Jean Giono,

visionnaire de la terre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La voix légendaire qui, selon Plutarque, a crié sur les eaux : « Le grand Pan est mort ! », a répandu l’une des fausses nouvelles les plus notables qui aient résonné dans l’histoire du monde. Le grand Pan vit toujours. Les livres de M. Jean Giono en sont une preuve. Le souffle de la bête divine anime de son rythme même cette littérature rustique, poétique et païenne.

Littérature païenne mais qu’appelle-t-on paganisme littéraire ? Pascal dit : « Les païens ne connaissent point Dieu et n’aiment que la terre. » Ne connaissent point Dieu, c’est la définition des païens par les chrétiens. Et les païens n’existent à vrai dire, en tant que païens, que depuis que les chrétiens les ont définis. Avant le christianisme, les païens étaient des gens comme nous. « ... Et n’aiment que la terre », ajoute Pascal. Oui, c’est pourquoi beaucoup de gens comme nous sont encore plus ou moins païens.

On commencera d’y voir un peu plus clair, quand on aura remarqué que le paganisme adore des dieux de deux espèces. Sur la terre, temple des dévotions païennes, il y a deux règnes : celui de l’homme ou des choses de l’homme, et puis celui des choses qui échappent à l’homme, qui ne relèvent que de la nature, ou de la terre tout court. À ces deux règnes correspondent deux sortes de dieux. D’un côté sont les divinités anthropomorphes, qui idéalisent ou symbolisent les vertus et les forces de l’homme, Apollon et Jupiter, Vénus et Minerve. De l’autre, les forces telluriques, comme dirait le comte de Keyserling, ébranlent l’Olympe : c’est le côté de Dionysos et de Déméter, de Poséidon et d’Héphaïstos, le côté où des tridents et des thyrses mettent en mouvement les ondes mêmes de l’univers. L’alternative nietzschéenne entre la vie apollinienne et la vie dionysiaque repose au fond sur une alternative qui a toujours partagé les hommes, selon que leur ambition a résolu de soumettre les forces de la nature au règne de l’humanité, ou bien que ce qui vit en eux de naturel se plaît à des communications émotives avec la vie de la nature autour de leur être.

Et sans doute un fossé sépare-t-il ces deux sortes d’esprits plus profondément que le monde païen n’est séparé du monde chrétien. Du paganisme au christianisme, notre civilisation a tissé des fils qui forment sa trame. Mais ce sont des fils de deux couleurs. Les uns dévident le sentiment de la dignité de l’homme, de son aptitude à établir une société qui domine la nature du haut d’éminentes qualités ; alors la navette qui fait le lien entre paganisme et christianisme passe des mains d’Aristote à celles de saint Thomas, de l’Antiquité à la Renaissance et aux classiques. Et le paganisme reste parfois vivace à travers ces mutations : le paganisme que nous appellerons numéro un et qui tend à la divinisation de l’homme ; cela se voit en présence de certaines évolutions possibles de la Renaissance et du classicisme. Quant aux fils de l’autre couleur, ils unissent notre monde chrétien au paganisme numéro deux, dont la danse de Dionysos rythme les pulsations ; ce sont par exemple les fils qui, de nos jours même, relient Eschyle à Claudel, et Mauriac au Centaure par-delà Maurice de Guérin. La ferveur païenne, et « qui ne connaît point Dieu », est prête à affleurer aussi de ce côté-là, quand la foi de Claudel ou de Mauriac ne se trouve pas pour lui barrer la route. Car le côté de Dionysos est celui où toute divinité tend à se fondre et à s’effacer dans la présence d’un dieu qui est le contraire de l’esprit divin, qui est la Nature même déifiée, toute la Nature, tout l’Univers naturel en un seul être mystique, le grand Tout en un seul mot, qui est Pan. Et cela est peut-être le comble du paganisme.

On voit que nous n’étions pas loin de M. Jean Giono, et que par un détour apparent nous arrivons au cœur de son inspiration. Quand on parle de paganisme littéraire, en effet, c’est le plus souvent de sympathie avec Pan qu’il s’agit.

 

Paganisme immortel, es-tu mort ? On le dit.

Mais Pan tout bas s’en moque, et la Sirène en rit.

 

Notre mot « païen », d’ailleurs, venu de paganus, est par son étymologie synonyme de paysan. Ce n’est pas tant parce que les paysans « n’aiment que la terre » ; ils la subissent plutôt, même s’ils la révèrent. Mais toujours l’âme des campagnes a peuplé landes et forêts de mille créatures mystérieuses et redoutables.

M. Jean Giono doit tout à Pan, le meilleur et le pire de ce qu’il écrit. Il est engagé tout entier dans le paganisme numéro deux, c’est-à-dire dans le corps à corps avec les forces cosmiques. Il est totalement détourné du paganisme numéro un, qui est le culte de l’abstraction humaine. L’homme de la civilisation, dont la vie est détachée du roc et de l’humus, non seulement ne l’intéresse pas, mais lui inspire une grande défiance. Il ne voit de la société que les tares, la guerre, l’injustice sociale. Là est le sens profond de sa protestation contre la guerre, la seule qui ait été exprimée de façon aussi entière à notre époque. La guerre lui paraît encore plus absurde qu’horrible, car elle se fait toujours au nom de quelque construction humaine. Il ne consent à faire courir à la vie de l’homme le risque d’une mort violente que par le fait de la foudre, du torrent ou de la montagne. Car la vie de l’homme s’abolit alors dans la vie du monde physique, qui est la seule patrie de M. Giono. « J’ai écrit pour la vie, dit-il, dans Refus d’obéissance, j’ai écrit la vie, j’ai voulu saouler tout le monde de vie. J’aurais voulu pouvoir faire bouillonner la vie comme un torrent et la faire se ruer sur tous ces hommes secs et désespérés, les frapper avec des vagues de vie froides et vertes, leur faire monter le sang à fleur de peau, les assommer de fraîcheur, de santé et de joie, les déraciner de l’assise de leurs pieds à souliers et les emporter dans le torrent. » Le torrent est un des principaux personnages de son œuvre, avec la montagne, le glacier, l’hiver, la forêt. Et je n’écris pas ici le mot de personnage au sens figuré. Ce sont les éléments physiques qui ont le plus de personnalité chez M. Giono. Les hommes, en regard, sont mal dégagés d’une pâte confuse. Son premier livre s’appelait Colline, et non « Les Hommes de la Colline ». Ce titre était juste. Voyez dans Batailles dans la Montagne la présentation d’un glacier. « Il était là-haut au bout du vallon. On s’approchait doucement. Il était bien placé sur la pente pour se défendre, ou attaquer, vous regardant monter vers lui par le chemin tout découvert... ; lui bien posé au beau milieu avec ses épaules grises plus épaisses que des maisons, sa petite langue de fer-blanc ruisselante de salive, ses beaux yeux verts, pas deux mais peut-être vingt, avec cette profondeur de goudron qu’ils ont, et toutes ces lumières du soleil qui coule dans leurs cavernes de glace. » C’est quand il s’agit des éléments que le talent de M. Giono manifeste la puissance la plus heureuse, en une sorte de coulée verbale, dont la poigne de l’écrivain augmente la force par de savantes reprises. Voyez l’eau sourdre du glacier : « L’eau a commencé par jaillir de toutes les fissures sous le glacier. Elle s’est cherché des couloirs et des canalisations, passant par les rayures les plus minces, dans des traces qui sont l’emplacement de minuscules racines vieilles de mille ans dans le creux du granit. Elle les trouve, entre, passe, écarte, pousse, frappe, recule, frappe, recule, comme le battement du sang dans le poignet d’un homme, ébranle, fend, écrase, passe, descend, remonte, se tord, s’épanouit, s’élargit comme les rameaux d’un chêne, se tord, se love, se rejoint, se noue, se construit comme une ruche d’abeilles, crève la muraille de Muzelliers, saute dans vide comme une arche de verre. » Le même écrivain s’affirme avec la même vigueur dans toutes les scènes la vie de l’homme n’intervient que pour se mêler à la vie de la nature dans des étreintes primitives : pour faire couler d’une outre le vin chargé des odeurs de la terre, pour manier la pâte du pain et la faire lever et cuire, pour affronter un taureau et faire jaillir le sang de son corps sauvage, pour se battre avec le torrent qui a noyé le village, avec la montagne qui a barré le torrent, et que l’homme fera sauter à la dynamite afin de retrouver le village perdu. Tout, à vrai dire, est « batailles dans la montagne » pour M. Giono, depuis qu’il vit et qu’il écrit, batailles amoureuses, comme la lutte deux amants confondent leur souffle. Et peut-être le cœur de M. Jean Giono, je ne dis pas son cœur d’homme ordinaire, mais le cœur secret palpite son désir profond, n’a-t-il jamais aimé violemment que l’âme de la montagne.

Le village perdu, son héros (qu’il a appelé Saint-Jean) le fait retrouver aux autres hommes. Mais Saint-Jean ne le retrouve que pour le perdre à nouveau, comme si cet homme n’était pas de la race des hommes qu’un village peut tenir enfermés. Je ne sais même pas si M. Jean Giono peut concevoir un village autrement que comme un endroit où son imagination est mal à l’aise. Le premier village qu’il a peint, dans Colline, était un village mort. Par là encore, sa nature nous avait révélé du premier coup sa vérité. Le monde vit l’imagination de M. Giono est grandiose et imprécis, situé hors de l’atteinte des hommes. Des glaciers s’y effondrent, des montagnes y culbutent, des vallées s’y emplissent d’eau, d’où émergent des animaux monstrueux. Mais les êtres humains dont il peuple cet univers d’avant « le matin du septième jour » parlent un langage étranger à la société des hommes. De ce côté est le mauvais Giono, la littérature pâteuse, lourde d’ennui non moins que d’étrangeté, qui nous rebute autant que le Giono évocateur des forces cosmiques s’impose à l’admiration. Cela vient tout simplement de ce que M. Jean Giono refuse la nature de l’homme aussi énergiquement qu’il embrasse la nature tout court. Il imagine, dans des pays rêvés par une sorte de Genèse littéraire, des communautés humaines, selon une poésie à demi biblique, tout à fait décrochées de notre société. On voit combien cela est arbitraire quand des émissaires de l’ordre social (un gendarme, un garde forestier) passent de notre monde à celui-là : le raccord ne tient pas.

D’ailleurs Saint-Jean, sinon M. Giono lui-même, aspire à une humanité plus réelle, qui serait reconstruite en partant de sa base naturelle, l’union d’un homme et d’une femme. L’aube du septième jour se lèverait enfin, sur Adam et Ève. M. Jean Giono nous la fait entrevoir dans une très belle page où il semble que la voix du Cantique des Cantiques fasse céder, durant une minute, l’hymne au grand Pan. Mais Adam et Ève, et tout ce qui s’ensuit, ne sont pas dans le destin de Saint-Jean. Pas dans celui de M. Giono non plus, probablement.

Ou du moins les accidents de l’humanité qui est la postérité d’Adam seraient funestes, s’il ne les écartait pas avec le sûr instinct des poètes, à ce visionnaire de la Terre.

 

 

 

André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.

 

 

 

 

 

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