Georges Bernanos ou l’homme vrai

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une image devenue banale compare les âmes ardentes à des épées qui ont usé leur fourreau. Dans notre monde décomposé, c’est le fourreau qui s’en va par morceaux, avant que rien ne l’ait usé que sa propre rouille. Alors certaines âmes – des âmes de poètes exaltés – apparaissent comme des épées nues. M. Georges Bernanos est une de ces épées-là.

Il ne m’en voudra pas de le présenter par une métaphore, lui qui est entré dans la littérature en disant à un ami : « Je voudrais déchaîner des escadrons d’images ! » Les images se pressent dans l’esprit à son sujet : une épée, – ou celui qui la porte, un gentilhomme, un chevalier, un chasseur peut-être. Oui, pourquoi pas un chasseur ? Un homme qui fatigue les chevaux et les chiens, qui se fatigue lui-même, car il lui faut donner sa vie pour conquérir une proie. Afin d’esquisser ses traits on évoquerait celui de ses aïeux qui fut corsaire au temps de Jean-Bart. On accorderait avec quelque figure de légende, tirée d’une chevauchée ou d’un tournoi, la tête qu’il porte en arrière, parce que sa nature est de regarder haut, et qu’il penche aussi sur l’épaule avec une si facile gentillesse, parce que sans doute la véritable noblesse est toujours un peu charmeuse. On parlerait de son regard bleu, de son rire éclatant, – une épée, dans l’histoire de France, s’est appelée Joyeuse. On oublierait volontiers en sa compagnie que la poésie n’est pas seulement l’enthousiasme d’un homme, l’éloquence d’un cœur, mais qu’elle veut arracher à la vie des secrets plus durs. Il est vrai qu’il ne nous laisserait pas muser très longtemps ainsi.

Il a dit du premier coup ce qu’il avait à dire, avec cette franchise qui est son habileté : qu’il s’agissait de savoir ce que l’homme fait de Dieu. Nous avons écrit aux premières pages de ce livre que notre monde s’est perdu dans une croisade imaginaire. Le chevalier auquel nous venons de penser, c’est au contraire le vrai-croisé. Autour de lui, on est en quête du « divin » ; on s’empêtre dans des nostalgies mélancoliques qui ne peuvent se donner pour objet qu’un adjectif. Quelques voix seulement font entendre parfois un appel plus juste, et demandent si Dieu n’est pas oublié. À travers les livres de Bernanos, Dieu répond qu’Il est présent. Où donc ? Dans l’univers ? Il ne s’y montrait jadis qu’aux grandes occasions, escorté des météores et des tremblements qui conviennent à sa toute-puissance. Mais nos révolutionnaires plus ou moins apeurés l’y attendent aujourd’hui comme on attendrait un maître de maison absent pour qu’il remette les chaises à leur place dans le salon. Bernanos, non. Il dit qu’un bon chrétien n’aime pas tellement les miracles, parce qu’un miracle, c’est Dieu qui fait lui-même ses affaires, et que nous aimons mieux faire les affaires de Dieu. Il fait reparaître Dieu dans l’homme, tout simplement. C’est-à-dire à sa place, en somme, s’il est vrai que Dieu ait voulu l’homme à son image, et que par surcroît Il l’ait sauvé en prenant son corps pour mourir.

Voilà d’abord par où Bernanos domine de haut les autres révolutionnaires de ce temps-ci. Les autres aspirent au divin comme à une revanche de l’humain. Chez lui, la divine armature est toujours présente dans l’homme, prête à saillir sous la chair et à la transfigurer. C’est pourquoi il y a tant de prêtres dans son œuvre, des prêtres qui ne sont pas tous des saints, il s’en faut, mais qui tous tiennent leur vie suspendue au bord d’un destin dont l’écrivain nous découvre largement l’immensité. Position privilégiée d’un esprit pour qui l’absolu n’est pas un postulat, mais un appui. La Vérité, la Vie, qui sont l’objet de tant d’épuisantes recherches, Bernanos en a la notion certaine ; et c’est ce qui le rend plus fort qu’un autre. Notre temps s’épouvante d’une civilisation qui n’aurait pas d’âme. Bernanos se met tranquillement à la suite de celle pour qui l’âme est l’essentiel. Il place l’honneur d’être un homme plus haut que personne ne le fait autour de lui.

Plus haut et plus juste. Et cette justesse a de quoi s’imposer à tous ceux que nous avons vus tourmentés par la nécessité de retrouver l’ordre de l’homme. Car il convient de faire ressortir ce qui, dans le christianisme de Bernanos, apporte un enrichissement des seules valeurs humaines : c’est un ordre intérieur auquel ces valeurs doivent tout leur prix, par lequel elles ne sont pas seulement augmentées, mais en quelque sorte recréées, puisque cet ordre leur donne l’unité. On a fait remarquer, quand Georges Bernanos a publié la Joie, – celui de ses livres qui nous entraîne avec le plus de puissance et d’élan vers une telle vision de l’homme – combien ce domaine psychologique, où l’âme reprend sa réalité, est différent du domaine pathologique où nous errons plus ou moins depuis Dostoïevski. Il faut aller plus loin : le domaine où nous introduit Bernanos est à celui de Dostoïevski, comme fut – si l’on ose une telle comparaison – le monde issu de la création par rapport au chaos dont il était sorti. Que l’on y prenne garde, en effet : de prétendus progrès dans la connaissance de notre être, et certaines descentes de la psychologie dans les bas-fonds, à force de décomposer l’homme, ramènent le produit de son analyse à l’état d’incohérence originelle dont la créature humaine est l’issue, sans doute, mais aussi le contraire. De là le désarroi auquel nous assistons, et qui ne laisse que deux partis à prendre : ou bien celui du désespoir, en face de cette désagrégation totale, – un désespoir total, lui aussi, qui n’est pas sans analogie avec la détresse de l’Ange déchu ; – ou bien le parti de l’hypocrisie plus ou moins « bien-pensante » qui s’accommode de confusion et d’aveuglement, le parti des gens dont la vie transige avec la mort. C’est dans ce dilemme que se débattent les non-conformistes. On n’en sort que si l’on ose, sans rien voiler et sans rien refuser des troubles éléments dont nous sommes faits, les recomposer selon la loi qui leur a donné la vie. C’est le propre de l’œuvre de Bernanos à notre époque. En un temps où, à la suite de Dostoïevski, et aussi de Proust et de Gide, tout dans l’univers a paru se dissoudre, à commencer par nous-même, il rend au composé humain un ordre sauveur.

Un ordre parfait, en outre, où l’héroïsme est un couronnement et non cette exception compensatrice dont ont rêvé tant de retrouveurs d’idéal. Les saints que nous propose Georges Bernanos sont affranchis du don quichottisme spirituel qui retourne le bon sens contre les créations hagiographiques de tant de romanciers contemporains. Bernanos met la sainteté à sa place, non seulement parce que sa foi possède de quoi l’animer, mais parce qu’il sait déceler les humbles secrets de son accord avec la vie naturelle. Nous sommes loin, avec lui, d’un héroïsme improvisé, propre à servir de consolation éperdue et d’équilibre naïf à une nature humaine dont l’authenticité ne saurait être qu’abjecte. Nous sommes loin de saint Magloire, loin de Salavin, prisonnier d’une destinée tout individuelle, et dont l’âme scrupuleuse est impuissante à ordonner la vie. Loin aussi de toutes les « saintes Locustes » chez qui la nostalgie d’un amour qui serait sublime balance avec trop d’exactitude la complaisance à une sensualité bassement satisfaite. Bernanos a réponse à toutes ces incertitudes, non seulement parce qu’il leur offre dans l’au-delà une revanche à laquelle un Mauriac croit aussi, et qu’un Duhamel ou un Dorgelès désirent probablement, mais surtout parce que c’est moins une revanche qu’il leur offre qu’une justification. Parce que dès ici-bas il relève l’homme, et le détourne, avec un sourire vainqueur, de l’obsession de la boue. Parce qu’il aborde notre monde avec l’autorité qu’une nature humaine hautement enracinée tire de la noblesse héritée.

Et voilà le second point par où Georges Bernanos se détache de la plupart de ses contemporains, pour résoudre une difficulté d’où ils ne sont pas sortis. S’il faut parler ainsi, ils ont tourné autour de l’acte charnel, comme asservis par une hantise qui ne se rachetait quelquefois que par l’épouvante. (Même, leur spiritualisme – voyez Jules Romains – s’est souvent abaissé vers une similitude avec les religions primitives qui vénèrent par-dessus tout la puissance procréatrice.) Bernanos, lui, surmonte avec une fière élégance ce morne souci fait pour une part d’une compréhension incomplète de l’homme. Il sait que notre nature peut muer en conquêtes ce qui ne serait que bassesse animale si l’instinct ne se dépassait pas lui-même en se soumettant consciemment à la majesté des filiations. Il sait, lui, pourquoi on fait des enfants... Les filiations... Il éprouve un culte mêlé de tendresse pour cette suite d’hommes que chaque homme a derrière soi, et dont Drumont disait qu’elle a une odeur de terre labourée, de sillons remués, de forêts du sol natal. À l’insurrection du génie contre l’humanité, il répond avec Blanc de Saint-Bonnet : « L’homme de génie est un produit mérité par les aïeux » ; et avec Drumont encore : « Génie vient de generare, engendrer. » Nous avons observé, quand nous avons discuté les idées de M. Paul Valéry et de M. Jacques de Lacretelle, que l’homme doit accepter de ne rien faire qui ne soit mêlé d’impur. Bien plus, nous devons admirer que les basses conditions où notre espèce se perpétue assurent non seulement la continuité de la race, mais une sorte d’incubation de nos plus hautes valeurs à l’état latent : dans le mystère de l’hérédité s’élaborent des dons inouïs que personne ne pourrait avoir la présomption d’acquérir au cours d’une seule vie d’homme.

C’est ce que Bernanos sent et exprime avec intensité. Non-conformiste, il l’est autant et plus qu’un autre, avec violence, avec colère, avec tout l’éclat d’un tempérament magnifique. Mais individualiste, pas du tout. Il sait ce que la personne la plus exceptionnelle doit à l’héritage : à l’hérédité physique, et aussi aux filiations morales, dont les livres des vieux maîtres sont l’instrument. Il sait ce qu’une société non viciée dans son principe peut perpétuer de fort et d’actif dans ses membres et ses surgeons. Il aime à rappeler ce que lui-même a reçu, soit d’un sang généreux, soit de lectures fécondes. On peut dire qu’il est né nationaliste, car la nation, forme politique de la nature de l’homme, l’a accueilli dans sa structure vivante. Il n’est pas jusqu’à la valeur suprême, l’élément spirituel que nos désespérés placent le plus souvent à des hauteurs inaccessibles au-dessus de notre misère, il n’est pas jusqu’à la religion qui n’ait fait partie de l’héritage : le surnaturel recevant ainsi un surcroît de pertinence et d’efficacité par ce qu’il y a de naturel dans son introduction à la vie humaine. Bernanos, sur ce point, ressemble à l’homme dont Sainte-Beuve a parlé un jour : « Cet homme est arrivé à admettre, à comprendre, à croire non seulement la Création, non seulement l’idée d’une Puissance et d’une Intelligence pure, distincte du monde, non seulement l’incarnation de cette Intelligence ici-bas dans un homme divin, dans l’Homme-Dieu ; mais il admet encore la tradition telle qu’elle s’est établie depuis le Calvaire jusqu’aux derniers des Apôtres, jusqu’aux Pères et aux pontifes qui ont succédé ; il tient, sans en rien lâcher, tout le gros de la chaîne ; il est catholique enfin, mais il l’est comme l’étaient beaucoup de nos pères... » Répétons-le, il l’est naturellement. Et en même temps qu’il nous représente magnifiquement la noblesse de l’homme, remise en lumière par le rappel de son origine divine, il nous rouvre l’intelligence de la nature, capable d’assumer d’âge en âge la responsabilité de cette noblesse. Ne serait-ce pas là l’homme vrai, l’homme qui ne ment pas à son destin, l’animal politique capable de composer une société vraie, elle aussi, ni tyrannique ni trompeuse à l’égard de l’individu ? L’homme, en un mot, dont la vérité n’animerait pas l’héroïsme anarchisant des non-conformistes, mais qui serait le prince d’un royaume ?

 

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Le prince d’un royaume. Mais de quel royaume aujourd’hui ?

 

        Le prince d’Aquitaine à la tour abolie…

 

Pourquoi ce gémissement lyrique et funèbre remonte-t-il à notre mémoire ? Pourquoi ce sombre éclair vient-il rayer le ciel sur lequel allaient s’élever, avec une sûre espérance, les reconstructions dont M. Georges Bernanos nous offre les éléments ? Pourquoi ce cri nous répond-il à cet instant, du fond des désolations romantiques où il a été lancé comme un appel au secours par une conscience de poète en déroute ? Ah ! parce qu’il correspond trop bien à une autre déroute, à une autre angoisse, dont il semble avoir été à l’avance l’expression terrible, à une autre solitude qui n’épargne pas les plus décidés et les plus confiants des reconstructeurs. Parce qu’un portrait de Georges Bernanos, enfin, ne serait pas complet si ce ténébreux éclairage ne venait projeter ses ombres sur un visage qu’il achève de dessiner, en même temps qu’il lui donne une valeur plus symbolique parmi nos contemporains.

Que manque-t-il donc maintenant au vaste corps universel dont Bernanos et les philosophes qui nourrissent sa pensée nous proposent la représentation ? Le souffle capable de l’animer. Tout appelle un tel souffle dans ce grand corps, à commencer par les saints qui en habitent les endroits les plus en vue. Mais il doit être répandu avec une merveilleuse ingénuité dans toutes les parties de cet ensemble qui tient à Dieu par un côté, et par l’autre aux plus humbles des hommes. Il ne doit pas exalter seulement la sainteté, mais faire vivre les honnêtes gens. En un mot, ce sera l’âme partout présente et partout puissante de la civilisation retrouvée. Et ceux qui voudraient qu’une telle civilisation nous fût rendue savent bien le nom de ce souffle essentiel sans lequel elle ne saurait vivre. C’est la Charité, tout simplement : la Charité, vertu suprême qui n’aurait pas été imposée à l’homme avec autant d’éclat si elle ne lui était pas aussi naturelle, en un sens, qu’elle est difficile à transférer du plan des instincts sur celui des mérites. La Charité, par qui l’ordinaire peut être élevé au sublime, parce qu’elle révèle le sublime de l’ordre humain.

Oh ! je ne vais pas paraphraser saint Paul ! Non, tout simplement encore un fois, il s’agit de montrer que tout se tient avec une logique très serrée dans les propositions qui nous sont faites par l’œuvre de Bernanos. Chacun est en quête d’une civilisation perdue. Mais laquelle ? L’univers en a connu et perdu plus d’une. Celle que nous pleurons aujourd’hui, celle qui est l’objet de tant de regrets – même sous la forme du dépit chez ceux qui se targuent de la remplacer par une autre – Bernanos la définit et la nomme : c’est la civilisation chrétienne, qui régnait sur notre monde depuis deux mille ans. Autrement dit, c’est le christianisme vivant dans l’humanité, autrement dit encore, et d’un seul mot, c’est la Chrétienté. La crise actuelle de la civilisation, c’est, au vrai, la crise la plus grave qui se soit produite dans la Chrétienté après les premières crises qu’ont été la Réforme et la Révolution française. Et si l’on se retourne vers cette civilisation-là, si l’on veut discerner l’essentiel de ce qui lui fait défaut pour qu’elle vive réellement encore, il est normal de se rappeler les paroles du premier doctrinaire du christianisme, de l’apôtre qui a mis la Charité au centre de la civilisation chrétienne comme un irremplaçable foyer. Et l’on mesure mieux la gravité de la crise où nous sommes, si l’on considère que la Charité est aujourd’hui cernée entre deux ennemis : étouffée d’un côté par les « bien-pensants », (car s’il y a un drame du conformisme, c’est celui d’un monde qui s’attache encore à une certaine foi quand la Charité s’est retirée de lui, – ce qu’un Mauriac a senti et exprimé avec douleur), étouffée, dis-je, par les gens pour qui l’ordre est objet de conserve et non régime de vie, la Charité est d’autre part abolie par les révolutionnaires qui rêvent de lui substituer l’amour surhumain, en fait antihumain, par lequel ils espèrent changer l’univers. « Vous oubliez Dieu ! » a crié Drieu la Rochelle, affolé. Plus lucide, Bernanos dit : vous avez chassé Dieu, puisque vous avez perdu la Charité, qui est le plus visible reflet de Dieu sur le visage de l’homme. Seulement, ajoute-t-il, vous ne me ferez pas croire que vous l’avez remplacé.

Et sans doute, pour un chrétien, s’agit-il d’abord de rendre Dieu aux âmes. La Chrétienté, ce n’est pas l’empire d’un peuple élu, selon l’Ancien Testament ; c’est d’abord le moyen de gagner des baptêmes. La Chrétienté, aux yeux d’un profane, peut présenter l’aspect d’un bel ordre humain ; pour le chrétien, elle est d’abord le règne de la Grâce. Mais précisément parce qu’il s’agit d’une civilisation où de telles valeurs sont engagées, leur recul doit paraître marqué d’une signification maléfique. Car il faut continuer d’être logique : si l’ordre dans la société humaine témoigne de la présence de Dieu dans l’homme, pour quel ennemi Dieu travaillent les agents du désordre, l’Imposture, la Trahison, la Peur ? On a ruiné la Chrétienté, c’est un fait. Mais quel visage grimace dans ces ruines ? Qui triomphe dans ce désastre ? Si la civilisation fut une bonne œuvre, au sens plein et fort de ces vocables édulcorés, quel mal s’épanouit dans la barbarie menaçante ? S’il a pu être donné à l’homme de se rapprocher parfois par son labeur, ne fût-ce que de très loin, du paradis qu’il a perdu, ne lui est-il pas infligé aussi de tomber, à d’autres moments, à proximité des portes de l’enfer ? Ainsi la chute de la civilisation chrétienne s’éclaire-t-elle, chez l’homme qui en possède la doctrine, de lueurs empruntées à la chute de l’homme lui-même. Nous savions bien que le péché originel obsède les esprits de notre époque, soit qu’ils se laissent écraser par cette obsession, soit qu’ils prétendent s’en affranchir. Mais, entre tous, Bernanos connaît et montre toutes les conséquences d’une destinée qui se joue sous le soleil de Satan.

C’est pourquoi vous êtes grands parmi nous, Georges Bernanos. C’est pourquoi, aussi, vous y êtes terriblement solitaire. Vous aimez à parler de la solitude des enfants de Dieu. Elle est plus grande dans les temps où ils ont détruit leur famille. Alors, à l’intérieur de l’ordre que vous croyez impérissable, la foi des hommes comme vous va plutôt du côté des solutions héroïques et individuelles, du côté des combats singuliers, car ce sont les seuls qui vous paraissent pouvoir être livrés encore. Ainsi a-t-on vu maintes fois un homme seul sauver, par un acte d’audace, une ville assiégée ou une armée en détresse. C’est, dans la Chrétienté, le côté de Pascal, vers qui vous penchez, vous aussi, les travaux plus sereins de saint Thomas étant réservés à des saisons plus heureuses de l’histoire du monde. L’esprit de ce théologien vous anime. Mais vous êtes de ceux qui, au milieu de leur vie, ont porté leurs livres dans un sac de soldat.

Tout ce que je viens de dire à votre sujet peut tenir en deux mots : vous êtes un soldat de la Charité. Avais-je tort, un peu plus haut, de vous appeler un croisé ? À la notion de capital, que Duhamel nous a rendue, vous ajoutez ce qui lui manquait pour que le capitalisme méritât pleinement le beau nom de civilisation. Vous êtes le vrai capitaliste, celui qui donne pour acquérir, en un temps où il n’y a plus guère que des rentiers ; car vous savez donner encore, – « qui mesure ne donne rien », avez-vous écrit, – quand les autres ne savent plus que recevoir, ou pis, attendre qu’on leur donne. Vous êtes venu parmi des générations de comptables, qui se croient maîtres de leur livre de caisse, du « Doit » autant que de l’« Avoir ». Les malheureux ! Ils ne savent pas que l’homme ne fait que devoir : qu’il doit sa sueur, son sang, sa progéniture ; et que l’« Avoir », c’est Dieu qui en dispose. Que la civilisation est bien un capital, mais un capital vivant ; et que l’homme n’est pas maître de la vie. Si bien que travailler à la civilisation, c’est d’abord se fier à une puissance qui nous dépasse.

Et, puisque l’homme qui capitalise de telles valeurs à des échéances qui s’échelonnent vers l’éternité, puisque celui-là, dis-je, est aussi celui dont la vie est vraiment animée par l’amour, vous répondez, en termes plus décisifs et plus flamboyants, à l’alternative que j’ai donnée pour titre à tant de fiévreuses recherches, quand j’ai écrit en tête de ce dernier chapitre : la Révolution ou la Mort ! Vous répliquez, vous : la Charité ou l’Enfer ! La Charité sans laquelle l’homme n’est rien, rien qu’un animal comme les autres, et faute de laquelle la communauté qu’il est seul à pouvoir composer dans la Création retombe également à rien. Ou l’Enfer, qui s’ouvre sous ce néant, quand une humanité folle de son âme a tout fait pour s’y précipiter.

 

 

André ROUSSEAUX, Âmes et visages du vingtième siècle, 1944.

 

 

 

 

 

 

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