Le journal de Julien Green

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

1928-1934

 

Certains écrivains ont peut-être mis une fois pour toutes dans deux ou trois mots inscrits au titre d’un de leurs livres la chose qui ne cesse d’occuper leur âme. M. François Mauriac, par exemple, pose le problème de sa vie quand il écrit cette formule : Dieu et Mammon ; M. Roger Martin du Gard est déjà tout entier dans le titre de son premier roman, Devenir ! ; M. Jules Romains se révèle en publiant un Manuel de déification. Quant à M. Julien Green, l’évocation qui exhale le sens de son œuvre a la portée d’un cri déchirant et nostalgique : c’est le Voyageur sur la terre. Notre terre n’est pas sa patrie. Ce jeune maître de la littérature étrange est étranger à l’ordinaire de la vie. C’est pourquoi l’étrange lui est si naturel. Il n’a pas besoin de se mettre à l’état second pour écrire les rêves et les ordinaires de la vie. Et cependant ils n’ont pas l’air d’être produits par une invention gratuite. Ils exercent sur nous un attrait qu’ils n’auraient pas s’ils n’étaient pas des créatures de vérité. C’est qu’ils correspondent à la vérité la plus nécessaire pour une créature littéraire, la vérité de son auteur. M. Julien Green ne les fabrique pas par une opération superficielle d’une imagination qui serait portée à des jeux extraordinaires. Il exprime en eux son irrésistible tendance. Nous avons là un cas il est extrêmement délicat d’épiloguer sur le mot de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi. » Dire : « Adrienne Mesurat, c’est Julien Green », serait un peu trop rapide et sommaire, quoique M. Green nous dise qu’il est lui-même tous ses personnages. Ce n’est pas faux cependant, et c’est ce que le Journal de M. Green nous aide à comprendre.

À travers la diversité des tempéraments et des talents, la littérature de notre temps manifeste un désir commun : celui d’exprimer la vérité la plus vive et la plus intense de chaque âme et de chaque minute. Le Journal de M. Julien Green, même dans une publication fragmentaire qui était inévitable, puisqu’il s’agit à la fois d’un journal intime et totalement sincère, répond très bien à ce goût d’une vérité subtile, essentielle, et trop souvent fugitive. Une âme délicate, émotive, sensitive même, y note ses réactions du moment. Cela nous vaut, quant aux documents sur certains cantons de la vie littéraire et artistique à notre époque, mainte page d’une intelligence primesautière, l’on aperçoit des croquis de M. André Gide ou de M. Malraux, des après-midi au musée du Louvre ou des soirées musicales, tout cela en traits rapides, justes, souvent amusants, qui effleurent la vérité de l’heure ou bien la fixent à l’improviste, comme une épingle fixe le papillon pris au vol. À l’arrière-plan de cette vie quotidienne se déplacent, avec une rumeur de catastrophe latente, les événements sinistres d’où notre époque craint toujours de voir sortir un malheur plus grand : un chancelier ou un roi assassiné, l’émeute à Paris ou la faillite à New-York, la civilisation qui se sent entr’ouverte sur la ruine ou la mort sanglante. Dirai-je que c’est le climat le plus souhaitable pour l’anxiété congénitale de M. Green ? Non, M. Green déteste les jours troublés de ce temps, parce que sa sensibilité en éprouve trop douloureusement la répercussion. Sa plume, avec simplicité, trouve le dur accent du poinçon de l’analyste, pour graver sur ses tablettes, au soir de l’attentat de Marseille : « La France a honte. » Cependant, la vie en ce siècle redoutable sert bien cette nature qui tend à s’extraire de la vie. Elle ne sert pas peu à orienter M. Green vers le sentiment que ce qu’il y a de plus certain en ce monde, c’est la porte prête à s’ouvrir sur la mort et sur l’infini.

Ou sur le fini et le parfait, peut-être ? M. Green a le sens aigu de ce que la vie nous offre de perpétuellement mouvant. Il se dit : « Si je laissais ce début de roman pour ne le reprendre que dans un mois, aurait-il la suite que je vais sans doute lui donner demain ? » Que de possibles dans le présent ! Au contraire, quelle certitude dans la mort à venir ! Maints esprits aiment à se leurrer de la survivance des civilisations. M. Green, au contraire, voit la mort qui les attend toutes. Il compte que dans trois cents ans il ne restera peut-être plus rien des peintures des Primitifs ; dans cinq cents ans, plus rien de nos cathédrales. Et nous-mêmes, nous passons chaque année, sans y penser, devant un jour et une heure qui seront le jour et l’heure où la mort nous prendra. Idée terrible, qui a quelque chose d’insoutenable, mais qui offre aussi comme une délivrance future et définitive de tout ce que la vie fait peser, sur la terre, de richesse et de confusion. « Comment dire la beauté du monde ? Il y a des jours où j’en suis accablé comme d’un poids énorme... Autrefois, je ressentais cela si vivement que la mort m’apparaissait comme une sorte de délivrance de la joie. »

Nous accédons ici à l’univers de Green, qui est cette sorte d’entre-deux-mondes dont nous parlions tout à l’heure. Green écrit : « La vie n’est jamais si belle que lorsqu’elle s’éloigne de ce qu’on appelle la vie... Tout est ailleurs. Rien n’est vrai que le balancement d’une branche dans le ciel. » Ne croyez pas que ce monde de rêve soit vague et nuageux. Il est impalpable mais précis, composé de la valeur des choses distillées par une mémoire poétique. Le regret de ce qui meurt à chaque seconde, et qui ne sera jamais plus, a pour réplique, chez Julien Green, le sentiment d’embrasser, à toute heure, et en tout lieu, l’invisible trésor des souvenirs immémoriaux, qui répand sans cesse dans le présent la profusion d’un inconnaissable passé. Ce terrain sans mesure et sans poids est le sol immatériel où Green établit sa vie. Il y attend les seules proies dont il se nourrisse, qui sont les vestiges de l’enfance. Il s’y réfugie comme dans la patrie de son âme, car le monde vivant lui pèse d’autant plus qu’il obère en lui un être en état de solitude. La rencontre avec quelque aventure humaine lui fait noter : « À quel point je me suis éloigné de la vie, ou de ce qu’on appelle d’ordinaire la vie. » La richesse du monde lui donne le goût de l’absence, de l’exil. Et même la peur de la mort céderait peut-être chez lui à la tentation de la mort, s’il ne pensait pas que ce que la mort a de plus affreux, c’est qu’elle représente l’abolition des œuvres de la mémoire dans l’oubli. Mais ne souhaiterait-on pas de mourir, si la mort pouvait être le prolongement, par l’extase, d’une de ces minutes l’impression d’une merveilleuse irréalité suggère un indicible bonheur ? « ...Absurdement heureux, note encore Green, heureux à en mourir, c’est-à-dire si heureux qu’on voudrait mourir, afin de prolonger à l’infini cette minute extraordinaire. »

On voit comme cet état de rêve procède, non pas d’une création, fût-elle spirituelle, mais d’une raréfaction de la vie. De là vient que cet état se peuple surtout des fantômes de la Peur, qui sont les premiers personnages à apparaître aux frontières la vie ordinaire côtoie le royaume des histoires extraordinaires. Et quand la Peur ne daigne pas se montrer, elle délègue sa sœur cadette, la Timidité, falsificatrice de la personnalité quand celle-ci prend peur d’elle-même. De là aussi que M. Julien Green, non plus quand il écrit son journal, mais quand il bâtit ses romans en plein irréel, nous déconcerte parfois autant qu’il nous envoûte. Cela tient à la nature purement idéale du monde où il s’évade. C’est là, venons-nous de dire, le contraire d’une création. Il s’agit de faire naître des formes dans le vide, d’engendrer des ectoplasmes. Ce rêve voulu, à tout le moins ce rêve cherché, est parfois l’objet d’un labeur ardu, auquel le Journal nous fait assister. On comprend alors, que certaines pages des romans de Green ne se soutiennent que par la virtuosité de l’extraordinaire. C’est de la féerie accouchée d’une fièvre cérébrale. Dans quelle mesure cet « ailleurs » poétique et onirique s’ouvre-t-il sur le domaine religieux qui attend souvent les évasions de cette sorte ? L’irréel entre-deux-mondes où M. Julien Green s’établit est-il un dérivatif aux seules réalités de la terre, ou aussi à la réalité suprême, qui est Dieu ? La vérité semble bien être qu’en perdant la foi chrétienne, comme il le dit dans son Journal, mais en gardant l’idée de Dieu, M. Green a rendu son entre-deux-mondes encore plus inquiet et encore plus nécessaire à la fois. Il s’est fait une âme d’exilé du ciel autant que de la terre. Du côté de la terre, il a été servi par sa double patrie (on sait qu’il est tout ensemble Américain et Français), qui lui procure tour à tour la nostalgie de la France, et celle d’une Amérique inconnue de vieux chênes drapés de mousse peuplent d’immenses fantômes les paysages de Chateaubriand. Du côté de son ciel intérieur, le démon des souvenirs et des transpositions donne la réplique aux décors fantasmagoriques du Nouveau Monde, pour creuser la vision d’un étrange éden. Et sans doute, penché sur cet abîme, M. Julien Green est-il un des témoins de l’infini baudelairien que nous portons en nous. Peut-être son rêve, battant à coups d’ailes noires dans cette prison intime, cherche-t-il le climat spirituel qui fournirait une patrie à sa féerie particulière.

 

1938.      

 

 

 

 

II

 

1940-1948

 

Je n’ai guère lu, depuis la guerre, de livre qui me donne une satisfaction plus complète que le Journal écrit par Julien Green en Amérique, de juillet 1940 à décembre 1942 (1). Je ne vois rien qui s’accorde mieux à deux ou trois sentiments auprès desquels il me semble que plus rien ne compte, après l’épreuve dont nous avons reçu la grâce sévère : un amour passionné de la France, un détachement de beaucoup de choses, une estime plus juste des relativités temporelles à l’égard des valeurs éternelles. Et tout cela si profondément vécu que c’est naturellement exprimé, non dans le langage des idées, mais avec les mots simples, directs, émouvants de tous les jours.

Julien Green a quitté Paris le 16 mai 1940. Il est resté quelque temps dans le Sud-Ouest de la France. Il a passé en juin la frontière espagnole au pont d’Irun. C’est le dimanche 21 juillet, à Baltimore, qu’il recommence son journal interrompu. Son cœur est resté en France, et de page en page, presque chaque fois qu’il se confiera à ce journal, la France lui arrachera des plaintes d’exilé, des cris de douleur, des pensées chargées de noirs souvenirs par une incurable nostalgie. Non que sa patrie américaine n’obtienne de lui un amour filial qui n’obéit pas seulement à un devoir de loyauté, surtout quand il renoue avec le charme pénétrant des États du Sud. Mais la délicatesse extrême de Julien Green, qui est peut-être le don le plus parfait qu’il possède, sait vivre avec une justesse admirable cette vie d’un homme de cœur entre deux patries. De là, quand il s’agit de la France, un sentiment très riche, dont plusieurs éléments accroissent l’intensité. Quand il voit la France menacée de disparaître du monde, il parle de sa valeur irremplaçable comme tous ces amis étrangers dont nous avons entendu la voix s’élever en 1940. Un jour à New-York, en sortant d’une exposition Renoir, il pense : « Il est plus facile de mettre sur pied des armées et de battre la France que de peindre une toile de Renoir. » Il note une autre fois : « Ce que les nations ne savent pas encore, ce qu’elles sauront, je l’espère, un jour, c’est que dans notre monde la France est indispensable. Nous ne pouvons pas nous passer d’elle. Nous pourrions avec l’aide du Ciel, nous passer d’une certaine Allemagne, mais les trésors spirituels de notre civilisation, c’est la France qui les garde. » Cela dit, avec plus de liberté et de force encore qu’il ne serait permis à un Français, c’est un cœur de Français qui parle, un cœur de Parisien qui exhale l’aveu de sa tristesse sans relâche loin de Paris livré à l’ennemi. Il y pense à chaque minute quand il est seul, ou quand il se replie sur lui-même parmi des conversations étrangères. Il en rêve presque chaque nuit, et c’est pour s’éveiller à chaque fois dans un surcroît de douleur. Jamais Français en exil n’a prononcé des mots plus touchants sur son Loir gaulois que Green parlant de l’avenue La Bourdonnais ou de la rue Cortambert. Il lui arrive, en marchant dans les rues de Baltimore, d’oublier il est, et de se demander s’il va rentrer chez lui par le Cours-la-Reine. Il se laisse envahir par des désolations d’amant qui s’accrocherait à l’idée de retenir dans ses mains tout ce qui a pu approcher le corps de l’aimée : il songe que, de mois en mois, il use les derniers vêtements qu’il a achetés et portés en France ; il mesure l’amertume, à New-York ou à Washington, « de se promener ici dans des souliers qui ont battu les trottoirs de Paris ». Il s’écrie : « Ne pas pouvoir mordre dans un morceau de pain de France, ni boire un verre de bourgogne... Quand je lis une page de Claudel ou un poème de Rimbaud, c’est que je cherche d’une manière instinctive l’équivalent de ces choses, qui me manquent. » Ce n’est pas assez de dire que tout le temps où nous étions prisonniers Julien Green a pensé à nous. Il était des nôtres, de toute son âme. J’en ai eu l’assurance, alors que je m’en doutais déjà, un jour de 1943 que j’entendis, à la radio de Boston, sa voix calme, sans emphase et sans enflure, dire des choses simples mais que l’on sentait mues par la vibration d’une intime ferveur. Je me souviens de mon émotion quand je reconnus le son de cette voix. Il y passait le message d’une haute et rare amitié.

Si je parle ici de rareté, c’est que le nombre n’est pas grand, nous le savons, des hommes qui ont senti que ces années critiques mettaient en jeu l’âme de la France. Et c’est en posant les yeux sur ce groupe étroit et serré que nous nous sentons osciller entre la tentation de l’angoisse et l’impulsion de l’espérance. La méditation solitaire de Julien Green, par-dessus la déchirante séparation d’avec le corps blessé et violé de la France, s’attache d’un immense amour à son âme, c’est-à-dire à quelque chose qui n’est rien de vague et d’imaginaire, mais au contraire à ce qu’il y a dans la France de plus réel et de plus sûrement vivant. L’âme de la France, c’est ce qui dans la vie française ressortit à l’ordre d’une valeur éternelle, par-delà toutes les richesses de chez nous qui peuvent être menacées ou détruites. Or il est arrivé à Julien Green que son âme propre s’était acheminée vers cette passion de la France éternelle, par une aventure particulière qui semble avoir été providentiellement orientée vers l’aventure universelle au sein de laquelle la France a été appelée à souffrir pour son salut.

Il faudra bien que soit rédigée un jour, parmi les études sur nos grands écrivains, une vie littéraire et spirituelle de Julien Green, dont le principal intérêt devra porter sur ce qui a été pensé intérieurement par Green, au-dessous de beaucoup de choses qu’il a écrites. On y verrait que plusieurs des romans de l’auteur de Minuit, ces étranges chefs-d’œuvre projetés au-delà de notre monde dans le ciel noir de l’épouvante, sont peut-être des manières de dérivatifs à certaines déceptions et à certains égarements du sentiment de l’éternel. Vers l’âge de dix-neuf ans, il songeait à entrer au monastère. Quelques années plus tard, il s’éloignait de la religion. Est-ce avant, est-ce après, qu’il écrivit, sous le pseudonyme de Théophile Delaporte, le Pamphlet contre les catholiques de France, daté du 15 octobre 1924, et dédié aux six cardinaux français ? Il n’importe guère. Nous pensons, avec Green, que les crises de conscience d’un homme ne regardent que lui, et sont un domaine s’exerce la parole chère à Newman, secretum meum mihi. Ce qui est sûr, c’est que depuis qu’il a retrouvé la foi, aux premiers mois de 1939, Julien Green est tout aussi capable d’écrire des lignes qui sont dans la suite directe de son Pamphlet, celle-ci par exemple, qu’on lit dans son journal de 1942 : « La médiocrité intellectuelle du catholique moyen est un mystère que je ne comprendrai sans doute jamais. » À la vérité, le Pamphlet, comme Albert Béguin l’a dit quand il l’a réédité dans les Cahiers du Rhône, est à placer auprès des livres de Péguy, de Bernanos, de Léon Bloy, qui crient au complot contre l’Évangile, ourdi par l’inconscience ou l’imposture des bien-pensants.

Au reste Julien Green, s’il tient son rang dans cette milice d’archanges valeureux grâce à son Pamphlet, à quelques pages alarmées sur certains aspects du culte chrétien dans un pays ou dans un autre, et grâce aussi à son zèle pour Péguy, qu’il traduisait en Amérique dans le même temps que nous trouvions en Péguy le meilleur soutien de notre espérance et de notre insurrection, Green, dis-je, est moins occupé de rompre des lances contre les agents doubles de l’éternel et du temporel, que de contempler les vicissitudes de la vie du temps sous la lumière de l’éternité. C’est par là qu’il monte le plus haut, dans une sérénité un peu triste à l’égard de nos vanités, mais pas si seule qu’il le croit à mépriser tant de monstres encombrants et tumultueux du monde moderne.

Green qui ne peut plus lire, dit-il, que les poètes et les prophètes, Green qui lorsqu’il rouvre Dante s’écrie : « Enfin, nous voilà dans le domaine du vrai, loin de cette hideuse illusion dont les journaux nous donnent chaque jour un tableau si minutieux », c’est dans le temps moderne qu’il se sent le plus péniblement en exil de sa vraie patrie. Il se demande : « Pourquoi n’être pas né plus tôt ? J’aurais été heureux en 1840, plus heureux en 1640. Ma place en 1940 n’est proprement nulle part sinon là où je puis me retirer du monde. » Notre temps a de quoi se faire haïr assez pour que plus d’un malheureux désire avec Green tout autre siècle plutôt que le nôtre. Mais la vérité profonde de Julien Green est qu’il n’est d’aucun siècle ici-bas. Cette vérité tient en quelques lignes charmantes il raconte qu’il a trouvé asile en Amérique chez une cousine dont la maison, telle une maison de province en France, est pleine de pendules. Un jour que la cousine est partie en voyage, elle a recommandé à Green, comme la chose la plus importante du monde, de ne pas laisser s’arrêter les pendules (« car alors, ajoute-t-il dans son Journal, ce serait le temps qui s’arrêterait, et c’est cela surtout qu’il s’agit d’empêcher »). Mais Green, laissé seul avec les pendules, s’est senti pour les remonter une âme négligente... L’auteur du Voyageur sur la terre, par-delà toutes les patries de ce monde, est citoyen de l’éternel. Quand il lit l’histoire des mystiques français que l’abbé Bremond a écrite, il s’émerveille et s’étonne que ces pures gloires de la France soient si peu révérées et si peu connues. Il s’avise du mal profond du monde moderne, qui est de s’organiser dans le temporel comme si ce n’était pas un terrain mouvant, et de s’abriter du surnaturel comme si ce n’était pas la réalité invincible. « Toute l’éducation moderne, note-t-il, tend à nous armer contre le spirituel. » Les civilisations s’écroulent dans l’absence de Dieu. Mais, ajoute Green, « pour arracher un oui à une âme, Dieu bouleverserait des empires..., et nous voyons mal le côté spirituel des grandes catastrophes ».

Pour lui, il dépasse le temporel par toute l’inquiétude et la pitié que l’imperfection du monde terrestre lui inspire. Il remet l’estime de la vie mortelle au jugement de l’éternité. « Ce n’est qu’après la mort que nous saurons ce que notre vie voulait dire. » Même ce que nous croyons être l’expression matérielle de notre vérité, par les mots que nous parlons ou que nous écrivons, dérobe une vérité plus secrète et plus forte qui n’apparaîtra peut-être que plus tard, ou pas du tout. Nous découvrons après coup, quand nous avons vu où nous allions, ce que nous étions réellement. La part d’éternel qu’il y a en nous prononce à notre insu des paroles qui la révèlent, et dont nous ne comprenons pas toujours le sens nous-mêmes, dans le moment où nous les émettons. En relisant certaines pages anciennes de son Journal, Julien Green y voit cheminer des idées dont il n’a pris conscience que longtemps plus tard. Et il ne note pas cette observation sans ajouter : « De même, si je savais lire, je verrais clairement mon destin dans ce que j’écris aujourd’hui et qui parle, peut-être, bien plus de l’avenir que du présent. »

Parole de visionnaire ? Sans doute. Mais quelle pensée juste qui ne soit vision exacte ? Et nul objet en ce monde a-t-il une valeur vraie que notre vue ne doive atteindre à travers ce qui l’altère ou l’obscurcit sous le soleil et dans les ombres de notre temps quotidien. Vue qu’il faut bien appeler surnaturelle, pour lui donner son nom. Mais le surnaturel apparaît alors moins comme un ailleurs et un au-delà que comme une source de certitude et de permanence, dont la nature épie la présence au sein de ses phantasmes et de ses approximations. Et c’est la beauté première du Journal de Julien Green, que la poursuite de cette vérité absolue s’y fasse avec la foi très humble qu’exige la soumission au cours des journées humaines à ces heures absurdes qui ne reflètent la pure lumière que dans les brisures de leur chaos.

 

1946.      

 

 

André ROUSSEAUX, Littérature du XXe siècle.

 

 

 

 

 

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