La mort en URSS

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean ROUNAULT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUAND je pense à la Russie, la première image qui se présente, c’est la steppe infinie sous la neige. Je ne connais rien qui impose la présence de la mort des êtres et des choses aussi fortement que le froid linceul de l’hiver russe. Et cependant, le régime soviétique ignore la mort. De la manière la plus bourgeoise, la réalité de la mort y est niée. Le confort optimiste qui préside à la construction d’une société vouée théoriquement au bonheur ne saurait supporter l’image et l’idée de la mort. Du même coup, la vie elle-même subit un étrange déracinement. Et d’abord par la disparition de l’amour, frustré de sa promesse d’éternité. Comment, du reste, une société totalitaire accepterait-elle la liberté du don total qu’implique l’amour ? Il faut donc le nier.

Pour imaginer ce que devient une vie sans amour et sans espérance, il suffit de regarder un tableau ou de lire un roman soviétique : tout cela est infiniment terne, sans élan. Un grand nombre de nos concitoyens essaie d’échapper au poids que la stagnation intellectuelle et économique de la France fait peser actuellement sur eux en considérant l’Union Soviétique comme le pays de l’avenir, comme le lieu de son espoir. Les arts soviétiques et surtout les romans devraient les détromper, si seulement on prenait soin de les connaître. Mais ils n’ont trouvé que peu de lecteurs chez nous, preuve que l’ambiance factice d’un monde où l’homme n’est que matière première reste proprement irrespirable.

Officiellement absente du pays, la mort est cependant présente de la façon la plus directe dans l’âme de ceux qui savent ce que sont les camps. Et comme chaque citoyen soviétique se considère un peu comme un bagnard en congé, il sait qu’il a les plus grandes chances de rencontrer la mort quelque part en Sibérie. Il réagit curieusement à cette situation en refusant de penser à la mort pour ne pas succomber dans la lutte quotidienne qu’il livre chaque jour à un régime plein de menaces. C’est un peu la situation du combattant sur le front qui refuse de penser à la mort dans la mesure même où il la côtoie.

Et cependant, si un voyage le conduit à Moscou, il ira saluer la mort en visitant le mausolée de Lénine sur la Place Rouge. C’était un spectacle toujours surprenant pour les Occidentaux que celui du grand nombre d’hommes et de femmes qui défilaient devant le cadavre de Lénine. Le grand chef d’Octobre était-il donc vénéré à ce point ? Mais l’hommage n’allait point au vieux révolutionnaire, il s’adressait à la mort qui mit fin à sa vie. Et cette mort signifiait qu’il pourrait y avoir un jour une fin pour autre chose encore (n’est-ce pas significatif que depuis la mort de Staline le mausolée soit fermé ?). Le mort du mausolée était le symbole de la grande usine de la mort qui avait commencé de marcher en Russie il y a trente-six ans.

J’ai vécu moi-même, un temps, dans cette usine, un camp de travail du Donitz. Chaque soir un tombereau prenait ceux que la faim, la fatigue ou la tristesse avait fauchés. Nus sous une couverture, on les emportait en hâte comme des déchets. Les enterrements étaient interdits. Pour les maîtres, la mort n’existait pas. Ils lui refusaient apparemment la moindre pensée. En réalité, ils cachaient mal une certaine gêne chaque fois qu’ils voyaient que, pour des amis, un ami mort restait un ami. Une nuit où nous avions essayé d’accompagner à sa dernière demeure une jeune fille de vingt ans, les maîtres du camp étaient enragés. Et quand, malgré les ordres, au moment où le tombereau s’ébranlait, des fleurs tombaient de centaines de mains sur la couverture qui couvrait le corps, ces maîtres nous traitèrent de fous en répétant : « Voyons, qu’est-ce qui vous prend, ce n’est qu’une morte ! »

Pour le Russe croyant, son pays est entre les mains des serviteurs de Satan. Et il voit dans la négation de la mort, dans une société construite sur la séduction des mensonges, des signes certains de l’œuvre de Satan. C’est pourquoi la mort telle que le régime la produit, tout en la niant ou en l’assimilant à une perte de matière première, me paraît significative d’un état présent. L’avenir pourtant est riche de promesses, car les hommes qui naissent et grandissent dans le danger que représentent pour eux les usines de la mort s’habituent à accepter la mort sans la craindre. Et, au lieu de la subir, le jour viendra où ils auront la force de l’assumer. Tel est déjà le cas de tous les croyants qui, chaque jour, en choisissant de servir Dieu, acceptent volontairement de mourir pour lui ; tel est le grand espoir des croyants russes : la Mort libre qu’ils offriront après l’avoir si longtemps subie.

 

 

Jean ROUNAULT.

 

Paru dans Cahiers de la Pierre-qui-Vire,

no 41, « La mort et l’au-delà »,

Desclée De Brouwer, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net