La persécution religieuse

en U.R.S.S. et sa « dialectique »

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François ROULEAU, s.j.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

POUR l’Église, la persécution n’est certes pas une expérience inconnue ou une nouveauté : l’Évangile en fait une composante essentielle de la vie chrétienne et même une béatitude (Matthieu 5, 11). De fait, les persécutions n’ont pas manqué tout au long de l’histoire du christianisme et elles ont été le fait de régimes fort divers. Mais la persécution mise au point par le pouvoir soviétique se présente sous une forme tellement nouvelle, tellement masquée et surtout tellement contradictoire qu’elle déconcerte l’esprit et le déroute à mesure qu’il la découvre.

Si l’on veut essayer de comprendre, il faut – comme toujours – revenir aux évènements, à l’histoire. Or, que disent les faits ? Que la persécution a d’abord été brutale et sanglante, puis qu’elle a connu d’autres formes tout aussi efficaces, mais plus modérées et plus dissimulées – avec même une sorte de répit pendant la guerre – mais sans jamais cesser tout à fait puisqu’elle dure jusqu’à aujourd’hui 1.

Or cette persécution, constante et institutionnelle, se trouve niée par le pouvoir de la façon la plus explicite et la plus officielle. Tout au contraire, ce pouvoir se présente de façon constante comme le champion du respect des consciences, des droits de l’homme et de « l’humanisme ». Contester ces affirmations du régime ne peut relever – selon lui – que de l’opposition systématique et de la calomnie.

Mais ce double visage et ce double langage de la persécution n’est pas le trait final, ni le plus mensonger : non seulement la persécution est à double face, mais elle veut encore que la victime soit consentante. L’État persécuteur exige que l’Église persécutée affirme elle-même sa pleine liberté. Cette dernière exigence est constitutive de la nouvelle persécution et elle la caractérise.

 

 

TELLE est la réalité. Telle est aussi l’énigme de cette réalité. On peut la formuler en trois propositions simples qui s’organisent en une sorte de dialectique parfaitement cohérente et parfaitement perverse :

– la religion est un mal absolu qui doit être définitivement extirpé ;

– il n’y a pas de persécution religieuse en U.R.S.S., et il ne peut pas y en avoir ;

– l’Église persécutée est chargée d’affirmer que la persécution n’existe pas.

 

 

Thèse : la religion doit être définitivement extirpée

 

La persécution religieuse inaugurée par le régime soviétique est la plus dure et la plus efficace de tous les temps chrétiens : elle a fait plus de martyrs que durant tout le reste de l’histoire de l’Église. Depuis le début de la révolution de 1917, l’État n’a jamais cessé d’affirmer sa volonté d’arracher toutes les racines de la vie religieuse et d’instaurer une société où règne l’athéisme. On touche là un point essentiel de l’idéologie marxiste, qui n’a jamais été dissimulé, tout au contraire. Les formes de la lutte antireligieuse ont pu se modifier avec la conjoncture, mais l’objectif final est toujours resté constant et très explicite : la liquidation du problème religieux.

Pour justifier cette lutte anti-religieuse, les autorités soviétiques utilisent deux pseudo-arguments : l’un fait appel à la science et l’autre à la politique. La science justifierait la lutte en ce sens qu’il s’agit de libérer les consciences de l’aliénation religieuse, car l’homme ne peut devenir lui-même et prendre en main son destin qu’en rejetant l’illusion fondamentale : « la divinisation des oppresseurs » (Lénine). L’autre pseudo-justification tient à ce que l’Église a été l’alliée de l’Ancien Régime : de ce fait elle est tout entière condamnée à disparaître avec lui.

On comprend alors que la première attitude de la révolution soviétique envers la religion soit violente. Ce qui est recherché est bien la destruction de toute vie religieuse. L’attaque initiale contre l’Église est lancée dès octobre 1917. Son bilan, même partiel, est terrible : plus de huit mille prêtres et religieuses sont tués, plus de la moitié des évêques sont déportés ; les églises sont profanées par dizaines de milliers avant d’être fermées ou même détruites. Ceci pour donner un ordre de grandeur.

Cette politique de destruction physique aura une limite. À mesure que le pouvoir soviétique se rend compte qu’il n’arrive pas à éliminer l’Église, ou que cette complète élimination serait trop dangereuse politiquement (la guerre civile fait rage), une autre opération est tentée : attaquer l’Église non plus de l’extérieur, mais de l’intérieur. Dès 1922, un schisme est suscité au cœur même de l’Église, avec la complicité d’ecclésiastiques et de fidèles. Il s’agit de l’Église vivante, c’est-à-dire une église progressiste qui enseigne que les objectifs de la foi chrétienne et de la révolution se rejoignent et finalement coïncident. Alors ce qui est visé n’est plus le corps, mais l’âme de l’Église, son identité, sa foi : sous couleur de réalisme et de générosité on tente de la réduire à une réalité d’ordre social ou politique.

La manœuvre a parfaitement atteint les buts que le pouvoir soviétique pouvait poursuivre. La majorité des paroisses de l’Église orthodoxe sont passées au schisme. Pour faire cesser ce mal – corruption de la foi et destruction de l’Église authentique – le clergé est obligé de négocier avec le pouvoir. C’est ce que ce dernier attendait. Jusque-là l’Épiscopat s’était montré très ferme et sur les principes et sur la pratique, maintenant c’est lui qui est en situation de quémandeur. C’est une belle réussite pour le pouvoir soviétique !

Pour autant la politique de destruction effective de l’Église n’est pas abandonnée, elle va simplement prendre des formes nouvelles : si la mort physique n’est pas possible dans l’immédiat, on peut programmer sa mort morale et juridique. Pour obtenir ce résultat est pris l’arrêté du 8 avril 1929. Son contenu garantit bien la « liberté du culte », mais interdit toute « propagande religieuse ». En clair, ces nouvelles dispositions visent l’avenir : elles sont destinées à empêcher l’Église de parler, de prêcher et même de se défendre en public. De plus toute action sociale ou culturelle lui est interdite. L’Église est au ghetto.

En réalité il n’est pas suffisant de dire que l’Église est au ghetto, car le ghetto représente une certaine reconnaissance légale. Or ce qui est visé ici est beaucoup plus radical : la religion doit être une affaire purement privée. L’Église comme telle n’a aucun droit et ne peut pas en avoir. On lui accordera des faveurs, des privilèges même, mais elle n’a pas de droit. Cette mort juridique est bien plus grave, à long terme, que le ghetto.

D’autre part le pouvoir déclenche une vaste campagne de propagande athée. L’affaire est menée par la « Ligue des sans-dieu » qui a des moyens considérables et touche tout le pays : une immense entreprise de calomnie contre l’Église, contre sa doctrine systématiquement défigurée, contre son histoire et son rôle séculaire : on ne retient que ses déficits. Le clergé, spécialement visé, est représenté comme un ramassis d’ivrognes, d’escrocs ou au mieux d’oisifs. On exploite l’apostasie et la trahison de quelques prêtres. On cherche surtout à bafouer le sentiment religieux, à outrager l’Église en transformant par principe les lieux du culte en clubs, hangars ou écuries. Bref, on veut salir l’Église dans la conscience des masses, pour mieux conditionner leur apostasie.

Dès lors, on voit dans quelles redoutables tenailles l’Église se trouve prise. La persécution violente reste suspendue au-dessus de sa tête, – et périodiquement une arrestation, un emprisonnement, une déportation prouvent qu’il ne s’agit pas d’une menace théorique. D’autre part, le schisme progressiste subsiste toujours à l’état latent (après la guerre il prend la forme bénigne des associations pour la Paix). Pour le reste, la vie de l’Église et son avenir sont dépendants du bon vouloir de l’État athée. L’Église obtiendra des aménagements, des faveurs même, mais tout doit être négocié. L’Église n’a pas été détruite, mais elle est captive.

 

 

Anti-thèse : il n’y a pas de persécution religieuse en U.R.S.S.

 

Cette impitoyable persécution que l’histoire nous met sous les yeux revêt, dans le discours soviétique officiel, un tout autre visage : elle se présente comme une libération des consciences et un progrès à la fois social et moral. Telle est la version officielle, une version que l’on soutient aussi vigoureusement aujourd’hui qu’hier. Comment pareille contre-vérité peut-elle être affirmée ?

D’abord pour des raisons théoriques, qui sont classiques en U.R.S.S. C’est Engels, dans L’Anti-Dühring, qui signale que les persécutions non seulement ne détruisent pas l’influence de la religion, mais au contraire, la renforcent. Il remarque que si l’on réprime la religion « extérieure », elle devient « intérieure », plus ferme jusqu’à accepter le martyre. « Les persécutions constituent le meilleur moyen de renforcer les convictions indésirables. » Les soviétiques ont enregistré la leçon et ils en tiennent compte dans leur pratique.

En effet, on se souvient que les premières mesures, qui visaient bien l’anéantissement de l’Église, furent prises sous le couvert d’une législation fort mesurée : il n’était pas question d’attaquer l’Église puisque, en principe, il ne s’agissait que d’établir « la séparation de l’État et de l’Église » (Décret du soviet des commissaires du Peuple, le 23 janvier 1918). Qui aujourd’hui conteste le principe de la séparation ? Mais, malheureusement, ce qui était visé n’était pas une séparation. Les faits vont le montrer.

La deuxième étape, qui elle aussi semble inattaquable, consiste à inscrire dans la Constitution soviétique la liberté de conscience et de croyance pour tout citoyen (article 52). Comment ne pas admirer ? On sait, il est vrai, que les diverses constitutions soviétiques posent en même temps le principe de la liberté de conscience et le principe de la liberté de propagande anti-religieuse (en clair : la propagande religieuse est interdite). Il y a bien là une inégalité, mais cette inégalité ne constitue pas le vrai danger. Le danger tient à ce que, désormais, c’est l’État qui est le garant de la liberté de conscience !

En effet, si la liberté de conscience est garantie par l’État, c’est dire qu’il ne peut y avoir de persécution religieuse en U.R.S.S. : elle serait contraire à la loi. Donc celui qui dénonce la persécution religieuse en Union Soviétique est un calomniateur du régime et il ne sera pas arrêté pour des motifs religieux, mais comme antisoviétique !

Effectivement personne en U.R.S.S. n’est inculpé et condamné pour des motifs religieux. Les chrétiens sont en prison à cause de leur foi, mais officiellement pour des motifs qui n’ont rien de commun avec la religion. Hier on les arrêtait comme « contre-révolutionnaires », aujourd’hui ils sont mis en prison « pour calomnie du régime », ou pour « parasitisme », pour « nihilisme », etc.

De plus on sait que la loi soviétique est formulée d’une façon si évasive qu’elle permet une interprétation fort large. En particulier l’article 70 du Code de procédure pénale (concernant les « menées ou la propagande aux fins de saper ou d’affaiblir le pouvoir soviétique ») ainsi que l’article 190 (qui vise la « diffusion systématique sous forme orale d’assertions sciemment mensongères dénigrant le régime politique et social soviétique ») sont assez souples pour pouvoir justifier l’arbitraire.

En pratique la simple intimidation suffit aux autorités pour limiter toute activité religieuse. L’État exerce un tel contrôle sur la vie soviétique qu’il peut agir par simple pression. Les « mesures administratives » permettent, avec autant d’efficacité que de discrétion, de régler bien des problèmes : fermer une église, priver un prêtre du droit de célébrer, dissuader un travailleur de faire baptiser ses enfants.

De plus une pression sociale s’exerce sur celui qui se manifeste comme « croyant » car il se met lui-même à l’écart de la société, il viole les « normes ». En conséquence il tombe sous le coup des « mesures éducatives ». S’il s’agit d’un jeune, on viendra trouver les parents pour exprimer son inquiétude devant une conduite si étrange ; s’il s’agit d’un adulte, on dénoncera cette manifestation d’immaturité, preuve d’une mauvaise éducation politique, ou alors signe d’une maladie mentale.

Car, pour ramener le citoyen aux normes établies, le pouvoir dispose d’un moyen ultime, très efficace et très discret : l’hôpital psychiatrique. Puisque la doctrine soviétique est la seule qui soit scientifiquement fondée, puisque l’État soviétique est le seul capable d’engendrer l’homme nouveau et le monde nouveau, s’opposer au régime constitue un signe évident de désordre mental, plus ou moins grave, mais relevant d’une thérapie. C’est donc très logiquement que le pouvoir impose de force aux « dissidents » un traitement psychiatrique.

Le résultat final aboutit à un complet renversement de la situation : non seulement la persécution religieuse est niée dans son principe même, mais y faire allusion se voit transformé en calomnie du régime ; non seulement les actes répressifs, bien réels, sont niés en fait, mais ils sont présentés comme une bienfaisante thérapie. Le pouvoir a fait d’une pierre deux coups : il s’est assuré le maximum d’efficacité dans la coercition et de plus le maximum de respectabilité au regard du droit et de la morale !

 

 

Synthèse : l’Église persécutée doit se proclamer libre

 

On pourrait croire que le pouvoir soviétique a atteint tous ses objectifs. Ne s’est-il pas assuré à la fois et de l’efficacité pratique et de la respectabilité morale ? En réalité il est de sa nature d’exiger davantage. La falsification du réel ne sera complète que si elle est confirmée par celui qui en est victime. De même que le « dissident » doit faire son auto-critique et s’accuser spontanément des crimes qui lui sont imputés, de même il faut que ce soit l’Église persécutée qui affirme l’inexistence de la persécution.

Il y a là un point essentiel, qui touche à la nature même du régime idéologique. Le propre d’un régime idéologique est de se croire doté d’une légitimité supérieure qui exclut tout partage du pouvoir, tout pluralisme. Accepter le pluralisme serait, en pratique, renoncer à cette légitimité supérieure, à cette justice supérieure apportée par la révolution. Au contraire, ce qui est exigé d’abord de chacun c’est de reconnaître la nature supérieure de la société nouvelle (supérieure moralement et scientifiquement). Tel est le fondement de la légitimité nouvelle. Telle est l’exigence première qui caractérise l’idéologie.

Dès lors la question religieuse – comme toutes les questions en U.R.S.S. – ne peut se régler qu’à la lumière de ce principe fondamental. La qualité de la société nouvelle, la supériorité de la société nouvelle ne peut être contestée que par un « déviant ». Le devoir de chaque citoyen, mais d’abord le devoir des responsables, est au contraire de faire ressortir la légitimité nouvelle. Ainsi, puisqu’il ne peut y avoir, selon la constitution soviétique, aucune persécution religieuse, c’est le devoir des autorités religieuses de dénoncer la calomnie et de proclamer que l’Église est libre. Telle est la logique de l’idéologie.

Dans une pareille situation, que peut bien faire l’Église ? Si elle dit la vérité, c’est-à-dire si elle dénonce la violation de ses droits, des droits de l’homme, la violation de la Constitution soviétique, elle sait qu’elle déclenche elle-même la reprise de la persécution violente, sans parler de la réactivation du schisme progressiste. D’ailleurs, évoquer l’éventualité d’une initiative de l’Église, c’est montrer que l’on n’a aucune idée de la pulvérisation de la société civile en U.R.S.S.

En fait, l’Église est captive du système idéologique, elle comme toute la société civile. Il ne lui reste que le choix entre disparaître (en passant aux catacombes), ou ratifier sa captivité (en négociant avec le pouvoir athée). Telle est l’essence de cette nouvelle persécution religieuse en régime idéologique.

En pratique, les autorités soviétiques utilisent le légitime souci du clergé – et le devoir qui est le sien – d’assurer la vie ou la survie de la communauté dont il a la charge. Sous le prétexte d’un moindre mal à obtenir, le pasteur fait le premier pas. Il ne reste plus au pouvoir qu’à alterner habilement les promesses et les intimidations, et le clergé se trouve pris dans un engrenage où il perd son honneur sans gagner de vraie liberté : où il perd chaque fois un peu plus de son honneur et de sa liberté.

Prise dans un tel piège, l’Église n’a plus d’illusion sur le pouvoir et sa politique. Elle sait que le pouvoir ne la tolère que pour autant qu’il en retire un avantage (avantage aux yeux de l’étranger : l’existence de l’Église n’est-elle pas la preuve vivante de la « liberté de conscience » ; avantage vis-à-vis de la population : la présence de l’Église est une caution morale pour le pouvoir en place). L’Église sait qu’elle n’a pas de droit, mais que sa survie est tolérée.

Cependant cette survie de l’Église n’est pas sans portée. En restant présente, même silencieuse, même captive, l’Église est une protestation contre l’idéologie dominante. Chaque fois qu’un prêtre commence la célébration liturgique en proclamant : « Béni soit le règne du Père, du Fils et du Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles », il dément tranquillement et solennellement le matérialisme officiel. En annonçant le Royaume de Dieu qui vient et l’attente du retour glorieux, l’Église réduit la doctrine soviétique à ce qu’elle est : un messianisme sécularisé, un messianisme qui s’ignore.

Certes, cette situation est dangereuse pour l’Église et cette politique est contestable puisqu’elle implique de vivre dans un mélange de vérité et de mensonge. Chacun sait que « si l’on ne vit pas comme l’on pense, on finit par penser comme l’on vit » : à force de vivre le communisme, on finit par penser en communiste, au moins partiellement 2. Mais ici, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas pour l’Église d’un choix, mais d’une contrainte : le propre de la persécution de type idéologique consiste précisément à faire passer sa contrainte pour un libre choix.

À ce jeu dangereux, que gagne l’Église ? Elle gagne le droit d’incarner un espoir qu’elle est seule à porter au nom de la foi. Pour le reste, c’est l’incertitude : peut-être que l’Église perd tout, à court terme, mais sauve tout, à long terme ? À moins qu’elle ne sauve quelque chose à court terme pour perdre à long terme ? Cette ambiguïté se trouve au cœur même de celui qui subit cette persécution. Il sait qu’il court le risque soit d’accepter insensiblement le point de vue de son bourreau, soit de se culpabiliser pour avoir trahi sa foi.

 

 

AU terme de ce processus on se trouve dans une situation où la persécution ouverte et sanglante n’existe plus car elle n’est pas nécessaire. Maintenant il reste en U.R.S.S. trois catégories de chrétiens. Il y a l’immense majorité de ceux qui subissent en se taisant : ils sont en toute vérité l’Église du silence, l’Église réduite au silence. Il y a le petit groupe de ceux qui ont le droit de parler parce que ce qu’ils disent est ce que le pouvoir veut entendre. Enfin, il y a, dans les camps ou en déportation, les Yakounine et les Ogorodnikov qui doivent choisir entre se soumettre ou être brisés.

Cette politique a été conçue d’abord et avant tout en fonction de l’Église orthodoxe, qui est de beaucoup la plus importante et la plus enracinée historiquement en Russie. Ainsi l’Église patriarcale est tout à la fois celle qui se trouve la plus personnellement visée, la plus persécutée (en chiffres absolus), mais aussi celle qui tire le plus d’« avantages » de ce système de compromissions forcées. Cela permet de comprendre pourquoi les autres Églises sont tout à la fois plus violemment frappées et moins compromises. Mais le vrai problème n’est certes pas dans une comparaison des mérites respectifs des diverses Églises !

Le vrai problème consiste à bien voir le fardeau qu’elles portent toutes douloureusement. Derrière cette redoutable dialectique de la persécution soviétique se cache un procédé fort ancien qui n’est autre que la classique méthode du repoussoir : on menace la victime de la pire des solutions pour l’amener à choisir elle-même un compromis qui accorde au bourreau l’essentiel de ce qu’il recherchait. Le procédé possède un double avantage : la collaboration au lieu d’être imposée devient volontaire et le bourreau fait même figure de bienfaiteur !

Mais il y a un degré supplémentaire dans cette entreprise : celui qui caractérise la persécution idéologique et lui donne son horreur propre : il faut que ce soit la victime elle-même qui innocente le bourreau. Plus exactement il faut que la victime comme le bourreau se trouvent à égalité. Telle est la loi inéluctable de l’idéologie qui doit tout ployer sous son principe illusoire et mensonger.

 

 

FINALEMENT, quel jugement porter sur ce drame que vit l’Église persécutée en U.R.S.S. ? La question est aussi difficile qu’elle est inévitable. Difficile comme l’est cette persécution aux visages divers ; inévitable car ce drame est celui de toute l’Église et de tous les chrétiens. Condamner l’Église sans réserve serait justement faire le jeu du pouvoir athée et donc participer à la persécution. Approuver sans réserve la politique suivie par le Patriarcat serait bien difficile, et, de plus, cela reviendrait à encourager le pouvoir à augmenter encore ses exigences dans la collaboration.

Nous qui ne subissons pas cette persécution, cette nouvelle forme de martyre, nous n’avons pas le droit de juger les personnes. Dieu seul sonde les reins et les cœurs avec justice. Par contre nous avons le devoir de mesurer l’épreuve que l’on impose aux persécutés, nous avons le devoir de juger les faits. Se dérober ne serait pas seulement une lâcheté, ce serait devenir complice des persécuteurs ne serait-ce que par notre silence.

Quelle sera notre attitude ? Nous devons admirer sans réserve la fermeté dogmatique des responsables de l’Église (et d’abord du Patriarche), car ils n’ont jamais transigé sur la foi ; mais il faut dénoncer comme d’autant plus scandaleux les actes et les paroles d’approbation ou de collaboration qui leur sont arrachés sous divers prétextes. Telle est notre façon de marquer notre solidarité entière avec les persécutés, mais sans nous laisser prendre dans l’engrenage de mensonge dans lequel cette persécution les enferme. Telle est aussi la meilleure façon de les aider, car en agissant ainsi on révèle la situation réelle.

Une fois cette solidarité avec nos frères persécutés clairement affirmée et manifestée, il y a bien des leçons que nous pouvons et devons tirer de leur épreuve pour notre plus grand profit. La première consiste à comprendre enfin ce qu’est la persécution en régime idéologique. Il y a là, pour l’Église et pour chaque chrétien, une leçon capitale car l’expérience est nouvelle, propre à notre temps. En effet, seul un régime idéologique peut prétendre régler le destin de l’homme tout entier : non seulement la vie sociale des citoyens mais aussi leur vie spirituelle. Alors la persécution physique se double d’une tentative qui cherche à dénaturer l’Église et sa mission. L’Église, dès lors, doit trouver son chemin entre des menaces qui visent tantôt le corps et tantôt l’âme, qui incitent tantôt à la lâcheté et tantôt à la perversion.

Cependant, pour un chrétien l’épreuve n’est jamais le dernier mot, et dans la croix il lit la résurrection. La persécution que nous avons sous les yeux est aussi un miracle. Cette Église, au lieu de se disloquer et de disparaître sous des coups aussi redoutables et aussi répétés, résiste et malgré tout conserve et sa vie et sa foi. Malgré toutes les compromissions (qu’il faut toujours dénoncer), il reste que la résistance de cette Église captive dans de pareilles conditions est une donnée qui dépasse les forces humaines et qui témoigne – pour ceux qui ne refusent pas de voir – du mystère de l’Église, du mystère de « la sainte Église des pécheurs ».

Par delà l’horreur de cette persécution, cette semence de martyrs est une donnée mystérieuse mais décisive de l’histoire chrétienne, pour aujourd’hui et pour demain. Si la persécution a frappé d’abord et surtout les orthodoxes, elle a réuni tous les chrétiens par un lien nouveau : le sang versé en commun pour témoigner d’un même Dieu. Il y a un œcuménisme du sang qui modifie fondamentalement le rapport des diverses Églises entre elles, et qui portera immanquablement ses fruits. Aussi le dernier mot de cette terrible évocation est un mot d’espérance.

 

 

François ROULEAU, s.j.

 

Paru dans Communio en mars-avril 1987.

 

 

 

 

 

 



1  Cf. N. Struve. Les Chrétiens en U.R.S.S., Paris, 1963 ; M. Bourdeaux, Opium of the People : the Christian Religion in U.R.S.S., Oxford, 1977 ; I. R. Chafarevitch, La législation sur la religion en U.R.S.S. : Rapport au Comité des Droits de l’homme, Paris. 1974. Rapport secret au Comité central sur l’état de l’Église en U.R.S.S., Introduction de Nikita Struve, traduit du russe par Serge Benoît, Seuil, 1980. On consultera aussi les deux livres publiés par l’auteur de cet article : Gleb Yakounine : un prêtre seul au pays des Soviets. Criterion, 1984 ; Témoin de Dieu chez les sans-dieu : Journal de prison de Mgr Sloskans, Bibliothèque AED, 1986.

2  En langage théologique, on dirait que « l’orthodoxie » et « l’orthopraxie » sont indissociables. L’Évangile dit : « Celui qui fait la vérité vient à la lumière » (Jean 3, 21).

En langage psychologique, on évoquerait « la dissonance cognitive » : celui qui est obligé de mentir constamment en reniant les valeurs qui sont le pilier de son être en conçoit une telle humiliation qu’il en vient à accepter insensiblement le point de vue de son bourreau (cf. Armando Valladares, Mémoires de prison).

 

 

 

 

 

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