Georges Bernanos

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai rencontré Georges Bernanos sur le boulevard du Palais. Il était en train de déménager. C’est-à-dire que, planté au bord du trottoir du Tribunal de commerce, il se trouvait en quelque sorte sur la route que ses meubles allaient suivre, pour se rendre des Hautes-Pyrénées à l’ex-sous-préfecture du département de l’Oise où il transportait ses pénates.

Ce n’est que dans les proverbes que le diable se fait ermite. Au vrai, Satan, quand il a du succès, ne peut pas rester éloigné du grand centre civilisé où l’on imprime ses aventures pour les débiter en volumes. Le pays de Bigorre était trop loin de Paris. De Morcenx à Saint-Pierre-des-Corps, Georges Bernanos avait pris la nausée du réseau P.-O.-Midi et il en connaissait trop tous les relais.

Mais Georges Bernanos n’est pas Satan, direz-vous. Sans doute. Rien de moins satanique que le sourire de ses yeux gris et de ses dents blanches. Seulement, après un livre comme celui qu’il a écrit, il est devenu inséparable de son héros.

« Que voulez-vous, me dit-il, je dois en prendre mon parti. Je suis maintenant le monsieur qui tient le diable en laisse pour le montrer au public. Un exemple : je fais des conférences. J’avais un joli sujet. On le refuse partout. C’est Satan qu’on me demande. C’est du diable qu’il faudra que je parle. J’ai envie d’appeler cette causerie « Satan chez soi ». Le diable en trois formules, à l’usage des familles, comme on a mis Vichy en comprimés et Caruso en disques... »

Et Bernanos de rire, comme il sait rire. Ah ! certes non, il n’a pas l’air de l’homme qui a vu le diable. Mais il l’a mis dans son livre, son premier livre. (Le second sera paru quand ces lignes seront imprimées.) Était-ce donc si extraordinaire de prendre Satan pour personnage ? Goethe en avait fait autant. Sans compter toute une littérature diabolique que nous a laissée le XVIIIe siècle, où le diable, tantôt boiteux, tantôt amoureux, était le héros de maintes aventures. Quelle est donc la nouveauté de Bernanos ?

On l’a dit maintes fois. Il a fait rentrer le surnaturel dans la littérature. Mais il faut comprendre tout ce que signifient ces quelques mots.

Dans ses magistrales études de critique, M. Léon Daudet a insisté à plusieurs reprises – et avec raison, pensons-nous – sur une classification générale des œuvres littéraires en trois groupes selon qu’elles sont placées sur le plan naturel, sur le plan intellectuel, ou sur le plan surnaturel. (Une même œuvre étant du reste susceptible de chevaucher les limites de ces catégories.) Si l’on cherche un exemple d’une œuvre du dernier groupe, La Divine Comédie se présentera aussitôt à l’esprit. Mais le poème de Dante n’est pas une exception, à l’époque où il a été écrit. Le Moyen Âge, notre grand XIIIe siècle en particulier, mêle aisément le surnaturel à toute œuvre d’art. Il n’est, pour en être sûr, que de comprendre nos cathédrales, où sont enchâssés en même temps les trésors de l’intelligence et de la foi, de la vérité scientifique et de la vérité révélée.

Beaucoup plus sûrement que le XVIIe siècle, qui avait plaqué, sur les porches de certaines églises, des façades imitées de frontons grecs, le XIXe avait perdu cette notion du surnaturel source et soutien de l’art. (L’art du XVIIe siècle est peut-être plus strictement intellectuel que celui du XIIIe. Mais il est fondé sur ce qu’on pourrait appeler une infrastructure spirituelle qui n’est jamais mise en doute. Et quand cette armature se laisse deviner sous des aspects imités de l’antique, une œuvre comme la Phèdre de Racine est reconnue et saluée par des chrétiens aussi exigeants que ceux de Port-Royal.) Avec le romantisme, au contraire, quand il se déchaîne, l’intelligence est aux trois quarts perdue, et la spiritualité tout à fait. Un Hugo ne comprend rien aux cathédrales. Tout ce qu’enferment leurs pierres sculptées lui échappe. Il nous montre les grimaces de la gargouille, les feux de la rosace ; mais il en a perdu l’esprit.

Cet esprit revient aujourd’hui. Les savants, les archéologues, les philosophes nous rendent peu à peu un Moyen Âge illuminé d’intelligence et de foi. Les vies de saints sont en vogue, autant que celles des littérateurs. Tout de même le surnaturel n’était pas redevenu assez familier pour entrer, sans que personne fût surpris, dans une œuvre d’imagination. Georges Bernanos a franchi cette dernière étape. Il n’y a pas à s’y tromper. Le héros sans envergure qu’est son abbé Donissan ne nous intéresse que dans la mesure où il entre dans les voies surnaturelles. Mais alors il nous fascine. En un temps où les âmes inquiètes sont tourmentées d’aspirations religieuses plus ou moins vagues, Bernanos pose dans son entier le problème du divin. Notre Occident n’était pas assez déchristianisé pour que ce brutal rappel à une foi millénaire ne le troublât profondément.

 

 

 

André ROUSSEAUX.

 

Paru dans L’Ami du lettré en 1928.

 

 

 

 

 

 

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