Francis Jammes entre au paradis
par
André ROUSSEAUX
Les poètes ne meurent pas. Personne ne meurt, du reste, parmi les hommes. Et c’est tout l’intérêt de la vie humaine, qu’elle fasse de la vie terrestre un prélude à la vie éternelle. Mais chez les poètes, le prélude a des harmoniques qui correspondent plus directement à la musique de l’éternité. De la nature où nous sommes enfoncés sans presque la voir, les poètes touchent des secrets simples et essentiels, par où les mystères naturels se dénouent dans les vérités surnaturelles. Tout poète est un Virgile disponible pour les Dante que nous souhaitons d’être quand nous tâtonnons dans le chemin de la vie À plus forte raison quand c’est un Virgile chrétien. Depuis la mort de Francis Jammes, nous pensons à lui comme à une âme qui a atteint le royaume dans la suite du nôtre, où le parfum des fleurs éphémères, le doux regard des bêtes qui naissent, passent et meurent, et notre joie de voir ou de sentir ces humbles compagnons de notre route, prennent un sens qui ne s’efface ni ne déçoit plus jamais.
L’œuvre de Francis Jammes réconcilie la Nature et la Grâce, a écrit M. François Mauriac. Et tout est dit sur elle, par cette seule phrase. Il n’y a pas à la vérité, d’autre problème en ce monde que celui de la Grâce et de la Nature. Toutes les questions en dépendent, que nous pouvons nous poser sur le sens de notre vie et de notre mort. La phrase de Mauriac va loin, mais il faut en peser tous les mots. C’est par son accord spirituel avec la Nature que le poète des Géorgiques chrétiennes est virgilien. Mais c’est parce qu’il a eu besoin de « réconcilier » la Nature et la Grâce, qu’il aurait pu ne pas l’être. Ce virgilien a dû se dégager d’abord de Rousseau. J’ai relu Francis Jammes, avec cette vision plus libre et plus claire que la lecture acquiert à l’égard d’une œuvre entrée dans sa vie posthume, c’est-à-dire dans sa vie vraie. Et je crois qu’on voit bien maintenant comment cette œuvre se situe dans une très longue évolution littéraire, poétique, religieuse, qui s’est déroulée au cours de cent cinquante ans pour trouver à notre époque son dénouement chrétien.
On ne saurait la tracer tout au long, puisque c’est surtout un aspect de ce dénouement, celui qui apparaît chez Francis Jammes, qui nous occupe. Mais il faut bien dire que la religion de la nature – ou pour parler plus net l’erreur dans les rapports entre la vie spirituelle et la nature, – telle que cette religion a été léguée par Rousseau à la poésie romantique, a dans tout ce qui découle du romantisme des prolongements plus subtils qu’on ne les discerne souvent. Le symbolisme lui-même, qui est le climat littéraire où Jammes est né à la vie poétique, est essentiellement ce faux spiritualisme de la nature qui prête à la Création une âme diffuse et divine. Il l’est depuis que son précurseur Baudelaire lui a donné son évangile dans les Correspondances :
La Nature est un temple où de vivants piliers...
Prenons garde à ce temple-là. Un temple où l’on est sûr du Dieu que l’on y adore n’a pas de vivants piliers. Il a des piliers immobiles et respectueux d’une vie à laquelle ils n’ont pas part, d’une vie réservée au Dieu qui habite le temple et aux hommes qui l’y prient. Si les piliers vivent, le temple n’est-il qu’un temple, la Nature ne devient-elle pas Dieu elle-même ? – Et pourtant, ils vivent, murmure le poète qui contemple autour de lui les piliers du temple naturel, c’est-à-dire les arbres de la forêt, les herbes de la prairie, les bêtes qui y courent, sautent, volent de toutes parts, et jusqu’aux étoiles qui font clignoter leurs regards par-dessus.
Quel est le sens de cette vie naturelle ? Toute l’évolution du symbolisme essentiel et de ce qui en est sorti tient à cette question et à la réponse qu’on y peut faire. Pour Jammes en particulier, la solution est que tout n’est pas Dieu, comme l’âme du poète aurait été tentée de le désirer, mais que tout vient de Dieu, comme l’âme du poète le souhaitait sans s’en douter. Alors la vie de la Nature est à la fois justifiée et limitée, mais limitée par une frontière exquise qui se tient au bord de l’Infini. La vie poétique de Francis Jammes, c’est l’art de se dégager de Jean-Jacques pour se retrouver en saint François.
L’histoire de la poésie d’il y a quarante ans fait apparaître Francis Jammes parmi les trois paysans-poètes qui ont ragaillardi la poésie évanescente par les solides effluves qu’ils apportaient de leur campagne : le Beauceron Péguy, le Champenois Claudel, le Béarnais Jammes. Tout se passe comme si trois hommes rustiques et puissants fussent entrés alors dans la chambre des Muses avec l’odeur des champs d’où ils viennent et la terre qui colle encore à leurs souliers. Tout n’est pas si simple, à vrai dire. Dans la vie littéraire, il faut toujours compter un peu avec la littérature. Pour ce qui est de Francis Jammes, le poète de l’Angélus tient autant par filiation que par réaction à la famille symboliste dont les langueurs s’étiraient autour de lui, quand il avait vingt-cinq ans.
Il y tient par certaines de ses qualités et par certains de ses défauts. Du grand effort de la poésie à la fin du dernier siècle pour spiritualiser la nature, il a gardé une admirable qualité, qui est le don d’élévation des choses vers le ciel. Quand la foi a vaincu le désir de diviniser les choses, le don de les aimer infiniment s’épanouit dans celui de les élever en pureté et en suavité. Là est peut-être la plus belle courbe suivie par l’âme poétique de Francis Jammes. Je trouve dans les quatrains de sa maturité chrétienne ce Dépouillement qui, en montant du sol vers l’éther, propose une ravissante image physique de l’élévation des âmes :
Quelques vieilles en noir dans le beau crépuscule
Tiennent sur leurs genoux des branches de tilleul
Pour en prendre les fleurs dont le parfum circule
Dans le parc où l’oiseau des nuits prélude seul.
Les « correspondances » subsistent dans ce quatrain, entre les parfums, les sons et la lumière. Mais le fait qu’elles s’étagent de la terre au ciel dissipe la confusion du ciel dans la terre, où la religion de la nature a pu verser.
Francis Jammes cependant a hérité quelques autres choses de la subtile atmosphère poétique où sa muse a commencé de vivre. Entre autres, on notera le maniérisme qui a conduit cette muse, dans les artifices raffinés du vers libre, à la cueillette de très délicates fleurettes esthétiques. Ne nous trompons pas sur la vertu de fraîcheur qui enchanta les lecteurs de Jammes, quand leur arriva cette bouffée d’air rustique et provincial, venue d’une petite ville béarnaise. On fut conquis par le goût de vrai qu’avait la salle à manger aux meubles cirés et aux guêpes bourdonnantes, mais aussi, et peut-être encore plus, par ce qu’il y avait de charme impondérable et de secrets sensibles dans cette vérité sur la province de tous les jours. On aima le buffet ciré pour l’odeur de fruits qu’il exhalait, et pour le plaisir d’y respirer une pureté nouvelle. On mit beaucoup d’abstraction sensuelle dans ces délices. Leur expression s’en ressentit. L’effort vers la vérité par la manière est visiblement contemporain, aux débuts de Jammes, de l’effort analogue de Gide dans André Walter, par exemple. Et l’œuvre de Jammes en est restée marquée, même quand le poète se fut appliqué à passer son maniérisme au laminoir d’une simplicité voulue. Ce conciliateur de la nature et de la grâce a été toute sa vie attentif au problème, tout voisin, des rapports entre l’art et la nature. On ne peut assurer qu’il l’ait parfaitement résolu, ni qu’il n’ait jamais confondu l’humilité souveraine qui s’impose à l’art supérieur et la simplicité cherchée qui en est la caricature. Il a tâté de tous les chemins qui peuvent mener au sublime par la gentillesse. Peut-être a-t-il trop cru au génie, – au sien d’abord, comme il arrive toujours en cet excès de foi. Mais il est très important de comprendre que sans cette foi dans le génie poétique, qui fait si bon ménage chez Francis Jammes avec la foi tout court, Jammes ne pourrait pas être si solidement, tout d’un chant et tout d’une pièce, le témoin lyrique de la Création, qui ne fait qu’un avec le témoin du Créateur.
Il y a chez lui du sacerdoce lyrique, pour mieux dire. Et cette mission du poète au service de Dieu, qui fait du poète chrétien une sorte d’élu parmi les autres chrétiens, ne se serait sans doute pas imposée à l’âme de Francis Jammes par le seul fait de sa conversion, si la poésie qu’il a servie d’abord ne lui avait pas donné la première idée d’une telle élection. Là encore, reconnaissons des sources littéraires, qui ne sont pas toutes entre Béarn et Bigorre. Le Poète dont Jammes, dès ses débuts salue en lui-même l’incarnation, est le frère de l’Enfant prédestiné de Baudelaire et du Voyant de Rimbaud. Il est l’esprit qui chante la voix de la terre, l’âme de la nature passée dans un homme. Cela est exprimé, dès que Jammes commence de chanter et d’écrire, dans sa Naissance du Poète. On y entend l’arbre, le ruisseau, la pierre, la fougère proclamer leur communion avec l’âme du poète :
L’âme du poète descend sur la terre. Le poète, c’est moi, puisque j’existe et qu’il existe.
Et une voix qui s’est élevée de la mer dit en réplique à ces voix de la terre :
... Le vent n’est-il pas la voix de Dieu, autant que celle du poète qui ne l’a que par Lui ?
Nous voyons ici, une fois de plus, que le panthéisme fervent qui est au fond de la religion symboliste n’échappe pas à la présence de Dieu. Cette présence s’exerce de façon assez pressante pour rendre leur vérité à l’Esprit et aux âmes, par rapport aux beautés naturelles. La conversion de Jammes, au cours de laquelle la religion ne délaisse pas un instant la poésie, c’est ce recouvrement de l’Esprit dans la nature. Le supplice moral d’un Baudelaire ou d’un Rimbaud a été de n’y pas aboutir par la vie poétique. La félicité d’un Jammes est cet avènement de l’Éternel dans une vie poétique qui est pour lui la vie de tous les jours. Dès le départ du poète pour ce voyage de la terre au ciel, Dieu à vrai dire lui avait donné rendez-vous.
Je parle de Dieu – mais pourtant
est-ce que j’y crois ?
écrivait Jammcs à ses débuts. C’est un peu le « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » de Pascal. Car Dieu est nécessaire au poète que Jammes a voulu être dès ses premiers vers. Dieu est le seul vrai Transfigurateur de la nature, le seul par qui les choses, tout en demeurant d’humbles choses, ne sont plus les mêmes du moment que l’ordre de la vie n’est plus un ordre mortel. Le poète a pu dire, en se considérant parmi les choses :
Ce sont les choses de tous les jours, qui, comme avant
Continuent pour qu’il les aime et pour qu’il les chante.
Mais si Dieu n’intervenait pas pour révéler au poète la valeur de toutes choses, le chant du poète n’aurait évoqué qu’une illusion.
On conçoit dès lors, malgré leur aspect contradictoire, la coexistence chez Jammes d’un intraitable orgueil, qu’il ne faut pas ramener à un travers d’homme de lettres, et d’une humilité agenouillée, que manifeste à chaque instant sa poésie chrétienne. Son orgueil est celui d’un initié, d’un poète qui a obtenu le talisman de la poésie ; il y a un mage chez ce patriarche. Mais c’est un mage chrétien ; et son humilité est celle du poète qui sait que tout son génie lui vient de Dieu, que la poésie en lui est sœur de la grâce. Un tel poète s’incline très bas sous l’immensité de ces deux dons ; mais il penserait faire injure à Dieu s’il ne croyait pas sa poésie excellente, du moment qu’il lui reconnaît cette inspiration.
Saintes et saints, Joseph et la Madone
Tout comme Dante et François Bernardone,
Je vous dédie une pure canzone
Je n’ai besoin de démons ni démones
Pour réussir, ma poésie est bonne.
Ce n’est pas la fatuité, c’est un acte de foi. Peut-être, à mesure que la poésie de Jammes cédait à cette foi simple et souveraine, a-t-elle eu à en souffrir. La foi toute pure peut se passer d’art : on l’entend à certains cantiques de Lourdes, que Jammes a fini par imiter de trop près. Mais quand la poésie est de la partie, l’art qui tend à rendre grâces à Dieu par la seule vertu des choses de Dieu se passe-t-il d’ajouter un chant à cette vertu dénudée ? Jammes l’a pensé :
Je veux que si je dis ces simples mots : « la rose »,
Sans que j’ajoute rien au nom de cette fleur,
Vous la ressentiez toute ainsi qu’une âme close
Nous livre ses vertus par sa seule pudeur.
On retrouve là encore, dans des vers de l’époque chrétienne de Jammes, ce goût d’une sorte d’essence des choses, qui est au cœur du sentiment poétique d’où son œuvre est sortie. Et ce trait caractéristique de cette œuvre en décèle la faiblesse la plus grave. Ce passage qu’elle a accompli, de certaine âme des choses à la présence de Dieu parmi les choses, laisse un peu trop à l’écart de l’univers l’homme lui-même, qui n’est pourtant pas la créature la plus négligeable de la Création, et l’action de l’homme entre la nature et Dieu. Que le poète soit une sorte de prêtre de Dieu dans la nature, à qui Dieu fait la grâce de rassembler les petits ânes auprès de lui pour qu’il les emmène au paradis, c’est à la fois trop et trop peu. La tâche donnée à l’homme de concilier la grâce et la nature – c’est la tâche de toute la vie du chrétien en somme – n’est ni si grandiose, ni si simple. Jammes l’a su, d’ailleurs, et il a su le dire aussi, dans une partie de son œuvre où le problème de la nature et de la grâce est évoqué sous l’aspect le plus troublant qu’il prend dans la vie de l’homme : le problème de l’amour humain. On a souvent parlé de la sensualité de Jammes. J’aimerais mieux qu’on accorde à ce bon pèlerin, sorti de la forêt symbolique pour monter à la grotte de la Vierge, le mérite de n’avoir pas, à la suite des symbolistes, inventé une pureté littéraire et idéale, alors que nous vivons en un monde où la pureté s’obtient par l’exercice de la vie des âmes dans la vie des corps.
Pour le reste, le poète des plus humbles créatures n’a exhalé leur humilité qu’afin de l’abolir finalement aux pieds de la majesté divine. Et sans doute l’abolition paraît un peu trop complète dans les derniers livres qu’il a écrits. Mais le concert des voix et des sensations qui se répondent dans la nature ne pouvait pas avoir d’autre finale, du moment qu’il renonçait à trouver en lui-même son esprit, pour s’immoler dans l’attente d’une autre réponse, qui est celle de la voix de Dieu.
1938.
André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.