Sainte Rose de Viterbe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Yvonne de ROMAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE XIIIe siècle est l’heure de grâce des temps modernes. Heure latine et française qui a vu sous le plus beau ciel du monde jaillir les flèches gothiques, et sur la plus belle mer, passer les vaisseaux de la dernière Croisade. La chrétienté s’épanouit alors sous la double influence du Prince et du Mendiant, porte paroles de la Justice et de l’Amour, saint Louis et saint François. De nos jours, les sociétés désorganisées ignorent ces haltes divines de l’Histoire, l’union des peuples et des cités dans une même foi génératrice d’actes immortels. La lutte des classes, l’opposition entre le gouvernement et le pays, le déchaînement des instincts démagogiques ont rendu impossible toute la grande manifestation d’art et brisé la marche en avant de la civilisation. Mais dans le temps où l’Europe vénère Notre-Dame au pays des Carnutes et suit le destin des Francs, « amis du Christ » et fils aînés de l’Église, des choses sublimes s’accomplissent sur la terre. Comme aux matins sans péché de l’Éden, l’humanité se retrouve belle dans les gestes de ses héros et dans les yeux de ses saints.

Pourtant, que de divisions, de troubles et de querelles à la surface de ce XIIIe siècle ! Byzance docte et sanglante inspire encore le monde, partagé entre la guerre et la théologie. Dans les Universités la pensée bouillonne ; des orateurs et des écrivains de génie sont aux prises et les thèses s’entrecroisent, à l’ombre des Écoles avec un bruit d’épées. L’Europe intellectuelle, c’est-à-dire l’Italie et la France, vient d’entrer dans cette jeunesse tumultueuse qui suit la période d’enfance et de tâtonnements ; les voiles poétiques sont tombés ; il ne suffit plus de la légende et du vers pour apaiser la faim humaine, la grande faim des idées. Un mouvement universitaire torrentueux emporte le siècle. Aristote lui ouvre ce monde grec où la Renaissance verra, dans des clartés de marbre et d’or, passer le cortège souriant des Immortels. Mais la sève qui gonfle ses jours ne lui permet pas de s’attarder à des rêves d’équilibre et d’harmonie, sous l’égide des courtes sagesses païennes. Il lui faut le combat, la discussion, le pain substantiel et fort de la doctrine, la vérité vivante. S’il s’affole autour d’Alexandre de Halès ou de Pierre Lombard, c’est qu’il cherche dans leur enseignement cette vérité que le moyen âge fit inséparable du savoir et solidaire de la théologie. Les passions se déchaînent autour d’un manuscrit ou d’un discours comme s’il s’agissait d’un tournoi de chevalerie. Heure unique où l’intelligence, ivre de ses découvertes, participe aux délires du cœur, printemps de l’esprit plus beau dans son désordre que l’été paisible et vainqueur dont les lumières baigneront Versailles !

Dans le peuple, ces orages de la pensée ont leurs coups de tonnerre. L’hérésie et le schisme éclatent sous le ciel même où saint François faisait entendre sa viole de bois soutenant le doux parler des trouvères. En France, la paix triomphe grâce à saint Louis « le roi des rois de la terre », le prince à face d’ange que les Nations prennent pour arbitre et les misérables pour père. Mais l’Italie, privée du pouvoir centralisateur nécessaire à la formation d’un esprit national, vit déchirée entre les rivalités des villes et la lutte sacrilège de l’Empire contre la Papauté. Chaque couronnement des Césars germaniques y est le signe d’un massacre ou d’un schisme. L’Allemagne, affolée par son rêve d’hégémonie, jette les papes en prison, les chasse à coups de pierre, incendie, pille leurs domaines, saccage la belle terre que Dieu créa pour porter des roses et des marbres entre deux mers d’azur. À toute heure le sang ruisselle des collines que les petites cités, vindicatives et rudes, ont couvertes de leur robe de pierre.

Mais dans cette atmosphère de lutte, la religion et l’art traversent des jours de gloire. Un foisonnement de chefs-d’œuvre et les victoires multipliées des saints font de la terre franciscaine la base de l’univers spirituel, le Royaume des âmes. Assise s’est fleurie de légendes et de peintures, peuplée d’églises, couronnée d’anges. Car le Pauvre a passé, chétif et malade, vêtu de haillons, sans beauté, sans pouvoir, sans lettres, mais brûlant de la sagesse du Christ, la folie divine de la Croix. Et le monde, comme un brasier d’amour, a flambé sur ses pas.

Rose de Viterbe incarne l’esprit de ces beaux temps franciscains qui ont vu la gloire de saint Bonaventure et de Duns Scot. En elle l’Italie romaine triomphera de l’Allemagne hérétique. Plus profondément que les Docteurs, séraphique et subtile elle entra dans le mystère de l’Alverne, et plus amoureusement, sur ses épaules d’enfant, chargea la croix du Stigmatisé. Morte à dix-sept ans, brisée par les austérités, on ne lui a connu d’autres armes contre la puissance des Hohenstaufen que la Pauvreté et la Prière. Mais ce sont les armes de François, son Père, et, comme lui, elle n’a qu’à ouvrir les mains, ses innocentes et fragiles mains où les colombes viennent se poser, pour qu’une moisson de miracles et d’amour les remplissent.

Viterbe, sous le joug de Frédéric II, était devenu un foyer d’hérésie, le lieu de débauche des soldats impériaux. Trahis par les Gibelins, ses habitants se divisaient en deux factions toujours en guerre. L’assassinat, l’embuscade, le parjure, le sacrilège y continuaient l’œuvre du schisme, la séparation d’avec la Chaire de Pierre. Bâti en avant-poste sur le chemin de la Ville éternelle, le palais de l’empereur dressait ses tours d’orgueil et de tyrannie à l’horizon même où François venait de passer, mendiant, les pieds troués par les clous de Jésus. Fallait-il que l’Église, si chère au cœur du saint, fût outragée par son peuple à lui, le peuple enfanté au Christ sur la montagne, dans l’extase et la terreur de l’Apparition ?

Ce ne fut point une armée de chevaliers, un prince libérateur, un grand apôtre que Dieu suscita pour sauver la cité romaine. Il lui envoya une petite fille.

Rose avait donné, dès les premières années de sa vie, des signes de prédestination. Elle appartenait à cette heureuse tribu de vierges et d’enfants que le Christ prête au monde quelques jours, comme une image de sa propre jeunesse glorieuse et souffrante, et qui traversent la vie d’un seul coup d’ailes. Avant l’heure où la raison commande, la grâce inspire ses actes. Elle aime l’oraison, le silence, la solitude au pied du Tabernacle, dans le rayonnement de la Présence ineffable. Suivre l’office ou le sermon fait sa joie. Dieu se communique à elle par des visions fréquentes et la Vierge lui apparaît, comme à sainte Claire, toute brillante et parée, au milieu des élues. Elle lit dans l’âme des pécheurs et penche sur leur mensonge et leur corruption son visage d’innocence avec une miséricorde réfléchie et des mots pleins de raison. Ses parents la laissent vivre à sa guise, dans une cellule de deux mètres de long où elle couche sur la terre et soumet son corps aux tourments des flagellations, de la fatigue et de la faim. Elle a vu saigner les plaies du Christ, et le besoin de souffrir la consume, cœur limpide, âme sans péché qui rêve de pénitence et de mort à soi-même, passionnément, comme d’autres rêvent d’abondance et de félicité.

Viterbe venait de retomber sous la tyrannie de Frédéric quand Rose, avertie par des apparitions nouvelles, se mit à parcourir la ville chantant les louanges du Seigneur et prêchant le retour à l’Église, objet des haines allemandes. Elle avait environ dix ans. Un fleuve de grâce coule de ses lèvres où se pressent les textes sacrés, les définitions doctrinales et les axiomes théologiques. On dirait que la science des Pères de l’Église remplit ce cerveau d’enfant et que cette voix frêle porte la sagesse d’un monde. Elle s’élève contre la trahison de ses concitoyens, infidèles au Saint-Siège, et maudit le pouvoir usurpateur de Frédéric au nom des lois sociales et du droit des nations. L’Italie stupéfaite écoute. Et Viterbe, emportée par une vague de lumière, crie grâce au ciel et à l’Église avec des pleurs, des cilices et des cendres.

Il faudrait suivre toute l’histoire de Rose pour comprendre l’importance de son apostolat. Exilée par Frédéric II, elle continuera dans d’autres villes ses prédications brûlantes, opposant toujours au parti impérial la cause du Saint-Siège et multipliant sur sa route les conversions et les prodiges. Une foule immense se presse autour d’elle. Ses petites mains rendent la vue aux aveugles, chassent les démons, réveillent les morts, guérissent toute plaie, calment toute angoisse, sans autre arme que le signe de la Croix, signe qui annonce et détermine toujours le miracle franciscain. Elle confond les hérétiques et ramène les sorcières à la foi. Les éléments lui obéissent comme à saint François et, quand elle joue avec le feu, la flamme couvre ses pieds nus sans les brûler. C’est en vue de séduire les âmes, de les conquérir à la vérité qu’elle exerce ses dons de thaumaturge. Il lui faut des victoires pour l’Église, le triomphe de Pierre, et que non seulement les impies s’agenouillent, mais que sa voix ébranle l’Italie, que les peuples fassent pénitence et que les cités transfuges reviennent à l’obédience du Pape.

Innocent IV, traqué par Frédéric, s’était réfugié en France, l’asile ordinaire des pontifes persécutés. À Lyon, dans la troisième session du Concile de 1245, il avait prononcé contre l’Empereur de terribles anathèmes, excommuniant ceux qui reconnaîtraient la souveraineté allemande et déliant les sujets de Frédéric eux-mêmes de tout serment de fidélité. Les impériaux se vengèrent en redoublant d’exactions et de crimes sur les terres du patrimoine de saint Pierre. Mais l’enfant veillait, le corps livré aux macérations, l’âme embrasée de prières. Sous la puissance de ses sacrifices et de ses désirs, les destins de l’Italie plièrent une seconde fois. Un Ange vient, au soir d’une journée de pénitence violente, lui révéler le dessein de Dieu, et, conviant à l’entendre Soriano, sa ville de refuge, elle annonce la fin du schisme et la mort du Barbare. Huit jours plus tard, la prophétie se réalise, et, quand Pâques arrive, les cloches saluent le retour d’innocent IV à Rome.

Les biographes de Rose rapportent qu’elle eut, peu de temps avant sa mort, une autre vision, celle des Croisés devant Damiette, et que sa prière obtint la victoire de « son bien aimé frère », le Roi saint Louis. « Très peu de sang sera répandu, dit-elle, et la ville tombera bientôt au pouvoir des Français. » Sa voix, dans le secret, décide du succès des batailles.

Rose partage avec tous les prédestinés ces dons de ravissement, d’illumination et de prophétie. L’œuvre de ses grandes sœurs franciscaines, Jeanne d’Arc et Colette de Corbie, soulèvera l’histoire à des cimes bien plus hautes. Elle n’a point fondé de monastères, ni chevauché à la tête d’une armée, ni inscrit son nom sur les traités des rois. Le miracle de sa vie fut l’enfance et que Dieu se servit d’une créature si petite et si faible pour incarner l’esprit de François, « le plus beau des saints ».

Entre les zélateurs et les partisans de la large observance, la lutte avait éclaté à l’aube même de cette civilisation franciscaine haute et brûlante qui emporte le XIIIe siècle. Persécutés par Élie et ses adeptes, les fils du Pauvre s’étaient enfuis sous le vent de la dispersion, et les ermitages, devenus couvents spacieux ou bruyants collèges, ne recevaient plus la visite des Anges. Les disputes et les abus foisonnaient dans l’Ordre que l’ambition ou l’inintelligence des Vicaires et les excès des zelanli menaient à l’incohérence. Sous le généralat du Frère Etie, une atmosphère de mensonge s’y était formée, si dense que le regard même des Papes ne la perçait pas toujours. Il restait aux amis de François, les saints de la première heure, la seule joie de chanter : « Loué soit mon Seigneur pour ceux qui souffrent, l’injustice et la tribulation ! »

Comme sainte Claire, et plus tard sainte Colette, Rose fut choisie pour recueillir l’héritage franciscain et faire de son cœur l’arche où la tradition reposerait. Au sein des contradictions et des ténèbres, on put fixer en elle la pensée vivante, l’image du Fondateur. Elle porte au plus haut point les caractères de la spiritualité franciscaine : l’esprit de pauvreté, l’attachement à 1’Église, l’amour enivré, suave et sans mesure de Jésus crucifié. Discuter les enseignements de son Père lui aurait semblé un crime ; elle ne les analyse pas, elle les applique et, comme faisaient les Frères aux jours héroïques de Rivo Torto, elle en nourrit son cœur. Chez cette petite fille, vêtue d’une robe en guenilles, serrée à la taille par une corde, et qui accueille la faim, le froid, la persécution, l’exil comme les dons bénis et doux de la Pauvreté, il y a le génie chevaleresque de François. Et, comme François, elle est apôtre. Le zèle des âmes la dévore : pour sauver une seule de ces âmes rachetées par le Sang du Bien Aimé, elle donnerait elle-même joyeusement son sang. Mais parce qu’héritière de la sagesse du Saint et consciente de la sève catholique infusée par lui à l’arbre franciscain, elle n’agit et parle que sous l’inspiration de l’Église et pour défendre les droits du Pape ou briser l’effort de l’hérésie. Toute sa science, toutes ses austérités, tout son amour sont pour l’Épouse, celle qui a reçu les promesses de l’Époux et sait que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre elle.

Dans le siècle en marche sous les étoiles et qu’entraîne le génie des plus grands hommes, cette vie de femme-enfant tient peu de place. Pourtant son éclat baigne l’histoire. Elle représente le miracle des temps modernes, l’esprit de ce moyen âge qui ouvrit à l’âme française les cathédrales, ses demeures splendides, et projeta sur nos destinées le rayonnement de la pensée franciscaine et thomiste. Ce qu’enfante un peuple de foi, ce qu’apporte une époque de grâce, nous le voyons dans le spectacle des foules massées autour de la petite fille pour recueillir sur sa bouche de huit ans la doctrine du Pauvre, devenu prince de l’Histoire et Guide des nations catholiques. Rose, au milieu du siècle, est le témoin de ce Pauvre, la voix d’Assise. Et cette voix remplit l’univers et les temps, car elle crie, comme aux jours de Jean Baptiste, le protecteur de la petite sainte : « Voici l’Agneau qui vient, voici Celui qui ôte le péché du monde ! »

 

 

 

Yvonne de ROMAIN.

 

Paru dans Les Causeries en 1928.

 

 

 

 

 

 

 

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