Les mystères de l’Exode

d’après les Pères

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Dom Olivier ROUSSEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRESQUE toutes les renaissances littéraires des trésors du passé ont été, dans le monde chrétien, accompagnées d’un retour à la Bible. La première de ces renaissances, en Occident, fut celle de l’époque carolingienne, renaissance comme on l’a dit, plutôt par « récupération » que par inspiration créatrice 1. À toutes ces époques de renouvellement se sont rencontrés des lettrés qui, suivant l’esprit et la marque, de leur temps, ont fait revivre à leur manière les grandes richesses spirituelles de l’Écriture, les ont repensées, les ont énoncées et les ont communiquées à leur entourage, apportant chaque fois une vision des choses toujours utile à reconsidérer.

Non seulement la renaissance carolingienne manifeste le goût de l’étude de la Bible. Certains prélats et évêques à l’esprit ouvert et au sens pastoral vigoureux ont senti le problème que posait pour leurs ouailles l’initiation, si sommaire qu’elle pût être, à la grande pédagogie scripturaire. Ils ont cherché à faire comprendre la Bible par leur peuple, comme aujourd’hui les artisans du renouveau biblique cherchent les moyens de la rendre le plus intelligible à nos générations.

Ce fut notamment le cas d’un évêque de Lisieux, du nom de Frécoux (Freculphus) qui, n’ayant pas le temps de s’appliquer lui-même à l’étude, demanda au célèbre écolâtre de l’abbaye franconienne de Fulda, Raban Maur, qui avait jadis fréquenté les écoles de la Gaule, de lui écrire un commentaire facile sur le PENTATEUQUE.

 

J’ai trouvé dans cette région voisine de l’Océan et dont je suis devenu le pasteur un peuple affamé de la sainte Parole, mais rien pour combler sa faim. Je l’ai d’abord nourri avec du lait, mais maintenant il réclame une nourriture plus solide (Patr. lat. 107, 439).

 

Et, pour arriver à lui donner un aliment qu’il puisse s’assimiler avec discernement sans courir le risque de s’étrangler (« sine discrimine strangulationis »), Frécoux sollicite le secours de son ami.

Raban Maur s’exécute. Il fait son commentaire en extrayant des œuvres des Pères de l’Église les sentences les plus propres à éclairer le texte sacré. Chaque livre est orné d’une petite préface savoureuse écrite sous forme de lettre à son correspondant, lui expliquant sa méthode, ses préférences, et lui donnant des conseils utiles. De toutes ces introductions, celle de l’Exode est particulièrement riche.

 

Parmi tous les livres de l’Écriture que contient le Pentateuque, [dit Raban Maur] l’Exode l’emporte à bon droit sur les autres (eminet Exodus), car en lui sont exprimés en figure presque tous les sacrements suivant lesquels notre Église a été instituée, et par lesquels elle est nourrie et conduite. En effet, par la sortie corporelle des enfants d’Israël de l’Égypte terrestre, notre sortie de l’Égypte spirituelle y est annoncée (I). Par le passage de la Mer Rouge et la submersion du Pharaon et des Égyptiens, c’est le mystère du baptême et la ruine de nos ennemis spirituels qui ont été préfigurés (II). L’immolation de l’Agneau et la célébration de la Pâque indiquent la passion de l’Agneau véritable et notre rédemption (III). La manne tombée du ciel et l’eau sortie du rocher pour le peuple en butte aux privations, nous apprennent à désirer le pain céleste et le breuvage de la vie (IV). Les préceptes et les lois sont donnés au peuple sur la montagne afin que nous apprenions à nous soumettre aux injonctions venues d’en haut (V). La fabrication du tabernacle et des vases sacrés y est déterminée, pour que nous soient esquissés l’admirable parure de la sainte Église et les rites des sacrifices spirituels (VI). Les parfums de l’onguent spirituel et des essences odorantes y sont fabriqués pourque nous soient indiquées la sanctification de l’Esprit-Saint et les prières des saints mystères (VII). Ce ne sont pas seulement les saints Pères qui nous ont expliqué tout cela. Nous le trouvons avec certitude dans les traditions des apôtres et dans l’Écriture elle-même. Paul nous dit dans sa lettre aux Corinthiens (I COR. 10, 1-4) : Frères, je ne veux pas que vous ignoriez que nos pères ont tous été sous la nuée, qu’ils ont tous passé au travers de la mer, qu’ils ont tous été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer, qu’ils ont toits mangé le même aliment spirituel, qu’ils ont tous bu le même breuvage spirituel, car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait et ce rocher était le Christ (Patr. lat. 108, 9-10).

 

La typologie énoncée par Raban Maur est celle que nous trouvons en formules classiques chez les Pères et dans les liturgies, autour des rites du baptême et de ses compléments, en un mot, la typologie de l’initiation chrétienne. On y ajoute les quelques données concernant les préceptes de la vie. Nous allons considérer successivement les thèmes qu’il nomme, ramenés ainsi à sept chefs principaux : 1. La Sortie d’Égypte ; 2. La mer Rouge et le Baptême ; 3. L’Agneau et la Pâque ; 4. La Manne et l’eau du Rocher ; 5. Les préceptes et la Loi ; 6. Le Tabernacle et les vases sacrés ; 7. Les parfums et le chrême 2.

 

 

1. La Sortie d’Égypte

 

La tradition de l’ancienne Église est unanime à considérer la sortie d’Égypte comme l’image de la sortie du monde du péché. Ce monde du péché, c’est l’empire de Satan, à qui nous avons été livrés. Et c’est, concrètement, la vie mauvaise et pécheresse sous la domination des passions. Philon le Juif n’est pas le premier à l’avoir ainsi interprété. La première catéchèse que reçoit l’aspirant au salut est, au dire d’Origène, le premier pas hors de l’Égypte :

 

Toi qui désires accéder à la divine parole, après avoir abandonné les ténèbres de l’idolâtrie, tu as déjà quitté l’Égypte (Hom. in Iesu Naue, 4. 1. éd. Baehrens, p. 409).

 

La sortie d’Égypte fut dure : le Pharaon était tenace. Il fallut des prodiges éclatants pour arracher le peuple à sa puissance. Seul le prodige de la mort et de la résurrection du Christ remporterait de même la victoire sur Satan et ferait sortir le genre humain de l’Égypte spirituelle. Moïse, conducteur du peuple, est le type du Christ, le Pharaon, avare de ses esclaves, celui de Satan. Le Pharaon poursuit les Hébreux jusqu’à la mer. Saint Cyprien explique ainsi ce fait :

 

La malice obstinée du Diable va jusqu’à l’eau salutaire du baptême, mais celui-ci perd, dans ce sacrement, tout son poison. Nous en voyons l’exemple dans le Pharaon, qui s’est longtemps débattu, et qui, attardé dans sa perfidie, a montré sa résistance autant qu’il l’a pu, et a tenté de l’emporter jusqu’à ce qu’il soit parvenu dans l’eau de la mer ; arrivé là, il a été vaincu et il s’est noyé (Epist. ad Magnum XV ; Patr. lat. 3, 1198).

 

On trouve fréquemment dans la littérature chrétienne primitive le Diable transformé en Égyptien, et on a vu dans cette imagerie une réplique de l’engloutissement du Pharaon.

 

 

2. La mer Rouge et le Baptême

 

Ce thème apparenté au précédent, est formellement appliqué par saint Paul (I COR. 10, 1-2) dans le texte classique cité à la fin de l’exposé de Raban Maur : Nos Pères ont été tous baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer. Rien d’étonnant qu’il ait été pris par les Pères et par les liturgies comme le thème par excellence prophétisant la régénération baptismale, le passage de la mort à la vie. Les témoignages sont innombrables. Toutes les liturgies y recourent, les mystagogies et les catéchèses, aussi bien que les commentaires développés. Le De Sacramentis de saint Ambroise parle ainsi :

 

Quoi de plus extraordinaire que le passage des Juifs à travers la mer, pour parler à présent du baptême ? Pourtant les Juifs qui l’ont traversée sont tous morts au désert. Par contre, celui qui passe par cette fontaine-ci, c’est-à-dire des choses terrestres aux choses célestes, ne meurt pas, mais ressuscite (I, 4, 12 ; éd. B. Botte, p. 57-58).

 

On peut se demander comment comprendre les deux éléments de la typologie du baptême des Hébreux chez saint Paul : la nuée et la mer. Les exégètes modernes, d’accord dans leur conclusion avec les anciens, disent que la nuée a toujours été considérée par la tradition juive comme une manifestation du divin, une théophanie, et que saint Paul a voulu désigner par elle la présence de l’Esprit en tant qu’élément constitutif du baptême. Quant à l’idée de l’eau comme bain (lavacrum), elle n’est guère présente ici, les Israélites ayant passé la mer à pied sec. Le baptême n’est pas seulement un « passage » au milieu de l’eau, il est un bain, une entrée dans cette eau, et une sortie de ce bain. Ce n’est qu’à ce dernier titre que la « traversée » de la mer (la sortie, l’Exode) est ici représentative du baptême. Très tôt, les docteurs chrétiens mettront en parallèle cette entrée et cette sortie de l’eau avec l’entrée du Christ dans le royaume de la mort et sa résurrection, et une exubérance d’images viendra souligner ce rapprochement. Il fut rejoint par la typologie des eaux du Jourdain, d’où le Christ a chassé les démons qui y habitaient en y descendant pour être baptisé, et où l’idée du « lavacrum » retrouve tout son élément. Saint Cyrille de Jérusalem parle ainsi de la présence des démons dans les eaux du Jourdain :

 

Le Dragon, d’après Job, était dans les eaux et recevait le Jourdain dans sa gueule. Or, comme il fallait briser les têtes du Dragon, Jésus était descendu dans les eaux pour y attacher le Fort... (Catéchèse III, 11 ; Patr. graec. 33, 441).

 

Les exorcismes qui se font encore aujourd’hui sur l’eau avant de la bénir sont manifestement un rappel de cette typologie. Avec le Jourdain, nous nous éloignerions de la typologie de l’Exode, si nous ne retrouvions justement, comme nous l’avons déjà montré, la présence des démons dans les eaux comme parallèle à l’engloutissement des soldats égyptiens. Beaucoup de textes reprennent cette idée. Citons cette strophe d’une homélie poétique de Jacques de Saroug :

 

Les Égyptiens s’abîmèrent et devinrent le type des démons impurs que le Fils de Dieu précipita dans l’abîme (Homél. sur le voile de Moïse, éd. Bickell, 1872, p. 266-267).

 

 

3. L’Agneau et la Pâque

 

Dieu s’est plu à prédestiner non seulement des éléments comme l’eau, le rocher ou même l’huile et le vin, mais encore des animaux comme l’agneau, et des types d’hommes comme les pasteurs, ceux précisément qui paissent les agneaux : jalons prophétiques des grandes réalités ecclésiales. Abel, Abraham, Isaac ce fut lui qui demanda à son père : Où est l’agneau pour l’holocauste ? (GEN. 22, 7) Jacob, Moïse, David étaient pasteurs, et d’autres parmi les prophètes. Les agneaux de ces pasteurs sont choyés dans l’Écriture. Et la Pâque juive consistera dans la manducation d’un agneau sans défaut, mâle, âgé d’un an, dont on mangera la chair avec des pains sans levain et des herbes amères (EX. 12, 1-28). De son sang, on enduira les linteaux des portes, afin que le destructeur n’entre pas dans les maisons marquées.

L’agneau pascal des Juifs n’était pas l’Agneau véritable ; il n’était que le plus grand parmi toutes les préfigurations. Le vrai, Jean-Baptiste le montrera à la foule au bord du Jourdain : Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève les péchés (JEAN I, 29 et 36). C’est lui qui sera immolé en dernier lieu, une fois pour toutes, et dont saint Paul dira : Notre Pâque, le Christ, a été immolé (I COR. 5, 7). Cet Agneau nous est montré dans l’Apocalypse où il est dit de lui par des myriades de myriades : L’Agneau qui a été immolé est digne de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la louange (APOC. 5, 12).

Le passage du Christ de la mort à la vie, terme de l’immolation de l’Agneau, a remplacé définitivement la Pâque juive. Mais le Christ lui-même ne nous a-t-il pas annoncé que notre Pâque est encore une figure ? J’ai désiré, a-t-il dit à ses apôtres, manger cette Pâque avec vous avant de souffrir, car je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le royaume de mon Père (LUC 22, 15). Cette Pâque-là, la Pâque éternelle, sera celle des noces de l’Agneau. L’Agneau y sera non seulement l’Époux, mais encore le flambeau et le temple de la cité nouvelle, Jérusalem céleste (APOC. 22, 23).

 

 

4. La Manne et l’eau du Rocher

 

Le Seigneur avait dit à Moïse : Je ferai pleuvoir pour vous du pain du haut des deux. Les Israélites donnèrent à cette nourriture le nom de manne... Elle était blanche et avait le goût d’un gâteau de miel (EX. 16, 4. 31). Si la manne a souvent été considérée comme signifiant la parole de Dieu, beaucoup de Pères l’ont entendue aussi de l’eucharistie.

 

C’est une grande merveille, dit saint Ambroise, que la manne répandue par Dieu sur les anciens Pères. Les cieux les nourrissaient d’un aliment quotidien, ainsi qu’il est écrit : L’homme a mangé le pain des anges (PS. 78, 25). Et pourtant ceux qui mangèrent ce pain moururent dans le désert. Mais cette nourriture que tu reçois, le pain descendu du ciel, te communique la substance de la vie éternelle. Il est le corps du Christ. Combien la lumière est plus grande que l’ombre, la vérité que la figure, le corps du créateur que la manne du ciel (De Mysteriis 49 ; éd. B. Botte, p. 123-124).

 

Saint Jean nous en montre encore un sens eschatologique lorsque dans l’APOCALYPSE (2, 17) il écrit : Je donnerai de la manne cachée à Celui qui vaincra. Au même, à celui qui vaincra, il avait promis déjà de donner à manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu (ibid. 2, 7). Se référant au verset du PSAUME (78, 25) cité par saint Ambroise, ainsi qu’aux versets de la SAGESSE (16, 20) : C’est de l’aliment des anges que vous avez nourri votre peuple, et c’est du ciel que sans fatigue vous lui avez envoyé du pain tout préparé, la liturgie a établi entre l’eucharistie, la manne du désert et la nourriture céleste, une relation qui est devenue classique dans la tradition latine, depuis le moyen âge surtout, à propos du culte du Saint-Sacrement. Autant de choses qui soulignent singulièrement la réalité eschatologique de la manne telle qu’elle nous apparaît pour la première fois dans l’EXODE.

Saint Paul a fait allusion à la manne (I COR. 10, 3-4) et l’a jointe à l’eau du rocher : Nos pères ont tous mangé le même aliment spirituel, et ils ont bu tous le même breuvage spirituel.

Les anciens ont vu dans l’eau du rocher la figure du saint sang, jaillissant du côté du Christ transpercé par la lance du soldat : Et il en sortit du sang et de l’eau (JEAN 19, 34). D’où les uns en ont fait l’application au baptême, les autres au vin de l’eucharistie.

 

Que contient, dit saint Ambroise, la préfiguration que nous présente le temps de Moïse ? Nous y voyons que le peuple juif avait soif et qu’il murmurait parce qu’il ne trouvait pas d’eau. Moïse alors toucha la pierre et elle répandit une eau abondante, selon la parole de l’apôtre : Ils buvaient du rocher spirituel qui les accompagnait. Et ce rocher était le Christ (I COR. 10, 4). Bois-en, toi aussi, pour que le Christ t’accompagne. Vois le mystère : Moïse est le prophète ; le bâton est la Parole de Dieu ; l’eau coule : le peuple de Dieu boit. Le prêtre frappe ; l’eau jaillit dans le calice pour la vie éternelle (De Sacramentis V, 5. 4, 5 ; éd. B. Botte, p. 89).

 

Reprenant une ancienne image qui voyait dans la percussion du rocher la croix du Christ, saint Augustin disait encore :

 

Ils buvaient du rocher qui les accompagnait, et le rocher était le Christ (I COR. 10, 4). Le rocher est la figure du Christ, le Christ véritable est dans le Verbe uni à la chair. Et comment burent-ils ? Le rocher fut frappé deux fois par le bâton. La double percussion signifie les deux bras de la croix (in Ioh. 26, 6-12 ; Patr. lat. 35, 1612).

 

 

5. Les préceptes et la Loi

 

Moïse apparaît au centre de l’Exode comme chef de peuple et législateur. Le Christ sera manifesté aussi comme un nouveau Moïse, chef et roi de tous les peuples, et auteur de la Loi nouvelle.

Avant de donner la Loi aux Hébreux, Moïse monte sur la montagne et y reste quarante jours et quarante nuits dans la solitude, le jeûne et la prière, avant de commencer sa vie publique. Du haut de la montagne, Dieu a dicté la loi à Moïse, qui la communiquera au peuple. C’est la Loi ancienne, celle de la légalité et de la servitude. Le Christ lui aussi monte sur la montagne et, de là, promulgue la Loi nouvelle, celle de l’Esprit et de la liberté. Il a été dit aux anciens... mais moi je vous dis (MATTH. 5, 21-22). Et cependant, le Christ n’est pas venu abolir la loi de Moïse ; il est venu pour l’achever, pour accomplir ce qui n’était en elle qu’imagé imparfaite. Les Béatitudes du sermon sur la Montagne sont l’énoncé de l’héroïsme spirituel des disciples du Christ, la « Loi nouvelle ».

Les Tables de la Loi, nous dit l’Exode, avait été écrites sur la pierre par le doigt de Dieu (ex. 31, 18). Cette idée n’a pas manqué d’être relevée par les Pères. Ainsi saint Augustin remarque :

 

Après que les Hébreux eussent célébré la Pâque en immolant l’Agneau, on compte cinquante jours jusqu’au moment où la Loi fut donnée sur le Sinaï à Moïse 3, le serviteur de Dieu, écrite avec le doigt de Dieu (Épist. ad Ianuarium 16 ; Patr. lat. 33, 218).

 

Il voit dans cette concordance la Loi figurant l’Esprit-Saint.

 

En effet, dit-il, il est déclaré très clairement dans le livre des Évangiles que le doigt de Dieu signifie l’Esprit-Saint, car un des évangélistes avait dit : C’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons (LUC 11, 20) et un autre a exprimé la même chose en disant : C’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons (MATTH. 12, 28). La victime est immolée, la Pâque est célébrée et cinquante jours après, la Loi de crainte est donnée, écrite avec le doigt de Dieu... Lorsque la vraie Pâque est célébrée cinquante jours plus tard, l’Esprit-Saint qui est le doigt de Dieu est donné en vue de la charité (Ibid. 219).

 

 

6. Le Tabernacle et les vases sacrés

 

Il est remarquable que les anciens Pères ont souvent sauté de la typologie du Tabernacle et de ce qui le compose, directement à la Cité céleste, sans passer par l’intermédiaire de l’Église présente. Ceci est dû sans doute au verset de l’Épître aux HÉBREUX où, après avoir décrit les rites de l’ancienne alliance, l’auteur dit : Mais le Christ est venu comme grand prêtre des biens à venir ; il a traversé le Tabernacle plus grand et plus parfait qui n’est pas construit de main d’homme, c’est-à-dire qui n’est pas de cette création ; et il est entré une fois pour toutes dans le lieu très saint (HÉBR. 9, 11-12).

Se référant à 2 COR. 5, 2, (désirant revêtir notre tabernacle céleste), Origène, dans son homélie IX sur l’Exode, explique comment les vertus des saints, dès ici-bas, interviennent dans la construction des tabernacles éternels (Ed. Baehrens, p. 237). Raban Maur disait aussi :

 

Le Tabernacle qui a été montré à Moïse n’est autre que cette Cité d’en haut, notre patrie céleste qui ne comptait alors que les saints anges. Après la passion et la résurrection et l’ascension dans les cieux du Médiateur entre Dieu et les hommes, elle a reçu une multitude abondante et splendide de saintes âmes. Quant aux vases du tabernacle, ajoutait-il, ce sont les esprits bienheureux dont se compose la cour céleste, Jérusalem notre mère (In Exod. 3, 9 ; Patr. lat. 108, 140-141).

 

L’office de la dédicace de nos églises, cependant, se référera à la consécration du Tabernacle, et plus encore à celle du Temple de Salomon, pour faire ressortir sa signification typologique. Mais ici encore, l’eschatologie sera toujours au premier plan, tant l’idée de la Cité céleste tient de place dans les Livres saints et dans la tradition. Il suffit de se rappeler l’hymne « Urbs Jérusalem beata » chantée en nos fêtes de la Dédicace :

 

Jérusalem, Cité bienheureuse,

Toi qu’on appelle : « vision de paix »,

Bâtie de pierres vivantes,

Tu t’élèves au sommet des cieux ;

Tu es escortée comme une épouse

De mille milliers d’anges.

 

 

7. Les parfums et le chrême

 

Parlant de ceux qui ornaient le Tabernacle, comme il est rapporté dans ex. 30, 35, Origène dit :

 

Dieu qui a fait le ciel et la terre dit à Moïse : Je les ai remplis de l’Esprit de sagesse et d’intelligence pour exécuter les œuvres d’art du parfumeur... Dieu instruit donc aussi les parfumeurs (In Cantic. I, 2, éd. Sources chrétiennes, p. 62).

 

Ces remarques, qui nous étonnent un peu, étaient familières aux anciens. Ils n’ont pas ménagé les applications spirituelles concernant les parfums ; à preuve tout ce que les Pères ont dit des vases du parfum répandu par la pécheresse sur les pieds de Jésus (MARC 14, 3).

Raban Maur consacre deux chapitres entiers à épiloguer de la confection des parfums dans son commentaire sur l’EXODE (IV, 13-14 ; Patr. lat. 108, 217-219). Ce saint Livre, du reste, nous montre jusqu’à quel point « l’Art du parfumeur » était déterminé par les paroles de Dieu pour les onctions sacrées (ex. 30, 22-38). Quand les onctions avec les aromates ont été faites sur les objets du culte, ceux-ci, dit le texte sacré, deviennent très saints : Sancta Sanctorum (selon la vulgate). Cette expression, Sancta Sanctorum a exercé sur les commentateurs un souverain prestige. « Tout ce qui aura été oint, dit Raban Maur, devient Sancta Sanctorum. » Et il s’explique en disant que cette sainteté est comme celle de l’autel du sacrifice, qui sanctifie tout ce qui le touche, et en lequel les Pères ont vu un type du Christ. De Ponction du Christ, en effet, descend toute grâce.

 

L’Époux, dit Origène commentant le premier verset du cantique, l’Époux, le Christ, envoyé par son Père, vient oint vers l’Épouse, et s’entend dire : Ton Dieu t’a oint de l’huile de la joie de préférence à tous tes compagnons... (PS. 45, 8). Et si l’Époux vient à me toucher, je serai moi aussi de bonne odeur et oint de parfums et jusqu’à moi aussi se communiqueront ses parfums en sorte que je pourrai dire avec les Apôtres : Nous sommes la bonne odeur du Christ en tout lieu (2 COR. 2, 15) (loc. cit. supra).

 

En ce charisme ruisselant de parfums, c’est la grâce du Christ qu’il faut voir.

 

 

Une question se pose. D’où viennent, dans la tradition chrétienne, toutes ces explications figurées du Livre de l’Exode que Raban Maur n’a fait que rapporter, et que la tradition a fidèlement conservées ? Quelle en est la valeur, quels en sont les fondements ? Notons tout d’abord qu’une vingtaine de passages de l’EXODE sont cités et appliqués dans les écrits du Nouveau Testament, la plupart du temps dans les Évangiles, et servent d’appui aux paroles de Jésus. Ensuite, faisons une distinction entre certaines applications assez éloignées du contexte, telles que nous les avons trouvées sous la plume de saint Augustin et d’Origène, et qui sentent l’influence des écoles, et d’autres en connexion plus étroite avec le texte lui-même. Celles-ci en effet remontent la plupart du temps à la catéchèse apostolique, les apôtres ayant recouru à ces explications pour faire comprendre aux fidèles les mystères du message évangélique. Enfin, et ceci est surtout à noter, n’oublions pas que, après sa résurrection, le Christ, à plusieurs reprises, notamment aux disciples d’Emmaüs, s’est expliqué lui-même en partant de Moïse : Commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait (LUC 24, 27 ; cfr aussi 24, 44-47). Moïse, c’était sans doute dans la pensée de l’Évangéliste qui fait ce récit, le Pentateuque tout entier. Mais dans le Pentateuque, le livre où Moïse est le plus présent, est certainement l’Exode qui raconte son histoire. Moïse fut donc le personnage par lequel le Christ commença cette incomparable leçon d’exégèse, qui fut sous-jacente à toute la catéchèse chrétienne, qui vit encore aujourd’hui dans la liturgie, et qui durera comme la trame essentielle de toute la théologie, jusqu’à la fin des temps : les deux Testaments expliqués l’un par l’autre.

Comment les disciples d’Emmaüs, dont le cœur était ardent en dedans d’eux-mêmes lorsque le Christ leur expliquait ainsi les Écritures (LUC 24, 32), n’auraient-ils pas communiqué cette émotion à leurs frères, qui en reçurent du reste tout autant le lendemain, lors de l’apparition aux Onze, et comment tous n’auraient-ils pas cherché dès lors à scruter davantage les textes sacrés sur lesquels le Maître avait incliné leurs intelligences ? Ce fut là vraisemblablement la grande leçon du Christ à ses disciples après sa résurrection, et celle qui profita le plus durant les neuf jours passés dans l’attente du Paraclet. Aussi voyons-nous les apôtres, tout remplis de l’Esprit-Saint, faire au sortir du Cénacle, à la Pentecôte, d’abondantes applications de l’Écriture aux mystères du Christ mort et ressuscité.

 

Chevetogne

 

Dom Olivier ROUSSEAU.

 

Paru dans Bible et vie chrétienne en mars-mai 1955.

 

 

 

 



1  C. SPICQ, Esquisses d’une Histoire de l’exégèse latine au moyen âge. Paris, 1944. p. 26.

2  Principaux ouvrages consultés pour les paragraphes suivants : P. LUNDBERG, La typologie baptismale dans l’ancienne Église (Uppsala, 1942), surtout le chapitre II : La Mer de la Mort et le Jourdain ; J. DANIÉLOU, Sacramentum Futuri (Paris, 1951), surtout le L. IV : Moïse et l’Exode ; du même : Bible et liturgie (Paris, 1951), surtout L. I : Les Sacrements ; AMBROISE DE MILAN, Des Sacrements et des Mystères (Éd. B. BOTTE, « Sources chrétiennes »), Paris, 1950.

3  Rapporté par le Livre des Jubilés 1, 4.

 

 

 

 

 

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