Trois inscriptions pour une stèle à Jacques Bainville

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

FIDÉLITÉ

 

 

Il faudrait avoir bien peu connu Jacques Bainville pour oser parler à son propos d’immortalité terrestre. « Je ne passe jamais sans tristesse, disait-il, devant les boîtes de livres qui bordent les rives de la Seine. C’est là que je viendrai dormir. Que. dis-je ? Est-ce que je n’y dors pas déjà ?... Nul ne longe cette fosse commune sans concevoir la vanité du métier d’écrire. » Son ironie apitoyée s’était exercée, dans un de ses contes, sur l’architecte des cités lacustres, qui « mourut dans l’illusion qu’il avait bâti pour l’éternité ». Cet esprit, que si souvent l’on a dit voltairien, avait au moins une différence essentielle avec Voltaire : l’espoir qu’un merveilleux avenir fût promis en ce monde au progrès de l’humanité ne pouvait même pas l’effleurer. Le memento quia pulvis es de l’Église catholique était beaucoup plus près de sa conviction. Avec, au fond, l’espérance qui oppose à cette pluie de cendres plus qu’un stoïcisme passif. Car il a dit, trois mois avant sa mort, aux derniers mots de son discours de réception à l’Académie : « Ce qui a été conservé et sauvé ne l’a pas été en vain... Et pour les renaissances, il est encore de la foi. »

Que ce mot de foi ne nous surprenne pas chez Bainville. Personne n’en avait peut-être plus besoin que lui, car personne n’a peut-être mieux pris conscience de la puissance et de la fragilité de l’esprit humain. Il savait depuis longtemps que l’intelligence peut tout acquérir, et que c’est absolument vain ; que les générations s’épuisent à gagner ce que d’autres générations auront perdu. Ce qu’il y a peut-être de plus admirable chez lui, c’est avec quel esprit de soumission à l’ordre humain il est entré, de toutes ses forces étincelantes, dans cette chaîne décevante des labeurs mutiles. Personne n’a rempli avec plus de patience le tonneau des Danaïdes, en sachant qu’il est percé. Sacques Bainville a veillé de longues nuits sur des travaux d’histoire, alors qu’il tenait pour une des vérités les plus certaines que les leçons des pères sont perdues pour les enfants. Il a passé sa vie à appliquer l’enseignement de la tradition à la sagesse politique, alors qu’il savait que les hommes retombent toujours dans les mêmes erreurs. II s’est dépensé, avec une prodigalité de toutes les minutes, en explications aussi lumineuses que désabusées.

Alors, Bainville eût risqué d’accomplir son œuvre avec une intelligence qui aurait pu être absolument nihiliste si elle n’avait pas été secourue par les forces du cœur. Je le définirais volontiers : un homme qui a travaillé de tout son esprit à expliquer les constructions et les destructions du temps, de tout son cœur à contribuer aux œuvres de la durée.

Les deux activités allaient de pair, se complétaient, se mêlaient. L’une garantissait l’autre de toute adultération par les erreurs de la sensibilité ; elle était préservée en retour de tomber dans l’impuissance et la désolation, Dans son Napoléon, où l’étude logique des effets et des causes est appliquée avec la plus extrême rigueur à la thèse d’Albert Sorel sur l’enchaînement des conquêtes de la Révolution et des guerres de l’Empire, Bainville s’évade du déterminisme, en montrant dans son héros « l’homme qui enseigne aux hommes que tout peut arriver et que les possibilités sont indéfinies ». Lorsqu’il nous dit qu’il n’écrit pas l’histoire merveilleuse, mais l’histoire naturelle d’un homme, fût-ce d’un surhomme, prenons garde qu’il a seulement la prudence de saisir la nature humaine par ce qu’elle offre de plus solidement préhensible à une opération scientifique.

Au vrai, je ne crois pas qu’il ait jamais égaré une parcelle de son attention, au sein de la nature, sur autre chose que l’homme. Je l’ai toujours vu, pour ma part, supérieurement étranger à ce qu’un tempérament poétique peut éprouver s’il s’accorde au rythme des saisons, au mouvement des sèves et des fleurs. J’imagine que dans le bourgeon gonflé il percevait déjà la feuille tombante, et la vanité de tant de pulpes mortelles. Il recevait de la nature moins d’émotion que d’agrément, se tenant à son rang de roi de la création, parmi ceux qu’il appelait les « êtres doués de la parole et dont le front est tourné, non vers la terre, mais vers les cieux ». Ce qui fait que l’homme avait à ses yeux une valeur incomparable, c’est avant tout qu’il le voyait échapper aux saisons de la terre, c’est qu’il est la seule créature qui, dans l’écoulement du temps, soit capable de se survivre. « Personne, a-t-il dit, ni rien n’échappe à la poussière. Napoléon n’est pas protégé contre l’oubli. » Mais contre l’oubli, cette mort de la mort, la mémoire maintient les limites qui tardent le champ d’une autre vie terrestre. Jacques Bainville s’efforçait d’illuminer de pute sa raison le temple de la mémoire.

C’est pourquoi il etait si exigeant quant aux véritables valeurs humaines. Et non seulement méfiant des sensations, mais des opinions, qui sont à l’esprit ce que les sensations sont au corps. Non, il n’avait pas placé la valeur essentielle de l’homme dans les mouvements de l’intelligence, beaucoup plus qu’il ne l’avait mise dans les réflexes des sens. Il était allé au cœur même de notre être complexe et total pour y trouver ce qui assure à fois notre unité, notre aptitude sociale et notre chance de durée. Cela tient tout ensemble de la mémoire, de l’amour et de la foi, et s’appelle FIDÉLITÉ.

Trois distiques dont il a couronné gravement un poème familier (il a livré à des divertissements en vers quelques-unes des paroles qui le révèlent le mieux), désignent cette déesse que le sentiment avait fournie à son esprit :

 

          Si mon vers était immortel,

          Je graverais sur un autel

 

          À la déesse qui mesure

          Ce qui s’écoule et ce qui dure,

 

          À la stable fidélité

          De l’homme unique éternité.

 

Si les deux derniers mots devaient prêter à quelque controverse, il pourrait suffire de rappeler que Sacques Bainville, dans tous ses écrits, n’a jamais. posé que sur le plan terrestre le problème de la destinée humaine. Après quoi, on pourrait se demander d’ailleurs si la fidélité n’est pas la vertu la plus pratique pour qui tend à la plénitude de toute vie. Vertu pratique et noble à la fois. Sacques Bainville aimait la noblesse efficace.

Tout d’abord, c’est la fidélité à nous-mêmes, à notre devoir de vivre et d’espérer, qui nous enlève à l’écoulement mortel de nos propres minutes, qui fait de nous autre chose qu’un grain de sable entre les grains de sable, qui par le seul fait qu’elle coordonne l’instant d’hier à celui d’aujourd’hui, nous retourne et nous arme contre le temps qui passe, change en courage et en espoir nos risques de glisser et de renoncer. C’est en son nom que Bainville, après avoir fait le. bilan de toutes nos incertitudes, a pu écrire : « Il est odieux de rappeler sans cesse aux hommes ce que leur fidélité a de fragile et leur repos même de précaire. » Le souvenir ne serait qu’un champ de mélancolie si la fidélité n’y menait son action.

Et puis, au delà de l’homme et entre les hommes, la fidélité est fécondité. C’est contre le temps lui-même qu’elle retourne l’action du temps. De destructeur elle le fait constructeur. Et c’est bien un des grands miracles de l’homme ici-bas. Par la continuité dans les cœurs, elle empêche que les changements dans les esprits ne soient ruineux. Une des réflexions les plus importantes de Jacques Bainville est sans doute celle où il dit : « La vie de société, qui est peu morale, suit pourtant cette règle qu’on y estime les hommes à proportion qu’ils restent fidèles à leurs amitiés, même quand leur première croyance a disparu. »

Les œuvres de la fidélité aux êtres et aux choses ont paru à Jacques Bainville ce qui est le plus digne d’être admiré, cultivé, préservé. Elles s’appellent nation, monarchie, capital, bourgeoisie. Elles s’appellent famille et maison. Elles sont les éléments de la civilisation. Dans les plus humbles objets où elles prennent corps, Bainville discernait leur haute valeur, qui est faite à l’origine d’un sacrifice de l’homme, d’un effort et d’une abnégation. Il ne pouvait pas voir démolir une maison sans s’inquiéter et parfois s’irriter, car il pensait aux hommes qui avaient peiné pour la bâtir. Il était conservateur, en un sens très élevé que ce mot a trop peu souvent : celui par où l’homme qui conserve les œuvres qu’il a reçues répond à l’amour et à la foi qui ont inspiré ceux qui les ont faites.

Son Histoire de Fronce est le récit de la fidélité merveilleuse qui a gardé, contre le danger de se dissoudre, un composé national d’autant plus fragile qu’il est plus riche, c’est-à-dire plus complexe. Ce qu’il admirait le plus dans la France, c’était qu’elle fût un miracle humain, parmi les plus étonnants de ceux qui expriment cette valeur de l’homme dont toute sa pensée était occupée. Et ce qu’il enseigne le plus sûrement, en définitive, c’est la confiance en une vertu. Car le dernier mot de son discours à l’Académie, sur la foi dans les renaissances, est la réplique du dernier mot de son Histoire de France : « Si l’on n’avait cette confiance, ce ne serait même pas la peine d’avoir des enfants. » Ce conservateur avait reconnu que toute matière périt. Mais le spectacle des œuvres qui durent avait projeté son esprit sur tout ce que le mystère de l’homme possède de forces pour vaincre la mort.

 

 

 

II

 

 

IDÉES

 

 

On aurait, je pense, l’assentiment d’un vaste auditoire, si l’on faisait admirer en Bainville un réalisme qui n’accorde foi qu’à ce que montrent les faits et les événements. Seulement on se tromperait du tout au tout. Les événements et les faits étaient à ses yeux ce qu’il y a de plus trompeur, si l’on s’en tient à ce que nous en percevons.

Sa défiance des choses vues est un des motifs conducteurs qui courent à travers le journal à bâtons rompus que sont ses Lectures 1. Il en a poussé très loin l’expression. Il se divertissait à voir se contredire les divers témoins de tel incident très précis, dans un événement historique que lui-même avait étudié. Chacun d’eux, remarque Bainville, était au même endroit, et chacun a vu la chose à sa façon. Dès que les événements se produisent, ils sont interprétés par les hommes qui y assistent. Que dire des faits qui sont entrés, par la digestion du temps, dans le travail des imaginations ! Les mieux connus sont peut-être les plus inexacts : « ... Les mieux connus dépendent en quelque sorte de l’éclairage que nous leur donnons, de nos opinions, de nos sentiments, de nos préoccupations, c’est-à-dire de nous à nos moments successifs. » Autant dire que nous ne savons rien des faits. D’ailleurs, cela n’a pas d’importance. Les faits, connus ou non, sont voués à l’oubli. À M. Paul Valéry, qui ne croit pas aux leçons de l’histoire, Bainville réplique que les hommes ont moins à se méfier de l’histoire que l’histoire ne doit se méfier de la négligence des hommes. Il se plaît à évoquer le Gaulois Bituit qui, selon Camille Jullian, aurait été un roi aussi grand que Louis XIV, aussi puissant que Napoléon. Comme on dit le siècle de Louis XIV, on a dû dire longtemps la période bituitienne et non l’âge du bronze, puis ce Bituit s’est englouti dans l’âge du bronze. « J’imagine très bien, ajoute Bainville, que Napoléon sombrera dans l’âge de l’électricité. »

Je retrouve, dans de telles réflexions, l’extraordinaire aptitude qu’avait Bainville à déblayer, comme du tranchant de la main, tout ce qu’offre de caduc ou de conjectural le spectacle du monde présent et passé, c’est-à-dire à peu près tout du monde visible. Au vrai, je l’ai dit plus haut, Bainville ne s’intéressait qu’à l’homme, partant il ne retenait que ce que l’homme peut sauver du mouvant et fondant amalgame d’impressions, de sensations, de rythmes, de recommencements et de franges alluviales, par où notre nature est engagée dans ce que la Nature a de mortel. Bainville s’intéressait dans le monde à ce qui ne dépend que de l’homme, et il l’appréciait d’autant plus qu’il savait que cela est beaucoup en puissance et très peu en réalité : une force suspendue entre un infini merveilleux et un infini dérisoire. Il a médité sur cette définition de l’histoire par Cournot : « Un certain mélange de lois nécessaires et de faits accidentels. Il épie les actes de l’homme qui sont entrés dans le jeu des lois ou dans le mobile des accidents. Alors le fait fixe son attention, non pour le mirage qu’il offre en soi, mais pour la cause humaine qu’il peut avoir. Quand, par exemple, le colonel Richardot raconte ce qu’il a vu de Bonaparte en Égypte, Bainville est sceptique. Mais « où Richardot mérite d’être cru, ajoute-t-il, c’est quand il expose avec une extrême vraisemblance les raisons que le général en chef avait..., etc. » Pourquoi ? Parce qu’on peut faire alors c la part du fait brut et celle de l’intelligence ». Il ne s’agit plus d’une chose vue, mais d’une chose comprise. Bainville est une intelligence qui se meut dans l’ordre et le désordre du monde avec autant de curiosité que de circonspection, et avec un immense amour pour les œuvres de l’homme.

Il aime les œuvres de l’homme avec la tendresse et la pitié que leur misère lui inspire. Ce jeu des causes et des raisons par où les hommes insèrent leur valeur dans le déroulement des faits, il ne s’en grise point « Dans tel et tel cas, écrit-il, quel motif ont eu tel et tel d’agir comme ils l’ont fait ? On ne sait pas toujours, et d’ailleurs s’en sont-ils toujours bien rendu compte eux-mêmes ?... II faut conjecturer. » Et de citer encore Cournot, qui, cette fois, est vertigineux : « Si bizarre que cela puisse paraître, on conçoit que la raison est plus apte à connaître scientifiquement l’avenir que le passé. » Bainville ajoute « Le paradoxe est violent. Mais pensez-y. » Pour lui, il y pensait si fort qu’il a écrit, trois pages plus loin : « L’histoire impossible, qui serait aussi la vraie, serait celle de la représentation que les hommes d’autrefois se sont faite de ce qui devait arriver. »

Il n’y a pas, à vrai dire, plus grand réaliste que ce réaliste rigoureux. Les deux épithètes ne s’opposent que si l’on se tient dans le terre à terre ; ce n’était pas le lieu où les « coteaux modérés » de Bainville élevaient leur cime. II faut seulement voir la réalité où elle est. Bainville a dit expressément où il la voyait, quand il a écrit « qu’il n’y a que les idées générales qui tiennent debout ». Il y a au centre de Bainville une sorte de géomètre de l’humanité. C’est ce qui acère la justesse de son coup d’oeil à l’égard des constantes de l’homme au sein de ses variations. Les constantes sont les idées, et les variations les plus pitoyables sont celles des opinions, cette falsification des idées par les tempéraments, cette dangereuse reprise du monde idéal par le monde sensible. C’est à dégager la pureté et la force des idées de la végétation des opinions qu’il a travaillé avec le plus de ténacité. Il a écrit : « On a des idées. Des principes, si l’on est capable de s’y tenir. Mais des opinions, comme au café !... Des opinions, c’est-à-dire, selon le mot du sage antique, ce qu’il y a de plus vain dans l’esprit des hommes. » Il a rêvé d’un petit traité qui aurait pu s’intituler : À quoi les opinions tiennent-elles ? Et l’on devine qu’il leur eût trouvé des sources assez troubles, peut-être assez basses.

Cette distinction des idées et des opinions est fondamentale si l’on veut comprendre Bainville. Elle est un modèle de critique, de la part d’un esprit français qui a attaqué la confusion où tendent trop volontiers la plupart des esprits français. C’est elle qui donne à l’œuvre de Bainville son aspect de perfection dénudée, où un petit nombre de vérités indubitables se dressent au-dessus d’une jonchée de doutes, de mensonges, d’illusions perdues. Monde inhumain ? Non, le plus humain des mondes, sous la seule réserve qu’il est le plus éminemment humain, ouvert aux seuls hommes supérieurement dignes de la condition humaine. « Mais les hommes, pour le plus grand nombre, n’imaginent rien. Ils acceptent et ils subissent les événements sans savoir et sans concevoir ce que ceux-ci ont de fortuit, de contingent et, dans cette mesure, de libre. » Encore une phrase de Bainville où sa pensée essentielle est explicite, avec, à la fin, l’éclair du mot libre, qui est comme l’ouverture, en plein ciel, du monument de vérités sévères où il loge l’humanité. Un champ plus accessible qu’on ne croit est ouvert dans le monde à la liberté de l’homme. Mais c’est l’homme qui n’est libre qu’autant que son esprit s’affranchit des habitudes d’esclave où sa nature le tient souvent. Tout l’effort de Bainville a tendu à trouver, dans les ténèbres où la vie s’accomplit et se recommence, cet étroit et lumineux espace où l’esprit de l’homme prend contact avec la vérité.

Une telle orientation de l’intelligence paraît terriblement desséchante, si l’on s’en tient à son activité préparatoire : la critique des illusions. Comme les illusions foisonnent et ne cessent de renaître, la vigilance féroce d’un Bainville à leur encontre est ce qui risque de tenir le plus de place dans son œuvre, aux yeux du lecteur qui n’ira pas plus loin. Il n’était d’ailleurs pas sans lassitude, à la fin de sa vie, devant ce travail de Sisyphe. Mais il savait quelle figure lui donnait aux yeux du public un talent où il excella. Et c’est à lui-même qu’il pensait dans de petits vers où il a dit :

 

          Remettant tout à sa place

          En trois mots et sans fracas,

          Il fait d’un esprit sagace,

          De lui-même peu de cas.

 

          Au sage rien n’en impose,

          Luxe, gloire ni beauté,

          Ce reste d’un teint de rose

          Lorsque le fard est ôté.

 

Cependant à un tel personnage, dans lequel Bainville ne mire qu’un de ses aspects, il dit son fait quand il ajoute à la fin de ce petit poème :

 

                                      ... L’amour,

          Dans sa foi jeune et vibrante

          Te rapetisse à ton tour.

 

Et l’on n’aurait qu’un Bainville rapetissé, mutilé, si l’on ne voyait pas qu’il a si patiemment dénoncé ce qu’il faut se défier d’aimer, afin de mieux réserver la juste part de l’amour.

 

 

 

III

 

 

POÉSIE

 

 

Qui s’étonnerait que Jacques Bainville se fût attaché avec ferveur aux objets les plus durables qui peuvent naître de la fécondation de la nature par l’esprit de l’homme ? Il avait trop bien mesuré la vanité de tout ce qui se pense, se dit, s’écrit, s’imprime, pour ne pas donner tout leur prix aux cristaux qui se forment, émergent et demeurent dans le cours du fleuve d’oubli. Entre toutes les grandes œuvres qui dominent le champ de la culture, il mettait à part et au-dessus des autres celles qui ont obtenu de leur valeur poétique une particulière dureté, un particulier éclat.

Il avait dès longtemps reconnu la souveraineté de la poésie sur le monde de la terre qu’elle ne transfigure pas seulement, mais dont elle est une créatrice véritable. Il a écrit un jour, à propos de la Provence mistralienne : « La figure d’un pays dépend des filles de Mémoire, comme les Anciens nommaient les Muses avec raison. Cette existence subjective est un effet de l’art. Elle dure par de beaux vers ou de nobles toiles. Poètes et peintres créent et recréent. » Si l’œuvre des poètes provençaux devait périr, ajoutait-il, « les yeux ne verraient plus sur la terre des félibres que des routes poudreuses, de maigres oliviers, de stériles cyprès. »

On ne rendrait donc qu’un hommage incomplet aux qualités de Bainville prosateur et logicien, si l’on ne rappelait pas en même temps qu’il avait, comme tout esprit bien né, placé l’art et la poésie au sommet de ses pensées. Et aussi, qu’avec une modestie remarquable, il humiliait son grand talent au pied de l’autel des Muses. Un de ses écrits les plus révélateurs est la préface du petit recueil de contes philosophiques intitulé Filiations, où il parle de ses « coteaux modérés », de sa « sécheresse native », de son « aride jardin », et où il avoue que les entretiens et les méditations sur la poésie lui ont toujours laissé « le sentiment d’une sorte d’indignité ». Dans la famille des grands esprits qui, à l’image de Sainte-Beuve, ont d’autant plus souffert de n’être pas poètes qu’ils étaient fous de poésie, il faut faire à Jacques Bainville une place de choix. Il a dit lui-même que la poésie lui donnait « comme une ivresse de la raison ».

Il voyait en elle ce qu’elle est par excellence : la somme de la culture, le point mystérieux où la quantité des connaissances (qui a toujours de quoi nous effrayer et nous décevoir) cède à leur qualité, qui se condense miraculeusement en quelques mots. Il avait le culte des mots, dont chacun est un poème essentiel, élaboré et décanté par le temps. Il se passionnait pour leur vie secrète. Tous ses amis l’ont vu, dans ses derniers jours, occupé de lire surtout des poètes et des dictionnaires étymologiques. Un des mystères de la philologie lui avait même inspiré jadis un curieux poème, qu’il n’est peut-être pas inutile de citer pour évoquer un Bainville moins connu que l’auteur de l’Histoire de Fronce et de l’Art de placer sa fortune.

C’est un sonnet où il est remarquable que l’obscurisme voulu de l’écrivain qui, d’autre part, a si bien commenté Boileau, s’enveloppe de voiles empruntés à Mallarmé, à Poe, à Gérard de Nerval. Mais ce poème-énigme a pour objet un mystère de la culture, un phénomène propre à troubler les seuls esprits qui se sont penchés sur la vie et la mort des civilisations. Un secret linguistique en donne la clef. Le mot apax, qui signifie en grec une seule fois, est aussi employé par les hellénistes pour désigner les mots qu’on ne trouve qu’une fois dans l’ensemble des textes grecs connus du monde moderne. Cette présence unique a rendu souvent difficile la recherche du sens. Ce n’est souvent qu’une approximation, d’après le contexte... Les « mots apax », en somme, sont des témoins merveilleux et précaires de ce que vaut ici-bas notre immortalité. Et voici la méditation lyrique, à la manière de Mallarmé, que leur survivance mystérieuse avait inspirée un jour à Jacques Bainville :

 

                              RACINE GRECQUE

 

          Apax, mot sans second dans la langue d’Homère,

          Au lexique opulent vocable original

          Et sur la mer des jours mystérieux fanal,

          Une fois, seul moment et bonheur éphémère.

 

          J’ai goûté ton fruit triste et ta saveur amère,

          Ô veuf de lendemain, principe terminal !

          Ce cruel « jamais plus », sauf du rite banal,

          Est pourtant le remords que le Corbeau préfère.

 

          Le sens, mal deviné, resplendit d’être obscur,

          Diamant ténébreux, sombre éclat, rose noire,

          De ceux de la tribu préservé de l’impur.

 

          Éternise l’instant qui n’aura pas d’histoire !

          Timide, un soir, l’épaule à mon bras se posa,

          Et je frissonne encor du frisson qu’elle osa.

 

L’auteur de ce petit poème voulait qu’on n’y vît qu’un divertissement. Mais les jeux d’un homme le caractérisent parfois plus que ses travaux. Bainville a fait des vers plus souvent qu’on ne croit, en secret, comme en font les collégiens, avec la même pudeur, le même vertige, le même instinct qui porte les esprits vers la lyre quand ils sentent qu’ils touchent aux grandes choses. Et il me semble que le jour où il a laissé échapper cette évocation : « Sur la mer des jours mystérieux fanal », et cette invocation : « Éternise l’instant qui n’aura pas d’histoire », il a exprimé le plus important des motifs conducteurs de sa pensée.

Il discernait fort bien que le miracle des Muses, c’est qu’elles donnent tout d’un coup à la jeunesse, par la voie du génie, les trésors que leur mère la Mémoire ne laisse accumuler par la plupart des hommes qu’au bout de longues années. Aussi la jeunesse n’avait-elle pas moins de prix à ses yeux que la vocation poétique. Quand on lui parlait du romantisme, il répondait volontiers par ce raccourci : « Le romantisme fut une explosion de jeunesse », ce qui était à la fois de sa part un jugement et un sentiment, car il a écrit : « On peut dire que la jeunesse est présomptueuse, qu’elle est ignorante, qu’elle est même un peu bête, mais on l’envie tout bas, et on l’aime toujours. »

Jacques Bainville savait la valeur inappréciable de l’incantation. Il savait aussi que le chant lyrique s’accorde mal au génie de notre langue. Lui qui s’était exercé en artiste sur la limpidité de la prose, peut-être redoutait-il un peu ce cristal, au fond, pour avoir goûté la musique et le mystère naturels de la poésie anglaise et de la poésie allemande. Il avait le désir, peu de temps avant sa mort, d’évoquer la magie de L’Ancien Marin de Coleridge par une traduction qu’il aurait voulue analogue à celle du Corbeau de Poe par Mallarmé. Il admirait la poésie secrète. Il avait écrit : « Le français est trop lucide pour comporter, tel qu’il est, l’incantation à l’état natif. Pour en produire les effets, notre langue doit se fuir elle-même. C’est pourquoi... il y a toujours eu dans la poésie française une tradition d’obscurité, ou plutôt d’anticlarté, voulue et peut-être nécessaire. »

Obscurité nécessaire... Jacques Bainville n’avait pas résolu comme une équation le problème des rapports de l’intelligence et de la vie.

 

 

André ROUSSEAUX,

Littérature du XXe siècle, tome 1, 1938.

 

 

1. Lectures, un vol. in-18, Paris, 1937.

  

 

 

 

 

 

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