Jean Dampt

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

William RITTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi les sculpteurs de cette grande école française d’aujourd’hui, infiniment supérieure a l’école correspondante de peinture, j’admire beaucoup quelques individualités caractérisées, mais je n’en aime que trois : Rodin, Dampt et Vallgren. Dampt me représente quelque peu un Donatello transporté dans la société – je ne dis pas la vie – moderne, car la vie de Dampt est ce qu’elle eût été a Florence au XVIe siècle – mais un Donatello apaisé qui n’aurait plus à lutter contre la matière pour créer le métier. Autant d’âme ; même curiosité des matériaux premiers et des effets qui se peuvent rendre par leur moyen ; même victoire sur les difficultés découvertes par Donatello, mais victoire indifférente chez Dampt. Volo est sa devise ; sa volonté seule l’intéresse, et le triomphe d’un de ses vouloirs n’a pour lui que l’agrément de laisser le champ libre a un autre vouloir. Dampt mieux que tout autre sait que la première condition de pouvoir ce qu’on veut est de sacrifier la généralité de ses désirs à quelques-uns seuls élus, et d’écarter de sa vie la femme au profit de l’art, la société au profit du travail, de fuir les honneurs au profit de la solitude, du tête-à-tête avec sa propre pensée. Je crois fermement que Dampt n’a plus rien à apprendre, non pas parce qu’à force de vouloir il en est arrivé à ne plus avoir à compter avec aucun labeur du métier, mais parce que très jeune il a pris l’habitude, aujourd’hui invétérée, de se surmonter lui-même. Or qui a maîtrisé son cœur et son imagination, qui gouverne avec une justice et une santé inflexibles son intelligence, son âme et ses sens, a vite fait de rendre ses mains libres. Je connais un volontaire qui ne sachant pas une note de musique voulut jouer l’hlamey de Balakirev ; cela lui coûta deux ans de travail ; mais ensuite il put jouer et hlamey et tout ce qui lui plut d’autre. S’il avait appris normalement à jouer du piano, leçon après leçon, Haydn après Clementi et Kuhlau, il lui fallait dix ans d’étude pour atteindre à Balakirev. Voulez-vous apprendre une langue, lisez sans dictionnaire le livre de cette langue qui vous tente le plus ; vous commencerez par le deviner, vous finirez par le comprendre. J’ai appris il lire dans les Moines d’Occident de Montalembert et le Dictionnaire d’architecture de Viollet-le-Duc et je crois les abécédaires – sauf ceux de Walter Crane – idiots. S’étant dégagé du métier, comme on se lave les mains après avoir pétri de la glaise, Dampt devenu souverain de la pierre, du bois, de l’ivoire et de l’acier, qui lui obéissent aussi bien que ses nerfs et sa chair, se complaît à pétrifier ses rêves longuement mûris, et fait des statues d’âmes. Les autres contraignent le marbre à l’attitude – à l’expression, à la vie parfois, parfois plus rarement encore à la pensée ; lui le contraint à davantage, il lui insuffle réellement une âme ; quelques-unes de ses statues sont hantées, celles de sa propre conception et non point les portraits, bien entendu.

À eux trois – mes trois sculpteurs de France aimés – ils se sont comme partagé les mondes de la Divine Comédie dans sa traduction en vie contemporaine. Rodin sculpte l’enfer, Vallgren le purgatoire, Dampt le paradis. C’est-a-dire que, tandis que les deux autres s’acharnent à plasticiser selon leur tempérament les passions, les désirs, les luxures, les nécessités dévoreuses, la modalité militante des corps damnés aux atroces labeurs de la lutte pour l’existence et pour la reproduction de l’existence, Dampt, réfugié dans une sphère de sérénité et de méditation philosophique confiante et platonicienne, ne nous représente qu’une vie très épurée, partant tout à fait supérieure, cette vie sur laquelle l’âme plane par-delà la matière et fait même comporter à la matière une obscure mais obstinée aspiration à devenir amour ou intelligence. Les wagnériens me comprendront : sa sculpture est œuvre d’homme intérieur. Il n’improvise jamais, il ne barbouille jamais de multiples croquis, ne gâche jamais maquette après maquette ; l’œuvre sort tout armée de sa méditation ; après une longue gestation la forme naît à la lumière de la terre, toute rayonnante de la lumière de la pensée. Le calme, la pondération et la sérénité recueillie de Dampt sont imperturbables ; il rit comme les intellectuels distingués sourient, trop penseur pour faire autre chose que de s’affliger muettement en présence du ridicule. Auprès de lui j’ai toujours l’impression de m’être approché du vrai sage qui domine la vie sans se laisser dominer par elle jamais, et l’on peut dire que sa clairvoyance méditative plane sur tout de la vie comme l’âme sur ses bustes et ses statues. Il a pense à tout de telle sorte à mériter le bonheur de résoudre toutes ses pensées. Il va droit son chemin dans une solitude encore plus hautaine que celle de d’Aurevilly parce qu’elle est sans panache et sans phrases, et pourtant Dampt lui aussi ne se vêt pas comme tout le monde et cause exquisement. Grâce à sa droiture, à sa conviction et, ce qui va sembler contradictoire, grâce à sa réserve, il ose toucher à tout, et le fait-il d’une façon presque sacerdotale ; tout sort pur d’entre ses mains ; on se confesserait à lui ; la volupté même lorsqu’il la traduit n’arrive qu’à se purifier dans son marbre, et pourtant il est tout le contraire de froid. Les lourds seins de cette femme endormie trahissent des chairs de Rubens, et le sommeil de cette femme est peuplé de rêves luxurieux, et c’est pur comme du cristal de roche, le marbre de Dampt ne saurait être lascif. Jai parlé de confession tout à l’heure ; Dampt décrit la passion ou son objet tel qu’une grande âme ou une grande intelligence croyantes, un d’Aurevilly par exemple, n’excusant rien mais comprenant tout, en parlerait dans le confessionnal d’un prêtre d’élite, dans celui d’Alphonse Germain par exemple quand il aura reçu les ordres ; l’amour que peuvent inspirer ses nus représente surtout la respectueuse adoration qui mènerait à l’hyménée ; ses femmes de pierre ignorent le péché, sinon le subliment à force d’amour. Il a sculpté le baiser à tous les âges, mais l’a toujours sculpté chaste, parce que empreint d’amour, d’amour maternel, fraternel, ou l’autre, mais d’amour toujours. Et c’est peut-être encore plus fort que de savoir rendre le vice auquel tellement tendent sans y atteindre !

Et qu’on ne se méprenne pas. Cet éloge, pour être excessif : faire de la sculpture d’âme, ne doit aucunement comporter que Dampt fasse autre chose que de la sculpture de sculpteur ; il sait mieux que tout autre se restreindre à des sujets purement sculpturaux, et il n’en sort jamais, à moins toutefois que pour tenter un rapprochement vers la couleur, très justifiable non seulement mais même traditionnel, puisque la sculpture chrétienne était généralement peinte et puisque l’antiquité admettait les accords chryséléphantins. On a vu Dampt teinter les yeux de ses statues, voire même leur donner des yeux de lapis ; il a accolé l’acier et l’ivoire ; vêtu des chairs d’ivoire de bois variés. Mais cela ne l’a jamais empêché d’être exclusivement un sculpteur, le sculpteur qui, pour avoir poussé la beauté expressive à ses dernières limites, ne s’en est pas moins astreint à ne la créer que par-dessus une première création de beauté plastique absolument impeccable. Il a trop le respect de son art pour l’abâtardir à des épreuves qu’il ne supporterait pas et dont il sortirait diminué, mâtiné, et il trouve la sculpture assez grande, noble et belle et son domaine assez vaste pour qu’elle se suffise à elle-même.

Dampt est bourguignon. Je néglige le parallèle trop facile entre le sol, la nature, les vins de la Côte d’Or et les génies et les caractères que ce pays a produits. Il serait non moins facile de montrer les parentés qu’ont ces génies entre eux, et je sais des analogies nombreuses entre l’éloquence de Saint Bernard, le verbe de Bossuet, l’accent de Lacordaire, voire même le style de Buffon d’une part et d’autre part la sculpture de Dampt. C’est si vrai quoique paradoxal qu’il faut négliger cette démonstration : ceux qui me comprendraient m’ont déjà compris ; ceux qui ne me comprennent pas ne me comprendraient pas davantage. De même la biographie d’un artiste me paraît tout à fait négligeable quand l’artiste lui-même n’a pas dit quelles influences furent décisives sur sa vie. Si son développement, comme c’est le cas, je le crois, pour Dampt, a été normal, c’est-à-dire gradué sans secousses, tout intérieur, sans chemin de Damas, sans luttes autres que celle comme Jacob avec l’ange, il me semble inutile de raconter qu’il est né à Venazay, près d’Alize-Sainte-Reine, à moins que pour rappeler les poupées que tout enfant il taillait à de petites amies et l’impression que lui fit la découverte de débris romains, d’ajouter qu’il a étudié à Semur et à Cluny, dessiné à Dijon sous Nanteuil, puis sculpté à Paris sous Jouffroy et Dubois, qu’enfin le volontariat lui a été peut-être un peu moins rude qu’à d’autres intellectuels parce qu’il a eu l’occasion de faire le portrait de son général et de quelques officiers supérieurs. De même ses voyages de Suède et d’Autriche me laissent indifférent parce qu’ils n’ont eu aucune importance pour son développement artistique, tandis qu’au contraire je retiens ceux d’Italie et d’Espagne-Maroc qui firent de Dampt l’actuel Florentin égaré parmi nous pour le bonheur de quelques-uns, mais un Florentin qui a absorbé et compris sinon l’art arabe au moins l’esprit et l’état d’âme hispano-mauresque. Il doit à l’Italie sa Mignon et au Maroc son Cavalier arabe. Ces quelques traits indiqués, je renvoie qui me reprocherait de n’être pas assez biographique au substantiel article sur Dampt de M. Fernand Weyl paru au numéro de Mars 1895 de l’Ermitage.

Ce fut une étrange statue, encore aujourd’hui pour moi le point culminant de l’œuvre de Dampt : Au seuil du mystère, exposée au Champ de Mars de 1892, qui m’ouvrit les yeux sur l’art de ce très grand artiste, profond, obstiné et volontaire comme pas un, doux comme les vrais forts, et qui m’amena à lui. Depuis longtemps j’avais été très frappé par la théorie de la beauté androgyne préconisée par Péladan, lequel me rendait clairs à moi-même mon propre rêve et mon propre sentiment dans ses magnifiques premiers livres que des lecteurs ineptes ont tant ridiculisés parce que ces livres à nuls autres pareils clabaudent un pied dans le sublime et l’autre dans de la douce folie, au lieu de sagement ramper ventre à terre dans le dédale asphyxiant des lieux communs de pensée et d’expression – et voici que tout à coup je me trouvais en présence d’un statuaire qui venait de réaliser pleinement ce que le Sar m’avait fait entrevoir sans y complètement atteindre lui-même ! Or non seulement l’androgyne était réalisé, mais ce n’était point par hasard, car je découvrais un artiste qui n’était pas qu’un simple ouvrier, qu’une simple force brute, mais au contraire une âme élohite. Bien plus : loin de trouver l’auteur de cette statue angoissante occupé à se complaire à de perverses notations de décadence, comme la plupart des adorateurs de l’androgyne, et à énerver la matière aux subtilités vicieuses nécessaires pour traduire la dégénérescence et la névrose, je fus mis en contact avec l’une des intelligences les mieux équilibrées, les plus harmonieuses qu’il m’ait été donne de rencontrer. Cet Au seuil du mystère de Jean Darnpt est certainement l’une des plus extraordinaires corporisations de beauté physique-archétype qui aient été découvertes et réussies. Jamais le jeune homme n’avait touché à l’ange de si près. Pour une centaine de Dorian Gray, – à une époque ou les Dorian Gray couraient les rues,  – que nous aient laissée l’Antiquité et la Renaissance, combien peu de Saint Jean Baptiste de Léonard et de David de Donatello (celui de marbre et non celui de bronze, bien entendu), celui vêtu, au poignet sur la hanche et non pas le nu au chapeau casque et aux cothurnes, beaucoup plus célèbre ! Ils ont un frère désormais dans ce génie aux yeux pers, chauve-souris humaine voletant entre la vie et la mort, celant le mystère de son être sous le froid tranchant du glaive. Il semble même sur le point de s’envoler de ce petit groupe infiniment rare des archanges de l’art, archange lui-même de la bonne mort rimant à l’archange si doux de la naissance qui éploie ses ailes irisées au Pont de vie de Walter Crane, à peine assez matériel pour la terre, juste assez cependant pour avoir l’être sculptural qui lui donne droit de cité dans les imaginations et les souvenirs de ceux gui érigent en leur cœur des temples et des autels au Précurseur à mi-corps, à Parsifal de Bayreuth et à Fet Fzumes de Roumanie. Jamais la sculpture n’avait ainsi touché au domaine du rêve, tout en restant elle-même, ferme et définie comme doit être toute sculpture.

À lire Balzac et d’Aurevilly, une chose m’a frappé, c’est combien le naturel réellement aristocratique rend apte à comprendre artistement le peuple. Prenez les paysans de Balzac – des Rembrandt, – et surtout ceux de d’Aurevilly – des Franz Hals – comparez-les à ceux de Zola – pire que des Teniers ! Il y a là la différence d’une photographie à une œuvre d’art. De sculpteur plus aristocratique que Dampt il n’en est point ; de notre siècle, depuis Canova, il n’en a peut-être jamais existé d’autre. Avoir fait le Raymondin enlaçant Mélusine – autour duquel j’ai vu Dampt en sueur peiner des doigts, mais le front pas même froncé, casser ses outils clans le bloc de métal, articuler de clous d’or la cuirasse d’acier qui étreindrait la femme d’ivoire aux draperies transparentes et mouillées semées d’étoiles – c’est être prodigieux. Mais avoir fait en même temps la vieille femme ridée baisant au front le petit poupon joufflu, cet admirable Baiser de l’aïeule qui est au Luxembourg, c’est deux fois prodigieux, c’est en quelque sorte incroyable. Et cependant n’est-il pas logique pour un artiste, lorsque le métier ne comporte plus de difficulté, de s’attaquer à l’un après l’autre tous ces sentiments délicats, subtils, toutes ces pensées profondes ou ténues jusqu’ici prétendues intraduisibles autrement qu’en peinture, et ne va-t-il pas de soi qu’un Dampt ait l’ambition d’exprimer en statuaire non plus des ossatures déclenchées, des nerfs bandés et des muscles tordus, mais bien l’innocence, la chasteté conservée, la virginité perdue, la coquetterie, l’amour et jusqu’à la sensation du baiser, depuis celui des angelots entre eux, et des bébés dans leur sommeil jusqu’à celui des vieilles lèvres flétries et parcheminées de la grand’mère au tendre petit fruit de chair dont son corps déjeté, ridé et noueux comme un sarment a été la souche.

Dampt a fait des meubles admirables, des marteaux de porte, de menus objets de métal. La moindre chose entre ses mains devient significative et grande par le sentiment qu’il y met. Il rend le tour de force simple, et se sert de la simplicité pour exprimer les sensations, les sentiments, et jusqu’aux pensées les plus raffinées. Il y a une sorte de silence qui en dit plus que de longs discours : le moindre objet sorti d’entre ses mains garde ce silence gros de pensée. Dampt est le sculpteur le plus sérieux et le plus profond de notre temps. D’autres ne se préoccupent – comme les peintres qui ne voient que des taches – que des formes belles ou curieuses, lui contraint jusqu’à la matière la plus rebelle qui soit au monde : l’acier ! à vivre de sa vie intérieure et à traduire son âme.

 

Vienne, octobre 1895.

 

 

 

 

William RITTER.

 

Paru dans Arte, revista internacional

en décembre 1895.

 

 

 

 

 

 

 

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