Martyrs mexicains

(1527-1529)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Robert RICARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque les Franciscains arrivèrent au Mexique en 1524, ils jugèrent qu’un des meilleurs moyens de convertir le pays, c’était de rassembler dans leurs couvents les fils des chefs et des grands personnages, et de leur donner une éducation chrétienne. C’est ainsi que, vers l’âge de douze ans, le fils d’un chef indigène de Tlaxcala reçut le baptême sous le nom de Cristobal. Cet enfant, qui était remarquablement doué, à ce que nous dit l’historien franciscain Fr. Toribio de Motolinia, parut aussitôt devoir faire un excellent chrétien. En effet, ce que les religieux lui enseignaient, il le répétait chez lui ; en particulier, il ne cessait d’adjurer son père Aexotecatl de renoncer à ses idoles et à ses saouleries – car c’était un grand ivrogne – et de reconnaître Jésus-Christ, le Dieu de vérité et de miséricorde. Mais le père était endurci dans ses erreurs et ses péchés, l’âme chargée de meurtres et de cruautés ; il ne voulait pas entendre. Et le petit Cristobal brisait les idoles, et les cruches pleines de ce vin dont son père s’enivrait avec ses sujets. Ceux-ci se plaignirent : Cristobal ruinait son père, était une honte pour la famille. Aexotecatl avait plusieurs femmes : l’une d’elles, dont le nom signifiait Fleur-de-Papillon, convoitait pour son propre fils Bernardino l’héritage qui devait revenir à Cristobal ; elle aussi disait que Cristobal ruinait et déshonorait la famille. Ainsi excité, Aexotecatl décida de le tuer.

Il fit donc venir ses fils, pour leur donner une fête, disait-il. Mais il sépara de ses frères Cristobal, qui se mit à pleurer, l’emmena dans une chambre, le saisit par les cheveux, le jeta par terre et l’accabla de coups de pied dont il est merveille qu’il ne soit point mort, écrit Motolinia, car son père était une espèce d’Hercule. Voyant qu’il vivait toujours, Aexotecatl prit une énorme matraque et continua de frapper. Vainement Cristobal essayait de parer les coups avec ses mains. Tout son corps ruisselait de sang. Mais, loin de se révolter ou même de se plaindre, il ne cessait d’invoquer Dieu, et disait seulement : « Dieu, mon Seigneur, assiste-moi. Que je meure, si tu veux, que je meure ; si tu veux que je vive, délivre-moi de ce père cruel. » Tout cela, on le sut grâce à un de ses frères, qui avait été pris de soupçon et qui, par une fenêtre, parvint à voir ce qui se passait. Aexotecatl avait tellement frappé que, en dépit de toute sa force, il finit par se sentir las. Il lâcha son fils, qui réussit à se relever pour sortir. Mais Fleur-de-Papillon, celle qui convoitait l’héritage pour Bernardino, l’arrêta à la porte.

À ce moment, la mère de Cristobal arriva, toute en pleurs, et elle voulut prendre son fils. Son cruel mari l’en empêcha. Elle le suppliait : « Pourquoi veux-tu me tuer, mon fils ? Comment peux-tu avoir des mains pour tuer ton propre fils ? Tu me tueras, moi d’abord, pour que je ne voie pas si cruellement torturé le seul fils que j’aie enfanté. Laisse-moi emmener mon fils ; et, si tu veux, tue-moi, mais laisse aller cet enfant qui est ton fils et le mien. » Alors il la saisit par les cheveux comme lui, comme lui il la frappa jusqu’à n’en pouvoir plus, et il la fit enlever de là.

Cristobal, meurtri, blessé, jambes et bras rompus, vivait encore. Aexotecatl ordonna d’allumer un grand feu, et quand il fut bien ardent, il y fit jeter son fils, l’y retourna sur le dos et sur la poitrine. Et Cristobal ne cessait d’invoquer Dieu et Sainte Marie. On le retira du brasier, presque mort, et on l’enveloppa dans des couvertures. Il passa la nuit au milieu d’atroces souffrances. Mais il les acceptait avec la plus grande patience, et il ne cessait d’invoquer Dieu et Sainte Marie. Au matin, il fit appeler son père, et lui dit : « Oh mon père ! Ne pense pas que je sois fâché, car je suis très joyeux. Sache que l’honneur que tu m’as fait vaut bien plus que ton héritage. » Puis il demanda à boire. On lui donna une tasse de cacao, et en la buvant, il mourut.

 

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Deux ans après la mort du petit Cristobal, deux Pères Dominicains qui se rendaient dans la région d’Oaxaca, prièrent le gardien du couvent franciscain de Tlaxcala, le vénérable P. Martin de Valence, de leur confier un des Jeunes garçons qu’il avait formés, peur les aider dans la prédication de la doctrine chrétienne. Le P. Martin de Valence posa la question à ses enfants, et deux d’entre eux, qui appartenaient à d’illustres familles, s’offrirent à accompagner les Pères Dominicains : l’un s’appelait Diego, l’autre Antonio, et il avait un petit domestique du même âge, nommé Juan. Le Père leur dit alors : « Mes enfants, prenez garde que vous allez aller hors de votre pays, parmi des hommes qui ne connaissent point Dieu, et je crois que vous vous verrez dans de grands travaux. Je ressens vos souffrances comme si vous étiez mes propres fils, et même je crains que l’on ne vous tue sur ces chemins. Avant de vous engager, regardez donc bien ce que vous faites. » Les deux enfants répondirent d’une seule voix : « Père, c’est pour cela que vous nous avez enseigné la véritable foi. Comment pourrait-il y avoir quelqu’un parmi nous qui refusât de souffrir pour le service de Dieu ? Nous sommes formés à aller avec les Pères et à endurer de bon gré pour Dieu toutes les souffrances. S’il a besoin de notre vie, pourquoi ne la donnerions-nous pas pour lui ? Saint Pierre n’a-t-il pas été tué, Saint Paul et Saint Barthélemy n’ont-ils pas été décapités pour Dieu ? Pourquoi ne mourrions-nous donc pas pour lui, si cela est nécessaire à son service ? » Alors le Père leur donna sa bénédiction.

Les Pères Dominicains avaient chargé Antonio et Diego de rechercher les idoles dans les maisons des Indiens et de les leur apporter. Les Indiens complétèrent donc de tuer les enfants. Un jour, Antonio entra dans une maison abandonnée ; il n’y avait là qu’un jeune garçon, qui gardait la porte. Il entra, pendant que son domestique Juan restait avec celui-ci. Alors arrivèrent deux nobles indiens, armés de massues, et ils assommèrent le petit Juan. Antonio sortit au bruit, et, loin de s’enfuir, leur dit avec grand courage : « Pourquoi me tuez-vous mon compagnon, qui n’a rien fait ? Car c’est moi, c’est moi qui vous enlève vos idoles, parce que je sais que ce sont des démons, et non des dieux. » Mais ils se mirent à le frapper et le tuèrent aussi. Puis ils jetèrent les corps dans un ravin, où on les retrouva ensuite. Ces enfants avaient à peu près le même âge que Cristobal. Les assassins furent découverts et mis à mort ; avant d’être exécutés, comme ils dirent qu’ils comprenaient bien le mal qu’ils avaient fait, et demandèrent le baptême.

Lorsque le P. Martin de Valence, ajoute Motolinia, apprit la mort de ces enfants qu’il avait élevés comme s’ils étaient ses propres fils et qui étaient partis avec sa permission, il éprouva une grande douleur ; mais, d’un autre côté, il sentait une grande consolation à la pensée qu’en ce pays il y avait déjà des chrétiens capables de mourir en confessant Dieu. Seulement, quand il se rappelait ce qu’ils lui avaient dit avant de partir : « N’a-t-on donc pas tué Saint Pierre et Saint Paul et Saint Barthélemy ? Eh bien ! que l’on nous tue ! Dieu nous fera une grande grâce ! », quand il se rappelait ces paroles, il ne pouvait s’empêcher de verser beaucoup de larmes 1.

 

 

Robert RICARD.

 

Recueilli dans La légende dorée

au-delà des mers, Grasset, 1930.

 

 

 

 

 

 



1  Ces deux récits ont été écrits d’après le chapitre XIV du livre III de l’Historia de los Indios de lu Nueva España du missionnaire et historien franciscain Fr. Toribio de Motolinia.

 

 

 

 

 

 

 

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