Le mouvement politique en Allemagne
à l’époque du romantisme
(1790-1850)
par
A. ROBINET DE CLÉRY
Soutenue par un immense espoir et animée d’un enthousiasme profond, l’Allemagne de 1790 accueillit la Révolution française, à ce moment encore à ses débuts, comme un évènement historique susceptible de changer la face du monde. Klopstock salua « l’audacieuse diète des Gaules » qui marquait l’aurore d’une ère nouvelle. Kant, s’il faut en croire la légende, changea plusieurs fois l’itinéraire de sa promenade quotidienne habituelle pour lire, quelques heures plus tôt, les gazettes lui apportant les dernières nouvelles de Paris. Dans tous les cas, la philosophie politique, esquissée par le penseur de Königsberg en ses articles de la Berlinische Monatsschrift, rappelait celle de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. C’est que les Allemands d’alors, des plus rationalistes aux plus mystiques, étaient profondément impressionnés par les théories de Jean-Jacques Rousseau et le système de son Contrat social.
Guillaume de Humboldt, plus tard diplomate prussien, futur ministre de l’instruction publique de Frédéric-Guillaume III, venait de faire avec son ancien maître, le pédagogue J. H. Campe, comme tout jeune homme de vingt-deux ans, le pèlerinage de Paris pour assister en personne, ainsi qu’on disait dans la langue de l’époque, à « l’enterrement définitif du despotisme et de la tyrannie ». Lors de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, beaucoup d’écrivains allemands notables furent présents au Champ de Mars pour s’unir à l’enthousiasme des députés à l’Assemblée constituante et pour proclamer l’avènement des lumières dans un monde meilleur 1. Le débutant, fonctionnaire prussien très modeste, qu’était alors Friedrich Gentz, destiné à devenir le confident de Metternich et un des soutiens de la Sainte-Alliance, écrivait à Garve le 5 décembre 1790 : « Je regarderais l’échec de cette Révolution comme un des plus grands malheurs ayant jamais frappé le genre humain. » Le classique Wieland, ami de Goethe, du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar et de la duchesse mère Amélie, croyait voit se réaliser le rêve caressé par lui dès 1772 dans son Miroir d’or (Goldener Spiegel).
En effet, la France de la Constituante semblait à la veille d’accomplir, chez elle et autour d’elle, le programme d’humanitarisme cosmopolite qui avait été en Allemagne celui de l’Aufklärung ou philosophie rationaliste des lumières. Dans les doctrines qui triomphaient à Paris, on retrouvait l’idéal de Moses Mendelssohn et de Friedrich Nicolai, celui de Justus Möser, celui enfin de Christian Garve, philosophe populaire de Breslau, destinataire de la lettre de Gentz citée plus haut. La France mettait à réaliser cet idéal une ardeur juvénile rappelant la révolte prométhéenne de certains protagonistes du Sturm und Drang. Les émeutiers paysans de « l’anarchie spontanée » en 1789 dans les campagnes françaises agissaient à peu près comme le Karl Moor des Brigands de Schiller. Les revendications d’égalité sociale qui remplissent Intrigue et Amour (Kabale und Liebe) entraient, grâce à la législation révolutionnaire, rapidement dans les mœurs nouvelles. Enfin, les accents des orateurs du centre gauche à la Constituante faisaient penser aux belles tirades du Marquis Posa dans Don Carlos. Rien d’étonnant donc à ce que, sous le nom du « publiciste allemand Giller », Friedrich Schiller ait été fait, en quelque sorte malgré lui et à son corps défendant, citoyen français d’honneur par la loi du 26 août 1792, loi postérieure d’une quinzaine de jours à la prise des Tuileries par le peuple de Paris. Cela en même temps que Klopstock, Kosciuszko et Washington, ce qui suffit pour nous remettre dans l’ambiance de cette séance mémorable de l’Assemblée législative...
Mais, à ce moment, le « climat » politique de l’Allemagne pensante a déjà changé. Depuis avril 1792, la France est en guerre avec l’Autriche. Par son fameux manifeste le Duc de Brunswick qui commande l’armée des coalisés s’est attiré la haine des patriotes français ; les Prussiens, maîtres de Longwy et de Verdun, traversent l’Argonne et menacent la Champagne. L’intellectuel allemand moyen commence alors à brûler ce que depuis trois ans il adorait et à adorer ce qu’il avait brûlé. Seul, le peuple d’Allemagne, vraiment très misérable, aurait eu un sérieux avantage à un changement complet de régime, mais il reste en général trop ignorant pour bien comprendre ce qui s’est passé de l’autre côté du Rhin. Bref, l’état des esprits devient favorable au grand succès littéraire de la traduction par Friedrich Gentz des Reflections on the Revolution in France (Betrachtungen über die französische Revolution) de l’homme politique anglais E. Burke. Ce pamphlet antirévolutionnaire très violent résume ce que beaucoup d’Allemands professaient encore assez confusément à cette époque. Le traducteur, obscur bureaucrate au ministère de la guerre à Berlin, a tourné casaque en dix-huit mois sous l’influence des écrits de Necker et de Calonne, de ses entretiens avec Guillaume de Humboldt et surtout de l’étude quotidienne minutieuse des évènements eux-mêmes, étude qu’il avait poursuivie sans relâche en se procurant autant que possible des documents de première main. Gentz avait accompagné l’œuvre de Burke d’une introduction et de quelques commentaires. Et, du coup, il était devenu un des auteurs politiques les plus connus et les plus appréciés en Allemagne.
Ainsi, l’influence de Burke – qui fut considérable tant sur Novalis que sur Adam-Heinrich Müller – allait pouvoir façonner dans les pays germaniques les idées de deux ou trois générations d’écrivains. Ceux d’entre eux qui avaient salué la Révolution dans un élan d’enthousiasme se détournaient désormais, avec répulsion ou presque, de la France républicaine. Pour les uns, l’évènement décisif à cet égard fut la fuite du roi à Varennes qui changea leurs sentiments à l’égard du régime français nouveau. D’autres attendirent jusqu’aux proclamations de la Législative déclarant la paix aux peuples et une guerre inexpiable aux tyrans. D’autres encore furent plus impressionnés par le massacre des gardes suisses le 10 août, puis par l’extermination en masse des détenus et des suspects dans les prisons parisiennes en septembre 1792. D’autres enfin furent indignés par l’emprisonnement et l’exécution de Louis XVI. Mais tous lurent avec un intérêt passionné les chapitres où Burke montrait qu’une génération n’a pas le droit de détruire ce que les précédentes lui ont légué, que vis-à-vis des forces de l’histoire et de la tradition les lumières de la raison raisonnante, comme la concevaient les encyclopédistes parisiens et leurs disciples allemands de l’Aufklärung, restaient, au fond, peu de chose.
En 1793, Kant lui-même, désavoué publiquement par son souverain Frédéric-Guillaume II de Prusse pour ses conceptions religieuses libérales, paraît hésitant et intimidé sur le terrain politique, Il n’y a plus guère que le jeune philosophe Fichte, d’ailleurs à ce moment accusé lui aussi d’athéisme, et Georg Forster, de Mayence, né, du reste, à Nassenhuben près de Dantzig (ce qui en faisait un ressortissant polonais) pour prendre ouvertement la défense de la République une et indivisible sous sa forme jacobine ou montagnarde.
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Dans cette atmosphère historique et idéologique, le romantisme fait son apparition en Allemagne trente ans plus tôt qu’en France. D’abord cénacle minuscule d’écrivains groupés autour des frères Frédéric et Auguste-Guillaume Schlegel, il envahit peu à peu la philosophie, les arts plastiques, la musique, l’histoire, les sciences, la religion et même le droit. Ce n’est pas le lieu de montrer ici comment, en se développant pour devenir presque universel – on dirait aujourd’hui « totalitaire », – ce mouvement que ses premiers adeptes saluèrent avec un fervent enthousiasme perdit en profondeur, au cours des années, ce qu’il gagnait en étendue et finit par céder la place, à partir de 1850 environ, à des tendances plus réalistes.
Frédéric Schlegel, souvent considéré à l’heure actuelle comme l’animateur des romantiques de la première heure en Allemagne, devait devenir, sur le tard, un des principaux protagonistes de la politique autrichienne dite de stabilité après 1815. Or, il commença par afficher, de 1793 à 1795, pendant la période où il prenait conscience à Dresde des possibilités qui sommeillaient en lui, un républicanisme assez intransigeant. Kant a beau faire, dans sa Paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden), en 1795, de subtiles distinctions entre républicanisme et démocratie 2, il semble qu’aux yeux du débutant Frédéric Schlegel, admirateur un peu exclusif de l’antiquité grecque, un républicain ait été nécessairement aussi un ardent démocrate. L’œuvre de jeunesse de Schlegel respire dans tous les cas sa foi démocratique. Tout en condamnant les excès des sans-culottes en France, il souhaitait vivement le triomphe de la liberté dans tous les pays. En 1796, dans son Essai sur l’idée républicaine (Versuch ueber den Begriff des Republikanismus), il déclarait qu’en pratique la volonté de la majorité devait se substituer à la volonté générale, ce qui le mettait en opposition directe, au moins apparemment, avec son ami le poète Novalis, adepte lui aussi du premier romantisme.
Cette opposition ne doit, du reste, pas être exagérée. Alors qu’il y a une trentaine d’années encore presque tous les biographes de F. Schlegel croyaient devoir faire contraster le libéralisme de ses essais de jeunesse avec « l’obscurantisme » de ses dernières années, la plupart des critiques démontrent aujourd’hui, par des arguments assez probants, que le conservatisme catholique de son âge mûr et de sa vieillesse se trouvait déjà en puissance dans ses œuvres de début.
Toujours est-il que Novalis – de son vrai nom Friedrich von Hardenberg – a été le premier des écrivains qui introduisit, d’abord en poète, les théories du traditionalisme monarchique et l’admiration pour la conception de l’État du Moyen-Âge dans la pensée romantique. À cet égard, des fragments intitulés Glaube und Liebe. Der König und die Königin (Foi et amour ; le roi et la reine) et son opuscule Europa oder die Christenheit (L’Europe ou la chrétienté) sont si caractéristiques qu’ils méritent qu’on s’y arrête. Sous leur forme mystique, souvent voilée, de tels livres constituent, en dépit de quelques vagues précédents, au début du troisième tiers du XVIIIesiècle, quelque chose d’absolument nouveau dans l’histoire des idées politiques en Allemagne. Les ouvrages en question étant l’un de 1798, l’autre de 1800, marquent donc la coupure exacte entre la période qui disparaît et le siècle qui va s’ouvrir. Ils n’ont, d’ailleurs, été intégralement publiés qu’après la mort de l’auteur dont ils reflètent les idées. Celles-ci constituent le témoignage essentiel que nous possédons sur la conception que se faisait de l’État et du pouvoir ce qu’on appelle en littérature allemande le premier romantisme.
Contrairement à ses amis Schlegel, Novalis avait subi, dès ses plus jeunes années, l’influence piétiste des frères moraves et notamment de Zinzendorf. Par là il plongeait profondément dans une atmosphère de mysticisme, alors aussi éloignée du classicisme de Weimar que des idées de certains fidèles de ce qui a constitué à Iéna l’embryon du cercle romantique. Il serait prématuré de parler ici d’école. Les quelques amis réunis sur les rives de la Saale autour des Schlegel et de Karoline Böhmer (devenue Karoline Schlegel avant d’être Madame Schelling) n’eurent jamais conscience de former quelque chose qui ressemblât à une coterie littéraire ou politique. Leur originalité consistait surtout à s’éloigner des sentiers battus, ce qui leur donnait plus de liberté ou même de violence pour défendre les thèses allant à l’encontre des idées qui semblaient alors reçues. Plusieurs d’entre eux le faisaient en proclamant avec force ce que beaucoup de représentants de la jeune génération ressentaient alors d’une façon confuse. À cet égard, les écrits cités plus haut de Novalis, bien qu’ils n’aient vu qu’en partie le jour du vivant de l’auteur, ont peut-être eu, toutes proportions gardées, une importance analogue à celle du Génie du christianisme de Chateaubriand, dans l’histoire de la pensée française.
En 1797, Frédéric-Guillaume III et Louis de Prusse montent sur le trône. Les deux jeunes souverains, après les turpitudes du règne précédent, sont salués par une explosion unanime d’enthousiasme. Même un poète non prussien comme Hardenberg (c’est alors qu’il signe Novalis pour la première fois) dépose au pied de ce trône, dans le fascicule de juillet 1798 des Jahrbuecher der preussischen Monarchie (Annales de la monarchie prussienne), une série de fragments en prose constituant l’essentiel du petit livre Foi et Amour dont nous venons de parler. Le premier romantisme n’ayant guère laissé en Allemagne que des fragments, force nous est de nous habituer à ce mode d’expression de la pensée qui lui donne parfois une apparence assez nébuleuse. Sous les effusions lyriques qu’on peut laisser de côté, il y a là en germe tout le romantisme politique, tel qu’il va s’épanouir au cours des vingt années qui suivront. Novalis, que dans sa première jeunesse on comptait, comme presque toute sa génération, parmi les partisans convaincus de la Révolution française, fait dorénavant une critique rigoureuse des institutions qui en sont sorties. Ce qu’il faut reprocher selon lui au suffrage, qu’il soit universel ou restreint, c’est d’« atomiser » la volonté populaire. Quand il parle de régime représentatif souhaitable, ce n’est donc point du tout de représentation démocratique qu’il est question. Une génération déterminée, pense-t-il, n’a pas le droit de se choisir des mandataires qui dans les décisions à prendre croiraient n’avoir à tenir aucun compte du passé. L’époque actuelle dépend, en effet, de celles qui l’ont précédée et prépare celles qui suivront. On sent ici l’influence du traditionalisme de Burke.
Le mandataire qualifié du peuple, c’est le roi. Aux yeux de Novalis, c’est même le couple royal pour lequel l’idéal féminin incarné par la reine doit s’harmoniser avec l’idéal masculin. Nous trouvons ici une trace de la théorie romantique des contrastes (thèse, antithèse, synthèse) qui devait jouer un si grand rôle dans la philosophie de ce temps. L’action du roi trouve donc son complément utile et nécessaire dans l’action de la reine. Vis-à-vis de cette dernière, le poète se sent pris d’une espèce de délire amoureux. Il parle de son voile odorant qui répand sur tous les hommes une rosée embaumée, en leur inspirant infailliblement, pour la souveraine, une éternelle affection.
Le couple royal a, d’ailleurs, un rôle plus grand encore à jouer. Il pourrait, en dernière analyse, servir de médiateur entre le genre humain et la divinité, un peu comme le Christ fut le Médiateur entre la terre et le ciel. Le monarchisme de Novalis a, on le voit, quelque chose de mystique. La royauté lui apparaît comme un sacerdoce et l’État comme une sorte d’Église où le couple royal ferait office de pontife suprême. Rien de surprenant donc si cet État attire nécessairement à lui les forces vives de la nation. Novalis rêve d’un régime où les concepts de royauté et de république finiraient par se réconcilier. Une heure viendra bientôt, écrit-il, où l’on estimera « qu’il ne peut y avoir de roi sans république, ni de république sans roi » (dass kein König ohne Republik und keine Republik ohne König bestehen kann). Suivant en cela l’exemple kantien, le jeune Hardenberg, lorsqu’il parle de républicanisme, songe évidemment surtout au civisme. Et il tient à souligner, vis-à-vis de ses amis du groupe d’Iéna, que la monarchie théocratique dont il souhaite la restauration n’aurait rien d’une brutale tyrannie.
Par ailleurs, l’écrivain romantique prend position contre le libéralisme politique de Guillaume de Humboldt, par exemple, qui voyait dans l’État un mal nécessaire dont on ne saurait trop limiter l’action effective. Les idées d’Adam Smith et des physiocrates en matière économique lui sont également antipathiques. À cet égard il semble à peine excessif d’avancer que Novalis fut le précurseur des socialistes d’État. Si le roi fait figure de mandataire et de médiateur, à plus forte raison en est-il ainsi, à un degré plus bas de l’échelle, des simples citoyens, lesquels doivent toujours être prêts à immoler à la communauté ce qu’ils possèdent, car ils n’en sont réellement que dépositaires. Pourtant, cette conception de l’économie nationale – qu’on hésite tout de même un peu à qualifier de socialiste – est fondée non pas sur la haine des classes, mais sur la foi et l’amour, cet amour à la fois personnel et mystique que doit éprouver le moindre des sujets du royaume pour le couple royal et qui, à son tour, unit le pouvoir royal à un Dieu tout-puissant, mais infiniment bon.
De ces idées de Novalis à l’admiration pour le système politique que représentait le Moyen Âge, il n’y avait qu’un pas. Et ce pas, le poète l’avait franchi dès 1800, lorsqu’il termina son autre traité L’Europe ou la chrétienté. Tieck, exécuteur testamentaire de Friedrich von Hardenberg, refusa de publier ledit traité dans la première édition des Œuvres complètes de l’écrivain, enlevé peu après par la phtisie à l’affection de ses amis et de ses proches. Mais Frédéric Schlegel glissa l’opuscule dans la quatrième édition de 1826, non sans avoir fait disparaître un fragment des conclusions qui ne fut connu du public que plus tard.
Pour le penseur mystique qui s’affirmait alors en Novalis, le catholicisme médiéval constituait un élément positif et vivant dans l’histoire comme dans la politique. C’était – Herder l’avait déjà indiqué un quart de siècle avant lui – l’époque des fortes passions et de la foi créatrice qui soulève littéralement les montagnes. Par malheur, la Réforme avait, au fond, fait finir tout cela en abolissant, peut-être sans l’avoir voulu, la communauté chrétienne, « la chrétienté » (die Christenheit). Les protestants furent, selon le poète, presque tous des hommes d’une honnêteté très scrupuleuse, ils ont contribué à débarrasser le monde d’une foule d’abus, Novalis personnellement est, d’ailleurs, mort, comme il avait vécu, dans la confession luthérienne. Mais tout cela n’empêche point que la Réforme, à son origine, s’est rendue, d’après le poète, coupable d’un déchirement sacrilège. Elle a détruit l’unité chrétienne et supprimé, de ce fait même, l’Europe de jadis. Cette Europe, il importerait de la reconstruire, ce serait le seul moyen de sauver ce qui reste de la civilisation occidentale. Toute civilisation digne de ce nom présuppose l’unité dans la diversité, mais non pas un utilitarisme prosaïque, ni une idéologie niveleuse. Néanmoins, pour bienfaisant qu’ait pu être autrefois le rôle unificateur de l’Église catholique, il ne peut plus s’agir en 1800 de revenir de trois cents ans en arrière ou presque, bien que les jésuites aient encore tenté de rétablir un catholicisme romain universel en plein XVIIIesiècle. Du reste, Novalis ne cache pas ses sympathies pour cette œuvre des jésuites. Mais ils échouèrent dans leurs efforts du fait qu’ils se heurtaient à des impossibilités matérielles. Avant la fin du siècle, leur ordre avait été aboli par la papauté elle-même, dont il constituait un des meilleurs soutiens.
À cet endroit de l’ouvrage de Novalis resté lui aussi fragmentaire, Frédéric Schlegel, converti au catholicisme de stricte observance et devenu plus tard en Autriche un des piliers du système de Metternich, a omis de reproduire, en 1826, les passages peut-être les plus importants pour les conceptions politiques et religieuses de son ami. Il faut, selon Friedrich von Hardenberg, tendre vers une « nouvelle Église » qui ne sera plus ni protestante, ni catholique. Elle pourrait évidemment se qualifier encore de catholique dans la mesure où ce mot signifie « universelle » ; mais elle n’aurait dans tous les cas que des analogies assez vagues avec le catholicisme romain hiérarchisé, tel qu’il existait à cette époque. En combinant certains éléments empruntés à divers ordres religieux monastiques, notamment à la Compagnie de Jésus, avec l’œuvre réalisée par les loges maçonniques à tendances mystiques et en choisissant la communauté des frères moraves comme support ou comme base, on arriverait probablement à une vraie « Église de Dieu », de caractère durable, les temps étant proches de l’accomplissement de certaines prophéties... Cette Église-là pourrait constituer un lien solide entre les monarchies européennes. Dans un avenir un peu plus lointain, Novalis l’entrevoyait même servant de noyau à une espèce de société des nations ou société des États (Staatenverein) qui annoncerait, à vrai dire, plutôt la Sainte Alliance du tsar Alexandre Ier de Russie et de son inspiratrice, Julie de Krüdener, que la S. d. N. du Président Wilson.
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Entre le premier romantisme, dont les adeptes se groupaient en Allemagne autour d’hommes comme les frères Schlegel, Novalis et Ludwig Tieck, et le deuxième qu’incarnèrent entre autres Achim von Arnim, Clemens Brentano, Eichendorff et La Motte-Fouqué, Adam-Heinrich Müller forme le lien naturel. C’est d’abord parce que ce Berlinois converti au catholicisme en Autriche et devenu un adversaire acharné de la domination napoléonienne, puis un des principaux collaborateurs de Metternich après le Congrès de Vienne, à la suite de longs séjours tant en Pologne qu’en Saxe, appartenait, en effet par son âge, à une génération intermédiaire. Mais c’est principalement, parce que passionné avant tout de politique il résumait, dans son œuvre, les tendances de ceux qui étaient venus auparavant, tout en préparant la voie à ceux qui ont suivi.
Si Adam Müller semble avoir eu quelque chose d’un utopiste, et même à certaines heures de sa vie, d’un déséquilibré, l’intérêt pour les problèmes politiques n’a jamais présenté chez lui le même caractère épisodique que chez Novalis et ses amis. À l’heure actuelle, des savants autrichiens comme Othmar Spann aperçoivent en Adam Müller un très grand penseur auquel ils attribuent la prescience des théories sur les « forces productives » de la nation, à la mode de nos jours. D’autre part, certains nationaux-socialistes allemands d’aujourd’hui transforment l’ami de Gentz en un précurseur de la conception raciste de l’« esprit de la communauté » (Geist der Gemeinschaft). Il est vraisemblable qu’ils se trompent les uns et les autres.
Le mérite d’Adam-Heinrich Müller – qui n’a pas eu, semble-t-il, d’idées extrêmement originales – fut, selon nous, bien plutôt de condenser en quelques formules lapidaires des théories qui étaient dans l’air depuis assez longtemps. Ses Elemente der Staatskunst (Éléments de l’art de gouverner) contiennent la quintessence de son système politique. Il s’agit de trente-six conférences qui, avant de former un assez gros volume, furent données par lui à Dresde devant un auditoire choisi auprès duquel elles ont obtenu un vif succès pendant l’hiver 1808-1809. À cette époque, A. Müller était l’intime du poète dramatique prussien Heinrich von Kleist, en collaboration avec lequel il éditait la revue Phoebus. L’auteur des Elemente systématisa la pensée politique virtuellement esquissée en quelque sorte dans l’œuvre des premiers romantiques. Il opposa fort nettement sa conception organique de l’État à la conception mécanique qui avait été celle des philosophes rationalistes et dominait encore chez Guillaume de Humboldt, par exemple. Les corporations du Moyen Age semblaient constituer, selon A. Müller, un régime économique à la fois plus cohérent et plus humain que le libéralisme d’Adam Smith et de son école, devenus en fait ses « bêtes noires ». Sans tomber dans les exagérations d’un Fichte dont Müller avait beaucoup critiqué, lors de sa publication, en 1800, L’État commercial fermé (Der geschlossene Handelsstaat), il prévoyait le rôle énorme que serait appelé à jouer le papier-monnaie dans l’histoire financière du XIXesiècle.
Pour les mêmes raisons que Novalis, Adam-Heinrich Müller croyait avant tout opportun de rompre avec les théories se réclamant directement ou indirectement de la Révolution française, avec les hommes se figurant qu’un pays à la suite de secousses internes doit faire table rase du passé et peut modifier sa constitution tous les mois, comme on change, par exemple, de vêtement... Dès 1805, Müller avait rompu aussi avec la religion réformée et tenté en vain de pousser son ami plus âgé Friedrich Gentz à se faire catholique comme lui. Mais jusqu’en 1829, date de la mort de Müller, Gentz – qui restait au fond un rationaliste impénitent – a refusé avec obstination 3. C’est un pasteur luthérien qui devait accompagner sa dépouille au cimetière de Weinhaus, près de Vienne, trois ans plus tard, en 1832.
Am contraire, Adam Müller plaçait toujours davantage le catholicisme au centre de sa doctrine politique. Avec Von der Notwendigkeit einer theologischen Grundlage der gesamten Staatswissenschaften und der Staatswirtschaft insbesondre (De la nécessité de donner un fondement théologique à l’ensemble des sciences politiques, à l’économie publique en particulier), ouvrage paru en 1819, il inaugurait un système vraiment théocratique 4. En relations étroites avec le futur cardinal Reisach et avec Friedrich-Leopold von Stolberg, Müller s’était mis de plus en plus à la tête des anciens protestants convertis au catholicisme, et son attitude intransigeante lors du troisième centenaire de la Réforme le 31 octobre 1817 lui avait suscité des difficultés comme consul général d’Autriche à Leipzig. Il voyait dans les protestants pris en bloc, sans faire peut-être toutes les distinctions voulues, les fourriers du libéralisme politique qu’il convenait d’écraser. Allant jusqu’au bout de la tendance réactionnaire, Adam Müller préconisait des mesures très rigoureuses contre la jeunesse des universités allemandes dont il redoutait les menées subversives et hostiles à la politique de stabilité. Il en était venu à déclarer que l’État corporatif chrétien préconisé par ses amis et par lui-même était une création de Dieu (eine Schöpfung Gottes). Il trouvait, d’autre part, des accents plus ou moins socialistes contre la tyrannie de l’argent (Geldsklaverei) dont il apercevait, presque en visionnaire, les effets néfastes pour l’avenir. Cet esclavage pécuniaire était, selon lui, plus humiliant, et en conséquence encore plus odieux aux classes laborieuses, que les tyrannies politiques du passé. Le libéralisme économique manchestérien doit réduire le prolétaire à vendre au patron son corps et sa puissance de travail, « ne laissant plus guère à la libre disposition du salarié que son squelette ». Il y a là, chez ce catholique ultraconservateur, des violences de langage qui annoncent déjà les protestations que des collectivistes comme Marx et Engels firent entendre vingt-cinq ans après.
C’est à ces extrêmes, absolutisme théocratique, d’une part, socialisme étatique patriarcal, de l’autre, qu’aboutit, en fin de compte, pour les Allemands, le romantisme politique. L’État n’est plus simplement considéré comme un moyen de garantir l’ordre intérieur ou la sécurité extérieure, mais comme une forme d’existence publique collective voulue par Dieu de toute éternité, à laquelle par conséquent l’individu devra tout sacrifier, sa vie et ses biens, si l’intérêt supérieur de la collectivité (Gemeinschaft) vient un jour à l’exiger.
Même quand on est loin d’approuver le système d’Adam Müller dans son ensemble, surtout appliqué à nos sociétés contemporaines, on ne peut lui contester de la grandeur logique. Par contre, les fantaisies théocratiques donnèrent lieu, chez beaucoup de ses pâles imitateurs, à des conceptions souvent très puériles qui précipitèrent la décadence des idées romantiques parmi les penseurs allemands, à l’heure même où paraissaient en France les premiers vers de Lamartine et de Victor Hugo.
Vue, par exemple, à travers les romans de chevalerie du huguenot d’origine française, La Motte-Fouqué, l’admiration pour le christianisme médiéval et germanique, à la mode vers 1820, devint quelque chose d’artificiel ou de conventionnel. Cela se transforma, comme l’a écrit le critique Georg Brandes, en « de la poésie pour officiers de cavalerie 5 ». Le mouvement politique suscité par le romantisme en Allemagne devait finalement en mourir.
D’une façon générale, le grand fleuve de la pensée romantique, au fur et à mesure qu’il se grossissait d’éléments confus et disparates, perdait sa pureté. Il perdait alors aussi, reconnaissons-le, beaucoup de son intérêt. Le succès auprès des masses a été, somme toute, funeste au romantisme allemand, particulièrement en matière politique.
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Il serait aisé de discerner après coup et de suivre pas à pas l’influence du romantisme dans la philologie des frères Grimm, dans la conception du droit allemand d’un Savigny, dans l’œuvre historique d’un Leopold von Ranke. Cette influence n’est pas contestable, mais on en a sans doute parfois exagéré l’ampleur et la portée. Il demeure pourtant certain que la génération à qui incomba la tâche de préparer, puis de faire la Révolution allemande de 1848 n’appartenait plus essentiellement au romantisme. Les hommes du Vormärz en Autriche, de même que ceux de la Jeune Allemagne, n’étaient plus, au fond, des romantiques. La politique qu’ils faisaient ne saurait, malgré certaines apparences, appartenir davantage au romantisme, qu’elle fût libérale avec Boerne, Heine et Laube, athée avec Ludwig Feuerbach, anarchiste avec Max Stirner, socialiste enfin avec les signataires du Manifeste communiste de Friedrich Engels, encore imprégnés d’idéologie hégélienne.
Le jour où le hobereau têtu qu’était Otto von Bismarck apparut, ayant à peine dépassé la trentaine, à l’horizon politique de l’Allemagne, comme une jeune bête de proie en train de se faire les dents, le romantisme allemand n’avait plus aucune raison d’être, même si certains accessoires de ce qu’on pourrait appeler son « bric à brac » (couronne impériale, etc.) conservaient toujours leur action mystérieuse sur les foules germaniques. Cela suffirait à expliquer d’abord diverses fluctuations dans l’attitude du Parlement de Francfort en 1848 ou 1849, ensuite la répression impitoyable à laquelle donnèrent lieu alors des velléités, en somme plutôt timides, de libéralisme... Cependant un libéral à la Uhland, chez lequel l’emprise du romantisme restait assez forte, avait, sans aucun doute, au point de vue de l’évolution générale de la pensée, quelque chose d’anachronique. Bref, il faut constater que vers 1850 le mouvement des idées romantiques proprement dites a, en général, pris fin en Allemagne.
Ce mouvement a cédé la place, dans presque tous les domaines, à une ère nouvelle, celle de la Realpolitik – politique dite des réalités – qui, par la guerre de 1870-1871, devait mener l’Allemagne, et avec elle l’Europe, tout droit à la sanglante catastrophe de 1914-1918.
A. ROBINET DE CLÉRY.
Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.
1 Alfred Stern. Der Einfluss der französischen Revolution auf das deutsche Geistesleben, Stuttgart, 1928, p. 17 et suiv.
2 Cf. Zum ewigen Frieden dans Gesammelte Schriften, Band 8. Berlin, Georg Reimer, 1912, p. 349 et suiv., où Kant préconise un « républicanisme » parfaitement compatible avec le régime monarchique.
3 Marie von Pilat, la fille du diplomate autrichien de ce nom, devait publier, dès 1857, la correspondance presque complète des deux amis si différents par leur tempérament et par leurs idées (Briefwechsel zwischen Friedrich Gentz und Adam Müller, 1800-1829, Stuttgart, 1857), correspondance à laquelle les frères Wittichen n’ont pu ajouter que plusieurs lettres d’importance secondaire cans l’édition complète des Briefe (Munich, 1909-1913).
4 L’influence d’écrivains français comme Bonald et Maistre est assez frappante à cet égard.