Allemagne le plus complet contraste. Voilà pourquoi ces deux peuples n’arrivent point à se comprendre. Il est possible que la France exagère dans son sens, mais il est certain que l’Allemagne exagère dans le sien.
L’Allemagne, cependant, ne donne pas l’impression d’un peuple jeune : elle donne l’impression d’un peuple arrivé « nel mezzo del camin di nostra vita », à l’âge des désillusions, des malheurs, mais aussi des incertitudes. À l’âge où il faudrait choisir. Mais ne demandez point à l’Allemand de choisir : il est beaucoup trop antinomique pour cela.
Ces antinomies intérieures, que l’expérience historique et la discipline intellectuelle n’ont pas encore réussi à unifier, caractérisent, en effet, le Germain. On le voit osciller entre le subjectivisme et le panthéisme. Intellectuellement, il s’enferme dans sa pensée, se rend incommunicable, se crée et se recrée sans cesse son univers, nie toute réalité objective. Socialement, il ne cesse de se mettre en troupe, de se discipliner, de marcher au pas de parade. Nul, pour le moment, n’a autant dissocié la vie de l’esprit de la vie pratique, la vie individuelle de la vie sociale. Enfin, il est incurablement romantique. Dès qu’une idée se présente à lui, il en fait un mythe. L’idée, chez lui, se prolonge en rêve, se noie dans le sentiment. Ce ne sont pas les définitions qu’il aime, mais les Schlagwörter. Car il faut toujours qu’il frappe, même intellectuellement, et qu’il assomme une conception par une autre. Il est incapable de rien résoudre ; la solution d’un problème devient pour lui un autre problème ; depuis la guerre, il vient d’inventer la « problématique ». On dit que les Allemands sont un peuple de philosophes, ce n’est pas vrai : un peuple de métaphysiciens. Or, le génie métaphysique est aux antipodes du génie pratique. Et cependant, les Allemands sont les organisateurs par excellence, jusqu’à l’excès : autre antinomie. Ils sont des inventeurs d’instruments et de machines. Ils se diffusent dans la musique. Ils se concentrent dans la chimie. Ils sont d’une extrême plasticité, capables de tout assimiler et de tout perfectionner. Pourtant, ils n’attirent pas la sympathie, et l’on arrive très difficilement à les comprendre.
Dans tout cela, je retrouve des traits primitifs. C’est toujours le barbare dans la forêt. Tantôt il est isolé, perdu, poursuivant sa vie et son rêve au fond des solitudes, ne voyant autour de soi que la nature mystérieuse, dans laquelle il se sent peu à peu absorbé. Tantôt, il rejoint sa bande, sa horde, part avec elle, serré dans le rang, pour une expédition, un Beutezug, une conquête. Car ce n’est point à la terre qu’il est d’abord attaché : cette terre est trop ingrate, mais à sa tribu, sa race, seine Sippe und sein Stamm. Il se fragmente ainsi en tribus, en familles, en petits groupes, puis tout à coup, il est saisi du désir de l’empire. Alors, il emprunte des armes aux plus civilisés que lui et contre eux ; il se croit obligé d’être brutal. Et cependant, sur l’autre versant de sa propre nature, il est bon, hospitalier, paisible même, – friedfertig – naïf, épris de jeux et de chants, de légendes. Le barbare, toujours le barbare, dans le sens primitif, héroïque du terme.
Comme tel, il sent qu’il est fort, physiquement fort, matériellement fort, politiquement fort. Mais il sent que les plus civilisés le méprisent, surtout ces Latins du sud qui se moquent de lui, de sa lourdeur, de son langage. Alors, il se produit dans le Germain ce que les psychanalystes appellent un complexe d’infériorité. L’orgueil allemand, l’impérialisme allemand, cette volonté de puissance, ce désir d’être mieux organisé que les autres, plus savant que les autres, et surtout plus moderne que les autres, c’est, je le crois, par ce complexe d’infériorité qu’ils s’expliquent.
Un autre trait primitif, c’est dans la langue allemande que je le trouve. Langue qui n’a rien de rigide, ni de décisif, rien de logique, avec sa phrase enveloppante ; langue assez souple pour s’appliquer sur toutes les autres langues et les rendre mot pour mot. Langue aussi pleine de termes mystérieux qu’on ne traduit pas, qu’on ne définit pas, mais que l’on sent, qui éveille en vous des sentiments à la fois forts et vagues : Gemüt, Heimweh, Stimmung. Langue encore très proche de la terre, et toute pleine d’images verbales. L’Allemand subit la magie des mots : quand il a employé le préfixe Ur, il pense avoir soulevé tous les couvercles de l’enfer.
Il va sans dire que je ne me représente point les Allemands contemporains comme autant de barbares à longues moustaches blondes et vêtus de peaux de bêtes, avec un cor de chasse et un épieu, dans un paysage de forêt, une tête d’auroch entre chaque tronc, un oiseau de proie sur chaque branche. On aura bien compris, je l’espère, ce que je veux signifier : un peuple qui est plus près de ses origines que le peuple français, qui n’a point encore atteint à son unité psychologique, et qui n’est point encore arrivé à opérer la synthèse des grandes contradictions naturelles dont tout homme éprouve la présence en soi.
Ce fond primitif du génie allemand est païen, panthéiste. Paganisme septentrional dont les dieux, qui aiment la mort et le carnage, qui se tuent afin de renaître et de se battre encore, se font plus entendre qu’ils ne se font voir, prennent les formes changeantes des brumes et des nuages, s’évanouissent dans la nature dont ils symbolisent les forces : Wotan veut dire le voyageur. Culte instinctif, où la vie et la mort se confondent dans le même flux qui entraîne tout. Vertige cosmique, assez analogue aux panthéismes asiatiques. Comme si une route mystérieuse reliait par les plaines, les steppes, les déserts et les montagnes, les grandes Germanies aux Indes. Comme si ce besoin d’action, de mouvement, cette fièvre de conquête, toutes ces « Forschungen », tout ce dynamisme, aboutissaient en définitive au néant même d’où ils étaient sortis. Comme si toutes ces idées et toutes ces forces ne se formaient que pour se dissoudre dans la substance même du cosmos. Comme si la volonté des hommes n’était que l’émanation passagère d’une immense volonté et que nous la recevions de notre race, de notre sang. Panthéisme phénoménal, où l’identité règne, où la contradiction s’évanouit. Paganisme d’où ne sortira point un art plastique, mais un art musical, qui n’enfantera point une sagesse, une philosophie, mais une métaphysique, et dont toute la poésie se résume dans ce vers :
Seid umschlungen, Millionen.
*
* *
L’Allemand ne donne son adhésion qu’à ce qu’il a éprouvé, vécu, senti personnellement, avec le plus d’intensité possible. Le mot Erlebnis, un des mots qu’il emploie le plus souvent, exprime cette tendance. Il a besoin que chaque chose soit pour lui un évènement, une expérience. La notion, l’idée ne l’intéressent que si elles produisent un choc intérieur. Rien n’agit sur lui qui n’est pas une force, à quoi il ne puisse répondre par un jaillissement d’énergie. En religion, par exemple, il a besoin de l’expérience mystique bien plus que de la conviction dogmatique. En philosophie, c’est moins une doctrine qu’il cherche, un système rationnel, qui se tienne logiquement, qu’une représentation du monde. Si la poésie lyrique est si riche dans la littérature allemande, c’est que, précisément, elle a un caractère personnel, qu’elle jaillit de l’Erlebnis. L’Allemand aime l’action pour l’action : l’action pour lui est le meilleur moyen d’accumuler, comme un potentiel, des Erlebnisse. Il est un être qui veut absorber le monde extérieur, qui veut pour soi tout seul Dieu, la nature, la patrie, la race, l’univers, afin de les réduire en valeurs pour son moi, son Ich. En lui, le mysticisme et le réalisme, l’abstrait et l’expérimental se rejoignent et se confondent dans un même mouvement dynamique, dans un devenir qui n’aboutit jamais à l’être.
Une autre tendance du génie germanique, c’est le besoin de transcendance. Il correspond, chez l’Allemand, à l’universalité du Latin. L’Allemand cherche toujours à creuser les choses jusqu’à leur essence. Il va de dépassement en dépassement. Il faut résoudre, pousser, fouiller, jusqu’à ce que l’on arrive à l’essence des choses, à leur Wesen – encore un mot favori –. Et même il traversera ce Wesen pour reparaître de l’autre côté, dût-il, au-delà, tomber, la tête en bas, dans le vide. Si vous placez un Allemand au pôle Nord, vous risquez de le voir un jour ressortir au pôle Sud. Car il a pour vertu la Gründlichkeit, mot dont la racine est Gründ, le fond. Gründlichkeit possède un sens plus dynamique, plus actif, que l’équivalent français profondeur. Ce n’est point contemplation, mais action, mais travail, mais responsabilité personnelle, impératif catégorique, idéalisme enfin. Intérieure, la transcendance produira des métaphysiciens, des musiciens, des poètes ; extérieure, elle fera des techniciens, des organisateurs, des conquérants, des envahisseurs. L’organisation politique ou militaire correspond ici à la méthode scientifique, Hegel rejoint Bismarck. Mais, qu’il s’agisse de science, de philosophie, ou qu’il s’agisse d’organisation pratique, de politique, l’Allemand ira jusqu’au bout, il appliquera sa méthode à fond, conformément à son plan, sans se laisser arrêter par la crainte, sans se laisser détourner par une considération quelconque.
Caractères, vertus d’une très grande race, d’une race indomptable que les obstacles ou toujours stimulée, jamais arrêtée, dont la force d’expansion s’exerce dans tous les domaines, qui, dans tous les domaines ouvre des voies nouvelles et dont l’activité, le travail – l’Allemand travaille trop, – ont, depuis deux siècles, suscité, à la fois, la crainte, l’envie et l’admiration de tous les autres peuples. Supprimez l’Allemagne par la pensée, et vous constaterez tout ce qui manquerait à la civilisation moderne. L’absence de la France ferait un vide, celle de l’Allemagne produirait un ralentissement.
II
Mais, après ces constances psychologiques, il en est d’autres qui tiennent à la géographie et à l’histoire.
Il manque à l’Allemagne un cadre naturel. Ou, pour être plus précis, je dirai que la race allemande, sauf du côté de la mer, dépasse, et de beaucoup, ce qui pourrait être ses limites naturelles. Elle traverse le Rhin, elle s’infiltre dans les vallées alpestres, descend et s’éparpille sur l’autre versant ; à l’est, elle roule par-dessus les Slaves, ne sait où s’arrêter. Il n’est donc pas étonnant que le Germain n’ait point au même degré que le Français ou l’Italien, le sentiment de la terre, qu’il ne se sente pas fixé à une terre. « Où est la patrie de l’Allemand ? Elle est partout où l’on parle l’allemand » : cette chanson populaire nous donne la formule du patriotisme germanique. Patriotisme de race, patriotisme linguistique. On est Allemand par le droit du sang, non par le droit du sol. Le Français n’a que par intermittences l’idée de réunir à soi les Wallons ou les Suisses romands, et cette idée n’est pas populaire. Le Français considère les Wallons et les Suisses romands comme des étrangers, il se préoccupe assez peu du destin auquel est soumise la langue française en Belgique ou en Suisse. Son impérialisme en Europe, celui de Louis XIV et celui de Napoléon, a pour point de départ la sécurité que peuvent procurer de solides frontières naturelles, comme celle du Rhin. La France reste le royaume, c’est-à-dire le domaine où l’on vit d’une vie nationale. L’Allemagne, en revanche, ce sera toujours l’empire, le Reich, c’est-à-dire une extension sur l’univers.
L’Allemagne est, en Europe, l’empire du milieu. Cet empire n’est donc point retenu dans un cadre ; ses vastes terres sont loin d’être aussi fertiles que les terres de France, ou celles de la Russie noire, ou celles du bassin danubien ; enfin, le climat est rude. Placez dans ces conditions une race, puissante par le nombre, prolifique, active, et vous comprendrez ce besoin inné d’expansion vers l’est, vers l’ouest, vers le sud, au-delà des mers. Il faut à l’Allemagne des débouchés, des exutoires. Longtemps, elle les a cherchés en Europe même. À partir de 1870, elle les a cherchés sur les mers, dans les colonies. Ainsi, ce complexe d’infériorité qui est, avons-nous dit, une « constante », prit, chez elle, peu à peu, la forme d’une idée fixe : celle de l’encerclement. La conclusion de « l’Entente cordiale » entre la France, l’empire britannique et la Russie, a développé cette psychose : d’où l’explosion de 1914.
Mais il est encore une autre faiblesse géographique. L’Allemagne ne possède point de centre. Sous ce rapport, que la France est heureuse ! Quand elle remonte ses grands fleuves, ceux-ci la ramènent à son point d’unité. Paris n’est pas seulement une capitale politique, c’est une capitale géographique. En Allemagne, rien de semblable. Tous les fleuves coulent parallèlement. Aucune ville ne s’impose plus qu’une autre. La capitale de l’Allemagne sera donc celle de l’État dominant dans la multiplicité, dans la complication des États germaniques. Mais cet État ne sera pas toujours le même. Ainsi, la capitale se déplace, et souvent elle n’est nulle part : Vienne, Francfort, aujourd’hui Berlin, sans parler des siècles où l’empereur allemand errait de ville en ville. Jamais, en Allemagne, une capitale ne s’imposera sans soulever des oppositions, parce que ce sera une capitale politique, non géographique.
Voilà pourquoi ce peuple qui, de par sa langue et sa race, éprouve la nostalgie de l’unité, n’arrive jamais à la réaliser d’une manière définitive. Il ne la réalise que sous une domination : hier, celle de l’Autriche ; aujourd’hui, celle de la Prusse. Aucune dynastie n’a duré assez longtemps pour devenir une dynastie nationale, et construire l’Allemagne autour d’elle comme les Capétiens construisirent en mille ans la France. Le particularisme historique et régional contrepèse sans cesse ce besoin d’unité ethnique et linguistique ; il empêche sans cesse cette unité de se former pleinement, de se maintenir. L’état d’anarchie est chronique en Allemagne. Ou l’Allemagne est livrée aux forces étrangères qui profitent de ses divisions, au besoin, les créent ; ou il faut qu’elle fasse la guerre à l’étranger, pour que l’unité s’opère en elle. Image de l’accordéon.
L’histoire de l’Allemagne est la plus compliquée de toutes. Elle manque totalement d’harmonie. Elle est surtout celle de divisions et de luttes intestines sur lesquelles le rêve impérial ne cesse de planer. Ce n’est pas l’histoire d’un peuple heureux. Que l’Allemagne soit malheureuse, c’est un fait dont il faut tenir largement compte. Mais ce n’est pas un fait nouveau : l’Allemagne fut malheureuse sous la domination napoléonienne, elle le fut durant cette guerre de Trente ans qu’elle a supportée bien plus malaisément que la France n’a supporté la guerre de Cent ans. La guerre de Trente ans fut un arrêt, une régression ; elle dépeupla le Reich à moitié ; elle mit l’Allemagne pour longtemps en retard, dans tous les domaines, et les conséquences de ce retard se font sentir encore, surtout par la hâte, la fièvre, la violence qu’elle apporte dans ses efforts pour dépasser les autres et regagner le temps perdu.
Pour comble de malheur, l’Allemagne, au XVIe siècle, a perdu le seul principe d’unité qu’elle possédât : celui de l’unité religieuse. Il eût mieux valu pour elle qu’elle fût devenue entièrement protestante ou qu’elle fût restée entièrement catholique. Elle ne s’est jamais remise de cette scission. Toujours une Allemagne protestante se dresse contre une Allemagne catholique. La rivalité entre la Prusse et l’Autriche est venue de là. La domination prussienne sera toujours, pour l’Allemagne catholique, une domination protestante, et l’Allemagne protestante aura toujours, jusqu’à la phobie, la crainte de Rome : d’où le los von Rom.
Si l’on remonte plus haut dans l’histoire, on doit regretter pour l’Allemagne qu’elle n’ait pas subi tout entière la domination civilisatrice de l’empire romain. La coupure n’est pas seulement sensible entre l’Allemagne protestante et l’Allemagne catholique ; elle est encore sensible entre l’Allemagne qui fit partie de l’imperium, et l’Allemagne qui resta en dehors du limes. La première se définit occidentale, elle se voit toute proche de l’Italie et de la France, elle est tout imprégnée de civilisation latine ; ses mœurs et ses traditions la ramènent vers le monde méditerranéen. C’est l’Allemagne du sud et du Rhin, l’Allemagne des villes impériales, des grands évêchés, une Allemagne où l’homme est plus stable qu’ailleurs, plus attaché au sol ou à la cité, une Allemagne où il y a de la pierre et de la vigne, une Allemagne de bourgeois et de paysans libres. L’autre, en revanche, est demeurée plus barbare, plus instable, plus dangereusement dynamique ; elle considère le Latin comme son ennemi, la civilisation occidentale comme étrangère ; elle regarde vers les pays slaves – n’est-elle pas imprégnée de slavisme ? – vers la Russie, vers l’Asie. C’est pourquoi j’appellerais volontiers, la première, Alémanie, et Germanie, la seconde.
III
Qu’est-ce que l’Allemagne avant l’intervention unificatrice de la Prusse ? Une masse amorphe, mais douée d’une anarchie dynamique.
Cette masse se dessine au IXe siècle. Réservoir de peuples, peuple des peuples. Elle n’a pas même de nom. C’est, tantôt la Germanie, le nom que lui ont donné les Romains et que les Anglais garderont tel quel : la part de Louis, au démembrement de l’empire carolingien ; tantôt la France orientale ; tantôt la terre des Teutons, comme les Italiens l’appellent, d’où viendra le nom de Deutschland ; tantôt le pays de tous les hommes, l’Allemagne.
Au sud et à l’ouest, on sait à peu près où elle s’arrête, mais à l’est, où commence-t-elle ? Slaves et Germains se mêlent encore. Au Xe siècle, un de ses rois va chercher à Rome la couronne de Constantin ; c’est Othon Ier qui revendique la succession de Charlemagne et se fait sacrer empereur en 962. Ainsi commence le Saint empire romain. Il semble, en effet, que la nationalité germanique va succéder à la nation romaine, reconstituer l’imperium. Mais ce n’est qu’une idée théologique et un décor. La faiblesse du Saint empire est celle-ci : point de dynastie fixe. Pour être élu empereur, il suffit, en droit, d’être un homme libre et un chrétien : n’importe quel paysan libre de la Suisse primitive eût pu être candidat. Cet empereur, qui est universel, est en même temps ambulant. Son empire est un tas de sable, mouvant comme le sable, mou comme le sable et, comme lui, composé de grains non agglomérés. Presque point de droit public ; encore ce droit public, relevant de la théologie, possède-t-il un caractère mystique et transcendantal ; il n’a point de contact avec la réalité sociale et politique ; il plane au-dessus de droits particuliers, et il y a autant de droits particuliers que de grains dans le tas de sable. Ni accords, ni compromis, ni contrats juridiques : dès cette époque, on voit que l’Allemand y répugne, pour s’incliner intellectuellement devant l’idée, et pratiquement devant la force, le Faustrecht.
Ce Saint empire, qui n’est ni saint, ni romain, ni germanique, ni surtout empire, comme il est sans limites précises, tend à l’expansion, mais il est incapable de résister aux poussées venues du dehors.
On le voit se dilater du côté de la Pologne, du côté de la Bohême, le long de la Baltique, sans parler des descentes en Italie, des conflits avec la France, entre l’Escaut et le Rhin. Avec la hanse commence son expansion économique, s’affirme son dynamisme maritime et colonial. Mais il est constamment menacé, parce qu’il est constamment ouvert. Sa masse fait peur et sa faiblesse attire. Il est refoulé d’Italie. La formation des États scandinaves risque de lui enlever le rivage de la Baltique. L’unité espagnole et l’unité française se font en partie contre lui et vont peser sur lui, lourdement, comme des étouffoirs. À l’intérieur, des puissances féodales se constituent aux dépens des villes et des petits nobles qui dépérissent. Ces puissances tendent à prendre la forme de nations. La plus forte est celle des Habsbourg. Les Habsbourg auraient pu faire l’unité allemande, mais ils sont venus trop tard, et d’ailleurs leur centre se trouvait à la périphérie de l’empire. L’empire qu’ils vont se tailler eux-mêmes, sera plus slave et hongrois que latin ; c’est vers l’Orient que le cours du Danube les entraîne.
Dès la fin du XVe siècle, un malaise immense se répand sur tous les peuples germaniques, une « crise », dirions-nous aujourd’hui. Mais il faut un malaise, il faut une crise, pour que l’Allemagne arrive à prendre conscience de soi-même, arrive au Selbstbewusstein. Cette crise fut religieuse : Luther et le protestantisme, c’est la première révolution allemande, le Führer compris, la première forme du nationalisme allemand.
La seconde crise fut la guerre de Trente ans. Alors apparut la Prusse. Je vais en parler, et l’on reconnaîtra ce que je dois à Lavisse et à Bainville.
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* *
La Prusse, ne représente, ni une tribu, ni une terre. C’est la création d’une dynastie, les Hohenzollern. Ces Hohenzollern sont venus du sud, de la Souabe, comme les Hohenstaufen. La Souabe est, en Allemagne, la région de l’intelligence et de l’initiative. À la porte du Burg d’où ces Hohenzollern ont pris leur essor, on lit encore cette devise ambitieuse : « De la montagne à la mer » ; cette devise contient toute leur histoire qui est un magnifique exemple de volonté continue. La Prusse, c’est trois amorces, trois morceaux. Il y en a un au centre de l’Allemagne, sur l’Elbe ; un autre, à l’ouest, pas loin du Rhin ; un dernier, tout à l’est, et c’est la marche avancée des chevaliers teutoniques, en plein pays slaves. Les Borusses, qui finiront par donner leur nom à l’ensemble, sont une peuplade slave établie sur le littoral baltique, entre la Vistule et le Niemen ; païens obstinés, que les chevaliers teutoniques refoulèrent et décimèrent.
L’ambition des Hohenzollern était de réunir ces trois morceaux et de constituer ainsi un État puissant dans l’Allemagne du Nord. Ils n’y seraient point arrivés sans la guerre de Trente ans et sans la politique française. Richelieu, puis Mazarin favorisèrent les Hohenzollern : ce fut là une erreur dont ils ne s’aperçurent point, dont ils ne pouvaient prévoir les conséquences. Dans leur crainte des Habsbourg, ces deux grands ministres s’appuyèrent sur les princes protestants, et ils commirent ainsi, à l’égard du catholicisme, une trahison dont, ni eux, ni les rois très chrétiens n’eurent conscience. Lorsqu’ils intervinrent, Ferdinand II était en train d’éliminer le protestantisme de l’Allemagne et de refaire l’unité religieuse, comme les rois de France étaient en train de la refaire eux-mêmes dans leur propre royaume ; si Ferdinand II n’en eût été empêché par la politique française, l’Allemagne n’eût jamais souffert de cette déchirure interne qui l’affaiblit encore aujourd’hui. Les traités de Westphalie achevèrent de tuer l’idée de chrétienté, de substituer une politique d’équilibre et d’alliances à une politique fondée sur le droit chrétien et sur le principe de l’unité chrétienne. Ce fut un mauvais système que celui qui devait consister à entretenir l’anarchie en Allemagne : il faudrait être aveugle pour ne pas le voir aujourd’hui.
Les traités de Westphalie consacrèrent la Prusse. Celle-ci constitua, sur le modèle de la monarchie française, non un État national, mais un État administratif et militaire. Malgré la dureté des temps et l’appauvrissement général, le grand électeur et les rois qui lui succédèrent, surent former, maintenir, augmenter, avec beaucoup de sacrifices, une armée qui était la seule armée redoutable en Allemagne, et par le nombre, et par l’armement, et par la discipline. Cet exemple ne sera jamais perdu. La Prusse fut durement unificatrice. Partout où elle s’implante, elle supprime les privilèges anciens. Aux protestations, le prince répond : « La nécessité ne connaît point de privilèges », et c’est déjà le « Not kennt kein Gebot » de 1914. Ainsi, cet État, qui possède les terres les plus infertiles de toute l’Allemagne – des sables et des marais – devient une puissance. Œuvre de la volonté humaine, c’est la volonté qui le dirige, la volonté de l’État. Le roi de Prusse ne dit pas : « L’État c’est moi », mais : « Je suis le premier serviteur de l’État ». L’État devient donc une volonté organisée qui se soumet et qui absorbe toutes les autres : cette idée de l’État, cette Staatsgedanke, la Prusse en fera l’idée directrice de toute l’Allemagne. Hegel, plus tard, la justifiera philosophiquement.
Cet État n’a pas de peuple. Il s’en donne un par la colonisation. Il fait venir chez soi, il naturalise tous ceux dont il a besoin, qui peuvent lui être utiles. Cet utilitarisme amène à pratiquer une politique de tolérance religieuse. À la révocation de l’Édit de Nantes, il accueille en masse les calvinistes français qui vont lui fournir des officiers, des lettrés, des commerçants. Il accueille des sectes, des mennonites, des hussistes. Loin d’être antisémite, il favorise l’établissement des juifs à Berlin – cette capitale qu’ils ont créée quasi de toutes pièces – et désormais, il y aura toujours à Berlin une aristocratie juive, riche et intellectuelle. Frédéric II fera venir de France des « philosophes » et de Suisse, des professeurs. À la suppression de l’ordre, il appellera les jésuites, parce qu’ils sont d’excellents éducateurs. Le grand dramaturge autrichien, Grillparzer, dira : « Berlin s’apercevra toujours plus que sa culture, elle la doit à des Français et à des juifs de seconde classe. »
Cette culture n’a aucune base religieuse : au contraire, elle est faite d’indifférence, de scepticisme ; l’athéisme même y trouvera un excellent bouillon. Sa raison d’être est politique : le service de l’État, le culte de l’État. Peu importe les idées, pourvu que l’État puisse les utiliser, politiquement, pratiquement. L’État s’estime assez fort pour dominer les idées, tout en les laissant libres et anarchiques. Il a d’ailleurs besoin de prestige intellectuel, et il imite le mécénat des rois de France, quitte à surveiller, à censurer et à sévir.
La Prusse ne saurait produire une civilisation. En Allemagne, la civilisation est ailleurs : sur les bords du Rhin, dans les vieilles villes épiscopales ; elle est dans le sud, elle est en Autriche, en terre catholique, derrière l’ancien limes des Romains. Cette civilisation, paisible, variée, continue, enracinée, la Prusse en est jalouse et ne demande qu’à la détruire. Elle lui oppose sa Kultur, beaucoup plus pauvre, mais volontaire et dynamique ; cela encore, il faut le retenir aujourd’hui.
« Wo ein Wille ist, da ist ein Weg », « où il y a une volonté, il y a un chemin » : cette parole, que tant d’hommes politiques devraient méditer, c’est, dans l’histoire d’Allemagne, celle de la Prusse. C’est parce qu’ils avaient une volonté, que les Hohenzollern se sont ouvert un chemin de la montagne à la mer et que, de la montagne à la mer, des Vosges au Niémen, ils ont établi le second Reich.
Cette volonté, par l’éducation, par la discipline, par la contrainte, mais aussi par l’exemple, ils l’ont transfusée dans le sang d’un peuple qu’ils avaient formé de tant d’éléments composites. Ils en ont fait un tempérament. « Je suis un Prussien, connaissez-vous mes couleurs ? le drapeau blanc et noir flotte devant moi ; que le jour soit trouble ou qu’il fasse un joyeux soleil, je suis un Prussien, je veux être un Prussien... Que la foudre fende le rocher ou le chêne, moi, je ne tremblerai pas, car je suis un Prussien, je veux être un Prussien ! »
Mag Fels und Eiche splittern,
Ich werde nicht erzittern ;
Es stürm, es krach, es blitze wild darein :
Ich bin ein Preusse, will ein Preusse sein !
Voilà ce que ce peuple chante depuis un siècle, voilà ce qu’il chante plus que jamais aujourd’hui. La Prusse inspire la crainte, mais elle force l’admiration. Elle est entrée comme une barre de fer dans le sable allemand ; le fer était aimanté : il a transformé ce tas en bloc.
Car, seule, la Prusse était capable d’exercer en Allemagne la primauté impériale ; seule, elle était capable de faire l’unité allemande. Elle le voulait, elle s’y était préparée. Elle possédait des cadres tout prêts : une armée, une bureaucratie, un corps enseignant, une noblesse. On s’est moqué du Junker prussien. Le personnage est facile à tourner en ridicule ; il descend du baron de Thunder-ten-Tronckh, imaginé par Voltaire. Il est borné, peu lettré, servile devant ses supérieurs, arrogant pour ses inférieurs, brutal, sans égard et sans pitié : cela, c’est sa caricature. En réalité, il est énergique, fidèle, discipliné, plus cultivé qu’il n’en a l’air ; il a une haute idée de soi-même et de sa mission. Il est enraciné dans ses traditions et dans ses devoirs. Ce n’est pas le noble français pour qui le roi est le premier des gentilshommes. Les Junker sont une noblesse créée par le roi de Prusse pour son service à lui, une noblesse d’officiers et de fonctionnaires, mais aussi de colonisateurs. C’est une équipe de fer, puisque tout est de fer en Prusse, une équipe habituée aux privations et aux malheurs. Une élite, barbare, admettons-le sans trop y croire, mais une élite.
Pour achever le portrait du Prussien, je dirai encore ceci :
D’avoir été, à l’origine, un chevalier debout sur la marche extrême du christianisme, contre les Slaves encore païens, le Prussien a gardé un esprit missionnaire, mais un esprit qui impose la vérité, sa vérité, par la force des armes. D’avoir appartenu à la dernière région de l’Allemagne que le christianisme ait atteint, le Prussien a gardé dans son subconscient un fonds de paganisme nordique : Wotan, le voyageur, est toujours là. Mais la race prussienne possède une vitalité, une promptitude d’action que le reste de l’Allemagne ne possède pas : comme on est loin de la Gutmütigkeit et de la mollesse autrichiennes ! Le Prussien est organisateur ; comme le Hongrois, il ne se laisse jamais abattre. Mais son esprit est sec, schématique. Il manque totalement de psychologie. Il se renferme dans son moi comme dans une armure. La domination prussienne est nécessairement centralisatrice. Enfin, l’on trouve chez le Prussien, et sans doute l’apport slave y est-il pour quelque chose, un « Sturm und Drang » qui se transpose sur le plan des sentiments et des idées, qui le pousse aux extrêmes, qui devient un besoin de se dépasser soi-même et de dépasser son temps. L’esprit prussien représente donc en Allemagne la force impérialiste et révolutionnaire par excellence. Parce que, chez le Prussien, les sentiments et les idées ne demeurent point dans l’intérieur des cerveaux, dans la fumée bleue des pipes, la mousse de la bière, dans les formules de la philosophie, les vers de la poésie, les notes de la musique ; mais les sentiments et les idées tendent à se transformer en action : « Am Anfang war die Tat ». Le Prussien agit vite, par attaques brusquées. Le Prussien est l’entraîneur de l’Allemagne.
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La volonté prussienne de dominer l’Allemagne s’affirme dès Frédéric II. Mais, pour dominer l’Allemagne, il faut éliminer l’Autriche. L’entreprise commencée par le roi philosophe, s’achève à Sadowa.
Cette emprise de la Prusse équivaut, pour l’Allemagne, à une longue révolution. C’est la destruction systématique du Saint-Empire. C’est le renversement du limes, la victoire de la Germanie sur les Alémanies, du Nord sur le Sud. Toute une conception, tout un droit, toute une civilisation tombent. L’axe est complètement déplacé. Une Allemagne moderne surgit sur les ruines de l’ancienne. Ce que la révolution de 1789 fut pour la France, les guerres de 1866 et de 1870 le furent pour l’Allemagne.
Œuvre de Bismarck. Bismarck, c’est l’esprit du Junker prussien, poussé jusqu’au génie. Ce fils de hobereaux poméraniens avait été élevé dans l’atmosphère du relèvement national, du soulèvement contre la domination napoléonienne. Deux idées l’ont, toute sa vie, dirigé : la haine de la France, l’unité de l’Allemagne. Son idéal est tout entier dans ces paroles de Fichte : « Est-il un noble caractère qui ne désire contribuer, si peu que ce soit, par l’action ou par la pensée, à la perfectibilité indéfinie et ininterrompue de sa race ? Quel est l’homme qui ne veuille jeter dans les espaces du temps quelque chose de neuf et d’inusité, quelque chose qui durera éternellement, même ici-bas ? » Élevé à la prussienne, enfermé dès l’âge de six ans dans un pensionnat où l’on était conduit manu militari et mal nourri, il avait commencé par être ce que sont tous les autres : un élève plus ou moins doué, mais travailleur, un étudiant qui suivait peu les cours et s’amusait avec bruit, même avec grossièreté. À l’Université, il avait donné, comme tous les autres, dans les idées libérales et républicaines. Puis, il avait suivi la filière administrative, fait son service militaire, mené la vie d’un gentilhomme campagnard. On l’appelait le Junker fou, à cause de ses folles chevauchées et de ses aventures excentriques. Elles le rendirent populaire et le firent entrer dans la politique. Il s’y révéla monarchiste, antisémite, pétri de préjugés qu’il cultivait soigneusement et, dans ses paroles, d’une franchise, d’une audace, d’une brutalité qui effrayaient les diplomates et les parlementaires.
Bismarck eut une volonté, un impératif catégorique. Il voulut faire l’unité allemande et il la fit, mais avec des moyens parfaitement révolutionnaires. Depuis 1848, le besoin d’unité s’affirmait, pour des raisons économiques et sentimentales à la fois. L’unité allemande était une exigence du commerce et de l’industrie qu’impatientaient, à juste titre, toutes les barrières intérieures, et un postulat romantique de poètes et de philosophes, d’étudiants à longs cheveux sous la casquette, à discours et à chansons. Deux tendances s’affrontaient : celle de 1848, qui était libérale, humanitaire jusque dans son nationalisme, et républicaine, socialiste dans le fond de son cœur ; l’autre, qui était traditionnelle, monarchiste, fidèle au système de la Sainte-Alliance. Le génie de Bismarck sut les combiner au profit de la Prusse. Son « idée de derrière », c’était de détacher peu à peu la Prusse de la Sainte-Alliance, de la mettre à la tête du mouvement national, d’éliminer l’Autriche. Il a très bien compris que l’unité ne serait solide que par la Prusse. Il a parfaitement vu ce qu’était l’Allemagne : la masse amorphe, le tas de sable. Mais il a parfaitement vu aussi le genre de force que cette Allemagne possédait. Incapable d’une action politique, incapable d’ordonner le réel, comme on dit en philosophie scolastique, le génie allemand se réfugiait dans les régions inaccessibles de la pensée, de la poésie, de la science. Elle se condensait dans les nuages métaphysiques. Bismarck, et ce sont ses propres paroles, la fit retomber sur le roc en pluie de fer et de sang. Dès 1849, il est ennemi de toute confédération : « Notre peuple, dit-il dans un discours, n’éprouve nullement le besoin de voir son royaume prussien se dissoudre dans cette fermentation corrompue de la licence allemande du Sud. Sa fidélité ne s’attache pas à une présidence fédérale, qui n’est qu’une feuille de papier, ni à un conseil de souverains où la Prusse n’a que le sixième des voix. Elle s’attache à notre vivante et libre royauté, au roi de Prusse, à l’héritier de ses pères. Ce que veut le peuple, nous le voulons tous. Nous voulons que l’aigle prussienne étende son vol protecteur et domine depuis Memel jusqu’au Donnersberg. »
Telle fut l’œuvre de Bismarck : dans d’autres circonstances, l’hitlérisme la reprend aujourd’hui.
IV
La Prusse a donc réalisé à son profit l’unité allemande ; elle seule pouvait le faire, car elle seule possédait l’esprit, la volonté, l’organisation, l’absence de scrupules, la Rücksichtlosigkeit qu’il fallait pour mener à chef cette œuvre difficile, presque impossible.
Mais les conditions préalables existaient en Allemagne : ce fut le génie de Bismarck de les dégager.
L’une est d’ordre intellectuel et sentimental. L’autre, d’ordre économique.
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Sur quoi, en effet, l’unité de l’Allemagne pouvait-elle se fonder, ou plutôt sur quoi ne pouvait-elle pas se fonder ?
Depuis la Réforme, elle ne pouvait pas se fonder sur l’idée religieuse, puisque l’antagonisme entre les protestants et les catholiques formait le plus grand obstacle à l’unité. Elle ne pouvait pas se fonder non plus sur une conception géographique, le Reich étant sans limites précises. L’histoire elle-même ne fournissait rien à l’Allemagne : ni une dynastie, ni une tradition commune, ni même une idée politique. Que restait-il donc ? une idée de race et des intérêts économiques.
L’idée de race et les intérêts économiques forment le plafond et le plancher entre quoi s’est construite l’unité allemande. Mais ce sont des apparitions toutes modernes. Sans doute, elles ont leurs antériorités. On peut dresser leur arbre généalogique. Pour l’idée de race, on remonte aisément jusqu’à la Réforme et jusqu’à Luther. Pour les intérêts économiques, au développement des villes, de leur artisanat, de leur bourgeoisie commerçante, à partir du XIIIe siècle, par exemple à la Hanse. En réalité, pour l’idée de race comme pour les intérêts économiques, il faut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle.
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C’est au XIIIe siècle que, d’une manière définitive, l’Allemagne prend conscience de son génie propre. Elle en prend conscience intellectuellement. Elle était politiquement si morcelée, si émiettée, que le domaine de l’esprit était le seul où elle pût édifier la première forme, toute idéale, de son unité. L’Allemagne moderne correspond avant tout à une idée transcendante, à un Sturm und Drang à travers tous les obstacles entassés les uns sur les autres par la réalité même. L’idée allemande est ainsi une protestation constante contre la réalité, un effort pour s’imposer à la réalité. L’idéalisme de la pensée postule la violence de l’acte. Domination de la pensée sur les faits. Et de la pensée la moins réaliste. L’histoire, même l’histoire d’Allemagne, joue un rôle secondaire dans la conception de l’unité allemande au XVIIIe siècle. Non, ce qui importe, c’est la poésie, c’est la musique, c’est la métaphysique. Le Wesen allemand, on cherche à l’atteindre par des voies subjectives, puisqu’on ne possède rien encore pour l’objectiver. Chaque poète, chaque musicien, chaque philosophe s’efforce d’en prendre conscience personnellement, de l’exprimer suivant son tempérament et sa sensibilité propres. Mais ce Wesen, cette idée allemande, comment va-t-on les saisir ?
S’il est vrai que le meilleur moyen de se définir, c’est encore de s’opposer, voilà bien une vérité allemande. Précisément parce qu’elle n’a point de limites, parce qu’elle ne correspond à aucune réalité objective, nationale, telle que l’histoire ou la terre, la pensée allemande est un germe théologique qui fructifie dans une ambiance cosmopolite. Car l’idée du Reich est une idée théologique et universelle à la fois. On la verra se particulariser autour d’une race, puis tendre de nouveau à l’universel par l’impérialisme qui se fonde, à son tour, sur la supériorité de la race et sa mission divine. Du moyen-âge au XVIIIe siècle, en passant par la Réforme, ce que la pensée allemande a produit de plus profond et de plus original, ce sont encore des œuvres de théologie mystique, c’est dans ce domaine qu’elle fut inventive. Ce génie théologique s’est laïcisé, et il est devenu métaphysique.
Mais il y a l’ambiance cosmopolite. Le XVIIIe siècle est cosmopolite en littérature, ou plutôt, il le devient. Il l’est en Allemagne plus qu’ailleurs, parce que la littérature allemande est pauvre, comparée aux autres littératures, à celle de l’Angleterre et de la France. L’Angleterre et la France donnent l’impulsion, la première par sa littérature d’imagination, la seconde, par sa littérature de pensée. Dans la littérature anglaise, l’Allemagne, en vertu d’affinités de races, et même de langues, cherche la sienne, comme elle cherche sa pensée dans la pensée française. Mais ce qui est positif dans le premier cas, est négatif dans le second. Elle se révolte contre la domination des classiques français, contre l’art poétique de Boileau et la tragédie de Racine, après s’être mise à leur école pour y apprendre à écrire et à composer. Elle se révolte au nom de son romantisme congénital, latent, dont les moyens d’expression lui seront fournis par l’Angleterre. En revanche, ce qu’elle trouve dans la « philosophie » française, c’est l’esprit critique, l’affranchissement. Cet esprit critique, elle va l’employer pour trier les valeurs étrangères, afin de garder celles-là seulement dont elle a besoin pour se concevoir, celles-là seulement pour lesquelles elle éprouve des affinités électives : Wahlverwandschaften, titre que Goethe donnera en 1809 à l’un de ses romans.
Mais l’esprit allemand a reçu, dès le XVIe siècle, une première éducation, celle de l’humanisme, il en demeure imprégné. Pour l’antiquité, il garde un culte de philologue et d’archéologue. Aussi bien la souplesse de sa langue lui permet-elle d’adapter de la manière la plus exacte sa prosodie à la prosodie antique. Lorsqu’après l’effervescence désordonnée du Sturm und Drang, la littérature allemande éprouvera le désir de se fixer, d’atteindre à la perfection, c’est aux modèles antiques, aux Grecs surtout, qu’elle aura recours. Car, dans ce domaine encore, elle choisit selon ses affinités, et celles-ci vont aux Grecs parce que le génie grec est plus esthétique, plus dynamique aussi, que le génie romain.
Mais la pensée allemande, qui se cherche ainsi à travers l’espace et le temps, est naturellement poussée dans la direction de ce qui est populaire, primitif, barbare. Herder l’a engagée dans cette voie. Et Klopstock avant Herder, car c’est Klopstock qui a découvert les Eddas scandinaves et les bardes, qui les a révélés à l’Allemagne comme les premiers monuments d’une religion et d’une poésie purement germaniques. Encore ne s’en serait-il point avisé si l’Anglais Macpherson n’avait imaginé Ossian, et si le Genevois Mallet n’avait commencé de traduire les poèmes scandinaves. De son côté, le Zurichois Bodmer avait déterré le moyen âge allemand : les Minnesinger, les Nibelungen. Encore une autre tradition à quoi la pensée allemande va se relier.
Ce dont cette pensée est en quête, nous le savons : c’est son propre germanisme. Ce germanisme, ce n’est pas une civilisation, mais une Kultur. Lorsque l’Allemand considère la civilisation de son pays, force lui est de reconnaître qu’elle est formée d’apports étrangers, qu’elle est un produit composite où l’on retrouve l’Europe entière : l’antiquité, la Renaissance, l’Italie, l’Espagne, et maintenant l’Angleterre, et surtout la France, dominatrice et séduisante. C’est en premier lieu contre la France, en lui empruntant ses idées et ses moyens d’expression, que l’Allemagne se définit. Ce mot de Kultur exprime, en effet, ce que l’Allemagne veut ; il exprime son effort individuel, subjectif, vers le devenir, son effort de se concevoir comme une énergie primitive. Cette énergie se condense dans les intelligences qui l’élaborent en pensée, pour que les volontés ensuite puissent l’imposer, comme un moule de fer, au « tas de sable ». La Kultur allemande a donc pour matière, non pas une nation, puisque l’Allemagne n’en est pas une, ni même un peuple, mais une race, et pour forme, la langue de cette race.
Cette race, il s’agit de la trouver là où elle est restée pure, à l’abri des influences étrangères, là où elle n’a point subi les atteintes de la civilisation latine. Ce sera, géographiquement, dans l’extrême Nord, au-delà du limes, même, s’il le faut, en dehors de l’Allemagne, dans la Germanie scandinave ; historiquement, à travers le moyen âge, dans les temps barbares et mythologiques. À l’égard de cette race, il sera un devoir de conserver intactes ou de restituer les vertus que prône Tacite par opposition à la corruption romaine, ce Tacite dont les Allemands prennent tout à fait au sérieux la satire déguisée que sont les Mœurs des Germains.
Les Allemands ont une tendance de plus en plus prononcée à donner au mot race un sens strictement ethnique. Lorsque des Français, comme Gobineau et Lapouge, ou un Anglais, comme Chamberlain, auront posé en dogme la supériorité de la race nordique, les Allemands s’empareront avec joie de cette idée, de ce mythe. Leur complexe d’infériorité prendra ainsi sa revanche. Le même effort d’épuration devra porter sur la langue ; réaction nécessaire, à quoi nous devons des chefs-d’œuvre.
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Mais il y a les intérêts économiques.
La base matérielle, le plancher. Ici encore, nous avons à remonter au XVIIIe siècle. La guerre de Trente Ans avait ruiné l’Allemagne. L’effort de relèvement économique fut donc tardif, mais puissant. Il partit des villes, il prit tout de suite un caractère commerçant et industriel. Les « despotes éclairés » du XVIIIe siècle, conformément aux idées économiques de celui-ci, vouèrent tous leurs soins à stimuler la production, et déjà l’on voit s’affirmer l’intervention de l’État.
Mais l’industrie et le commerce se sentaient gênés, dans l’Allemagne de l’ancien régime bien plus qu’en France, par les barrières douanières qui se dressaient autour de chaque État, et ces États étaient innombrables. Ils se sentaient gênés par le protectionnisme des villes libres, des princes et des principicules. Ils se sentaient gênés, dans l’intérieur des États, par les péages et les octrois. Octrois, péages et douanes entretenaient un fonctionnarisme tatillon, policier, tout bardé de règlements. Or, l’industrie et le commerce, comme ils ne pouvaient concurrencer la France et l’Angleterre sur les marchés extérieurs – l’Allemagne était cliente, et de l’Angleterre, et de la France – avaient d’autant plus besoin du marché allemand tout entier. De là un Sturm und Drang vers l’unité économique de l’Allemagne, parallèle au Sturm und Drang des esprits. L’aboutissement de l’un et de l’autre ne pouvait être que l’unité politique.
C’est ce que M. Pierre Benaerts nous rappelle, ou plutôt nous apprend, dans son livre tout récent sur les origines de la grande industrie allemande. « Un travail patient d’amalgame économique, nous dit-il, a cimenté solidement les différentes parties du corps germanique. » Et ailleurs : « L’évolution économique et sociale a devancé la transformation politique. » Nous ajouterons : elle l’a rendue possible.
Dans ce domaine encore, la Prusse prit l’initiative. Ce fut une « initiative de crise ». Après la domination napoléonienne, l’Allemagne entière, comme d’ailleurs l’Europe entière, se trouvait appauvrie. Tout comme aujourd’hui, il ne s’agissait pas simplement d’une crise, superficielle et momentanée, de crédit ou de production ; il s’agissait bel et bien d’une crise de structure. En effet, toute la structure économique de l’ancien régime s’était effondrée, il fallait en construire une neuve. Le point de départ fut la réforme financière et douanière entreprise par la Prusse de 1818 à 1821. L’idée nouvelle, c’est le Zollverein. Il est en germe dans la Confédération germanique fondée en 1815, il s’exprimait dans les statuts de celle-ci. Le Deutscher Zollverein fut constitué en 1834. Il se propage de proche en proche : le dernier État qui finit par y adhérer est l’Oldenbourg, en 1851. Le Zollverein est remanié, étendu en 1866, après Sadowa : l’Autriche en est exclue, mais la Saxe, le Wurtemberg et la Bavière y entrent. Désormais, l’unité économique de l’Allemagne est réalisée : l’unité politique n’a plus qu’à suivre. Elle suit en 1871 ; mais, dès 1869, la Prusse a constitué, sous sa présidence, un parlement douanier où délibèrent en commun les représentants de l’Allemagne du Nord et de l’Allemagne du Sud. Le Zollverein, c’est donc la première forme, la première amorce de l’impérialisme allemand : avant 1914, l’Allemagne songeait à y rattacher de petits pays limitrophes, par exemple la Suisse. Toujours à la veille de la guerre, la fameuse convention du Saint-Gothard que le gouvernement fédéral avait eu l’imprudence de conclure et qui avait soulevé l’opposition des patriotes, était un premier pas dans la voie du Zollverein. Si l’Allemagne d’aujourd’hui arrive à reconstituer sa puissance économique, il serait fort possible qu’elle reprît cette arme en main.
Entre le Zollverein de 1834 et celui de 1866, l’industrialisme moderne commence son règne en Allemagne. « Une riche et puissante bourgeoisie d’affaires a grandi, cependant que sombrait la vieille classe artisanale et que grossissaient les effectifs du prolétariat des fabriques. Le socialisme est entré dans le domaine des possibilités, non comme une doctrine de minorités intellectuelles ou révolutionnaires, mais comme un phénomène de masses. Appuyées sur des ressources matérielles jusqu’alors négligées, mais exceptionnellement riches, les énergies nationales se sont éveillées, le peuple allemand a trouvé une confiance et une audace qui lui faisaient encore défaut. Il a puisé dans la prospérité matérielle le sentiment de son aptitude à rivaliser désormais avec les autres nations et ses efforts ont convergé vers ce qui lui paraissait l’aboutissement nécessaire d’un tel progrès : la réalisation de l’unité politique. » M. Benaerts, que nous venons encore de citer, met ainsi en évidence les trois forces qui, désormais, malgré les apparences, vont agir de concert. D’abord, le parti des industriels, ce parti national-libéral sur qui va s’appuyer Bismarck, et qui absorbe l’ancien esprit républicain de 1848, pour le transformer en un esprit de progrès matériel et d’impérialisme économique. Ensuite, le parti socialiste qui pousse aux réformes sociales, mais qui profite de la prospérité générale et désire qu’elle s’étende aux ouvriers ; parti qui est bien dans la main de ses chefs et dont la devise est : discipline et obéissance ; parti qui sait être gouvernemental, parce qu’il est réaliste et que ses intérêts sont liés aux intérêts mêmes de l’Empire. Enfin, l’État qui favorise de tout son pouvoir le développement économique, lui prépare l’appui d’une armée et d’une flotte, lui cherche et lui trouve des débouchés coloniaux, entreprend de soi-même les réformes sociales les plus hardies ; l’État qui est prêt, s’il le faut, à devenir socialiste, à combiner socialisme et nationalisme, à les englober dans sa toute-puissance organisatrice. On peut bien dire que la guerre de 1914 fut une entreprise d’impérialisme économique.
L’industrialisme allemand fut donc la forme toute moderne, toute concrète, que revêtit, au cours du XIXe siècle, surtout à partir de 1871, la « volonté de puissance » d’une race dynamique, que ses frontières n’arrivaient plus à contenir, dont la prospérité semblait consacrer la supériorité, dont le génie actif, créateur, organisateur, savait admirablement unir la pensée et le travail, la science et la technique. L’industrie et le commerce allemands semblaient donc assurer à cette race la domination du monde.
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La transformation économique nous amène à nous demander si l’Allemagne a jamais possédé une véritable bourgeoisie, si elle a vraiment connu le libéralisme :
M. Pierre Viénot prétend que l’Allemagne n’a jamais eu de véritable bourgeoisie, qu’elle n’a jamais connu la civilisation bourgeoise. Il faudrait s’entendre. En ce qui concerne l’Allemagne au delà de l’Elbe – sauf Berlin où la bourgeoisie, récente et sans traditions, était toute pénétrée de judaïsme – M. Viénot a raison. Mais en ce qui concerne l’Allemagne du Sud, l’Allemagne du Rhin, les villes hanséatiques, il a tort. Je dirais même que la civilisation bourgeoise s’y est épanouie beaucoup plus fortement qu’en France, et cela dès le XIe siècle. C’est le long du Rhin, de la Suisse aux Flandres, qu’ont fleuri les libertés municipales, que s’est développée la civilisation bourgeoise des XIIIe, XIVe et XVe siècles. C’est dans une ville comme Cologne qu’il faut chercher le type juridique des franchises urbaines. La véritable révolution que fut l’émancipation des communes, n’a pas seulement eu les villes belges pour théâtre, mais aussi les villes allemandes. Il existe un type allemand de bourgeoisie, type qu’il faut étudier dans des cités comme Nuremberg, Cologne, Mayence, Augsbourg, sans oublier les villes alsaciennes et les villes suisses, car ces bourgeoisies forment un ensemble. Des organisations comme celle de la Hanse, ont un caractère bourgeois au tout premier chef.
Seulement, n’allons pas confondre bourgeoisie allemande et bourgeoisie française. Par le fait que les franchises municipales ne se sont jamais développées dans les villes françaises au point de transformer celles-ci en de véritables républiques, l’esprit du bourgeois français est resté un esprit de classe, un esprit de famille, il est resté individualiste. En revanche, le même esprit bourgeois est devenu, dans les villes allemandes, un esprit de cité, au sens patricien. La grande différence entre l’esprit du bourgeois français et l’esprit du bourgeois allemand, se retrouve dans la différence entre le mot « bourgeois » et le mot « Bürger ». L’origine est la même : le bourgeois, c’est le citoyen d’un bourg, d’une ville affranchie de la justice féodale et de certains droits seigneuriaux, d’une ville possédant, comme telle, des privilèges économiques. Le mot allemand a beaucoup plus gardé que le mot français ce sens médiéval, tandis que le mot français a pris sens de classe par opposition à la noblesse, puis par opposition au prolétariat. Je ne veux pas dire que, dans l’Allemagne moderne, Bürger n’ait pas pris le même sens, mais le vieux sens historique et particulariste est demeuré au fond du nouveau.
Quand on pense au bourgeois français, on voit un député aux États généraux en 1789, un Conventionnel, un Girondin ; on voit le portrait de M. Dupin par Ingres, ou la couverture du roman de Vautel, « Je suis un affreux bourgeois ». Mais, quand on pense à un bourgeois allemand, on évoque des magistrats, de graves conseillers, vêtus comme des personnages de Holbein. On évoque le père de Goethe, les portraits de Tischbein et de Graf, ou les magnats de l’industrie contemporaine, les banquiers ou les armateurs de Hambourg, les frères Mannesmann ou M. Stresemann.
C’est que le bourgeois allemand est demeuré, jusque très avant dans le XIXe siècle, ce qu’il était en somme au XIIIe ou au XVe. Tout à coup, s’est produit le développement colossal de l’industrie, du commerce, de la banque. Alors, la bourgeoisie allemande a brusquement changé de caractère : elle est devenue une sorte de féodalité. De là son esprit de caste plus que de classe. Elle est passée brusquement du particularisme municipal à l’impérialisme moderne. Elle n’a donc pas connu le régulier développement politique de la bourgeoisie française, à partir du XVIIe siècle. Là est la différence essentielle entre les bourgeoisies de ces deux pays.
Rien de plus significatif, sous ce rapport, que le destin du libéralisme en Allemagne. Jamais le libéralisme n’est parvenu au rang d’une opinion moyenne. Toujours il est demeuré une opinion aristocratique, réservée à la bourgeoisie riche, aux chefs des grandes affaires, aux professeurs d’université, à quelques gentilshommes qui se piquaient d’avoir l’esprit large ou averti, type prince de Bülow. C’était d’ailleurs un libéralisme à la mode anglaise plutôt qu’à la mode française. Un libéralisme style Guillaume II, si l’on ose parler d’un style Guillaume II, et qui s’alliait très bien à l’impérialisme économique. Voilà pourquoi le parti national libéral ne put jamais devenir un parti populaire.
V
La guerre de 1914 fut, de la part de l’Allemagne, un geste d’impatience et de crainte. Le temps travaillait pour sa suprématie économique, mais elle voulut devancer le temps. Elle se trompa dans ses calculs, et tout s’effondra, après une lutte de quatre années qu’elle soutint magnifiquement, on est bien obligé de le reconnaître. Entre la défaite de 1918 et l’avènement de l’hitlérisme, une période intermédiaire, une période chaotique, vient s’insérer.
Durant cette période, l’Allemagne est redevenue le tas de sable.
En 1918 l’échec de cette prodigieuse tentative pour vaincre et dominer un monde, désagrégea l’Allemagne à un point tel, que les Alliés auraient pu, s’ils s’étaient entendus, détruire à tout jamais l’unité allemande, séparer la Prusse de l’Allemagne.
Ils ne surent point le faire. Ils laissèrent subsister une Allemagne diminuée, mais avec une population qui dépassait largement les soixante millions d’habitants. Puissance affaiblie, mais puissance encore, l’Allemagne n’avait qu’une ressource : opérer sur elle-même la révolution qu’elle avait voulu opérer sur les autres, et par les mêmes moyens, la culture et l’organisation ; recommencer ce qu’elle avait fait au XVIIIe siècle, après la guerre de Trente Ans, et au XIXe, après la domination napoléonienne, recommencer dans un sens plus totalitaire, dans celui d’une organisation, d’une unité encore plus implacables. Du moment que l’on avait point séparé la Prusse de l’Allemagne, la Prusse était plus désignée que jamais pour rejouer son rôle d’entraîneur et de dominateur.
Mais l’Allemagne était appauvrie, elle se prolétarisait chaque jour davantage, en même temps que son sentiment national s’exaspérait. Il n’y avait plus que deux forces en elle : le nationalisme et le socialisme. Elles allaient immanquablement se combiner.
La révolution allemande ne pouvait être qu’anti-bourgeoise, c’est-à-dire anti-démocratique. L’Allemagne a donc brûlé l’étape démo-libérale. Cela devait arriver car les conditions préalables faisaient défaut pour l’établissement d’un régime bourgeois, même petit-bourgeois, et démocratique. Ce fut l’erreur des Alliés de ne l’avoir point vu. Pendant quelques années, on eut l’illusion que la véritable révolution allemande, c’était la constitution de Weimar. L’histoire, on peut en être certain, rendra justice aux hommes de Weimar, à des socialistes comme Ebert et Noske, à des centristes comme Wirt, Marx, Brüning, à d’anciens nationaux-libéraux comme le juif Rathenau ou Stresemann, ce Stresemann qu’on pourrait appeler le Bismarck des temps difficiles. Ils ont fait ce qu’ils ont pu dans des circonstances tragiques. Ils ont cherché à ordonner le chaos. Ils ont monté la garde sur le tas de sable. Ils ont épargné en Allemagne le communisme, sous la forme du spartakisme que certains agents alliés favorisaient : il y fallut la poigne et l’énergie d’un Noske. Ils ont fait entrer l’Allemagne dans la Société des Nations, ce qui était la remettre à son rang de grande puissance. Ils ont mené contre les traités une lutte diplomatique dont les succès se sont additionnés, et c’est la part de Stresemann Mais ils étaient handicapés par la constitution de Weimar elle-même. Celle-ci avait été imposée par les vainqueurs : vice rédhibitoire. Elle ne fut jamais populaire ; ses partisans eux-mêmes ne pouvaient la défendre que mollement.
Les Alliés s’étaient imaginé, au traité de Versailles, qu’en imposant à l’Allemagne la république, ils feraient d’elle une démocratie, un État bourgeois, une espèce de Suisse à la dixième puissance, une sorte de grande convertie aux Droits de l’homme, au libéralisme et à la politique socialisante. Ils s’étaient bercés de l’illusion qu’après un catéchuménat sous le porche de l’église, on pourrait l’introduire, vêtue d’une chemise blanche et tenant un cierge, devant les pontifes de la démocratie, qui souffleraient sur elle pour chasser le mauvais esprit monarchiste, impérialiste et prussien, et qui la conduiraient en procession à la piscine de Genève. Naïveté des « gens de gauche ».
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Le régime de Weimar n’arriva donc point à sortir l’Allemagne du chaos, s’il l’empêcha d’y sombrer.
Un drame s’est passé dans l’Allemagne contemporaine, entre la fin de la guerre et l’avènement du national-socialisme : les « incertitudes allemandes », titre d’un petit livre publié en 1931 par M. Viénot. Ce livre fut discuté, contesté en Allemagne même. On peut surtout reprocher à son auteur d’avoir jugé le Reich par Berlin et quelques grandes villes. Mais le diagnostic dans son ensemble, me paraît exact. Le voici :
Un très grand peuple sembla, durant quinze années, avoir perdu, dans une sorte de psychose collective, ses deux forces, ou plutôt les deux principes qui font la force d’une nation : le sens de la continuité, le recours à la raison.
Le sens de la continuité. L’Allemagne avait rompu avec son passé, ou plutôt le passé de l’Allemagne avait rompu avec elle. Mais, ce passé, c’est le XIXe siècle. Si l’on avait voulu se rendre compte à quel point l’écroulement, derrière nous, du XIXe siècle, a laissé le XXe entre deux vides, c’est en plein dans l’Allemagne de 1918 à 1933 qu’il aurait fallu se placer. L’empire était tombé ; avec lui, toute une organisation politique, sociale et militaire ; avec lui encore, les sentiments qui maintenaient cette organisation, qui l’inspiraient, à commencer par le plus nécessaire de ces sentiments : le patriotisme. L’Allemagne avait perdu son ombre, c’est-à-dire l’histoire.
D’où cette conséquence : l’Allemagne se sentait un pays tout nouveau, dans lequel tout était provisoire, qui cherchait un ordre, mais qui se révélait incapable de le trouver. Ne pouvant, ne voulant plus le trouver dans le passé, elle s’est jetée à corps perdu dans l’avenir. Elle a voulu devancer les temps, être plus moderne que le moderne lui-même. Elle n’eut dès lors qu’un seul culte, un seul espoir, celui de la nouveauté. Elle acheva ainsi de se détruire soi-même. À une révolution imposée comme conséquence de sa défaite, et qui n’était qu’une révolution politique, constitutionnelle, elle surajouta une révolution sociale et morale.
Jusqu’à l’avènement de Hitler, l’Allemagne souffrait d’une anarchie intellectuelle purulente, dans laquelle, méthodiquement, travaillait le bolchevisme.
L’attitude prise momentanément par l’Allemagne, à l’égard des problèmes philosophiques tout comme à l’égard des problèmes de la vie pratique, semblait une négation de l’intelligence. Jamais la pensée allemande ne fut, en effet, plus irrationnelle. Jamais on ne vit la pensée d’une grande nation civilisée se « barbariser » de cette sorte. La pensée allemande se mit à nier qu’il y eût des vérités absolues. Mais, quand on le nie, à quoi peut-on se raccrocher pour vivre ? Au moi, ou bien aux grandes forces anonymes et collectives. Et voici que l’on retombe à la fois dans le panthéisme et dans le subjectivisme.
Le pis, c’est que la négation de l’intelligence annihile nécessairement la volonté. Parce que la volonté ne peut s’exercer que dans la clarté, non dans les ténèbres. Elle ne saurait se diriger si elle n’a pas devant les yeux des buts précis. Mais l’Allemagne n’avait aucun but précis, sauf celui d’abolir des traités qui la gênaient. Ce n’était tout de même pas suffisant quand il s’agissait de reconstruire. Les poussées de forces auxquelles nous assistions dans l’Allemagne de Weimar, s’exerçaient avec trop de violence, dans des sens s’agissaient trop contraires, pour que l’on y pût voir antre chose qu’une agitation dans l’impuissance.
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Essayons de descendre encore plus avant dans ce drame intérieur :
Voici donc une grande nation qui possède, à un degré bien plus considérable que n’importe quelle autre dans l’Europe contemporaine, une force expansive, et qui se sent plus jeune que les Latins, plus civilisée que les Slaves. À tort ou à raison, cette nation se voit entourée d’ennemis. Elle s’efforce à briser le cercle ; elle n’y réussit point, et le cercle de fer se resserre sur elle. Elle a perdu la guerre, sans avoir été suffisamment vaincue. Sa force d’expansion a donc été refoulée, mais non détruite. Ses voisins le savent, ses voisins le sentent : ils s’en inquiètent, ils surveillent. L’Allemagne, de son côté, ne s’est pas résignée. Mais à quoi ne s’est-elle pas résignée ? À la perte de l’Alsace-Lorraine ? À celle de ses colonies ? Au couloir de Dantzig ? Elle ne s’est pas résignée à la condamnation morale dont elle a été l’objet devant la majorité de l’opinion publique, elle ne s’est pas résignée aux charges financières que les traités font peser sur elle. Perdre une guerre, perdre des territoires, cela, elle l’aurait accepté. Mais elle n’a point accepté l’issue du procès que les Alliés lui ont intenté devant l’opinion publique, comme elle n’a point accepté d’avoir été si longtemps traitée de barbare. C’était une insulte que ce pays de grande civilisation ne pouvait à aucun prix souffrir, comme il ne pouvait souffrir que l’on fît peser sur lui, sur chacun de ses habitants, la responsabilité de la guerre.
Cette situation morale joua un rôle déterminant dans la crise allemande. Elle provoqua le pessimisme de l’Allemagne préhitlérienne. Parce que le prestige allemand, parce que la culture allemande avaient reçu un coup dont ils n’arrivaient point à se relever, l’Allemagne s’est complue, avec une « Schadenfreude » qui est très compréhensible, et qui n’est pas toujours inconsciente, à prédire la fin imminente de toute la civilisation européenne, le crépuscule de l’Occident. Sa défaite, c’est la défaite d’un monde ; la force germanique le portait comme Atlas portait le globe. Le Titan a les reins brisés : que peut-on attendre des Latins vieillis, des Anglo-Saxons usés, des Slaves inférieurs ? L’Europe a terminé son rôle : das Lied ist aus. Le chant est fini. À la Russie, à l’Asie ou à l’Amérique de le recommencer.
N’oublions pas que cette déliquescence, cette anarchie étaient en fonction de la misère. L’Allemagne est un peuple qui souffre, et qui souffre depuis 1914. Pour s’en rendre compte, il faut regarder sous les apparences. L’Allemand aime l’ordre, la propreté, il a de la tenue, il « tient le coup ». Il sait entretenir et faire valoir ce qu’il possède. Il apprendra plutôt la chimie que de laisser une tache à son pantalon. Voilà pourquoi, aux yeux d’un voyageur superficiel, l’Allemagne eut si longtemps, a même encore l’apparence d’être prospère, puissante. À quoi s’ajoute cet autre fait : les folles dépenses de l’État et des communes qui ont jeté, avec une sorte de désespoir, des milliards dans des constructions colossales de gares, d’hôtels de ville, de banques, de bâtiments administratifs, de piscines, de stades et d’hôpitaux. Mais, si vous regardez sous ces apparences, vous trouvez un peuple écrasé d’impôts, dont toutes les classes supérieures sont lentement prolétarisées. Aujourd’hui, l’Allemagne est le pays de la misère cachée, de la misère décente, de la misère aristocratique ou bourgeoise. Elle est la démonstration qu’un État peut être riche, – ou du moins avoir de l’argent – mais qu’un peuple peut être pauvre. Il ne faudrait pas juger l’Allemagne d’après les finances publiques, ni d’après les capitaux engagés dans les grandes entreprises, mais d’après le peuple lui-même. Si l’on se place à ce point de vue, on comprend telle déclaration du chancelier Brüning, grand honnête homme et grand chrétien.
L’Allemagne, depuis 1918, était une nation gravement malade. Elle se tenait debout, parlait, s’agitait, vaquait à ses affaires, comme un homme atteint du cancer et de la tuberculose, et qui s’efforce à travailler, tout en suivant le processus de sa maladie. Tantôt elle s’abandonnait au désespoir, tantôt elle subissait des poussées de vouloir-vivre. L’état dans lequel elle se trouvait, nous explique aussi bien sa politique intérieure, les efforts de sa diplomatie, que la crise de la pensée et de la morale.
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L’Allemagne préhitlérienne s’abandonnait donc aux évènements, mais elle s’attachait à soi-même.
Elle s’abandonnait aux évènements, parce qu’elle n’avait plus la force de les dominer. De cet abandon, elle s’était fait toute une philosophie, une métaphysique, une « Weltanschauung ». Elle acceptait cette impuissance à les dominer ; bien plus, elle acceptait la domination des évènements sur la vie humaine. Elle cherchait simplement à s’adapter aux faits, et à discerner dans l’avenir ce qui se prépare, comme sœur Anne au sommet de sa tour.
En même temps, elle s’attachait à soi-même, puisque le « réel allemand », c’est la seule réalité qui subsiste, dans cet énorme flux qui emporte tout, où tout est venu se dissoudre. Il n’y a plus, pour elle, qu’un absolu : l’homme allemand, der deutsche Mensch. Encore cet absolu n’est-il pas l’individu Schmidt, Meyer, Müller ou Goethe. C’est une réalité collective, dans laquelle l’individu disparaît. C’est une réalité historique, ethnique, linguistique. L’Allemagne s’efforça d’en prendre conscience, et pour cela, elle ne cessa de s’analyser.
Mais cet abandon au devenir, à des forces anonymes, mystérieuses et divines, joint à ce subjectivisme national, à cette introspection aiguë et maladive, dans une atmosphère d’inquiétude et d’angoisse, ce renoncement enfin à l’intelligence, à la raison, à la volonté dont on ne croit plus qu’elles soient capables de diriger les évènements, qu’était-ce, sinon du romantisme à la centième puissance ?
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Voilà où en était l’Allemagne, ou du moins l’intelligence allemande, avant le redressement opéré par Hitler : dans le chaos, l’anarchie ; crise de dissolution dans la misère.
Mais l’Allemagne possédait des réserves morales : son patriotisme, son esprit d’organisation et de discipline, son sens pratique – Sachlichkeit – son endurance, ses traditions militaires et nationales, ses vertus de famille, son peuple, les anciens combattants, les générations nouvelles. Brusquement, avec violence, comme une offensive, le redressement s’opéra. Mais il était « moins cinq » : le communisme allait l’emporter.
CHAPITRE X
LE NATIONAL-SOCIALISME
Le national-socialisme et l’hitlérisme sont les deux noms que l’on donne au régime auquel l’Allemagne est soumise depuis le 5 mars de cette année. National-socialisme, c’est le programme, nationaliste et socialiste à la fois. Hitlérisme, c’est le chef, le « Führer » : Hitler.
Pour comprendre le succès du national-socialisme, il faut savoir – et nous le savons – que l’Allemagne était à bout, qu’elle n’avait plus rien à perdre. Elle se trouvait en présence d’un dilemme : nationalisme ou communisme. L’Allemand ne considère pas que la guerre est finie : elle se poursuit, mais à l’intérieur ; c’est par une victoire intérieure que l’Allemagne réparera l’échec – non la défaite – de 1918, et s’affranchira du Diktat versaillais. L’esprit de guerre est toujours vivace : le mouvement hitlérien est, comme le fascisme, un mouvement d’anciens combattants, suivi par la jeunesse. Mais l’esprit de guerre se dresse contre les ennemis du dedans : les démocrates, les libéraux, les parlementaires, les juifs, les marxistes. La parole reste à la force : Wenn schon, dann schon.
Si le national-socialisme parvient à reconstruire l’Allemagne, les Alliés et les idées qu’ils représentent, auront subi une défaite morale dont ils ne se relèveront jamais. La France fera figure de vaincue, jusqu’au moment où elle aura opéré son redressement national à elle.
I
L’hitlérisme a donc soulevé une vague de fond. Il a su la capter. Mais il y fut aidé par la jeunesse allemande, la jeunesse intellectuelle. De quelle manière ? La lecture d’un livre récemment traduit en français et dont l’auteur est M. E. Günther Gründel : Die Sendung der jungen Generation, « la mission de la jeune génération », va nous le faire comprendre.
Ce livre a des défauts, il est assez superficiel, mais il est un document psychologique de tout premier ordre. Le drame qu’il nous révèle, est celui que sont en train de jouer, avec des variantes, les jeunes générations dans presque tous les pays d’Europe : voilà pourquoi la révolution allemande a une portée universelle.
En Allemagne, les jeunes générations sont au bénéfice de dures expériences qui ont développé en elles des sentiments communs et qui les ont fixées dans des attitudes communes. Réaction contre le matérialisme, contre la prédominance des valeurs économiques sur les valeurs spirituelles. Cette réaction avait commencé avant la guerre, vers 1890. Alors, elle était dirigée contre la bourgeoisie industrielle et commerçante dont les ambitions s’étaient alliées à celles du militarisme et de l’impérialisme prussiens. Romantique, révolutionnaire et patriote, encore très imprégnée de Rousseau et de Nietzsche, elle s’apparentait à ce premier et lointain mouvement de jeunesse auquel la défaite d’Iéna donna l’impulsion et qui, en 1813, souleva l’Allemagne entière. Elle s’apparentait aussi aux anciennes sociétés d’étudiants de 1817, aux jeunes républicains de 1848. À partir de 1900, la réaction de la jeunesse prit corps et les associations se multiplièrent, entre autres celle des « Wandervögel ». À la veille de la guerre, en 1913, eut lieu sur le Haut-Meissner, près de Cassel, une grande manifestation de la nouvelle jeunesse. On y dénonça la corruption de la vie moderne, la prédominance des intérêts économiques, le bien-être et les idées toutes faites où s’enlisaient les milieux bourgeois. C’était d’ailleurs dans les milieux bourgeois que se recrutaient les membres de la nouvelle jeunesse : les fils contre les pères. Le point de départ était individualiste, mais le point d’arrivée était socialiste et national : du national-socialisme avant la lettre.
L’expérience de la guerre fortifia, précisa ces tendances. Les jeunes gens qui furent appelés à se battre, considérèrent presque tout de suite la guerre, non comme une grande entreprise impérialiste, mais comme la première phase d’une révolution allemande. Confondus dans les rangs, dans les tranchées, avec des gens du peuple, des ouvriers, des paysans, appelés à vivre en commun avec eux, à partager la même nourriture et les mêmes dangers, ces jeunes gens ajoutèrent à leur patriotisme l’idée d’une communauté allemande où s’effaceraient les distinctions sociales, où s’écrouleraient les barrières qui séparaient les castes. Précisément l’idée de la communauté allemande que Hitler s’efforce de réaliser.
Mais ils remportèrent du front une autre idée encore : celle d’une unité allemande renforcée, supprimant, non point les seules barrières sociales, mais encore les barrières particularistes, effaçant, sur la carte de l’Allemagne, la ligne du Main, entre le Nord et le Sud. Et cela encore, Hitler le réalise aujourd’hui.
Puis, les jeunes gens, pendant et après la guerre, connurent une misère que, ni les jeunes Français, ni les jeunes Italiens, ni les jeunes Anglais n’ont connu au même degré. Force était d’abandonner les études pour gagner péniblement sa vie à des travaux manuels. Ou, si l’on voulait étudier à tout prix, force était de pratiquer un métier manuel pendant la plus grande partie de la journée, afin de pouvoir travailler le soir. Les jeunes gens apprirent à endurer, à ne compter que sur eux-mêmes. Mais ils retinrent qu’entre le travail des mains et le travail de l’esprit, il est une association intime, en noblesse, en dignité, en idéalisme. Ils revinrent, par leur expérience personnelle, à la vie simple, à la nature. Prolétarisés, ils entrèrent en contact avec le monde des prolétaires, ils arrivèrent à lire jusqu’au fond de l’âme de l’ouvrier.
Tant d’expériences, dont la plus écrasante et la plus décisive fut l’écroulement d’un monde, insufflèrent aux nouvelles générations un esprit révolutionnaire, mais aussi réaliste. Elles se trouvaient sans tradition, mais elles étaient résolues à reconstruire sur des valeurs, non sur des mots. Elles avaient l’esprit démocratique, mais l’expérience de Weimar les dégoûta. Beaucoup passèrent au socialisme, pour y retrouver ce qu’ils avaient en haine : le matérialisme et les politiciens. Beaucoup furent attirés par l’expérience russe. Voici pourquoi : « Sous le régime capitaliste, l’individu est esclave de lois économiques qui sont plus fortes que lui ; sous le régime communiste, il participe (quand il est prolétaire) à a une volonté collective qui domine la matière. Cette idée, dont la force de propagande est indéniable, fait la formidable supériorité théorique du bolchevisme sur le capitalisme, et c’est elle surtout qui lui assure les suffrages de la jeunesse. Nous tous, quelle que soit notre position envers le communisme, nous nous sentions liés par des attaches profondes à la grande tentative russe d’une réorganisation fondamentale de la société. Ainsi l’amour de l’ordre, auquel vient s’ajouter une animosité bien compréhensible envers un capitalisme cosmopolite sans grandeur, ni scrupules, assure à l’expérience soviétique les sympathies d’une grande partie de la jeune génération. »
J’ai tenu à citer ce passage, car il me paraît très significatif. Il nous montre comment les nouvelles générations, en Allemagne, voient le bolchevisme, comment elles le comprennent, ce qu’elles en ont retenu. Mais, mieux renseignées que nous sur ce qui se passe en Russie, elles ont fini par le rejeter, d’abord par individualisme, par haine de la médiocrité : parce que la Russie bolcheviste leur apparaît comme le règne des sous-hommes, le régime de l’anonymat, la négation de la personnalité ; ensuite, par idéalisme : parce que la Russie bolcheviste est le triomphe de l’homo œconomicus, un pan-économisme poussé à l’absurde, la prédominance de la matière sur l’esprit ; enfin, parce qu’il n’est point assez moderne, parce que la doctrine de Marx est une friperie du XIXe siècle.
Mais les nouvelles générations n’en revendiquent pas moins le droit d’être révolutionnaires, le droit d’être extrêmes, le droit à la haine de classe et à la violence. Douées d’instinct historique, profondément attachées à leur patrie et à tout ce qui est allemand, elles restent socialistes, mais d’un socialisme nouveau qu’elles entendent appliquer à tout le peuple allemand. Toujours les deux racines du national-socialisme.
Enfin, elles demeurent spiritualistes. Elles entendent bien que les valeurs de l’esprit doivent avoir la primauté sur toutes les autres. Leur religiosité me semble vague et panthéiste, mais elle est un fait. En majorité elles s’avouent chrétiennes : d’où le mouvement des Deutsche Christen.
Elles ont confiance en elles et dans les destins de leur pays, au service duquel elles entendent se consacrer entièrement. C’est leur raison de vivre. Elles ont loi dans la mission de l’Allemagne. La révolution allemande doit être le signal de la révolution dans le monde entier. Elle n’est donc qu’une étape. Après, ce sera l’étape internationale. On voit resurgir l’humanisme romantique du Sturm und Drang, et c’est là l’espoir qui me confirme dans l’idée que nationalisme et internationalisme ne sont pas inconciliables, que leur antinomie n’est pas irréductible.
Mais les nouvelles générations sont bien décidées à reléguer dans l’asile la gérontocratie des vieux politiciens, à balayer les hommes d’affaires et les spéculateurs, à jeter par terre les derniers murs croulants du capitalisme. Elles veulent la propreté. Rien ne les arrêtera, car : « La victoire est déjà décidée dans nos cœurs. »
L’avenir de l’hitlérisme dépendra de l’attitude que la jeunesse allemande prendra définitivement à son égard. Pour le moment, il est pour elle un grand espoir, le dernier peut-être. Comme le dit M. Günther Gründel, le national-socialisme, c’est un nouveau monde dans des cerveaux en fermentation. Le tout est de savoir si ce nouveau monde correspondra ou non à l’idée que s’en font ces cerveaux. Cela dépendra, moins de son programme, auquel pas mal de jeunes reprochent d’être improvisé, incohérent, ambigu, que de la manière pratique dont la reconstruction de l’Allemagne va être entreprise. Si cette reconstruction ne parvenait point à satisfaire aux inspirations spirituelles de la jeunesse, à son sens des libertés personnelles, la jeunesse alors risquerait de se détacher. Et ce pourrait être l’échec.
II
Nous voici donc au national-socialisme. Résumons en quelques mots son histoire :
On peut faire remonter l’origine du national-socialisme au parti national-social qui fut fondé à Berlin en 1896, et dont le chef était l’ancien pasteur Frédéric Naumann. Naumann publia pendant la guerre un livre qui fit grand bruit : Mitteleuropa : c’est l’idée du Zollverein étendue à toute l’Europe centrale, autrement dit, l’idée de la Grande-Allemagne. Pangermaniste, Naumann combinait dans son programme des théories nationalistes et des théories socialistes. Mais il était trop à gauche pour les conservateurs, trop à droite pour les socialistes : lui et son parti s’assirent entre deux chaises en 1903, et ne se relevèrent plus. Néanmoins, Naumann ne fut pas sans influence sur l’hitlérisme.
L’origine prochaine de celui-ci est en Autriche et nous ramène en 1904. C’est en 1904 que fut fondé le Deutscher Arbeiterpartei, dont le but était de réagir contre les Habsbourg à qui l’on reprochait de manquer d’intérêt pour ce qui est allemand. En 1912, sous l’influence de Rodolphe Jung, le socialisme de ce parti s’accentue. En 1918, il verse dans le pangermanisme et prend le nom de national-socialisme.
Une seconde branche se forme en Bavière, sur l’initiative d’un ouvrier antimarxiste, Anton Drexler. Ce nouveau Deutscher Abeiterpartei, né en 1918, se transforme l’année suivante en parti national-socialiste allemand, sous l’impulsion de Rodolphe Jung et de Gottfried Feder qui lui tracent son programme. Il exerce une influence attractive sur de nombreux groupements satellites, dont la Ligue de Tannenberg, fondée par Ludendorff. En 1919, Adolphe Hitler adhère au parti bavarois.
Des mouvements analogues se forment dans l’Allemagne du Nord. Ils se détachent peu à peu du nationalisme et prennent en 1922, le nom de Deutschvölkischer Freiheitspartei.
En 1924 enfin, tous ces mouvements s’unissent pour constituer le national-socialisme actuel.
Principaux évènements dans l’histoire du parti national-socialiste :
Le 25 février 1920, à la Hofbräu de Munich, un programme en vingt-cinq points est élaboré. Il est déclaré définitif le 22 mai 1926.
Le 9 novembre 1923, éclate le célèbre Putsch de Munich, entrepris avec la complicité de Ludendorff, de Kahr et de Hitler. Manqué, il n’en est pas moins pour celui-ci le véritable début de sa carrière. C’est à partir de ce moment qu’il prend conscience de sa personnalité, trouve sa voie, s’exprime.
Désormais, Hitler renonce aux coups de force et choisit le chemin plus raboteux, plus lent, mais plus sûr, des succès électoraux.
Ici, quelques chiffres :
Aux élections législatives du 5 mai 1924, le parti national-socialiste présente pour la première fois des candidats officiels. À la surprise générale, il enlève trente-deux sièges du Reichstag et enregistre 1.918.000 voix.
Le Reichstag est dissous. Aux élections du 7 décembre 1924, le parti perd dix-huit sièges et plus d’un million de voix.
Aux élections du 20 mai 1928, les hitlériens perdent encore cent mille voix et deux sièges.
Brusquement, le 14 septembre 1930, ils font entrer cent-sept députés au Reichstag, avec 6.401.210 voix (809.771 en 1928).
Le 13 mars 1932, au premier tour de scrutin pour la présidence du Reich, Hitler emporte 11.340.000 voix ; au second tour, 13.417.000, ce qui représente 36,8 % des votes.
Aux élections pour le Reichstag, le 31 juillet 1932, le parti gagne 230 sièges avec 13.745.000 voix.
Le 6 novembre de la même année, il y a recul : 196 sièges avec 11.737.000 suffrages. Heure critique : la caisse est vide, les partisans se découragent.
Le 30 janvier 1933, le président Hindenburg désigne Hitler comme chancelier du Reich, à la place du général von Schleicher.
Enfin, les élections du 5 mars 1933 : 17.230.000 voix, le 44 % des électeurs ; 288 sièges au Reichstag, sur 647.
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* *
On se plaît à comparer au fascisme le national-socialisme. De fait, la parenté est étroite, jusqu’à l’imitation. Les procédés sont les mêmes, le processus est analogue. Comme pour le fascisme, nous nous trouvons en présence de deux forces : un chef et un parti. Mais la comparaison s’arrête là. Autre, en effet, est la situation en Italie, autre en Allemagne. Le peuple italien n’a pas traversé, comme le peuple allemand, la défaite et la misère ; il n’est jamais tombé si bas. En outre, l’Italie est au bénéfice de l’unité religieuse. De plus, c’est un pays encore en majorité agricole avec une forte natalité, ce qui n’est plus le cas – momentanément – pour l’Allemagne. Enfin, l’anarchie intellectuelle et morale, la crise de relativisme, d’abandon, de Zersetzung, n’eut jamais en Italie l’acuité, la profondeur qu’elle eut en Allemagne. Ajoutez à cela, que l’Italien est un latin, qu’il possède le sens de la mesure et la raison, que, sous son apparente excitabilité, il sait toujours garder son sang-froid et que, jusque dans la violence, il évite les extrêmes. La situation est donc beaucoup plus difficile, compliquée, en Allemagne qu’en Italie. Il est vrai, en revanche, que le peuple allemand est plus discipliné, moutonnier, que le peuple italien.
Mussolini tient en mains son parti, son peuple. Hitler est-il capable de tenir son parti, son peuple ? Tout est là.
Hitler est certainement une « grande personnalité ». On l’a surnommé le tambour-major. À mon sens, on est injuste. Hitler n’est pas seulement un tribun, il possède vraiment les qualités d’un chef. Il ne se borne point à répéter ce que d’autres lui soufflent ; il a des idées, des buts : il les eut bien avant les autres. Sa force n’est pas seulement dans son éloquence, mais dans sa persévérance et dans sa volonté. Rien ne l’effraie : il passe à travers les obstacles comme un boulet de canon. Jamais il ne s’est laissé décourager, jamais il ne s’est laissé dévier de sa ligne. Ayant choisi d’arriver au pouvoir par la route de l’élection, du plébiscite, il n’a pas écouté ceux qui lui conseillaient le coup d’État. Il a réussi : il a fait ses évènements.
Malgré son inexpérience, Hitler est un homme d’État ; il a le sens politique, on le verra toujours mieux. Il est tout entier dévoué à sa cause, à son pays. Son désintéressement personnel est absolu. Il veut l’honnêteté, la propreté. Il est convaincu, enthousiaste, inspiré, d’aucuns diront illuminé. Il a écrit un gros ouvrage, en deux volumes : Mein Kampf, sur quoi je tiens à formuler mes impressions de lecteur.
Le premier volume est consacré aux expériences de Hitler, à ses Erlebnisse ; le second, au programme. Le style n’est pas d’un chef-d’œuvre, mais il a du rythme, de l’élan, de la vie. Mein Kampf est une somme où l’auteur exprime sa pensée presque sur tout : sur l’art et sur la vie économique, sur la politique et sur la religion, sur l’Allemagne et sur le monde. Souvent, il se répète et s’embrouille ; il ne sait point, ou il n’a pas le temps de faire court. Mais il n’est jamais superficiel. On est en présence d’un homme qui a beaucoup vécu seul, observé, médité. Nul ne connaît mieux que lui la psychologie des masses et les besoins du peuple. L’observation est généralement juste, la pensée souvent profonde. Il y a, dans ces quelques huit cents pages, du génie. On y sent un homme et cet homme est sympathique, malgré ses préjugés et les insuffisances de sa culture.
Cet homme n’est pas né en Allemagne. Ce dictateur de l’Allemagne est un naturalisé de fraîche date. Il est Autrichien, fils d’un minuscule fonctionnaire, petit-fils de paysans. Sa première vocation fut d’être peintre : il y a un artiste dans Hitler, un poète plutôt, un sentimental, mais aussi un architecte, un constructeur. Il avait treize ans lorsqu’il perdit son père. Il dut gagner sa vie. Il partit pour Vienne avec la volonté farouche de devenir quelqu’un, mais avec la volonté non moins farouche de n’être jamais fonctionnaire. Dans un pays aussi bureaucratisé que l’Allemagne, il est heureux que le chef absolu du gouvernement soit indemne d’esprit bureaucratique. Il veut toujours devenir artiste, mais, pour avoir du pain, il est contraint de travailler comme ouvrier chez un peintre en bâtiment. En 1912, il quitte Vienne pour Munich. Que pense-t-il alors ? Cet Autrichien n’aime pas l’Autriche, n’aime pas Vienne, il déteste les Habsbourg. Influencé dès le début par les idées pangermanistes, le spectacle de la capitale le rend farouchement antisémiste et antimarxiste, violemment antiparlementaire. Non, ce qu’il aime, c’est le peuple – et par ce côté, il est socialiste, et c’est l’Allemagne – et par ce côté, il est nationaliste. Quand la guerre éclate, il s’engage dans l’armée allemande. Il est blessé à la bataille de la Somme. À peine guéri, il revient sur le front au début de mars 1917. Le 10 octobre 1918, il est gravement atteint par les gaz asphyxiants. Le voici mourant et aveugle. Mais il guérit.
La fin de la guerre, l’effondrement de l’empire, les troubles spartakistes, la brève et sanglante dictature du Juif Kurt Eisner à Munich, le lancent dans l’action. Il devient le chef que l’on sait. Ce qui lui manque, et cela est bien compréhensible, c’est l’esprit critique et la connaissance de l’Europe. Là est sa faiblesse. Arrivera-t-il à la compenser ? Sera-t-il aussi réceptif que Mussolini ? L’avenir nous l’apprendra, et le jugera par son œuvre. Mais, si je pose ces questions, c’est que je redoute fort que les intellectuels allemands ne faussent le mouvement national-socialiste.
Autour de Hitler, faisant avec lui triumvirat, se rangent Goebbels et Goering. Le premier est une âme ardente et courageuse dans un corps frêle, et, de plus, un homme cultivé, un cerveau ; de tout l’état-major hitlérien, il est celui qui connaît le mieux la civilisation latine, la France, sa littérature, son histoire. Goering, plus inquiétant, plus ambitieux, est un héros de la guerre : aviateur, pilote de chasse, il appartint, comme on le sait, à la célèbre escadrille Richthofen.
Goebbels et Goering sont les deux bras du Führer. En face d’eux, en face du parti, se situe le baron von Papen, type du gentilhomme allemand, du Juncker, de l’officier qui a servi dans la cavalerie de la garde. C’est lui qui a joué la carte Hitler, au dernier moment, comme, à deux heures du matin, dans un cercle, on jette son va-tout, sur le tapis vert, ou comme on prend, sur le champ de bataille, la décision de charger. Von Papen, c’est le diplomate qui reste dans la coulisse et fait contrepoids avec le Herrenklub, la noblesse, les traditions monarchistes, la vieille Allemagne qu’il représente.
Et, au-dessus, comme un symbole, se dresse la stature du maréchal, de Hindenburg : der Alte.
Le baron von Papen est catholique pratiquant, camérier de Sa Sainteté. L’Autrichien Hitler, le Bavarois Goering, le Rhénan Goebbels, ancien élève des jésuites – il doit à ses maîtres l’art de la dialectique – sont, de naissance au moins, catholiques. Et ils sont du Sud. Il est intéressant de le constater.
Et maintenant, le parti, c’est-à-dire une foule disparate. Dans cette foule, deux tendances : celle qui considère la révolution comme terminée ; celle qui la juge inachevée, veut la pousser jusqu’au bout, jusqu’à une sorte de national-communisme. Le représentant des extrémistes est ce Grégor Strasser, lui aussi, un catholique – il a un frère bénédictin – un homme du Sud – il est Bavarois. Il a rompu avec Hitler ; exilé à Prague, il le combat de toutes ses forces. Mais il a gardé sur les sections d’assaut, dont il fut l’organisateur et le chef, une grande influence.
Le Führer parviendra-t-il à dominer, à contenir cette masse déchaînée, à procéder à l’épuration nécessaire de ses propres partisans, à les conduire là où il veut aller, mais pas plus loin ? Grosse inconnue. Et c’est aussi la grande lutte, que nécessairement, tout comme Mussolini, le nouveau chancelier devra mener. Pour l’Allemagne et pour le monde, je lui souhaite la victoire.
III
Il y a dans l’hitlérisme un programme, une doctrine, un catéchisme. Ce catéchisme, cette doctrine, ce programme ont été conçus et formulés bien avant l’accession au pouvoir. Faiblesse. Lorsqu’un parti arrive au pouvoir absolu, à la dictature, avec une idéologie préconçue, il risque la tentation de l’appliquer à tout prix à la vie complexe et sensible d’un grand peuple. Plus l’idéologie est étroite, exclusive, théorique, plus il faut mutiler ce peuple et le faire saigner pour le faire entrer de force dans la boîte de fer ; on a vu ce que le marxisme fut pour la Russie, à quelles atroces misères il l’a conduite au lieu de la relever. La force du fascisme, la force de Mussolini, fut de n’avoir eu, au point de départ, que deux ou trois idées aussi grandes que simples, dont la première était le salut et la gloire de l’Italie. La doctrine fasciste ne s’est constituée que peu à peu, par expériences successives. Les idéologues, les professeurs, sont demeurés sans action profonde.
D’autre part, le programme hitlérien me paraît plus dynamique encore que constructeur. J’entends par là qu’il déchaîne des forces, des sentiments, met en mouvement des idées encore vagues. Car ce sont des idées vagues que l’idée de race, l’idée socialiste, l’idée de la grande Allemagne. En attendant qu’elles se précisent et se fixent en des mesures pratiques, elles provoquent surtout des haines, elles entretiennent des préjugés. Elles n’éduquent, ni ne cultivent. Elles maintiennent le peuple entier dans un état d’excitation qu’un état de dépression suivra immanquablement. Le programme hitlérien me paraît incomplet : il sera nécessaire d’y ajouter beaucoup, mais il sera tout aussi nécessaire d’en retrancher beaucoup.
Ce programme se résume ainsi, tel qu’il est défini dans Mein Kampf de Hitler, et dans la brochure de Feder : Der deutsche Staat.
L’Allemagne n’est pas encore parvenue à son achèvement. Elle ne sera, en effet, achevée que lorsqu’elle réunira tous les Allemands de langue et de race et qu’elle aura expulsé de son organisme tous les éléments étrangers, inassimilables, qui la rongent. La dernière guerre ne fut point perdue par une défaite, un recul des armées allemandes ; non : elle le fut par une trahison, par l’action corrosive exercée par ces étrangers, ces inassimilables. Les traîtres, ce furent les juifs et les marxistes, mais le marxisme est une doctrine juive. Les juifs étaient devenus les maîtres de l’Allemagne, car ils étaient arrivés à s’emparer des masses ouvrières, de la vie économique et de la vie intellectuelle, du parlement, de la presse : ils tenaient donc en main tous les leviers de commande. Le marxiste, le juif, voilà donc les deux agents de décomposition qu’il est nécessaire d’éliminer sans égards, sans pitié, complètement. Ceci fait, il s’agira de rétablir la pureté, la santé de la race, et de reconstruire un État absolument mais exclusivement germanique. Cet État prendra la forme d’une communauté nationale. Il sera donc unitaire et totalitaire. Il sera corporatif, professionnel, à sa base, dictatorial à son sommet. Car la tradition allemande est impériale, monarchiste. Le gouvernement sera donc monarchique, soit qu’il s’agisse d’un monarque héréditaire, soit qu’il s’agisse d’un chef élu – les anciens empereurs étaient élus. Cette question est d’ailleurs secondaire. Ce qui est essentiel, c’est l’État allemand, la communauté nationale. Alors, l’Allemagne, forte de son isolement même, signe de sa cohésion, sera en mesure de briser les chaînes que le Diktat de Versailles lui a imposées, et de reprendre sa place, qui sera la première, parmi les grandes nations indépendantes, maîtresses de leurs destinées. Elle sera la créatrice d’une civilisation nouvelle, elle inaugurera le monde nouveau.
Cette conception de l’État allemand, du Volkstaat, implique un droit nouveau. Ce droit sera purement germanique, épuré de tout apport étranger, à commencer par le droit romain qui sera complètement éliminé parce que trop individualiste. Le principe est celui-ci : est de droit ce qui est utile et conforme au peuple allemand ; n’est pas de droit et injuste tout ce qui lui est contraire et nuisible. On voit jusqu’où ce principe peut mener, s’il est appliqué intégralement. On y retrouve la morale sociologique. Heureusement que les applications valent mieux que le principe, et là, dans ces applications, se retrouve l’antinomie allemande par excellence : l’absolu dans la théorie, le réalisme et le bon sens dans la pratique. C’est ce qu’il est bon d’avoir toujours devant les yeux, lorsque l’on cherche à comprendre et à juger le national-socialisme.
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L’idée de race et, par conséquent, l’antisémitisme sont ce que j’appellerais les propulseurs de la doctrine.
Prenons d’abord l’idée de race. C’est par son idée de race que le national-socialisme s’oppose le plus nettement au communisme. Le communisme affirme que, tant qu’il y aura des classes, il n’y aura point de véritable humanité. Il n’y aura d’humanité que le jour où la classe la plus nombreuse, celle des prolétaires, des non-possédants, aura anéanti la classe bourgeoise, celle des possédants. Il pose en principe la fraternité de tous les prolétaires du monde entier, quelle que soit la couleur de leur peau. Un marxiste allemand se sentira le frère d’un communiste nègre et l’ennemi d’un bourgeois allemand, de type aryen comme lui. Pour un national-socialiste, l’humanité n’est qu’un terme collectif. Il existe des races inégales, dont la première et la plus pure est la race aryenne, d’espèce germanique. Celle-ci a donc le droit de dominer les autres. Pour qu’elle y parvienne, il est nécessaire de la maintenir dans son intégrité, selon les cinq lois formulées par Chamberlain. On voit que cette théorie conduit tout droit à l’eugénisme. C’est une conception purement zoologique : on élève les hommes comme si c’étaient des chiens à pedigree ou des pur-sang. Il y a là une confusion entre l’individu et la personne, une forme dégénérée, matérialisée, d’humanisme.
De fait, il n’existe nulle part de races pures, si ce n’est peut-être chez des peuplades très inférieures. Une race qui se maintient longtemps pure, finit par s’affaiblir intellectuellement et physiquement. Comme les autres peuples de l’Europe, l’Allemagne est un mélange de races. Si l’on dressait les huit, ou même simplement les quatre quartiers des hitlériens les plus convaincus, l’on découvrirait de singuliers mélanges, j’en suis sûr. D’ailleurs, les plus beaux types d’Aryens blonds ne se trouvent pas en Allemagne, mais en Suède et en Écosse, voire dans le nord de la France. Si les nordomanes étaient conséquents avec eux-mêmes, ils devraient appeler des Suédois, des Écossais ou même des Français à les gouverner. On voit à quelle puérilité on arrive, lorsqu’on pousse jusqu’à ses extrêmes conséquences l’idée de race. On tombe alors dans une espèce de narcissisme, comme le reconnaît M. Günther Gründel. Enfin, tout le monde sait que l’aryanisme ne correspond qu’à une idée linguistique. L’Aryen est un mythe, comme l’homme primitif de Rousseau, dont il semble bien être le descendant.
Autre chose est si l’on donne un sens historique et psychologique au mot de race, si l’on voit dans une race une civilisation exprimée par une langue, un génie national avec toutes les œuvres qu’il a produites et qui portent sa marque. Autre chose aussi, lorsque l’on donne au mot race un sens moral, que l’on y entend des traditions populaires et des vertus ancestrales, par exemple le culte de la famille, une aristocratie de mœurs et de pensée. Autre chose enfin est de concevoir dans le mot race l’intégrité psychique d’un peuple que l’on entend maintenir à l’abri de contaminations et d’influences décidément malsaines pour lui. Dans tous ces cas, le mot de race est un synonyme, un symbole. Il transcende la matière et la spiritualise.
Si les nationaux-socialistes entendent remettre en honneur, sauver, cultiver, exalter même tout ce qui est allemand, s’ils entendent ramener l’Allemagne à ses traditions et à son esprit, lui restituer la conscience de soi-même, le sens de son génie propre, la foi dans ses destinées ; s’ils entendent lui rendre sa dignité, sa fierté, son indépendance, sa joie de vivre la vie allemande, alors ils font une œuvre saine, une œuvre de salut. Ils font surtout une œuvre positive, une œuvre d’intelligence et de volonté. Ils donnent ainsi l’exemple à bien d’autres peuples. Je veux espérer que j’interprète justement leurs intentions.
Il y a donc, dans l’idée de race bien comprise, tout un programme d’action, non seulement possible, mais encore nécessaire. Laissons de côté la stérilisation, qui est une idée immorale et un moyen bien dangereux. La stérilisation est un droit conféré à la puissance publique sur le corps de l’homme, un droit de mutilation scientifiquement appliquée. Elle risque d’ailleurs fort d’être un encouragement au vice, d’affaiblir en tout cas le sentiment de la responsabilité personnelle, ce qui est tout de même fondamental quand il s’agit de reconstruire un peuple et d’établir un État, précisément sur le principe de cette responsabilité. Elle peut aller à fins contraires : des hommes de génie furent souvent les fils de pères tarés ou de mères anormales. Il serait plaisant d’étudier ici les atavismes d’un Roon, d’un Moltke, d’un Bismarck lui-même. Bien plus importantes que des mesures pseudo-scientifiques, dont le résultat est d’accroître ce matérialisme que l’on veut combattre, sont toutes les mesures qui s’attaquent à la racine du mal. La première est la restauration de la famille, cette famille allemande que l’on a si souvent citée comme un modèle : l’idée de race ne ramène-t-elle point à la vieille conception, si chrétienne, de la tradition des droits héréditaires ? Très intéressantes aussi sont toutes les mesures prises en faveur de l’éducation physique, mesures dont le but est de rétablir l’équilibre entre la culture du corps et celle de l’esprit. La lutte systématique contre la plaie du divorce et contre les théories néo-malthusiennes, contre l’alcoolisme, contre la prostitution et ses conséquences, nul doute que le nouveau Reich ne l’entreprenne avec vigueur. C’est par là qu’il vaincra le plus sûrement le bolchevisme. Il ne ferait que le favoriser par voie indirecte, si au matérialisme systématique de ce dernier, il n’opposait qu’un autre matérialisme, non moins systématique : celui de la race.
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Nous voici à la question juive :
La campagne antisémite entreprise par les nationaux-socialistes a soulevé contre eux une indignation générale. Est-elle totalement justifiée ?
Depuis longtemps, la question juive se posait en Allemagne. Depuis la guerre, elle était devenue aiguë. Une violente réaction s’annonçait, et non sans causes.
Il y a quelque chose d’odieux à persécuter quelqu’un pour un simple motif de race, parce qu’un autre sang que le vôtre coule dans ses veines, parce que la forme de son nez vous déplaît. Cela heurte de front la justice qui est, répétons ce lieu commun, la base de l’ordre public et de l’État. Nul n’est responsable de sa race ; bien plus, on a droit à sa race et à ses traditions, sans lesquelles aucun homme ne serait tout ce qu’il est, parce que ce sont des éléments de son être.
Persécuter un juif à cause de sa religion, est non moins odieux. La civilisation européenne doit au judaïsme deux idées fondamentales, sans lesquelles elle ne serait point ce qu’elle est : celle d’un Dieu personnel, celle de la personne humaine Le judaïsme a porté l’arche d’alliance dans laquelle le christianisme était renfermé. Laissons de côté le caractère sacré, plaçons-nous seulement au point de vue national-socialiste. Celui-ci se propose donc de cultiver tout ce qui est allemand. Mais, s’il est un pays où la Bible se soit incorporée au génie d’un peuple, c’est bien l’Allemagne. Sans la Bible, il manquerait quelque chose à ce génie : vérité de fait que son art gothique et baroque, sa littérature médiévale et moderne démontrent. Beaucoup de nationaux-socialistes se réclament de Luther ; mais Luther n’aurait jamais été ce qu’il fut, il n’aurait jamais été l’écrivain allemand qu’il fut, sans la Bible : le luthéranisme est un retour à la Bible, à la conception judaïque de Dieu. Lorsqu’au XVIe siècle, les États modernes ont commencé d’acquérir la conscience de leur originalité propre, ils y ont été aidés autant par le retour aux textes sacrés que par le retour aux textes de l’antiquité gréco-latine. On trouve, en effet, dans la Bible une idée nationale, un sentiment de la patrie, une conception de l’État sans quoi l’Allemand moderne n’aurait jamais eu l’idée nationale, le sentiment patriotique, la conception de l’État qu’il possède aujourd’hui. Infiniment respectables sont d’ailleurs les juifs croyants, orthodoxes. Je veux bien qu’ils soient une minorité parmi les autres juifs ; mais cette minorité a d’autant plus le droit d’être protégée qu’elle est une force morale dans la nation.
À plus forte raison, y a-t-il quelque ridicule – le sens du ridicule est le même que celui de la mesure et du goût – à traiter comme des youpins, de parfaits chrétiens, de grands Allemands irréprochables, parce qu’ils ont du sang juif dans les veines. Ainsi, un illustre général, ancien commandant d’armée pendant la guerre, ancien gouverneur de Berlin, parce que sa grand-mère était israélite, n’eut, malgré son nom et ses états de service, qu’à s’inscrire aux anciens combattants juifs.
Ceci dit, je me sens beaucoup plus à l’aise pour mettre en lumière certains faits :
Le premier, c’est l’existence d’un nationalisme juif. Ce nationalisme juif s’est affirmé depuis la guerre. Quand on suit, par exemple, la Revue juive, force est de constater que le nationalisme juif s’affirme davantage que la religion judaïque. Mais un État qui veut être national, ne saurait admettre chez lui un nationalisme étranger et qui s’affirme comme tel.
Il y a plus. Trop de juifs, et des plus célèbres, se trouvent parmi les agents de la propagande bolcheviste. Il n’est pas une entreprise de désagrégation systématique où l’on ne découvre un israélite, particulièrement dans le Kulturbolchevismus, dans la réforme sexuelle ou la campagne des Sans-Dieu. Si l’on cherche des noms, on les trouvera dans l’ouvrage de MM. Ehrt et Schweickert : Entfesselung der Unterwelt.
Il faut distinguer ici entre l’universalité de la religion juive et sa déviation : l’internationalisme militant de trop nombreux israélites. La volonté de désagréger le monde chrétien est là, visible à l’œil nu. L’internationalisme financier des juifs est particulièrement redoutable par ses méthodes et par son esprit. Il exerce une emprise sur la politique, sur l’indépendance des États, emprise dont ceux-ci ont pour premier devoir de se débarrasser. Le mauvais capitalisme dont nous sommes tous les victimes, du prolétaire à l’aristocrate, du paysan au bourgeois, du petit artisan au grand industriel, de l’épicier du coin au commerçant en gros, est, en grande partie, d’origine israélite.
La guerre et l’après-guerre avaient été en Allemagne la revanche des juifs. Ils l’avaient trop montré, avec le manque de tact qui les caractérise. Leur politique usurière à l’égard des paysans, par exemple, avait amassé bien des colères. Ils avaient accaparé la vie intellectuelle comme les places les plus hautes dans la vie politique et gouvernementale, alors qu’ils ne représentent que le un pour cent de la population totale de l’Allemagne. Ils avaient envahi les universités, le barreau, la presse, le théâtre, le cinématographe, la médecine, les lettres et les arts, la banque et la bourse, le grand commerce. Cela prouve d’ailleurs leur intelligence et leurs capacités. Mais ils se révélaient exclusifs. Voici d’ailleurs quelques chiffres : dans le barreau de Berlin, sur 3.450 avocats, il y avait 1.925 juifs et 1.525 aryens ; à Breslau, sur 285 avocats, 192 juifs et 93 aryens ; à Francfort-sur-le-Main, sur 659 avocats, 432 juifs et 227 aryens. En 1914, trente pour cent des chaires universitaires étaient déjà occupées par des juifs ; en 1932, à la Faculté de médecine de Berlin, le pourcentage était de 45 %. Les mêmes proportions se vérifiaient à Breslau, Göttingen, Königsberg. Dans les théâtres berlinois, sur 29 dirigeants, 23 étaient juifs, soit le 80 % ; 75 % des pièces de théâtre jouées dans ces dernières années étaient écrites par des juifs. Les banques juives sont les plus importantes d’Allemagne : Discontogesellschaft, Kommerzbank, Dresdner Bank, Darmsttäter Bank, Berliner Handelsgeselleschaft, Bleichröder, Mendelsohn, Warburg. Enfin, les grands chefs révolutionnaires, de Karl Marx et Lasalle jusqu’à Eisner, Levi, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, Rosenfeld, Seydewitz, furent ou sont juifs. Parmi les membres de la délégation allemande à la Conférence de la paix, on trouve les israélites suivants : Warburg, von Strauss, Merton, Rathenau, Wassermann, Oppenheimer, Jaffé, Brentano, Deutsch, Struck et Mendelsohn-Bartholdi. Soit dit en passant, il y a une grosse injustice à jeter l’anathème à ces citoyens allemands de 1918 qui eurent, presque seuls, le courage de représenter leur pays à Versailles, alors que l’Allemagne était universellement détestée et que l’empereur avait quitté le pays.
En résumé, il était de fait que l’influence juive prédominait de plus en plus et partout en Allemagne, au point que les chrétiens se sentaient peu à peu éliminés. Une réaction était nécessaire.
Elle fut spontanée. Elle fut brutale. Elle fut imprudente. Boycottage des marchandises juives. Ce boycottage fut accompagné de brimades, que les chefs n’ont certes pas voulues, qui fut surtout l’œuvre d’écervelés. Ensuite, ce fut, contre les israélites demeurés en Allemagne, une persécution larvée, par élimination, en leur enlevant les moyens de vivre : d’où la fréquence des suicides parmi eux.
Il se produisit donc, et il se produit encore, dans toute l’Allemagne, des actes d’antisémitisme répréhensibles. Mais, à tout prendre, leur nombre ne fut pas considérable : les juifs les premiers auraient pu s’attendre à pis. Ces actes provoquèrent les protestations que l’on sait. Les israélites sont assez nombreux et assez puissants, ils se tiennent assez entre eux, de pays à pays, pour être capables de se défendre. Ils l’ont bien montré. C’était leur droit. Ils ont crié et fait crier, ils sont surtout braves à distance. Mais je ne puis m’empêcher de songer que d’autres persécutions, bien plus cruelles, bien plus sanglantes, ne sont jamais arrivées à émouvoir l’opinion comme on aurait été en droit de l’attendre. Je pense aux atrocités commises par les bolchevistes, aux persécutions dont les catholiques furent les victimes au Mexique, à l’incendie et au pillage des couvents espagnols. Je me rappelle, au début de la révolution russe, le massacre des Allemands dans les provinces baltiques : cent mille furent torturés, mis à mort, sur les quatre cent mille qu’ils étaient. Pas d’ennemis à gauche : c’est entendu ; mais beaucoup de libéraux en redingote, de parlementaires aux belles phrases, dont la moindre violence excite l’indignation, me semblent oublier que les « grands ancêtres » ont fait tomber pas mal de têtes.
Le bruit court, en Allemagne, que l’Angleterre aurait signé en 1917, par la plume de Lord Balfour, un traité avec une société de gros financiers israélites. Au terme de ce traité, l’Angleterre se serait engagée à défendre la cause juive, sitôt que les israélites seraient persécutés par un gouvernement quelconque.
Les évènements d’Allemagne démontrent que la question juive est posée. Ailleurs encore, elle se posera, peut-être avec plus de violence qu’outre-Rhin. Le seul moyen de la résoudre, c’est de donner, dans chaque nation, un statut légal aux juifs. Il est impossible, en effet, de les transporter tous en Palestine. L’État, quel qu’il soit, doit prendre des mesures de sécurité à leur égard, comme ils ont eux-mêmes tout intérêt à prendre leurs sécurités à l’égard de l’État. Je ne serai jamais, pour ma part, antisémite. Catholique, je sais que le sang du Christ marque les juifs, puisqu’ils ont voulu qu’il retombât sur eux et sur leurs descendants, mais non leur sémitisme. L’antisémitisme a quelque chose de négatif, de zoologique. J’admire l’intelligence juive, mais je constate les formes dangereuses qu’elle peut prendre. Dans le domaine de l’esprit, le juif est un critique et un analyseur qui s’entend à démolir beaucoup plus qu’à construire. Dans le domaine économique, il devient très facilement despote. En affaires, sa morale n’est pas tout à fait celle des chrétiens. La race juive est la plus forte qui soit. Voilà pourquoi elle est difficilement assimilable. Je constate que les Latins ont beaucoup mieux su assimiler les juifs que les Germains, et c’est une preuve de vitalité singulière. Très assimilable lui-même, le Germain, en revanche, assimile mal les autres races : voilà pourquoi il cherche à les éliminer. Mais éliminer tous les israélites serait, pour l’Allemagne, une erreur dont elle apercevrait les conséquences économiques et intellectuelles. Elle ne sera, je crois, pas commise.
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Quelle est l’attitude que prend le national-socialisme à l’égard des Églises chrétiennes ?
Nous savons que le plus grand obstacle à l’unité allemande, c’est le déchirement intérieur causé par la Réforme. La tentation serait grande, mais elle serait folle, de vouloir nationaliser à tout prix le christianisme en Allemagne. Je prétends que le retour à un Dieu allemand ne serait pas autre chose que le retour à un judaïsme déguisé, car le Jéhovah des juifs est le prototype du « Dieu national ». Concevoir un christianisme qui serait purement germanique, l’imposer par la force aux catholiques et aux protestants, fondre les deux confessions dans une Église, il y a des hitlériens pour le rêver, le vouloir et le dire. Il existe même un mouvement, la « Deutsche Glaubensbewegung », qui se rattache aux symboles de la mythologie nordique, en prétendant que ce sont là les vraies croyances de la race : ce mouvement représente déjà plus de cent mille adhérents et il demande à être reconnu officiellement comme une religion. Mais n’oublions pas que l’Allemand est irréductiblement romantique. Tenons compte aussi de l’influence que Nietzsche, et un Nietzsche mal compris, exerce. D’où deux gros arguments, ou plutôt deux arguments gros, que certains dirigent contre le christianisme : religion d’origine juive, faite pour les faibles et les esclaves, non pour une race forte comme les Germains le sont et veulent l’être ; religion qui n’est pas authentiquement germanique. Il est curieux de constater que le premier argument est celui que développe Rousseau dans le dernier chapitre du Contrat social. Le second se réfute de soi-même. Le christianisme a fait l’Allemagne, c’est un fait d’histoire. L’idée du Reich est une idée chrétienne, théologique dans son origine, et l’ancien droit germanique plonge ses racines dans la théologie : c’est par là, par ses origines théologiques et mystiques, par la forme qu’il a su donner aux coutumes et à l’esprit des Germains barbares, qu’il diffère profondément du droit romain, tout imprégné de paganisme antique. C’est donc en revenant à ces origines que le droit allemand retrouvera son intégrité. Si la révolution allemande veut éliminer la révolution française avec ses conceptions juridiques, c’est en opposant au principe laïque le principe chrétien qu’elle y parviendra. Sinon, elle ne fera que fortifier l’anticléricalisme jacobin. Le national-socialisme doit une bonne fois reconnaître que lui et les Églises chrétiennes ont, à cette heure, les mêmes ennemis
Ce qu’il y a de sain, au fond de l’hitlérisme, c’est qu’il est une réaction spiritualiste contre le matérialisme économique et politique où l’Allemagne était tombée, mais aussi contre l’individualisme anarchique. Avant d’arriver au pouvoir, il était le seul parti qui ait engagé une campagne, non pas en paroles, mais en actes, contre les Sans-Dieu : cette campagne a fait des victimes dans ses rangs, il ne faudrait pas l’oublier. L’hitlérisme est dans l’obligation de se définir comme le contraire du bolchevisme. Et le bolchevisme a déclaré une guerre impitoyable à Dieu, au christianisme, à toutes les religions positives. Le national-socialisme est perdu, s’il ne s’appuie pas sur les deux grandes forces religieuses de l’Allemagne contemporaine ; les Églises protestantes et l’Église catholique.
À ce sujet, on trouve une déclaration formelle dans la brochure Pflichtenlehre des Sturm-Arbteilungsmannes. Cette brochure date de 1932. « Nous voulons assurer à notre peuple liberté et pain, et nous proclamons, pour atteindre ce but, la nécessité d’une religion pour le peuple. Notre mouvement est décidé à protéger les deux confessions chrétiennes, catholique et protestante. Le mouvement national-socialiste, non seulement n’est pas un ennemi des religions chrétiennes, mais encore il adoptera à leur égard une attitude nettement favorable. » Hitler lui-même affirme à maintes reprises qu’un chef politique ne doit pas viser à vouloir être en même temps un réformateur religieux.
En Allemagne, l’Église protestante n’a pas de droit propre. Son droit est celui de l’État. L’État est donc le seul principe d’unité, unité purement extérieure, administrative, à quoi les Églises protestantes soient encore suspendues en Allemagne. L’État est encore chef et protecteur de l’Église. Son droit d’ingérence, d’intervention directe dans les affaires protestantes, est donc indiscutable. Mais la chute de l’empire avait désarçonné les Églises protestantes, provoqué en elles une véritable crise de dispersion : elles se trouvaient décentrées. D’autre part, il y avait dans le protestantisme allemand une crise religieuse, une crise de foi. La déchristianisation des masses l’atteignait beaucoup plus profondément que le catholicisme. On désertait les temples. On reprochait au protestantisme, d’une part, de n’être pas assez social, de l’autre, de ne pas donner au peuple des croyances assez positives, de n’être pas lui-même assez religieux. Ses attaches avec l’ancienne monarchie le rendaient suspect. Ces griefs ne sont pas tous justifiés, tant s’en faut. L’action sociale de beaucoup de pasteurs, à commencer par le pasteur von Bodelschwing, démontre le contraire. Il n’en est pas moins vrai que le protestantisme allemand était sans assiette. Les jeunes générations se détachaient de lui. Il s’impose donc de l’unifier, et il ne peut l’être que par l’État. On sait comment celui-ci vient de procéder. Il n’y est point allé de main morte. Mais, après une période où l’anxiété fut grande, le nouveau Reich vient de donner aux Églises protestantes un statut très sage et qui, par l’institution du Reichsbischof, précisément, les unifie. Quant au mouvement des Deutsche Christen, il serait injuste de méconnaître ce qu’il y a de profondément religieux en lui, et de positivement chrétien. Mais l’inquiétude subsiste de voir le national-socialisme se servir des Églises protestantes pour imposer au peuple allemand un christianisme raciste, c’est-à-dire déchristianisé. Pour l’heure, la confusion et l’inquiétude règnent plus que jamais dans le protestantisme d’outre-Rhin.
Et maintenant, le catholicisme. Il est indéniable qu’il existe chez les nationaux-socialistes une tendance anticatholique, un « los von Rom ». Cette tendance pousse au Kulturkampf de toutes ses forces. Il est non moins indéniable que les chefs responsables, en premier lieu Hitler, désirent un accord avec le Saint-Siège. Au moment où je rédige ces lignes, cet accord est signé. Il s’est signé sur les ruines du Centre. Un jour viendra où l’Allemagne contemporaine reconnaîtra tout ce qu’elle doit au Centre. Mais, dans l’architecture d’un État comme le troisième Reich, il n’est aucune place pour un parti politique : le Centre l’a compris, et il s’est dissous. Il avait d’ailleurs commis des fautes, ces dernières années. Son esprit d’organisation, poussé à l’extrême, finissait par étouffer en lui la vie religieuse et la vie intellectuelle. Une grande partie de la jeunesse et du clergé se détournait de lui. Le type du prélat politicien, la pire déviation sacerdotale, avait surgi de ses rangs. On y a découvert aussi pas mal de brebis galeuses. Sa politique d’équilibre et de compromis le divisait intérieurement, lui avait fait perdre de vue ses buts essentiels. Il s’était usé dans la lutte, usé au service du pays. Il était devenu inactuel. Le voilà donc dissous, mais il reste ses hommes, et les plus foncièrement catholiques d’entre eux ne demandent qu’à collaborer loyalement avec le nouveau régime. On dit que l’ex-chancelier Brüning, cette noble et grande figure, estime Hitler, et que Hitler le lui rend. Un concordat semblait impossible avec le Reich. Les tentatives du nonce Pacelli, en 1927, avaient soulevé une réaction violente. Ce que des chanceliers catholiques n’avaient pu faire, le chancelier Hitler l’a fait, d’un seul coup.
Par la signature du concordat, le Saint-Siège a voulu sauver l’essentiel : la vie religieuse. Il a voulu affirmer aussi que le catholicisme n’entend se lier à aucune forme politique, à aucun régime, et qu’il reconnaît tous les régimes, pourvu que ceux-ci reconnaissent les droits de la religion. D’ailleurs, quand il conclut un accord avec un gouvernement, cela ne signifie en rien qu’il accepte la doctrine sur quoi ce gouvernement se fonde. La signature du concordat écarte donc les difficultés politiques, témoigne d’une bonne volonté réciproque. Le gouvernement du Reich met une coquetterie à favoriser ostensiblement toutes les manifestations de caractère purement religieux. Mais d’autres difficultés subsistent. Elles se sont révélées dans l’interprétation du concordat. Il s’en révélera d’autres sur le terrain de l’enseignement, comme pour l’Italie fasciste. L’exclusive prononcée par M. von Schirach, le chef de la jeunesse allemande, contre les jeunes gens qui appartiennent à des organisations religieuses, a produit une impression fâcheuse. Mais, si le catholicisme doit livrer bataille en Allemagne, s’il doit subir le Kulturkampf et la persécution, ce sera du moins sur le haut plateau de la religion, non dans le maquis de la politique. Pour le moment du moins, le Führer a su arrêter le Kulturkampf à ses débuts, en arrivant de Berlin à Munich par avion pour empêcher l’arrestation du vénérable Cardinal Faulhaber, ce très grand esprit.
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Le centre du problème, pour le nouveau régime, ne se trouve, ni dans le racisme, ni dans l’antisémitisme, ni dans la politique religieuse, ni dans la politique extérieure, ni même dans l’organisation de l’État : il se trouve dans la situation économique.
Cette situation paraît inextricable. Où en est maintenant l’Allemagne ?
Elle en est à zéro, ou à peu près. On ne saurait assez le redire : le peuple allemand est dans la misère, il est presqu’entièrement prolétarisé. Le 90 % de la population est, à l’heure actuelle, pratiquement sans propriété.
Le mal ne serait point mortel, si les conditions préalables d’un relèvement se trouvaient là. Mais c’est tout le contraire.
L’Allemagne paie chèrement les conséquences de son dynamisme économique. Elle s’est industrialisée à l’excès. Et voici les résultats : l’Allemagne compte actuellement soixante-cinq millions d’habitants, dont quarante-six vivent dans les villes. Il en reste dix-neuf millions qui habitent la campagne où le sol est généralement pauvre. Déséquilibre donc entre les deux forces économiques de toute nation, l’industrie et l’agriculture. Mais, comme ce déséquilibre coïncide avec la misère générale, l’Allemagne se trouve encore dans les conditions les plus favorables au bolchevisme, à la dictature du prolétariat.
De fait, ce fut, l’hiver dernier, une course de vitesse entre le national-socialisme et le communisme. Le national-socialisme l’a emporté de quelques jours, peut-être de quelques heures. Dans aucun pays, la propagande bolcheviste n’était aussi bien organisée, poussée aussi loin qu’en Allemagne : les preuves en sont dans l’ouvrage de MM. Ehrt et Schweikert, et dans la suite documentée que lui a donnée M. Ehrt : Bewaffneter Aufstand. Cette lecture donne un frisson rétrospectif. Que serait-il arrivé dans le reste de l’Europe, si les Soviets s’étaient implantés en Allemagne ? Comme en 1923 le fascisme, l’hitlérisme nous a sauvés et je vous assure qu’en Suisse, par exemple, nous nous en sommes bien rendu compte. Ni le Centre, ni la social-démocratie n’auraient été capables de juguler le bolchevisme : il n’y avait que les hitlériens pour le faire.
Maintenant, comment résoudre l’insoluble problème économique ? D’abord, faire place nette, balayer ce qui reste du régime démo-libéral et bourgeois. Puis, sur ce terrain aplani, se mettre à reconstruire. Mais, dans les conditions où se trouve l’Allemagne, il est difficile de reconstruire sans faire du socialisme, ou plutôt sans intégrer le socialisme, décanté de tout esprit marxiste, dans la construction même de l’État. Substituer donc à la lutte des classes la collaboration des classes, ou plutôt remplacer les classes par une communauté nationale, une communauté de travail ; nationaliser les masses, œuvre pour laquelle aucun sacrifice n’est trop cher. Mais ce n’est possible qu’en faisant appel au patriotisme des Allemands, et voici le moteur moral.
L’Italie a donné l’exemple par son organisation syndicaliste et corporative. L’Allemagne le suivra-t-elle ? Oui, mais semble-t-il, d’une manière plus syndicaliste encore que corporative. Dès la fin de 1932, les syndicats ont exprimé leur désir de collaborer avec les employeurs pour sauvegarder la discipline de la production, la réglementation des conditions de travail et de salaire. Ils ont souhaité que l’État fonctionnât à l’avenir comme organe de synthèse et comme arbitre suprême. Désormais, le syndicalisme, après avoir été un État dans l’État, est un organe de l’État, un organe tout entier dirigé par les forces nazistes.
Quant à l’agriculture, le plan national-socialiste prévoit une nouvelle répartition des terres, au détriment des grandes propriétés, – mais les Junker résistent dans leur Prusse orientale et il faut les ménager, car un séparatisme ne serait pas exclu – l’abaissement du taux de l’intérêt, une révision des hypothèques, l’interdiction de spéculer sur le sol. Dans ce domaine, l’homme le plus représentatif du parti, est le Dr Darré, dont il paraît qu’on peut beaucoup attendre, et dont le gros ouvrage sur le paysannat est d’une extrême importance. Son idée la plus originale est celle des « Erbhöfe » : biens de famille, remis entre les mains des plus capables, non pas seulement du point de vue technique, mais surtout du point de vue moral. C’est un retour, sous une forme moderne, à la vieille conception germanique de la noblesse enracinée, un moyen de reconstituer une aristocratie paysanne. Une récente mesure fait du nom de Bauer un véritable titre de noblesse, en ne l’accordant, par diplôme, qu’à une catégorie déterminée d’agriculteurs. L’expérience est singulièrement intéressante.
Le nouveau régime a entrepris une lutte vigoureuse contre le chômage qui est en baisse. Sur six millions de chômeurs, deux millions trois cent mille sont aujourd’hui résorbés. Le gouvernement a organisé des colonies de sans-travail à la campagne. Il a institué l’Arbeitsdienst, par quoi il pense arriver à fondre les classes dans la communauté allemande. Il a mis en train des travaux d’utilité publique de grande envergure. Il a des idées originales pour obliger les propriétaires à donner du travail aux ouvriers : par la construction et la rénovation des immeubles, avec diminutions correspondantes d’impôts. Bref, la volonté d’agir est là, soutenue par l’élan qui s’est emparé de la nation entière.
L’Allemand a le génie de l’organisation, il possède aussi la discipline, il est un admirable travailleur que les difficultés stimulent. Ce sont les qualités avec lesquelles on peut reconstruire. Mais il y a l’obstacle financier.
De lourdes dettes pèsent sur l’Allemagne. Des gens compétents discutent les chiffres que les officiels ont alignés. Le minimum, c’est douze milliards de marks or, pour le moins. Le régime de Weimar s’est livré à des dépenses folles. Les municipalités socialistes ont jeté l’argent par les fenêtres. Les contribuables sont à bout. La couverture métallique du papier est de plus en plus faible. L’Allemagne n’a qu’une ressource : son commerce extérieur. Au dernier trimestre de 1932, le surplus des importations sur les exportations était encore de 234.000.000, mais il n’était plus que de 213.000.000 au premier trimestre de 1933. La dette flottante a doublé. Dans ces conditions, on se demande si l’Allemagne pourra payer, à la longue, ses dettes à l’étranger, alors qu’elle ne gagne plus l’argent nécessaire. Si le commerce extérieur continue à diminuer, comment pourra-t-elle fournir du travail à sa population industrielle ? La question est extrêmement grave. Que penser alors de la politique des sanctions, à laquelle lord Hailsham, lord Grey et sir Austen Chamberlain faisaient allusion aux Chambres anglaises, pour mettre l’Allemagne à la raison ? J’avoue que, du point de vue de l’Europe, de l’ordre et de la paix, je la juge insensée. Mais que va faire le nouveau régime ? une politique de salaires, ou une politique d’exportations ? Pourra-t-il maintenir le mark, ou s’abandonnera-t-il derechef à l’inflation ? Son idéal, c’est l’État sans impôts, tel que le décrit Feder : utopie ? Cependant, grâce à l’action énergique du gouvernement, la situation financière commence de s’améliorer. Les exportations tendent à se relever, et le déficit budgétaire tend à se réduire.
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Pour entreprendre et mener à fin cette œuvre surhumaine, l’État est obligé de concentrer en lui tous les pouvoirs. Il est obligé d’unifier à l’extrême le pays tout entier. Voilà pourquoi il a supprimé les derniers restes d’autonomie, soumis les Linder à des Statthalter directement responsables vis-à-vis du chef. C’est une bataille qu’il livre. Elle ne peut être conduite qu’avec des moyens militaires : un chef responsable vis-à-vis de la nation, des officiers responsables vis-à-vis du chef. Partout, le principe de la responsabilité, vis-à-vis des supérieurs et de l’autorité vis-à-vis des inférieurs, est substitué au principe de l’élection. Comment faire autrement ? Il est vrai que, par compensation, le gouvernement du Reich procède à une décentralisation de la Kultur.
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L’Allemagne livre une lutte désespérée, une lutte pour la vie. Elle n’a pas le choix des moyens. Il faut essayer de le comprendre.
Ce n’est pas seulement une lutte économique, sociale, ce n’est pas un jeu de la politique. Mais c’est une lutte morale. Tant que les Allemands tiendront moralement, il y aura de l’espoir. Voilà pourquoi il est nécessaire d’exalter en eux le sentiment national, leur dernière raison de vivre. Que cela s’accomplisse avec un bruit d’armes inquiétant, avec un bruit de paroles plus inquiétant encore ; que ce sentiment national, qui est juste et sain, risque de s’incarner dans des idées fausses et malsaines, comme l’idée de race ou l’écrasante conception hégélienne de l’État, je suis le premier à le reconnaître. Mais il y a quelque chose de profondément touchant dans ce réveil, dans cet effort, dans ce retour aux traditions nationales. Et j’enlève mon chapeau.
Ce qu’il y a de plus sympathique dans l’hitlérisme, c’est son besoin de propreté. Le régime démocratique de Weimar était devenu « la république des camarades ». Un sérieux nettoyage s’imposait. Que les nationaux-socialistes l’entreprennent durement et, ce faisant, qu’ils commettent des injustices, c’est inévitable. Il y a des maisons que l’on ne peut assainir sans casser les vitres, sans mettre les concierges à la porte.
L’entreprise est donc grandiose, mais elle est pleine de périls. Et ces périls sont peut-être moins dans la situation même que dans l’état d’esprit des Allemands contemporains. On dit, par exemple, que l’Allemagne prépare la guerre. Elle s’en donne maladroitement toutes les apparences. Mais il faudrait songer que l’Allemand a besoin de l’armée, qu’il l’a dans le sang. L’armée a fait l’unité nationale, elle est le seul moyen efficace d’éducation nationale ; la disparition du service militaire obligatoire a, pour la jeunesse allemande, des effets désastreux. La propension de l’Allemand à l’anarchie intellectuelle et morale, exige qu’il soit soumis à la seule discipline qu’il accepte : la discipline militaire. On empêchera pas non plus que la résistance de l’armée allemande de 1914 à 1918, ne soit considérée par ce peuple comme une gloire. Mais l’idée de revanche n’est certainement pas morte, et il est dangereux de jouer au soldat dans ces conditions.
Ces conditions... Il en est heureusement d’autres qui empêcheront l’Allemagne, d’ici à longtemps, de se lancer dans l’aventure. Faut-il les rappeler ? L’appauvrissement, le long travail de reconstruction intérieure, l’affermissement progressif du régime. Mais l’Allemand sait toujours se faire craindre. Il ne sait pas se faire aimer. Voilà pourquoi l’Allemagne est de nouveau complètement isolée, encerclée d’hostilités, comme durant la guerre, en proie à des suspicions qui ne sont pas injustifiées.
Son pangermanisme est un mythe dont elle a peut-être besoin aujourd’hui. Mais il effraie d’autres Allemands qui, pour être attachés à la civilisation germanique, n’en tiennent pas moins à leur indépendance : ceux de Suisse et ceux d’Autriche. Le conflit de l’Allemagne hitlérienne avec ce dernier pays est aussi odieux que périlleux pour elle : veut-elle l’Anschluss à tout prix ? L’Autriche, uniquement allemande aujourd’hui, création artificielle, tiendra-t-elle à la longue ? Son salut serait de rappeler la dynastie, mais la Petite Entente s’y oppose. Situation tragique... En résumé, tant que l’Allemagne sera centralisée à l’extrême, elle perdra sa plus grande force d’attraction qui est l’idée fédérale.
Ce que je crains encore pour l’Allemagne hitlérienne, c’est qu’elle ne tombe dans la médiocrité intellectuelle. Je ne réprouve pas du tout les autodafés de livres à quoi les étudiants allemands se sont livrés. Au contraire, j’y vois une réaction salutaire contre une anarchie intellectuelle qui était devenue purulente. Pour qui connaît le genre d’ouvrages que l’on éditait et lisait en Allemagne, et tout le mal qu’ils ont fait, une mise à l’index, un nettoyage était une opération de salut public. Je ne suis point de ceux qui s’imaginent que la liberté de parler et de publier soit sans limites, surtout quand cette liberté est devenue comme aujourd’hui une entreprise d’empoisonnement. Les grandes phrases des libéraux ne m’impressionnent pas le moins du monde. Non, ce que je crains, c’est le règne du Spiessbürger, c’est la servilité du professeur, c’est l’étatisation de la pensée et de l’enseignement, c’est la doctrine officielle, non pas en politique, où l’État doit avoir une doctrine et se doit de la faire enseigner, mais dans les autres domaines, où l’État n’a point à s’ingérer. Je crains surtout la déformation de l’histoire, car, dès que l’on affirme le principe raciste, on est amené logiquement à déformer l’histoire. Ce que je crains, enfin, c’est que, sous le prétexte d’exalter ce qui est purement germanique, völkisch, on ne s’attache à ce que la littérature ou les arts allemands ont produit de plus médiocre et de plus étroit.
Les intellectuels et les demi-intellectuels qui grouillent autour du national-socialisme, appartiennent encore par leurs idées au XIXe siècle. Ils sont imprégnés de vieil anticléricalisme et d’esprit scientiste. Ils sont romantiques éperdument, de style wagnérien. Ils se réclament de Nietzsche, qu’ils comprennent mal, qui n’est pas un Allemand pur, qui est un individualiste exaspéré pour le milieu : son antichristianisme est une réaction contre l’esprit de la Pfarrei protestante. Arrière-petit-fils de Rousseau, observateur qui doit sa psychologie aux grands moralistes français, à La Rochefoucauld et à Vauvenargues, Nietzsche, slave d’origine, naturalisé suisse, avait en horreur la Prusse et le second Reich, tout ce qui sentait le nationalisme et l’organisation. S’il vivait encore, il se complairait à ironiser férocement sur le national-socialisme. Nietzsche n’a pas de point fixe ; il aime les idées pour les idées, et il s’amuse à les outrer, à leur donner une forme paradoxale, agressive. On trouve dans son œuvre de quoi justifier les tendances les plus contraires. Et cela m’amène à cette réflexion :
Une idée d’héroïsme, de surhumanité, qui, à travers Nietzsche, remonte au XVIIe siècle français et à la Renaissance italienne ; une théorie de la race, de la supériorité des aryens, qui a pour auteurs deux Français et un Anglais ; un « mythologisme » d’origine cette et scandinave ; un nationalisme religieux qui vient d’Israël ; des formes et des réformes empruntées au fascisme, des moyens et même des tendances empruntés au bolchevisme : l’Allemagne contemporaine est bien la fille de l’Allemagne cosmopolite du XVIIIe siècle ; elle est bien l’empire du milieu où convergent toutes les influences de l’Europe entière, et qui n’arrive à se définir qu’en assimilant. Son germanisme a beau vouloir être exclusif : il est un composé d’éléments européens.
L’hitlérisme est-il une révolution ou une contre-révolution ?
Il se dresse, déclare-t-il, contre la révolution française et ses conséquences. Il est une réaction violente contre le libéralisme et la démocratie. Il marque la fin, en Allemagne, de la civilisation bourgeoise. Il a foncé de toutes ses forces contre le marxisme, contre la révolution communiste menaçante. Il suit la même évolution que l’Italie. En ce sens, oui, il est une contre-révolution, la forme germanique de la contre-révolution.
Mais le national-socialisme s’est développé au milieu d’une anarchie intellectuelle et morale sans exemple, dans un peuple qui a perdu ses traditions et se sent tout nouveau, qui n’a plus de contact suffisant avec le monde contemporain, et dont le dynamisme affectif ne compense pas ce retard intellectuel. Il entraîne avec soi un monde confus d’idées, de passions, un monde révolutionnaire. S’il a rallié des partisans de l’ancien régime, il a rallié les adversaires les plus convaincus de celui-ci ; s’il a rallié des chrétiens, il a rallié des antichrétiens. La confusion qui s’était répandue sur toute l’Allemagne, s’est polarisée autour de lui et le pénètre. Se révélera-t-il capable d’ordonner ce chaos ? Se révélera-t-il assez fort pour surmonter, diriger des tendances aussi contradictoires ? Échappera-t-il lui-même aux conséquences extrêmes de son idéologie ?
À ce stade, il faut se retourner vers le chef. Hitler vient de proclamer que la révolution est finie. Son ministre Frick vient de traiter d’insensés ceux qui prétendent le contraire et parlent d’une seconde révolution. Si le Führer possède assez d’autorité pour mettre fin au dynamisme de ses partisans, pour leur imposer, après l’agitation stérile, le travail long, mais pacifiant et unificateur, de la reconstruction nationale, la partie est gagnée.
Si le national-socialisme allait échouer, qu’arriverait-il ? Ce serait l’heure du communisme, qui est encore menaçant. Ultime expérience qui risquerait de désagréger complètement l’Allemagne, de la plonger dans la guerre civile. Le dernier mot, dans ce cas, pourrait être prononcé par la Reichwehr, qui est pour l’instant la grande muette : dictature militaire ; ensuite, restauration monarchique. À moins que Hitler n’opère lui-même, plus tard, cette restauration, ce qui serait sage : en effet, ce serait assurer par en-haut la continuité du régime, à l’exemple du fascisme.
Dans l’état où se trouve actuellement l’Allemagne et l’Europe, malgré toutes les réserves que nous avons faites et toutes les craintes que nous avons exprimées, car nous sommes plusieurs, quel homme sensé ne souhaiterait le succès de Hitler, l’affermissement progressif et pacifique de son régime ?
C’est sur cet espoir que je veux finir, résigné que je suis à être démenti par les évènements. Tout est si complexe en Allemagne, tout y change si vite. L’Allemagne est, a-t-on dit, le pays qui vous oblige à changer le plus souvent d’opinion.
TROISIÈME PARTIE
LE BESOIN D’UNITÉ
CHAPITRE XI
L’ORGANISATION INTERNATIONALE
La grande lutte à laquelle nous assistons aujourd’hui, c’est, avec la lutte des classes, celle du nationalisme et de l’internationalisme.
Certes, la lutte des classes est encore bien violente ; tout au moins sait-on maintenant comment intégrer les inévitables antagonismes professionnels et sociaux dans un ordre supérieur : l’organisation corporative que l’Italie fasciste eut le courage, la première, d’établir à la base de l’état, que l’Allemagne hitlérienne va introduire dans le troisième Reich, et qui est en marche, comme on dit, dans presque tous les pays. La lutte des classes porte la marque du XIXe siècle, tout comme la lutte des « lumières » contre les abus de l’ancien régime et les ténèbres du christianisme, porte celle du XVIIIe. Mais le conflit, qui atteint à son paroxysme au moment où j’écris ces lignes, entre internationalisme et nationalisme, caractérisera vraisemblablement le XXe.
Internationalisme et nationalisme sont deux forces qui paraissent égales. Elles ont engagé un duel, où tantôt l’une semble victorieuse, tantôt l’autre. Avant la guerre, le nationalisme l’avait emporté, dans l’esprit des générations nouvelles, sur le vieil internationalisme quarante-huitard et romantique ; la guerre exaspéra le nationalisme, l’épuisa, le discrédita, et l’internationalisme reprit sa revanche avec la Société des Nations ; mais le nationalisme devait se redresser, comme une violente réaction, à la fois contre les traités de paix et contre le communisme, contre l’internationalisme de Genève et l’internationalisme de Moscou. Nous avons le succès du fascisme, dont on ne saurait nier qu’il est impressionnant ; nous avons le règne de l’hitlérisme. En même temps, la Société des Nations perd chaque jour du terrain par suite d’échecs répétés, d’espoirs trop souvent déçus.
Mais il n’y a pas seulement, entre le nationalisme et l’internationalisme, un conflit extérieur, que l’on peut contempler à distance. Ce conflit existe dans chacun de nous : d’abord, en tous ceux qui pensent – une minorité de plus en plus petite – ensuite, en tous ceux qu’atteint la crise économique – la majorité, pour ne pas dire la totalité des hommes. De là une nouvelle cause de désorientation, d’inconfiance, qui vient grossir l’anarchie contemporaine. La patrie et l’humanité sont-elles conciliables ? où est le devoir ? où est l’avenir ? sur quoi peut-on édifier l’ordre et la paix ?
Le nationalisme et l’internationalisme sont deux faits d’une telle importance que s’attacher à l’un sans tenir compte de l’autre, vouloir écraser l’un sous le poids de l’autre, serait méconnaître complètement la physionomie du monde contemporain. Car tous deux correspondent à des aspirations profondes, à des besoins immédiats ; tous deux sont des vagues de fond ; tous deux dépassent le politique et l’économique même, pour devenir des états d’esprit et de sensibilité. Juger le nationalisme comme on le juge à Genève, me paraît tout aussi inintelligent que de juger l’internationalisme comme on le juge à Berlin.
J’ai tenté de comprendre l’Italie fasciste et l’Allemagne hitlérienne, en me plaçant, non à l’extérieur, mais à l’intérieur de ces pays et de ces régimes, en me mettant à leur égard dans un état de sympathie. Je vais essayer, dans ce chapitre, la même chose pour la Société des Nations, pour l’internationalisme. Je n’ai point la prétention de résoudre une antinomie aussi écrasante : je voudrais cependant faire un effort pour découvrir, au plafond, le point de synthèse.
I
À y regarder de près, le nationalisme et l’internationalisme correspondent tous deux à un même besoin : le besoin d’unité.
Le nationalisme, c’est le besoin d’unité dans la nation ; l’internationalisme, le besoin d’unité entre les nations.
Lorsque le nationalisme s’exagère, il aboutit à une centralisation nationale qui devient contraignante et tyrannique ; il aboutit au règne absolu de l’État, à la mystique de l’État.
Lorsque l’internationalisme s’exagère, il aboutit également à une conception schématique et centralisatrice du monde, à une mystique de l’humanité. Si cette conception du monde se réalisait, elle deviendrait aussi contraignante que celle du nationalisme, plus peut-être.
L’antinomie réside en ceci : l’État nationaliste, n’admettant rien au-dessus de lui, se refuse, du moins en théorie, à reconnaître que les nations dépendent les unes des autres, qu’elles sont ordonnées au bien commun de l’humanité, qu’il est par conséquent un droit supérieur à la souveraineté nationale. De son côté, l’internationalisme, visant au Surétat, se refuse à reconnaître toute souveraineté nationale, et même toute idée de patrie.
Mais l’origine du nationalisme et de l’internationalisme est la même : elle se trouve dans le panthéisme qui devait nécessairement absorber aussi bien les conceptions rationalistes que les conceptions subjectivistes de la pensée moderne, à partir du XVIIIe siècle. Il n’est qu’une différence d’amplitude entre la Nation-Dieu et l’Humanité-Dieu. On reconnaît ici l’influence profonde exercée par Hegel. D’autre part, si la conception de l’homme chez les internationalistes, nous ramène à l’idéologie du XVIIIe siècle, à l’« homme en soi », la même conception, chez les nationalistes, nous ramène au romantisme, à son culte des peuples, à sa recherche du différent, de l’original, de l’individuel. Il est vrai que cela n’est pas si simple. L’internationalisme a traversé l’atmosphère romantique, de 1830 à 1848, et s’en est imprégné. Le nationalisme, à son tour, a subi l’influence du rationalisme kantien et, par-delà, cartésien ; il l’a subie par l’intermédiaire de Fichte et de Hegel, que nous retrouvons ici. Cependant, on peut dire que l’internationalisme procède surtout de la philosophie française du XVIIIe siècle, et le nationalisme, de la philosophie allemande. Mais l’un et l’autre ont un maître commun : Rousseau. C’est lui, en effet, qui est le lien entre les « philosophes » français et les métaphysiciens allemands.
Il y a donc, à l’origine, cette erreur sur la conception de l’homme, à quoi nous devons actuellement tant de maux.
Dans le nationalisme comme dans l’internationalisme, il est un sentiment juste : encore une fois, le besoin d’unité, c’est-à-dire le besoin d’ordre. Ce besoin est le résultat de la guerre, qui a mis le désordre dans l’intérieur des nations, en même temps qu’elle nous faisait sentir la nécessité d’un ordre international.
Et nous voici arrivés à Genève.
II
Au moment où je rédige ces lignes, la Société des Nations a une très mauvaise presse. Avoir une mauvaise presse, c’est l’indice que l’on a commis des erreurs, ou du moins que l’on a déçu ; c’est souvent l’indice que l’opinion publique est injuste à votre égard. Et voilà bien ce qui arrive à la Société des Nations.
Il faut avouer qu’elle n’a pas de chance. Elle s’efforce de réaliser l’internationalisme au moment où les nationalismes s’exaspèrent, se multiplient, se réalisent. Elle prêche la liberté des échanges, l’abaissement des barrières douanières, au moment où tous les pays relèvent leurs tarifs et font du protectionnisme à outrance. Elle convoque à Genève la conférence du désarmement, à l’instant où les Japonais entrent en guerre contre les Chinois. Ces échecs, ces démentis successifs ne pouvaient manquer de porter un coup sensible au prestige de l’institution genevoise, à la confiance que l’on avait encore en elle. On oublie les succès qu’elle a remportés, car elle en a remporté tout de même, pour ne voir que ses défaites. Il est indéniable qu’elles sont grosses. On ose, on peut parler de faillite.
Mais avant d’en venir aux erreurs, aux faiblesses, aux vices organiques de la Société des Nations, il convient d’en faire l’histoire. Ensuite, nous pourrons démonter cette mécanique, comme nous avons démonté les autres, pour mieux regarder ce qu’il y a dedans et découvrir la cause de ses pannes. Le malheur, en effet, c’est que la Société des Nations a perdu beaucoup de l’idéalisme qui était son essence, pour se matérialiser et devenir une mécanique, celle des conférences et de la bureaucratie, celle qui produit des paroles et du papier.
*
* *
Beaucoup de gens considèrent la Société des Nations comme une utopie. Ils se trompent : le propre de l’utopie est de ne jamais produire de résultats, d’être toujours impuissante à se concrétiser. Or, la Société des Nations existe, elle a produit des résultats.
Rappelons-nous d’abord ceci :
L’idée de la Société des Nations n’est pas une idée nouvelle. Au contraire, la Société des Nations n’est que la forme contemporaine, imparfaite et sans doute provisoire, d’une très ancienne idée.
Les peuples civilisés ont toujours tendu à établir entre eux une certaine unité. Car il y a dans la civilisation une force expansive, un besoin de se répandre, de se communiquer, une poussée vers l’universel. Cette force expansive prend deux formes : tantôt l’impérialisme, c’est-à-dire la propension qu’éprouve naturellement la puissance la plus civilisée et forte à établir son hégémonie sur les puissances les moins civilisées, les plus faibles ; tantôt, lorsque des puissances civilisées au même degré, et de forces à peu près égales, se trouvent en présence, l’internationalisme, c’est-à-dire la nécessité de s’entendre et de s’unir sur une base politique, juridique ou religieuse. À quoi il faut ajouter ceci, c’est que l’Europe a toujours gardé, au moins dans sa subconscience, le sentiment de son unité. Et l’Europe est devenue, aujourd’hui, presque le globe entier.
Cette unité du monde civilisé a donc son histoire, sa généalogie. Sa première forme fut l’imperium romanum. On peut définir cet imperium : l’adoption de peuples les plus divers par la « romanitas », une organisation défensive et juridique de la paix. La seconde forme, déjà très différente et beaucoup plus fédérative, fut celle de la chrétienté au moyen âge, celle du Saint-Empire romain germanique. Lorsque la Réforme et la Renaissance détruisirent, ou plutôt achevèrent de détruire l’unité du monde chrétien, l’ère commença de la grande division européenne. Les traités de Westphalie inaugurèrent, sous le nom d’équilibre européen, cette politique des intérêts nationaux et de la raison d’État qui devait aboutir, au XVIIIe siècle, à une véritable anarchie juridique et diplomatique.
Mais, périodiquement, il y eut des efforts pour ressouder les fragments, pour assurer une paix définitive par le moyen d’alliances et de traités. La révolution française et Napoléon tentèrent d’unifier l’Europe sous une hégémonie et au nom d’une idéologie. Après eux, contre eux, se forma la Sainte-Alliance, à laquelle il serait temps de rendre justice, car l’Europe lui dut une longue paix et une longue prospérité. Après la Sainte-Alliance, on revint au système de l’équilibre européen. Ce que nous indiquons là, ce sont des têtes de chapitres, des chapitres d’un ouvrage qu’il serait fort intéressant et fort utile d’écrire aujourd’hui, car il démontrerait que la Société des Nations vient se placer dans une série.
L’empire romain et le christianisme sont à l’origine de ce besoin d’unité, et de toutes les tentatives qui ont été faites au cours de l’histoire pour reconstituer cette unité. Le livre dont je parlais tout à l’heure, on lui pourrait donner comme titre : À la recherche de l’unité perdue. Or, on trouve dans la Société des Nations une idée juridique, qui est romaine, et une idée morale, qui est chrétienne. C’est par ces deux idées que la Société des Nations se rattache au jus et au Décalogue. Au reste, Société des Nations, n’est-ce pas la traduction tout à fait exacte de la societas civitatum dont parle saint Augustin ?
III
Telle est donc l’origine de la Société des Nations en tant qu’idée. Mais, pour que cette idée se réalisât, il fallait qu’elle se rencontrât avec une nécessité pratique.
La grande force des Alliés, durant la guerre, fut de surélever leur cause au niveau d’un idéal, de l’identifier avec la cause de l’humanité : nous faisons la guerre pour le droit, afin qu’ensuite il n’y ait plus de guerre. Dans le premier membre de cette phrase, nous retrouvons l’idéologie française, dans le second, le moralisme anglo-saxon. Cette formule, plus dangereuse pour les Allemands que les armes les plus perfectionnées, le président Wilson la reprit ; il lui donna un corps, la Société des Nations, et une âme, le Pacte.
Mais ce pacifisme juridique serait demeuré impuissant, s’il ne s’était trouvé d’accord avec les nécessités économiques. La guerre elle-même avait démontré combien les peuples sont économiquement dans la dépendance les uns des autres, au point de ne pouvoir vivre les uns sans les autres. Et l’après-guerre, avec la misère générale qu’elle étale aux yeux de tous, vient renforcer cette démonstration.
Si l’on étudie le Pacte, on observera qu’il est traversé d’un bout à l’autre par ces deux courants parallèles : le courant moral et le courant économique. Au courant moral se rattache le désarmement, qui est une idée anglo-saxonne, une idée puritaine. En revanche, l’organisation technique de Genève est essentiellement une idée française, une idée latine. Et cette idée procède elle-même d’une conception réaliste : de nouveau, les « nécessités économiques ».
Nous touchons ici une faiblesse organique de la Société des Nations, faiblesse d’ailleurs inévitable. Comment parvenir à concilier l’idéalisme anglo-saxon et le réalisme latin ? On s’aperçoit tout de suite combien il est difficile de mettre d’accord deux génies aussi opposés. Leurs méthodes, en effet, ne sont pas du tout les mêmes. Le génie anglo-saxon cherche à ramener immédiatement tout problème politique à un problème moral, à lui trouver une solution immédiate et simple. Le génie latin, le génie français, en revanche, part des faits, cherche à construire sur les faits des accords juridiques et des organisations techniques (il faut savoir ici qu’à Genève on donne au mot technique un sens plus large que celui du dictionnaire). Car le génie latin prise avant tout la logique et la méthode. Il arrive alors ceci : faute de méthode, et précisément parce qu’il a simplifié le problème, et que le problème résiste à cette simplification, le génie anglo-saxon tombe dans l’empirisme ; en revanche, le génie français se révélera volontiers théorique et didactique. Le génie anglo-saxon veut agir, le génie français veut construire. Sous ce rapport, le problème du désarmement est topique : pour les Anglo-saxons, la guerre est un mal, un crime, donc il faut supprimer la guerre par le désarmement intégral. On voit l’idée simpliste : supprimer la guerre en supprimant les moyens de la guerre, les armes et les armées. Pour les Français, en revanche, le problème est d’ordre juridique et politique : assurons un ordre international fondé sur le droit ; ainsi, chaque peuple aura le sentiment que sa propre sécurité se trouve juridiquement et politiquement garantie, et le désarmement s’opérera de soi-même.
L’idéologie française, sa conception immobiliste du droit, son idée fixe de la sécurité sont assurément discutables. Il n’en demeure pas moins que l’esprit latin, français, donne à la Société des Nations une base solide, celle de l’organisation technique. J’avoue que, pour le moment – et ce moment sera long – je n’en vois pas d’autre. Les questions politiques – et le désarmement est une question politique – diviseront toujours les hommes ; il sera toujours bien difficile de les résoudre directement, d’une manière simple ; on ne pourra guère que gagner du temps par le moyen de compromis, ce qui est d’ailleurs déjà quelque chose. En revanche, les questions techniques, comme on dit à Genève, peuvent unir peu à peu les hommes en leur apprenant à travailler ensemble, en les mettant en face de leurs intérêts communs, en leur faisant appliquer une même méthode, génératrice d’un même esprit. L’erreur du public est d’ignorer beaucoup trop l’activité technique de la Société des Nations, de ne s’intéresser qu’aux grandes assises politiques, comme les assemblées annuelles ou la conférence du désarmement. Il est vrai qu’elles sont beaucoup plus voyantes et sensationnelles que les séances de la Coopération intellectuelle, de l’Hygiène, du Comité financier, ou que l’activité quotidienne du secrétariat général. Et cependant, ces organisations techniques tissent lentement, jour après jour, l’étoffe solide sur laquelle, pour continuer mon image, la politique pourra broder. La force de la Société des Nations est de posséder maintenant un corps de fonctionnaires. Ce corps a tous les défauts de la bureaucratie, entre autres l’abus du papier : il commence d’avoir un esprit, une volonté propre, il possède un début de tradition. Et il est solide, parce qu’il est très bien payé. Le jour où l’on raccourcirait les traitements des fonctionnaires, cela ferait plaisir à toute la masse des jaloux, certes, mais la stabilité de la Société des Nations s’en trouverait atteinte. Passons, mais ne laissons pas de constater que, pour la première fois, nous avons une équipe de spécialistes constituée pour se vouer uniquement aux affaires internationales.
Il était assez naturel que l’opinion publique – le terme est très vague, et je m’en sers pour la commodité du discours – fût exigeante pour la Société des Nations, parce que cette dernière était, au début, un grand espoir. L’opinion publique exigeait donc que la Société des Nations résolût tout de suite tous les problèmes. Impossibilité. La seule chose qu’on pouvait raisonnablement lui demander, c’était de les aborder. Car, avant de les résoudre, et pour être en mesure de les résoudre, il fallait commencer par construire et par organiser la Société des Nations, par la mettre sur ses jambes, afin qu’elle se tînt debout toute seule. Autrement dit, il fallait fonder solidement l’institution et commencer pour cela à travailler la tête baissée, en creusant la terre. Je ne sache pas qu’on soit jamais parvenu à édifier en quatorze ans une cathédrale.
Le plan de construction se ramène à l’image des cercles concentriques : d’abord l’institution, puis l’ordre international dont l’institution sera le centre, enfin la paix, qui sera le résultat, la récompense de l’ordre international. Si jamais un tel plan peut être exécuté jusqu’au bout, ce qui est une autre histoire, il y faudra beaucoup de temps, beaucoup de continuité, beaucoup de patience, de résignation aux échecs.
*
* *
Malheureusement, ce plan, si jamais on l’a conçu, n’a cessé d’être contrarié.
Durant la première période, l’activité technique prit le pas sur toutes les autres. On était alors obligé d’être prudent. La Société des Nations devait vivre, montrer qu’elle vivait, avant de s’essayer à faire vivre. Les États-Unis n’avaient pas voulu entrer dans la maison : on escomptait encore que cette abstention ne serait pas définitive ; on attendait le retour des Américains avant de prendre en mains les grandes affaires. Mais, les Américains continuaient de rester à l’écart ; l’effort technique était ralenti par les États qui se refusaient à signer les conventions, et l’on n’avait aucun moyen de les contraindre. Enfin, il y avait les autres continents dont la situation n’était point la même que celle de l’Europe après la guerre. Ces autres continents craignaient l’intervention de l’Europe dans leur vie intérieure ; ils n’entendaient pas que l’Europe réglât à elle toute seule la répartition des matières premières dont ils étaient les détenteurs.
Alors la Société des Nations revint aux problèmes politiques. Aussi bien avait-elle constaté que, dans ce domaine tout au moins, elle pouvait, à la rigueur, se passer des États-Unis. Les questions de Wilno, des îles Aaland, de Corfou, de Mossoul, de Silésie, le conflit gréco-bulgare, la mirent à l’épreuve. Elle tenta de les résoudre. Ses essais ne furent pas toujours heureux, mais enfin la paix fut maintenue : c’est ce qu’il faut inscrire à l’actif.
La Société des Nations se crut alors assez forte pour aborder le problème du désarmement. Le Protocole fut un premier effort dans ce sens, mais un effort prématuré : on se rappelle que les Anglais le rendirent inefficace. Il apportait cependant un élément nouveau de droit international ; il déterminait une méthode à suivre en cas de conflit pour désigner l’agresseur. Sur ces entrefaites, l’Allemagne avait été admise dans la Société des Nations. Son entrée marquait le début de la troisième période, comme sa sortie marque celui de la quatrième, et peut-être dernière.
Période technique. Période politique. Période du désarmement. Ainsi se résume, jusqu’à ce jour, l’histoire de la Société des Nations. Celle-ci, ne l’oublions pas, est toute jeune : elle entre dans sa quatorzième année. Sans doute m’objectera-t-on qu’en moins de dix ans le fascisme a réussi, autant qu’on peut réussir en politique, à reconstruire l’Italie. Mais il ne faudrait point oublier ceci : sur le plan international, les constructions sont beaucoup plus difficiles, partant beaucoup plus longues, que sur le plan national. Sur le plan international, je dirais volontiers qu’il faut dix fois plus d’efforts que sur le plan national, pour arriver à un résultat souvent dix fois moindre.
Là est la fatalité. Il faudrait aller vite. Les évènements se précipitent. L’action internationale se révèle de plus en plus urgente. Les maux s’aggravent, les esprits s’exaspèrent, les espoirs se dissipent. La Société des Nations use rapidement le capital de confiance dont elle disposait. Mais elle ne peut pas aller vite. Si elle se hâte, elle échoue. Elle risque ainsi d’agir toujours trop tard.
IV
Pourquoi ?
C’est qu’il y a disproportion forcée entre ce que l’on attend de la Société des Nations et ce qu’elle est en mesure d’entreprendre. Les derniers évènements viennent de mettre ce fait en pleine lumière. Ce serait manquer de courage, ce serait être un mauvais ami de Genève que de le nier.
La Société des Nations est en pleine crise, et c’est la quatrième période, la période cruciale, qui débute. Celle où précisément son existence est en jeu. Celle enfin où l’institution de Genève doit se vérifier, se réorganiser et, sans doute, se simplifier.
On a commis, par la force des choses, deux erreurs initiales :
La première, c’est qu’on a toujours voulu atteindre immédiatement, dans chaque domaine, le maximum. Mais, ce maximum, on ne l’a jamais atteint, et l’on devait savoir, et en réalité l’on savait, que l’on ne pourrait jamais l’atteindre. Seulement, on avait peur de décevoir l’opinion. On a donc préféré laisser à celle-ci ses illusions, et même on les a entretenues. Mais on a compté sans l’échéance. L’heure des désillusions a sonné. Il eût été moins dangereux, pour la Société des Nations, de prévenir dès le début l’opinion publique que le ciel ne descendrait pas tout de suite sur la terre, que certains problèmes étaient encore insolubles, et le demeureraient aussi longtemps que d’autres problèmes, préalables et limités, ne seraient pas résolus.
La seconde erreur fut d’enfler démesurément le programme, d’étendre le champ d’activité beaucoup trop loin, au-delà de l’horizon. Si je ne craignais de citer Napoléon à propos de Genève, je dirais qu’on s’est engagé partout afin de voir. Maintenant, on a vu, les expériences sont faites : on sait qu’il y a des domaines où l’on a réussi, d’autres où l’on peut réussir, et d’autres où l’on n’a pas réussi, où l’on ne peut pas réussir. Le moment serait venu de choisir, de concentrer les efforts sur les points où l’on aurait chance de percer. Ce qui implique un resserrement du programme, c’est-à-dire des renoncements, des sacrifices et, le plus difficile, de la franchise.
Il est évident d’ailleurs que la seconde erreur dépend étroitement de la première. On cherche à compenser ce que l’on n’a point réussi d’atteindre en profondeur par l’extension en surface. On ne cesse ainsi d’allonger le front ; je m’excuse d’employer toujours ce langage militaire à propos d’une œuvre de paix.
Eût-il été possible de faire autrement, au début ? La Société des Nations était sollicitée de toutes parts : c’eût été une maladresse que de décourager les bonnes volontés, alors surtout que Genève avait besoin de se recruter des amis, des collaborateurs. J’avoue qu’elle ne les a point choisis avec beaucoup de discernement : ses zelanti lui ont fait plus de mal qu’ils ne l’ont servie.
*
* *
Mais il faut « investiguer » plus avant pour trouver le vice organique de la Société des Nations. Ce n’est pas un vice physiologique, mais psychologique.
La Société des Nations est une institution nouvelle, une institution du XXe siècle. Or, dès le début, on a laissé s’introduire dans cette institution nouvelle un vieil esprit, celui du XIXe. Elle est ainsi devenue le centre de ralliement de tous les idéologues du libéralisme, de tous les utopistes du romantisme humanitaire et quarante-huitard. Ce sont de braves gens, parfaitement intentionnés, mais n’oublions pas le proverbe : l’enfer est pavé de bonnes intentions. Ne confondons point la bonne volonté avec la volonté. La bonne volonté ne voit généralement pas très clair ; généralement, il lui manque le sens des réalités, le sens du possible. La bonne volonté est sentimentale. La bonne volonté, c’est la devise de la compagnie internationale des nuages. Ici, « paix aux hommes de bonne volonté » signifie qu’il faut laisser les hommes de bonne volonté en paix et faire appel à la volonté des réalistes. Jusqu’à présent, nous eûmes de la bonne volonté en abondance, mais pas assez de volonté.
Il est vrai qu’on a éliminé, peu à peu, les utopistes. Mais au profit de qui ? Au profit de personnages officiels et diplomatiques, prompts aux beaux discours, habiles à thuriférer, mais beaucoup trop dépendants de leurs gouvernements ou de l’opinion pour oser agir. De là des duplicités plus ou moins conscientes, et une sorte d’hypocrisie internationale qui est, tout de même, parfois, trop visible.
*
* *
La Société des Nations se trouve donc en pleine crise. Pourquoi ? et peut-on la guérir de son anémie ?
Actuellement, la Société des Nations est assise dans l’escalier, entre deux étages, comme un ascenseur arrêté. Au-dessus, il y a le Surétat ; au-dessous, le simple centre de relations internationales. Il faut maintenant qu’elle se décide à ne plus rester assise sur une marche intermédiaire, à s’installer définitivement dans l’appartement du haut ou dans l’appartement du bas.
Si elle choisit l’étage supérieur, qu’on lui donne alors l’autorité nécessaire et les moyens de faire exécuter les décisions qu’elle aura prises. Ce qui implique, premièrement, que les États consentent à restreindre leur souveraineté nationale et à modifier leurs constitutions dans ce sens ; secondement, que la Société des Nations se réorganise comme un véritable pouvoir.
S’il est vraiment démontré que la Société des Nations ne saurait posséder, dans des circonstances actuelles, une réelle autorité supranationale, il vaut bien mieux le reconnaître et le dire. Dans ce cas, la Société des Nations conservera toujours l’utilité, qui paraît incontestable, d’un « central téléphonique », d’une table à tapis vert avec des sièges autour.
Dans l’état actuel du monde, les vœux de tout homme raisonnable et réaliste sont pour que l’on maintienne l’action de Genève dans sa sphère propre, mais, ces limites admises, pour qu’on lui octroie l’autorité dont elle a besoin. Aucun des grands problèmes qui se posent aujourd’hui, et qui nous angoissent, ne peut être résolu sans des accords internationaux, mais à la condition que ces accords soient appliqués, ce qui exige un pouvoir qui les fasse appliquer. Le besoin d’autorité se fait aussi bien sentir sur le plan international que sur le plan national, et cela est logique. L’impuissance actuelle de la Société des Nations vient donc de trop d’ambition, de trop de hâte, d’un programme trop étendu, de mauvaises méthodes, et surtout d’un esprit qui porte encore trop la marque du XIXe siècle. Mais tout ceci peut se corriger. En revanche, ce qui est le plus difficile à corriger, c’est l’esprit des États eux-mêmes. Supposez que les États membres eussent ratifié les plus importantes des conventions que Genève leur a soumises, bien plus, qu’ils les eussent exécutées, qu’ils eussent suivi les conseils des comités financiers ou des comités économiques, par exemple, la situation générale serait bien meilleure qu’elle ne l’est aujourd’hui. Et les États eux-mêmes seraient les premiers à en bénéficier.
Malheureusement, nécessité n’est pas synonyme de possibilité. Si donc la seconde solution est la seule possible, acceptons-la, mais avec franchise. Assez d’éloquents mensonges. Voyons désormais dans la Société des Nations un congrès permanent des États membres. C’est déjà une grande chose, après tout, que ces États aient pris l’habitude de se réunir périodiquement pour discuter de leurs intérêts communs. Même s’il ne faut point s’illusionner sur la portée, ni sur les résultats effectifs de ces discussions, le fait de leur périodicité et le fait du siège permanent constituent une certaine garantie pour la paix et l’équilibre. Il y a là un progrès évident sur les relations internationales telles qu’elles existaient à la veille de la grande guerre. On sait que l’on peut causer, où, comment, avec qui l’on peut causer, et l’on sait que l’on peut causer tout de suite. Si, au mois de juillet 1914, il y avait eu ce central téléphonique et ce tapis vert, on aurait évité la catastrophe : il n’est pas téméraire de le supposer.
Il est donc raisonnable de ne plus considérer la Société des Nations comme un Surétat, même en devenir, même en théorie, mais simplement comme une méthode diplomatique. La Société des Nations est une nouvelle forme de la politique internationale, à une époque où l’équilibre européen n’est plus possible. En effet, l’Europe est aujourd’hui si fragmentée qu’il n’est plus possible d’avoir une triple alliance dans un plateau et une triple entente dans l’autre. Le nombre des États, petits ou moyens, a plus que doublé, tandis que le nombre des grandes puissances est diminué de l’empire austro-hongrois, qui est détruit, et de la Russie, qui n’est plus d’Europe. Or, d’une part, ces États se méfient les uns des autres, même lorsqu’il s’agit d’anciens alliés ; d’autre part, leurs intérêts sont beaucoup plus enchevêtrés : songez que, du point de vue économique, nombre d’États ont leur centre de gravité en dehors de leurs propres frontières. Ainsi, les alliances particulières sont devenues bien difficiles, tout comme les conflits particuliers seraient eux-mêmes difficilement limitables. Tous les États, aujourd’hui, sont obligés de causer avec tous les autres, et de causer constamment. Ce qui implique des réunions régulières, et un siège fixe pour ces réunions.
Efficace ou inefficace, la Société des Nations est entrée dans les mœurs : c’est là son plus grand succès. Puissante ou impuissante, elle existe. Essayez de la supprimer par la pensée ; vous constaterez, non sans vertige, le trou que ferait cette disparition. Or, si la Société des Nations est entrée dans les mœurs, c’est que les États, même s’ils croient avoir intérêt à la maintenir dans une certaine impuissance, ont cependant intérêt à en être, ou du moins, comme les Américains et les Soviets, à y être. Pour la France, la Société des Nations, c’est un élément essentiel de la sécurité, qui lui est si chère, une garantie des traités, ou du moins de ce qui en reste. La Société des Nations a permis à l’Allemagne de reprendre son rang de grande puissance, d’étaler ses revendications et de grignoter Versailles. L’Italie fasciste s’est affirmée à Genève ; Genève lui a permis d’occuper des positions internationales qui protègent, du dehors, ses positions nationales. Pour l’Empire britannique, Genève est un gage de paix en Europe, ce qui lui laisse plus de loisirs pour se consacrer à ses grands intérêts et à ses grands soucis qui sont tous extra-européens. Sans Genève, les petits États ne pourraient pas faire entendre leur voix, se concerter, exercer en commun une influence qu’aucun d’eux ne saurait exercer isolément. Les républiques de l’Amérique latine tiennent à Genève, d’abord pour une question de prestige, ensuite, dans la mesure où elles éprouvent le besoin de se rapprocher de l’Europe pour échapper à l’emprise des États-Unis. Nous voyons maintenant que Genève fut, pour la Chine, sa seule arme contre le Japon.
V
Ainsi, la Société des Nations s’est enracinée. Nous pourrions même dire, paradoxalement, que son impuissance relative a, jusqu’à ce jour, servi à l’enraciner. Si elle avait menacé d’être trop puissante, bien des États, et non des moindres, se seraient entendus pour la démolir. Mais actuellement on ne peut plus la démolir, si l’on peut la rétrécir comme une peau de chagrin.
On n’a d’ailleurs point assez remarqué l’importance juridique de la Société des Nations. Cette importance, M. Georges Renard l’a mise en pleine lumière dans la conférence qu’il a faite, en 1931, à la troisième Semaine catholique internationale de Genève, sur les fondements philosophiques du droit international. Il nous a montré que le droit des gens qui s’élabore à Genève, échappe peu à peu aux conceptions individualistes et libérales, pour s’élever à la conception du bien commun et de l’ordre international, exigence de ce bien commun. Il se forme ainsi à Genève un droit supérieur à celui de ces contrats par lesquels des États, absolument indépendants et souverains, s’accordent librement entre eux : un droit qui est en train de rejoindre les principes chrétiens eux-mêmes. Sans que peut-être elle s’en aperçoive, ni qu’elle en ait pleinement conscience, la Société des Nations marque la fin de toute une époque, celle du libéralisme. Même si l’on admettait que Genève fût, à l’heure actuelle, dans la pratique, inefficace – ce qui, encore une fois, serait injuste et faux – il n’en resterait pas moins que sa pensée juridique inaugure, par la force des choses, une véritable révolution, sous la forme d’un retour aux grandes formules du passé. Ces grandes formules, Genève les redécouvre, d’une manière empirique, par les problèmes dont il faut qu’elle s’occupe. C’est la voie de l’induction. Dans la patrie de Rousseau, chaque jour une pierre tombe de l’individualisme national et de la théorie du contrat, les deux idées qui soutiennent la doctrine politique et sociale du « philosophe de Genève ».
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* *
Ce fait nous révèle à quel étage de la société humaine se situe la Société des Nations.
Les affaires dont elle est saisie, se trouvent presque toutes placées aux confins de la politique et de la morale, je dirais même de la politique et de la métaphysique, de la politique et de la religion. La Société des Nations en est donc située, du moins en théorie, à un étage supérieur : plus près du monde spirituel que les États ne le sont.
C’est que les problèmes prennent, à Genève, un caractère international, universel. Par exemple, celui des minorités. Question bien délicate, comme on dit au quai Wilson : aussi a-t-on pris soin de la restreindre en restreignant la notion même de minorité. N’empêche que ce problème, dont la Société des Nations n’a jamais pu s’occuper sérieusement, mais dont on s’est occupé sérieusement autour d’elle, et pour elle – par exemple dans les congrès des Unions nationales pour la Société des Nations, ou à l’Union catholique d’études internationales – sort immédiatement du cadre politique pour entrer dans celui du droit, de la morale, enfin de la philosophie : il amène à définir la notion de culture et celle des droits proto-sociaux. Prenez encore tout ce qui se rapporte à la protection de l’enfance et de la jeunesse : sans cesse, vous êtes contraint de revenir à la morale et à la religion. Prenez enfin toute la coopération intellectuelle : elle marche, à chaque pas, sur des idées ; on a voulu les éviter au début, mais on y est si peu parvenu qu’il a fallu constituer un organe spécial pour que ces idées pussent s’exprimer librement : le Comité permanent des lettres et des arts, avec ses Entretiens et sa Correspondance. La conférence pour la limitation et la réduction des armements doit s’occuper du désarmement moral, mais le désarmement moral porte à son sommet, encore et toujours, le problème religieux. On se gausse volontiers de la logomachie genevoise. À tout prendre, les débats des assemblées sont d’un niveau intellectuel et moral bien supérieur aux débats de presque tous les parlements nationaux. Pourquoi ? Question d’étage et d’atmosphère.
Cette logomachie est bien agaçante, bien usée, bien vide. D’accord. Elle déguise mal l’impuissance et l’hypocrisie. D’accord. Elle est tout de même la preuve que les questions se posent, encore un coup, d’elles-mêmes, sur un plan supérieur à celui de la technique et de la politique, et qu’elles exigent, chez ceux qui les traitent, une formation philosophique, une culture générale, des convictions religieuses que la plupart ne possèdent pas. Et c’est là le mal.
Tout un halo crépusculaire d’idées vagues et de sentiments généreux entoure donc la Société des Nations. Celle-ci, en effet, est la fille d’une mystique : la mystique humanitaire. Ce que vaut celle-ci, nous le savons, et ce n’est pas le lieu d’en faire la critique. Retenons simplement que la Société des Nations n’est pas une société historique et naturelle, le produit lentement élaboré de l’histoire et de la terre, comme la nation française ou la nation anglaise. Elle est une Minerve sortie tout armée d’une idée, d’une conception du monde. La société naturelle peut se hausser jusqu’à représenter une idée ; la Société des Nations peut descendre jusqu’à des nécessités naturelles : rappelons qu’elle n’aurait pas été viable sans les « nécessités économiques ». Cela n’empêche qu’elle s’est constituée à l’image d’une religion, mais d’une religion laïque, celle de l’humanité.
Mais l’idée d’humanité n’est point naturelle à l’homme, comme l’idée de famille ou de patrie. Elle n’éveille pas d’une manière spontanée en lui des sentiments affectifs, dont la source est un instinct profond et primordial. Pour que l’humanité devienne une réalité, il faut y parvenir à travers la raison, si l’on n’est point croyant, ou, si l’on est croyant, à travers Dieu. Autrement dit, l’idée d’humanité est la conclusion, non point de la sociologie, non point de l’histoire, non point de la nature, mais d’une philosophie, d’une théologie. Voilà pourquoi la Société des Nations attire autour d’elle toutes les philosophies et toutes les théologies du monde contemporain, tous les groupes qui les représentent.
Cela fait un beau syncrétisme, mais cela ne fait point une synthèse. Genève, actuellement, ne ressemble point à Rome ; elle évoque bien plutôt Alexandrie. Au milieu de cette anarchie intellectuelle et morale, la Société des Nations s’efforce de demeurer neutre, de faire à chaque doctrine sa part, suivant son importance politique, numérique. Autrement dit, née d’une doctrine, sa constitution politique l’oblige à n’en point avoir. Elle est condamnée à demeurer laïque in æternum.
Ceci est grave. La Société des Nations n’a de sens qu’à la lumière de l’idée chrétienne. Sans elle, elle n’est qu’une laïcisation de cette idée, un succédané de médiocre valeur et d’efficacité plus médiocre encore. La formule ne renferme plus rien que d’inconsistant et de vague ; elle ne repose plus que sur cette notion de solidarité qui fut à la mode vers la fin du XIXe siècle. Est-ce que Léon Bourgeois, l’un des Pères de Genève, n’est pas l’auteur d’un livre sur la solidarité ? Dans cet ouvrage, paru en 1897, Léon Bourgeois entend par solidarité, d’abord cette fameuse interdépendance des hommes et des peuples, l’un des dogmes – ou l’un des clichés – de Genève ; puis, comme conséquence, un contrat de coopération entre les hommes et les peuples. Ce n’est pas tout à fait le contrat librement consenti et librement dénonçable entre les États souverains, selon la doctrine individualiste et libérale, mais un contrat imposé par une nécessité naturelle et par un impératif social.
L’idée, la religion humanitaire de Genève n’est guère autre chose, lorsqu’on la précise, que le solidarisme, tel que l’a défini Léon Bourgeois. Il y a longtemps que des critiques, des juristes ou des économistes, Brunetière, Gide ou Vilfredo Pareto, ont démoli la théorie de la solidarité, l’ont vidée de tout sens ; il y a longtemps qu’ils ont démontré ses contradictions internes. Bornons-nous à constater que nous avons là, essentiellement, une forme d’idéalisme très particulière à la franc-maçonnerie, idéalisme qui rejoint, à sa gauche, le socialisme réformiste, à sa droite, le protestantisme libéral.
Voilà bien l’atmosphère spirituelle que l’on respire à la Société des Nations, ou que l’on y respirait à ses débuts. N’en discutons point la qualité, et gardons-nous, pour le moment, d’en analyser la composition. Constatons que, pour la première fois, l’économique et le politique se retrouvent dans la dépendance du spirituel, comme des sommets s’élèvent, ne disons pas encore dans l’azur, mais dans les nuages.
Imaginons alors le jour où la Société des Nations deviendrait un Surétat. Elle se trouverait, certes, en présence des mêmes problèmes, des mêmes difficultés, des mêmes tendances que l’État moderne. La seule différence, c’est que le Surétat serait beaucoup plus directement obsédé que l’État par toutes ces idées morales, philosophiques ou religieuses qui l’enveloppent. Alors, il sentirait peut-être, espérons-le, qu’il y a quelque chose au-dessus de lui, dont il dépend : derrière les nuages, le soleil. Post tenebras, spero lucem : l’ancienne devise de Genève, au temps des évêques, moins orgueilleuse et présomptueuse que le Post tenebras lux des réformateurs, devrait être celle de la Société des Nations. Cela vaut beaucoup moins que le christianisme intégral, mais beaucoup mieux que le matérialisme de l’État contemporain.
VI
Ces vices organiques, ces erreurs de méthode, ce mysticisme humanitaire, cet esprit trop vieux dans une institution trop jeune, nous allons les illustrer d’un exemple concret. C’est, on l’a deviné, la fameuse conférence pour la limitation et la réduction des armements.
Cette conférence – donnons-lui son titre exact et complet – est un cas à la fois tragique et ridicule. Voilà bien l’impasse où la Société des Nations s’est engagée, ou plutôt dans lequel on l’a fort imprudemment engagée, et d’où il semble impossible qu’elle sorte sans y laisser la bourse ou la vie. L’homme moyen, l’homme de la rue ou du village, si vous lui parlez de cette conférence, hausse les épaules avec ironie ou découragement. Elle a plus contribué à désillusionner l’opinion publique sur l’institution genevoise que tous les autres échecs additionnés. Jusqu’alors, on avait fait crédit à la Société des Nations ; maintenant, on s’en désintéresse, on cesse d’y croire, on commence à la trouver inutile, coûteuse, dangereuse même. Et que l’on n’aille point s’y méprendre : la cause de ce discrédit n’est pas seulement la coïncidence fâcheuse de la conférence et de la guerre sino-japonaise, sans parler des conflits sud-américains ; non : la cause en est bien davantage dans la conférence elle-même, dans sa manière de travailler, dans le verbalisme qui l’inonde et dans la paperasse qui l’étouffe. Je suis fâché d’être si dur, mais j’exprime une opinion générale et qui ne cesse de s’étendre chaque jour.
Cette opinion est d’ailleurs injuste. Elle néglige l’effort accompli, les études poursuivies, la documentation rassemblée ; elle néglige surtout ce fait, d’une importance historique : le problème de la limitation et de la réduction des armements, qui hante depuis des siècles le monde, – ici, on peut remonter jusqu’au delà du moyen âge – est pour la première fois posé devant tous les États, discuté par les représentants de tous les États. Même si l’on n’arrive point à le résoudre, ce problème hantera longtemps encore le monde contemporain, et l’empêchera de dormir la conscience tranquille, tout comme un revenant dans un château anglais.
Rien que la situation économique où nous nous trouvons aujourd’hui, exige que la conférence aboutisse à un résultat positif. Supprimerait-on un dixième seulement des armées ou du matériel de guerre, l’on verrait la confiance ressusciter. Aucun État, en Europe, ne veut la guerre, mais tous la craignent ; tous désirent la paix, mais aucun ne croit, ni même n’a cru sérieusement, que la fameuse conférence la procurerait au monde. Ajoutez à cela les erreurs commises par Genève elle-même. Vous en conclurez d’avance que la responsabilité d’un échec devra être également partagée entre la Société des Nations et les gouvernements.
L’erreur initiale est toujours celle que nous avons dénoncée dès les premières pages de ce livre : une erreur de philosophie et de psychologie. On est parti d’une conception optimiste de l’homme ; on est parti de Rousseau et de Tolstoï, voire de Descartes, du libéralisme et du rationalisme, en un mot, de ce vieil esprit, périmé, ancien régime, que l’on a laissé s’introduire dans cette institution du XXe siècle. On s’est imaginé que les masses étaient pacifiques, quand elles renferment toujours un potentiel de guerre, comme tant de faits le démontrent aujourd’hui, et l’on a cru que l’internationalisme des masses était partout plus fort que leur nationalisme.
On n’a point tenu compte des générations nouvelles, de leur état d’esprit qui les met en opposition flagrante avec les anciennes générations, creuse un abîme entre celles-là et celles-ci. Or, les générations nouvelles sont souvent moins pacifiques, souvent plus violentes que les masses, et bien plus réfractaires à l’idéologie.
La troisième erreur, c’est d’avoir laissé croire à l’opinion que le but de la conférence était le désarmement intégral, le désarmement tout court, la suppression des armées. C’est peut-être la faute d’une abréviation : la conférence du désarmement, dont chacun se sert pour la commodité du discours, car il n’est pas très commode, dans le langage courant, d’employer le titre officiel : conférence pour la réduction et la limitation des armements. Entre parenthèses, ce petit fait démontre l’importance des mots et combien il y faut prendre garde. En réalité, le bruit que l’on a fait autour de la conférence et dans la conférence, et la rhétorique des discours, et le radicalisme de certains projets, tout contribuait à ancrer dans le cerveau de l’homme moyen, l’illusion du désarmement intégral et immédiat. Mais rien n’est plus dangereux que d’entretenir des illusions dans l’esprit des peuples. Le jour où ils s’apercevront qu’on leur a promis trop et que l’on n’a pas tenu assez, ou que l’on n’a pas tenu du tout, ils se retourneront avec violence contre les hommes auxquels ils avaient fait crédit, et contre les idées en quoi ils avaient placé leur espoir et leur confiance. Alors, le potentiel de guerre sortira : ce que les nations lésées, ou se croyant lésées, par les traités de Versailles et de Trianon, avaient espéré obtenir par Genève, elles chercheront à l’obtenir par la force.
Autre cause, et non la moindre : l’hypocrisie, cette hypocrisie internationale qu’il faut surprendre et dénoncer une fois de plus ici. On a réuni la conférence du désarmement parce qu’on l’avait promis, parce qu’on voulait donner cette satisfaction aux pacifistes et aux socialistes. Mais le désarmement lui-même, on n’y croyait guère. D’avance, on escomptait l’échec. Les plus sceptiques étaient ceux qui, par mission ou profession, auraient dû être – et non seulement paraître – les plus convaincus.
Item, comme on dit dans les vieux actes : la simplification du problème. On a placé la charrue devant les bœufs. Car – on l’a oublié, si jamais on l’a su – la paix, comme le bonheur, ne peut, ni même ne doit être le but immédiat de l’effort humain ; la paix, comme le bonheur, est une conséquence et une récompense : conséquence et récompense de l’ordre. On a voulu la paix d’abord, avant l’ordre, plutôt que l’ordre, même contre l’ordre. Tant que l’ordre international ne sera pas admis, reconnu, imposé, au moins en Europe, le désarmement sera impossible.
Le désarmement se trouve être le plus difficile et le plus compliqué de tous les problèmes internationaux ; il est lui-même l’addition de tous ces problèmes. Mais, dès l’origine, on l’a simplifié. On l’a séparé de tous ses corollaires. On a cherché à le résoudre en combinant l’idéalisme et la statistique. On a confondu des projets avec des solutions. On a cherché tout de suite un maximum. Le sens du possible, de la mesure, eût indiqué, exigé que l’on se contentât d’un minimum. Faute d’avoir voulu s’en contenter et d’avoir franchement annoncé que l’on s’en contenterait, peut-être finira-t-on par ne rien obtenir du tout. Et l’on aura peut-être compromis l’existence de la Société des Nations.
Je reconnais bien ici l’idéalisme impratique des « gens de gauche ».
Il est indéniable que l’utopie du désarmement – désarmement, non réduction et limitation des armements – vient de ces « hommes de gauche ». Il est indéniable qu’ils portent aussi la responsabilité des mauvaises méthodes. Ils sont partis, en effet, de cette idée que l’ancienne diplomatie, dite secrète, fut une des causes de la guerre, et qu’il fallait traiter désormais toute les affaires de politique internationale à ciel ouvert, selon les méthodes parlementaires et démocratiques. Reconnaissons les abus de la diplomatie secrète et ses dangers ; mais reconnaissons aussi, et les abus, et les dangers des méthodes genevoises. D’abord, les affaires sont mal préparées, c’est le règne de l’improvisation, du verbalisme. Nous arrivons bientôt au soixantième projet de désarmement ; or, quand on a mis au monde soixante projets, il n’y a plus rien à imaginer, plus rien à dire, et l’on se trouve dans une posture un peu ridicule. Ensuite, les délibérations de la conférence, comme d’ailleurs celles de l’Assemblée, présentent, aggravés par la répercussion, tous les inconvénients des délibérations parlementaires. Quand un orateur prend la parole, il songe aux journalistes qui commenteront son discours, il songe à ses électeurs, il lui arrive trop souvent de songer au succès et à l’effet oratoires. Enfin, ces parlements internationaux sont décidément trop nombreux et trop disparates : les délégués à la Conférence du désarmement, les secrétaires, les fonctionnaires, les journalistes ont représenté, au début, une masse d’environ deux mille personnes. Avec de pareilles méthodes, qui heurtent le bon sens, malgré tous les conciliabules à l’heure du déjeuner ou du thé, on ne fait que mauvaise besogne.
Et dangereuse pour la paix, car, et c’était fatal, le désarmement est devenu prétexte à des discussions purement politiques. Il a rendu plus irréductibles des antagonismes ou il en a provoqué. Il nous a ramenés à ce système d’alliances que l’on croyait avoir supprimé à tout jamais et qui, de fait, est incompatible avec l’existence de la Société des Nations. Chaque état a travaillé pour soi, a profité de la circonstance pour jouer son jeu, conclure des accords secrets, défendre ses intérêts les plus réalistes en les enveloppant d’idéalisme et de bonne volonté. Il est vrai que les évènements d’Allemagne – sa sortie, d’ailleurs et de son point de vue, est parfaitement logique – sont dangereux pour la paix, que le bolchevisme prépare la guerre et se trouvera peut-être acculé à la guerre ; mais je ne serais pas sincère et je ne représenterais pas ici l’opinion moyenne, si je n’admettais pas que l’échec de la fameuse conférence sera pour la paix un sérieux « handicap ».
En face de cette situation, quel homme raisonnable se résignerait à l’échec total de la conférence ? Mais quel homme raisonnable aussi oserait encore s’attendre à ce qu’elle se conclût par une réduction et une limitation des armements, telles, par exemple, que M. Tardieu ou lord Robert Cecil les conçoivent et les proposent ?
Nous sommes plus loin que jamais de l’égalité entre les nations et de la fraternité internationale. L’optimiste n’est donc plus de mise : aveuglement ou mensonge. C’est pour cela qu’un résultat minimum est seul possible en ce moment, et c’est pour cela que ce résultat minimum produirait un effet maximum.
Les idéalistes se sont trompés, et ils nous ont trompés. Il n’y a plus que les réalistes pour sauver ce que l’on peut encore sauver de la conférence, de la Société des Nations et de son œuvre.
Ne faisons plus correspondre la Société des Nations à un idéal qui ne sera jamais atteint ; adaptons-la, en revanche, à des nécessités actuelles. Le présent importe davantage qu’un avenir perdu dans les brouillards du rêve. Il faut enraciner Genève dans le réel et le possible. Assez de romantisme international, avec sa phraséologie démodée : l’heure sonne de la raison, de la mesure classique. Et je crois bien que c’est à l’horloge romaine. Car c’est à Rome que se fixe aujourd’hui le centre de la diplomatie et de la politique. Un premier anglais est venu demander conseil au premier italien : il y a dix ans, qui l’eût cru possible ? Question d’hommes.
Cependant, et pour conclure, si imparfaite qu’elle soit, la Société des Nations n’en représente pas moins le plus grand effort qui ait jamais été tenté, au cours des temps modernes, pour fonder un ordre international et pour assurer la paix. C’est ainsi qu’elle vous apparaît, si vous faites l’effort de la situer dans la perspective historique. Il est possible qu’elle marque, elle aussi, et plus encore que tous les autres faits d’ordre social ou politique dont nous essayons d’opérer la synthèse, les débuts d’une ère nouvelle. Il est possible également que les évènements, même ceux sur lesquels elle est censée, en théorie, avoir de l’influence, la dépassent et la réduisent peu à peu à l’impuissance d’une paralytique. Ici encore, nous nous trouvons en face d’une incertitude, d’une inquiétude, comme toutes celles qui donnent à ce temps un caractère tragique. Fondée par des hommes encore trop pénétrés des idées libérales, romantiques, solidaristes du XXe siècle, et c’est là sa faiblesse, la Société des Nations n’en incarne pas moins un besoin profond du XXe, et c’est là sa force. Est-ce que cela tuera ceci, ou est-ce que ceci sauvera cela ? Encore une fois, l’avenir va dépendre des hommes qui auront assez de franchise et de courage, assez de raison et de réalisme, pour opérer cette réforme fondamentale dont la Société des Nations a besoin.
CHAPITRE XII
L’EUROPE
Au mois de novembre 1932, l’Académie Royale d’Italie avait convoqué à Rome une soixantaine « d’éminentes personnalités européennes », comme disent les comptes rendus : hommes politiques, diplomates, juristes, historiens, économistes, philosophes, et même de simples écrivains. Ce « convegno Volta », pour lui donner son nom, avait un thème : l’Europe.
J’ai, professionnellement, pris part à beaucoup de congrès et de réunions internationales. Il me plaît de reconnaître que ces séances romaines les dépassèrent tous en intérêt, en sérieux, en portée. Question d’atmosphère : où pouvait-on parler de l’Europe avec le plus de sérénité, de confiance dans l’avenir, si ce n’est au foyer de l’Europe, dans la Ville, entre ces trois présences réelles : l’imperium romanum, l’Église catholique, apostolique et romaine, et l’Italie fasciste, c’est-à-dire l’Italie redressée, reconstruite et rajeunie ?
Ce qui réunissait tous ces esprits divers et même opposés, c’était un sentiment commun : l’inquiétude. L’inquiétude européenne à la recherche de la paix romaine. « Conseil de famille », disait si bien le secrétaire général du Convegno, M. Francesco Orestano qui fut chargé de résumer, dans un rapport d’ensemble, nos communications et nos débats.
I
Le besoin d’unité qui tourmente notre monde d’après-guerre, a pris une forme : la Société des Nations. La Société des Nations est universelle. Elle le fut d’emblée. Fut-ce un bien ? fut-ce un mal ? aurait-il mieux valu la limiter, pour commencer, à notre continent ? Plusieurs le pensaient, à l’origine, et j’étais de ce nombre ; beaucoup le pensent maintenant. De fait, la Société des Nations, bien qu’elle soit née d’un cerveau américain, porte, malgré son universalité, la marque européenne. Durant sa première période, la période technique, les intérêts européens ont dominé à Genève, et c’était naturel, puisque les États-Unis s’étaient dérobés et que l’Europe sortait désorganisée de la guerre. Durant la seconde période, la Société des Nations s’efforça de relever financièrement des États ruinés, comme l’Autriche, la Hongrie, la Bulgarie : encore une action exclusivement européenne. Les accords de Locarno qui avaient pour but d’assurer la paix en Europe, qu’était-ce ? une conception européenne qui venait se juxtaposer à une conception universelle. L’initiative Briand acheva de démontrer que l’idée européenne est dans l’idée de la Société des Nations comme un noyau dans le fruit. Le désarmement est aussi, au premier chef, un problème européen : sa solution dépend, avant tout, d’un accord entre la France et l’Allemagne. Tant que les États-Unis ne seront pas entrés, s’ils y entrent jamais, dans la Société des Nations, tant que celle-ci aura les bras trop courts pour empêcher ou pour éteindre les conflits dans les autres continents, l’activité de Genève se réduira de plus en plus aux affaires européennes. L’avenir démontrera si ce fut ou non une erreur de sauter du nationalisme à l’universalisme, en brûlant l’étape européenne.
Pour le moment, il est impossible de revenir en arrière, car l’interdépendance économique des peuples a jeté son réseau sur le monde entier, et l’on sait combien l’économique détermine le politique. Il se pourrait cependant, si la Société des Nations tombait dans l’impuissance, qu’une organisation européenne vînt peu à peu se substituer à elle. On imagine aisément de vastes ententes continentales. Il est assez vraisemblable que les Japonais aient derrière leur face jaune l’idée d’un bloc asiatique. Des guerres entre continents ne sont pas exclues. Mais aussi des ententes, vaste système dont Genève demeurerait le centre. Mais tout cela est musique d’avenir, bien que cet avenir soit peut-être plus proche qu’on ne le pense.
Le détour que nous venons de faire, nous amène à constater que, même à cette heure où les antagonismes redeviennent aigus, l’Europe, inquiète, se cherche soi-même.
L’Europe se cherche parce qu’elle a le sentiment de son unité. Elle a le sentiment de son unité parce qu’elle se sent menacée. Elle se sent menacée, d’abord par elle-même, par les méfiances qui séparent les États européens, les empêchent de faire sincèrement la paix, de résoudre ensemble les difficultés communes ; elle se sent menacée par tous les foyers de guerres qui fument encore dans sa propre maison. Elle se sent menacée ensuite par la révolution. Elle se sent menacée enfin, et à l’extérieur, par les autres continents. Les États-Unis pèsent économiquement sur elle aujourd’hui par leur crise, comme hier par leur prospérité. L’Asie, de plus en plus, se ferme et devient hostile. L’Europe est en train de perdre son rôle de continent civilisateur, après avoir déjà perdu son prestige. Et voilà bien, je le crois, les causes principales de l’inquiétude européenne.
De là un besoin de se ressaisir, de se définir. Mais pour se ressaisir, se définir, il faut passer du sentiment à l’idée. Le sentiment est fort, mais il n’arrive point à se concrétiser dans une idée. L’Europe court après soi-même comme après un mirage. L’écart est vertigineux entre le sentiment et l’idée, il est incommensurable entre l’idée et sa réalisation.
II
Rien ne le démontre mieux que l’échec de Pan-Europa :
Lorsqu’un sentiment très fort n’arrive point à se concrétiser dans une idée, il s’abstrait dans l’idéalisme. L’idéalisme est le refuge des gens pressés qui veulent aller plus vite que le temps. Ils s’emparent d’une formule simple et claire qui séduit les masses et s’impose aux esprits mal instruits, dépourvus de sens critique. Ici, la formule simple est les États-Unis d’Europe, ou Pan-Europa. Il semble, en effet, très simple et très clair, par conséquent d’autant plus facile, de grouper tous les États du continent européen dans une organisation calquée sur celle de la Suisse ou des États-Unis. On oublie que la Suisse a mis sept siècles pour constituer, avec deux poignées de Germains et une poignée de Latins, un petit État fédératif qui vient d’atteindre tout juste à ses quatre millions d’habitants. La Suisse eut sa dernière guerre civile en 1847. Elle est une survivance du Saint-Empire romain germanique au centre duquel elle s’est formée, non la préfiguration d’une Europe réconciliée avec soi-même. Cependant, la Suisse avait l’avantage de posséder un cadre naturel qui l’a fixée et maintenue. Quant aux États-Unis, ils ne sont, ni tout le continent américain, ni même toute l’Amérique du Nord. Les conférences panaméricaines n’ont jamais pu arriver, pour le moment, ni à empêcher les conflits sanglants, ni à dissiper la méfiance que l’impérialisme des États-Unis inspire aux républiques latines, ni, par conséquent, à mettre sur pied une société des nations américaines. C’est donc grande sottise, de s’imaginer que l’Allemagne et la France sont entre elles dans le même rapport que les Massachusetts et la Californie. Qu’un citoyen des États-Unis d’Amérique ait cette idée simpliste, cela n’est que trop vrai, si vrai que l’Europe en souffre ; mais qu’un Européen puisse l’avoir, cela suppose une forte dose d’illusions, un manque total du sens des réalités et même de culture. Pan-Europe, les États-Unis d’Europe, c’est, comme le disait déjà M. Henri Hauser à propos du principe des nationalités, une fausse idée claire. Mais une fausse idée claire est toujours dangereuse.
Je m’en voudrais toutefois de repousser si brutalement le comte Coudenhove-Kalergi. Il est possible que, plus tard, on célèbre en lui un précurseur. Laissons-lui le mérite d’avoir tenté la transfusion du sentiment dans une idée. L’idée est fausse, mais il a su l’entourer d’observations justes et de critiques justifiées.
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Un type s’est ainsi créé : celui du « bon Européen ». Voyons un peu quel son renferme cette grosse poupée :
Le « bon Européen » est l’homme qui place l’intérêt de l’Europe au-dessus des intérêts nationaux. Il a pour devise cette parole de Guglielmo Ferrero : « L’Europe se sauvera ou périra tout entière. » En quoi le bon Européen aurait absolument raison, si je ne découvrais chez lui un soupçon d’antipatriotisme. C’est que le bon Européen est placé entre deux mondes, dans la position inconfortable d’un homme qui vient de s’asseoir entre deux chaises. L’ancien monde, celui des nations absolument indépendantes et des États absolument souverains, celui du XIXe siècle, vient de s’écrouler. Mais le nouveau monde, celui de l’organisation internationale, vient de naître, et il est débile. Le bon Européen est un bourgeois, un intellectuel, généralement un professeur. Né au XIXe siècle, formé à l’école du XIXe siècle, il lui répugne tout de même de s’abandonner complètement à l’internationalisme tel que le conçoivent les révolutionnaires, les marxistes. Il cherche un moyen terme entre l’idée internationale et l’idée de patrie. Il croit le trouver à la fois dans la Société des Nations et dans l’idée européenne. C’est que notre « bon Européen » est un libéral, il représente même l’effort du libéralisme pour se renouveler, s’élargir, s’adapter au siècle antilibéral qu’est déjà le nôtre. Son attachement à l’Europe n’est donc pas autre chose qu’un attachement à des valeurs aujourd’hui périmées : idéologie de la révolution française, parlementarisme anglais, science allemande. Ajoutez-y une dose de socialisme politique et parlementaire, n’allant pas plus loin que le socialisme de la deuxième Internationale, et vous aurez la formule du bon Européen.
Mais cette formule ne saurait nous satisfaire, parce qu’elle ne tient pas suffisamment compte des tendances les plus caractéristiques et les plus fortes du monde contemporain. L’idéal du bon Européen, c’est feu Briand et feu Stresemann déjeunant ensemble à Thoiry.
L’Europe du « bon Européen » n’est qu’une abstraction. Elle est posée sur un plan neutre. C’est un abri où l’on peut grimper au-dessus de la mêlée, quand la mêlée risque de vous étouffer. L’Europe devient ainsi un idéalisme, ou plutôt le postulat d’un idéalisme. Mais avec cet idéalisme-là on ne résout rien que théoriquement. On se borne à polariser les aspirations et les inquiétudes contemporaines autour d’un concept dont l’origine kantienne nous paraît évidente. L’Europe devient une catégorie, ein Stammbegriff des reinen Verstandes. L’impératif qui en dérive, est, pour le « bon Européen », d’agir toujours d’après une maxime telle qu’elle puisse devenir une loi pour toute l’Europe, pour tout l’univers civilisé. Il y a là une morale politique, mais elle se réduit au subjectivisme d’une conscience purement intellectuelle. C’est l’Europe telle que cette conscience la pense, mais ce n’est pas l’Europe vivante, souffrante, antinomique et complexe d’aujourd’hui. L’Europe des professeurs. L’Europe des conférences et des congrès. Une Europe qui n’a, en soi, aucune réalité, mais que l’on s’impose comme un principe d’action. Une Europe que l’on crée en la pensant.
III
Maintenant que nous avons dissipé les brouillards, revenons au Convegno Volta et cherchons avec lui à quelle réalité, à quelle idée correspond le sentiment de l’Europe.
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Les délibérations du Convegno m’ont laissé deux impressions parfaitement contradictoires : la première, qu’il est impossible de définir l’Europe, qu’elle est insaisissable, qu’elle se dissout à l’analyse ; la seconde, qu’elle se reconstitue par la synthèse et que, du haut de la synthèse, on arrive à distinguer les grandes lignes de sa structure.
Commençons par les difficultés :
L’Europe est-elle une réalité géographique ? Pour qu’elle fût vraiment une réalité géographique, il lui faudrait des limites précises et fixes, une structure relativement homogène. Mais les limites de l’Europe sont mobiles. Au XVIIe siècle encore, les géographes ne savaient pas très bien s’il fallait situer la Russie en Asie ou en Europe. Depuis Pierre le Grand, ils se sont décidés pour l’Europe et ils ont appuyé celle-ci à la frontière de l’Oural ; limite assez factice puisque l’Empire des tzars s’étend jusqu’au détroit de Behring et jusqu’à la mer du Japon, factice, parce qu’il y a toujours des peuplades asiatiques aussi bien en deçà qu’au-delà de l’Oural. Mais, depuis la révolution russe, la frontière de l’Europe a de nouveau reculé vers le centre de celle-ci ; la Russie est redevenue asiatique ; elle est même plus qu’asiatique, elle est l’Anti-Europe. Il y a de nouveau un limes européen qui va de la mer Blanche à la mer Noire. La Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lithuanie, la Pologne, la Roumanie constituent la zone de défense, les bastions avancés de l’Europe. Par contraste, la Turquie, après avoir incarné pendant des siècles la force envahissante de l’Asie en Europe, vient d’être refoulée presqu’entièrement en Asie, puisqu’il ne lui reste plus – mais pour combien de temps ? – que Constantinople. Cependant, la dictature à quoi la Turquie est aujourd’hui soumise, veut faire de celle-ci un pays européen. Autre difficulté : l’Empire britannique. Celui-ci, depuis la guerre, tend à se constituer en un monde à part, un monde dont les plus vastes territoires appartiennent aux quatre autres continents, en une société de nations, en un système intercontinental.
L’Europe se serait-elle rétrécie comme la peau de chagrin qu’elle est ? Oui, disent les uns, Non, répliquent les autres, elle s’est au contraire indéfiniment étendue. On a de bonnes raisons pour considérer comme européen tout l’Empire britannique, excepté peut-être les Indes, et puis les Amériques, enfin les colonies. L’Afrique du Nord par exemple, se rattache à la France d’une manière de plus en plus intime. Tout le bassin de la Méditerranée est redevenu le centre de l’Europe, après avoir été le centre de l’Empire romain. Faudrait-il dire, avec M. Nathan « L’Europe n’est « plus en Europe, et l’on tentera en vain de l’y reconduire ? »
Le continent européen possède-t-il une structure relativement homogène ? Pour beaucoup de géographes, l’Europe n’est que le prolongement, l’amincissement de l’Asie, une presqu’île asiatique, comme l’a définie M. Paul Valéry. Cela est si vrai qu’entre l’Europe et l’Asie, on distingue une zone intermédiaire et très imprécise que l’on est convenu d’appeler l’Eurasie. Mais, sans parler des différences de climat, il y a deux Europes : l’une maritime et occidentale, l’autre continentale et orientale. La première est en contact intime avec l’océan Atlantique, la seconde, avec l’Asie. De là deux civilisations très différentes, dont les foyers furent Rome et Byzance.
L’Europe est-elle une réalité historique, ce qui revient à dire : l’Europe possède-t-elle une civilisation commune ? Le fait qu’il existe géographiquement deux Europes pourrait nous en faire douter. Si l’on réduit la civilisation européenne à la civilisation occidentale, l’Europe se resserre considérablement. Elle se resserre vers l’ouest et vers le sud, dès que l’on veut ramener la civilisation européenne à la civilisation gréco-latine. D’ailleurs, le génie latin et le génie grec sont en puissant contraste, comme nous l’a montré M. Zielinski : d’un côté, une force créatrice exubérante mais désordonnée ; de l’autre, la discipline unificatrice.
L’Europe est-elle une réalité psychologique ? Peut-on parler d’un homo europaeus, quand les contrastes psychologiques sont si forts, au point d’en être irréductibles, entre le génie latin, le génie anglo-saxon, le génie germanique, le génie slave ? Ces différences se répercutent dans les manières de vivre, de penser, de voir et de sentir. Comment ramener ces oppositions à l’unité ? Songez, par exemple, à celle qui existe entre l’idée française ou l’idée allemande du droit, ou à celle entre le rationalisme français et l’empirisme anglo-saxon.
L’Europe est-elle une réalité politique ? Il n’est pas même besoin de poser la question. Si l’Europe fut une réalité politique, et très relative, dans le passé, elle a cessé de l’être aujourd’hui où elle est le champ de bataille entre deux formes diamétralement contraires : la démocratie et la dictature. Et ces deux formes correspondent à des conceptions absolument opposées de l’État, de la société, de l’homme, à des philosophies antagonistes.
L’Europe est-elle une réalité religieuse ? S’il y eut une chrétienté catholique, elle a cessé d’exister depuis la Réforme. S’il y eut une Europe chrétienne, tout le développement que l’Europe a pris depuis le XVIIIe siècle, s’est accompli contre l’idée chrétienne. Aujourd’hui, le christianisme n’est plus en Europe élément d’unité.
L’Europe serait-elle au moins une réalité économique ? M. William Martin nous a enlevé cette illusion. Il nous a fait remarquer que, du point de vue économique, nous nous trouvons en présence de deux Europes : le centre du continent, occupé par des régions fortement industrialisées, avec une population pléthorique, et dont la politique est nécessairement libre-échangiste ; le pourtour, occupé par des nations agraires, à populations clairsemées, et dont la politique est nécessairement protectionniste. Mais il y a mieux : la plupart des peuples européens sont, toujours du point de vue économique, plus étroitement liés aux autres continents qu’ils ne le sont entre eux. L’Italie, par exemple, a des relations économiques beaucoup plus importantes avec la seule Argentine qu’avec l’ensemble des états danubiens. L’unité économique, c’est le monde entier.
En face de tous ces contrastes et de toutes ces oppositions, n’est-il pas logique de conclure : l’Europe est une idée abstraite et l’unité européenne, une théorie ?
IV
Eppur si muove. Et pourtant, l’Europe existe. Nous avons tous le sentiment qu’elle existe, et ce sentiment est très fort. À quoi correspond-il, puisqu’il doit correspondre nécessairement à quelque chose ? Autrement dit, en quoi consistent les caractères communs, l’essence de la civilisation européenne, l’unité de l’Europe ?
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La question de l’Europe ne fut pas mal posée, mais on y a mal répondu, me semble-t-il.
On y a mal répondu parce que l’on y a fait, ou bien une réponse trop générale et trop simple, ou bien une réponse trop analytique et trop compliquée.
Il est évident que l’unité d’un continent, d’une civilisation continentale, est beaucoup plus relative que l’unité d’une nation, d’une civilisation particulière. Il est déjà si mal aisé de ramener à l’unité la nation allemande, la civilisation germanique, et même la civilisation française. La difficulté est encore plus grande lorsqu’il s’agit de nations qui ne possèdent, ni unité de race, ni unité de langue, fussent-elles petites comme la Suisse. Que dire alors de l’Europe, sinon que, pour arriver à dégager quelques éléments d’unité européenne, on est obligé de procéder par inductions, par généralisations successives, en un mot, par la synthèse, non par l’analyse ? Encore une évidence à répéter. Mais, au Convegno Volta, personne, à ma connaissance, ne s’en est avisé. Et cependant, avant d’aborder un sujet de cette ampleur, il aurait d’abord fallu fixer la méthode.
La méthode consiste à enregistrer comme la donnée fondamentale, le caractère le plus apparent et le plus constant de l’objet à étudier. Or, en ce qui concerne l’objet Europe, il n’y a aucun doute : le caractère le plus apparent et le plus constant, est le contraste, l’opposition, la diversité, la complexité. Voilà le fond de l’unité européenne.
Ce que je viens d’affirmer n’est en rien un paradoxe. J’avais, au Convegno, prononcé le mot d’unité. Ce terme provoqua une réaction très vive de la part de mon collègue et ami, M. Rébelliau. Car le célèbre historien de Bossuet est un libéral, comme doit l’être tout membre de l’Institut de France, et un individualiste, comme doit l’être tout Breton. Qu’il me permette de citer un de ses collègues à l’Académie des Sciences morales et politiques, le R. P. Sertillanges : « Un organisme s’unifie d’autant plus que la différenciation s’en accroît et que les fonctions s’en multiplient, pourvu que cette différenciation procède, non du dehors, mais du principe interne qui cherche à se révéler d’une façon plus riche. L’homme est plus un que l’huître ou le protozoaire. La preuve en est que le protozoaire sectionné demeure vivant : qu’on essaie de scier un homme ! »
La différenciation, voilà bien le caractère commun à tous les groupes, au sens large comme au sens restreint, qui constituent l’Europe. Cette différenciation est le signe de l’unité cherchée. Cette unité n’existe point à la surface, et la surface même la nie, mais elle existe en profondeur. L’Europe doit être comparée à l’homme lui-même, tel que le christianisme le conçoit et l’a formé. C’est toujours, dans l’unité organique de l’homme, la distinction fondamentale entre l’individu et la personne. Si, dans un groupe humain, les individus sont différents à l’infini, l’unité se rétablit entre eux dès que l’on considère les personnes. Et les personnes, ce sont les âmes. L’unité de l’espèce humaine ne réside, ni dans une conception raciale, ni dans une conception de culture, mais uniquement dans l’aspiration commune, même lorsqu’elle est subconsciente, de toutes les âmes vers Dieu. L’unité de l’Europe est donc un principe spirituel, et c’est bien le christianisme qui le lui a insufflé.
Il n’importe guère que la Réforme ait déchiré l’unité religieuse, que la pensée moderne ait ensuite contribué à déchristianiser l’Europe, au point qu’aujourd’hui l’on n’ose plus parler d’une Europe chrétienne : l’empreinte est là, ineffaçable. Le christianisme a vraiment « informé » l’Europe. Elle le porte en elle, elle est son sang et son esprit. Dans cette conclusion des Mémoires d’outre-tombe qui m’a tant frappé, Chateaubriand déclare : « Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c’est toujours le plagiat, la parodie de l’Évangile, toujours le principe apostolique qu’on retrouve. Ce principe est tellement entré nous, que nous en usons comme nous appartenant, nous nous le présumons naturel, quoiqu’il ne le soit pas, il nous est venu de notre ancienne foi. Tel esprit indépendant qui s’occupe du perfectionnement de ses semblables, n’y aurait jamais pensé si le droit des peuples n’avait été posé par le Fils de l’homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l’intérêt de l’humanité, n’est que l’idée chrétienne, retournée, changée de nom et trop souvent défigurée : c’est toujours le Verbe qui se fait chair. »
Rendons justice aux grands romantiques : contre la philosophie du XVIIIe siècle, ils furent unanimes à reconnaître, à proclamer que l’âme de l’Europe, c’est le christianisme ; même les plus socialistes et les plus révolutionnaires d’entre eux, même des révoltés comme Lamennais, rattachent au Christ, à l’Évangile, à la foi chrétienne leur mystique humanitaire. Si l’Union des républiques soviétiques est aujourd’hui l’Anti-Europe, c’est parce qu’elle est, ou du moins veut être, antichrétienne : ne voit-elle pas dans la conspiration des Sans-Dieu le meilleur moyen de désagréger l’Europe ?
Qu’est-ce que l’Europe doit au christianisme ? En premier lieu, le sens de la personnalité. C’est par là que l’Européen diffère le plus profondément de l’Africain, de l’Asiatique et même du Russe. Ce sens de la personnalité a pu dégénérer en individualisme, passer de l’homme au groupe, et du groupe à la nation ; il n’en semble pas moins à bien des indices – et le Convegno Volta fut un de ces indices – qu’il est au centre de la conscience européenne. Celle-ci s’éveille en face des dangers dont l’Europe se voit menacée aujourd’hui. Mais ces dangers sont précisément ceux qui menacent la personne elle-même : « standardisation » à l’américaine, communisme à la russe, ou cet amorphisme asiatique où le tout et l’un se confondent, où la fin suprême de la sagesse et de la sainteté, c’est de s’anéantir dans la vie universelle.
On ne se définit qu’en s’opposant : c’est en s’opposant à l’Asie que l’Europe se définit et se retrouve. Sans doute, nous avons mal compris l’Asie et nous lui avons fait beaucoup de mal : il est naturel qu’elle se venge, qu’elle cherche à s’affranchir de nous. Sans doute, il serait peu intelligent de notre part de repousser a priori tout ce que les philosophies asiatiques renferment de vérité métaphysique et de beauté morale. Sans doute, nous avons déformé nous-mêmes les philosophies asiatiques, à commencer par le bouddhisme – ainsi, lorsque nous lui avons donné la forme un peu ridicule de la théosophie et de ses succédanés : nous avons d’ailleurs une tendance à confondre avec le bouddhisme toutes les sagesses asiatiques. Sans doute enfin, ou peut trouver dans ces sagesses, par exemple dans l’ontologie du Vedanta, des analogies assez frappantes avec les philosophies chrétiennes, avec le thomisme en particulier, comme l’a bien montré le R. P. Dandoy : d’où une possibilité, au moins pour le catholicisme, de trouver un point de synthèse. Mais c’est une autre question et un autre travail. Ce qui est ici la question et le travail, c’est qu’entre le personnalisme européen et l’apersonnalisme asiatique, il existe une opposition fondamentale, c’est que l’Europe doit se défendre contre l’Asie. Car l’Europe n’est, encore une fois, que la presqu’île de l’Asie. Car l’Asie pèse constamment sur l’Europe et la pénètre. Il existe en effet une zone de pénétration intellectuelle entre l’Asie et l’Europe. Dans cette zone se fixent les métaphysiques allemandes et les hérésies russes, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Tolstoï, Keyserling, bien que l’évolution de ce grand esprit soit loin d’être terminée. C’est de l’Asie que nous vient la tentation panthéiste, qui est la plus grande menace pour ce besoin d’être, et par conséquent ce besoin d’agir, dont la personne est animée et sans lequel elle ne serait plus la personne.
Car le second caractère que l’esprit européen doit au christianisme, c’est le besoin d’agir, le besoin de créer, le besoin aussi de se répandre et de dominer. Le plus petit des continents en est aussi le plus actif, celui qui, dans tous les domaines, a produit le plus de ce que nous appelons précisément des personnalités. L’Europe est intelligence et volonté ; lorsqu’elle s’est emparée d’une vérité, elle la fait tout de suite travailler et agir. Cette notion de la foi agissante, travaillante, c’est encore au christianisme qu’elle le doit.
Elle lui doit également d’être apostolique et universelle. Ce qu’elle a découvert, conçu ou conquis, elle ne le garde jamais pour elle. Son premier besoin est de le donner au monde entier. Jusque dans son impérialisme, on trouve de l’apostolat. Elle a pris à la lettre la parole du Christ à ses apôtres : « Allez et enseignez toutes les nations. » De même qu’elle a longtemps vu dans le christianisme la seule vérité religieuse, elle voit dans sa civilisation la seule civilisation ; aussi lui confère-t-elle une valeur absolue. C’est que la civilisation européenne a hérité de l’universalisme chrétien. Parce que l’Europe fut monothéiste, l’Europe est seule capable de concevoir l’unité de l’espèce humaine : un seul Dieu, une seule loi, une seule morale, un seul droit, une seule humanité.
Mais de là vient aussi sa capacité d’absorber et d’assimiler les formes de culture, de pensée, de vie, les plus étrangères à son génie propre. L’Europe est le seul continent où l’on petit dire que l’homme a vraiment connu l’homme, tous les hommes, qu’il a réussi à établir une véritable hiérarchie dans les valeurs humaines, à les transcender et à les sublimer tout en les maintenant à sa mesure, à les rendre, en un mot, universelles. En effet, le caractère du génie européen, est d’avoir su développer à la fois toutes les branches de l’activité humaine, de la simple invention technique jusqu’aux investigations les plus profondes dans le monde spirituel. Le seul type d’homme complet et unifié, autant qu’il peut l’être dans cet ici-bas incomplet et relatif, c’est encore l’Europe qui l’a mis sur pied. Et cela, elle le doit au christianisme.
Comme elle lui doit la raison et l’ordre. Mais vivre selon l’ordre et la raison, c’est vivre selon des principes, selon les principes mêmes du christianisme. C’est un chrétien, un Européen, Bossuet, qui a écrit cette grande vérité : « Dieu lui-même, si l’on peut dire, ne peut rien faire contre la raison. »
En résumé, l’Europe est jusqu’à présent le seul continent où se soit formée et d’où se soit répandue une civilisation universelle, l’Europe est jusqu’à présent le seul continent qui se soit révélé capable d’unifier le monde. Elle considère que c’est bien là sa mission propre. Ce n’est point à sa race, ni à une sorte de vertu congénitale qu’elle le doit, mais à la longue éducation chrétienne qu’elle a reçue. Je veux citer un témoignage qui n’est pas suspect, celui de Paul Valéry : « Qu’il s’agisse de la valeur des témoignages, de la critique des textes, des sources et des garanties de la connaissance, qu’il s’agisse de la distinction de la raison et de la foi, de l’opposition qui règne entre elles, de l’antagonisme entre la foi, les actes et les œuvres ; qu’il s’agisse de la liberté, de la servitude, de la grâce ; qu’il s’agisse des pouvoirs spirituels et matériels et de leur mutuel conflit, de l’égalité des hommes, des conditions des femmes, que sais-je encore ? le christianisme éduque, excite, fait réagir des millions et des millions d’esprits pendant une suite de siècles. »
Une suite de siècles. Considérez, en effet, que l’Europe est le seul continent qui ait été entièrement christianisé depuis au moins mille ans pour les parties les plus tardivement gagnées au christianisme. Jusqu’au XVIe siècle, toutes les nations vraiment constitutives de l’Europe ont vécu dans l’unité de foi, ont formé la chrétienté. Seize siècles de vie catholique : une telle empreinte ne s’efface jamais. Si, dès le IXe siècle, le schisme de l’Orient fut consommé, l’Orient et l’Occident n’en ont pas moins conservé la même foi avec tous ses principes essentiels : ni en Orient, ni en Occident, l’espoir d’un retour à l’unité ne fut jamais perdu. L’unité de l’Europe est une idée chrétienne devenue laïque, l’Europe est une chrétienté qui cherche son Christ.
La décadence de l’Europe est la conséquence de celle de l’esprit chrétien. En théorie comme en pratique, l’unité de l’Europe est dans un principe et il n’est que dans celui-là. Un principe spirituel, et c’est le principe chrétien. L’unité de l’Europe ne se reconstituera, la décadence de l’Europe ne sera enrayée que dans la mesure où les nations européennes sauront revenir au christianisme, et au christianisme intégral, car on ne se sauve que par un retour au principe même de sa vie. Le malaise de l’Europe, qui est, en dernière analyse, un malaise spirituel, est là pour le démontrer.
V
Nous tenons bien, je crois, les deux bouts de la chaîne : une complexité allant jusqu’aux formes les plus extrêmes de la différenciation, un commun principe spirituel. Entre ces deux bouts de la chaîne, s’insère tout le développement de l’Europe.
Ce développement a des analogies frappantes avec celui d’un être humain extrêmement évolué, d’un être humain dont la vitalité jaillit d’un centre unique dans toutes les directions, prend les formes les plus différentes, dépasse constamment ses limites naturelles, dans un effort de création continue. Un tel être ne se fixe jamais. Il traverse des phases successives d’expansion au dehors et de repliement sur soi-même, de production intense et de pénible résorption, de vitalité et d’épuisement. Tantôt, il sent son unité comme une force, tantôt, il sent sa complexité comme une faiblesse. Cet être est le plus nerveux de tous les êtres. Il est celui qui, pour se défendre, est le moins doué de force brutale, mais le plus de force morale. Il ignore la résistance passive. C’est un activiste, c’est-à-dire le contraire d’un fataliste. Il est tout intelligence et toute volonté. Mais bien souvent son intelligence l’use et sa volonté le fatigue. C’est alors qu’il doute de soi-même, s’abandonne à la tristesse et à la mélancolie, au romantisme, si l’on veut, et que la pensée de la mort l’obsède. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que sa vie apparaisse comme une succession de crises. Vu de l’extérieur, de l’Amérique ou de l’Asie, l’Européen se présente comme un être dangereux, toujours en mouvement, toujours divisé contre soi-même, et cependant toujours occupé à conquérir, à dominer les autres, à leur imposer sa civilisation et ses lois. Il est un peu comme un tyran dont on ne saurait se passer. Partout où il va, il apporte avec lui, à la fois, l’ordre et l’inquiétude. Il pense trop et il agit trop, au gré des autres. Il agace les autres par sa supériorité, par sa recherche de l’excellent et de l’absolu. Il est l’aristocrate de tous les autres, même lorsqu’il lui arrive de leur prêcher la liberté ou l’égalité. Son art, ou sa faiblesse, consiste à munir sans cesse les autres d’armes contre lui. De toutes façons, en bien comme en mal, il est l’éducateur, celui qui stimule et qui réveille, celui qui excite les esprits.
L’Européen est donc avant tout une personne. Il n’est pas une masse, comme l’Asiatique ou même l’homme des États-Unis. Il n’est pas fait pour une civilisation de masse : le jour où elle s’implanterait chez lui, ce serait la fin de l’Europe. Il n’est jamais un, mais il est toujours quelqu’un. C’est dire qu’il ne possédera jamais une unité extérieure, mais toujours une unité intérieure. Nous retrouvons ainsi les deux extrêmes : le principe spirituel, la différenciation, celui-là étant cause de celle-ci. Et nous devons tout de suite en tirer une conclusion pratique : nous pouvons avoir une Europe organisée, nous n’aurons jamais une Europe unifiée.
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Dans ces conditions, un caractère essentiel de l’Europe surgit à nos yeux. L’Européen est un être historique, l’Europe est une formation historique. Voilà pourquoi la notion de temps est une notion européenne. L’Europe vit par époques. On sent en Europe beaucoup plus qu’ailleurs, à la fois, la continuité et la diversité des époques : encore, sous un autre aspect, l’unité et la différenciation. On sait toute l’importance des dates et des anniversaires dans la vie des nations européennes.
Il y a quelques années, je me trouvais partager un compartiment de wagon-lit avec un citoyen des États-Unis, en train de faire son tour d’Europe, à toute vitesse. Nous liâmes conversation. L’Américain me dit ce que tous les Américains disent à tous les Européens : « Mon Dieu ! que l’Europe est ennuyeuse avec ses perpétuelles divisions ! Toutes les deux heures, il faut passer une frontière et subir des douanes. C’est absurde. Nous autres Américains, qui pouvons aller de New-York à San-Francisco et de San Francisco à New York sans traverser une frontière, nous n’arrivons pas à comprendre cela. » Et, tout en vitupérant, il enlevait ses souliers. Je lui répondis : « C’est que vous n’avez pas compris que l’Europe est beaucoup plus grande que les États-Unis, et qu’en fait, les États-Unis sont une toute petite chose, comparés à l’Europe. » « Comment ? reprit mon Américain, tout interloqué, mais les États-Unis pourraient contenir presque toute l’Europe ! » – « Impossible, répliquai-je ! Il n’y a pas seulement une grandeur en surface, il y en a une en profondeur. En surface, oui, les États-Unis sont quasi grands comme l’Europe. Mais qu’est-ce que c’est qu’une surface ? une feuille de papier. Parlez-moi de la profondeur ! L’Europe a deux mille ans de civilisation, d’histoire, et même beaucoup plus pour toute la partie méditerranéenne, tandis que les États-Unis, comme tels, n’ont pas encore deux siècles. » Là-dessus, mon Américain tira son carnet : « Il faut que je note cela, pour le répéter quand je serai de retour. »
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Durant le Convegno Volta, la formation historique de l’Europe s’est exprimée par bien des définitions qui sont autant de facettes du même cristal taillé par l’histoire. Pour M. de Beckerath, l’Europe est une idée éminemment aristocratique, s’affirmant par la suprématie de sa civilisation. Pour M. Estelrich, elle est une tradition de culture. Pour M. Coppola, l’Europe est la civilisation européenne armée de la puissance européenne, et je vois, dans cette formule, l’expression lapidaire d’un besoin et d’une force d’expansion. Le génie de la civilisation européenne est, pour M. Bonfante, dans l’idée impériale : l’empire romain ne fut-il pas cette idée impériale étendue à l’Europe, et l’empire britannique n’est-il pas cette idée impériale étendue au monde entier ? Pour le professeur Alfred Weber, il est dans son esprit aristocratico-héroïque de suprématie ; pour M. Nathan, dans l’ambition politique ; pour M. Daniel Halévy, dans l’indépendance des deux pouvoirs, le spirituel et le temporel. D’autres l’ont défini : une prodigieuse capacité d’assimilation, de transformation et de perfectionnement, ou un besoin d’universalité.
L’expression la plus juste, du point de vue historique, me paraît être celle de M. Orano. L’Europe, a-t-il dit, est un fait moderne.
Ce fait moderne se déroule autour d’un point central qui est le christianisme. Le christianisme divise nettement l’histoire de l’Europe en deux parties : ce qui a préparé le christianisme, ce qui l’a suivi par voie de conséquence.
Ce qui l’a préparé, ce sont le monothéisme judaïque – et par là nous voyons tout ce que le judaïsme apporte d’essentiel à la civilisation européenne : l’idée d’un Dieu personnel engendre celle de la personne humaine ; – l’intelligence grecque, avec son sens esthétique, son sens des idées, sa puissance de création ; – enfin, l’ordre politique et juridique de Rome. Une théologie, une philosophie et un droit.
Ce qui a suivi : le christianisme des Pères de l’Église, le moyen âge, la Renaissance, la Réforme, la Contre-Réforme, le classicisme, la « philosophie », le romantisme, l’âge scientifique, la civilisation capitaliste et bourgeoise, l’internationalisme et le nationalisme. Les étiquettes ne manquent pas : ce sont les divisions habituelles de l’histoire européenne, les têtes de chapitres d’une « Kulturgeschichte ». Lieux communs et banalités : oui, et nous revenons à des notions de manuels. Mais que l’on y réfléchisse et l’on en dégagera immédiatement les conséquences que voici :
La première, c’est qu’il existe une civilisation européenne, mais d’une manière beaucoup plus organique, beaucoup plus une qu’il n’existe une civilisation asiatique. L’histoire de la civilisation européenne révèle un principe commun que les civilisations asiatiques ne possèdent point, et c’est toujours le principe chrétien : fait considérable, que l’Europe soit divisée, non en religions foncièrement différentes, comme le sont l’islamisme et le bouddhisme, mais en confessions chrétiennes. Et voici notre seconde remarque : l’Europe, le plus petit des cinq continents, est d’une structure géographique telle qu’il y a interpénétration constante entre les différents peuples. Sous ce rapport, ce n’est point à l’Asie entière que l’Europe est à comparer, mais bien plutôt aux Indes ou à la Chine. Troisième remarque : tous les peuples de l’Europe moderne ont connu, et presque tous au même moment – ou du moins dans des intervalles de temps très courts, – les mêmes formes de civilisation. Les mêmes grands mouvements de la pensée les ont entraînés. Si l’on veut, par exemple, écrire l’histoire du romantisme ou de la Renaissance, on est obligé de l’entreprendre pour l’Europe entière. Pour les mêmes raisons, l’histoire politique de l’Europe est une. L’Europe est certes le continent le moins pacifique : songez que, depuis le XVIe siècle, il fut le théâtre de guerres perpétuelles. Mais ces guerres affirment autant l’unité que la différenciation. Il leur est impossible, en effet, de se limiter à une région de l’Europe : leurs causes et leurs effets atteignent le continent. Cela prouve, remarque quatrième, que le continent européen est une expression politique, au tout premier chef : la politique intérieure des grands États se répercute immédiatement dans l’Europe entière. Les États de l’Europe, et ce sera notre dernière remarque, ne sont pas seulement juxtaposés d’après un ordre géographique ; ils sont unis les uns aux autres comme des organes dans un corps.
Ces organes sont différenciés à l’extrême, mais ils n’en réagissent qu’avec plus de violence et de promptitude les uns sur les autres. Ce caractère personnel des nations européennes les incite à craindre et à repousser tout ce qui pourrait porter atteinte à leur indépendance et à leur génie propre. Plus elles se sentent voisines, parentes, plus vite elles réagissent contre tout ce qui menacerait de les unifier. Cela n’est point un hasard que cette antinomie contemporaine : l’internationalisme et le nationalisme, mais un phénomène psychologique. Parce que les communications sont devenues plus rapides, parce que les distances sont raccourcies, parce que la manière de vivre est extérieurement partout la même, parce que la dépendance économique est beaucoup plus affirmée, les peuples européens deviennent plus jaloux de leur indépendance politique, de leur culture nationale, cultivent plus soigneusement leur particularisme. Une loi de compensation et d’équilibre joue ici. Voilà pourquoi l’Europe est la patrie des patries.
Partout où il y a des hommes, il y a, avec plus ou moins de conscience, sous des formes très diverses et parfois mal dégagées, un sentiment patriotique. Mais nulle part comme en Europe, ce sentiment, encore un coup, naturel, n’est arrivé à s’abstraire dans une idée, à passer de l’instinct dans la conscience intellectuelle, à devenir une raison d’être, un principe de vie et d’action, une source de droits et devoirs. Cette idée elle-même a pu subir bien des déviations, depuis la conception absolue et close de l’État, à l’époque de la Renaissance, jusqu’aux nationalismes d’aujourd’hui : elle n’en reste pas moins essentielle à l’Europe. Elle est le point autour duquel sa civilisation se cristallise tout en rayonnant. Mais toute patrie a besoin de frontières et postule un État.
Les particularismes, les rivalités, les méfiances, les hostilités qui séparent les nations européennes et les portent aujourd’hui à se replier sur elles-mêmes, viennent de ce fait : l’Europe a une longue histoire dans un espace restreint. Les forces les plus explosives sont toujours les plus concentrées. La démographie est en Europe d’une importance capitale : lorsque la population d’un État devient trop nombreuse, elle débordera sur ses voisins, si elle ne trouve point, au delà des mers, des exutoires. C’est parce que la France était le pays le plus peuplé, à la fin du XVIIIe siècle, qu’elle a pu entreprendre et soutenir, pendant plus de vingt ans, les guerres de la révolution et de l’empire. À la fin du XIXe siècle, ce fut l’Allemagne qui prit la succession de la France. Aujourd’hui, c’est l’Italie. Demain, ce sera la Pologne. Et voilà bien où réside la cause la plus profonde et la plus fatale de guerre. Quel serait le sort de l’Europe, si elle venait à perdre ses colonies, si l’Amérique et l’Asie venaient à se fermer devant elle ? Elle risquerait d’être condamnée à des guerres intérieures, à moins qu’elle ne s’abandonne à une stérilisation volontaire. Mais ceci, plus sûrement encore que cela, quoiqu’en disent les néo-malthusiens et les eugénistes, conduirait à l’épuisement de la race blanche, à l’affaiblissement de son intelligence et de son énergie.
VI
Malgré sa différenciation extrême, à cause, peut-être, de celle-ci, l’Europe éprouve périodiquement le besoin d’unité. Elle est à la recherche de l’unité perdue. Elle y est poussée, non par une aspiration sentimentale, non par une théorie abstraite, mais par l’histoire. À l’origine, l’histoire, c’est l’imperium romanum, et c’est l’Église : unité juridique, unité de foi. Cet élément romain et cet élément chrétien, tantôt se combinent, tantôt se séparent, s’opposent. On les trouve à l’état combiné au temps de Charlemagne, dans l’idée du Saint-Empire romain germanique, dans le catholicisme lui-même. On les trouve à l’état de séparation et d’opposition dans la doctrine rationaliste, toute pénétrée d’esprit antiquisant, de la révolution française. Celle-ci a laïcisé l’universalité chrétienne et modernisé l’impérialisme juridique des Romains. L’ancienne querelle des investitures se continue, à travers la Réforme, l’humanisme et la « philosophie », dans la politique anticléricale.
Durant le Convegno Volta, on a beaucoup insisté sur cette double origine de l’unité européenne. Le rôle de l’empire romain fut mis admirablement en lumière par MM. Petrie et Carcopino. Et combien de fois n’a-t-on point parlé de cette unité spirituelle qui s’est dégagée, qui se dégage encore, du catholicisme romain ! M. Dainelli nous a montré de quelle manière la civilisation européenne s’est propagée, en cercles concentriques, autour de Rouie, son foyer. Que cette civilisation ait une origine méditerranéenne, romaine, c’est un fait d’histoire. Nous savons que l’influence de la Rome impériale s’est étendue bien au-delà du limes.
Est-ce à dire que la civilisation européenne soit d’essence latine ? Ce serait méconnaître le principe même de l’imperium romanum, qui est l’adoption juridique des peuples les plus différents et les moins latins, méconnaître l’universalité catholique. Contre l’idée latine, les Allemands aujourd’hui s’insurgent. Mais il ne faudrait point confondre romanitas avec latinitas.
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J’ai, dans ce livre, insisté à chaque occasion, sur l’importance que prend aujourd’hui le sens des mots. Fixer le sens des mots est un moyen d’échapper à la confusion verbale, elle-même effet et cause de l’anarchie intellectuelle.
Arrêtons-nous donc à parler de ce mot romanitas. Il est un mot-force, car il exprime l’unité européenne sous son double aspect de principe juridique et de principe spirituel, le premier, héritage de la Rome impériale, le second, héritage de la Rome catholique.
Le mot allemand Romanentum, et le mot français romanité, dérivent du latin romanitas. Sens que donnent de celui-ci les dictionnaires : l’ensemble des coutumes, des traditions, des institutions, des mœurs, de la culture du peuple romain, et par extension des peuples latins, des peuples civilisés par Rome et qui parlent une langue romane.
La première fois que le mot romanitas apparaît dans un texte latin, c’est avec une signification, non pas ethnique ou politique, mais morale et chrétienne. Tertullien semble en avoir été l’inventeur. Il l’emploie dans le traité intitulé de Pallio, rédigé entre 200 et 215, un peu avant le règne de Caracalla. L’auteur, déjà chrétien, met en garde ses contemporains contre l’engouement pour les mœurs et les modes grecques. Engouement, nous dirions snobisme. Il se manifeste par un goût décadent pour l’archaïsme et par le renouveau artificiel d’un hellénisme périmé. C’est ainsi que, dans les provinces occidentales, on trouvait plus élégant de porter le pallium, vêtement de coupe grecque, que la toge, costume national romain. Tertullien se moque vivement de ces retours vers un passé mort, retours qui ne sont pas sans danger pour l’avenir de la civilisation romaine et de la morale chrétienne. « Quoi donc ? si vraiment vous êtes d’accord que la romanité est le salut universel, pourquoi faites-vous tant les Grecs, jusque dans les choses d’une moralité douteuse ? » Quid nunc, si est romanitas omnis salus, nec honestis tamen exadmodum Græci estis. On trouve d’ailleurs des manuscrits qui donnent une variante, mais elle n’enlève rien au sens du passage cité : « Quid nunc ? si est romanitas omnis alia, nec vestis tamen, admodum Græci estis ! »
Dans ce texte de Tertullien, romanitas s’oppose à res Græcorum : civilisation romaine contre civilisation grecque. Peu après d’ailleurs, du côté grec, un analogue de romanitas allait prendre, dès ce début du troisième siècle, une extension considérable : hellenismos. On sait que l’empereur Julien, au IVe siècle, voulut faire de l’hellenismos un système de religion et de civilisation universelles, dressé contre la romanitas, c’est-à-dire contre la civilisation romaine en train de devenir chrétienne.
Romanitas désigne donc, à la fois, les traditions et les coutumes romaines en ce qu’elles offrent de simple et de viril, et la morale chrétienne. Le retour aux anciennes vertus romaines, le christianisme le conseille au citoyen romain, une fois baptisé, car ces mores patrium sont plus conformes à la morale chrétienne, à l’esprit chrétien, que les raffinements d’un hellénisme efféminé et corrompu.
Romanitas est donc un terme qui correspond à la culture de l’empire romain christianisé. Avant lui, dans la langue classique, l’expression abstraite qui rend l’idée de civilisation romaine, est le mot urbanitas, dérivé de Urbs, la ville par excellence, la ville de Rome : urbanitas s’oppose à rusticitas, souligne le contraste entre la civilisation de la capitale et la culture primaire des masses paysannes restées en dehors de la cité. Mais, au moment où Tertullien écrit son traité de Pallio, depuis longtemps les masses paysannes ont pris le gouvernement du monde, tandis que la vie urbaine se rétrécit et se dissout. Le citoyen romain n’est plus l’habitant de l’Urbs ; ce n’est plus même le Latin, l’Italien. En 213, presque au moment où Tertullien rédige son traité, l’édit de Caracalla élève au rang de citoyens romains tous ceux qui habitent sur le territoire de l’empire, quelle que soit leur race : omnes qui in orbe romano sont cives romani efficiantur, « que tous ceux qui sont dans le monde romain soient citoyens romains ». Cette révolution si importante, cette nouvelle civilisation romaine en train de devenir la civilisation européenne et chrétienne, exigeaient un terme nouveau.
Donc, au sens traditionnel et moral que Tertullien avait donné à ce terme dans le de Pallio, va s’ajouter maintenant un sens juridique et universel. Tout homme peut devenir citoyen romain, par adoption juridique, pourvu qu’il habite le monde romain, de même que tout homme devient chrétien par le baptême qui est son acte d’adoption par Dieu. On voit ici comment le sens romain et le sens chrétien de romanitas se recouvrent, en éliminant l’idée de classe sociale et l’idée de race contenues dans le terme d’urbanitas.
Mais un nouveau mot, d’origine populaire, apparaissant en même temps que le terme savant et abstrait de romanitas, va élargir également l’idée de l’État romain : la Romania. Celui-ci remplace la vieille expression analytique de res romana et, peu à peu, celle d’orbis romanos et d’imperium romanum. Romania est un mot sorti de la classe paysanne ; je fais allusion à ces habitants des régions-frontières sans cesse menacées, dévastées par les invasions des Vandales, des Perses, des Goths et des Huns. Le sens de la romanité devait être en effet particulièrement vivant dans ces populations des marches. Mais il faut noter qu’au moment où le mot Romania apparaît, la cour impériale n’est plus à Rome, où siège le pape : elle est à Constantinople, où les Ariens dominent. Le peuple cependant a gardé le culte de Rome, non seulement parce que Rome est l’ancienne capitale de l’empire auquel elle a donné son nom, mais encore parce que Rome est alors le siège du pape, la capitale d’une nouvelle humanité. On voit, de nouveau, de quelle significative manière, dans ce mot populaire de Romania, le sens traditionnel et le sens chrétien se recouvrent, tout comme dans romanitas. Et cela révèle la profonde transformation morale qui s’est accomplie avec le christianisme dans le monde romain.
Nous en avons la preuve dans un texte d’Orose, le disciple de saint Augustin, auquel il a dédié, vers l’an 420, son Historia adversus Paganos. Au livre III, chapitre vingt, de cet ouvrage, Orose reproche aux païens leur cruauté à l’égard des barbares. Cette cruauté n’est pas seulement un crime contre l’humanité, mais encore une attitude impolitique. C’est la faute de ces vieux païens, les « réactionnaires » du temps, si les barbares sont restés en dehors de l’unité impériale, s’ils ont puisé dans leur haine contre l’imperium ces désirs de revanche et ces instincts belliqueux, inspirateurs désastreux des invasions. À un interlocuteur païen qui lui répond : « Mais ces barbares sont les ennemis de la Romania, isti hostes Romaniæ sunt », Orose réplique avec vivacité que les vrais fondateurs de la Romania sont les empereurs chrétiens, jaloux de rendre leur empire universel par la puissance assimilatrice de la foi et de la charité, et non les empereurs païens, responsables de la crise de l’empire, à cause de l’inintelligence et de l’étroitesse de leur politique.
Au cours du moyen âge, dans le latin médiéval, Romania et romanitas ont une évolution parallèle durant laquelle leur sens se restreint et s’oblitère. En effet, il ne correspond plus qu’à un état de transformation qui s’est achevé au VIe siècle. L’un et l’autre finissent par désigner les langues romanes issues naturellement de la langue latine. Dans le dictionnaire Du Cange, Romanitas s’oppose à lingua latina. Dans le même dictionnaire, le mot Romania finit par désigner l’empire chrétien d’Orient et sa capitale Constantinople, par opposition aux Turcs : Romania est presque devenue synonyme de chrétienté.
Dans le mot de romanité nous découvrons donc sans peine tous les éléments essentiels de la civilisation européenne. Romanité peut être un cri de ralliement pour ceux qui estiment cette civilisation en péril, tout en demeurant convaincus de sa supériorité absolue. La romanité, c’est d’abord une manière de penser, une méthode, une discipline de l’esprit, fondées sur l’intelligence humaine, sur le Nous qui a le pouvoir de dégager les formes intelligibles contenues en puissance dans le monde sensible. C’est ensuite une affirmation de la primauté de l’intelligence, de sa capacité de comprendre, de dominer et d’ordonner le réel. Il se dégage de la romanitas une conception de l’homme qui donne une infinie valeur à la personne : celle-ci, par le fait même qu’elle a le don de connaître et de juger, est supérieure à la fatalité et au destin ; l’âme, par le fait même qu’elle possède l’éternité, est supérieure à la nature. D’où une grande confiance dans la volonté humaine, lorsqu’elle agit en conformité aux principes supérieurs, à la loi divine. Enfin, ce mot contient l’image de toutes les diversités que présente la société humaine – societas civitatum – et l’idée universelle qui, respectant, favorisant ces diversités, est capable de les harmoniser, de les unir. Il y a donc dans la romanité la conscience de ce que tout Européen est redevable, d’abord à la culture antique, ensuite au christianisme catholique. C’est dans l’atmosphère du christianisme que, durant le moyen âge, la romanité, devenue la chrétienté, est en même temps devenue l’œuvre commune et le bien commun du monde slave, du monde germanique et du monde latin.
VII
Le Convegno Volta où je reviens maintenant, doit son importance à ceci : grâce à lui, nous avons dépassé le sentiment Europe pour arriver à l’idée Europe. À notre arrivée, nous nous trouvions tous, en effet, dans un état préliminaire d’inquiétude. À notre départ, nous n’emportions certes pas l’Europe ficelée dans une formule ; nous emportions du moins les éléments d’une synthèse.
Comme le disait fort spirituellement M. Argetoiano, la notion d’Europe, telle qu’elle est sortie de nos études particulières, est surtout une notion de crise. La peur d’une faillite. Le Convegno a donc démontré cette vérité : une nation est toujours à elle toute seule, assez forte, pour démolir quelque partie essentielle d’un monde ; mais, dès qu’il s’agit de reconstruire, elle est obligée d’appeler toutes les autres à son secours, même ses anciennes ennemies.
Il est possible que, si l’on arrive à surmonter la crise actuelle, la notion d’Europe soit mise au rancart. Attendons que la crise soit surmontée, mais, en attendant, constatons que cette notion nous est indispensable. L’Europe est peut-être un mythe ; il est nécessaire, déclarait notre président M. Scialoja, que ce mythe passe du sentiment, à travers l’idée, dans la volonté des peuples et de ceux qui les gouvernent.
Il n’est pas indispensable que l’Europe ait des limites géographiques précises. On peut la dilater jusqu’à la confondre avec le globe, ou la restreindre à l’occident germanique et latin : il n’importe guère. Mais ce qui importe, c’est de retenir ceci : l’Europe est le plus petit des cinq continents ; elle est beaucoup moins riche en ressources naturelles que les autres parties du monde ; elle représente le treize pour cent des terres émergées et, comme population, le quart de l’humanité. Elle a donc besoin de toutes ses énergies, de tout son génie, pour se défendre et pour se reconstruire.
L’Europe n’a pas besoin non plus d’être une réalité économique. Le fait même qu’elle déborde sans cesse par-dessus ses limites, le caractère universel de son esprit, sa force d’assimilation, son besoin de dominer, sa puissance inventrice et créatrice, tout cela explique pourquoi elle ne saurait s’enfermer dans une autarchie économique, pourquoi son économie est liée à celle du monde entier. Sans doute, il lui serait possible d’établir, dans ce domaine, un système d’unions et d’ententes, et M. Hantos nous l’a montré d’une manière tout à fait concrète. Mais le nœud du problème européen n’est pas là.
L’unité de l’Europe n’est point celle d’une définition. Elle est celle d’une formation historique autour d’un principe spirituel. Ce que M. Orestano appelle une coéducation millénaire à laquelle la guerre autant que la paix a contribué. L’Europe est un organisme historique, ce qui est beaucoup plus qu’un continent.
Organisme historique, l’Europe se pose à nous comme un problème historique. Celui-ci ne peut recevoir qu’une solution historique. Mais une solution de ce genre ne saurait être en aucune manière une solution simple, comme celle que nous proposent ces Messieurs de la Paneurope. Problème complexe, et de quelle complexité ! l’Europe n’est susceptible que d’une solution complexe, résultante elle-même de toute une série de solutions.
Parce qu’il est historique, le problème européen se ramène à deux données : l’une qui est du passé, et qui renferme tous les éléments communs de la civilisation européenne ; l’autre qui est du présent, et qui renferme tous les éléments de la situation actuelle. La donnée de l’unité, plus celle de la différenciation.
Tant que les peuples européens eurent devant eux un monde qui leur paraissait sans bornes, un monde ouvert à leur esprit d’expansion, à leurs besoins de conquête, à leur recherche de débouchés, à leur génie colonisateur, ils ont pu agir séparément, se faire la guerre, s’opposer les uns aux autres, dans des systèmes changeants d’alliances. Mais ce temps de la division européenne qui avait commencé dès la fin du XVe siècle, avec les grandes découvertes, ce temps où se constituèrent les nations modernes, ce temps de l’individualisme politique, est aujourd’hui révolu. Depuis 1918, l’ère moderne est close pour l’Europe sous cet aspect, comme sous tous les autres, et une ère nouvelle commence. C’est parce que cette ère nouvelle commence, que le problème de l’unité européenne se pose. Ou plutôt la crise le pose, puisque la fin d’un monde ancien et le commencement d’un nouveau déterminent toujours une crise, aurait dit mon ami La Palisse. Mais nous voyons maintenant que, si le problème européen est un problème de crise, il est plus encore. Il dépasse cette notion transitoire. Il devient un problème de structure.
En effet, aujourd’hui, le monde a des bornes, il est « fini », il est distribué. Des enceintes inviolables le ferment, à l’intérieur desquelles se sont formés des blocs politiques et des systèmes économiques. Ces blocs et ces systèmes dressent un obstacle que l’expansion européenne n’est plus en état de franchir ; ils menacent à leur tour l’Europe de leur propre puissance. Dans les quatre autres continents, l’Europe n’a plus rien à conquérir ; tout ce qu’elle ose espérer, c’est de garder péniblement ce qu’elle a conquis. Encore risque-t-elle fort de le perdre. Aujourd’hui, en Amérique et en Asie ; demain, sans doute, en Afrique : la race noire est la plus féconde.
En présence de cette situation, de ces dangers, les regrets sont inutiles. Il faut accepter les faits, ceux qui se sont produits, ceux qui se produiront. L’Europe est sur la défensive. Mais elle ne saura se défendre, mais le génie européen ne saura trouver de nouvelles voies et de nouvelles formes pour faire admettre, une fois de plus, au monde, la supériorité de sa civilisation, son rôle de continent éducateur et conducteur, que si la notion d’un intérêt commun et la nécessité d’une action commune s’imposent à tous les peuples européens.
Comment cette notion, comment cette nécessité peuvent-elles s’imposer ? Comment arriver à une paix européenne, nouvelle forme de la paix romaine ? La paix, on ne cessera de le répéter, est le résultat, la récompense de l’ordre, et c’est encore une vérité chrétienne. Un ordre européen, oui, mais il y faut une condition préalable : que les peuples européens commencent par établir, chacun chez soi, l’ordre et la paix. Or, à l’heure actuelle, la plupart d’entre eux ne possèdent, ni l’ordre, ni la paix. Les redressements nationaux sont donc une condition préalable au redressement européen : ici encore, nous voyons de quelle manière la synthèse est possible entre le nationalisme et l’internationalisme.
Cette synthèse ne sera point l’œuvre du hasard, mais celle de l’intelligence, des Européens, des chefs européens, de l’élite européenne. Car, s’il est un génie auquel toute forme de panthéisme, de déterminisme, de fatalité, doit essentiellement répugner ; s’il est un génie intelligent et volontaire, c’est bien le nôtre. Aux intellectuels européens d’entreprendre une croisade contre les mauvaises doctrines qui corrodent l’intelligence, annihilent la volonté, paralysent l’action. Aux chefs européens de montrer par leurs actes qu’ils savent encore conduire les peuples, sauter à cheval sur les évènements, les diriger par l’éperon et par le mors. Le salut de chaque peuple, et de l’Europe entière, est à ce prix.
Et le salut, à son tour, ne sera possible que s’il y a des points de direction, des buts. Pour que la notion de l’intérêt commun devienne vivante, il faut l’action commune. Mais l’action commune suppose des œuvres à entreprendre en commun.
Ces œuvres communes ne manquent point, soit à l’intérieur de l’Europe, soit à l’extérieur. Accords politiques, ententes économiques, coopérations intellectuelles, on les a toutes énumérées au Convegno Volta, depuis l’Union des Églises jusqu’aux timbres-poste. « Tout est bien, tout est utile, tout aide, conclut le rapport de M. Orestano, pourvu que tout nous mène à des solutions convergentes, même si elles sont partielles, pourvu que tout donne plus d’étendue à nos surfaces, développe la possibilité de collaboration, raffermisse d’une manière pratique, en fonction d’évidentes utilités, le sentiment de la solidarité européenne que ressentent encore vaguement les peuples. »
Je crois, cependant, pour ma part, qu’une double action s’impose, et dans le domaine de l’esprit, et dans le domaine politique. D’action coordonnée. Nous devons tendre à reformer une élite intellectuelle – et, j’ajouterai, religieuse –, comme il en existait au moyen âge, à l’époque de l’humanisme, au XVIIe siècle encore, une élite dont il serait vain d’exiger une pensée commune, dont on peut, en revanche, exiger une manière de penser et une méthode communes. On voit ici quelle est l’importance d’œuvres ou de groupements tels que les Unions intellectuelles du prince Charles de Rohan, l’Union catholique d’Études internationales, l’Organisation de Coopération intellectuelle, et ce Convegno Volta dont je souhaite la continuation, bien plus, la continuité. La formule de Paul Valéry, Société des esprits, on s’en est beaucoup moqué, ces temps, mais combien à tort !
Mais nous souhaitons plus encore l’effort des hommes politiques, la société des chefs.
La société des chefs : ironie, ou tristesse ? Ironie, car comment se défendre contre le scepticisme, avec son sourire voltairien, en face du spectacle ridicule que nous offrent aujourd’hui toutes ces réunions, toutes ces conférences internationales dont le but est de nous procurer la paix, et le résultat d’augmenter la confusion. Tristesse, car Dieu sait où l’on nous mène ! Et voici que l’on recommence à parler de la guerre. – On en a parlé au Convegno comme d’un fait cosmique, d’une fatalité. Si dégoûté que l’on soit du pacifisme, si prêt que l’on soit aussi à reconnaître que la guerre produit des valeurs morales et des forces constructives – M. Bodrero nous l’a éloquemment montré – comment ne pas être convaincu que, dans l’état actuel de l’Europe, guerre serait synonyme d’écroulement, de suicide collectif ? Les chefs d’État tiennent entre leurs mains, si leurs mains sont encore capables de tenir quelque chose, le sort de leurs peuples, mais aussi le sort de l’Europe, notre sort à chacun de nous. Ils le savent, mais ont-ils le courage, et même la simple possibilité, d’agir en conséquence ?
VIII
Mais celui qu’il faudrait d’abord ressusciter, c’est Charlemagne :
« Ah ! c’est un beau spectacle à ravir la pensée
« Que l’Europe ainsi faite et comme il l’a laissée !...
« Oh ! dis-moi ce qu’on peut faire après Charlemagne. »
En effet, l’ordre, la sécurité, la paix, dans l’Europe et dans le monde, c’est d’une entente entre les deux moitiés de l’empire carolingien, d’une entente entre l’Allemagne et la France, qu’ils dépendent.
Une entente économique entre l’Allemagne et la France est loin d’être une utopie. Économiquement, ces deux pays sont complémentaires, et depuis la guerre, s’équilibrent : la France possède le fer ; l’Allemagne, le charbon. Des accords d’ailleurs ont été conclus, des cartels. L’union douanière entre ces deux grands pays ne serait pas difficile à conclure, elle aussi ; le plan en est dressé jusque dans les détails. L’entente politique serait plus difficile ; mais l’Allemagne, même hitlérienne, serait loin d’y répugner : peut-être Pacte à quatre, dont je comprends que les Français se méfient, mais qui réserve autant de bonnes surprises que de mauvaises, y aidera-t-il. Non, ni l’entente économique, ni l’entente politique ne sont impossibles. L’impossibilité est d’ordre psychologique.
Si on analyse les causes psychologiques qui s’opposent à une entente entre la France et l’Allemagne, on en trouve de deux sortes. Les unes sont une conséquence de la guerre. Les autres, les plus profondes, les plus irréductibles, tiennent à des états d’esprit, à des manières de penser, à des tempéraments contraires.
Depuis la guerre, la France et l’Allemagne se méfient l’une de l’autre, se craignent l’une l’autre, d’une méfiance et d’une crainte qui vont, chez beaucoup, jusqu’à la haine. Au fond de cette haine, de cette crainte, de cette méfiance, je découvre un sentiment d’insécurité. Vis-à-vis de l’Allemagne, la France ne se sent point assez victorieuse ; vis-à-vis de la France, l’Allemagne ne se sent point assez vaincue. Cette victoire et cette défaite incomplètes empoisonnent encore l’organisme européen, de la même manière qu’une maladie avortée, mais non guérie, empoisonne un corps de ses toxines. L’Allemagne est persuadée que les Français, armés jusqu’aux dents, se refusent à désarmer, parce qu’ils ont encore, derrière la tête, une idée impérialiste : dominer l’Allemagne et l’Europe. L’Allemagne se sent encerclée par un système d’alliances dont la France est l’âme conductrice. La France, de son côté, redoute l’Allemagne ; elle est persuadée, non sans de bonnes raisons, que l’on arme en secret outre-Rhin, en attendant de le faire ouvertement, que l’Allemagne, au surplus, possède déjà une force militaire à peu près égale à celle qu’elle possédait en 1914. La France craint l’invasion, cette invasion qu’elle a subie cinq fois, en un siècle et demi à peine. L’Allemagne ne se rend pas assez compte que les Français en ont assez de la guerre et ne demandent qu’à vivre en paix chez eux. La France ne se rend pas assez compte que les Allemands n’ont pas les moyens de faire la guerre et ne les auront pas d’ici très longtemps, et qu’en fait même les plus exaltés la redoutent. Il existe donc une tension qui empoisonne l’atmosphère de l’Europe et la rend irrespirable. S’il ne se produit point une détente, la guerre pourrait, par crainte même de la guerre, éclater, comme un accident fatal.
Ce serait à désespérer de l’homme, de son intelligence et de sa volonté, de sa civilisation ou de sa Kultur – peu importe – si ces incompatibilités fondamentales entre l’Allemagne et la France, entre le génie allemand et le génie français, n’arrivaient point à trouver leur synthèse. Mais il y faut une condition préalable : une France forte en face d’une Allemagne forte. J’entends par là que la France sache opérer la révolution nationale dont elle a besoin. Il me semble, en effet, se manifester une sorte d’épuisement, de lassitude chez le Français contemporain. La France est un pays qui s’est beaucoup trop assis dans le XIXe siècle et qui, par rapport au reste de l’Europe, ne me paraît plus tout à fait au point. On a parfois l’impression que la France n’a plus rien à demander, ni aux autres, ni à soi-même, et qu’elle vit beaucoup trop sur des traditions et sur des positions acquises qui ne sont point nécessairement des positions durables. Je fais allusion ici à l’idéologie qu’elle a héritée du XVIIIe siècle et de la révolution de 1789. Celle-ci, maintenant, a quelque chose de rétrospectif, elle sonne faux, comme une cloche fêlée. Elle est une cause d’isolement spirituel. Peut-être le Français a-t-il abusé de son intelligence et de son esprit critique aux dépens de sa volonté. Un peu de dynamisme allemand ne lui ferait point de mal, tout comme beaucoup de mesure et de raison françaises ne ferait que du bien aux Allemands d’aujourd’hui. Le phénomène de la dénatalité me paraît aussi inquiétant pour l’avenir.
Mais, encore un coup, rien de tout cela n’est fatal. Aussi bien la mission de la France est-elle de conserver au monde les plus hautes valeurs humaines. J’inscris au nombre des plus hautes valeurs humaines, précisément, l’intelligence, la raison, la mesure, le sens de la stabilité. J’y inscris ces humbles et courageuses manières de vivre dont le Français moyen nous donne encore l’exemple, lui qui sait être économe, sociable, lui qui sait conserver le sourire que tant d’autres peuples ont perdu. La France est le pays du monde qui a le mieux compris l’homme. Mais comprendre l’homme, c’est comprendre qu’il a d’autres besoins que des besoins matériels. Le Français a tant de ressources en soi-même, qu’il peut beaucoup mieux que les autres peuples, supporter le désordre politique, au moins jusque dans certaines limites : il semble, à bien des symptômes, que ces limites pourraient être prochainement atteintes. Le Français répugne à l’étatisme, à l’organisation, à la civilisation de masse, à tout ce qui nous écrase aujourd’hui. Or, il faut aujourd’hui que la personne humaine se redresse. Nous espérons, nous escomptons que la France donnera l’exemple de ce redressement. Si elle a l’air de se replier sur soi-même, si elle observe, si elle critique, c’est qu’elle attend son heure. Alors, elle recueillera les expériences des autres, elle les fixera dans des formes qui seront, cette fois, à la mesure de l’homme. Et sa mission universelle recommencera.
Alors, on reconnaîtra que l’Europe sans la France serait un corps sans tête. Et peut-être aussi sans cœur.
C’est par un sérieux avertissement aux nations de l’Europe, qu’il faut conclure, et conclure pratiquement, ce chapitre.
L’axe du monde se déplace : il a traversé d’abord la Méditerranée, puis il traversa l’Atlantique ; il traverse aujourd’hui le Pacifique. Les puissances qui décideront de nos destinées, seront, demain, les États-Unis, s’ils arrivent à surmonter leur crise et à sortir de la confusion ; la Russie des Soviets, si elle parvient à durer et à évoluer dans un sens national ; enfin, ce Japon qui joue, en Extrême-Orient, le rôle d’unificateur, d’entraîneur, que joua, en Allemagne, la Prusse. Là est le péril. Il est politique : l’Europe cessera de diriger la politique ; elle la subira, elle sera mise à la suite et sur la défensive. Il est social : ces nouvelles puissances ne conçoivent, ne connaissent, ni ne pratiquent l’humanisme, l’individualisme, tels que nous les avons conçus, connus, pratiqués ; elles représentent et représenteront toujours davantage un état social où l’individu est absorbé dans la masse, réduit au service exclusif de la collectivité nationale. Il est enfin économique : la concurrence, à quoi nous ne serons plus capables de résister sur nos propres marchés. À Constantinople, une poire électrique de provenance japonaise, coûte soixante pfennigs, de provenance russe, trente-cinq, quand la même poire « made in Germany » coûte un mark quatre-vingts. La soie artificielle du Japon bat la soie artificielle italienne sur le marché de Naples, même quand le Japon exporte de Norvège le bois dont il a besoin. En Suisse, l’industrie horlogère recule devant la production japonaise.
C’est que des États sans scrupules, et qui n’ont pas notre morale, qui disposent d’une main-d’œuvre capable de travailler presque pour rien, ou qui ont pratiquement rétabli l’esclavage, possèdent des moyens contre lesquels nos vieux pays humanitaires, libéraux, « sociaux », se trouvent réduits à l’impuissance. Il faut voir les choses comme elles sont. Notre civilisation moderne a fini par user dans l’homme le sens de la lutte et de la force. Plus une civilisation se raffine, plus elle devient déliquescente ; plus elle s’idéalise, plus elle perd contact avec le réel ; plus elle développe le goût de la liberté pure, le besoin de l’égalité absolue, plus elle détruit le respect, la tradition, la discipline, plus elle devient amorphe, anarchique. Et le résultat est la victoire du fort sur le faible, du barbare sur le vieux civilisé, la perte des valeurs qu’au nom de la liberté, de l’égalité, par la liberté, l’égalité, nous voulions défendre et promouvoir.
L’horreur de la guerre a produit contre l’idée de force la réaction que l’on sait. Cette réaction sentimentale et romantique a dépassé la mesure, car la force, même du point de vue chrétien, n’est synonyme, ni de violence, ni d’injustice. Notre idéalisme à la Rousseau nous a fait oublier la vraie nature de l’homme et les conditions de la vie, oublier le péché originel. L’Évangile mal lu et mal compris nous a portés à confondre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, la conscience subjective et la vérité objective, le règne de l’homme et le règne de Dieu. Certains vont jusqu’à transformer les valeurs spirituelles en un refuge hors de la vie, d’où lancer l’anathème sur la société, sur les États, et s’abstraire de l’action, comme si les valeurs spirituelles n’étaient point là pour diriger, pour exciter l’action, et comme si elles dispensaient de la soumission au réel ! Le fumier de Job peut être un idéal pour les âmes qu’une vocation spéciale appelle : ce n’est pas, toujours du point de vue chrétien, un idéal social, au contraire. À force d’exagérer l’esprit, de le mettre en opposition avec la raison, nous sacrifierons la vie qui en est, tout de même, tant que nous sommes ici-bas, le support : propter vitam vivendi perdere causas. À force de vouloir être révolutionnaires, nous nous démontrerons incapables de reconstruire, et nous n’ajouterons aux ruines que le désert.
Or, voici que nous avons une bataille à livrer, une bataille politique, économique, sociale, du succès de laquelle dépend l’avenir, non pas certes, du christianisme en tant que tel, du moins de la civilisation chrétienne et des conditions humaines les plus favorables à son épanouissement. Nous ne la gagnerons jamais avec une sorte d’abstentionnisme spiritualiste, ni avec un esprit pseudo-évangélique de non-résistance. Nous ne le gagnerons jamais, ni avec le socialisme qui épuise économiquement les nations, ni avec le libéralisme qui rend hésitantes, et l’intelligence, et la volonté, ni avec la facilité, les gaspillages, les pertes de temps démocratiques, ni avec les intrigues et les bavardages parlementaires.
Nos idées humanistes et libérales sont généreuses, mais elles sont roses d’automne :
Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise ;
je le veux bien, mais elle achève de s’effeuiller. Nous en pouvons respirer avec délice et mélancolie l’ultime odeur, parfumer nos mouchoirs avec ses pétales : il n’en reste que les épines. Comparons-nous, si cela nous plaît et nous aide, aux derniers Romains au milieu des barbares, puisque tout monde nouveau débute par une phase de barbarie ; emportons avec nous nos pénates, et la pierre de nos autels, mais aussi notre cuirasse et notre glaive. Comment garder des idées faciles, quand nous sommes contraints de vivre difficilement ?
Nous eûmes un idéal ; il nous fait vivre encore en tant que personnes : il n’a pu, il ne peut désormais faire vivre la société. Celle-ci a besoin de doctrines viriles, d’institutions de combat.
Là est la vérité du nationalisme qui est un vouloir-vivre. Mais son erreur est de méconnaître la nécessité du front européen, autre forme du vouloir vivre. Ordre national, oui et d’abord ; mais aussi ordre international. Au fond, le fascisme et l’hitlérisme le sentent autant que les nations libérales, s’ils le sentent différemment. En Allemagne, par exemple, le danger marxiste, le danger asiatique sont perçus avec plus d’acuité qu’en France ; c’est même une angoisse européenne que je découvre sous des formules déplaisantes, pédantes, primaires, comme celle de la race et de sa protection.
Voilà pourquoi une synthèse est nécessaire entre la Société des Nations, derniers legs du monde humaniste et libéral, et le « fait-nation », le nouvel État, premier apport du monde qui se forme sous nos yeux Il s’agit de réformer la première, de la mettre d’accord avec le second. Car le besoin d’unité domine ce monde qui meurt et ce monde qui naît, relie, dirait un poète romantique, cette tombe à ce berceau.
Et ce lien est un lien religieux ; pléonasme : religio, religare.
CHAPITRE XIII
L’ANTHROPOCENTRISME
LE DRAME DE L’HOMME CONTEMPORAIN
L’unité : question de centre.
Ici, je voudrais revenir sur trois constatations qui prennent maintenant valeur de principes :
La première, c’est qu’aujourd’hui, n’importe quelle question d’ordre pratique – une question de salaire, ou de tarif, ou de coopération intellectuelle, ou de minorité – soulève immédiatement une question morale. Mais toute question morale soulève une question philosophique. Celle-ci enfin pose le problème religieux.
La seconde, c’est que notre temps souffre davantage de l’anarchie intellectuelle que de la crise économique. Celle-ci a pour cause, en dernière analyse, celle-là. L’indiscipline des mœurs provient, elle aussi, du désordre dans les idées. Les origines de ce désordre sont lointaines ; mais, si nous ne remontons que jusqu’au XVIIIe siècle, c’est bien à partir de la « philosophie » que nous constatons l’enracinement progressif dans la vie politique et sociale, dans les lois et les institutions, des erreurs fondamentales dont nous payons si durement les conséquences. Toutes ces erreurs se ramènent d’ailleurs à une seule : l’antichristianisme intellectuel qui a décomposé, l’homme d’abord, ensuite la société.
La troisième, c’est le renversement, la confusion de toutes les valeurs. À nous donc s’impose la mission de reconstituer la table des valeurs qu’une longue révolution a fini par mettre en morceaux. Mais reconstituer une table des valeurs, rétablir la hiérarchie des valeurs, c’est replacer les valeurs spirituelles à cette place souveraine que les valeurs purement humaines, purement matérielles, ont fini par usurper.
Vous pouvez tourner et retourner la question sur toutes ses faces : quoi que vous fassiez, de quelque manière que vous vous ingéniiez, vous serez, si vous vous donnez la peine et si vous avez le courage de réfléchir, sans cesse ramené à l’idée religieuse.
L’idée religieuse, c’est la réponse à la question fondamentale : qu’est-ce que l’homme, et quel est son destin ?
Deux réponses : celle de la religion, du christianisme ; celle de l’humanisme, au sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme, ou, si l’on veut, de la fameuse et officielle laïcité.
La première nous enseigne que la fin de l’homme, c’est Dieu. La seconde nous déclare que la fin de l’homme, c’est l’homme. Autrement dit, est-ce que le monde sera théocentrique ou bien anthropocentrique ? Toujours la question de centre.
Voyons à quoi l’anthropocentrisme devait nous conduire, infailliblement.
I
Si j’ai placé au XVIIIe siècle l’origine des erreurs qui nous ont menés au point mort, c’est parce qu’il ne faut jamais chercher trop haut une cause dont on se propose d’étudier les effets, suivant un conseil de la philosophie scolastique. Il est d’ailleurs certain que le monde bourgeois, avec ses idées démo-libérales, commence au XVIIIe siècle. Mais ce siècle a des origines. L’esprit philosophique, le culte de la raison, le retour à la nature, l’individualisme et l’étatisme, ces deux jumeaux ; en un mot, toute cette conception laïque et anthropocentrique du monde, nous ramène à la Renaissance, à l’esprit humaniste et à ses tendances générales.
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Qu’est-ce que l’humanisme de la Renaissance ? Voici comment le définit mon compatriote Philippe Monnier, dans le premier volume de son Quattrocento :
« L’humanisme n’est pas que le goût de l’antiquité, il en est le culte ; culte poussé si loin qu’il ne se borne pas à adorer, qu’il s’efforce de reproduire. Et l’humaniste n’est pas que l’homme qui connaît les antiques et s’en inspire ; il est celui qui est tellement fasciné par leur prestige qu’il les copie, les imite, les répète, adopte leurs modèles et leurs modes, leurs dieux, leur esprit et leur langue. Un pareil mouvement, poussé à ses extrémités logiques, ne tendait à rien moins qu’à supprimer le phénomène chrétien. »
Supprimer le phénomène chrétien : Monnier a dit l’essentiel. Mais quel est, à son tour, l’essentiel du phénomène chrétien ? La Rédemption, ce qui présuppose la chute, le péché originel. L’esprit humaniste est une révolte contre le dogme du péché originel, et tout le monde moderne l’a suivi.
En effet, c’est bien avec l’humanisme que débute l’âge moderne à la fin duquel nous assistons aujourd’hui. Âge moderne, moyen âge, âge antique : nous avons les trois grandes divisions de l’histoire qui nous sont habituelles depuis le XVIIIe siècle, depuis que les auteurs protestants d’Allemagne et de Hollande, entre autres Christophe Cellarius, les ont popularisées. Si je parle ici comme un manuel élémentaire, c’est que je voudrais faire deux remarques :
On constate entre les grandes périodes historiques, une sorte d’alternance, d’enjambement. Lorsqu’un monde nouveau commence, on le voit presque instinctivement, mais d’une manière très consciente chez beaucoup de ses précurseurs et de ses maîtres, s’appuyer, dans son opposition au monde ancien contre lequel il réagit et qu’il veut détruire, sur le monde plus ancien auquel celui-ci avait succédé. Demain cherche dans avant-hier de quoi s’opposer à hier. Pour mieux s’opposer au moyen âge, la Renaissance revient à l’antiquité païenne. Il semble que nous soyons engagés déjà dans un nouveau moyen âge, pour emprunter cette expression à M. Berdiaev ; le retour à la scolastique et à l’idée corporative, le développement pris par les études médiévales, sont au moins des indices ; beaucoup d’entre nous n’ont-ils pas conscience des affinités qui relient le monde contemporain au moyen-âge, par-dessus l’ère moderne et son dernier avatar, la civilisation bourgeoise ? Mais venons-en aux faits :
Ici, notre seconde remarque : la notion du moyen âge, aujourd’hui, se décolle et se déchire. Entre les temps mérovingiens et le XVIIIe siècle, il y a toute la différence et toute la distance qui séparent la barbarie et la civilisation. Nous sommes donc portés à faire commencer les temps modernes après la crise de l’an mille, ou, du moins, avec le XIIe siècle. Nous avons de fortes raisons pour cela : sur le plan économique et social, la diminution progressive de la vieille distinction entre libres et non-libres, la formation des bourgeoisies, la « culture urbaine », un nouvel aspect de la richesse ; – sur le plan politique, l’émancipation des communes, les premiers linéaments des grandes nations modernes ; – sur le plan de la pensée, les signes précurseurs de la Renaissance, la redécouverte et l’influence d’Aristote, la grande scolastique, une curiosité déjà scientifique pour la nature ; – enfin, sur le plan de l’art, le développement et le raffinement des littératures en langues dites vulgaires, et cette libération de l’Orient et de Byzance, ces hardiesses techniques, cette indépendance à l’égard du passé, cette modernité en un mot que révèlent le style roman et surtout le style ogival.
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Comme la civilisation bourgeoise, la civilisation du moyen âge, s’est effritée lentement, de soi-même, au cours des XIVe et XVe siècles. Selon les marxistes, la décomposition de la société médiévale a une cause économique, et c’est vrai, mais elle n’a que cette cause, et c’est faux. Économiquement, la société médiévale reposait sur deux bases : la propriété foncière et l’artisanat. Dès le XVIIe siècle, le développement des villes provoque l’ascension sociale d’une nouvelle classe : les bourgeois. Peu à peu, la propriété change de nature, et avec elle la société. La propriété cesse d’être exclusivement foncière pour devenir capitaliste. Ce n’est plus seulement la terre qui constitue la richesse, mais les biens mobiliers, le numéraire. Et de même s’efface l’ancienne division sociale entre libres et non-libres, à laquelle se substitue une division par classes : le clergé, la noblesse, les bourgeois, les paysans et les artisans, ces ancêtres du prolétariat ouvrier.
Dans la seconde moitié du XVe siècle, il se produit une révolution économique. C’est le numéraire qui s’impose désormais, comme signe et instrument de la richesse. D’où une « crise ». Celle-ci profite surtout à la bourgeoisie et la consacre comme puissance économique, mais au détriment des propriétaires fonciers, des paysans. Viennent les grandes découvertes. L’exploitation des mines d’or et d’argent, au Mexique et au Pérou, commence par produire une nouvelle prospérité ; d’où cette conception toute moderne du luxe que le moyen âge avait ignorée. Mais l’inflation des métaux précieux ne va point tarder à diminuer leur puissance d’achat. D’où une nouvelle crise, beaucoup plus générale que la première, parce qu’elle ne touche pas seulement la propriété foncière, mais tout le commerce et toute l’industrie. Voici qu’après les années de prospérité, il faut renoncer à des habitudes prises de luxe et de vie facile, à l’illusion, inévitable, que cette prospérité durerait toujours. Ce ne sont point seulement les classes inférieures qui se trouvent atteintes, mais toutes les classes supérieures et les États eux-mêmes. Cette crise explique, en partie, les troubles politiques et sociaux provoqués par la Réforme et le succès de celle-ci. C’est toujours le même mot d’ordre : prendre l’argent où il se trouve et où il est le moins bien défendu. Or, il se trouve dans l’Église, devenue décidément trop riche. Que d’États, que de princes, que de seigneurs ont embrassé la Réforme pour avoir un prétexte à la confiscation des biens ecclésiastiques !
Le rôle joué par l’économique dans la révolution qui va s’opérer à la fin du moyen âge et au moment de la Renaissance, est d’une importance indéniable, mais il n’est pas tout le drame. Il y a d’autres acteurs. D’abord, dans l’ordre spirituel et moral, la décadence de la vie religieuse – et l’on ne niera point que les trop grandes richesses de l’Église n’aient accéléré cette décadence –, le desséchement de la philosophie scolastique, l’insuffisance et même la barbarie de méthodes pédagogiques, l’affaiblissement de la pensée chrétienne, les mauvaises mœurs des clercs devenus trop nombreux. Puis, dans l’ordre politique, la formation des États modernes, la désagrégation de la chrétienté ; ce qui nous révèle combien forte est l’influence exercée sur la politique par les appétits et les rivalités économiques, mais combien forte est aussi l’influence exercée sur cette politique par la décadence religieuse.
Tout cela donc n’est pas si simple que ne se l’imaginent les hommes d’un système. Le complexe humain peut se ramener aux réactions réciproques de la matière et de l’esprit, et c’est encore une simplification. Il y a tout un enchevêtrement de causes et d’effets, d’actions et de réactions. Le moyen âge finit et meurt comme finissent et meurent toutes les grandes époques : par la dissociation de la synthèse, la perte du sens de la totalité, la décomposition de la personne humaine. Les éléments que la synthèse avait harmonisés, hiérarchisés, se désintègrent. Alors se forment des antinomies. Le XVe siècle devient matérialiste. Un rationalisme purement verbal, par exemple le terminisme, ossifie sa pensée. Déjà du nominalisme se dégagent les conceptions individualistes. Par une réaction toute naturelle, l’idéalisme de certains s’exagère dans un sens anti-intellectuel, irrationnel. La vie mystique perd contact avec la vie philosophique. Des évènements comme la guerre de Cent Ans, le grand Schisme d’Occident, les épidémies de peste, rendent l’homme du XVe siècle inquiet, pessimiste, souvent désespéré. La littérature et l’art nous révèlent à quel point cet homme fut obsédé par l’idée de la mort. Il y a là une sorte de mal romantique, et cela ne doit point nous étonner : toute civilisation atteinte de sclérose finit par un accès de « mal du siècle », de paralysie agitante.
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Les crises économiques, l’anarchie intellectuelle et morale, les décadences de civilisation, affaiblissent les faibles, la grande masse, mais elles ont cette vertu de fortifier les forts. Nous en trouvons une nouvelle preuve à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. On voit alors surgir, comme des colonnes au milieu des décombres, de grandes figures de héros et de saints. Lorsque tout s’est écroulé autour de soi, l’homme devient nécessairement le dernier refuge de l’homme, sa forteresse blindée. Du moment que la synthèse médiévale s’était écroulée, il fallait en construire une autre. C’est ainsi que l’homme s’érige en principe constitutif de l’unité, tandis qu’au moyen âge, il n’était qu’une partie de l’unité.
Nous avons ici la source, historique et psychologique a la fois, de l’humanisme. Et cette source n’est pas encore antichrétienne. Elle l’est d’autant moins que les derniers refuges de la vie chrétienne et des valeurs spirituelles, ce sont alors des personnes. Refuges, exemples. Un renouveau du christianisme pouvait s’édifier sur ces colonnes, et, de fait, il s’y est édifié. De fait, il y eut une Renaissance chrétienne, un humanisme chrétien. En quoi diffèrent-ils de la Renaissance, de l’humanisme païens ? En ceci précisément, qu’ils se fondent sur la personne, et non pas sur l’individu seul.
Mais voici les deux obstacles qui ont détourné le courant pour le diriger vers l’individualisme : la réaction contre le moyen âge que l’on jugeait et condamnait, non d’après ce qu’il était essentiellement, mais d’après les accidents de sa décadence ; la redécouverte de l’antiquité. Encore un phénomène à répétition : les premiers « renaissants » ont réagi contre le moyen âge, tout comme les premiers romantiques réagiront contre les derniers classiques, les classiques desséchés ; ils se sont appuyés sur l’antiquité contre le moyen âge, comme les romantiques s’appuieront sur le moyen âge contre l’antiquité. Preuve par la littérature de cette alternance entre les grandes époques historiques.
On peut comparer les débuts de la Renaissance et la fin du moyen âge, à une convalescence succédant à une maladie de langueur. Le mot, d’ailleurs tardif, de Renaissance, explique bien cela. Quinet n’avait pas tout à fait tort, lorsqu’il disait qu’à la Renaissance, la France avait changé de tempérament. L’amour de la vie succède à l’obsession de la mort, la confiance dans l’homme à la méfiance, l’optimisme au pessimisme. Encore un coup, cela n’est, ni malsain, ni antichrétien, au contraire. Mais on connaît tous les dangers d’un afflux trop subit de sang, tous les mirages de l’optimisme. La Renaissance cherchait des maîtres et des modèles, elle les trouva dans l’antiquité païenne. Ces maîtres et ces modèles étaient dangereux, dès qu’on leur demandait autre chose que des leçons d’art et de style : une conception de l’homme, une morale, une sagesse – et l’on ne pouvait guère leur demander que cela.
On ne revint pas, certes, au paganisme, sinon esthétiquement, mais on revint aux principes du paganisme. L’homme n’est pas l’être déchu du péché originel ; il est bon dans la bonne nature dont il est la fleur suprême. Sa raison, sa sagesse innées, suffisent pour le conduire à la vérité, au bonheur. Sa science n’a d’autres limites que le monde. Il peut vivre six jours par semaine en se passant de Dieu, et même il peut vivre sans Dieu.
Tous n’allèrent point jusque-là. Ceux qui allèrent jusque-là demeurèrent des exceptions secondaires. La grande majorité, dans laquelle il y avait bien des clercs, des prélats et même des papes, crurent avoir découvert dans l’antiquité de quoi rénover la pensée chrétienne, et ils ne se trompèrent qu’à demi : sauver et conserver les trésors de la civilisation antique, n’était-ce point une tradition du catholicisme ? On pourrait citer des Pères de l’Église à ce sujet. Mais on n’était plus au temps de Grégoire de Naziance et de saint Basile, ni à celui de Charlemagne, ni à celui de saint Thomas. Le tonique était trop fort pour une pensée chrétienne atteinte d’anémie. Ainsi, la plupart des « renaissants » vécurent, sans penser à mal, une vie en partie double, une vie mi-chrétienne, mi-païenne, et cela dans un milieu qui avait pris des habitudes de luxe et dont les mœurs étaient corrompues à fond : pensez à un Ronsard. Il faudra le mouvement de la Contre-Réforme, ou Réforme catholique, pour que l’esprit chrétien se retrouve en état d’opérer un triage dans les valeurs disparates entassées par la Renaissance, et d’assimiler l’humanisme. En attendant, on relégua pratiquement la religion à l’étage le plus haut de l’édifice, et l’on vécut, à la manière des anciens, dans les salons et dans les chambres. Mais l’étage le plus haut, c’est le galetas aux vieilleries.
Le principe était ainsi posé, que l’homme est le centre de l’univers, qu’il en est le dieu, et que par conséquent, il n’a plus besoin de Dieu. Ce principe, tout païen, la Renaissance l’adoptait pratiquement juste à l’heure où Copernic et Galilée démontraient que la terre tournait autour du soleil. Démonstration que l’on s’empressa d’utiliser contre l’enseignement traditionnel de l’Église : si la terre n’est plus le centre immobile autour duquel gravite l’univers entier, l’homme n’est plus le seigneur de la création, et ainsi tombe l’autorité de la Bible, de la théologie, enfin de la morale chrétienne. Voilà ce que pensaient les humanistes les plus avancés et les plus antichrétiens. Mais, comme ils étaient assez superficiels, ils ne se doutaient pas de leur inconséquence. En effet, ce que l’observation astronomique détruisait à leur grande satisfaction, ils le rétablissaient, d’une manière bien plus absolue comme le concept central de leur philosophie : l’anthropocentrisme.
Cette philosophie est moins le résultat de raisonnements et de méditations, que d’un enthousiasme souvent naïf, d’un éblouissement en face des nouvelles découvertes. Que découvre-t-on, en effet, autour de l’année 1500, pour fixer une date ? Le monde. On franchit les océans infranchissables, au-delà desquels on aborde un continent ignoré, oublié. Nous savons maintenant que les grandes découvertes n’exercèrent pas tout de suite une influence philosophique : elles ne l’exerceront, en somme, qu’au XVIIIe siècle, ce qui nous révèle d’ailleurs une parenté intime entre l’âge de la Renaissance et celui des « lumières ». Elles n’en contribuèrent pas moins à modifier complètement la vision que l’homme se faisait jusqu’alors, et de lui-même, et du monde.
L’homme, au moyen âge, avait une vision, qui nous paraît enfantine, du monde. Le bassin de la Méditerranée ; autour, l’Europe, l’Asie et la moitié de l’Afrique : en somme, le monde romain. Sans doute, dès le XIIe siècle, la carte s’élargit vers le nord et vers l’est. Le cardinal Pierre d’Ailly, qui vécut de 1350 à 1420, soutient déjà que la terre est ronde et qu’en partant de l’ouest et naviguant droit devant soi, on devait nécessairement arriver en Asie. Néanmoins, l’« idée reçue », c’est que la terre est une sorte de disque plat avec Jérusalem au centre et, à la circonférence, l’océan.
Mais, si l’homme du moyen âge avait cette vision bornée du monde, il la compensait par une grande profondeur métaphysique. En physique, en géographie, en astronomie, il était un écolier, si l’on veut ; en philosophie et en théologie, il était un maître. Sa vision synthétique de l’univers s’étendait jusqu’à Dieu. Par l’induction rationnelle comme par l’expérience mystique, il avait immensément élargi au-dessus de lui le monde spirituel. Car le médiéval était un être religieux. Sa cupido sciendi était tout entière orientée vers l’esprit. Il avait une puissance de pensée et d’imagination supérieure à celle de la Renaissance. Les cathédrales, les Sommes de saint Thomas d’Aquin, la Divine Comédie en sont les témoignages. La matière l’intéressait beaucoup moins.
Mais voici que l’axe de la curiosité se déplace. De vertical, il devient horizontal. Une partie du mystère se restreint, une partie de la crainte disparaît. L’homme cesse d’avoir peur du feu, des glaces, des barbares, des monstres, et même des astres. L’homme cesse d’avoir peur de soi-même. L’humanité s’élargit subitement.
La cupido sciendi se détourne de la métaphysique et de la théologie. Découvrir, inventer, expérimenter, conquérir, traduire, expliquer, voilà ce qui attire désormais l’esprit humain, voilà ce qui le ramène sans cesse à l’homme et à la nature, voilà ce qui détermine les deux tendances qui vont désormais traverser l’époque moderne, de la Renaissance jusqu’à la grande guerre.
II
La première de ces tendances, c’est le besoin de liberté ; la seconde, le besoin de dominer la matière.
La première pousse l’homme à s’affranchir de tout ce qui peut le limiter, le contraindre ou l’asservir. Pendant quatre siècles, l’homme va trancher successivement tous les liens qui retiennent encore ses forces. D’abord, le lien religieux ; puis, les liens sociaux et politiques ; enfin, les liens intellectuels. Sûr, au début, de sa raison, de son intelligence, l’homme en arrive à se demander si elles ne constituent pas, elles aussi, des entraves à sa propre nature, ses instincts, ses passions, ses énergies primitives et animales. Parti du rationalisme, il aboutit aux attitudes anti-intellectuelles les plus extrêmes. Mais quel est le résultat ? C’est de libérer toutes les puissances inférieures de l’homme, de tuer la personne au profit de l’individu, et de ramener celui-ci à l’animalité, à cet état que nous nommons aujourd’hui le prébolchevisme. Là, nous touchons l’extrémité d’une courbe qui sembla monter très haut, mais qui bientôt se mit à descendre très bas, au-dessous de l’humanité même. Entre l’humanisme « renaissant » et le libéralisme anarchique où nous sommes tombés, entre le « Fais ce que veux » et la Sexualreform, il serait facile d’insérer ici tous les degrés intermédiaires. La descente de l’escalier. Nous avons eu d’abord un homme libéré, puis un homme affranchi, ensuite un homme décomposé ; nous avons enfin un homme en proie à l’isolement, à l’inquiétude, à l’insécurité. De là ce que j’appellerais le suicide individualiste. Le moi émietté par l’abus de l’analyse et de l’introspection, le moi sans soutien ni protecteur, le moi que plus rien ne rattache au monde spirituel, se jette dans les grandes forces anonymes et collectives, disparaît dans la masse comme un désespéré se jette, se noie et disparaît dans la mer. Sa liberté, dont il est incapable de faire usage, l’a conduit à l’asservissement.
La seconde tendance : la domination de la matière, le conduisait en même temps au matérialisme, autre asservissement. On a nommé cela le progrès. Le progrès, à son tour, on l’a confondu avec la nouveauté – cette nouveauté dont Montaigne déjà dénonçait les périls. – Et le progrès, on n’y a vu que la marche en avant, « toujours à gauche », la marche sans but, le devenir, en fin de compte le non-être. On a fixé les étapes du progrès uniquement d’après les découvertes de la science et leurs applications techniques. Mais qu’est-il advenu ? Nous le savons. D’une part, nous n’avons cessé d’accroître nos besoins ; de l’autre, nous avons, par la surproduction, stérilisé peu à peu le monde et la vie autour de nous et en nous. Nous avons commencé par dominer la matière, puis c’est la matière qui a fini par nous écraser. Nous avons identifié le bonheur avec la prospérité, la richesse avec le luxe. Voilà pourquoi nous sommes insatisfaits et malheureux. Voilà pourquoi nous sommes asservis à la machine et à l’argent.
Chaque enrichissement de l’ordre matériel fut marqué, en effet, d’un appauvrissement correspondant dans l’ordre spirituel. Et puis vint la catastrophe : l’enrichissement matériel aboutit à son tour à l’appauvrissement matériel. Nous risquons ainsi de mourir de faim au milieu de trop d’or et de produits.
Le résultat est que nous nous trouvons en face d’un double échec. La conception libérale de l’homme a fait faillite, la conception matérialiste du monde a fait faillite. Les jeunes générations le sentent et le comprennent d’une manière singulièrement aiguë et grave. Un de leurs représentants en Allemagne, M. Günther Gründel, s’exprime ainsi : « Peut-être désignera-t-on plus tard sous ce nom : l’époque de Lucifer, cette troisième phase de la création qui va de la Renaissance à la guerre mondiale. « Lucifer », ce n’est pas simplement le diable, mais l’ange déchu, le beau démon, sa variété nordique et occidentale. C’est seulement parce qu’il est intimement lié à ce qui est beau et désirable, que ce principe éclairé d’une lumière fausse, dérobée à la lumière originelle, a pu conquérir un tel pouvoir sur l’homme occidental. Il lui a fourni des acquisitions dont nous ne pourrions plus nous passer. Mais, dans chacun de ces dons, se cache un germe dangereux et diabolique. Lucifer donne aux siens la beauté et tous les trésors de ce monde ; mais, en échange, il prend leur âme. Il semble les faire avancer sur une voie triomphale, mais cette « marche en avant » aboutit à un précipice. »
III
Lequel ? La chute de l’individu dans le relatif et le collectif. C’est tout le drame de l’homme contemporain.
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L’homme contemporain a donc abandonné la morale chrétienne.
À y regarder de plus près, il apparaît qu’il en veut moins à la morale chrétienne qu’à la morale bourgeoise. Or, qu’est-ce que la morale bourgeoise ? Ou plutôt, sur quoi se plaît-on à coller cette étiquette ?
L’écroulement de la société bourgeoise devait amener nécessairement, mais cette fois dans l’homme lui-même, l’écroulement de la morale sur laquelle cette société bourgeoise était fondée. Une enquête entreprise par le comte Keyserling auprès de la jeunesse anglaise, a révélé combien celle-ci se trouve en pleine réaction contre ce que les historiens étiquettent déjà « l’ère victorienne », et contre sa morale. Or, l’ère victorienne, c’est pour l’Angleterre, mais en plus grand, ce que fut l’ère de Louis-Philippe pour la France : le triomphe de la civilisation bourgeoise. Sous le long règne de Victoria, de 1837 à 1901, l’Angleterre a vu s’accroître son empire et sa prospérité. Maintenant que la crise anglaise les a compromis, les fondements moraux de l’ère victorienne sont attaqués par toute une génération devenue sceptique. Un phénomène analogue peut s’observer aux États-Unis depuis la crise de 1929. Si nous comparons le phénomène anglais au phénomène américain, nous arriverons peut-être à définir ce qu’il faut entendre par morale bourgeoise :
Je rappelle d’abord l’influence de l’esprit juif et de l’esprit protestant dans la formation du capitalisme moderne. C’est un thème à l’ordre du jour, depuis que Max Weber, Ernest Troeltsch et Werner Sombart s’en sont emparés. Contre le matérialisme historique, ils ont voulu montrer quelle action profonde peut exercer l’esprit religieux, jusque sur les formes de la vie économique. Ils ont renversé la thèse de Marx. Ils se sont engagés dans une multitude encore mal ordonnée de faits, mais ils ont eu le grand mérite de montrer qu’une discipline morale, celle des puritains et des calvinistes, est tout de même à la base du capitalisme moderne. Cette discipline, à son tour, se fonde sur un ascétisme mystique : la communauté indissoluble que Dieu forme avec les siens. On reconnaît ici le dogme calvinien de la prédestination et le dogme judaïque du peuple élu.
Si maintenant je descends au fond de la morale bourgeoise, j’y rencontre deux conceptions fondamentales. La première, c’est que la prospérité doit être considérée comme un don du ciel, la récompense du juste, le signe du juste. Dieu récompense le juste par l’engraissement de la face, par la richesse, par la fécondité de la terre, la multiplication des troupeaux, l’abondance des greniers. Cette idée était destinée à une fortune singulière dans les pays anglo-saxons, parce que l’Anglo-saxon a le génie colonisateur. Elle correspond donc admirablement à l’expansion coloniale de l’Angleterre, comme à l’expansion coloniale des États-Unis : on sait que, pour l’Angleterre, l’expansion coloniale s’est faite au delà des mers, et que pour les États-Unis, elle s’est faite à l’intérieur. Mais dans la colonisation, telle que les Anglo-saxons l’ont comprise et pratiquée, je vois l’image du patriarche qui s’en va à la recherche des terres promises, les découvre, les exploite et s’y établit. Voilà pourquoi la non-réussite, la pauvreté, dans la morale anglo-saxonne, dans toute la morale bourgeoise, est regardée comme le signe de la disgrâce : Dieu n’a pas voulu donner, ou il a retiré sa bénédiction.
La seconde conception fondamentale de la morale bourgeoise est la respectabilité. La respectabilité, je la définirais : l’aspect extérieur, la consécration sociale de la vertu. On est respectable quand on est vertueux – comme disait M. Prudhomme – ou du moins tant qu’on sait garder les apparences de la vertu. Et l’on se doit de garder socialement les apparences de la vertu, dès que l’on est arrivé, par la réussite, à un certain degré dans l’échelle sociale. Pour la morale bourgeoise, l’hypocrisie, qui reste un abominable vice individuel, devient une très grande vertu sociale.
Donc, la morale protestante tendait, beaucoup plus que la morale catholique, à devenir une morale bourgeoise. Or, la première conception fondamentale de cette morale bourgeoise, celle de prospérité, est aujourd’hui détruite. La crise allemande, la crise anglaise, la crise américaine lui ont porté le coup mortel. La seconde conception fondamentale, celle de respectabilité, se trouve également par terre. Il n’est pas surprenant si, toujours à l’heure actuelle, le désarroi moral et l’anarchie intellectuelle sont beaucoup plus forts dans les pays protestants que dans les pays catholiques.
Il est cependant un second aspect de la morale bourgeoise : l’aspect laïque. Il consiste à fonder la morale, non sur la foi, non sur la parole de Dieu, non sur une croyance religieuse, mais sur la seule raison humaine. Cette morale a son origine au XVIIIe siècle et, au-delà, dans la Renaissance naturaliste et païenne. Celle-ci l’avait empruntée aux anciens, aux stoïciens principalement. Cette morale laïque a très profondément pénétré dans la bourgeoisie des pays latins, notamment dans la bourgeoisie française, où elle s’est rencontrée avec le jansénisme. Elle y favorisa les mêmes vertus que le protestantisme anglo-saxon avait déjà mises en honneur : le civisme, l’austérité de la tenue et des propos, l’esprit de conduite, l’esprit de famille, le travail, l’épargne, et leur signe extérieur, la richesse, – tout ce qu’on nomme précisément les vertus bourgeoises. S’enrichir honnêtement, être et paraître respectable, c’est la morale Louis-Philippe. Bon époux, bon père, bon citoyen.
Ne disons point trop de mal de cette morale. La France lui doit une grande part de sa prospérité. Elle lui a valu des générations singulièrement solides, saines, actives et dévouées. Et un type d’homme qui prend la suite des « honnêtes gens », un type qu’il faut admirer. Cette morale a tenu l’échelle à une ascension sociale continue, bien que lente, mais d’autant plus sûre. Elle n’en était pas moins une morale de classe ; elle était condamnée à se désagréger avec la classe qui la représentait.
Mais la désagrégation de cette morale bourgeoise, sur laquelle tout le XIXe siècle avait vécu, est, pour l’homme contemporain, une cause de malaise, de détresse. Parce que cette désagrégation l’a plongé dans un état de douloureux scepticisme. À quoi se raccrocher, en effet ? Ce n’est plus aux valeurs du passé, puisque le passé, le XIXe siècle, s’est écroulé ; ce n’est pas aux valeurs de l’avenir, puisqu’on ne voit rien encore devant soi. Comment ne pas rappeler ici cette phrase, vraiment prophétique, de Chateaubriand : « L’homme moderne se trouve pris entre deux impossibilités : l’impossibilité du passé et celle de l’avenir. » Ce qui s’interprète par le relativisme. Il y a maintenant des millions d’hommes, je crois être loin d’exagérer, pour qui la morale est relative.
La notion de relativisme, en effet, a tout envahi, à commencer par la morale. L’abandon progressif de la métaphysique en philosophie et des dogmes en religion, n’a point conduit, certes, jusqu’à nier la vie spirituelle, ni les relations d’ordre psychique entre les hommes réunis en société, puisque ce sont des faits, mais à les expliquer par la matière. Cependant, à moins que l’on ne soit un marxiste intégral, on n’ose pas encore se laisser choir dans le matérialisme absolu et logique, l’on éprouve quelque honte à tout ramener à des rapports de production. C’est pourquoi l’on se raccroche à des mythes, à des forces. On se réfugie ainsi dans un panthéisme dynamique, moyen terme entre la matière et l’esprit. L’esprit, on se le représente comme un jaillissement continu qui sort de la nature en mouvement et qui l’enveloppe de sa vapeur. On se laisse emporter par ces « forces qui vont ». Mais où vont-elles ? On est devenu trop sceptique pour se le demander. Il est plus simple, plus commode, moins fatigant, de nier qu’il y ait des fins. Ce n’est pas la politique, mais la philosophie du chien crevé au fil de l’eau. Et l’on en tire les conséquences : la morale, comme le droit, comme la politique, et la religion, et les arts, n’est plus autre chose qu’une superstructure toujours provisoire, correspondant à un moment donné, à un milieu donné.
Le relativisme est la conséquence extrême de la décadence philosophique, de l’anarchie intellectuelle, le tournant où celle-ci devient une anarchie morale. Il est la conséquence inévitable de tous ces systèmes contradictoires qui se sont détruits les uns les autres, mais qui ont surtout détruit la pensée. Car on est las de penser. On ne veut plus faire l’effort de dominer la matière par la pensée, on la laisse donc retomber sur la matière. Il n’y a plus d’action, au sens humain, il n’y a plus que le mouvement. On ne cherche plus à conduire le train : l’on se contente de s’arranger le plus commodément possible, avec ses petits bagages, dans un coin du compartiment provisoire qui vous emporte à toute vitesse vers une destination inconnue, vers le déraillement peut-être. Et qu’importe : il ne faut pas s’en faire, tout en se laissant faire. C’est le point le plus bas où l’on ne retrouve plus que les débris de l’homme décomposé.
L’homme contemporain a donc touché le fond. Il fait maintenant un effort pour remonter à la surface. Car lui demander de vivre sans une croyance, sans une vérité, même relative, sans un principe d’action, sans une morale, même provisoire, serait lui demander de n’être plus un homme.
Il se raccroche donc à deux faits : le fait individuel, le fait collectif.
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Le fait individuel, c’est la nature que vous possédez. Nature : le mot est pris dans un sens psychophysique. On est donc un être vivant, mû par un élan vital, par un dynamisme intérieur ; l’élan vital du cosmos, le dynamisme de l’humanité, par quoi l’on est, soi-même, emporté. Pour mieux être emporté, on abandonne tout ce qui pourrait, inutilement, vainement, contrarier ces grandes forces naturelles, contrarier sa propre nature. Et voilà pourquoi l’on abandonne la morale bourgeoise, la morale chrétienne, puisqu’elles s’efforcent de contrarier la nature, d’arrêter l’élan vital, de transformer le dynamique en statique.
Être sincère implique donc l’obéissance, l’abandon à ces grandes forces naturelles et primordiales. Mais de toutes ces forces, celle que l’homme ressent d’abord avec le plus d’empire, et celle que précisément la morale cherche le plus à refouler, c’est l’instinct sexuel. L’instinct sexuel est la forme humaine, animale, de l’élan vital : le fameux Sexappeal. Au lieu de lutter contre cet instinct, on s’y abandonnera comme on s’abandonne à la soif et à la faim. L’homo sincerus deviendra donc – sans calembour malhonnête – l’homo sexualis.
Mais il s’agira de se livrer à cet instinct selon la science et l’hygiène, en toute connaissance de cause. On l’analysera donc, on le soumettra aux investigations de la science, aux règles de l’hygiène. On en fera une Kultur : Die Nacktheit als Kultur, tel est le titre d’un gros livre illustré que vous pouviez voir, avant Hitler, à la devanture de tous les libraires allemands, et dont l’auteur est, cela va sans dire, un Professor Doktor, juif par surcroît.
On trouvera donc des psychanalystes et des médecins pour vous indiquer, d’après vos réactions, dans quel sens vous devez diriger votre vie sexuelle, et de quelle manière vous devez satisfaire les besoins de celle-ci.
Une spécialité de plus, et fort lucrative. Certains Allemands qui veulent être « wissenschaftlich », méthodiques et pédagogues en tout, et qui n’ont pas le sens du ridicule, précisément parce qu’ils n’ont pas le sens de la mesure, se sont révélés hypermodernes dans ce domaine. Ils y ont réussi. Mais ils ont tué le roman et la surprise qui jouent un si grand rôle en amour. Peut-il y avoir de roman quand on vous sert l’amour sur une ordonnance ? Peut-il y avoir de surprise avec le nudisme ? Le résultat de tout ce sexualisme est de tuer l’amour lui-même, de lui enlever sa poésie, son charme, et d’en détourner les gens. C’est presque une moralisation à rebours.
Le sexualisme de l’homme contemporain est encore un aspect du « mal du siècle » dont il est de nouveau, mais plus gravement que les romantiques, la victime. Le fait est bien connu : dans toutes les époques de grands bouleversements, d’insécurité, d’inquiétude, on constate une corruption généralisée des mœurs. Les hommes cherchent des dérivatifs et des excitants. Or, les dérivatifs et les excitants sexuels sont ceux-là auxquels on fait tout de suite appel, parce que l’énervement général, la neurasthénie collective ne laisse pas d’y porter les êtres dans la mesure où ils sont eux-mêmes sensibles et raffinés. Il y a peut-être une autre cause : un besoin instinctif, mais profond, de donner la vie, à un moment où l’on sent que celle-ci est de toutes parts menacée. Cela n’empêche pas toutes les déviations, mais c’est au fond de toutes les déviations. Et puis, du moment où l’on s’abandonne à son dynamisme intérieur, par une sorte de désespoir plus ou moins conscient, ne doit-on pas s’abandonner à la manifestation la plus primitive, partant la plus irrésistible, de ce dynamisme intérieur ? L’être cherche ainsi à s’unir à l’être, à se fondre dans l’être, d’une manière intime, absolue. À ce degré-là, l’amour est tout près de la mort, il devient autant un désir de se tuer et de tuer qu’un désir de vivre et de faire vivre. Il est significatif en tout cas de constater que la forme la plus en vogue et la plus répandue de l’analyse psychique, le freudisme, ramène tout à la libido, aux instincts primitifs que nous sentons grouiller en nous. Il est vrai qu’une réaction assez forte se dessine contre le freudisme chez les psychanalystes eux-mêmes, par exemple Jung, de Zurich. En vérité, il était temps.
La littérature est aussi, en grande partie, responsable de ce sexualisme, surtout le roman et le théâtre. L’amour est, ici, la grande affaire, le grand thème. Mais c’est un thème qu’il faut sans cesse renouveler, compliquer, raffiner. On en arrive ainsi très vite aux cas spéciaux. Et l’on sait toute l’influence que la littérature exerce sur les mœurs.
Enfin, ce sexualisme est une forme consciente, révolutionnaire, de la réaction contre la morale bourgeoise. Celle-ci se fonde, nous venons de le dire, sur le sentiment de la respectabilité. La respectabilité se trouve assez proche de l’hypocrisie. Tout au moins la morale bourgeoise avait-elle ce mérite de garder et de défendre les convenances. Il y avait des choses dont on n’osait parler, et qui vous mettaient au ban de la société si l’on vous soupçonnait de les pratiquer : l’homosexualité par exemple, cette homosexualité que l’on affiche et que l’on réhabilite sans pudeur, – cet « amour qui n’osait alors pas dire son nom », mais qui ose le clamer avec gloire aujourd’hui : lisez le livre de M. Porché. Toutefois, en ce qui concerne l’amour normal, il est, je le crois, juste de reconnaître que la morale bourgeoise l’avait souvent entouré de trop mystère et de trop de crainte : pensez à l’influence et à l’attitude du puritanisme dans la société bourgeoise des pays protestants, à l’attitude et à l’influence du jansénisme dans la bourgeoisie française. L’absence totale d’éducation sexuelle fut certainement un mal que nous payons par un mal contraire.
La « réforme sexuelle » est l’aboutissement fatal de l’individualisme, lorsque celui-ci a dégénéré en libéralisme anarchique. Dans son discours sur l’Inégalité où il nous propose comme modèle le bon sauvage, l’homme naturel vivant heureux, parce qu’il ignore la distinction entre le vice et la vertu, Rousseau écrivait déjà : « Il est facile de voir que le moral de l’amour est un sentiment factice, né de l’usage de la société. » Le trop fameux professeur Hirschfeld est un disciple exagéré de Jean-Jacques, type lui-même du sexuel à tendances perverties. Car de l’amour libre à l’amour perverti, puis au sadisme et au crime, il y a des degrés, mais il n’y a qu’un seul escalier. Et le bolchevisme vous attend à la dernière marche, lui qui sait, avec tant de maîtrise et de méthode, utiliser l’instinct sexuel pour sa propagande.
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Mais il est encore un fait social sur quoi l’homme contemporain s’efforce d’établir son éthique nouvelle : l’idée de communauté.
Cette idée de communauté va du petit groupe jusqu’à l’humanité totale. Ce qui est moral, c’est donc tout ce qui convient à la communauté, grande ou petite. Mais, comme, grande ou petite, la communauté ne cesse de se modifier suivant les époques, on voit ce que cette morale communautaire a de relatif.
En quoi consiste cette morale communautaire ? À fondre l’individu dans la communauté elle-même. C’est encore une manière de céder à la vie, de s’abandonner au dynamisme. On abdique sa propre volonté pour faire sienne la volonté plus ou moins consciente du groupe. Obéir au groupe, se sacrifier au groupe, deviennent des impératifs catégoriques. Ainsi se reconstitue autour d’un fait social une apparence de morale ; nous disons : une apparence, car elle est sans contenu. Il faut voir dans cette attitude la peur de l’isolement. L’homme contemporain, lorsqu’il est sincère envers soi-même, sent peser en effet sur lui une épouvantable solitude morale.
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Cette solitude morale a une autre cause : l’homme contemporain a peur de la liberté.
Pourquoi en a-t-il peur ?
Parce que la liberté le désarme en face de la vie. Parce que tout le système de notre civilisation technique et communautaire affaiblit dans l’homme le sentiment de la personnalité : si l’on ne se sent pas libre intérieurement, comment faire usage de la liberté extérieure, légale, démocratique ?
Je relis les dernières pages de Décadence de la liberté. M. Daniel Halévy n’observe, dans ce livre, que des phénomènes français, qu’en bon Français il universalise. Mais la France est le pays où le mot de liberté possède encore une signification, une valeur : M. Halévy, du point de vue français, est encore en droit de conclure que la liberté n’est point morte, mais seulement malade. Que dirait-il, s’il était en pleine Russie, en pleine Allemagne ? C’est là, bien plus encore que dans l’Italie fasciste – le Latin conserve toujours le sens de la personne – que la grande déesse bourgeoise est morte.
M. Daniel Halévy cite une phrase bien significative du « philosophe » d’Alembert : « La vérité est simple et peut être toujours mise à la portée de tout le monde quand on veut en prendre la peine. » Que c’est bien là une phrase d’encyclopédiste ! La vérité n’est pas simple ; elle est surtout pesante, elle écrase ceux qui ne sont pas assez forts pour la porter. Mais, pour être assez fort et pouvoir porter la vérité sans qu’elle vous écrase, il faut être croyant, boucler sur sa poitrine la cuirasse d’une foi positive, suspendre la vérité à l’objet même de votre foi, à Dieu. Il n’y a que Dieu qui puisse aider l’homme à porter la vérité.
D’Alembert se figurait que la raison et la science humaines étaient capables de découvrir toute la vérité, et de la ramener à quelques premiers principes qui s’imposeraient à l’intelligence humaine par leur simple énoncé, par leur évidence même. Il s’imaginait qu’il n’y aurait plus rien d’obscur, ni de mystérieux, ni de terrifiant, ou, pour être plus bref, qu’il n’y aurait plus rien d’inintelligible dans l’univers. L’homme, comprenant tout parce qu’instruit de tout, serait donc complètement libre. La liberté, c’est l’usage de la raison. Voilà ce que pensaient d’Alembert, les encyclopédistes, les idéologues, les libéraux. Ils ont donc dit à l’homme : « Instruis-toi et va. » Et l’homme s’est instruit et s’en est allé dans la vie moderne.
Mais la vie moderne est un repaire de bêtes féroces. Partout le mystère et la menace. Partout des forces en conflit, partout des masses en mouvement que l’homme ne peut ni comprendre ni diriger. La guerre, la finance internationale, la technique, le prolétariat, la surproduction, autant de forces qui l’écrasent et devant lesquelles il se sent totalement impuissant. Comme le dit fort bien M. Halévy, l’homme est tyrannisé par la presse, par le cinéma, par la radio. Il est tyrannisé par les opinions, il est tyrannisé par les organisations. À quoi ses libertés peuvent-elles bien lui servir ? À quoi peuvent lui servir, par exemple, sa liberté de penser ou ses droits politiques ?
Par la science, par la technique, il est arrivé, oui, à se libérer des forces naturelles. Il n’a plus peur comme autrefois des séismes, des inondations, de la famine, du typhus, du choléra. Contre ces fléaux, il a des armes pour se défendre. Il les connaît, les mesure, les domine par la science. Mais l’homme s’est fait un ennemi de l’homme, et c’est contre l’homme que l’homme doit se défendre, et c’est de l’homme que l’homme a peur aujourd’hui. Les libertés personnelles sont écrasées par l’État, la personne est écrasée par la masse. L’homme doit lutter contre l’humanité. Cette lutte est beaucoup plus difficile, beaucoup plus incertaine que la lutte contre la nature : rien ne le démontre mieux que l’insoluble question sociale, ou le problème du désarmement et de la paix.
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Fait individuel, abandon à sa propre nature, aux instincts primordiaux ; fait collectif, abandon à la masse et au dynamisme cosmique, ce sont les formes extrêmes du relativisme moral.
Le relativisme moral affirme qu’il n’y a rien d’absolu dans les idées de bien et de mal. Il s’attaque ainsi à toute forme, qu’elle soit religieuse ou simplement rationnelle, de morale universelle ou nécessaire. Et d’abord à la morale chrétienne, dite théologique, avec ses dogmes et son « règne des fins » ; mais aussi à la morale kantienne, avec son impératif catégorique, son « tu dois » qui s’impose a priori et ne se discute pas. Pour mieux abattre ses deux grands adversaires, le relativisme prend une massue scientifique ; il change de nom, se titre « sciences des mœurs ». La science des mœurs rentre dans le cadre des sciences physiques ; elle s’appuie sur la géographie, l’ethnographie, l’histoire ; ses méthodes sont l’expérience et l’observation. Il n’y a pas de morale, mais des morales ; il n’y a point d’homme en soi, mais des hommes, point de société, mais des sociétés. Par conséquent, toute morale est fonction du milieu collectif. La pression exercée par ce milieu sur les individus qui le composent, arrive à les pénétrer de telle sorte qu’elle devient un élément de leur nature spirituelle, une conscience, un absolu. Cet absolu fixe en chacun de nous les notions du bien et du mal, du licite et de l’illicite, et règle d’après elles nos actions. En réalité, la morale d’une société donnée, à une époque donnée, est le résultat complexe des conditions où se trouve à telle époque, telle société. Notre époque, notre société, notre morale, aujourd’hui, ne font en aucune sorte exception à cette loi. Ce que nous appelons notre conscience, n’est que le centre individuel où s’est répercutée la pression du milieu social auquel nous appartenons ; c’est l’accumulation en nous des faits sociaux et naturels que nous avons acceptés et que nous nous sommes rendus anthropocentriques. M. Lévy-Bruhl définit la conscience : « Une sorte de conglomérat ou du moins une stratification irrégulière de pratiques, de prescriptions, d’observances dont l’âge et la provenance diffèrent extrêmement. » L’homme, selon M. Durkheim, diffère de l’animal en ceci : l’individu animal est gouverné du dedans, par les instincts ; l’individu homme est gouverné du dehors, par des manières d’agir que son milieu social lui impose et qu’il incorpore à sa nature propre. Ces manières d’agir prennent la forme de mœurs sociales, d’institutions politiques, de religions. De là un état mental formé par le milieu qui en circonscrit la valeur à ses limites à lui. Nous n’avons ainsi aucun droit à mettre notre morale chrétienne, par exemple, au-dessus de la morale en usage chez les Fuégiens ou chez les Papous, aucun droit à l’ériger en type normatif de la morale tout court.
La morale sociologique pose en axiome que l’être social est d’une autre nature que les individus associés. D’où il suit que la cause déterminante de l’évolution sociale se trouve dans le milieu social, non dans les tendances de chaque individu. La sociologie se sépare donc de la psychologie, tout comme elle se sépare de la philosophie, pour essayer de se clore dans une méthode purement sociale.
La morale sociologique, dont les grands maîtres sont MM. Durkheim et Lévy-Bruhl, n’en procède pas moins, chez ses auteurs, d’une attitude psychologique et philosophique. Elle est un dernier avatar du positivisme comtien. On voit, en effet, sans difficulté, à quelle partie du système positiviste elle se relie : l’état positif, le troisième après l’état métaphysique et l’état théologique. L’état positif, c’est le règne de la science. Celle-ci s’attache aux faits reconnus par l’expérience et l’observation ; elle détrône partout l’absolu pour lui subsister le relatif. De plus, Comte est le fondateur de la sociocratie et de la sociolâtrie : la domination et le culte de la société ; il considère la société comme un tout organique. Que son admiration pour le catholicisme ne nous trompe pas, ni l’importance qu’il donne à la famille : la morale sociologique enfonce dans le positivisme sa racine première.
Il enfonce la seconde dans le scientisme. Car il est encore une forte dose de scientisme dans la morale sociologique. Elle-même n’est guère plus qu’une construction scientiste ; c’est pourquoi elle commence de se rider, sauf aux yeux éblouis d’instituteurs anticléricaux. On sent courir dans l’œuvre de M. Durkheim et dans celle de M. Lévy-Bruhl, un petit frémissement, celui du plaisir scientiste, qui est d’opposer la science à la foi et à la morale chrétiennes. Mais, comme les sciences ont tout de même progressé depuis Comte et Renan, la méthode sociologique est plus subtile et plus rigoureuse à la fois. Les savants qui l’appliquent reconnaissent eux-mêmes l’imperfection de leur instrument. Ils concluent avec une prudence que l’on ne connaissait guère vers 1850. Ils abandonnent bien des postulats comtistes.
Ce qui me frappe en eux, c’est, pour dissimulé qu’il soit, leur incurable romantisme. Il ne se décèle, ni dans leur manière de penser, ni dans leur façon de travailler, mais dans leur manière de sentir, dans leur façon d’envisager la vie. Ils achèvent la réaction romantique contre le rationalisme du XVIIIe siècle et le criticisme kantien. Ils ne voient que le divers ; ils ont la curiosité ethnographique ; ils sont relativistes de tempérament, avant de l’être par science, par méthode ; ils obéissent à un a priori affectif. Ils ont accouché le romantisme de la sociologie qu’il contenait en puissance.
L’œuvre de MM. Durkheim, Lévy-Bruhl et des plus sérieux d’entre leurs disciples, est importante. Il y a des résultats acquis et l’on doit en tenir compte. Ils ont porté un rude coup à la conception que le XVIIIe siècle se faisait du droit naturel ; ils ont tué, dans la forêt de « l’état de nature », l’homme primitif ; ils ont déchiré le Contrat social. Ils reprochent avec raison à la morale idéologique d’avoir à son point de départ une supposition gratuite, abstraite ; d’en déduire ses principes et ses règles par le raisonnement, la logique, sans tenir compte du réel, de l’histoire ; de ne voir que l’homme en soi, jamais les hommes. La morale sociologique eut donc le mérite de balayer cette friperie. Elle en eut un autre : elle instaura une science des mœurs. Elle nous montre combien les mœurs sont variables suivant les milieux, les époques, les influences ; elle nous dévoile toute la complexité de la vie morale, lorsqu’on la regarde du dehors, comme un spectacle.
Mais voici les erreurs :
Science d’observation, la morale sociologique devrait être et demeurer descriptive et comparative. Ses instaurateurs y ont introduit le dogmatisme. Ils affirment, en effet, que la morale est le produit du milieu social, que la société seule crée la morale et l’impose. Si ce n’est qu’une hypothèse, il fallait le dire, et je ne sache point qu’ils l’aient dit. Si c’est une conclusion, elle est bien hâtive, bien imprudente surtout, car ils ont tiré de leur système toute une méthode d’éducation, une méthode que l’on applique à haute dose.
Ces messieurs n’admettent pas que, de soi-même, l’individu normal puisse exercer sur la société une action morale quelconque. Pour qu’il exerce une action morale sur la société, il faut qu’il soit anormal : ou criminel, ou génie. Le criminel est un individu que la société n’a pu assimiler ; il lui cause une indigestion, c’est pourquoi elle se met les doigts dans la bouche pour le vomir. Quant au génie, il est au-dessus de la morale, au-dessus du bien et du mal ; il conditionne la morale, il fait progresser la société dans son sens à lui : l’« exemple des belles vies », cher à M. Bergson ; mais qu’est-ce qu’une belle vie, sinon une vie que nous mesurons à un idéal, c’est-à-dire à un absolu ? Le criminel et le génie sont des accidents dans la société, des exceptions qui confirment la règle, et la règle est que l’individu reste conditionné par la société.
De n’avoir vu, ni compris que l’individu peut conditionner la société, qu’en fait il la conditionne toujours, et dans une mesure toujours perceptible, si faible soit-elle, me paraît une omission grave, un péché scientifique. Dans le complexe humain, dans l’histoire, il y a toujours, entre l’individu et le groupe, récurrence ; chaque tendance revient sur soi-même ; ce qui atteint un pôle en repart dans la direction de l’autre ; ce qui est déterminé se fait à son tour déterminant. Prenons une formule : la littérature est l’expression de la société ; elle suggère aussitôt des formules contraires : la littérature est l’expression de l’individu, la littérature exprime la réaction de l’individu contre la société, l’idéal que la société ne réalise point. Si je posais a priori que l’individu détermine la société, j’arriverais sans peine à le démontrer, par une méthode aussi rigoureusement scientifique, tout aussi d’expérience et d’observation, que celle de MM. Durkheim et Lévy-Bruhl. Le sociologisme littéraire est aujourd’hui dépassé, la morale sociologique l’est aussi ; l’un et l’autre révèlent une capacité d’observation bien étroite et sans finesse – sans finesse morale dans le cas particulier. L’un et l’autre provoquent des réactions individualistes exagérées, dans le sens d’un égocentrisme anarchique, à la Stirner : les retournements.
Antre erreur : la confusion entre la nature physique et la nature morale. La nature physique est soumise à des lois nécessaires ; la nature morale se détermine librement, d’après des notions supérieures, générales, d’après un idéal. La morale se mesure à ce que les hommes devraient faire, non à ce qu’ils font. Les lois de la nature morale ne sont pas nécessaires, elles sont obligatoires : elles créent le devoir, à quoi l’on peut obéir ou désobéir. Ces deux ordres, je le sais bien, ont une zone où ils s’interpénètrent, mais leurs centres restent distincts.
Autre erreur encore, et ce n’est pas fini : nos sociologues n’ont pas reconnu la distinction, la hiérarchie qui existe entre les mœurs, la moralité régnante et la morale. Les mœurs sont les coutumes établies dans un milieu donné, à une époque donnée ; ces coutumes peuvent être morales, ou immorales, ou simplement indifférentes, comme les conventions mondaines que l’on observe entre gens bien élevés, sans savoir pourquoi, parce que cela se fait. La moralité régnante est le rapport qui existe entre la morale et les sentiments, la manière d’agir d’une collectivité ; c’est un niveau relatif que l’on mesure à un absolu. Car la morale, enfin, est absolue ; elle se définit : un ensemble de lois qui règlent la vie personnelle dont elles mettent en acte l’intelligence et la volonté. La morale a son point de départ dans la personne, si elle a des points d’arrivée, d’application, dans la collectivité. Les mœurs, la moralité régnante sont des faits sociaux, dont la sociologie a le droit de s’emparer. La sociologie peut s’emparer encore des points d’application de la morale dans la collectivité. Mais la méthode sociologique n’entre pas dans la personne. C’est un autre objet qui postule une autre méthode, puisque toute méthode doit être adéquate à son objet. MM. Durkheim et Lévy-Bruhl ont, avec raison, reproché aux idéologues d’appliquer une méthode abstraite et logique aux faits sociaux ; ils n’en ont pas moins commis l’erreur inverse. Ils n’ont pas su délimiter leur domaine. Ils se sont dit : « L’homme se sent libre, et il ne cesse de subir des contraintes morales. Comment expliquer cette antinomie ? » N’étant ni croyants, ni surtout chrétiens, possédant par surcroît l’esprit anti-intellectuel et relativiste des romantiques, ils ont cherché la réponse dans la société. Mais voici les deux dernières erreurs qu’ils ont ajoutées à toutes les autres :
La première, c’est la négation finale de la personne humaine. Leur système ne garde que l’individu. Il nie l’autodétermination, la conscience, tout ce qui fait que nous sommes et que nous nous sentons hommes. Il fait de nous les fragments imperceptibles d’une substance douée seule d’une vie propre, la société, – presque les accidents de cette substance. Et te revoilà de nouveau, vieux paganisme ! La seconde est une erreur d’application :
Les pères de la morale sociologique savent bien que l’homme doit agir moralement, par quoi j’entends agir selon des règles, d’après des notions de bien et de mal. Ils ont un souci de moralité. Mais ils ont détruit la morale traditionnelle, la morale chrétienne, et, ils l’avouent eux-mêmes, ils ne sont point arrivés à en remettre une autre à la place. Cependant, il faut que l’homme vive et agisse. Quel conseil lui donnent-ils ? Que l’homme vive et agisse, provisoirement, comme si cette morale traditionnelle, cette morale chrétienne avait encore une valeur absolue. Mais, du moment qu’ils l’ont détruite, cette morale, qu’ils lui ont dénié toute valeur absolue, comment prétendent-ils lui assurer cette autorité toute provisoire ? « Plus tard, écrit M. Lévy-Bruhl, dans un avenir qu’il nous est à peine permis d’entrevoir, ces sciences, – les sciences sociologiques – seront assez avancées pour rendre possibles des applications. » Plus tard, mais en attendant ? Car il n’en va point de même, ici, que pour la médecine et la chirurgie : en attendant leurs développements ultérieurs, on continue d’appliquer les méthodes et les principes actuellement reconnus de la médecine et de la chirurgie, à guérir des malades que l’on guérira plus sûrement et en plus grand nombre plus tard. Mais en morale ? Et voilà où mène la confusion entre les sciences physiques et les sciences morales.
Dans ce domaine, les erreurs d’application suffisent pour démontrer l’erreur de la théorie. Car, dès qu’il s’agit de morale, la théorie ne se distingue pas, en fait, de l’application. Nous ne connaissons le fait moral que pour agir ; la morale théorique a un but pratique, et la morale pratique a besoin de la connaissance théorique comme d’une forme. Le progrès moral n’est jamais assuré, il est toujours compromis par l’innovation ; il consiste, non à découvrir, mais à retrouver, pour les appliquer mieux, les vérités connues, éprouvées. Théoriquement, ou par des procédés scientifiques, ou crus tels, on peut toujours constituer une morale nouvelle : rien de plus facile. Mais la faire admettre par l’ensemble des hommes, et surtout la faire appliquer, c’est une autre aventure.
Si la morale est l’œuvre de la société, si la société a le droit de l’imposer à l’individu, parce qu’elle le dépasse infiniment, parce qu’entre elle et lui, il n’y a pas de commune mesure, c’est que la société est Dieu. Encore une fois, retour au paganisme, par la voie laïque et neutre. La science retombe dans le mysticisme qu’elle voulait à tout prix éviter. Or, comme il est des types très différents de sociétés, et violemment opposés entre eux, non seulement il n’y aura plus de morale universelle, mais entre des morales contraires une guerre sans merci va être déclarée. La morale, dont le rôle est de diriger l’agir vers sa fin, ne se subordonnera plus qu’aux fins particulières des groupes sociaux, ne servira plus qu’à justifier les conflits les plus violents, les plus sanglants. Morale communiste, morale nationaliste, morale économique, et d’État, et de race, et de classe : c’est l’anarchie dans l’immoralité. L’anarchie dans la contrainte. Car la morale sociologique, par le fait qu’elle confère à la société le droit d’imposer sa morale, confère à l’État, expression politique de la société, organe directeur de la société, le droit de contrainte, et l’on sait ce que cela veut dire : le policier à la place du prêtre. Ces conséquences pratiques, elles sont là, sous nos yeux.
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La morale sociologique est un effort de reconstruire l’homme sur une base sociale. Mais un effort avorté. Le type d’homme social qu’elle dresse devant nous, ne se tient pas sur ses jambes ; il retombe dans la masse et il y disparaît.
La morale sociologique groupe au moins les hommes sur une base assez large pour que des valeurs comme le patriotisme, les traditions, l’esprit social y trouvent place. Il y a des socles tout préparés pour les statues des héros. Mais la base peut se rétrécir et s’abaisser encore, se réduire à la simple morale de l’intérêt. À quoi aboutit d’ailleurs la morale sociologique, puisque la source de la morale n’est que l’intérêt de la société. On en arrive ainsi à considérer l’homme en fonction de la forme la plus matérielle que puisse revêtir l’activité collective : la production.
L’homme devient donc un simple facteur de la production, soit qu’il produise, soit qu’il consomme. C’est l’homo œconomicus.
L’homo œconomicus est le type que s’est créé à son image une société de plus en plus matérialisée, que le souci de la production préoccupe avant tous les autres. Sa généalogie nous ramène au XVIIIe siècle. C’est en cet âge que, par opposition à l’idée chrétienne, on assigne pour fin à l’homme le bonheur terrestre. Ce bonheur est le résultat de la connaissance rationnelle et scientifique, appliquée à la conquête et à l’exploitation du monde matériel. L’évolution vers le matérialisme pratique, sinon encore philosophique, est commencée. Le bonheur va se confondre de plus en plus avec la prospérité. La « philosophie » française et l’école libérale anglaise, Condorcet et Adam Smith, sont au berceau de l’homo œconomicus. Et c’est un berceau doré.
Mais il y a l’autre berceau, qui n’est plus d’or, qui est de bois et de paille, où le socialisme va transporter le nouveau-né. La doctrine de Marx reprend ce type d’homme, le déshabille de ses langes bourgeois et le revêt de haillons prolétariens. L’homme est une machine à produire du travail et de la plus-value. L’homme fait partie du monde matériel, le seul qui existe, et tout se ramène à la production. C’est la production, ce sont les conditions économiques, l’état de l’industrie et du commerce, qui déterminent les institutions, le droit, la morale et les croyances, toute la civilisation.
Ceci rappelé, puisque nous tenons à fixer méthodiquement les points de départ, comment se définit, aujourd’hui, l’homo œconomicus ?
L’homo œconomicus est un être standardisé, rationalisé, de manière qu’il atteigne au maximum de rendement. Ce type éduqué théoriquement en Allemagne et pratiquement aux États-Unis, la Russie essaye de le tirer à des millions d’exemplaires, sous l’étiquette de travailleur.
Nous devions nécessairement arriver à cette conception, qui est la plus basse que jamais on ait pu se former de la personne humaine. Homo œconomicus, cela peut se traduire : l’homme fabriqué en série, qui ne coûte pas cher et, par conséquent, ne vaut pas cher. S’il est le type de l’avenir, quelle descente de l’escalier ! Cet homoncule prouve qu’à partir de « l’honnête homme », le dernier grand exemplaire que nous ayons eu de l’humanité, à partir du XVIIe siècle, le type humain s’est mis à dégénérer.
Mais quand, et comment, un type humain commence-t-il de dégénérer ?
Lorsqu’il devient inharmonique et incomplet, lorsqu’il perd ses caractères personnels, lorsqu’il se révèle de plus en plus incapable d’agir par auto-détermination.
Il perd ses qualités personnelles, lorsque le milieu pèse trop fortement sur lui, lorsque la collectivité le marque trop fortement de son empreinte. Ce peut être l’effet d’une éducation qui s’efforce de faire entrer tous les cerveaux dans le même moule et de leur inculquer les mêmes idées. Mais le type humain perd aussi ses qualités personnelles, lorsqu’il est affaibli physiquement et moralement par de trop grandes secousses, par l’insécurité, la gêne, la misère.
Une autre cause de dégénérescence pour le type humain, c’est lorsque l’une de ses qualités se développe d’une manière exagérée, en atrophiant les autres. Il se produit alors une rupture de l’équilibre, de l’unité, de l’harmonie, dans l’intérieur de l’homme. Cette rupture correspond presque toujours à une rupture analogue dans l’ensemble de la civilisation. Elle est singulièrement grave, lorsque l’activité matérielle l’emporte sur l’activité de l’esprit.
Si l’homme est affaibli ou malade, si les parties affectives ou simplement animales de son être se sont exagérément développées au détriment de son intelligence, il n’arrive plus à se conduire en homme libre, il n’arrive plus à compter sur soi-même, ni à faire sa besogne tout seul. De gré ou de force, il s’abandonne à la collectivité, il s’abandonne au courant. C’est à de pareils moments, dans l’histoire de l’humanité, que l’on est porté à croire au déterminisme historique, à la volonté des masses, aux forces immanentes et au devenir. C’est alors que l’on se laisse retomber dans le panthéisme politique et social.
Cette raison fondamentale est très facile à découvrir aujourd’hui : c’est la « crise ». Dans un monde appauvri comme le nôtre, les soucis matériels, les problèmes économiques, pour parler avec dignité, tendent à dominer tous les autres problèmes. Le règne du « primum vivere ». Mais le règne du « primum vivere », c’est le règne du ventre. Il y aurait de l’imprudence et de la légèreté à méconnaître l’importance vitale de ces problèmes économiques. Comment organiser la production ? Telle est la question que se posent tous les États. On a trop produit, et d’une manière irrationnelle, et il n’y a plus assez de consommateurs. Le seul moyen, c’est de « rationaliser » la production. Mais rationaliser la production, implique nécessairement une tendance à rationaliser le producteur lui-même, autrement dit à faire son éducation économique. Et ce qui vaut pour le producteur, vaut aussi pour le consommateur, puisque tout homme est à la fois producteur et consommateur : La Palisse.
Rien de plus légitime, à une époque de crise, que de régulariser la production économique d’un pays, d’éduquer producteurs et consommateurs : adaptation aux circonstances qui est de sens commun. Mais le péril de ce qu’on appelle la rationalisation est aussi de sens commun. En voici les aspects :
D’abord, un matérialisme généralisé, pratique et théorique, car, si les doctrines engendrent les faits, les faits tendent toujours à s’abstraire en des doctrines. Secondement, la subversion des valeurs : les valeurs d’ordre spirituel sont reléguées, quand elles ne sont pas détruites, au-dessous des valeurs de l’ordre matériel. En troisième lieu, la rationalisation étant appliquée, aussi bien aux valeurs de l’ordre spirituel qu’à celles de l’ordre matériel, on aboutit à la spécialisation exagérée, si néfaste pour l’intelligence, ou à la réduction non moins néfaste de toute activité de l’esprit à une technique. En quatrième lieu, toute la société s’organise sur le modèle du prolétariat ouvrier, et c’est le communisme, le règne de l’esprit prolétarien. Enfin, la substitution du travail par équipes au travail personnel : on annihile peu à peu tout esprit d’initiative et d’indépendance ; on risque d’atteindre ainsi le moment où le travail cessera d’avoir un caractère humain, et où l’humanité ne sera plus qu’une espèce de fourmis supérieures.
Comme effet d’une rationalisation étendue à l’humanité tout entière et à tous les domaines de l’activité humaine, il pourrait se produire, à la longue, une atrophie de l’intelligence. L’homme redescendrait vers l’animal, vers l’insecte. L’âme humaine ne s’évaporerait point, certes, mais elle serait enfermée entre des cloisons si épaisses qu’elle n’aurait plus de soi-même qu’une conscience diminuée. L’ascension de l’homme vers une culture supérieure serait suivie d’une descente. Car la médiocrité n’engendre que la médiocrité, la misère que la misère. L’excès du progrès matériel, de la machine, de la technique, de l’organisation, aurait tué la civilisation. De fait, le grand conflit qui, à l’heure actuelle, domine tous les autres, et les conditionne, c’est le conflit de l’âme et de la machine. Nous avons tellement développé celle-ci que nous n’en sommes plus les maîtres. Il s’agit pour l’âme humaine de reprendre la direction ; sinon, ce sera l’écrasement, l’abrutissement final.
Là est le danger de tout système politique et social qui pousse à organiser et surorganiser l’humanité, de tout système collectiviste ou communiste, de tout système dont le fonctionnement n’a pour but que la production des biens matériels, et qui n’emploie les forces spirituelles de l’homme qu’à développer outre mesure celle-ci.
L’homo œconomicus s’annonce comme le type de cette humanité. Ce n’est plus même un type de dégénéré : c’est la brute.
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On devait échouer là, au « non-but », c’est-à-dire à la négation de l’intelligence et de la volonté, dès le jour où l’on a perdu la conception chrétienne de l’homme.
Or, la conception chrétienne de l’homme, qui est une nature mixte, c’est la distinction du corps et de l’âme : du corps mortel, par quoi l’homme est une partie de la nature, une apparition dans le temporel, et de l’âme immortelle, par quoi il transcende la nature et le temps pour se relier à sa fin divine. Distinction fondamentale entre l’individu et la personne. On a congédié la personne ; on n’a voulu garder que l’individu. Mais qu’est-ce que l’individu en face de la masse ? Un grain qui sera nécessairement broyé, une poussière qui sera nécessairement aspirée. Lorsque vous ne considérez dans l’homme que l’individu, alors il est certain qu’il n’a ni l’importance ni la durée de la société ou de l’État : qu’est-ce que la vie d’un homme dans l’histoire ? qu’est-ce que la vie d’un homme dans la vie de la nature ?
L’individualisme, qui fut le point de départ, était condamné à ce point d’arrivée. L’homme n’échappe à l’absorption totale de son être dans la masse, il ne réalise son unité, il ne s’ordonne à une fin surnaturelle que par la personne. La conception chrétienne de l’homme sauve l’homme, parce qu’elle fait de lui, non pas un phénomène biologique, mais une valeur spirituelle.
CHAPITRE XIV
LE THÉOCENTRISME, L’UNITÉ SPIRITUELLE
Le drame de l’homme contemporain est donc un phénomène de lassitude : abdication de l’intelligence et de la volonté. L’homogénéité qui, déjà, n’existait plus entre l’homme et la masse, cesse d’exister entre les hommes, et, ce qui est plus grave, dans l’intérieur de l’homme. Mais l’homme se révolte en secret contre les théories qu’il a formulées lui-même. Voilà pourquoi il les modifie sans cesse. D’où l’instabilité, l’inquiétude, le malaise que nous avons constatés dans le romantisme : l’homme à la recherche de son unité perdue, l’homme à la recherche de son âme.
Telle est la grande pitié de l’homme contemporain. Tel est le signe que nous avons changé de monde, que l’ère luciférienne, comme l’appelle M. Günther Gründel, que l’ère moderne, comme l’appellera sans doute l’histoire, est en train de se clore.
Que faut-il faire ? Revenir au point de départ d’où nous avons pris la fausse route : c’est ce que nous ne cesserons de répéter. Si nous avons défini le moyen âge : l’ère des préoccupations spirituelles et religieuses, ne devons-nous pas sentir, une fois de plus, et plus fortement, les affinités profondes qui, par-dessus l’époque moderne, nous rattachent à ce moyen âge ? S’il est vrai – et il est vrai, évident – que notre seule chance de salut est de remonter l’escalier, de remonter aux valeurs spirituelles et aux conceptions religieuses, entrons donc virilement, consciemment, dans un nouveau moyen âge. S’il est vrai enfin que le moyen âge avait le génie de la synthèse, le sens de l’unité, il est impérieusement nécessaire que nous nous remettions à son école. Il nous faut, en un mot, qui est allemand, umlernen. Revenir au seul centre.
I
L’Occidental, l’Européen, est ce que l’on appelle aujourd’hui un activiste. Et aujourd’hui, nous voyons bien quel drame cet activisme nous a fait jouer : le drame de Faust.
« Il est écrit : au commencement était le Verbe. Mais ici déjà je m’arrête. Qui va m’aider à pousser plus loin ? Il m’est impossible de donner une telle valeur à la parole. Il faut que je traduise cela autrement, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit : au commencement était le Verbe. Méditons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte point. Est-ce bien la pensée qui opère et qui crée tout ? Il devrait y avoir : au commencement était la force. Cependant, tout en écrivant, quelque chose me dit que je ne dois point m’arrêter à ce sens. L’esprit m’illumine. Enfin, je vois ce qu’il faut faire et j’écris hardiment : au commencement était l’action. »
Am Anfang war die Tat : tout l’activisme du monde moderne, dont cet hémistiche est la devise, est défini dans ces vers de Goethe, toute la philosophie du Streben et du devenir. Le moyen âge disait, lui : au commencement était l’être. Mais nous avons besoin de l’être, car nous avons besoin d’être. Concevoir le devenir sans l’être, c’est concevoir le mouvement sans l’immobilité. Or, il faut de l’immobilité pour avoir du mouvement : loi d’Archimède.
Le christianisme est la seule doctrine qui opère la synthèse entre l’être et le devenir, le mouvement et l’immobilité. C’est pour cela qu’il est une religion d’action. Parce qu’il n’y a point d’action féconde, point d’action possible, pour l’être qui s’abandonne à toutes les forces vagues et irrésistibles de la masse, de l’immanence ou de l’inconscient. Plus que le dogme écrasant de la prédestination calviniste, plus que toutes les négations les plus absolues du « franc arbitre », ces théories où l’on voit abdiquer l’humanisme impuissant et fatigué, achèvent de tuer la liberté dans l’homme, sa capacité de se déterminer et par conséquent d’agir. Car la prédestination de Calvin ou le serf arbitre de Luther maintenaient Dieu comme source et comme fin de la vie. Le Dieu personnel, ce Dieu dont Calvin disait tout de même : « Il est certain que la bonté de Dieu est tellement contrainte avec sa divinité, qu’il ne lui est pas moins nécessaire d’être bon que d’être Dieu. » Luther, les jansénistes, les augustiniens les plus intransigeants et les plus extrêmes, affirmaient une intelligence infinie, une volonté infinie, une bonté infinie, une Providence, en un mot, qui gouverne l’univers et se penche sur les hommes ; ils affirmaient l’être, le centre, le but. Il y avait donc pour l’homme, si corrompu et serf du péché qu’il fût, la possibilité de se relier à cet être, à ce centre, d’assigner ce but à sa vie, de contempler Dieu, « de l’aimer et de le servir et par ce moyen acquérir la vie éternelle », comme nous le fait réciter le catéchisme. Possibilité, capacité d’agir, car l’action suppose la contemplation de la même manière que le devenir suppose l’être, le mouvement, l’immobilité. Si le christianisme est une religion d’action, c’est que, d’abord, il est une religion de contemplation. Le contemplatif est celui qui se relie au centre, se place au point fixe de Pascal : le port juge le vaisseau. Le contemplatif est celui qui se libère, car la liberté consiste à se surélever au-dessus de la matière, à sortir du mouvement et du devenir, à savoir être seul dans sa chambre, en face de Dieu. Le contemplatif est celui qui sait vivre conformément à sa pensée, qui répond, chaque jour, par sa vie et par ses œuvres, à la question dont ce temps angoissé nous obsède : comment rattacher l’action à la pensée ? Le contemplatif est celui qui n’a jamais peur, parce qu’il possède en lui la crainte. Or, écrit Ernest Hello, « la crainte suppose le respect profond de l’ordre qu’on pourrait mais qu’on ne veut pas troubler. La peur suppose le trouble qui naît du désordre, de la confusion, du pêle-mêle, la défaite de la sérénité, le triomphe de l’accident. La crainte vient de la majesté de Dieu. » Le contemplatif est donc celui qui a trouvé la paix. Voilà pourquoi il est un homme d’action, tandis que les autres sont des hommes d’agitation. L’action implique un but – le but. Mais aujourd’hui, nous sommes dans le « non-but ».
Que voulons-nous dire par là ? Que nous avons pris pour des fins ce qui n’est que des moyens. Nous avons ainsi pris successivement pour fins l’homme ou l’humanité, la raison, la nature, la science, la domination du monde matériel, l’État, la nation, la race, la classe. Ce sont de très hautes valeurs, mais non des valeurs suprêmes, non des fins. Nous avons pris pour des points d’arrivée de simples étapes. Nous avons pris des parties pour le tout, pour la vérité des vérités partielles qui n’ont de sens qu’à la condition de s’inscrire à leur place dans une synthèse. Nous avons accompli des progrès admirables, mais, eux aussi, incomplets et partiels. Nous avons admirablement organisé la vie humaine, sous toutes ses formes. Nous avons mis à cette œuvre toute l’ardeur mystique d’une foi religieuse, mais que nous avons détachée de Dieu, que nous avons refoulée sur l’homme et sur la terre. Et ce fut la longue série des religions laïques. Longue série, ou plutôt succession d’avatars. Nous avons ainsi construit des cathédrales sans présence réelle. Elles se sont toutes écroulées sur nous, parce que nous avions négligé la clé de voûte. Et je vous proteste que cela n’est point une capucinade.
L’expression : « poursuivre des buts », n’est pas de très bonne langue. Mais c’est ici qu’elle prend tout son sens car nous avons vu ces buts se déplacer, se dérober, s’évanouir l’un après l’autre devant nous. Le drame des illusions perdues. L’homme n’est pas bon, la raison n’est pas infaillible, la nature est indifférente, la science est aussi puissante pour le mal que pour le bien. Le monde matériel écrase l’esprit ; l’État, la nation, la race, la classe sont autant de tyrannies ; toutes nos belles organisations manquent d’âme ; la prospérité conduit au malheur. Il y a des forces inconnues que nous n’arrivons plus à dominer ; nous nous laissons donc entraîner par elles, vers des fins que nous ignorons. Et même il n’y a point de fin. Et c’est la définition du « non-but ». Défaitisme spirituel.
Le problème de la destinée humaine comporte trois données fondamentales : l’homme, les choses et Dieu. On a prétendu le résoudre en le ramenant aux deux premières. Déjà, l’humanisme de la Renaissance se réduit à cet axiome : l’homme est la mesure de toute chose. C’est la maxime de Protagoras, et ce fut la première étape. La philosophie du XVIIIe siècle est allée encore plus loin, en affirmant que la raison humaine assurerait le bonheur de l’homme par la science et par la domination technique de la matière, et ce fut la seconde étape. La troisième fut de nier tout simplement le problème métaphysique et le monde spirituel. Il s’ensuit que la valeur pratique est la norme de la vérité, que tout se ramène à l’expérience humaine et aux ressources de l’esprit humain, que les idées jaillissent du tempérament. L’humanisme tombe et se brise en un pur mécanisme matérialiste, dont le moteur est l’utilité. Et voilà bien la dernière étape : la « philosophie des pourceaux », le prébolchevisme, l’Entfesselung der Unterwelt.
Si je rappelle encore le titre de l’ouvrage publié récemment par MM. Ehrt et Schweickert, c’est que l’on y trouve, en conclusion, la confirmation documentée de ce jugement sévère sur l’humanisme. Après avoir montré que la crise allemande, c’est-à-dire la crise actuelle, est de nature morale et religieuse, le Dr Julius Schweickert définit le bolchevisme : « Le symptôme de l’ébranlement subi par le monde chrétien, la foi chrétienne et la moralité chrétienne. » Cet ébranlement a des causes lointaines et profondes, et non seulement des causes immédiates. La foi chrétienne n’est plus assez vécue, ne se réalise plus assez dans les mœurs ; la foi n’est plus capable de saisir la vie, de la féconder, de la transformer. Cette carence, qui fut celle des intellectuels – la vraie trahison des clercs – eut comme résultat de libérer dans les masses toutes les forces centrifuges, de provoquer la décomposition de l’homme et de la société. Ce processus, depuis longtemps, se déroulait dans les ténèbres. La guerre, la crise économique, la misère, le mécontentement l’ont fait éclater au grand jour. Car la masse ne vit pas d’une vie intellectuelle, mais d’une vie affective ; elle n’obéit pas aux lois de la logique rationnelle, mais aux poussées d’une psychologique. Lorsqu’elle a perdu confiance dans la société, dans les lois, dans l’ordre, dans la religion, c’est impitoyablement qu’elle en tire les conséquences pratiques, s’il y a des hommes pour les formuler devant elle. Ces hommes, ce sont aujourd’hui les marxistes et les bolchevistes. Ce sont eux qui ont déchaîné dans les masses le dynamisme du mensonge et de la corruption, le plus irrésistible, le plus « efficient » de tous. Mais ces hommes ont des précurseurs : tous ceux qui ont corrodé peu à peu l’idée religieuse, qui ont détaché l’homme de son centre, Dieu. Le libéralisme anarchique conditionne le prébolchevisme, et la liberté sans frein aboutit au plus terrible des asservissements, celui de l’animalité déchaînée, l’Entfesselung der Unterwelt. Car le prébolcheviste est le libéré jusqu’à la perversion, jusqu’au crime, le résultat dernier – et la dernière victime – de la trop fameuse « libre-pensée ».
Nous sommes, depuis 1914, en présence d’un fait qui ne s’était pas encore produit avec tant de violence et tant d’évidence : la répercussion des doctrines humanistes dans la vie pratique. Ces doctrines sont très diverses, elles s’opposent même entre elles, du moins en apparence, car ce sont des espèces et des variétés dans le même genre. Mais ce genre se définit par l’action, et par une tendance à prendre comme critère de la vérité l’utilité démontrée par l’expérience, à donner pour origine à la connaissance les besoins fondamentaux de la nature humaine. Lorsque ces doctrines aboutissent à des conceptions de l’État, de la civilisation ou de la Kultur ; lorsqu’elles se répercutent dans les sciences économiques et sociales, on voit tout de suite apparaître les périls de leur dynamisme. En effet, à la frontière entre la théorie et la pratique, se rassemblent les épigones et les vulgarisateurs dont le métier est de simplifier les philosophies humanistes, de les exagérer, de les réduire en formules, puis de lancer celles-ci dans les masses. Ces formules y rencontrent immédiatement les forces affectives qui s’y sont accumulées. Alors les explosions se produisent. Car il y a dans toutes ces doctrines un appel à l’instinct de conquête et à celui de destruction, les deux instincts correspondant aux deux tendances fondamentales de l’humanisme : la domination de la matière et l’affranchissement. On connaît l’influence du panthéisme et du dynamisme allemands dans la formation de l’État prussien, on sait que la révolution russe est l’application du marxisme à la vie.
II
Mais il serait trop simple, donc injuste, de considérer l’humanisme comme une chute progressive, sans arrêts, sans efforts de redressement, dans le matérialisme utilitaire. Il y a une tragédie dans cet ensemble de doctrines ; la lutte, contre la matière, de l’esprit. L’esprit s’est efforcé constamment de traverser la matière et par cette voie indirecte – descente et remontée – de rejoindre sa source, le divin ; l’esprit s’est efforcé constamment de redresser sa courbe.
Cette tragédie est celle de la philosophie moderne dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le positivisme scientiste est dépassé. Il cesse de satisfaire des philosophes qui, au delà des sciences, entrevoient un inconnaissable. Si l’on ne peut décidément plus être matérialiste, et si l’on n’ose pas encore être croyant, on est du moins agnostique. Les savants eux-mêmes s’interdisent de poser le matérialisme comme la conclusion philosophique de leurs expériences et de leurs découvertes. On aperçoit avec terreur les conséquences pratiques de ce matérialisme, et il se trouvera un grand romancier, Paul Bourget, pour les dénoncer dans son Disciple. On n’oppose donc plus la matière à l’esprit ; mais, que l’on considère la matière comme le résidu de l’esprit, ou l’esprit comme le produit de la matière, on veut désormais voir en eux deux ordres de forces, deux mouvements qui se déroulent l’un sur l’autre, s’enroulent l’un à l’autre, dans une poussée commune et indéfinie, une évolution créatrice. On prétend résoudre l’antinomie esprit-matière dans une synthèse dynamique, située au fond de l’inconscient. Il n’y a dès lors en présence que l’opposition du dynamisme à l’intellectualisme que l’on accuse d’être « statique », l’opposition de l’intuition aux concepts. Le point de départ, la méthode sont toujours l’expérience, mais on lui donne une portée suprasensible, supra-scientifique. Si l’on ne revient pas encore à la métaphysique, on reconnaît l’expérience religieuse, mystique ; on reconnaît son utilité, sa correspondance à un besoin fondamental de l’homme, sa valeur, sa transcendance. Le divin se replace de soi-même comme le moteur de l’action, de l’élan vital – peut-être est-il cet élan vital lui-même – et devient la conquête suprême de l’intuition.
Cette évolution de la philosophie humaniste nous conduit de William James à Bergson. Ascension dont le pragmatisme américain n’est que le point de départ. Auprès de la doctrine bergsonienne, il ne nous apparaît plus, aujourd’hui, qu’un embryon. L’Anglo-Saxon ne croit guère qu’à ce qu’il a personnellement éprouvé : le mot le plus usuel de la langue anglaise, et le plus caractéristique, est le mot sense. Voilà pourquoi cet Anglo-Saxon attribue une importance fondamentale à l’expérience et, s’il est par surcroît américain, à l’utilité morale, démontrée par cette expérience. L’origine des idées, de la métaphysique, il les veut découvrir dans le tempérament des philosophes eux-mêmes. Il répugne à la logique des Latins, à leur intellectualité, à la raison, ce mot favori des Français. Mais il n’arrive pas non plus à la transcendance des Allemands qui, eux, emploient avec prédilection le terme de Wesen. La conception que James se fait de Dieu est, sous ce rapport, significative. Elle est même puérile. James est incapable d’absolu ; aussi ne saisit-il qu’un Dieu limité, incomplet dans son être et dans sa puissance. En face des attributs de Dieu, il rejette tous ceux qui, selon lui, ne sont d’aucune utilité pour la vie des âmes. Il ne comprend point, par exemple que l’aséité divine puisse être un postulat de la vie spirituelle. La question de l’origine, de la destinée, du pourquoi, est sans intérêt à ses yeux. Il n’est même pas exclu qu’il y ait plusieurs dieux. La divinité, pour James, est une vague ébauche dans de la glaise molle. Son jugement sur les mystiques, sa théorie de la théopathie sont très significatives aussi de son utilitarisme foncier. James a su ramener l’attention, le respect, la sympathie sur les phénomènes religieux. Mais Bergson, qui est parti du pragmatisme et de théories sociologiques, donc d’une base matérialiste, a compris que l’homme est poussé par son besoin d’action à dépasser le monde et les constructions scientistes, à dépasser ses exigences purement humaines, et, lorsqu’il se place dans l’élan vital comme un nageur dans le courant du fleuve, à revenir à la source de cet élan, qui est Dieu. Sans doute, le dieu de Bergson n’est pas encore le Dieu des chrétiens, mais, c’est au fond obscur de l’inconscient, le halo qui révèle la présence de ce Dieu. La philosophie de Bergson est ainsi le plus grand effort accompli par l’humanisme pour traverser la matière, pour se débarrasser du matérialisme et de sa forme moderne, le déterminisme. Mais c’est aussi un effort pour sortir de la prison subjectiviste où Kant avait enfermé l’homme, et lui ouvrir l’espace immense que traverse le flux créateur – et créateur de réalités objectives – de la vie universelle.
Bergson a justifié pleinement la mystique chrétienne, catholique. Elle est à ses yeux la plus parfaite de toutes les mystiques, la plus sûre voie expérimentale pour arriver au problème de l’existence et de la nature de Dieu. C’est une mystique agissante, capable de marcher à la conquête du monde, puisqu’elle s’appuie, afin de prendre son élan, sur la seule religion capable d’être universelle. Parce qu’ils sont des contemplatifs, les mystiques chrétiens sont des êtres d’action : « Se ramassant sur eux-mêmes pour se tendre dans tout un nouvel effort, ils ont rompu une digue ; un immense courant de vie les a ressaisis ; de leur vitalité accrue s’est dégagée une énergie, une audace, une puissance de réalisation et de conception extraordinaires. » Que l’on n’aille plus dire : ce sont des malades, car il est en eux « une santé intellectuelle solidement assise, exceptionnelle, qui se reconnaît sans peine. Elle se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l’impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur. » Ainsi, dans le monde, l’âme mystique est, elle veut être un instrument de Dieu. « Elle élimine de sa substance tout ce qui n’est pas assez pur, assez résistant et souple, pour que Dieu l’utilise. » Et c’est Dieu qui agit par elle. D’où une surabondance de vie, un immense élan, une poussée irrésistible qui la jette dans les plus grandes entreprises. « Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu’elle voit grand et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit simple, et cette simplicité qui frappe aussi bien dans ses paroles que dans sa conduite, la guide à travers des complications qu’elle semble ne pas même apercevoir. » Simplicité innée, ou plutôt innocence acquise. Coïncidence de la liberté humaine avec l’activité divine. Car la force qui opère cette coïncidence est l’amour : non plus simplement l’amour d’un homme pour Dieu, mais l’amour de Dieu pour tous les hommes. Le mystique chrétien, à travers Dieu, par Dieu, aime toute l’humanité d’un divin amour. Ce n’est point l’idéal noble et froid de la fraternité, ni l’intensification d’une sympathie innée de l’homme pour l’homme. Non, cet amour, ni ne prolonge un instinct, ni ne dérive d’une idée. « Un tel amour est à la racine même de la sensibilité et de la raison, comme du reste des choses. Coïncidant avec l’amour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l’interroger le secret de la création. Il est d’essence métaphysique encore plus que morale. Il voudrait, avec l’aide de Dieu, parachever la création de l’espèce humaine et faire de l’humanité ce qu’elle eût été tout de suite, si elle avait pu se constituer définitivement sans l’aide de l’homme lui-même. » Voilà pourquoi les mystiques sont, en définitive, le type supérieur de l’homme, le type situé le plus près du sommet divin, et par conséquent le plus capable de rénover l’humanité en faisant d’elle ce qu’elle aurait dû être : une humanité divine.
Les deux sources de la morale et de la religion achèvent et concluent la philosophie bergsonienne. Insistons-y : cette philosophie n’est pas une philosophie chrétienne ; la pensée chrétienne courrait même un danger à s’engager dans cette voie. Mais la philosophie de l’être et celle du devenir – le thomisme et le bergsonisme – sont comme deux cercles dont les circonférences se coupent sur un large segment. Une philosophie de l’être est incompatible avec le système de M. Bergson, mais on voit très bien où, dans ce système, le fait de la Rédemption pourrait se greffer. Or, la Rédemption est la source de la vie chrétienne. La Rédemption a produit ce mystique chrétien dans lequel M. Bergson voit le rénovateur de l’humanité. Ici, M. Bergson aurait pu se demander si le mystique chrétien, catholique, serait ce qu’il est, avec toute sa puissance et sa sublimité, si son élan vital n’était pas dirigé par une théologie fondée sur l’être, une morale déduite de cette théologie, une autorité pour tout maintenir et tout centrer. La vertu du statique est de capter le dynamique, de le transformer en une force motrice pour la vie et la lumière de la vie. Au surplus, la Rédemption ne fait-elle point aboutir le devenir à l’être, qui est Dieu ?
L’apparition du bergsonisme est une date capitale dans l’histoire de la philosophie moderne. Il est le redressement de l’humanisme vers la notion chrétienne de l’homme, de la vie, de Dieu. Le bergsonisme pose de nouveau, et à nouveau, le problème de la destinée humaine. S’il ne lui donne pas encore une solution chrétienne, il lui donne au moins une solution spiritualiste. Celle-ci, à son tour, irrésistiblement, fait pressentir la solution dernière, qui est chrétienne et catholique. En effet, dans son dernier livre, M. Bergson nous incite à le dépasser, mais dans ce sens. C’est ainsi du moins que je l’ai compris, et lui-même, j’en suis sûr, comprendra que je l’aie ainsi compris.
III
Nous voici donc de retour au problème fondamental de la destinée humaine Comment se pose-t-il, pratiquement aujourd’hui ? Il se pose en deux termes : l’homme, la civilisation.
Pourquoi ce problème se pose-t-il ainsi ? Parce que l’homme, aujourd’hui, nous le sentons désagrégé ; parce que la civilisation, nous la savons menacée. Parce que l’homme est à reconstruire et la civilisation à sauver.
Comme, au cours de toute l’ère moderne, la pensée et l’action n’ont guère tendu qu’à détourner l’homme et la civilisation de Dieu, voici ce qu’il est fatalement advenu : en supprimant la religion, c’est-à-dire le lien qui rattachait à Dieu les hommes et les choses, nous avons coupé tous les autres liens qui rattachaient les hommes entre eux, les choses entre elles, et l’homme à chaque élément du réel. Cet homme n’est plus, à son tour, qu’un pantin cassé, aux membres épars ; il a perdu son unité intérieure, tandis qu’autour de lui, le monde se réduit à une fantasmagorie de phénomènes, sans principe d’unité. Nous n’avons plus même une idée claire des rapports de l’homme et de la civilisation.
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Rien ne démontre mieux que le débat entre Kultur et civilisation.
La guerre a donné à ce débat une violence parfois tragique, mais aussi une portée très précise : celle d’un débat, d’un dilemme – puisqu’il faut choisir – entre la philosophie de l’être et celle du devenir, entre le panthéisme et le monothéisme. Avant la guerre, on traduisait Kultur par civilisation, sans trop de scrupules, tout en se rendant compte que les deux mots ne plaquaient point exactement l’un sur l’autre. Mais ils ne semblaient différer que d’une nuance. Maintenant, nous voyons que cette nuance est toute une philosophie.
Pour les Allemands – j’ai tort de généraliser – pour ces Allemands qui sont imprégnés de panthéisme, surtout depuis Hegel, la collectivité, la société vit d’une vie propre, organique. L’être humain n’y existe qu’à l’état de cellule. Changeons d’image : l’être humain n’est plus une unité, mais une fraction infinitésimale, engloutie dans un chiffre énorme. Ce chiffre n’est pas un simple total : il possède une valeur en soi. La société est donc une substance avec ses propriétés particulières. L’ensemble de ces propriétés particulières, c’est la Kultur. La Kultur d’une société est sa manière de vivre.
La Kultur est donc la manière dont vit la société germanique. Quelle est cette manière ? Depuis Spengler, on l’appelle faustienne, parce que Goethe l’a définie dans les vers de Faust que nous venons de citer, si l’on peut définir ce qui, par essence, est insaisissable, illimité, dynamique. La Kultur, en effet, est une manifestation de ce que les Allemands nomment l’ewiges, endloses Streben : la poussée en avant, le développement continu, non à la manière de cercles concentriques, mais à la manière des vagues sur un océan sans bords. L’action pour l’action, la lutte pour la lutte, la conquête pour la conquête. Sans origines, sans causes, sans fin, la Kultur ne se fixe jamais dans l’être. Si elle se fixait dans l’être, elle deviendrait la civilisation, c’est-à-dire quelque chose d’immobilisé, de roidi dans la mort. Elle est soumise à un impératif catégorique : Kant ici rejoint Goethe. Obéir à cet impératif catégorique est la mission de tout Allemand. L’Allemand doit en effet aimer sa culture, se mettre dans le dynamisme de cette culture. Le seul rôle qu’il puisse y jouer, est d’aider à l’organiser. Le principe de cette organisation, c’est l’État. Hegel voyait dans l’État prussien la forme concrète de l’idée germanique.
Il saute aux yeux que cette conception de la Kultur est extrêmement inhumaine. En premier lieu, parce qu’elle n’est point à la mesure de l’homme. Elle ne voit, en effet, dans l’homme que l’individu, et l’individu racial, l’individu allemand ; elle ignore totalement la personne ; purement déterministe, elle ne laisse aucune place à la liberté humaine ; purement panthéiste, elle noie l’homme dans le flot du devenir ; pratiquement étatiste, elle place l’État au-dessus de la morale et de la religion. Je sais bien que ce jugement appellerait des nuances, les nuances mêmes que les théoriciens allemands de la Kultur y ont introduites, surtout lorsqu’ils ont voulu tenir compte de leur XVIIIe siècle, du Sturm und Drang avec son humanisme libertaire et déjà romantique. Mais ces nuances ne sont que des atténuations, elles ne changent rien d’essentiel à la conception que nous venons d’exposer.
D’autre part, cette conception est fort étroite. Elle manque d’universalité. Elle est le produit d’une pensée qui a fermenté en vase clos durant la guerre et les premières années de l’après-guerre, qui a perdu contact avec les autres pensées, avec la civilisation générale. J’y vois une sorte de narcissisme national. J’y vois d’ailleurs aussi un moyen de défense, une zone de protection intellectuelle, un effort pour reprendre confiance dans une patrie, dans une race, et pour se donner des raisons nouvelles de vivre : il y a tout de même de la puissance et de la volonté dans cette attitude, mais c’est der Wille zur Macht. Or, qu’adviendrait-il de la civilisation générale, si toutes les nations, à l’exemple de l’Allemagne, adoptaient la doctrine de la Kultur ? et qu’adviendrait-il de la Kultur allemande elle-même, si les Allemands ne se décidaient point à y introduire une idée à la fois plus humaine et plus universelle ? L’expansion, l’influence, le prestige du génie allemand se trouveraient compromis ; les intérêts supérieurs du Reich seraient, en définitive, lésés. La conception de la Kultur est, pour l’Allemagne, un isolant.
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Les théoriciens allemands ont provoqué un malentendu verbal en opposant Kultur à civilisation. Essayons de le dissiper, et revenons pour cela, suivant notre méthode, au sens exact des mots.
Lorsque nous employons ces mots : culture – ou Kultur – et civilisation, rendons-nous bien compte que nous parlons latin. Gardons-nous donc d’arracher ces mots à leurs racines latines. Nous allons voir d’ailleurs que dans culture et dans civilisation, c’est l’homme que nous retrouvons.
Rappelons d’abord ceci :
Le mot de civilisation est moderne. Un jeune linguiste allemand, élève de Curtius, M. Moras, a en 1930 publié à Hambourg une remarquable étude sur son histoire. Il n’entre dans la langue française qu’au XVIIIe siècle. Il appartient au langage « philosophique ». Il fut d’abord un terme de droit, avant de prendre le sens que nous lui donnons aujourd’hui, et dans lequel le marquis de Mirabeau fut un des premiers à l’employer. Le dictionnaire de l’Académie, ou plutôt préparé par l’Académie, le naturalise en 1798 seulement. Sa racine latine est civis, le citoyen, l’homme en tant que membre de la cité, de la société organisée politiquement. Image de la ville.
Le mot de culture est plus ancien. En vieux français, couture ou culture signifie une pièce de terre cultivée. La racine est cultura, qui évoque « l’homme des champs », l’homme au travail dans son domaine. Image de la campagne.
Le rapport de culture à civilisation me semble établi par cet exemple que j’emprunte au dictionnaire Hatzfeld et Darmesteter : « Civiliser. Faire passer de l’état naturel, primitif, à un état plus avancé par la culture morale, intellectuelle, sociale, etc. » J’en retiens que l’idée de culture implique celle de travail, et de travail personnel, dans un champ donné de l’activité humaine. En bonne langue, culture exige un complément : culture des arts, des sciences, des lettres, culture morale. Toujours en bonne langue, culture, sans complément, veut dire « culture agricole », agriculture. C’est au figuré que nous pouvons parler d’« un homme sans culture », ou « des dons naturels qui se perfectionnent par la culture ». Lorsque, depuis la guerre, nous nous habituons à employer culture comme synonyme de civilisation, nous commettons un germanisme.
Nous arrivons ainsi à cette première idée : pour qu’il y ait une civilisation, il faut réunir par un lien social et politique, dans le cadre historique et naturel d’une nation, toutes les cultures spéciales et personnelles, réparties dans les différents domaines de l’activité humaine. La culture est donc à l’homme ce que la civilisation est à la société. Ou, si l’on veut, l’homme produit la culture et la société produit la civilisation.
Mais le latin va nous permettre d’approfondir encore :
Le verbe actif colere, dont le substantif cultura est dérivé, a trois sens : cultiver, habiter, adorer – la terre, le foyer et les dieux. Les anciens ne séparaient jamais, ni la terre, ni le foyer, ni les dieux. La vie familiale est perpétuée, matériellement, par la culture de la terre, spirituellement, par le culte des dieux. Chaque famille a sa terre, chaque famille a ses dieux. Ces dieux, ce sont les morts, les ancêtres, les patres : la racine de la patrie s’enfonce dans les mortuorum ossa sacra. La famille antique s’est formée autour d’un tombeau que Fustel de Coulanges appelle sa seconde demeure. Entre la vie et la mort, il n’est d’ailleurs qu’une différence de mode, moins encore : d’habitation. On vit dans la même terre sur laquelle on a vécu, de laquelle on a vécu. Ainsi, « la mort fut le premier mystère ; elle mit l’homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l’invisible, du passager à l’éternel, de l’humain au divin », et nous ajouterons de la matière à l’esprit. Le cultor est donc l’homme qui possède une terre et la cultive, un foyer autour duquel il rassemble les siens, des ancêtres qui sont ses dieux et à qui, chaque jour, il rend un culte, cultus.
Civis, civitas : le citoyen, la cité. Dans ces mots aussi, nous trouvons la même idée religieuse. Le citoyen n’est pas seulement celui qui possède des droits politiques, il est d’abord celui qui possède la religion de la cité. Celle-ci n’est que le dernier prolongement de la famille. Les familles ont formé des groupes, ceux-ci, des tributs, ces tributs, la cité. Le culte commun est la raison d’être de la cité, association religieuse dont la ville, originairement, est le sanctuaire. L’idée religieuse et la société humaine grandissent en même temps ; le sacerdoce est l’origine, la source de l’autorité politique. La civilisation a pour germe une idée religieuse qui s’est incarnée dans la cité, comme elle s’était incarnée dans la famille.
Dans le mot de culture, nous découvrons à la fois la base et le sommet de la vie humaine : le travail de la terre, nourriture du corps, et la religion, nourriture de l’âme. Entre cette base et ce sommet, les autres formes de culture viendront s’insérer peu à peu. L’homme étendra, horizontalement, la culture de sa terre primitive par la conquête progressive des biens humains, la domination progressive de la matière ; mais il étendra, verticalement, le culte de ses dieux primitifs jusqu’au culte de Dieu.
Dans le mot de civilisation, nous découvrons la base et le sommet de la vie sociale : l’organisation civile et l’organisation religieuse. Celle-là va s’étendre, horizontalement, jusqu’à la nation, et même à des sociétés de nations : l’idée de l’imperium. Celle-ci, par le christianisme, va s’étendre, verticalement, jusqu’à l’universalisme chrétien, à la conception de l’être et de Dieu : l’idée de la civitas Dei.
Ainsi, culture et civilisation se ramènent à la figure de deux cercles concentriques. Le centre commun, c’est l’homme, qu’il s’agisse de l’homme du foyer ou de l’homme de la cité, de l’homme en tant que personne ou de l’homme en tant que citoyen, du cultor ou du civis. Et ces deux cercles, ensemble, s’élargissent de la vie matérielle dans la vie spirituelle, jusqu’à toucher le siège de Dieu.
La confusion est venue de ce que, à la suite d’un rêve panthéiste, d’une métaphysique sans philosophie, on a cessé de voir que civilisation et culture s’ordonnent, l’une à la personne humaine, l’autre à la société. La société se définit en pratique par les rapports de tout genre qui existent des hommes concrets, divers, inégaux, des hommes vivants, historiques. Pas plus que l’on ne peut admettre l’homme abstrait, l’homme en soi du rationalisme humanitaire à la mode française, on ne saurait admettre l’idée évoluant dans l’inconscient qu’est la Kultur. Au contraire, qui dit un homme cultivé, dit un homme conscient ; qui dit civilisation affirme que cette conscience personnelle est devenue collective, sociale. La conscience est donc, pour toute civilisation, condition de progrès, signe de force et de maturité.
La civilisation d’un corps social se développe, en plus large, de la même manière que la culture se développe dans un homme. Mais, encore une fois, un homme concret, homme d’un foyer, d’une société, d’une nation ; un homme qui est individu et personne.
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Car l’homme est une personne par son intelligence. Le premier besoin de son intelligence est de connaître. Cette connaissance s’exerce d’abord, selon ses besoins humains, immédiats, sur le milieu limité qui l’entoure. Puis elle se porte sur toute la nature. Enfin, elle dépasse la nature pour s’efforcer à connaître, non seulement les choses, mais la totalité des choses, non seulement le comment des choses, mais leur pourquoi. Car l’intelligence humaine a la capacité d’abstraire. Ainsi, le besoin de connaître est à la fois celui de comprendre et celui d’« intelliger » : je crée ce mot qui me paraît, ici, indispensable. « Qu’est-ce que comprendre, écrit Ernest Hello dans l’Homme ? Comprendre, c’est embrasser, c’est avoir le sens de l’unité : cum prendere. Qu’est-ce qu’être intelligent ? Être intelligent, c’est indus legere, lire dans l’idée et dans le fait. » L’intelligence de l’homme s’étend de la technique, en passant par toute la science, jusqu’à la philosophie, à la conception de l’être, à l’idée de Dieu.
Mais l’homme n’est pas seulement un être d’intelligence, il est aussi un être de sentiment. C’est par le sentiment qu’il est capable d’aimer, non par l’intelligence. Rien ne se conquiert sans amour ; sans amour, pas de connaissance ; sans l’amour, le sens de la totalité se perd et l’unité n’est plus un principe de vie. De même que la connaissance progresse et s’épure, le sentiment s’éduque. C’est le rôle de l’art. Si le faîte de la connaissance est la philosophie, l’art est le faîte du sentiment. Aux idées correspond l’idéal, c’est-à-dire l’aspiration affective à la beauté suprême, à la contemplation, à Dieu. Ici, je voudrais citer encore Hello, ce grand esprit trop méconnu : « L’art a pour caractère de préparer l’harmonie, qui n’est pas encore faite, en nous présentant l’image dans un miroir. Il combine d’avance les éléments qui sont encore en lutte dans la vie et cherchent à se combiner. Pendant que la vie, égarée et haletante, est encore en travail de la beauté qu’elle poursuit habituellement sans l’atteindre, l’art, pour la guider et la soutenir, dégage d’elle l’élément de splendeur qu’elle contient, lui montre son avenir et son idéal. Il est évident par là que le caractère essentiel de l’art, c’est la sérénité, c’est le repos, la conquête accomplie, la bataille gagnée, la paix pressentie et proclamée pendant la guerre. »
Enfin, nous retrouvons dans l’homme de besoin d’agir qui est presque toujours la raison d’être de sa vie intellectuelle et toujours celle de sa vie affective. Car l’homme est un être de volonté. Comme la connaissance et le sentiment, la volonté de l’homme s’éduque, s’épure et s’élève ; elle dépasse la vie humaine et monte, par l’effort moral, jusqu’à Dieu.
Mais l’homme, tel que nous le schématisons en le ramenant à ses tendances essentielles, n’est pas encore complet. Il manque la base et le sommet. Or, la base est enfoncée dans la matière. Les besoins matériels, physiques, de l’individu sont les derniers en dignité sans doute, mais les premiers en nécessité. Eux aussi, l’homme est capable de les éduquer, de les épurer. Il faut pour cela qu’il apprenne à dominer la matière, et non point à se laisser écraser par elle. Il faut qu’en lui et autour de lui, il dirige les forces naturelles au lieu de s’y abandonner. Nature et matière doivent être pour lui des moyens, non des fins. La création doit le ramener au créateur, puisque le monde matériel est le miroir du monde spirituel. La mission de l’homme est d’ordonner la nature par son travail à lui, le travail de son esprit mais aussi de ses mains Ce travail est une coopération en Dieu : ut laboraret in Illo, dit la Genèse.
L’homme est, dans le monde créé, un intermédiaire entre la matière et l’esprit. Quand il se tient debout – comprenez le symbole – l’invisible frontière entre les deux mondes, celui de la matière et celui de l’esprit, passe à la hauteur de sa ceinture. La connaissance, le sentiment, la volonté, le travail matériel, toutes ces formes de l’activité humaine se transcendent d’elles-mêmes, et poussent l’homme à se relier à Dieu, qui seul donne un sens, une direction à notre vie, seul explique notre destinée. Être relatif et fini, l’homme est comme aspiré par Dieu. Sa fin suprême est l’assimilari Deo de saint Thomas d’Aquin. Sa tendance suprême, vers cette fin suprême, est la religion. L’homme, par son sommet, est un être religieux.
Homme debout : la similitude est celle de la tour. Les fondations sont enfoncées dans la terre obscure. Là, dans les caves, les souterrains, les oubliettes, s’agitent, d’une manière confuse, mais impérieuse, notre nature physique, nos besoins, nos instincts. Jusqu’au sommet arrive l’écho de leurs voix ; chaque jour, ils réclament leur nourriture. Parmi eux, se trouvent des bêtes féroces, des monstres : malheur à qui ouvrirait leur cage, car ils s’élanceraient dehors et dévoreraient leurs gardiens. Au-dessus, notre vie sentimentale et affective s’ouvre comme une vaste salle, toujours pleine d’une foule bigarrée, dans laquelle sont très nombreux les gens de passage ; comme une vaste salle aux murailles ornées d’images changeantes, avec des portes et des fenêtres donnant sur les quatre horizons. L’escalier qui descend dans les souterrains, l’escalier qui monte vers les étages supérieurs, ont là leur première marche. Et il faut monter. Voici le premier étage, celui de l’action où réside le gouverneur de la tour, le chef des officiers, des soldats, le maître des serviteurs : la volonté en armure, la main posée sur le casque. Plus haut, ce sont les étages superposés de la connaissance, avec leurs bibliothèques, leurs laboratoires, et le silence de l’étude. Plus haut encore, sous le toit, réside la souveraine : l’intelligence, dont le regard pénètre, le jour, la terre entière, et, la nuit, rencontre les dernières étoiles. Enfin, sur le toit, se dresse la flèche mystérieuse, l’antenne vibrante qui met toute la tour en contact avec l’infini, avec Dieu.
« En résumé, écrit le P. de Munnynck, dans son remarquable travail sur Kultur et civilisation, paru en 1921, dans la Revue générale, en résumé, l’âme humaine, pour pouvoir pleinement épanouir toutes ses possibilités, pour acquérir l’humanité complète, doit s’assurer les cinq perfections que nous venons d’énumérer : –la richesse matérielle par la domination sur la nature ; – la connaissance intellectuelle par la science et la philosophie ; – l’affinement et l’harmonie de la vie affective par les arts ; – l’activité féconde dans les œuvres ; – la direction efficace vers Dieu par la morale et la religion. – La possession de ces cinq éléments distingue l’homme civilisé de l’homme de la nature. Ainsi ce sont là les cinq facteurs de la civilisation ; et leur acquisition progressive et harmonieuse constitue ce qu’on appelle le progrès. »
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Pour dresser, comme nous venons de le faire, la statue de l’homme complet, nous avons procédé par analyse méthodique. Il ne s’agit point, on l’aura compris, d’éléments juxtaposés. En réalité, ces éléments sont concentrés dans l’unité foncière de la nature humaine. Ils influent les uns sur les autres dans une dépendance intime, organique. Et ce qui vaut pour l’homme vaut pour la société.
Cependant, si chaque homme possède en soi les cinq facteurs essentiels de l’activité humaine, il en est toujours un qui le détermine plus que les autres, qui détermine sa vocation. Celle-ci fait de chacun de nous un spécialiste. À vrai dire, toute spécialité, à moins de s’exercer en vase clos, à l’abri de toute vie sociale – ce qui est pratiquement impossible – se prolonge et se répercute nécessairement, d’une manière directe ou indirecte, dans toutes les autres sphères de l’activité humaine. La spécialisation n’en demeure pas moins, surtout dans notre monde moderne, la loi du travail productif, du travail individuel. Sans doute, elle est pleine de dangers. La déformation professionnelle, l’abaissement de la culture générale, la perte du sens de la totalité, ont, en grande partie, pour cause la spécialisation à outrance.
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Il est donc impossible à l’homme de développer à la fois, d’une manière harmonieuse et progressive, les cinq formes essentielles à quoi se résume l’activité humaine Mais ce que l’homme ne peut faire, la société le peut. Car la vie humaine est une, aussi bien dans l’homme seul que dans le corps social. Mais l’unité, qui implique, rappelons-le, la complexité, se trouve compromise, sitôt que, dans le corps social aussi bien que dans l’homme, l’hypertrophie d’une tendance amène l’atrophie des autres. Il faut donc qu’il y ait équilibre entre tous les organes et toutes les fonctions.
Qui, dans le corps social, assurera cet équilibre et remplira la fonction de centre ? le pouvoir politique, l’État. Mais l’État n’est pas la société : il est l’organe unificateur de la société. Il n’est pas une autorité sociale : il n’est qu’une autorité politique. S’il tend à se confondre avec la société, à se substituer aux autorités sociales, il stérilise la civilisation. On voit ici que le plus redoutable adversaire de la civilisation, c’est l’étatisme. L’État est en mesure de régler la vie économique, mais il n’est ni fabricant, ni commerçant, ni financier. Il est armé pour défendre et promouvoir le bien moral par les lois qu’il édicte et les institutions qu’il fonde, mais il n’est pas la source de la morale. Il est capable d’assurer la diffusion de la connaissance par ses universités, ses écoles, ses établissements scientifiques, mais il n’est pas inventeur, technicien, savant, il ne crée pas la pensée philosophique. Il peut faire vivre des artistes et bâtir des musées, mais il ne crée pas l’art. L’État peut se faire adorer, mais il n’est pas Dieu. L’État n’est pas un spécialiste Il ne doit pas tout faire, mais il doit comprendre, embrasser, diriger le tout.
Aujourd’hui, l’État prend une plus grande importance qu’hier, parce que le désordre existe dans toutes les nations et que l’État a pour mission de rétablir l’ordre. Il a donc besoin d’un pouvoir beaucoup plus étendu, pouvoir de direction, de surveillance, mais essentiellement politique. L’État est le dépositaire de l’idéal national, et il doit proposer cet idéal comme but à la société nationale dont il est le chef.
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Mais quelle est la place de l’État dans la civilisation générale ?
L’État, par le fait qu’il est national, ne domine, de l’étage où il est situé, que telle ou telle civilisation particulière, somme de biens et de valeurs que l’État a pour mission de conserver, d’accroître, de défendre. Mais ces valeurs et, ces biens, par le fait même qu’ils constituent des civilisations particulières, ont quelque chose d’incomplet, de relatif et de transitoire : que de civilisations nationales, ont disparu, au cours des âges, presque sans laisser de traces ! Donc, on ne saurait prétendre que ces civilisations particulières, même en s’additionnant, constituent la civilisation générale. Certes, elles en demeurent les multiples sources. Les éléments de la civilisation générale s’élaborent en elles, mais il y a sélection, sublimation. Pour qu’une œuvre produite par une civilisation particulière s’intègre dans la civilisation générale, il faut que cette œuvre possède une valeur universelle. Ce sont précisément ces valeurs universelles et humaines qui forment la civilisation générale. Elles la forment parce qu’elles ont une portée plus haute, par conséquent plus de pérennité, que les civilisations particulières. Elles appartiennent, en effet, tout entières à l’ordre spirituel, qu’il s’agisse de la métaphysique, de la science pure, du droit ou de la morale ; qu’il s’agisse, en art, de ces chefs-d’œuvre que l’on qualifie d’immortels parce qu’il s’en dégage une beauté spirituelle, ou en littérature, de ces chefs-d’œuvre où l’homme se retrouve toujours dans sa vérité humaine, quelle que soit la langue, quelle que soit l’époque, quel que soit le milieu. Ainsi comprise, la civilisation n’est pas autre chose que le sommet de l’ordre social naturel.
Or, qui ne voit ceci ? Le sommet de l’ordre social naturel baigne déjà tout entier dans l’atmosphère de l’ordre surnaturel. Il en est distinct, mais non indépendant. Il y plonge, il le respire. À son tour, l’ordre surnaturel pénètre tout l’ordre naturel. Il le pénètre de haut en bas. Il traverse la civilisation générale pour se répandre dans les civilisations particulières. Celle-là comme celles-ci, il les illumine, les restaure et les purifie. Il les purifie du matérialisme et il les maintient dans l’unité, cette unité dont le principe est Dieu.
L’État est donc un centre, l’État est donc un sommet. Il n’est ni le centre, ni le sommet. Il domine une civilisation particulière, nationale, dont il est l’organe unificateur. Mais il est au-dessous de la civilisation générale, comme une préalpe est au-dessous du glacier. Vers le sommet de la préalpe montent tous les chemins et tous les sentiers des vallées, s’étagent et alternent les pâquis et les forêts. Mais la préalpe s’appuie, avec toutes les autres préalpes, au glacier qui est le centre et le sommet du massif, au glacier qui s’élève, seul et souverain, dans la lumière, car il n’a plus rien, au-dessus de lui, que l’espace et le soleil.
Cette similitude nous apprend que l’État doit ordonner la civilisation particulière dont il est le mainteneur, à la civilisation générale, comme il doit ordonner le bien commun de la nation au bien commun de l’humanité.
IV
Ainsi, plus haut que les États, nous retrouvons, par voie d’ascension et de transcendance, le principe, le centre, le point fixe : Dieu. Mais le Dieu personnel et vivant, être en soi, acte pur, créateur qui domine sa création, qui l’aime, parce qu’il l’a créée pour soi, et se relie à elle par sa parole, son Verbe, son Christ, sa Révélation, sa Rédemption, par sa grâce et nos prières, afin de lui communiquer la dignité de sa causalité. Non un concept de philosophe, une loi de savant, non un dynamisme faustien, une immanence panthéiste, une poussée idéale de la conscience humaine, un besoin pragmatique ou un élan vital. Mais le Dieu des chrétiens, le Dieu de la seule religion « capable – je cite encore une fois Bergson – de devenir universelle », et c’est un critère de vérité.
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Songez bien à ceci :
Le monde, aujourd’hui, est en mal d’unité. Pour la première fois dans l’histoire, l’humanité cherche à se comprendre, à se constituer comme telle sur toute la surface du globe. Mais qui nous permet de concevoir l’humanité ? qui lui permet de se concevoir soi-même ? Encore une fois, ce n’est pas une idée historique ou sociale : l’idée, par exemple, que l’humanité est le troisième cercle concentrique, après celui de la famille et de la patrie, et que tout le développement historique nous conduit, presque fatalement, à l’unité humaine. De fait, nous n’aimons pas, nous ne pouvons pas aimer naturellement, instinctivement, tous les hommes Au contraire, la nature et l’instinct nous opposent aux autres hommes. Si nous suivions la nature et l’instinct, nous serions toujours en guerre : bellum omnium contra omnes. L’humanité, livrée à sa nature et à ses instincts, ne serait qu’une cage trop étroite pour les bêtes féroces que sont les hommes. Afin de parvenir à concevoir l’humanité comme nous concevons notre famille ou notre patrie, il faut un double effort de notre part : un effort qui nous fasse sortir de notre nature, qui nous fasse dominer nos instincts, un effort d’intelligence et de volonté. Par la raison, certes, nous arrivons à concevoir l’humanité comme un tout et à nous poser des devoirs envers elle. Mais cet effort de la raison, dont à peine sont capables quelques esprits supérieurs, s’opère trop dans l’abstrait pour éveiller en nous les sentiments affectifs sans quoi nous n’arriverons jamais à saisir l’humanité comme un véritable objet d’amour. Par la raison, nous concevons l’humanité simplement comme une réalité supérieure, comme un idéal. Mais ce n’est qu’un préliminaire. Pour que nous nous donnions à elle, pour que la charité arrive à nous animer envers elle, il faut d’abord que nous nous élevions jusqu’à Dieu. Ensuite, seulement ensuite, nous aurons assez d’amour en nos âmes pour redescendre vers l’ensemble des hommes, les regarder comme des frères, puisque nous avons le même père et que le même Christ s’est sacrifié pour eux comme pour nous.
L’organisation juridique du monde n’est pas autre chose que la conséquence de l’idée chrétienne. Parce que vous avez un seul Dieu, vous avez une seule humanité, vous avez une seule morale, vous avez un seul droit. Si vous coupez ce lien, vous retombez dans le relatif, le dispersé, l’intérêt, la matière enfin.
Si vous posez l’idée de Dieu comme le principe spirituel de toute notre civilisation, comme le centre autour duquel nous devons nous reconstruire, vous posez en même temps que de cette idée dérive une doctrine, c’est-à-dire une morale et un droit. Mais vous exigez que cette doctrine ne soit plus, désormais, remise sans cesse en question, vous exigez qu’elle demeure acquise, incontestable et incontestée. Sinon, vous vous abîmez dans cette anarchie intellectuelle et morale, dans ce relativisme d’où nous sentons impérieusement le besoin de sortir.
La dernière conséquence enfin :
Il faut une autorité spirituelle qui ait pour mission de maintenir l’intégrité de cette doctrine, de tenir en ses mains les tables de la loi et de dire le droit. Remarquez-le bien : vous avez à choisir entre une autorité spirituelle et les terribles contraintes, les contraintes physiques, policières, que font déjà peser sur vous la classe, la société, l’État. On ne sort point, en effet, de ce dilemme : ou l’autorité spirituelle, ou la contrainte physique. Ou l’ordre par en haut ; ou alors, par en bas, l’organisation étouffante, cette épouvantable organisation matérielle qui « rationalise », qui « standardise », qui finit par vous asservir et qui menace de tuer en vous l’esprit.
En définitive, de quoi s’agit-il donc ? Il s’agit de sauver l’esprit. Mais vous ne pouvez sauver l’esprit que par des moyens spirituels, et ces moyens spirituels eux-mêmes se ramènent à un ordre spirituel dans lequel il faut convoquer les esprits.
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Unité donc. Mais concevons-nous bien l’unité ?
L’unité n’est pas une moyenne proportionnelle, l’unité n’est pas un compromis, l’unité n’est pas un syncrétisme. L’unité existe en soi, non par la simple addition ou juxtaposition des parties. L’unité est un ferment de vie. L’unité ne se trouve pas au milieu des choses ou des idées, comme une résultante. Elle s’érige au-dessus des choses, comme un principe. Quand vous avez une thèse et une antithèse, posées en face l’une de l’autre sur le plancher économique, le principe de synthèse qui résoudra l’antinomie, en ramenant la thèse et l’antithèse à l’unité, c’est plus haut qu’il vous faudra le chercher : au plafond social ou politique. À son tour, ce plafond devient un plancher au-dessus duquel il est un autre plafond, d’ordre juridique ou moral. Au-dessus de ce plafond, encore un troisième, d’ordre philosophique ; et au-dessus de ce troisième, le quatrième enfin, d’ordre religieux. Vous montez ainsi, jusqu’au sommet de la tour, jusqu’à la pointe de la flèche.
Si donc vous cherchez à unifier la vie économique, ou la vie sociale, ou les États, ou les esprits – unifier signifiant ordonner le complexe en le ramenant à un principe – vous êtes infailliblement conduit de plafond en plafond, d’étage en étage, à l’unité religieuse, à l’ordre chrétien.
V
Mais quel ordre chrétien ? Nous pouvons négliger ici l’ordre représenté par les Églises orthodoxes : il manque d’universalité, s’il représente des valeurs spirituelles de toute éminence. Il n’est, aujourd’hui, qu’un intermédiaire entre l’ordre catholique et le protestant. C’est donc sur celui-ci que je voudrais m’exprimer, d’une manière aussi franche et sincère que possible :
J’admire le protestantisme pour beaucoup de raisons, je sais quel élément de civilisation chrétienne il représente. Je voudrais que tout le bien que j’en pense, fût, ici, sous-entendu, et que mes lecteurs protestants comprissent le respect que leur confession m’inspire.
Mais le phénomène protestant n’est pas simple, et son caractère essentiel ne se dégage point aisément. La Réforme nous ramène à quatre siècles en arrière. Depuis ses origines, elle a beaucoup évolué, jusques à être totalement différente de ce qu’elle fut au début. Le protestantisme a donc perdu avec le temps, son caractère primitif de révolution religieuse. Il est, aujourd’hui, dans le monde, une force de conservation nationale et morale. Enfin, la haute culture, la discipline, la foi positive et dogmatique de ses fondateurs, les érigent, aujourd’hui, en professeurs d’ordre, en face du désordre contemporain.
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Ceci m’amène à préciser ce que j’entends par ce mot de révolution :
Le sens premier est donc « retour au point de départ ». Mais retourner au point de départ, c’est revenir à ce qui est simple, primitif, embryonnaire ; c’est abattre tout ce que l’intelligence et la volonté humaines ont édifié, par développements successifs et homogènes, sur une donnée première, mais qu’il fallait nécessairement dépasser. Ou, pour me servir d’une image plus juste et qui rend mieux ma pensée, surtout dans ce cas, revenir au point de départ, c’est couper le chêne, parce qu’il paraît vieux et qu’il a des branches mortes, afin de retrouver le gland d’où il a crû.
Or, qui ne voit que c’est là tout le principe de la révolution ? Car l’« unique révolution » procède par négations et progresse par phases. Chacune de ces phases se déroule sur le plan des préoccupations dominantes et des besoins dominants à une époque déterminée. Si nous remontons du présent au passé, nous constatons la phase sociale, la phase politique, la phase intellectuelle, enfin la phase religieuse.
Ce qui justifie toutes ces phases de la révolution, ou du moins ce qui les explique, c’est précisément ce besoin de réforme. Il se fait sentir dès que, dans un ordre donné, il se produit une désintégration. En géologie, on appelle désintégration, la décomposition des roches sous l’action des agents atmosphériques, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les éléments insolubles de la roche primitive. Le phénomène est analogue : sous l’action de facteurs purement humains, un ordre établi se désagrège, et il ne reste plus que l’élément primitif, le germe autour duquel cet ordre s’était développé. Le besoin de réforme prend alors l’allure d’une nostalgie vers ce primitif, d’un besoin violent de simplification, d’une fatigue sous un fardeau.
Si l’on analyse le contenu de toute pensée révolutionnaire, on y trouve toujours la théorie du moindre effort : j’entends du moindre effort intellectuel. L’effort intellectuel coûte plus à l’homme que l’effort affectif ou physique, et l’homme n’aime point à penser. Or, il faut beaucoup d’efforts de pensée pour construire un ordre, une civilisation. En définitive, un ordre, une civilisation ne se construisent que sur l’homme, sur des hommes concrets. Puis, un moment arrive où cet ordre, cette civilisation, commencent de peser sur ces hommes. C’est lorsque cet ordre, cette civilisation ne correspondent plus aux besoins, lorsque le poids devient mort. Lassée de supporter l’édifice, la cariatide baisse les bras et relève la tête. Alors, l’écroulement se produit.
Rien n’est plus difficile que de réformer sans détruire l’unité. Ce devrait être l’œuvre de ceux qui sont responsables de l’ordre social, politique, intellectuel ou religieux. S’il y a carence ou insuffisance de leur part, c’est la masse qui se met en mouvement, en vertu de son dynamisme propre qui la pousse à rouler jusqu’au bas de la pente. Car la masse obéit toujours à des impulsions affectives, dont la première est le besoin de détruire, et la seconde, celui de s’emparer. La masse ne comprend que des idées simples correspondant à son affectivité. S’il apparaît des hommes pour exprimer ces idées simples en formules frappantes, les formules donneront le branle au mouvement. Il deviendra impossible d’arrêter celui-ci.
Parallèlement, il y a dans chaque homme un égocentrisme qui le porte à tout ramener à soi, à s’ériger en centre attractif du monde, par conséquent à supprimer les intermédiaires, les autorités, les hiérarchies, toutes ces lois, toutes ces disciplines qui s’étagent entre lui et l’idée centrale, l’idée première, autour de laquelle ce monde s’est formé. L’homme ainsi veut se trouver tout seul en face de la société, de l’État, de la pensée ou de Dieu. Il veut les avoir pour lui tout seul. Il ne se rend pas compte des forces écrasantes que ce sont là pour ses épaules et pour sa tête, quand les intermédiaires ont disparu. C’est comme s’il était la pointe d’une pyramide renversée.
Enfin, l’homme tend à s’affranchir. Il conçoit son affranchissement de deux manières incompatibles : la liberté, l’égalité. Il ne se sent pas suffisamment affranchi, tant qu’il ne peut se considérer comme l’égal des autres. Il ne se sent pas suffisamment affranchi, tant qu’il est soumis à une discipline ou à une contrainte, même si cette contrainte est intellectuelle ou morale. Égalitarisme communiste et libéralisme anarchique marquent le point extrême, le point de chute de ces deux tendances.
Au début, la révolution ne s’en prend qu’au sommet de la société humaine Elle laisse la base intacte ; elle ne touche point aux étages : on y peut continuer de vivre comme par le passé.
Une révolution ne prend pas tout de suite conscience de soi-même. Les hommes, enfin, peuvent savoir ce qu’ils font, mais n’en peuvent mesurer toutes les conséquences, ni distinguer le terme d’un glissement très lent et qui va durer des siècles. Il y a même compensation : le fait qu’on est révolutionnaire sur un plan donné, n’empêche d’être, ni conservateur, ni même réactionnaire sur les autres. Un remords subconscient pousse l’homme à fortifier tous les autres ordres, en même temps qu’il en affaiblit ou qu’il en détruit un.
L’Église méritait la Réforme. Car c’est dans l’Église que s’était manifestée la désintégration. Désintégration entre l’institution et la pensée dont elle devait être le tabernacle. L’Église donnait trop d’importance à sa mission purement humaine, au détriment de la pensée chrétienne, de la morale chrétienne. Malgré les avertissements qui lui venaient de tous côtés, à commencer par ses saints, elle tardait à entreprendre les réformes qui étaient l’exigence populaire de cette époque. Ce fut la raison de la Réforme.
Mais je ne veux point recommencer cette histoire : il n’y a pas matière de le faire ici. Il faudrait suivre toutes les étapes qui, du simple réformisme, ont abouti au schisme ; il faudrait étudier, dans des consciences comme celles d’Érasme, de Mélanchton, de Luther, les luttes, les incertitudes, les tourments ; il faudrait faire la part des malentendus, des faits irrémédiables, des erreurs, des exagérations, des passions. Mais voici ce qui me paraît être le fond même de la Réforme :
Les Réformateurs ont désespéré du monde, du siècle, de l’homme. Ils avaient vu, et bien vu, tout le mal que le monde, le siècle et l’homme avaient fait à l’Église, à la pensée chrétienne, toutes les éclaboussures dont ils avaient souillé l’idéal chrétien. Ils se sont réfugiés dans un pessimisme absolu, touchant au désespoir, à l’égard de l’homme, et du siècle, et du monde. Ils ont reconnu dans l’homme un être totalement corrompu. Voici par quelle déclaration Calvin termine son chapitre sur l’homme dans son Institution chrétienne : « Pourtant que cette sentence, laquelle ne peut être aucunement ébranlée, nous demeure ferme et certaine : à savoir que l’entendement de l’homme est tellement du tout aliéné de la justice de Dieu, qu’il ne peut rien imaginer, concevoir, comprendre, sinon toute méchanceté, iniquité, et corruption. Semblablement que son cœur est tant envenimé de péché, qu’il ne peut produire que toute perversité. Et s’il advient qu’il en sorte quelque chose, qui ait apparence de bien ; néanmoins que l’entendement demeure toujours enveloppé en hypocrisie et vanité : le cœur adonné à toute malice. » C’est le diable donc qui est prince de ce monde et qui besogne dans le siècle. Les institutions humaines, la civilisation, toute cette nouvelle culture de la Renaissance, tout ce que le monde a produit, tout ce dont le siècle est fier, tout porte la marque du princeps hujus mundi, est gangrené par la corruption des hommes. Il faut que les chrétiens se détournent donc de tout cela, qu’ils en débarrassent l’Église. Moins celle-ci aura de contact avec le monde, mieux cela vaudra pour elle.
Cette attitude se révèle en particulier dans la manière dont les Réformateurs opposent la foi aux œuvres. Puisque l’homme est sans mérite devant Dieu ; puisqu’il n’a aucun fondement pour établir son salut, s’il ignore quelle est la bonté de Dieu envers lui ; puisque Dieu choisit librement ceux qu’il veut sauver en leur accordant la grâce de la foi, il n’y a que la foi qui sauve : « La justice de foi, dit Calvin, diffère tellement de celle des œuvres que si l’une est établie, l’autre est renversée. » Et ailleurs : « Celui qui est justifié par la foi, est justifié sans aucun mérite de ses œuvres, et même hors de tout mérite. » Cela n’exclut pas l’obligation des bonnes œuvres, au contraire ; mais cela exclut la justification par ces bonnes œuvres, puisque Dieu sauve gratuitement, sans avoir égard à celles-ci. Nos œuvres, en effet, quelles qu’elles soient, sont indignes de confiance et de louange, car, dès la chute originelle, l’homme est totalement corrompu et impuissant devant Dieu. L’idée du mérite est absolument étrangère à la Réforme. Les mérites humains sont péris en Adam, et il n’y a que la grâce de Dieu qui règne. Nous sommes tellement déchus que nos œuvres les plus belles ne sont au regard de Dieu qu’immondices et ordures, donc tout à fait insuffisantes pour payer la dette que chacun de nous a contractée envers le Créateur. Conséquence inévitable du serf arbitre, et de la conception tout à fait pessimiste que le protestantisme se fait de l’homme. Réaction contre des abus, oui, mais réaction qui est allée beaucoup trop loin, qui tend à stériliser l’activité chrétienne ; et là aussi, nous retrouvons le moindre effort : « asocialité ».
Ce qui importe, c’est beaucoup moins de discuter sur des textes – les Réformateurs sont gens qui possèdent à fond les Écritures et savent s’en servir – que de constater une attitude psychologique. Ici, la tendance peut aboutir à l’inertie. Tout homme a mérité la damnation éternelle, tout homme doit donc se résigner à l’enfer. Selon Luther, se résigner à l’enfer est, pour le chrétien, la plus haute vertu, puisqu’elle démontre que ce chrétien est soumis absolument à la volonté de Dieu. Dieu choisit ses élus. Il reste bien à l’homme la volonté, qui est un simple pouvoir d’agir ; mais, comme tout ce qui est dans l’homme, cette volonté est en soi corrompue. Pour qu’elle devienne bonne, il est nécessaire que Dieu l’émeuve, mais quand Dieu daigne l’émouvoir, il l’émeut irrésistiblement vers le bien.
Ceci nous amène à une autre conséquence :
La Réforme construit sa synthèse religieuse sur l’homme : en cela, elle est bien de son temps, elle s’apparente à l’humanisme d’un côté, et, de l’autre, à la Renaissance chrétienne. Comme celle-ci, elle affirme, au départ, un personnalisme accentué. Toujours au départ, ce personnalisme s’oppose à l’individualisme humaniste, néo-païen. Ce dernier se fonde sur l’idée de la liberté humaine, mais la Réforme répudie absolument cette idée. Or, en la répudiant, elle revient, sans le voir – les extrêmes se touchent – à l’individualisme sous une autre forme. L’individualisme de la Renaissance révèle une grande confiance dans la nature et dans la raison ; il est optimiste, il est affranchi de toute crainte, et même de toute contrainte, il marche à la conquête du monde et de soi-même ; en un mot, il est actif. L’individualisme de la Réforme est passif jusqu’à l’inertie. L’homme, en effet, est si corrompu, si incapable de se déterminer soi-même, si dépourvu de liberté, qu’il se trouve devant Dieu comme un cadavre. Pour qu’il fasse le bien, pour qu’il ait la foi, il est indispensable que Dieu l’anime. Devant Dieu, il n’est qu’un individu ; il n’est plus une personne, puisqu’il n’a qu’un serf arbitre. La personne humaine, c’est Dieu dans l’homme. De là une sorte de panthéisme, une immanence limitée encore à la nature humaine, mais qui pourra, un jour, la déborder. La Réforme en arrive à confondre ainsi l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, en noyant dans celui-ci celui-là. Elle perd la distinction fondamentale entre l’individu et la personne : d’où une confusion qu’un esprit comme Vinet sentira très fort, mais dont il n’arrivera point à se dégager. De là, enfin, un « quiétisme inquiet », oserait-on dire.
La Réforme a semblé élargir l’abîme infini qui sépare le Créateur de sa création. Si le monde créé révèle encore le Créateur, c’est d’une manière purement négative. Pour le catholique, le monde créé demeure l’œuvre de Dieu, comme le vase demeure l’œuvre du potier : on retrouve encore sur le vase les empreintes digitales du « plasmateur ». Pour le protestant orthodoxe, le monde serait bien plutôt comme une déception de Dieu. Voilà pourquoi Karl Barth écrit dans la préface de sa dogmatique : « Je tiens l’analogia entis comme une invention de l’Antéchrist, et je pense que c’est pour cela que l’on ne saurait devenir catholique. À quoi je me permets d’ajouter que tous les autres motifs que l’on peut avoir de ne pas devenir catholique, sont à courte-vue et sans sérieux ».
Il est indéniable que la Réforme devait être une école de discipline et de sévère vie chrétienne. Entre le vice et la vertu, ni nuances, ni degrés. Doctrine du tout ou rien, elle est un perpétuel effort de la conscience morale vers la perfection. Car la loi exige une obéissance telle que, si on la transgresse sur un seul point, c’est comme si on la transgressait tout entière. « Celui qui a transgressé un commandement, est coupable de tous », affirme Calvin. Il faut par conséquent contraindre l’homme à observer la loi. La surveillance policière des mœurs fut une conséquence rigoureuse de ce principe. Ici encore, nous trouvons un caractère de toute révolution. Car une révolution crée une élite de convaincus, ceux qui sont adaptés à la doctrine et à l’effort, et elle lui donne pleins pouvoirs sur la masse : de là sort une aristocratie.
Enfin, la Réforme devait aboutir, dans le domaine religieux, à l’étatisme ou à l’individualisme. Étatisme : du moment où elle brisait avec la papauté, tout en se révélant incapable d’opérer l’union entre ses confessions et de se fonder sur un nouveau principe d’universalité, elle se fragmentait en Églises d’État et allait, tôt ou tard, tomber sous la puissance civile à laquelle elle était obligée de faire constamment appel. La Réforme a fini par conférer à l’État des droits souverains sur l’Église, en attendant le jour où l’État s’en servira contre celle-ci ; l’idée que l’État est le sommet de la civilisation, le seul principe d’ordre sur la terre, l’étatisme moderne, en un mot, a l’une de ses sources dans la Réforme. Individualisme : le principe de la Réforme est individualiste, mais la libre interprétation des Écritures conduit nécessairement aux conventicules et aux sectes, à la suprématie du laïque sur le clerc dans les affaires de la religion, et c’est un chemin vers la pure et simple laïcité. Relisez, dans le Contrat social du Genevois, du protestant Rousseau, le chapitre sur la religion civile, et voyez comme étatisme et laïcité s’y rejoignent.
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Un homme parmi les Réformateurs eut une conscience très nette de ce double danger et s’efforça d’arrêter la Réforme sur sa pente, de la cristalliser autour d’un principe d’autorité : Calvin. Il est significatif de constater que le premier écrit religieux de ce grand esprit est dirigé, non contre l’Église romaine, mais contre les Anabaptistes, ces anarchistes, ces bolchevistes de la Réforme. Durant toute sa vie, Calvin lutta contre les hérétiques. En même temps, il s’efforça toujours d’empêcher que l’État ne prît la haute main sur l’Église. C’est pour cela qu’après bien des conflits, il est arrivé à faire de Genève une théocratie dans laquelle l’État n’est que le bras séculier.
Calvin, plus qu’aucun autre réformateur, représente l’ordre et tout ce qui, dans la complexité protestante, s’oppose à la révolution moderne, à l’humanisme tel que nous l’avons défini.
Après Calvin, se produira ce qu’il avait voulu éviter à tout prix : l’invasion dans la Réforme de l’individualisme religieux. L’esprit de Rousseau va se substituer à celui de Calvin ; les idées modernes vont se précipiter en foule dans le protestantisme, amener la désagrégation du dogme, et l’on aura le protestantisme libéral, subjectiviste agnostique, en suspension entre la foi religieuse et la libre pensée.
De là cette crise que le protestantisme traverse aujourd’hui. Lorsqu’il compare son libéralisme à la théologie des grands Réformateurs, il découvre que celui-là est incompatible avec celle-ci. Il sent, de toute manière, la nécessité du « front chrétien » devant la déchristianisation progressive du monde. Il le sent, et il travaille à se regrouper.
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Il le tente de deux manières : en revenant au dogmatisme, à la théologie des grands Réformateurs ; en revenant aux œuvres sociales. De nouveau, la notion d’Église s’impose au protestantisme, ainsi que le besoin d’unité.
Deux organisations, deux formules : Faith and Order, Life and Works, Foi et Ordre, Vie et Œuvres. Il faut retenir ces deux formules, car elles expriment admirablement le débat qui s’élève dans les Églises dispersées et les contradictions intérieures qui les gênent.
Le mouvement Vie et Œuvres et le mouvement Foi et Ordre viennent tous deux des États-Unis. Le premier a une origine presbytérienne, le second, une origine épiscopalienne. Ce sont les deux grandes tendances du protestantisme américain. La première, la presbytérienne, cherche l’unité chrétienne dans l’action et dans les œuvres. La seconde, l’épiscopalienne, la recherche dans le dogme et dans la discipline.
Le mouvement Vie et Œuvres tint ses assises – son « concile œcuménique », disent ses adhérents – à Stockholm, en 1925. Le mouvement Foi et Ordre tint ses assises à Lausanne, en 1926. À Stockholm comme à Lausanne, les Églises orthodoxes étaient représentées. Mais les orthodoxes, c’est le catholicisme moins le pape, et le catholicisme dans ce qu’il offre de plus contraire au protestantisme, dans tout ce qu’il a renié depuis Luther et Calvin : la messe, la présence réelle, la cohésion des sacrements, le culte de la Vierge – on sait l’éclat et la force qu’il possède en Orient – le culte des saints, la liturgie, les images. Est-ce que le rôle des orthodoxes ne serait pas celui du pont, celui de l’intermédiaire entre le protestantisme et le catholicisme ?
Le mouvement Foi et Ordre s’est arrêté, semble-t-il. Sa tendance dogmatique et catholicisante a sans doute trouvé un obstacle dans l’esprit protestant lui-même. Le mouvement Vie et Œuvres, s’est, lui, ralenti. L’obstacle qu’il a rencontré est l’individualisme foncier du protestantisme. Ces deux mouvements, par des voies différentes, celle du dogme et de la discipline, celle de la mission sociale, semblaient rejoindre le catholicisme. En réalité, comme l’a montré M. l’abbé Journet dans son livre sur l’Union des Églises, les divergences demeurent fondamentales. Elles le demeureront longtemps encore, aussi longtemps au moins que le protestantisme envisagera comme accidentel et facultatif ce que le catholicisme regarde comme essentiel et obligatoire.
Les efforts du protestantisme pour l’Union des Églises séparées de Rome ont, pour le moment, échoué. Mais, dans l’intérieur du protestantisme lui-même, la réaction se poursuit contre le subjectivisme et l’agnosticisme, vers l’objectivité religieuse, les croyances positives et définies. Voici, en Allemagne, la théologie dialectique de Barth et de ses disciples. Voici, dans les pays de langue française, le mouvement du retour à Calvin, et l’œuvre, si importante, d’un Noël Vesper. Il est significatif de constater que les libéraux traitent ce mouvement de « courants réactionnaires dans la pensée protestante ». Mais toute une partie de la jeunesse vient s’y rallier ; les libéraux représentent, ici comme ailleurs, les générations anciennes. Il s’opère donc, dans le protestantisme, une lente discrimination. Tandis qu’une partie des protestants n’ont plus de croyances positives, ni, à proprement parler, de religion, une autre partie, qu’effraie cette dissolution progressive de la Réforme dans les idées du siècle, cherche à se regrouper autour du point précis d’où la Réforme était elle-même partie, au XVIe siècle, lors de sa rupture avec Rome. L’hostilité des protestants à l’égard du catholicisme est d’ailleurs en diminution certaine et fait place à des sympathies positives.
Aujourd’hui, comme le remarque Éric Peterson, le protestantisme se trouve devant un dilemme : ou revenir au catholicisme, ou se renfermer dans un biblisme absolu. Une histoire des dogmes est sans valeur sans les dogmes eux-mêmes, mais ceux-ci ne se trouvent que dans l’Église catholique. Une histoire de l’Église est impossible sans la notion d’Église : cette notion, l’Église catholique est seule à la conserver. La mystique n’a pas d’objet sans la grâce, et les œuvres sont les fruits de la grâce : tout cela ne se trouve que dans la foi catholique. Quant au retour à la Bible, s’il n’aboutit point à la nécessité de reconnaître le magistère d’une Église enseignante et d’une autorité ecclésiastique, il n’est, après quatre mille ans d’expérience, qu’un pur et simple anachronisme. La logique intérieure des choses, la logique extérieure des faits semblent donc pousser le protestantisme et le catholicisme sur la même ligne.
Mais nous ne verrons pas ce retour à l’unité. Il faudra du temps et de dures expériences. Le principal obstacle, le seul obstacle peut-être, est dans la tournure d’esprit du protestantisme, dans les habitudes qu’a prises sa pensée, plus que dans son opposition foncière à Rome. Je constate l’inquiétude et le malaise protestants, mais je constate aussi les puissantes racines du protestantisme, la sève qui monte encore de ces racines. Il veut se ressaisir : dans l’état actuel des choses, tout catholique doit souhaiter qu’il se ressaisisse. Il y a, chez les réformés, tant de nobles âmes, tant de sérieux dans la conduite de la vie, tant de vertus pratiques et de foi intime, un tel potentiel chrétien !
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Il serait décevant, il serait prématuré de songer dès maintenant à l’Union des Églises qui est, pour le moment, elle aussi, une fausse idée claire. En revanche, il n’est ni prématuré, ni décevant de songer à la préparer. Il y a des conditions préalables, et voici comme je me les représente :
Retour des protestants aux grands Réformateurs. Conscience que la doctrine de ceux-ci n’implique pas nécessairement l’abandon aux idées modernes, le libéralisme anarchique, la révolte contre tout principe d’autorité. Examen critique des négations formulées par les Réformateurs. Ceci fait, passer plus loin.
En premier lieu, la conscience de l’ennemi commun, qui est le bolchevisme et le mouvement des Sans-Dieu ; la conscience du danger commun, qui est la déchristianisation progressive du monde.
En second lieu, la conviction que, sans le christianisme, la civilisation périra, que le monde doit être théocentrique, non pas anthropocentrique.
En troisième lieu, la répudiation de tous les systèmes, de toutes les doctrines qui ont détruit ou ruiné l’idée chrétienne, et qui nous ont menés au point où nous sommes ; donc, reconnaître qu’il y a de vérités religieuses objectives, que la foi est plus qu’un simple phénomène de conscience.
En quatrième lieu, que l’être absolu, que Dieu est un esprit personnel, puissance créatrice qui domine la création, qui s’y reflète et qui l’aime, source et fin de tous les êtres, et non un dynamisme, ou une immanence.
En cinquième lieu, qu’il y a une Révélation et une Rédemption ; qu’il y a un Christ fils de Dieu lui-même, fondateur du christianisme ; que ce sont des faits dans l’histoire ; que ce Christ nous a rachetés, et qu’il demeure l’éternel intermédiaire entre Dieu, son père, et nous.
En sixième lieu, qu’il est une Église, que cette Église n’est pas un instrument au service de l’homme, mais le corps mystique du Christ, le corps animé par son Esprit.
En septième lieu, que cette Église a une mission sociale, et que cette mission lui est essentielle.
En huitième lieu, que l’unité de foi et d’Église est dans le plan divin, qu’elle est le plus grand bien que sa grâce puisse accorder aux hommes, que, pour lointain qu’il soit, c’est le but vers lequel doivent s’acheminer, même s’ils sont encore incapables de l’atteindre, tous les chrétiens.
Enfin, que, pour atteindre ce but, Dieu nous a donné une loi, la charité, un moyen, la prière.
Mais voici plus haut encore, un plus grand espoir :
Pendant et depuis la guerre, toutes les Églises ont souffert, Elles ont souffert ensemble. Elles devront souffrir encore. Cette communauté de souffrances est un gage d’unité ; c’est déjà l’unité réalisée dans les âmes. Qui sait, par exemple, si la mystérieuse Russie où s’élabore un avenir inconnu, ne sera pas, plus tard, le lieu sacré où l’unité du christianisme se reconstituera ? Joseph de Maistre l’avait prévu : je me réfugie derrière ce grand nom, pour ne point avoir l’air de prophétiser.
VI
Et maintenant, catholicisme :
On voit le rôle immense que le catholicisme est appelé à jouer et que déjà il joue, dans la reconstitution du monde contemporain. Essayez de le supprimer par la pensée : ce ne serait pas seulement un abîme, ce serait le gouffre de l’enfer. Tout ce qui tient encore debout se sentirait menacé. Et l’intelligence la première.
Un converti déclarait un jour : « Ce n’est point parce que je suis confessionnel que je suis catholique, mais parce que j’ai la conviction absolue que l’Église peut seule aujourd’hui sauver la civilisation menacée. »
Parce qu’elle seule représente le principe d’unité à quoi nous devons à tout prix raccrocher le monde, si nous ne voulons pas qu’il tombe et qu’il se brise.
Il est déjà, ce monde, recouvert de ruines. Mais l’Église est toujours debout au milieu des ruines. Elle représente le grand espoir de notre temps, mais le dernier.
Pendant la guerre, après la guerre, combien, parmi les ennemis de Rome, n’ont-ils point cru, n’ont-ils point annoncé que Rome tomberait, comme étaient tombés les trois empires, et qu’ainsi disparaîtrait la dernière puissance de la réaction, la dernière autorité opposée au progrès ! Les accords du Latran leur ont répondu.
La restauration de l’État pontifical est tout de même un fait assez frappant. Qui eût jamais pensé que la guerre et l’après-guerre auraient pour effet ce « retour en arrière », pour parler le langage des anticléricaux ?
Certes, le catholicisme a ses misères, ses insuffisances humaines ; certes, il subit comme les autres religions les effets de la déchristianisation générale. Mais il les subit beaucoup moins. Ce qu’il perd dans les masses, il le regagne dans les élites, et voilà ce qui importe. C’est par la tête, dit un proverbe russe, que le poisson pourrit. C’est par la tête que le poisson guérira. Ou, si vous voulez une comparaison plus noble, plus biblique, les eaux du ciel tombent d’abord sur les montagnes. Elles y forment des sources, qui deviennent torrents à travers les rochers, et les torrents deviennent rivières dans les vallées, et les rivières deviennent fleuves dans les plaines Qu’importe si les plaines se sont desséchées, qu’importe si les vieilles eaux sont stagnantes, si elles ont formé des marécages ! Regardez : là-haut, les nouvelles eaux se forment et sont en train de descendre ; demain, elles inonderont les plaines et chasseront les vieilles eaux.
C’est l’image du Saint-Gothard.
Le massif du Saint-Gothard n’est que montagnes arides. Le roc dans toute sa nudité, le roc abstrait, inébranlable comme des dogmes. Les forêts ne croissent point jusqu’à ces hauteurs. Les pâturages se font rares. Les linnées boréales fleurissent, fragiles et solitaires, dans la mousse, entre les pierres où le mica étincelle au soleil. Mais ce massif du Saint-Gothard, c’est le centre de l’Europe. Sa forme est celle d’une croix : stat crux dum volvitur orbis. Il est posé comme une cathédrale entre le Nord et le Midi, entre le monde germanique et le monde latin. Suivant que le vent souffle du Midi ou du Nord, il apporte jusque là-haut l’odeur des châtaigniers ou l’odeur des sapins. Et ce massif, aride en apparence, est en réalité plein de sources, mères des rivières et des fleuves. Source du Rhin, source du Rhône, source du Tessin, source de la Reuss, sources de toutes ces eaux qui vont s’écouler vers la mer du Nord, la Méditerranée et l’Adriatique. À ce massif aride, à ces rocs immuables, que de pays, que d’empires doivent leur fécondité ! Il se dresse comme un obstacle : il est un lien, il est un centre ; il unit les climats les plus différents, les races opposées.
Comprenez cette similitude.
Le rôle civilisateur du catholicisme, c’est de garder intactes les valeurs essentielles. Il garde intacte la conception de Dieu. Il garde intacte la Révélation. Il garde intacts les dogmes de la foi, les principes du droit et de la morale. Il garde intact le principe de l’unité. Voilà pourquoi son intransigeance doctrinale est nécessaire au salut de l’intelligence, aujourd’hui comme autrefois, aujourd’hui plus qu’autrefois.
Si cette intransigeance ne se trouvait point quelque part, rien ne serait possible, même en dehors du catholicisme, même sans lui. Les idées auraient perdu leur centre fixe. Elles ne sauraient plus à quoi s’ordonner ou même s’opposer, elles ne seraient plus que de la poussière flottante. Tous les lierres auraient perdu leur chêne. L’inquiétude, la révolte, l’anarchie erreraient dans les décombres, parce que le monde aurait vu disparaître la dernière sécurité, et la plus essentielle, celle qui doit régner dans la vie de l’esprit.
Et ce serait le lent retour à l’âge des cavernes, à la jungle, à l’abrutissement.
Gonzague de REYNOLD, L’Europe tragique, 1935.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
PRÉFACE : Sujet, idée, méthode, division, esprit du présent ouvrage
CHAPITRE I. Vue d’ensemble : les faits posent le problème
I. Nous sommes au XXe siècle. Les générations nouvelles. – II. Nous sommes en révolution. Correspondance entre l’époque actuelle et celle de 1789-1815 : celle-ci commande celle-là. Différence. – III. Il faut mettre le mot de révolution au pluriel : suite de révolutions, diversité des régimes. Cette suite de révolutions se ramène à la fin de la révolution et au début de la contre-révolution. La crise économique. Tout est un problème de centre.
PREMIÈRE PARTIE
La Révolution
CHAPITRE II. – Nous sommes en révolution : le point de départ, le XVIIIe siècle et la révolution française
La révolution commence en France en 1789, et s’achève en 1917, en Russie. – I. Sens du mot de révolution. – II. Caractère national et social de la révolution française. Ce qui l’a préparée dans la vie économique et sociale, et dans les idées : le mouvement philosophique, ses hardiesses et ses timidités, son esprit, son caractère antichrétien. – III. Le Contrat social de J.-J. Rousseau ; résumé, analyse ; de l’individualisme à l’étatisme socialiste par la démocratie. – L’antichristianisme et le nationalisme de Rousseau. Son attitude nationale-socialiste. – IV. Le socialisme du XVIIIe siècle : Les réformes ; sources diverses et idées socialistes, mais pas encore de doctrine socialiste. L’absolutisme éclairé et l’étatisme.
CHAPITRE III. Nous sommes en révolution : de la révolution française à la révolution russe, du socialisme au communisme
Alliance de l’individu et de l’État contre l’ancien régime. – I. La révolution française et la propriété, son principe individualiste et sa tendance socialiste. La bourgeoisie et les paysans l’empêchent d’aller jusqu’au bout de cette tendance. L’aboutissement à la dictature napoléonienne. Comment s’est manifesté le socialisme durant la révolution. – II. La grande industrie et le machinisme en Angleterre, la révolution économique et sociale qu’ils provoquent ; la part anglaise, toute pratique, dans la formation du socialisme. – III. Celui-ci est formé de deux courants : le courant anglais et le courant français. Ses deux étapes : romantique et idéaliste, scientifique et matérialiste. Le socialisme français jusqu’en 1848 : ce qu’il doit au XVIIIe siècle et au romantisme, les éléments matérialistes et pré-marxistes qu’il renferme. Pourquoi il n’a pu réussir : dispersion, manque de contact avec les masses, résistance de la bourgeoisie. – IV. La politique des nationalités. Influence du XVIIIe siècle français et de Rousseau. La révolution française veut affranchir les peuples, et les peuples se retournent contre elle. Les réveils nationaux et le socialisme romantique. Sens que le socialisme donne au mot peuple. – V. L’apparition de Marx. Ses thèses, les influences qu’il a subies, son esprit. Marx élimine du socialisme tout élément idéal. Causes de son influence. Son génie juif. Marx est un idéologue, un a prioriste. Marx et le bolchevisme. – VI. Impulsion, dans le sens communiste, donnée par Marx au socialisme. Le socialisme après Marx : variations des doctrines, unité du mouvement. Le socialisme est une religion fondée sur le matérialisme économique. Le syndicalisme. Les partis socialistes avant la guerre. Le bolchevisme entraîne le socialisme ; il est le socialisme intégral. Pourquoi le socialisme est aujourd’hui dépassé. Le rôle qu’il a joué : il a réintégré dans la société moderne la notion de classe.
CHAPITRE IV. – Du romantisme envisagé comme inquiétude
Antinomie entre le matérialisme et l’idéalisme, caractère du monde contemporain : celui-ci est encore sous le signe du romantisme. – I. Le mot romantique, son histoire, ce qu’il contient. – II. Impossibilité de définir le romantisme : c’est un phénomène qu’il faut décrire. Son origine au XVIIIe siècle : la réaction de la nature contre la raison, du sentiment contre l’esprit, de l’individu contre la société. Notions générales sur le romantisme ; il est bien plus qu’une révolution littéraire. L’inquiétude romantique. Ce qui le rattache à la philosophie du XVIIIe siècle et à l’humanisme : opinion de Vitet. – III. Deux aspects caractéristiques : le mal du siècle, la politique. La désillusion romantique, le pessimisme. – IV. Jugement de Goethe sur le romantisme. – Les idées romantiques : de l’idéalisme au relativisme. Sens profond de l’inquiétude romantique : sa cause est l’instabilité du XIXe siècle.
CHAPITRE V. Du libéralisme et de la démocratie
Individualisme, humanisme, anthropocentrisme. Du laïcisme à la conception païenne et matérialiste de l’homme. – I. Le libéralisme est l’esprit, la démocratie, la forme. L’un et l’autre procèdent de la révolution française dont ils ont cherché à fixer politiquement les résultats. Libéralisme, démocratie, étatisme, socialisme, communisme : anneaux d’une même chaîne. Idées communes au libéralisme et à la démocratie, en quoi ils diffèrent. Caractère du libéralisme : la liberté. Caractère de la démocratie : l’égalité. La démocratie dévore le libéralisme. Craintes que la démocratie a inspirées au libéralisme, libéralisme et socialisme, Stuart Mill, Ricardo, Spencer. Influence anglo-saxonne et protestante dans le libéralisme. – II. Les vices du régime démo-libéral. L’erreur initiale : conception trop optimiste de l’homme. Individu et citoyen. Les précautions inutiles du libéralisme. Idéalisme qui s’infléchit vers la matière. Les temps actuels ne sont pas favorables à la démocratie. – III. Le potentiel que renferme la démocratie. La poussée socialiste ; l’étatisme anonyme et démocratique, en quoi il est la pire forme d’étatisme ; comment il peut mener à la dictature. La poussée nationaliste. – IV. La démocratie est encore susceptible de développements et de transformations. Le Kratos et le Démos. Vrai sens du mot peuple. Déviation de la démocratie : le démocratisme. Les démocrates chrétiens : la démocratie chrétienne n’est pas politique, mais sociale. Enseignements de Léon XIII. Contrepoids à la démocratie. Son influence dans le monde nouveau.
CHAPITRE VI. Les États-Unis et la crise économique
La crise est un changement de structure, elle marque la fin de la révolution. Désorientation des économistes. – I. Pourquoi le mécanisme s’est rompu. Le mythe de la prospérité. Ses origines au XVIIIe siècle, âge d’inventions, de découvertes, de progrès scientifiques, de transformations économiques et sociales. Physiocrates, Encyclopédistes, libéraux, Adam Smith. – II. Les idées économiques et philosophiques du XVIIIe siècle passent aux États-Unis. Le système américain : origine, développement ; les États-Unis se sont fondés sur une idée économique. La « prosperity », son principe individualiste et son aboutissement communautaire. La chasse au dernier consommateur. La standardisation. Le crédit. Dangers du système, comment et pourquoi il s’est brisé. – III. Le capitalisme : ce qu’il y a de sain et de nécessaire en lui, de malsain et d’artificiel. Analogies entre le système américain et le système soviétique. La civilisation matérielle est une fausse civilisation. La leçon de la crise. – IV. L’effort de redressement et la « dictature » Roosevelt, un fascisme économique. Les États-Unis et l’Europe.
CHAPITRE VII. – La révolution russe
Chances actuelles du communisme : il est dans la logique de l’évolution. – I. Depuis 1917, le communisme est une réalité en Russie. – II. Le bolchevisme, jonction d’une idéologie judéo-germanique, le marxisme, et du tempérament russe. La théorie marxiste de la révolution, la « philosophie bolcheviste ». – III. Le système bolcheviste : dictature du prolétariat sur un peuple, du parti communiste sur le prolétariat, d’un « tzar rouge » sur le parti. L’État, selon le marxisme, nécessité transitoire. Le fédéralisme apparent. Pourquoi le système ne peut pas fonctionner : surorganisation, conflits de compétences. – IV. Dissociation possible entre l’élément marxiste, international, et l’élément national, russe. Caractères du peuple russe, rapports avec l’Asie et l’Europe, besoin de la terre, mysticisme, utilitarisme. La Russie est passée directement du moyen âge aux temps modernes. Le régime tsariste, instabilité de la société russe. La révolution russe se prépare durant tout le XIXe siècle, comment elle se noue à la révolution française. Son aboutissement au communisme. Causes du vice interne ; le bolchevisme chausse les bottes du tsarisme. Il marque le « point d’éclatement » de la Révolution. – V. Sa politique économique. Ouvriers, paysans. De la Nep aux plans quinquennaux. Buts, signification, échec. Comment pourrait finir le régime soviétique. Sans-Dieu communistes et libres-penseurs bourgeois : les tronçons du serpent tendent à se rejoindre.
DEUXIÈME PARTIE
La contre-révolution nationaliste
PRÉLIMINAIRES À LA DEUXIÈME PARTIE : le nouvel État, en quoi il se rattache à la révolution française, tout en réagissant contre elle ; comment il se forme ; sa structure, ses dangers ; qu’il pourrait aboutir à la monarchie.
CHAPITRE VIII. Le fascisme
Le fascisme n’est ni idéologique ni destructeur. – I. Les premières apparences : réaction de la jeunesse, œuvre d’un homme : Mussolini. Le fascisme porte exclusivement la marque du XXe siècle. Comment il s’est formé : progrès de la révolution et impuissance du régime libéral en Italie, après la guerre. Le fascisme est une révolution contre le régime bourgeois et la démocratie. – II. Comment il se définit contre l’État libéral et démocratique. Son anti-individualisme. La mission nationale de l’État fasciste. – III. L’État fasciste est social. La loi syndicale et l’organisation corporative. Attitude du fascisme à l’égard de la bourgeoisie, de l’étatisme, de la Société des Nations. – IV. En quoi il s’oppose au communisme, dans une même origine socialiste. Le fascisme est historique. Le fascisme et la royauté. Le fascisme et le catholicisme : la solution de la question romaine. Le fascisme a un esprit analogue à celui de la Renaissance italienne. – V. Conclusions sur le fascisme. Œuvre architecturale, éléments disparates, causes de faiblesse.
CHAPITRE IX. – Les antériorités du national-socialisme : de l’Allemand et de sa psychologie, de l’Allemagne et de son histoire
Portée de la révolution nationale-socialiste, comparaison avec le fascisme et le bolchevisme. Le mythe de la supériorité germanique. L’hitlérisme s’efforce à sortir l’Allemagne de l’anarchie. – I. Les « constantes » psychologiques du génie allemand : survivances de traits primitifs, subjectivisme et panthéisme, complexe d’infériorité, la magie des mots, le fond païen, l’Erlebnis, l’esprit de transcendance. Force de la race. – II. Les constantes historiques. Manque de cadre naturel et de limites, manque de centre. Histoire anarchique et malheureuse, le retard. L’Allemagne divisée religieusement, divisée encore par le limes des Romains. – III. Le Reich est une idée d’empire universel, une conception théologique. Le Saint Empire. La réforme de Luther : crise durant laquelle l’Allemagne prend pour la première fois conscience de soi-même. Crise de la guerre de Trente Ans, apparition de la Prusse, celle-ci est favorisée par la politique française. La Prusse et les Hohenzollern. La Prusse, État sans peuple, fondé sur la volonté. Son utilitarisme éclectique. Le Prussien. La Prusse, unificatrice de l’Allemagne moderne. La révolution accomplie par elle : Bismarck. – IV. Les conditions préalables de l’unité allemande : l’idée de race. L’Allemagne prend au XVIIIe siècle pleine conscience de son génie propre, caractère cosmopolite de sa littérature. Le germanisme n’est pas une civilisation, mais une Kultur ; les intérêts économiques : l’unification économique de l’Allemagne au XIXe siècle, industrie, socialisme, unions douanières, étatisme. La bourgeoisie et le libéralisme en Allemagne. – V. La crise allemande après la guerre. L’Allemagne a brûlé l’étape démo-libérale. Impopularité de la constitution de Weimar, illusions des Alliés. L’anarchie intellectuelle : perte du sens de la continuité, du sens de la raison, le dynamisme. Situation morale : l’isolement. L’abandon aux évènements et le repliement sur soi-même. La misère. Sans l’hitlérisme, le communisme l’emportait.
CHAPITRE X. Le national-socialisme
National-socialisme : le programme ; hitlérisme : le chef. La guerre continue, mais par une « victoire intérieure ». – I. Le national-socialisme et la jeunesse allemande. Les mouvements de jeunesse depuis 1890. L’expérience de la guerre : la guerre, révolution allemande ; l’idée de la communauté nationale. Misère de la jeunesse allemande après la guerre : l’expérience sociale ; esprit national et révolutionnaire. Attitude à l’égard du bolchevisme. L’avenir du national-socialisme dépend de la jeunesse. – II. Origine et histoire du national-socialisme. Hitler. – III. Le programme et la doctrine : l’idée de race, la question juive, l’attitude à l’égard des Églises protestantes et de l’Église catholique. Le programme économique et social, les difficultés. Nécessité de la concentration du pouvoir. Jugement : espoirs et craintes. Le national-socialisme est-il une révolution ou une contre-révolution ?
TROISIÈME PARTIE
Le besoin d’unité
CHAPITRE XI. – L’organisation internationale
L’antinomie nationalisme et internationalisme. – I. Origine commune du nationalisme et de l’internationalisme, le point de synthèse. – II. La Société des Nations : elle n’est, ni une utopie, ni une idée nouvelle ; elle se situe dans une série. L’empire romain et l’idée de chrétienté. – III. Histoire : la Société des Nations est née de la rencontre de l’idée de paix et d’une nécessité économique, de l’idéalisme anglo-saxon et du réalisme latin, d’une conception morale et d’une conception juridique. Sa base solide est l’organisation technique. Mais le plan fut sans cesse contrarié. Période technique, période politique, période du désarmement. – IV. La crise de la Société des Nations, les erreurs initiales : on veut atteindre tout de suite au maximum, on enfle démesurément le programme. Un vieil esprit dans une institution nouvelle. Le dilemme : Surétat ou centre international. La Société des Nations est une méthode diplomatique. Elle est entrée dans les mœurs. – V. lin droit se forme à Genève : retour aux conceptions du bien commun et de l’ordre international, contre les conceptions individualistes et libérales. À quel étage se trouve la Société des Nations : elle est plus proche que les États du monde moral et spirituel. Laïcité, logomachie, solidarisme, sont ses vices organiques. – VI. Ces vices et ces erreurs se sont manifestés à la Conférence du désarmement : pourquoi celle-ci est vouée à un échec, pourquoi elle est dangereuse pour la paix et la Société des Nations. Cette dernière n’en représente pas moins un grand effort et un grand espoir. Nécessité de la réforme.
CHAPITRE XII. L’Europe
Le Convegno Volta de 1932 et l’idée de l’Europe, l’inquiétude européenne. – I. La Société des Nations est avant tout européenne, car l’Europe, inquiète, se cherche soi-même et se sent menacée. Comment passer du sentiment à l’idée ? – II. Paneuropa, une « fausse idée claire » ; le type du « bon Européen », produit d’une idée kantienne. – III. À quelles réalités, à quelle idée l’Europe répond-elle ? Ni à une réalité géographique, ni à une réalité historique, ni à une réalité psychologique, ni à une réalité politique, ni à une réalité religieuse, ni enfin à une réalité économique, semble-t-il. Et pourtant, l’Europe a le sentiment de son existence. Comment il faut poser la question. La complexité est le fond de l’unité européenne : philosophiquement, unité implique complexité. L’Europe doit-être comparée à l’homme. L’unité de l’Europe, comme celle de l’homme, est un principe spirituel, le principe chrétien. – IV. Le christianisme a « informé » l’Europe. Ce que celle-ci doit au christianisme : le sens de la personnalité, par quoi elle diffère de l’Asie ; le besoin d’agir, de créer ; l’esprit apostolique, universel ; la capacité d’assimilation, le sens de la raison et de l’ordre. L’Europe est le seul continent dont la civilisation soit universelle. – V. L’Europe se développe entre la différenciation extrême et le principe spirituel qui fait son unité. Son développement est celui d’un être humain extrêmement évolué. L’Europe est une personne, et non une masse. Elle est une formation historique. Le Convegno Volta et la formation historique de l’Europe. La civilisation européenne est une et organique. L’Europe, patrie des patries. Longue histoire dans un espace restreint. – VI. L’Europe éprouve périodiquement le besoin de l’unité : il lui vient de l’empire romain et de l’Église. Le mot de romanitas, son histoire et son sens : romanitas n’est pas synonyme de latinitas, son origine est chrétienne. – VII. Aujourd’hui, l’idée d’Europe est une notion de crise. L’Europe n’a besoin, ni d’unité géographique, ni d’unité économique. Organisme historique, l’Europe se pose comme un problème historique et ne peut recevoir qu’une solution historique. La situation actuelle : la période d’expansion européenne est close. Problème de structure. Buts communs, œuvres communes, action commune, dans le domaine de l’esprit et dans celui de la politique : l’élite intellectuelle et les chefs. – VIII. Les rapports franco-allemands sont la clé de la question européenne. Leurs difficultés : causes psychologiques, méfiance réciproque. Nécessité pour la France d’un redressement national. Avertissement aux nations européennes.
CHAPITRE XIII. L’anthropocentrisme, le drame de L’homme contemporain
L’unité, question de centre. Principes qui s’imposent aujourd’hui. La question : qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que la destinée humaine ? Deux réponses : celle du christianisme, celle de l’humanisme laïque. – I. L’humanisme. La suppression du phénomène chrétien. Retour à l’antiquité, alternance entre les grandes époques. La décadence de la civilisation médiévale : la cause économique, la cause religieuse, la cause politique. Dissociation de la synthèse, perte du sens de la totalité, décomposition de l’homme : on oublie la personne, on ne voit plus que l’individu. Celui-ci devient le seul principe d’unité. La Renaissance, son tempérament, son esprit. Infériorité scientifique de l’homme du moyen âge, supériorité spirituelle. – II. Les grandes tendances issues de l’humanisme : le besoin de liberté, la domination de la matière. Elles aboutissent, l’une à l’anarchie, l’autre au matérialisme. L’époque luciférienne. Le précipice. – III. Le drame de l’homme contemporain : chute de l’individu dans le relatif et le collectif. La morale bourgeoise et ses conceptions fondamentales : prospérité, récompense du juste, et respectabilité. Origines judaïco-protestante et laïque. Sa désagrégation. Envahissement de la morale par le relativisme. L’homme contemporain touche le fond : il cherche à se raccrocher au fait individuel – l’homo sexualis – et au fait collectif – l’idée de communauté. Sa solitude morale, sa peur de la liberté, sa peur de l’homme. Le relativisme moral, critique de la morale sociologique. La morale de l’intérêt et l’homo œconomicus ; la perte de la personnalité humaine, le retour à la brute. – La conception chrétienne de l’homme : l’individu et la personne. L’homme est une valeur spirituelle.
CHAPITRE XIV. Le théocentrisme, l’unité spirituelle
La grande pitié de l’homme contemporain : il n’est plus homogène. Le retour au centre spirituel. – I. L’activisme de l’homme moderne, son dynamisme. Le christianisme opère seul la synthèse entre l’être et le devenir, car il est à la fois action et contemplation. Nous avons pris pour des fins ce qui n’est que des moyens ; nous sommes arrivés ainsi au « non-but ». Les trois données du problème de la destinée humaine : l’homme, les choses, Dieu. Abandon de Dieu, puis de l’homme : il ne reste plus que les choses ; le mécanisme matérialiste. Le prébolchevisme. Nous sommes en présence d’un fait : la répercussion des idées humanistes dans la vie pratique. – II. Tentatives de redressement, de transcender la matière. Le pragmatisme, l’agnosticisme, l’intuition. Importance de la philosophie bergsonienne. Bergson voit dans le mystique catholique le type le plus élevé de l’homme. – III. Le problème de la civilisation. Kultur et civilisation ; le sens de ces mots, un peu d’étymologie ; cause de la confusion. Les cinq facteurs essentiels de la civilisation, l’image de la tour. Le rôle de la société, le rôle de l’État ; civilisations particulières et civilisation générale. Le principe spirituel de la civilisation. – IV. L’idée de Dieu, principe d’unité : un seul Dieu, une seule humanité, une seule morale, un seul droit. Nécessité de l’autorité spirituelle : ou l’autorité spirituelle, ou la contrainte physique. Concevons-nous bien l’unité ? Tout se ramène à l’ordre chrétien. – V. L’ordre chrétien protestant. Le protestantisme est la première forme, la forme religieuse, de la Révolution ; caractères de celle-ci. Le fond de la Réforme : son pessimisme ; le protestantisme nie le libre arbitre et perd la notion de personne ; il nie l’analogia entis. Il aboutit, ou aux sectes, ou à l’étatisme. Réaction de Calvin. L’envahissement du protestantisme par les idées modernes et l’abandon des positions prises par les grands Réformateurs. Sa crise actuelle. Retour au dogmatisme, retour à l’action sociale, le besoin d’unité : le mouvement Foi et ordre, le mouvement Vie et œuvres, causes de leur échec. L’Union des Églises : pour le moment, c’est une « fausse idée claire » ; comment le protestantisme et le catholicisme arriveraient à se rapprocher. Souffrances communes, ennemis communs. – VI. Rôle immense du catholicisme dans le monde contemporain. L’image du Saint-Gothard. Conclusion.