Le procès de l’Homme-Dieu
par
Me Charlemagne RODIER
Madame la présidente,
Monsieur le directeur,
Messieurs du clergé,
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,
En ce temps de Pentecôte et à l’approche de l’Ascension, alors que tout nous parle du Fils de Dieu et du Fils de l’Homme ; que la divinité nous dévoile à nouveau sa communion avec l’humanité, pour la métamorphose d’une matérialité universelle en une idéologie jusqu’alors méconnue, nous avons choisi, comme sujet de cette étude, la confondante erreur judiciaire dont le Christ fut la volontaire victime.
Notre travail n’a rien de dogmatique. Aux théologiens de prendre charge des exposés séraphiques sur la mort de Jésus ; seuls ils ont qualité pour cette entreprise extranaturelle. Mon rôle devra se limiter à a partie juridique du seul procès immortel du monde, que bien des hommes de lettres ont commenté, mais n’ont pas toujours analysé sans parti-pris.
Le procès de Jésus eut deux phases : l’une religieuse, l’autre civile. Les Juifs s’arrogèrent la première, selon leur droit. Le gouverneur romain eut à réviser leur sentence et à faire exécuter l’arrêt.
Ces actes solennels prirent racine, à l’égard de Celui qui avait chassé les voleurs du Temple, dans l’égoïsme hébraïque des profiteurs de la Palestine, des jouisseurs de privilèges, des exploiteurs d’un peuple dépenaillé et ignorant au point de faire de la mendicité une profession.
C’est contre le plus auguste défenseur de la dignité humaine que l’on allait sévir, afin d’étouffer une éloquence qui mettait en péril leur repos aux abois.
Avoir démasqué les abus, allégé les souffrances, paré à toutes les misères imméritées ou non, tel fut le crime excessif du Nazaréen...
Ceux-là qui avaient célébré le grand guérisseur des plaies du corps et de l’âme, qui étaient assoiffés de ses consolants discours au point de se priver d’aliments des jours entiers pour les entendre, furent en partie les mêmes qui lui préférèrent Barabas le criminel.
On avait aiguillé, il est vrai, leurs cerveaux obscurcis hors de leur voie naturelle ; l’on avait tisonné leur fanatisme héréditaire contre un ordre nouveau ; l’on horizonnait leur lâcheté de malheurs redoutables.
Il est notoire que les foules se rendent sans effort à la force brutale, habituées qu’elles sont à lui obéir, et qu’elles s’éloignent inconsciemment des délaissés.
Pierre renia trois fois son maître. C’est là un phénomène à constantes répétitions. L’histoire passée et présente en signale d’innombrables. L’avenir en dénombrera peut-être davantage.
La personne de Jésus
Pas un d’entre nous qui n’ait dans sa demeure une image du Christ.
Les plus célèbres peintres l’ont diversement représenté, chacun selon son idéal.
Les sculpteurs y ont essayé leur génie, les écrivains en ont confié au parchemin leurs conceptions.
Jamais habitant de notre planète n’a soulevé autant d’attention.
Personne à ce jour n’a réalisé de Lui une œuvre satisfaisante.
Nous devons nous contenter de l’irréalisable que nous portons en nous ou nous attacher à quelque effigie de prédilection.
L’empreinte de Sainte Véronique loge un peu partout.
J’ai, dans mon Nouveau Testament, la reproduction d’une sculpture récemment trouvée par des fouilleurs, à Gérada. Cette œuvre, contemporaine du Christ, le représente. Elle est malheureusement mutilée. Il en reste suffisamment toutefois pour la savoir admirable. De très abondants cheveux en vagues, allant rejoindre une forte barbe frisée, encadrent des traits doux mais énergiques. Les yeux, encavés sous de sombres arcades sourcilières, sont chargés de vision. Un prophète nous sonde jusqu’au tréfond.
II n’en est pas ainsi d’un tableau que nous avons longuement contemplé au Louvre : Le Christ et la Samaritaine par Jean de Flandres. Peint pour Isabelle la Catholique, on le découvrit en 1505. Charles Quint en hérita et il parvint à Paris qui en fit l’acquisition il n’y a pas très longtemps. Il est d’une finesse captivante.
On se rappelle que le fait historique se passait dans la ville de Sichar, en Samarie.
L’artiste nous montre Jésus posant une main sur le bord du puits de Jacob. Il tend l’autre main vers la Samaritaine pour lui demander à boire. Son attitude est lasse. Il semble épuisé par une route trop longue et par défaut de nourriture. Ses traits sont tout de tristesse et de faiblesse, nobles et réservés, d’une remarquable emprise. Il est vêtu d’un ample manteau le drapant jusque sur le bout des pieds. De ses mains l’on n’aperçoit que les extrémités digitales.
La Samaritaine, exquise en son accoutrement, se penche sur son urne. Elle consent à abreuver le voyageur. D’une très grande beauté, elle est mise avec une certaine simplicité dans l’opulence de son costume. C’est presque une scène sentimentale.
Comme il y a de l’espace entre ce rêve d’un Capelle et le récit qu’en fait Saint-Jean :
Jésus avait dit à cette femme : « Donnez-moi à boire. » Se rendant à cette demande, elle lui annonça qu’elle n’avait point de mari. Jésus la rappela à la réalité : « Vous avez raison de dire : je n’ai point de mari ; car vous avez eu cinq maris et celui que vous avez maintenant n’est pas votre mari ; en cela vous avez dit vrai. »
L’acte d’accusation
Jésus, devant le Sanhédrin, fut accusé de blasphème, en se déclarant le Fils de Dieu.
Auprès des autorités civiles romaines, on y ajouta le chef de trahison, d’avoir conseillé au peuple de ne pas payer tribut à César, fomentant ainsi la révolte.
C’est uniquement dans les Saints Évangiles que nous cueillerons les paroles et trouverons les causes qui donnèrent lieu à ces assertions, et le poids de celles-ci.
Nulle part nous n’avons découvert des faits infirmatifs de ces récits, non plus que dans les écrits les plus enthousiastes il existe quoi que ce soit qui puisse en augmenter le poids.
Il faudra donc examiner la lettre et le sens des déclarations évangéliques, ainsi que les articulations des délateurs ; puis constater quelles étaient les lois religieuses ou mosaïques alors en exercice, et la valeur des décisions qui furent prises.
Nous nous demanderons si les formalités, essentielles et nécessaires aux dénonciations, furent observées, et si verdict et jugement furent d’accord avec le droit et l’équité.
Nous aurions beaucoup à dire sur les persécutions dont on a abreuvé les hommes de bien de tout temps, sur les perfectionnements graduels des institutions sociales par ces hommes, sur la participation des individus au bien-être commun.
La vie et la mort de Jésus résument tout cela.
Chers auditeurs, ma tâche m’a été lourde ; avec votre bienveillance et votre affection habituelles, mon fardeau sera léger.
Les Évangélistes
Les Bonnes Nouvelles, rédigées par Mathieu, Marc, Luc, et Jean, étaient, pour les premiers Chrétiens, des règles de conduite qu’ils portaient suspendues à leur cou.
« C’est un fleuve merveilleux », dit le chanoine Crampon, « dans les eaux duquel peut marcher un agneau et nager un éléphant. Le seul véritable code de justice qui donne à la vie le poids de l’ombre et la rapide flétrissure de la fleur des champs. »
Mathieu, publiant son Évangile pour les Juifs, dix ans après la mort de son Maître, en omet des détails de coutumes et de droit, de temps et de lieux, de personnages et de circonstances qui ne pouvaient être ignorés de ses compatriotes.
Pierre aurait dicté à Marc, son secrétaire, la deuxième version du livre saint, ce qui assure l’authenticité des faits qu’il contient.
Luc, médecin, homme d’une incontestable culture, rédigea son texte vingt-huit ans après la mort du Christ.
C’est de Jean, le disciple bien-aimé, le fidèle compagnon, qui n’a laissé son maître que lors de l’Ascension, que nous tenons les renseignements les plus minutieux.
Il compléta l’œuvre de ses prédécesseurs, eut le temps d’en combler les lacunes : il mourut âgé de cent et un ans.
Les apôtres entreprirent, pour implanter la loi nouvelle, la conversion des trois races les plus favorables à leurs desseins.
Les premières communautés chrétiennes, prenant naissance dans les synagogues, Mathieu s’adresse naturellement à ceux qui les fréquentent, qui furent témoins des actes du Sauveur, qui entendirent ses discours.
Paul, dissert en la langue des savants, se rend en Grèce et s’adresse aux hommes les plus libres de la terre, les plus idéalistes et de glorieuse antiquité.
Pierre, le chef, se dirige vers Rome, le centre du monde.
Ces prédicants enseignent, aux forts comme aux faibles, aux fortunés comme aux dépourvus, aux puissants comme aux esclaves, l’amour réciproque, le respect mutuel et l’entr’aide sans limite.
Les Juifs acceptent ces conseils, mais ils veulent les revêtir des formes judaïques, c’est-à-dire en restreindre à eux surtout la portée, ce qui était une erreur et un aveuglement.
Comme les néophytes s’en référaient strictement aux paroles du Messie, les partisans des lois anciennes devinrent leurs plus féroces persécuteurs.
La Passion
Les faits qui précèdent nous éclairent sur les Évangélistes. Il était juste d’introduire ainsi les seuls auteurs authentiques du récit de la Passion, avant d’en faire le compte-rendu.
Nous sommes au Jeudi-Saint. Le Sauveur vient d’instituer l’Eucharistie. Judas est en voie de trahison. Son imposante victime ne l’ignore pas et le lui laisse pressentir.
Jésus est au Jardin des Oliviers avec Pierre et les deux fils de Zébédée. Il leur demande de veiller pendant qu’il se retirera pour prier.
Il est triste. Ce sera tout à l’heure le commencement de son agonie.
À son retour, il trouve ses disciples endormis. Il le leur reproche et s’éloigne de nouveau. Les veilleurs se laissent encore surprendre par le sommeil. Il les réveille avec peine et s’en va, une troisième fois, pour terminer sa supplication au Père Céleste.
Il se résigne à boire le calice jusqu’à la lie.
Revenu à ses apôtres, il les avise de prendre du repos. Il sait ce qu’ils vont affronter. Il veut maintenir leurs forces. Il laisse écouler un temps nécessaire et leur dit : « Levez-vous. »
Il fait nuit : – Alors, selon saint Jean, la cohorte, le tribun et les satellites des Juifs se saisirent de Jésus et le lièrent. Ils l’emmenèrent d’abord chez Anne, parce qu’il était le beau-père de Caïphe, lequel était grand prêtre cette année-là. Et Caïphe était celui qui avait donné ce conseil aux Juifs : « Il est plus avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple que de voir périr toute la nation. » Jamais les enfants de David, naturellement antipathiques à la mort violente, n’avaient, jusque-là, montré pareil empressement à faire périr un des leurs.
L’examen préliminaire
Le grand prêtre interrogea Jésus sur ses disciples et sa doctrine.
Jésus lui répondit : « J’ai parlé ouvertement au monde ; j’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le temple, où tous les Juifs s’assemblent, et je n’ai rien dit de mal. Pourquoi m’interroges-tu ? Demandes à ceux qui m’ont entendu ce que je leur ai dit ; ils savent ce que j’ai enseigné. »
À ces mots, un des satellites, qui se trouvait là, donna un soufflet à Jésus, en disant : « C’est ainsi que tu réponds au grand prêtre ? »
Jésus lui dit : « Si j’ai mal parlé, fais voir ce que j’ai dit de mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? »
Et le grand prêtre lui dit : « Je t’adjure de par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu ? »
Jésus lui répondit : « Tu l’as dit ; de plus, je vous le dis, dès ce jour vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite de la puissance de Dieu et venir sur les nuées du ciel. »
Le Fils de Dieu signifiait par là qu’il savait sa mort proche.
Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : « Il a blasphémé, qu’avons-nous besoin de témoins ? Vous venez d’entendre le blasphème : que vous en semble ? »
Ils répondirent : « Il mérite la mort. »
Alors, ils lui crachèrent au visage et le frappèrent avec le poing ; d’autres le souffletèrent, en disant : « Christ, devine qui t’a frappé ? »
Jésus se trouvait d’ores et déjà condamné, avant tout procès...
Le procès mosaïque
Avant qu’il fît jour, les Anciens du peuple, les Princes des prêtres, les Scribes et tout le Sanhédrin s’assemblèrent, firent emmener Jésus devant eux et tinrent conseil pour le faire mourir.
« Si tu es le Christ, dis-le-nous », lui demanda-t-on.
Il leur répondit : « Si je vous le dis, vous ne le croirez pas ; et si je vous interroge, vous ne me répondrez pas et vous ne me relâcherez pas. Désormais le Fils de l’homme sera assis à la droite de la puissance de Dieu. »
Alors ils dirent tous : « Tu es donc le Fils de Dieu ? »
Il leur répondit : « Vous le dites, je le suis. »
Et ils dirent : « Qu’avons-nous besoin de témoignage ? »
Le trouvant coupable, ils conduisirent Jésus de Caïphe à Ponce Pilate, le gouverneur de la Judée. C’était le matin. Ils n’entrèrent pas eux-mêmes dans le prétoire du gouverneur, de peur de se souiller et de ne pas manger la Pâques. Il leur était défendu d’entrer chez un gentil, la veille de ce grand jour, sous peine de péché.
Pilate sortit donc vers eux et dit : « Quelle accusation portez-vous donc contre cet homme ? »
Ils répondirent : « Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne l’aurions pas livré. » Et ils se mirent à l’accuser en disant : « Nous avons trouvé cet homme qui poussait notre nation à la révolte et défendait de payer le tribut à César, se disant lui-même, Christ et Roi. »
Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes, et jugez-le selon votre loi. »
Les Juifs lui répondirent : « Il ne nous est pas permis de mettre personne à mort. »
Le procès civil
Pilate, étant donc rentré dans le prétoire, appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Juifs ? »
Jésus répondit : « Dis-tu cela de toi-même, ou d’autres te l’ont-ils dit de moi ? »
Pilate répondit : « Est-ce que je suis Juif ? Ta nation et les chefs des prêtres t’ont livré à moi ; qu’as-tu fait ? »
Jésus répondit : « Mon royaume n’est pas de ce monde, mes serviteurs combattraient pour que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais maintenant mon royaume n’est point ici-bas. »
Pilate lui dit : « Tu es donc roi ? » Jésus répondit : « Tu le dis, je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité : quiconque est de la vérité écoute ma voix. »
Pilate dit : « Qu’est-ce que la vérité ?... »
Ayant dit cela, il sortit pour aller vers les Juifs et leur dit : « Pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. »
– « Mais c’est la coutume que je vous accorde à la fête de Pâques la délivrance d’un prisonnier ; voulez-vous que je vous délivre le Roi des Juifs ? »
Alors tous crièrent de nouveau : « Non pas lui, mais Barabbas. »
Pilate prit Jésus et le fit battre de verges. Les soldats le couronnèrent d’épines et le revêtirent d’un manteau écarlate.
Pilate (qui était après cette scène rentré de nouveau avec Jésus dans le prétoire) sortit encore une fois du prétoire et dit aux Juifs : « Voici que je vous l’amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun crime. »
Mais en redoublant leurs instances, ils dirent : « Il soulève le peuple, répandant sa doctrine dans toute la Judée, depuis la Galilée, où il a commencé, jusqu’ici. »
Quand Pilate entendit nommer la Galilée, il demanda si cet homme était Galiléen ? Et ayant appris qu’il était de la juridiction d’Hérode, il le renvoya à Hérode, qui se trouvait à Jérusalem en ces jours-là.
Devant Hérode
Hérode eut une grande joie de voir Jésus ; car depuis longtemps il en avait le désir, parce qu’il avait entendu parler de lui, et il espérait lui voir opérer quelque prodige.
Il lui adressa beaucoup de questions, mais Jésus ne lui répondit rien.
Hérode le traita avec mépris et après l’avoir revêtu d’une robe blanche, il le renvoya à Pilate.
Le même jour Hérode et Pilate devinrent amis, d’ennemis qu’ils étaient auparavant.
De nouveau chez Pilate
Pilate, ayant assemblé les Princes des prêtres les Anciens et le peuple, leur dit : « Vous m’avez emmené cet homme comme excitant le peuple à la révolte ; je l’ai interrogé devant vous, et je n’ai trouvé en lui aucun des crimes dont vous l’accusez ; ni Hérode non plus, car je vous ai renvoyés à lui. Ainsi cet homme n’a rien fait qui mérite la mort. Je le relâcherai donc après l’avoir fait châtier. »
Les princes des prêtres et des satellites crièrent : « Crucifiez-le. » Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes et crucifiez-le ; car, pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. »
Les Juifs répondirent : « Nous avons une loi, et, d’après cette loi, il doit mourir, parce qu’il s’est dit le Fils de Dieu. »
Et rentrant dans le prétoire, il dit à Jésus : « D’où viens-tu ? » Jésus ne fit aucune réponse.
Pilate lui dit : « C’est à moi que tu ne parles pas ? Ignores-tu que j’ai le pouvoir de te crucifier et le pouvoir de te délivrer ? »
Jésus répondit : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut. »
Pilate cherchait continuellement à le délivrer. Mais les Juifs criaient : « Si tu le délivres, tu n’es point ami de César ; car quiconque se fait roi, se déclare contre César. »
Pilate fit conduire Jésus hors du prétoire, et il s’assit sur son tribunal, Lithrostrotos en grec, en hébreu Gabbatha.
C’était le jour et la préparation de la Pâques, et environ la 6e heure. Pilate dit aux Juifs : « Voici votre roi. Crucifierai-je votre roi ? »
Les Princes des prêtres répondirent : « Nous n’avons de roi que César. »
Pendant qu’il siégeait sur son tribunal, sa femme lui envoya dire : « Qu’il n’y ait rien entre toi et ce juste ; car j’ai été aujourd’hui fort tourmentée en songe à cause de lui. »
Pilate dit aux Juifs : « Quel mal a-t-il donc fait ? » Et ils crièrent : « Qu’il soit crucifié ! »
Pilate prit de l’eau et se lava les mains en disant : « Je suis innocent du sang de ce juste ; à vous d’en répondre. »
Il le leur livra. Il fit aussi un écriteau que l’on plaça au haut de la croix. Cette planche portait, en hébreu, en grec et en latin, les mots : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs. »
Notes préalables
Pour narrer ce qui précède, nous avons récolté dans les quatre évangiles.
Saint Jean et saint Mathieu nous ont fourni la matière la plus abondante.
Nous n’avons pas modifié les textes. Nous avons complété ce qui manquait aux uns par ce que les autres y ajoutaient.
L’ensemble est confirmé dans chacune de ses parties. Ces écrits concordent sans jamais qu’un seul verset de l’un vienne en opposition avec les soutenances des trois autres, jusque dans les détails les plus infimes.
Ces auteurs sacrés se servent naturellement d’expressions différentes pour établir un même fait ; mais quand ils relatent des circonstances frappantes dont ils ont été les témoins idoines, leurs sentences portent presque les mêmes mots.
Et cependant ils écrivirent à des années d’intervalles et dans des lieux parfois fort éloignés les uns des autres.
M. l’abbé A. Crampon, chanoine d’Amiens, nous a fourni de précieux renseignements dont nous avons trouvé ailleurs la corroboration. Ses notes ont reçu l’approbation officielle de Monseigneur Jacquenet, évêque du même diocèse.
Nous avons aussi consulté avec profit Chandler, un avocat américain, auteur d’un long travail sur la passion de Jésus et des lois du temps.
Nous n’avons négligé ni Voltaire, ni Renan, ni Larousse et nous avons eu recours à des auteurs de courte haleine qui souvent cachaient des perles dans leur foin.
Nous attirons votre attention sur les faits suivants, d’une exactitude contrôlée, et qui auront bientôt leur importance :
– La loi juive ne permettait pas de juger les affaires capitales entre le coucher et le lever du soleil, ni les jours du sabbat, pas plus que la veille de la Pâque. Ces affaires ne voulaient pas, au cours des débats, qu’on les interrompît par un jour de fête. Il fallait donc les commencer et les terminer avant tel jour.
– On ne jugeait pas la nuit, parce que l’on voulait se rendre compte de la contenance et de la physionomie de l’accusé, des témoins et de tous les participants au procès, ce qui ne se pouvait faire dans une demi-obscurité.
– On devait faire les divins sacrifices du matin avant d’ouvrir la séance du tribunal.
– Le grand Sanhédrin interrogea et condamna Jésus à mort durant la nuit : Saint Luc, ch. 23, verset 66. Pour pallier à cette illégalité, il s’assembla au point du jour afin de couvrir la nullité des débats nocturnes. Mais il procéda avant de faire les divins sacrifices, comme le commandait la loi.
– La crucifixion eut lieu entre la 3e et la 6e heure du matin, soit, selon notre manière de compter, entre neuf heures et midi : Saint Marc, ch. 16, verset 25.
– Pilate redoutait Tibère, le cruel empereur romain. Le mensonge des Juifs affirmant que Jésus avait conseillé de ne pas payer tribut à César le fit trembler. Et précisément à cause de cette lâcheté, il devint en défaveur auprès du tyran.
– Durant ses interrogatoires, Jésus domina ses persécuteurs par sa dialectique. Ses juges, de toutes hiérarchies, se sentaient coupables et criaient : « Crucifiez-le », au lieu d’offrir des raisons à l’appui de leur revendication.
– Ce furent des soldats romains qui crucifièrent Jésus, sous la couverture des vociférations juives.
Force probante des Évangiles
Personne n’ose mettre en doute la bonne foi des évangélistes et la véracité de leurs récits.
Certains philosophes, nous venons d’en nommer deux, ne vont pas au-delà que de contester leur savoir et les accuser de crédulité.
Le savant ne voit guère que la science qui lui est spéciale. Il circonscrit ses connaissances, dans les autres domaines. Il ne vit pas dans la réalité. Il devient distrait et dans le monde matériel son esprit n’est pas toujours sur ce que fixent ses yeux. Un Pierre Curie, par exemple, se fait tuer par un attelage, en plein jour, sur un pont de Paris, en traversant la Seine.
Un sceptique déforme son intelligence. Il conclut à l’inexistence des faits les plus simples parce qu’il ne peut se les expliquer. Il a fallu les cliniques d’un Charcot pour faire admettre l’hypnotisme. Cependant l’on constatait tous les jours que les chats et les serpents paralysaient les oiseaux.
Les compagnons du Christ n’étaient pas des lettrés, mais ils n’étaient pas aussi ignorants qu’on se plaît à le supposer. Ils connaissaient la vie, appartenant à tous les métiers. Ils avaient la méfiance de l’ouvrier aiguisée par les épreuves. Luc était médecin et Mathieu, percepteur de l’impôt.
Tous brûlaient du désir d’améliorer leur sort. Les enseignements du Maître leur ouvraient la porte sur l’immortalité en les perfectionnant. Ils avaient l’âme droite, comme la multitude d’où ils avaient été tirés.
Leur conviction eut la trempe de l’acier. Les plus durs affronts et les supplices barbares de blasés et de putréfiés ne purent la courber. Il leur était plus difficile de rompre leur amour pour Dieu que de se soumettre au martyre.
Des millions d’êtres se sacrifient pour ce qu’ils aiment : personnes ou principes. Nos héros de guerre ne font pas différemment.
Les premiers chrétiens eurent la suprématie de mourir pour des idées méprisées, en rejetant les avantages terrestres qu’on leur offrait.
C’étaient des hommes bornés, argue-t-on timidement. On pourrait alors déclarer que tout l’univers est ainsi, parce qu’il est bien peu d’hommes qui ne pratiquent aucune religion et ce petit nombre accepte avec ardeur celle de les rejeter toutes.
Aucun tribunal de justice, appelé à juger la force probante des Évangiles, comme l’on fait tous les jours des documents anciens, ne les rejetterait.
Et si leurs auteurs comparaissaient devant nos juges, ceux-ci accepteraient d’emblée leurs témoignages.
La simplicité de ces écrits, leur forme naïve et pleine de sens, dénuée de toute exaltation de langage, sans surcharge, se fortifiant par des variétés de tournures jamais contradictoires, les rendent d’autant plus admissibles.
Les disciples du divin tribun, les témoins de ses miracles auraient dû être amenés en témoignage.
Durée du procès
Jamais procès aussi important ne fut plus expéditif. De la mise en arrestation jusqu’à l’exécution il ne se passa pas douze heures.
Judas livra son maître vers minuit le 6 avril de l’an 30 et le Sauveur mourut dans l’avant-midi qui suivit.
Conduit d’abord chez Anne, celui-ci le confia à son gendre, le grand-prêtre Caïphe, qui lui fit subir un examen préliminaire pour l’envoyer ensuite devant le grand Sanhédrin, composé de 71 juges ; 23 prêtres, 23 scribes, 23 anciens et deux présidents.
Il était environ deux heures du matin quand le haut tribunal juif se saisit de l’affaire et condamna à mort pour blasphème l’Auteur des sermons sur la montagne.
Ces débats n’ayant de valeur que s’ils étaient conduits de jour, l’on fit, à l’aurore, le simulacre du procès, afin de couvrir d’une couche de légalité la sentence nocturne.
Jésus fut mené à Ponce-Pilate, gouverneur romain de la Judée, dans la matinée du 7 avril, pour y subir son procès civil.
Pilate, qui insista pour obtenir des Juifs la libération de leur Roi, n’a pas approuvé leur acte, comme le voulaient les décrets de Rome.
Sur l’insistance du Sanhédrin pour une condamnation capitale, il leur abandonna le prisonnier.
Le Christ fut conduit au Calvaire et crucifié sans délai.
En matières de procédures
Les débats judiciaires, chez les Juifs, se faisaient sans l’assistance d’avocats. Les juges eux-mêmes remplissaient cette fonction, soutenant ou combattant l’acte d’accusation. Une décision unanime du grand sanhédrin était nulle, comme irréfléchie ou de parti pris.
La loi obligeait la cour suprême de la Judée à laisser écouler une nuit entre un procès comportant la mort et la sentence.
En matières capitales, les femmes ne pouvaient être témoins. Dans les autres cas, on les acceptait exceptionnellement et avec hésitation. On les croyait d’esprit trop superficiel et inaptes par nature aux affaires difficiles. On les disait extrémistes, comme si ce défaut n’existait point chez tous les êtres mus par des excès de passion.
Une raison majeure empêchait les femmes de témoigner dans les causes comportant la peine de mort : les témoins étaient les exécuteurs des condamnés. En raison de sa faiblesse naturelle, on déclarait le beau sexe incapable d’actions aussi répugnantes, exigeant des efforts excessifs, et exclusifs de toute sensibilité.
Ces exécuteurs agissaient sous la direction romaine, qui seule pouvait mettre à mort. Dans le cas de Jésus, les soldats romains permirent aux Juifs de les aider.
L’auteur d’un crime entraînant la peine de mort ne pouvait être déclaré coupable, s’il n’avait été averti de ne pas le commettre, qu’autrement il perdrait la vie. Il devait être prévenu du genre de mort qui l’attendait, soit : la décapitation, le feu, la lapidation, l’étranglement, la crucifixion. Cette formalité devait s’accomplir au moment même où l’acte allait se produire et le criminel avoir affirmé sa volonté d’agir quand même. On protégeait l’accusé contre son ignorance, son aveuglement et l’on donnait aux juges le moyen de mesurer la punition.
Le procès fut-il illégal ?
Que le procès fait à Jésus fut entaché de haine et de violence, point de doute. Du point de vue légal, cela le rendait déjà suspect.
Mais prétendre qu’il y eut condamnation sans formalités de justice, comme beaucoup le pensent, cela est inexact.
Le Christ fut jugé par ses pairs, devant le tribunal compétent. Il comparut légalement devant Pilate. Il n’y eut pas défaut de juridiction.
Y eut-il excès de juridiction ? Voilà le point. A-t-on commis des illégalités ? Telle est la question qui se pose maintenant. Le droit a-t-il été respecté ? Nous allons répondre à ces interrogations.
1. La prise de corps eut lieu la nuit, sans un mandat d’une cour de justice, en violation de la loi, sur dénonciation d’un traître et à la réquisition d’un groupe d’hommes inautorisés. Ce seul fait invalidait, comme il le ferait encore aujourd’hui, toutes les procédures qui allaient suivre. Un accusé devait comparaître en toute liberté.
2. Le code hébraïque n’avait pas établi d’examens préliminaires, comme l’on fait aujourd’hui pour les offenses criminelles. Cependant Caïphe en impose un et s’efforce d’incriminer l’inculpé. Ce grand prêtre n’avait pas le pouvoir de siéger seul. Pour tout tribunal il fallait le concours d’au moins trois juges.
Selon nous, ces illégalités sont d’importance. Elles servent à démontrer quel esprit agitait les magistrats en charge, en outre de ce qu’elles invalidaient le procès.
3. Les membres du Sanhédrin, craignant la fureur du peuple, que les sages sermons de leur victime et ses actes merveilleux avaient rempli d’admiration, voulurent procéder rapidement. Ils tinrent leurs assises sans délai et les ouvrirent même de nuit, à l’encontre des règles du Talmud.
Des avis publics eurent pu faire avorter leur coupable manœuvre pour écarter d’encombrants témoins. Cette illégalité rendait nulle leur enquête et leur sentence. L’ambition humaine a fourni de similaires exemples à maintes reprises. Les lois ne valent que ce que valent les juges. Des intérêts désordonnés ont souvent influé sur la justice.
4. Il était défendu de siéger le vendredi dans les affaires capitales. Les actes judiciaires étaient prohibés au jour du sabbat, qui avait comme conséquence d’interrompre le procès et de laisser passer tout un jour sans séances, ce qui n’était pas permis. On craignait que, durant cet intervalle, des influences pernicieuses n’intervinssent pour en corrompre l’intégrité. Ce fut illégalement un vendredi que l’Homme-Dieu fut jugé.
5. Un acquittement pouvait avoir lieu le jour même du procès. Il n’en était pas ainsi d’une condamnation à mort, que l’on devait ajourner au lendemain, afin de donner aux magistrats le temps de mûrir leur opinion et la changer quand elle était adverse à l’accusé. Ce privilège n’existait plus, pour ceux qui s’étaient déclarés favorables à l’accusé.
La loi du Mishua, jurisprudence juive, avait édicté les aphorismes suivants :
« Soyez prudents et lents dans vos jugements, entourez la loi d’une barrière. »
« La vie de l’homme appartient à Dieu ; n’en disposez que selon la loi divine. »
« Celui qui épargne la valeur d’une vie est aussi méritoire que s’il sauvait le monde. »
« Le Sanhédrin qui condamne à mort plus d’une fois par sept ans est un abattoir. »
On constate par ce qui précède quelle horreur avaient les Hébreux d’une condamnation à mort.
6. « Personne ne peut s’accuser, ordonnaient-ils, à moins que sa confession ne soit corroborée par deux témoins. » Voilà encore un motif péremptoire de nullité, car ceci n’eut pas lieu dans le cas de Jésus.
7. Le verdict du Sanhédrin fut unanime et simultané. En pareil cas, la loi commandait un acquittement. Un tel verdict était regardé comme irréfléchi, dépourvu de calme et de pondération. Jésus aurait donc dû être acquitté.
8. La séance eut lieu dans un autre endroit que celui fixé par la loi ; et le grand prêtre déchira ses habits, au lieu de les revêtir et se couvrir, ainsi que l’ordonnait le Leviticus. Chacun des juges devait se prononcer sur la question à tour de rôle, en commençant par le plus jeune, afin que la décision de celui-ci ne fut pas modifiée par les opinions des aînés : tous étaient tenus de donner les raisons de leur vote, afin que ces raisons pussent éclairer la décision définitive du lendemain.
Le grand Sanhédrin, en l’occurrence, réclama la peine de mort, d’un concert unanime, sans délai, sans motif, sans préséance, chez Caïphe et non au temple.
Le grand prêtre avait dit : « Vous ne connaissez rien et ne considérez pas qu’il est plus important pour nous qu’un homme périsse pour le peuple que la nation entière”. Saint Jean, ch. XI, versets 49 et 50. Raison passionnelle, non de justice. Prétexte démagogique pour mieux dire.
9. La plus saisissante illégalité fut la transformation que l’on fit subir à la cause en changeant l’accusation de blasphème en celle de trahison.
On demandait la confirmation d’un jugement qui n’existait pas.
Multiples furent donc les causes de nullité du procès du divin sacrifié.
Le plus grand crime
La condamnation et l’exécution du Christ fut le plus grand crime dont se soient rendus coupables les hommes. Les sages d’un peuple, au nombre de soixante-et-onze, gouvernés par une loi de clémence et des coutumes indulgentes, toutes pleines de pitié pour l’ignorance et les désordres mentaux engendrés par la fureur des passions, se laissèrent aller au plus dégradant délire. Ils se vengeaient des justes attaques à leurs biens, à leurs personnes et à leur bien-être. Les discours de ce défenseur des humbles étaient puissants. Ils n’en sentaient que trop l’immense portée. Le peuple était dans l’attente du Messie. Il pouvait être enclin à faire disparaître les abus. Il fallait prévenir les coups.
Ce procès fut un assassinat juridique !
Ne soyons pas trop aigris contre les auteurs de ce criant attentat à la justice. Nous sommes tous aveugles, et notre cécité, pour une part, est la cause de nos désordres. Accusons-nous nous-mêmes. Le Maître a dit : « Je suis venu racheter les péchés des hommes. »
La doctrine nous enseigne que nous crucifions Dieu chaque fois que volontairement nous nous rendons coupable de faute grave. Il y a des saints et des saintes qui échappent à ce manque de gouverne. Tâchons de les imiter. C’est là pour nous un impôt moral.
Le christianisme fut le plus grand cri de révolte contre l’oppression des peuples et l’affirmation la plus lumineuse de la solidarité humaine. Aimons-nous les uns les autres.
Et rappelons cette parole de Lacordaire :
« Devant une législation obstinément oppressive, la liberté du bien ne se demande pas. Elle se prend. Et ensuite elle se défend. »
Me Charlemagne RODIER.
Paru dans Douze conférences sur des sujets variés,
données devant les membres du Club musical et littéraire de Montréal
au cours de la saison 1943-1944, vol. 4.