Un diptyque de Claudel
par
André ROUSSEAUX
I
L’AMI DE PRÂKRITI
À travers des propos familiers ou des récits en marge de l’Histoire Sainte, – « cette Histoire Sainte maltraitée dont un pouce mouillé de salive nous aide à tourner les pages en lambeaux » – en regardant les peintres hollandais ou en écoutant chanter dans sa mémoire la musique de Wagner, M. Paul Claudel continue le grand œuvre de sa vie. La puissance lyrique a moins sa faveur, à l’heure de son magnifique crépuscule, que la bonhomie en prose. Nous avons lu depuis quelques années Positions et Propositions et Conversations dans le Loir-et-Cher. Voici Figures et Paraboles. C’est la même chose. Du Claudel moins grand peut-être que savoureux. Quoiqu’il soit bien difficile, à vrai dire, de fixer chez Claudel les limites entre la saveur et la grandeur. Et quand je dis qu’il néglige à l’heure actuelle la puissance lyrique, c’est façon de parler. Car ce serait oublier tant de pages magistrales, notamment celles qui ouvrent l’Introduction à la peinture hollandaise et celles qui sont au centre de la « Légende de Prâkriti », où l’on voit des évocations grandioses jaillir de la prose succulente et vivace, comme un arbre de belle taille surgit d’un fourré touffu. Du reste, la forêt claudélienne ne serait pas ce qu’elle est, si de grands arbres pleins d’oiseaux ne cessaient d’en jalonner l’étendue.
Quel est donc le grand œuvre que M. Paul Claudel s’attache à parfaire par les moyens divers de l’ode, du drame, ou de l’entretien philosophique, mais avec une ferveur inlassable et une copieuse inspiration ? Rien d’autre qu’un vaste dialogue de la créature avec le Créateur. Plus exactement, une sorte de répons que la créature adresse à la voix du Créateur, avec une foi obstinée, et même, pourrait-il sembler, avec la folle espérance que le dernier mot pourra lui rester. Car Dieu a l’incontestable privilège de se tenir dans l’éternité. Mais la vie des créatures, qui se développe dans le temps, ne cesse d’affirmer sa continuité. Et quand la continuité s’exprime par le verbe de Paul Claudel, elle donne une étonnante impression d’opulence intarissable, qui adresse à Dieu une sorte de mise en demeure. La nature en général, et celle de l’homme en particulier, présentent à ce chrétien moins d’ennemis à combattre que d’éléments à utiliser bon gré mal gré. Paul Claudel se saisit de l’homme corps et âme et le projette tel quel dans le christianisme. Son œuvre mériterait presque d’être appelée une « physique de la foi ». À moins que ce n’en soit une physiologie. Claudel charrie toute l’humanité vers la grande aventure spirituelle sur laquelle il a les yeux fixés. Vous le voyez, dans une des plus belles paraboles qu’il nous raconte, méditer sur la Communion des Saints dans une salle d’attente, parmi le troupeau des voyageurs qui sont une tranche de l’humanité en marche. C’est par là qu’il trouve des accents si émouvants pour évoquer la vérité profonde de l’humanité la plus misérable. Figures et Paraboles s’ouvrent par deux portraits psychologiques de Judas et de Ponce-Pilate, qui sont des chefs-d’œuvre de justesse dans l’expression des pauvres consciences humaines par rapport à la grâce et à la justice de Dieu. Le plus admirable est que Judas et Ponce Pilate, sous la plume de Claudel, qui les fait monologuer, ont terriblement raison, du point de vue de Pilate et de Judas, c’est-à-dire du point de vue des hommes bien installés dans les positions de la terre. Mais nous discernons derrière leurs propos l’esprit de Claudel, l’esprit de l’homme qui, tout en ruminant et remâchant les choses terrestres, a perçu en elles une ineffable saveur, parce qu’il a reconnu dès longtemps le Sel de la Terre.
Le Sel de la Terre, c’est-à-dire la présence de Dieu dans la nature. Ce qui est chez Paul Claudel une chose très précieuse, encore que soigneusement diffuse, et sur quoi Figures et Paraboles nous apportent un témoignage de plus, par le chapitre le plus important du livre, la Légende de Prâkriti.
Paul Claudel, qui manifeste à Prâkriti une sympathie plus allusive qu’explicative, a-t-il supposé que tout le monde savait qui est Prâkriti dans la philosophie hindoue ? Ou bien a-t-il eu quelque scrupule à invoquer trop expressément le brahmanisme, en lui dérobant un thème pour une sorte de poème cosmogonique en marge de la Bible ? Il est certain que Prâkriti, qui dans la sagesse sânkhya est la matière primordiale, incréée, principe subtil et actif mais inintelligent, antithèse de l’Esprit transcendant et exclusivement connaisseur, – il est trop sûr que Prâkriti est pour le moins une donnée hétérodoxe dans l’œuvre d’un poète catholique. Mais Claudel pouvait-il se refuser Prâkriti, quand il nous fait cet aveu si révélateur de lui-même : « L’Asie, l’ai-je jamais vraiment quittée ? » Et si l’apôtre a dit : « Oportet haereses esse », n’est-ce pas pour une part afin de permettre à certains poètes d’écrire de belles choses où l’orthodoxie peut après tout trouver son compte si elle n’y regarde pas de trop près ?
En tout cas, Claudel, depuis qu’il est Claudel, avait rendez-vous avec Prâkriti. C’était écrit dans son œuvre, quand il disait, dans les Cinq grandes Odes :
D’un bout de votre création jusqu’à l’autre,
Il ne cesse point continuité, non plus que de l’âme au corps.
Et dans l’Art poétique :
Toute créature est, par cela même que créée, créatrice.
Et dans l’Otage :
Ô mon enfant, quoi de plus faible et de plus désarmé
Que Dieu, quand il ne peut rien sans nous ?
Car Prâkriti, c’est la Nature qui se souvient de Dieu. « En deçà de sa propre création, elle se souvient. Elle se souvient de ce temps avant les temps où sur les éléments encore fluides, la Sagesse de Dieu se jouait en présence du Verbe. » Et de ce souvenir la Nature tire une énergie et une bonne volonté quasi surnaturelles pour collaborer avec Dieu : « De toutes choses, la raison d’être étant de servir Dieu, Dieu miséricordieusement a consenti à se servir d’elles... Il les admet à travailler sur ses indications à la réalisation ultérieure de ses plans. » Sur ce thème, Claudel fait une prodigieuse évocation de la Genèse, considérée non pas du point de vue du Créateur, comme elle est écrite dans la Bible, mais du point de vue de la création en mouvement. C’est la Genèse vue et agie par l’ichtyosaure et le diplodocus, bras dessus bras dessous avec Claudel lui-même, qui aurait peut-être grande envie d’avoir été un primate supérieur avant de devenir homme, afin de participer à la jubilation magnifique que dut être la « co-naissance » des créatures. Car tous les grands thèmes claudéliens se retrouvent, exprès ou implicites, dans la « Légende de Prâkriti » : depuis la philosophie de la co-naissance, cette philosophie de poète chrétien, qui tient à la fois du jeu de mots le plus grandiose et de la plus directe fidélité à l’Évangile, jusqu’à la fameuse Anima, si chère à Claudel, qui, entre le corps et l’âme, est quelque chose comme l’âme du corps, et qui est en somme l’âme de Prâkriti... Je m’arrête. Ce que je dis là pourrait faire croire que Paul Claudel côtoie quelque hérésie, alors qu’il suffit au contraire de le lire pour voir de quel solide catholicisme il est armé, vêtu, et j’oserai dire botté, pour patauger à cœur joie dans les limons quaternaires, en affrontant Béhémoth et Léviathan.
Au fond, le plus équitable est de discerner à travers de telles pages (et à travers toutes celles de l’œuvre de Claudel qu’elles traînent après elles) le tempérament d’artiste qui les a conçues. Claudel, qui pétrit et manie les choses de la Terre à la gloire du Ciel, Claudel n’est pas un homme du septième jour. Il aurait dû naître à l’aube du troisième, celui où Dieu sépara la terre et les eaux. Il n’aime rien tant, en Hollande ou en Chine, que les paysages liquides où l’on distingue mal la limite des deux mondes. De cette incertitude, de ces possibilités malléables de la matière, naît en lui le désir créateur. Certains écrivains sont comparables à des peintres, ou à des musiciens, ou à des architectes. Claudel, de plus en plus, est un maçon, qui aime le mortier quand il est encore en pâte.
Son orgueil d’artiste s’excite sur le chantier. Et le chantier a de quoi flatter son orgueil, car, pour un artiste catholique, c’est toute la Terre dans les mains. Dans la « Légende de Prâkriti », Claudel compare la Nature en face de Dieu à Michel-Ange dans la Sixtine, quand le Pape lui eut fait donner les couleurs et le plâtre pour qu’il en fît le Jugement dernier. Claudel écrit : « Michel-Ange ». Nous pouvons penser Claudel lui-même, qui empoigne le vocabulaire, malaxe la syntaxe, broie la rhétorique, martèle et forge la parole humaine, ad majorem Dei gloriam dans la terre et les cieux Confondus.
II
L’AVENTURIER DE SAINTE SOPHIE
J’ai bronché sur le titre, Les Aventures de Sophie, dont il a plu à la gaminerie claudélienne de revêtir le livre qu’elle nous a dépêché au milieu de la Semaine Sainte comme un message poétique et spirituel. « Les Aventures de Sophie », cela sonne un peu comme Les Malheurs de Sophie et c’est sans doute ce que la gaminerie claudélienne a voulu. Seulement, Sophie, c’est sainte Sophie, Claudel nous l’explique lui-même : « Autrement dit, la Sagesse éternelle, dont les aventures, déguisements et transformations sont pour le croyant une source inépuisable d’émerveillement, d’intérêt, et, pourquoi ne pas le dire ? quelquefois d’amusement. » Amusement, tout est là. Et bien sûr Paul Claudel ne serait pas si plaisant – à tous les sens, larges et rieurs, du mot plaire, – j’ajouterai surtout qu’au-delà de son rayonnement littéraire, il ne ferait pas émaner de son pouvoir de poète une telle force religieuse, s’il n’entrait pas avec l’Esprit en communication joyeuse. Ce pour quoi la foi chez lui excite la verve, et son dialogue avec l’Esprit fait jaillir des mots d’esprit. J’aimerais toutefois qu’ils fussent toujours dignes de l’Esprit.
Que l’on me permette d’ouvrir une parenthèse. Cette réaction au sujet de la sainte Sagesse est en moi la réaction d’un sentiment et d’un souvenir. Sainte Sophie est pour moi inséparable du monument qui, sur le promontoire de Byzance, a dédié à la Sagesse divine une des plus incroyables audaces de l’architecture humaine. « Ce n’est pas un médiocre spectacle, écrit Paul Claudel, que celui de l’âme humaine aux prises avec cette partenaire invisible et pleine de ressources, dont il est dit au Livre des Proverbes qu’elle se joue à travers l’univers. » Sainte Sophie me représente une des visions ineffaçables où ce spectacle a pris le plus de grandeur possible. J’ai éprouvé sous sa voûte le coup au cœur dont on n’est atteint devant une œuvre d’art que lorsqu’elle déchire l’étreinte de la condition humaine. Sainte Sophie, c’est une sorte de pari de Pascal où il semble que l’Esprit même le dispute à la pesanteur. Alors, les Aventures de Sophie, quand on a contracté une telle impression aux confins de la sensibilité et de l’âme, ce ne serait acceptable que si l’on dégageait fortement le mot aventure de tout ce qui l’a vulgarisé. Il faudrait l’entendre, par exemple, au sens où l’on pourrait dire que Rimbaud est un écrivain d’aventures. En ce sens-là, d’ailleurs, Claudel l’est aussi. « L’aventurier de sainte Sophie », voilà la formule, finalement, qui fournirait à la fois le meilleur du livre en question et la désignation de son auteur.
C’est un aventurier jongleur, comme le jongleur de Notre-Dame, qui jongle avec les choses de la terre, pour les associer, de leurs trajectoires et de leurs figures, à sa propre exaltation des êtres du Ciel. C’est, quand il commente des fragments de la Bible, un jongleur des Livres Saints, qui ne se contente pas de chanter l’Écriture, mais qui la danse, à l’exemple du Roi David 1. Il nous le dit lui-même : « C’est un commentaire du même genre que je voudrais tenter aujourd’hui. Je parle de ce commentaire dansé que le saint Roi David exécuta devant l’Arche... » Cette danse poétique et sacrée, où l’inspiration humaine répond à l’appel de l’Esprit par d’irrésistibles élans, Paul Claudel la décrit trop bien pour ne pas l’avoir dansée lui-même : « Il y a un souffle qui l’enlève ! et pour se retenir de danser, regardez-le, mes chers enfants, il faudrait qu’il puisse ! D’un puissant coup de reins, il s’emporte jusqu’aux astres ! On le voit toujours entre ciel et terre, tantôt vertigineusement il monte comme cramponné à la crinière d’un ange et tantôt le voici qui descend, il fond sur nous comme un aigle pour reprendre appui sur le sol et y retrouver l’élément d’un autre bond. Il jaillit de toute sa hauteur et quand il cède au poids de nouveau, ce n’est plus pour se retrouver au même endroit, le globe tout entier de la terre a tourné sous ses orteils. »
Oui, regardez bien cette danse, et ce bond suprême pendant lequel on voit le globe terrestre tourner sous le pied du poète comme la boule du jongleur tourne au-dessus de sa main durant l’instant où elle lui échappe.
L’image est audacieuse et dépasse la réalité physique. Elle n’est pas excessive pour exprimer l’essentiel de la poésie claudélienne. On peut dire que tout l’œuvre de Claudel tient dans l’espace enivré de ce bond entre la terre qu’il croit voir tourner sous lui (qui en vérité a tourné sous lui durant sa vie d’homme voué au tour du monde), et lui-même, suspendu au-dessus d’elle, qui chante la terre à la gloire du Ciel.
Reportons-nous, à ce propos, à une page bien connue de Connaissance de l’Est, qui a servi à de nombreux exégètes de Paul Claudel comme point de départ à leurs commentaires. Le poète y évoque une attitude de son enfance, devant l’univers qui s’ouvrait à ses yeux : « Je me revois à la plus haute fourche du vieil arbre dans le vent, enfant balancé parmi les pommes. De là, comme un dieu sur sa tige, spectateur du théâtre du monde, dans une profonde considération, j’étudie le relief et la conformation de la terre... » Du petit garçon perché dans le pommier au vieillard qui danse devant l’Arche, on retrouve le même homme. À cela près que le danseur n’a plus besoin du pommier pour lui servir de chemin et de soutien entre la terre et les cieux. Il a beaucoup mieux. Il a divinement mieux : oserai-je dire que dans la vie de Claudel la Grâce a remplacé le pommier ? Et d’une part l’âme du poète qui a reçu la Grâce a voulu, semble-t-il, que la présence de la Grâce dans sa vie et dans son œuvre fût aussi savoureuse que la sève et le suc du pommier dans ses feuilles, ses fleurs et ses fruits ; elle a voulu que jamais la Grâce ne fît regretter le pommier. D’autre part, si c’est l’homme et même le vieillard qui saute comme un chevreau, tandis que le petit garçon était collé à la branche de l’arbre comme une boule de gui, c’est que l’homme a entendu la voix du Seigneur. C’est cette voix qui fait danser Claudel comme elle a fait danser David, c’est elle qui remplit cet espace entre terre et ciel, où les beautés de la terre sont rythmées dans l’esprit du Ciel. La voix du Seigneur, dans l’œuvre de Claudel, suscite la musique du poète. Peut-être cela suffit-il à expliquer que Claudel soit si volontiers familier avec le Seigneur. Dieu n’est pas seulement pour lui le Maître, mais un peu le sublime Copain, si je puis ainsi parler, dont la rencontre merveilleuse lui a donné à vivre la grande aventure poético-religieuse que son œuvre est devenue.
Cette familiarité lyrique avec le divin inspire à Claudel ses plus belles pages, et les gâte aussi parfois. Je n’en prendrai à témoin que l’endroit où Claudel a cette trouvaille, pour peindre l’action de grâces de la nature qu’est l’explosion du printemps : « Toute la nature, écrit-il, se met à faire la Sainte Vierge ». On se laisse ravir au passage par ce cri d’un franciscanisme exubérant, sans prendre le temps de se demander si certaines troublantes questions ne se posent pas sur les aptitudes de la nature à faire la Sainte Vierge. (De la branche du pommier Claudel a gardé avec la nature certaines connivences ingénues qui font qu’il vaut mieux ne pas poser ces questions-là à son propos.) Mais on est d’autant plus fâché de lire ceci dix lignes au-dessous : « Mon Dieu, oui, c’est Toi qui as fait cela, merci ! Je voudrais arracher sur le bord du ruisseau ce gros paquet de feuilles de menthe et Te le fourrer sous le nez pour que Tu voies comme cela sent bon !... »
II paraît d’ailleurs que l’on a tort d’être gêné par cette forme de piété, il paraît que c’est cette forme-là qui est le mieux en rapport avec la façon dont Dieu est présent dans l’univers. Si l’on en croit M. Jacques Madaule, dont les deux volumes sur Claudel 2 constituent la somme du claudélisme intégral, il y a une « raison profonde... de ces excès, de cette audace. » Et la voici : « Si la toile tient mal, si le sol est peu sûr, si le vent sans cesse balaie ce ciel changeant, où des nuages moutonnent à travers les rayons du soleil, c’est que Dieu lui-même est derrière, qui ne nous laisse point en repos. » Autrement dit, Dieu sur la scène du monde serait comme un machiniste maladroit qui bouscule un peu le décor, ce qui nous fournirait une invite à lui donner à travers la toile une bourrade amicale. Je veux bien. Je ne suis pas sûr que ce soit la plus haute idée que l’homme puisse se faire de ce qu’il doit à l’ordre et au désordre du monde, et à Dieu en définitive. Et je pense, malgré moi, à cette jeune femme dont M. Gérard Bauer nous a parlé un jour, et « qui croit avoir réussi sa vie parce qu’elle appelle une duchesse par son surnom ».
Mais quoi, je n’ai presque fait que des réserves sur « l’aventurier de sainte Sophie ». Peut-être, quand il s’agit de Claudel, l’admiration se trouve-t-elle bien de quelque résistance : comme la galette feuilletée est bien meilleure quand sa pâte a fatigué le poignet. Faut-il du reste souligner cette évidence que la lecture de la Bible par Claudel, la plume à la main, est un de ces travaux qui portent en soi leur efficacité, leur éclat, leur bonheur ? Le caractère de tout son œuvre appelle par comparaison l’épithète « biblique », non seulement à cause de sa forme d’expression, mais parce qu’à l’image de la Bible, cet œuvre est un colloque lyrique et passionné de la nature et de l’Esprit. La richesse que la pratique de la Bible apporte à la culture poétique et morale de Paul Claudel fait songer souvent aux ressources que Bossuet en a tirées. Une connaissance profonde et lumineuse de l’Écriture fait jaillir sous sa plume, en citations et en références, de la Genèse à saint Paul, du Psalmiste aux Prophètes, mille paroles fulgurantes qui éclairent et provoquent sa propre pensée, cent récits et paraboles qui se marient aux créations et aux images de son propre don de poète. On pourra choisir, parmi les plus significatives de ces pages, le discours sur la parole sacrée Non impedias musicam, « N’empêchez pas la musique ». Cette parole que Y Ecclésiastique prononce comme un commandement de bienséance dans les réunions et les banquets, Claudel l’élargit magnifiquement : n’empêchez pas l’harmonie divine et humaine. C’est une parole que son œuvre entier pourrait porter en épigraphe. Car c’est tout Claudel, ou à peu près, qui accorde à l’accent même de la Bible son dialogue de l’haleine terrestre et du souffle divin, des ondes mortelles et des eaux lustrales, des brumes d’ici-bas et de la nuée où les prophètes entendent tonner la voix de Dieu.
André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.
1 Sur la place que la lecture de la Bible aura tenue dans le crépuscule claudélien, nous avons cette déclaration de Claudel lui-même, dans une lettre écrite de Washington, le 21 avril 1932 : « Aujourd’hui, j’en ai fini avec la littérature proprement dite... J’ai renoncé maintenant à toute expression fictive, et je vis à genoux dans l’éblouissement sans cesse accru des Livres Saints. » (Lettre recueillie dans Les Juifs, p. 8, Paris, 1937.)
2 Le Génie de Paul Claudel, un vol. in-8°, Paris, 1933. – Le Drame de Paul Claudel, un vol. in-8’, ibid., 1936.