Sur la véritable difficulté de réunir
les communions catholiques et protestantes
par
M. ROSIÈRE
LES Archives littéraires (tom. V, p. 348) offrent un résumé historique de toutes les tentatives qui ont été faites pour concilier la doctrine des protestants avec celle de l’Église catholique. Le tableau que l’auteur trace de tant de négociations infructueuses, mérite les plus grands éloges pour sa clarté, sa précision et son exactitude. Il n’aurait rien laissé à désirer si, au lieu de simples indications, il eût développé, avec la même sagacité qu’il a portée dans la partie historique, diverses causes qui ont rendu vains les soins de tant de souverains et de savants pour opérer une révolution si favorable à la tranquillité générale et particulière. Je me hasarde de suppléer à sa réserve, en exposant quelques conjectures sur une matière aussi délicate.
Il est constant d’un côté, que la réformation du seizième siècle a eu pour principale cause, non l’intérêt de la religion, mais, d’une part, le fanatisme, et surtout la jalousie, l’esprit d’insubordination, le désir de l’indépendance ; de l’autre, l’abus trop manifeste que la cour de Rome faisait depuis plusieurs siècles d’une autorité qu’elle avait étendue au-delà des bornes que lui assignait l’esprit de l’Évangile.
Les réformateurs allemands fortifièrent habilement leur cause par l’appui de plusieurs princes séculiers, plus avides de domaines que de vérités théologiques. La cour de Rome eut pour soutiens la longue habitude des peuples, sa puissance spirituelle, et celle de la plupart des princes, nommément celle de l’empereur Charles-Quint.
Ainsi, la réformation cessa bientôt d’être du seul ressort de la juridiction ecclésiastique : elle passa dans celui de la politique ; et dès lors les foudres du Vatican perdirent une grande partie de leur efficacité : il ne put plus être question ni de simples arguments, ni de bulles, ni de conciles ; les armes temporelles seules durent trancher la difficulté. Mais les succès étant variés, ils amenèrent successivement des transactions, qui, au lieu d’accorder les opinions, maintinrent les deux partis chacun dans les siennes, et les novateurs dans leurs empiétements. Cet état de choses, qui consacra la force de ces derniers, les rendit inflexibles ; leur système fut consolidé sans retour, en Allemagne, par les fameux traités de Westphalie, et il fut successivement affermi dans plusieurs autres États de l’Europe.
Quiconque est versé dans l’histoire, connaît les faits qui ont introduit l’esprit de réforme religieuse en France, en Angleterre et dans les Provinces-Unies, et les maux qu’il causa dans ces contrées. La marche des évènements et les succès n’en furent pas les mêmes. La réformation fut consolidée par tout, tandis qu’en France elle ne produisit que la guerre civile qui manqua de bouleverser l’État. Mais les controverses religieuses, quoiqu’ayant aiguisé l’esprit de la nation et préparé le progrès des lumières dans toutes les sciences, ne purent obtenir les mêmes résultats que dans les autres contrées où la réforme avait pénétré.
C’est postérieurement aux mémorables traités de Westphalie qu’on multiplia les tentatives pour opérer une conciliation, une amalgame, par des négociations et des colloques. Pouvait-on raisonnablement se flatter de quelque succès ?
En Allemagne et dans les états du Nord, les protestants, débarrassés de l’autorité étrangère du siège de Rome, devinrent indépendants à l’égard du dogme, de la discipline et du culte : les princes protestants établirent des ministres dépendants d’eux seuls, et ne reconnaissant pas d’autre autorité spirituelle que la leur ; car ils avaient acquis la suprématie dont Rome avait été dépouillée.
Était-il naturel de supposer qu’ils feraient le sacrifice de ce qui fortifiait si éminemment leur autorité temporelle par la réunion du glaive et de l’encensoir ? Pouvait-on s’attendre que les ministres du culte protestant, enorgueillis par leurs succès, abjureraient leur triomphe et abandonneraient leur nouvelle existence qui les mettait en rapport immédiat avec leur souverain, pour se soumettre derechef à la hiérarchie catholique ? Et cependant c’était là le véritable nœud gordien qu’il fallait délier par la persuasion ou par l’intérêt personnel, la force des armes n’ayant pu le trancher. Je regarde comme choses très secondaires les trois opinions sur la transsubstantiation, celles sur la communion sous les deux espèces, sur le mariage des prêtres, sur la confession auriculaire, et sur l’usage de la langue latine.
À tout ce que je viens de dire, ajoutons une considération qu’appuie l’expérience de tous les siècles. Il n’est aucune matière sur laquelle les hommes aient jamais été plus opiniâtres, que les idées plus ou moins confuses qui composent ce qu’on nomme théologie et métaphysique. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’y porter le flambeau de la conviction ; et lors même que de part et d’autre, on adopte un principe primitif, on s’égare dans les raisonnements et dans la région des subtilités : les principes ressemblent à un fil d’archal ; chacun les plie à son gré : de là les conséquences divergentes, et l’obstination avec laquelle on les soutient : elle est, cette obstination, le produit ordinaire de l’amour-propre ; et l’amour-propre, quelle force n’a-t-il pas lorsqu’il est étayé par l’intérêt personnel, et surtout par les succès ? Il dégénère en orgueil, et de tous les vices qui infectent le cœur humain, l’orgueil est le plus incurable.
Quant aux catholiques, ils étaient nécessairement sous l’influence des évêques et de la cour de Rome. Or la conciliation n’aurait pu s’effectuer sans plus ou moins de sacrifices de la part de celle-ci ; et pouvait-on croire qu’elle les ferait volontairement ? Elle ne pouvait se relâcher ni sur l’article de sa juridiction suprême et de l’empire invisible des clefs de St Pierre, ni sur la plus grande partie des choses qui constituent le culte catholique. Je passe sous silence la prétention à l’infaillibilité. Et supposons même qu’on fût tombé d’accord, que cette infaillibilité réside essentiellement dans les conciles universels, pouvait-on espérer que les protestants s’y soumettraient ? Quel aurait été leur crédit, leur influence dans de pareilles assemblées ? N’y auraient-ils pas toujours été en minorité, et par conséquent obligés de recevoir la loi des prélats catholiques ? Ou bien, croit-on de bonne foi qu’on aurait réussi à étouffer tout esprit de parti ?
Et cette intolérance qu’on reproche à l’Église catholique, était-elle propre à concilier des esprits qui la regardaient comme contraire à l’essence de la charité évangélique, comme une véritable tyrannie sur les consciences, comme subversive de l’esprit de bienveillance et d’indulgence qui est le premier précepte du christianisme ? Le principal, le plus effrayant des effets de cette intolérance, est l’excommunication. Pouvait-on se flatter, d’un côté, que les souverains protestants s’y exposeraient de nouveau, ou que la cour de Rome renoncerait à une prérogative qu’elle a toujours considérée comme inhérente a son autorité ?
Et en France, en particulier, que pouvait-on attendre de ces conférences tenues avec tant d’apparat ? Les réformés troublaient l’État depuis le règne de François Ier. Ils prirent les armes, soutenus au dedans par des hommes puissants et dangereux, et au dehors par des conseils et des secours : ils eurent le dessous ; cependant ils ne purent être vaincus dans leur croyance. Louis XIV les persécuta, mais ne put point les convertir ; et c’est au milieu de cette lutte sanglante qu’on prétendait réussir par la persuasion !
Je ne crains pas de dire qu’une confiance présomptueuse aveuglait les prélats français sur leurs moyens. Je ne parle point de la doctrine en elle-même ; elle est étrangère à mon sujet : j’entends seulement que des hommes, qui ont bravé la force et même la mort, se rendent difficilement aux simples raisonnements faits par des orateurs considérés comme suspects, et plaidant leur propre cause.
Je pourrais entrer dans beaucoup d’autres détails sur le sujet que je traite ; mais je pense que j’en dis assez aux hommes qui connaissent la marche de l’esprit humain, pour les convaincre qu’il était à peu près impossible que les tentatives faites depuis la réforme pussent amener les choses au but proposé.
Les princes catholiques qui avaient des sujets protestants, avaient sans contredit un motif politique très plausible pour désirer la conciliation. On a toujours soupçonné les protestants d’être imbus d’idées républicaines ; et il importait aux princes de les rapprocher d’une croyance qu’on regarde comme plus favorable à l’autorité, quoiqu’elle le soit beaucoup plus à celle de l’Église qu’à celle du monarque qu’elle veut maintenir dans la subordination. Mais il n’est pas moins démontré, par des faits innombrables, que l’uniformité de croyance et de culte serait un grand avantage pour l’ordre social : la France a éprouvé les funestes effets du contraire.
Quant aux princes protestants, ils ne pouvaient écouter qu’avec indifférence toutes les ouvertures sur ce sujet ; car ils savaient par eux-mêmes, que le protestantisme n’avait nullement altéré leur autorité ; qu’il n’avait nulle part opéré le moindre changement dans la forme de leur gouvernement ; que les protestants se pliaient au pouvoir absolu aussi bien que les catholiques 1. Ainsi, ils étaient convaincus qu’ils n’avaient rien à appréhender de la doctrine des réformateurs, tandis qu’ils jouissaient des avantages réels que la réformation leur avait procurés, savoir : les biens ecclésiastiques, la suprématie spirituelle, et une entière indépendance de l’autorité et de l’influence du Saint-Siège.
Ainsi les princes catholiques devaient rechercher la conciliation, n’importe les modifications qui en auraient été la base, parce qu’il leur importait d’assurer leur tranquillité en rétablissant un centre commun de croyance entre leurs sujets ; et les réformés, comme la cour de Rome, par des motifs contraires, devaient la faire échouer : Rome, parce que le moindre sacrifice aurait, selon elle, porté atteinte à l’ensemble de son dogme, regardé comme divin, à son antiquité, à son régime, à ses habitudes, à son influence, à sa considération, surtout parce qu’une première brèche à son autorité en aurait insensiblement causé d’autres ; les réformés enfin, quoique faciles sur des choses de peu d’importance, parce qu’ils ne pouvaient pas se soumettre à des points qui auraient renversé le fondement de leur croyance ; il leur eût été impossible de reconnaître de nouveau une juridiction étrangère, qu’ils avaient abjurée et qu’ils s’étaient appropriée.
Si l’on pouvait faire abstraction des passions et des faiblesses humaines ; si les préjugés et l’amour-propre n’avaient pas un empire presque irrésistible ; si enfin les hommes pouvaient considérer avec impartialité la source, le but et les effets de la religion, c’est-à-dire, de nos rapports avec l’Être créateur, certes il n’y aurait jamais eu d’hérésies ; les vérités de la religion n’auraient jamais été ni altérées, ni méconnues, et elles auraient incessamment guidé l’homme comme l’astre qui l’éclaire. Mais nous n’en sommes pas à ce point de perfection, et probablement nous ne l’atteindrons jamais. Nous sommes libres et faibles ; ainsi il existera toujours plus ou moins d’erreurs parmi les hommes, et il n’en est point de plus difficiles à déraciner que celles qui tiennent à la seule pensée et à l’amour-propre. La force peut les comprimer ; mais il lui est impossible de les détruire : elles ne sont point de son ressort. – Les empereurs romains regardaient comme une erreur dangereuse la nouvelle doctrine des chrétiens ; ils voulurent la proscrire en faisant périr ses sectateurs, et ils ne firent que l’étendre. Il en est de même de Rome moderne : elle ne pourra jamais, malgré sa sévérité, extirper les hérésies. Et la dernière qui divisa l’Europe, pour ainsi dire, en deux sectes principales, que, ne tenta-t-on pas pour l’étouffer dès sa naissance ? Sans parler de l’Allemagne, quels efforts ne fit-on pas en France pour arrêter les progrès de la religion, dite réformée, aussi bien que du jansénisme ? Les bulles, les persécutions, les proscriptions n’ont-elles pas compromis l’autorité royale, comme celle du Saint-Siège ?
Ainsi, tout bien considéré, il paraît qu’on peut soutenir l’opinion que la concordance dont il est question était impossible au dix-septième siècle, et qu’on peut, d’après la nature même des choses, la regarder comme telle pour l’avenir, à moins d’un miracle, c’est-à-dire, à moins que la Providence, changeant l’ordre de la création, ne forme des hommes dégagés de toute passion terrestre et ne contemplant que les récompenses célestes promises à leurs vertus.
En attendant cette régénération, la philosophie y a, en partie, suppléé en répandant l’indifférence, je ne veux point dire sur l’essence de la religion (car elle ne saurait détruire l’existence de Dieu), mais sur un grand nombre de points qui divisent les différentes sectes chrétiennes. Aussi peut-on prévoir, sans trop s’aventurer, que l’Europe ne sera plus ensanglantée par des guerres de religion, et que la tranquillité intérieure des états ne sera plus troublée par des commotions intestines, excitées par l’intolérance et le fanatisme. Je fais abstraction des causes politiques qui peuvent altérer cet état passif des choses ; car il n’est que trop vrai que la politique prend toutes les formes, et se sert de toutes les armes qu’elle juge propres à la conduire au but qu’elle s’est proposé.
On pourrait ici faire la question : si c’est uniquement ou au moins en grande partie dans la vue du salut du genre humain que les innovations religieuses ont été inspirées et soutenues, et qu’elles ont, pour opérer sa conversion, couvert une grande partie de l’Europe de haines, de persécutions, de sang et de carnage ? Mais l’histoire ne résout que trop clairement ce problème. Regnum meum non est de hoc mundo. Voilà les paroles du Sauveur ; qu’on les applique à tous les évènements qu’ont produit les dissensions religieuses, comme aux résultats qu’elles ont eus, et l’on sera facilement convaincu que les maux causés au nom de Dieu et pour le soutien de sa gloire étaient contraires à sa doctrine, et qu’ils n’ont eu que des motifs mondains cachés sous le masque de la charité, du zèle le plus pur pour le bonheur présent et à venir des hommes. Je laisse au lecteur le soin d’étendre ses réflexions sur cette importante matière.
M. ROSIÈRE.
Paru dans Archives littéraires de l’Europe en 1805.