René-Guy Cadou

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Andrée RODDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Seigneur, te parler de moi, c’est te dire les collines, la houle, le frai, les biches, la vigne, l’étang, les blés, les perles, les hauts plateaux de ma mémoire. » Ainsi se définit René Guy Cadou dans Lilas du soir. Cet amoureux de la vie, mort si jeune, on ne peut l’évoquer que dans les terres de Brière, les paysages plats de l’Ouest battus par les vents, « barricadés d’étranges pommiers à cidre »...

Né à Sainte-Reine-de-Bretagne en 1920, il restera toute sa vie fidèle à son terroir, ne cessant d’en décrire les paysages et les gens au cœur simple et généreux : sa vieille nourrice Amélie, qui est l’âme vivante de La Maison d’été et l’incarnation de la nature environnante : « Dans ses yeux bleus de vieille femme, dans ses yeux de lessive, Amélie reprend tout cela : la chambre où l’enfant dort, l’horizon vert, démesuré, l’aboi du chien, le cri des poules, le choc sourd d’une pomme sur la terre dure. » Sa mort solitaire au milieu de l’herbe et des animaux est l’image d’une communion totale avec cette nature, et le poète retrouve, pour lui rendre hommage, le geste antique de l’offrande de la terre et du blé... Eugénie Tendron, cette Génie dont il évoque avec tendresse le visage déshérité, avec son « énorme verrue sur le côté du nez, un peu bigle », mais si beau, si rayonnant de chaleur humaine ; des gens frustes, tel le père Frangeul, avec « sa grosse figure et ses poings comme des épaules », qui offre spontanément sa rude amitié. Même des êtres corrompus, comme Bertine, paraissent sortir purifiés, ou tout au moins graciés par la générosité de leur créateur.

Parmi les personnages de son enfance se détachent deux êtres privilégiés dans son cœur : sa mère, dont il retrace la tendresse vigilante et la mort, avec le grand vide qu’elle a laissé ; son père, qui, modeste instituteur de campagne, lui a communiqué son amour de la nature et de la vie simple :

 

Ah ! pauvre père ! Auras-tu jamais deviné quel amour tu as mis en moi

et combien j’aime à travers toi toutes les choses de la terre...

 

Ce pays d’enfance, il y revient toujours, s’y réfugiant comme en un havre de pureté et de tendresse ; et toujours il pose le même regard, attentif et émerveillé, sur toutes les beautés de la terre ; il sait voir « les matins couleur de melon d’eau », « l’ombre des bois et la rosée pareille à la goutte de sang sur un lobe d’oreille », le soleil qui « vient boire à pas d’oiseaux »... « Ivrogne de la vie » et magicien du verbe, il nous prodigue ses merveilles.

Poète de l’enfance et de la nature, René Guy Cadou est aussi le chantre de l’amitié et de l’amour : maintes fois il évoque les « années douces » en compagnie des Amis de Rochefort, où tous communiaient dans le même amour de la poésie et le même esprit de liberté :

 

Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir...

Oh ! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre

ce minutieux mouvement d’herbe de mes mains cherchant vos mains...

 

Ces amis « venus à la parole » le sauveront du désespoir ; ainsi, après la mort de son père, il se réfugie auprès de Max Jacob, qui lui donne l’exemple de son art et de sa vie paisible et laborieuse. Puis vient Hélène, « l’inquiète, la dormante ». Maintenant le poète chante l’amour, la joie tranquille dans la « petite maison au bord des villes » :

 

Je t’attendais ainsi qu’on attend les navires

Dans les années de sécheresse

... Je t’attendais, et tous les quais, toutes les routes

Ont retenti du pas brûlant qui s’en allait

Vers toi...

 

Dès lors le chant se développe dans toute son ampleur lyrique ; la Femme est célébrée et avec elle la vie, le bonheur d’exister, de jouir de tous les parfums, des sons, des formes et des couleurs. Poésie profondément sensorielle, voire sensualiste, solidement ancrée dans le monde, d’un jeune homme grisé par l’odeur des lys, ébloui par la trop vive lumière de l’été : « Je cherche à mettre de la vie dans mes poèmes, à leur donner une odeur de pain blanc, un parfum de lilas, la fraîcheur d’une tige de sauge », écrit-il en 1943.

Mais sous cet amour de la vie, d’autant plus fort qu’il en ressentait intensément la fragilité, Cadou demeure véritablement hanté jusqu’à l’angoisse par l’idée de la mort et il semble même qu’il ait eu la prémonition de sa fin prématurée.

Le thème se développe en un fonds sonore, grave et continu, donnant à tant de poèmes leur densité d’émotion :

 

Peut-être dans quelque maison basse de ville usée

Moi qui ai tant aimé les jardins

Lorsqu’il a plu dans la soirée...

 

Cette mort, elle apparaît tantôt sous les traits séduisants du beau visage d’une femme, confidente et amie (« Fiançailles », « Alphabet de la mort »), tantôt avec son masque de tristesse et de brutalité :

 

Ce sera comme un arrêt brutal du train

Au beau milieu de la campagne un jour d’été...

 

Mais jamais elle ne montre sa face d’épouvante ; l’évocation est empreinte de mélancolie, à cause de cette beauté du monde dont il faudra s’arracher, mais nulle angoisse devant l’inconnu, car Dieu est prêt à accueillir le poète dans son paradis :

 

Une place est gardée au milieu des brebis.

 

Ainsi tout naturellement l’hymne à la vie s’élève vers le Créateur. C’est par un acte de foi spontané que Cadou croit en Dieu, somme de toutes les perfections. Nulle réflexion métaphysique chez lui, mais plutôt une confiance touchante d’ingénuité : « Je crois en Dieu parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. » Sans doute est-ce là un aspect de ce même besoin de protection qui le poussait à se réfugier dans le paradis de l’enfance, et aussi un désir d’absolu, de pureté et de justice, une forme de l’idéal qu’il porte en lui : « On n’est jamais trop près du ciel. » Ce mysticisme serein donne une dimension nouvelle aux poèmes et les éclaire d’un chaud rayon d’espoir. Ainsi est dissipée l’angoisse, et le « Nocturne » s’élève, comme une prière :

 

Maintenant que les seuls trains qui partent n’assurent plus la correspondance

Pour toutes ces petites gares ombragées sur le réseau de la souffrance

Oh ! je crois bien que ce sera à genoux

Mon Dieu ! que je me rapprocherai de vous !

 

Contre la tristesse, Cadou use d’un autre remède : celui de l’humour, du rire qui chasse les larmes, ce qui donne un ton un peu insolite à cette poésie, essentiellement élégiaque ; mais c’est encore une manifestation de son amour de la vie. Par ce biais de la facétie, de la truculence, il rejoint son maître Apollinaire, qu’il admirait pour sa belle santé physique et morale ; il écrit en cinq mois, dans l’enthousiasme, Le Testament d’Apollinaire, puis Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz, joyeuse hagiographie qui donne une image totale de l’homme, à la fois chair et esprit. Comme Apollinaire, il retrouve le ton des complaintes de la poésie populaire, celui des Lieder (« Saint Antoine et Cie », « Sainte Véronique », « Le Diable et son train », « L’Amitié », « L’Homme au képi de garde-chasse »...).

Dans un court poème, chef-d’œuvre de drôlerie et de tendresse malicieuse, où il s’amuse au jeu des rimes et des allitérations, il rend hommage à son ami Antonin Artaud :

 

Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée Antonin

Comme un printemps foutu

Avec tes mains

Tes mains sur les barreaux de l’asile Antonin...

 

Par ces pieds de nez au destin, Cadou dissipe les sombres pensées et réaffirme son simple bonheur d’exister :

 

Je renonce au bonheur de vivre, mais non pas

À celui d’être un homme effronté

Parodie l’harmonieux instant où tu es ivre

et profère en rêvant des paroles sacrées !

Ô père ! j’ai voulu que ce nom de Cadou

demeure un bruissement d’eau claire sur les cailloux !

Plutôt que le plain-chant la fugue musicale...

 

Retrouvant dans le cadre ouvragé des mots le pur lyrisme de tous les temps, où le chant semble jaillir spontanément du cœur humain, le poète murmure son bonheur paisible :

 

Ce matin le soleil s’est levé entre nous

Et de la terre où monte une obscure tendresse

Un arbre cherche au fond des nuages

Sa caresse...

 

ou sa peine discrète :

 

Il n’y a plus que toi et moi dans la mansarde

Mon père...

 

Cette poésie tendre et familière, toute de simplicité et de fraîcheur, n’est-elle pas aussi claire que le chant d’une source, « porté par le bouvreuil et l’alouette jusqu’à la haute cime des blés... » ?

 

Andrée RODDE.

 

 

Cette geste bucolique, célébrant le « Règne végétal », transfigure la réalité par la magie des images et le don d’affectivité du poète qui lui fait confondre sujet et objet. Pour ce « surromantique », selon sa propre définition, « la poésie doit se trouver d’elle-même portée par un rythme suffisamment agissant et voisin des battements du cœur, jusqu’au moment unique où son chant rejoindra l’universel concert. »

 

 

Œuvres essentielles

 

BRANCARDIERS DE L’AUBE. Dans ce premier recueil, caractérisé par une extrême finesse de perception et la beauté des images, Cadou atteint déjà à la grande poésie, intimiste et familière, qui sera la sienne.

BRUITS DU CŒUR et LILAS DU SOIR. Deux phases de la poésie de Cadou, où la joie, le bonheur de vivre cèdent peu à peu le pas à l’angoisse et au sentiment tragique de la vie, avec l’obsession de la mort.

LA VIE RÊVÉE. – Pleins de lumière et d’un lyrisme pénétrant, ces poèmes, la sensibilité s’exprime avec un rare bonheur, nous parlent de l’enfance (« Long Feu »), d’une Europe en guerre (« Europe »), de l’amitié (« Les Amis de Rochefort », « Les Compagnons de la première heure »), de l’amour (« Hélène »)...

HÉLÈNE OU LE RÈGNE VÉGÉTAL. Le plus beau recueil de Cadou, il se montre peut-être l’égal de ses maîtres, Apollinaire et Max Jacob. Poésie toute proche des choses de la terre, qui plonge ses racines dans ce pays de Brière il a passé sa vie, et soulevée d’élans mystiques vers un Dieu auquel il croit de toute sa foi naïve d’enfant.

LA MAISON D’É.Son unique roman, très court mais extrêmement attachant, qui reprend tous les thèmes de sa poésie et réaffirme les bases de sa cosmogonie ; en un style chargé d’images et d’évocations, (« ce livre est un peu l’histoire de ma vie », dira-t-il), Cadou exprime sa foi dans les grandes forces naturelles : la campagne, le blé, le soleil, les fleurs.

 

 

Études sur René Guy Cadou

 

BÉLAVAL (Yvon), René Guy Cadou, dans « La Nouvelle Revue française », 2 (1953), Paris.

MANOLL (Michel), René Guy Cadou, Paris, Seghers, (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).

René Guy Cadou, dans « Signes du Temps » (1952), Paris, Éditions du Cerf.

 

 

Biographie

 

1920 Naissance de René Guy Cadou, le 15 février, dans la maison d’école de Sainte-Reine-de-Bretagne, où son père est instituteur.

1927 Départ de sa Brière natale pour Saint-Nazaire. Son père est directeur de l’école de Cardurant, un des faubourgs de la ville.

1930 Élève au Lycée de Nantes.

1931 Le 30 mai, mort de sa mère, dont il a décrit la grâce de « fée nordique » et « l’angélique bonté ».

1937 Publication de son premier recueil : Les Brancardiers de l’aube. Entre-temps, il s’est lié d’amitié avec un groupe de poètes qui, pour la plupart, se trouveront réunis dans « l’École de Rochefort », fondée en 1941 par Jean Bouhier : Michel Manoll, Frank Martin, Julien Lanoë, puis Jean Rousselot, Jean Follain, Louis Guillaume, et Max Jacob, l’ami très cher et le maître vénéré, dont l’influence sera considérable dans le développement de sa personnalité et de son œuvre.

1938 Mort de son père.

1940 Incorporé dans l’armée, il se trouve dans les Pyrénées à Navarrenx, puis est hospitalisé à Oloron-Sainte-Marie.

En décembre, il retourne au pays natal. Instituteur à Mauves-sur-Loire, où il achève les poèmes de Morte-Saison (1941) qui marquent l’épanouissement de son lyrisme.

1941-1942 Il vit à Bourgneuf-en-Retz, puis à Saint-Aubin-les-Châteaux. Publication de Bruits du cœur et Lilas du soir.

1942-1943 D’autres étapes : Pompas-d’Herbignac, Saint-Herblon, Clisson enfin qui verra l’aboutissement de son périple et la fin de sa solitude.

1943 Le 17 juin, il rencontre Hélène, étudiante à Nantes, celle qui deviendra la campagne de sa vie, l’inspiratrice de La Vie rêvée (1944) et d’autres poèmes d’amour.

Le 16 septembre, lors du bombardement de Nantes, il échappe miraculeusement à la mort, mais sa maison, étaient tous ses souvenirs, est détruite. Démobilisé, il occupe un poste d’instituteur au château de la Chesnaie, près de Nantes.

Il écrit son unique roman, La Maison d’été, dont il ne verra pas la parution, achève le premier volume de Hélène ou le Règne végétal (publié en 1952), et Le Testament d’Apollinaire (1945).

1945 En octobre, il arrive au village de Louisfert (Loire-inférieure), qu’il a choisi « pour ses nids sous les toits et ses volubilis ». C’est le terme de son voyage.

1946 Publication de Pleine poitrine, chant de gratitude et d’amour célébrant tous ceux qui sont morts pour la liberté.

En août, première manifestation de la maladie qui devait l’emporter.

1947 Publication des Visages de solitude.

1948 Quatre poèmes d’amour à Hélène.

1951 Le 21 mars, il meurt en laissant sur la table » en suspens, son dernier poème : L’Éternelle Symphonie.

 

 

Bibliographie (principaux ouvrages)

 

Poésie.

 

Brancardiers de l’aube (préf. J.-D. Maublanc), s.l., Les Feuillets de l’Îlot, 1937.

Forges du vent, s.l., Sagesse, 1938.

Retour de flamme, s.l., Les Cahiers de la pipe en écume, 1940.

Années-lumière, Rochefort, Cahiers de Rochefort, 1941.

Morte-Saison (avant-poèmes de Michel Manoll), Paris, R. Debresse, 1941.

Bruits du cœur, Rochefort, Les Amis de Rochefort, 1942.

Lilas du soir, Rochefort, Les Amis de Rochefort, 1942.

Amis les anges, Rochefort, Cahiers de Rochefort, 1943.

Grand Élan, Rochefort, Les Amis de Rochefort, 1943.

La Vie rêvée (avec la réédition de Grand Élan), Paris, R. Laffont, 1944.

Pleine poitrine, Périgueux, P. Fanlac, 1946.

Les Visages de solitude, Niort, Les Amis de Rochefort, 1947.

Quatre Poèmes d’amour à Hélène, Alès, Les Bibliophiles alésiens, 1948.

Saint-Antoine et Cie, Nantes, S. Chiffoleau, 1948.

Les Sept Péchés capitaux, Nantes, S. Chiffoleau, 1949.

Art poétique, Nantes, S. Chiffoleau, 1949.

Le Diable et son train (poèmes manuscrits), chez l’auteur, 1949.

Cornet d’adieu, Nantes, S. Chiffoleau, 1949.

Poèmes choisis (1944-1950), Nantes, S. Chiffoleau, 1950 et 1951.

Moineaux de l’an 1920. Nantes, S. Chiffoleau, 1950.

Avant-Printemps, Aies, P.A.B., 1951.

Les Biens de ce monde, Paris, P. Seghers, 1951.

Nocturne, Nantes, S. Chiffoleau, 1951.

La Joie qui brille, Alès, P.A.B., 1951.

Usage interne. Notes sur la poésie (préf. J. Rousselot, intr. M. Manoll), Rochefort, Les Amis de Rochefort, 1952.

Oiseaux, Alès, P.A.B., 1952.

Hélène ou le Règne végétal. Tome I (1944-1948), Paris, P. Seghers, 1952. Tome II (1949-1951), Paris, P. Seghers, 1953.

Deux poèmes de novembre (précédés d’une note de P. A. Benoit), s.l., 1952.

Quatre poèmes de René Guy Cadou sur quatre portraits de Roger Toulouse, Millas-Martin, 1953.

Florilège, Paris, Seghers, 1957.

Poésie la vie entière (tome 1 : 1937-1942), Fay-aux-Loges, Bouhier, 1961.

Le Cœur définitif (préf. Pierre Mac Orlan), Paris, Seghers, 1962.

Les Amis d’enfance. 14 poèmes inédits publiés par la Maison de la Culture de Bourges, 1966.

 

Roman.

 

La Maison d’été, Paris, Nouvelles Éditions Debresse. 1955.

 

Proses.

 

Porte d’écume, Rochefort, Cahiers de Rochefort, 1941.

Testament d’Apollinaire, Paris, R. Debresse, 1945.

Lettres à Jules Supervielle, Nantes, S. Chiffoleau, 1947.

Guillaume Apollinaire ou l’Artilleur de Metz, Nantes, S. Chiffoleau, 1948.

Roger Toulouse, Alès, P.A.B., 1949.

Guy Bigot, Nantes, S. Chiffoleau, 1949.

Esthétique de Max Jacob, Paris, Seghers, 1956.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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